« Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 2/Chapitre 4 » : différence entre les versions
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=== I ===
À la fin de l’année 1811, les souverains de l’Europe occidentale renforcèrent leurs armements, et concentrèrent leurs troupes. En 1812, ces forces réunies, qui se composaient de millions d’hommes, y compris, et ceux qui les commandaient, et ceux qui devaient les approvisionner, se mettaient en marche vers les frontières de la Russie, qui, de son côté, dirigeait ses soldats vers le même but. Le 12 juin, les armées de l’Occident entrèrent en Russie, et la guerre éclata
Ces millions d’êtres se livraient mutuellement aux crimes les plus odieux
Où trouver les causes de ce fait aussi étrange que monstrueux
Il aurait donc suffi, s’il fallait les en croire, que Metternich, Roumiantzow ou Talleyrand eussent rédigé, entre une réception de cour et un raout, une note bien tournée, ou que Napoléon eût adressé à Alexandre un
On conçoit aisément que tel devait être le point de vue des contemporains. Ainsi qu’il l’a dit plus tard à Sainte-Hélène, Napoléon attribuait exclusivement la guerre aux intrigues de l’Angleterre, tandis que de leur côté les membres du Parlement anglais donnaient pour prétexte son ambition insatiable
Nous ne sommes pas des historiens, et nous ne nous laissons pas entraîner à la recherche, plus ou moins subtile, des causes premières
Sans doute, si Napoléon ne s’était point offensé de ce qu’on exigeait de lui, si l’Angleterre et le duc dépossédé n’avaient pas intrigué, si l’Empereur Alexandre n’avait pas été profondément froissé, si la Russie n’avait pas été gouvernée par un pouvoir autocratique, si les raisons qui ont amené la révolution française, la dictature et l’Empire n’avaient point existé, il n’y aurait pas eu de guerre
C’est donc de leur ensemble, et non de l’une d’elles en particulier, que les événements ont été la conséquence fatale
Considérés par rapport à leur libre arbitre, les actes de Napoléon et d’Alexandre étaient aussi étrangers à l’accomplissement de tel ou tel événement que ceux du simple soldat que le recrutement ou le tirage au sort obligeait à faire la campagne. Comment d’ailleurs aurait-il pu en être autrement
Le fatalisme est inévitable dans l’histoire si l’on veut en comprendre les manifestations illogiques, ou, du moins celles dont nous n’entrevoyons pas le sens et dont l’illogisme grandit à nos yeux, à mesure que nous nous efforçons de nous en rendre compte.
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Tout homme vit pour soi, et jouit du libre arbitre nécessaire pour atteindre le but qu’il se propose. Il a, et il sent en lui la faculté de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose, mais, du moment qu’elle est faite, elle ne lui appartient plus, et elle devient la propriété de l’histoire, où elle trouve, en dehors du hasard, la place qui lui est assignée à l’avance.
La vie de l’homme est double
L’homme a beau avoir conscience de son existence personnelle, il est, quoi qu’il fasse, l’instrument inconscient du travail de l’histoire et de l’humanité. Plus il est placé haut sur l’échelle sociale, plus le nombre de ceux avec qui il est en rapport est considérable, plus il a de pouvoir, plus sont évidentes la prédestination et la nécessité inéluctable de chacun de ces actes
LE CŒUR DES ROIS EST DANS LA MAIN DE DIEU
LES ROIS SONT LES ESCLAVES DE L’HISTOIRE
L’histoire, c’est-à-dire la vie collective de toutes les individualités, met à profit chaque minute de la vie des rois, et les fait concourir à son but particulier.
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Bien que Napoléon fût plus que jamais convaincu, en l’an de grâce 1812, qu’il dépendait de lui seul de verser ou de ne pas verser le sang de ses peuples, plus que jamais au contraire il était assujetti à ces ordres mystérieux de l’histoire qui le poussaient fatalement en avant, tout en lui laissant l’illusion de croire à son libre arbitre.
Ainsi donc, tout en obéissant, à leur insu, à la loi de la coïncidence des causes, ces hommes qui marchaient en foule vers l’Orient, pour tuer et massacrer leurs semblables, y étaient en même temps conduits par ces nombreuses et puériles raisons qui, aux yeux du vulgaire, motivaient cette terrible perturbation. Ces raisons, on les connaît, c’étaient
Pourquoi une pomme tombe-t-elle quand elle est mûre
Prise à part, aucune de ces raisons n’est la bonne. La chute de cette pomme est la résultante obligée de toutes les causes qui produisent l’acte le plus minime de la vie organique. Par conséquent le botaniste qui attribuera la chute de ce fruit à la décomposition du tissu cellulaire aura tout aussi raison que l’enfant qui l’attribuera à son désir de la croquer à belles dents et à la réalisation de son désir.
De même aura tort et raison à la fois celui qui dira que Napoléon a été à Moscou parce qu’il l’avait résolu, et qu’il y a trouvé sa perte parce que telle était la volonté d’Alexandre
Les prétendus grands hommes ne sont que les étiquettes de l’Histoire
Aucun des actes de leur soi-disant libre arbitre n’est un acte volontaire
=== II ===
Napoléon quitta Dresde le 4 juin
Suivant la même direction que ses troupes, il coucha, le 10 juin, à Wilkovisky, dans la maison d’un comte polonais, qui avait été préparée pour le recevoir, rejoignit et dépassa l’armée, arriva le lendemain sur les bords du Niémen, et, mettant un uniforme polonais, descendit de sa calèche pour examiner le lieu désigné pour le passage des troupes.
À la vue des cosaques postés sur la rive opposée, et des steppes qui s’étendaient à perte de vue jusqu’à Moscou, la ville sainte, cette capitale d’un Empire qui lui rappelait celui d’Alexandre le Grand, il ordonna pour le lendemain la marche en avant, contrairement à toutes les prévisions de la diplomatie et à toutes les dispositions de la stratégie… et ses troupes traversèrent le Niémen au jour fixé
Le 24, de grand matin, il sortit de sa tente, placée sur la rive gauche du fleuve, pour suivre avec une lunette d’approche, du haut de l’escarpement, les mouvements de ses armées, dont les flots vivants s’écoulaient hors du bois et se répandaient par les trois ponts établis sur le Niémen. Ces armées savaient que l’Empereur était là, elles le cherchaient même du regard, et lorsqu’elles l’avaient aperçu sur la hauteur, avec sa redingote et son petit chapeau, se détachant de la suite qui l’entourait, elles jetaient en l’air leurs bonnets aux cris de
«
Le 25 juin, monté sur un petit cheval arabe pur sang, Napoléon arriva au galop jusqu’à un des trois ponts, au bruit des clameurs assourdissantes qui le saluaient au passage, et qu’il ne tolérait que parce qu’il lui était impossible d’interdire ces bruyants témoignages d’affection. On voyait cependant qu’ils le fatiguaient et détournaient son attention des préoccupations militaires qui l’absorbaient en ce moment. Traversant un ponton qui fléchit sous le galop de son cheval, il prit la direction de Kovno, précédé des chasseