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Découvertes
Eugène Dabit

La Revue Française de Prague n°71, 15 mars 1936





Pendant des années, au cours de nombreux voyages, je n’ai connu qu’une fringale : visiter les musées, les monuments, les églises. Peut-être pas par amour du passé, mais simplement à cause de la profession que j’exerçais : peintre, profession qui me faisait m’attacher à toutes les manifestations artistiques d’autrefois. En abandonnant, il y a huit ans, la peinture pour la littérature, je ne suis pas devenu indifférent aux arts plastiques. C’est ailleurs, toutefois, que je vais chercher ma nourriture. Et si j’ai eu, à Prague, du plaisir à visiter quelques musées, à connaître ces primitifs tchèques au style si particulier et aigu, je n’en garde pas moins des souvenirs plus vifs.

Ces souvenirs, quels sont-ils ? Que valent-ils ? et en quoi expriment-ils l’esprit et la culture tchécoslovaque ? Je répondrai d’abord que je ne me suis pas soucié que de questions artistiques et littéraires.

À chacun sa façon de voyager, à chacun ses amours et ses joies. Pour moi, en voyage, il ne s’agit pas d’emmagasiner une foule d’images, de voir ce qu’il est bien de voir, connaître ce qu’il est bon de connaître, paraît-il, et rencontrer des personnages considérables. On en a la tête farcie des reportages, des interviews, des enquêtes qui prétendent être impartiales et documentées. Après tout, comme bien d’autres, je serais capable d’une telle besogne. Si je ne m’y refusais. Car je ne crois pas à son utilité. Qu’un journaliste, en quelques jours – voire en quelques semaines – puisse comprendre et pénétrer l’esprit d’un pays, voilà de quoi je doute. Je parle par expérience. Il m’a fallu vivre des mois et des mois en Espagne, depuis cinq années, pour pouvoir me risquer enfin à écrire sur ce sujet – à en écrire en romancier.

Que de précautions pour en arriver à déclarer tout bonnement que je ne saurais parler de la Tchécoslovaquie qu’en fonction de moi-même, un peu comme si je tenais mon journal, et que ce qu’on lira de mon voyage, ce ne sont que des notes.



Donc, plus que des œuvres d’art, je me soucie des hommes. Peut-être pas tant de leurs pensées que de leur manière de vivre. Et lorsque je dis : les hommes, il ne s’agit pas de grands personnages, mais des gens du peuple.

À Paris, je sais me débrouiller dans les faubourgs, je ne les quitte guère. J’eus bien du mal à me faire conduire dans les faubourgs de Prague. Puis j’y traînai seul, abandonné à moi-même. Mais j’ai, comme certains, des antennes, et sensibles, qui font que je vibrais. C’était devant une femme arrêtée à la devanture d’une charcuterie, une femme dont le visage frémissait de désir, peut-être de faim. Dans des rues mornes où je rencontrais des hommes aux vêtements lustrés, aux chaussures usées, des hommes que j’aurais voulu suivre, accompagner dans un bistrot. Pour en apprendre quoi ? Pardieu ! que la vie était dure, que le chômage et la maladie vous guettaient. Entreprendre un si long voyage et faire ces découvertes ? Précisément. La découverte que dans notre Europe tous les hommes, un peu plus, un peu moins, mènent une vie de chien.



Si l’on est mal informé, si l’on ne peut que baragouiner, en revanche les sensations sont vives, et vous, romancier, vous vous nourrissez d’elles. Lors d’un premier contact avec une ville, vous avez la chair à nu. Ces facultés s’émoussent, se transforment de jour en jour. À présent que je suis de retour à Paris mes souvenirs déposent en moi, se simplifient. Peut-être vais-je en garder le meilleur ? Une odeur, des formes, des couleurs, des sens, des espèces de fragments grâce auxquels hasardeusement je recomposerai mon voyage.

Je fouille dans ces souvenirs.

Non, je n’oublierai pas certaine soirée dans le « théâtre de bois » d’un lointain faubourg. Le titre de l’opérette qu’on y donnait ?… Mais je revois avec précision ce boui-boui comme on n’en trouve plus à Paris, de style 1900, fragile, gracieux, touchant avec ses velours rouges pas trop défraîchis, ses dorures, ses ornements de quatre-sous ! Et quel public l’emplissait ! Un public en or, qui riait, criait, s’épanouissait. Ça faisait une atmosphère chaude et vibrante qui m’enveloppait, qui m’aidait à comprendre, mieux que des discours, l’âme populaire praguoise. Sur la scène, dans des décors simplifiés et peinturlurés brutalement on dansait, on débitait des blagues, en revoyait défiler des fantoches de l’ancien régime. C’était la tradition, dans ce qu’elle a de nécessaire, de profond et de vivace.

Que je retrouvai, une fois encore, lors d’une soirée dans une « cave ». Ce n’est pas moi qui en ferais la description à des Praguois, de la dite cave. Je leur confierai quel fut mon étonnement.

Il y avait là un orchestre morave, et, tandis qu’avec quelques compagnons nous buvions à lentes gorgées un vin blanc léger, les musiciens jouaient des airs populaires. Sur les dix heures, des voix commencèrent à s’élever, bientôt la salle entière fut pleine de cette musique, c’était comme une âme qu’elle se donnait. J’écoutais. Je me disais que cela n’avait aucun pittoresque ; que ce décor ne rappelait en rien celui de nos boîtes montmartroises. Chez ces gens, on devinait un obscur besoin de poésie – la leur, celle de l’Europe Centrale, précisons – un désir de rêve et d’affranchissement, et encore (tous avaient quelques proches ancêtres paysans) un retour vers un cher passé. Je cherchais dans mes souvenirs, je n’y trouvais rien qui rappelât pareil spectacle.

Comme on voit, je ne donne là que des notes rapides. Mais que puis-je livrer de moi qui soit plus pur ?



Il m’arriva une fois de ne visiter une ville que de nuit. J’y débarquai au crépuscule et en repartis le surlendemain, très tôt (après une longue journée d’excursion dans la campagne slovaque).

Cette ville, c’était Košice. J’y étais attendu. À peine m’y trouvais-je qu’un homme vint à ma rencontre et me demanda ce que je désirais connaître de sa ville. « Ses faubourgs, répondis-je. Et puisque c’est samedi, les plaisirs du samedi dans les faubourgs. »

Vers onze heures nous quittâmes les rues où brillaient les feux d’un « Hôtel de l’Europe » et de plusieurs grands cafés. Bientôt, ce fut l’ombre et ce silence qu’on rencontre aussi dans nos villes de province. Une rue s’ouvrait, nous nous y engageâmes. Elle était bordée de maisons basses, mal éclairées. À l’intérieur de chaque maison, dans sa chambre, une femme se tenait immobile, parée, comme un mannequin dans sa vitrine elle s’offrait aux regards. Puis soudain elle prenait vie, bougeait la tête, souriait aux ombres qui glissaient dans la rue. Et autour d’elle le décor semblait changer, un grand lit apparaissait, des images lascives luisaient, des fleurs s’inclinaient. C’était une rue comme on en voit à Marseille, dans le vieux-port. Mais silencieuse, presque tragique. J’aurais voulu pénétrer dans chacune de ces chambres. Pas pour ce qu’on croit. Non. Parce qu’il m’eût été plus possible qu’ailleurs peut-être, de savoir ce qu’était la vie, ce qu’on en faisait, ce qu’elle devenait avec les années.

Nous partîmes. Loin, il y avait un bal, dans un café quelconque, à l’enseigne de « la Souris Bleue ». Nous entrâmes dans une salle enfumée et puante, où clignotaient les feux de quelques lampes. Des soldats s’y trouvaient, fagotés comme les nôtres, en France, et des bonnes slovaques, petites et solides. On tournait, on sautait, on chantait. La joie ! C’est-à-dire se coller contre un corps et s’étourdir. Un spectacle qui n’était pas différent de celui que j’observais le samedi soir, à Belleville. Deux mille kilomètres pour retrouver les mêmes formes de vie, tout au moins le même désir de vie. Je confiai ces pensées à mon guide. Il me dit : « Nous allons aller dans un bal avec un orchestre tzigane. »

Longtemps, nous marchâmes. Nous nous éloignions du centre de la ville dont j’apercevais l’horloge, avec un cadran lumineux qui trouait la nuit. Il y avait des bâtiments neufs : écoles, hôpitaux, et puis des quartiers tassés, écrasés, noirs, et puis ce fut le quartier tzigane. J’allai, dans ces rues où jamais plus je ne repasserais, entre ces maisons où vivaient des êtres pour lesquels Košice c’était probablement le monde et toute la vie. Comme à Prague, comme à Bratislava, j’étais un voyageur, un étranger, plus encore. Enfin nous arrivâmes. C’était une auberge, à la sortie même de la ville, près des bâtiments d’une brasserie. Il s’en élevait le son d’une musique sauvage.

Ici, des paysans et des paysannes dansaient. Dans un angle de la salle, sur une estrade, se tenait l’orchestre tzigane, mais pas composé de tziganes en tenue d’opérette. Des vrais, de ceux que j’avais rencontrés dans les Tatras, parqués dans des masures, à l’écart d’un village. Petits, nerveux, bruns, maladifs, et qui jouaient du violon avec un mélange de passion et de lassitude infinie. Nous nous assîmes. Mon guide, qui connaissait le coin, me souffla : « Ce n’est pas encore l’heure. » Ce fut l’heure, enfin. La bière, la chaleur, la nuit, montaient à la tête des couples. Tout à coup, il y eut du fracas, on renversait des verres ; des femmes glapirent, des danseurs s’injurièrent et s’empoignèrent, tandis que les tziganes continuaient à racler leurs romances. Des hommes s’interposèrent entre les combattants, la bataille cessa. Pour recommencer cinq minutes plus tard, dans un autre coin de la salle. C’est qu’on avait le sang vif, ici ; pour relever un affront ou une injure, on ne sortait pas un couteau de sa poche, mais c’était tout comme. J’avais affaire à des hommes aux instincts primitifs, paysans depuis peu citadins, nomades depuis peu d’années fixés sur ce coin de terre. Je plongeais dans ce courant de vie comme je l’avais souhaité. Oui, mon désir eût été de me perdre dans cette vie, de la vivre ainsi que ces hommes, et sans doute de cette façon connaîtrais-je leurs secrets ?

Fort avant dans la nuit nous partîmes. La ville dormait, elle m’appartenait toute, confuse, immense et mystérieuse, j’emporterais d’elle une image qui ne serait qu’à moi seul.

Le surlendemain, à Hidasnemeti, je franchissais la frontière hongroise. Je me proposais d’aller à Budapest, puis à Vienne. Un autre voyage commençait, qui me vaudrait de nouvelles découvertes, angoissantes…


Eugène Dabit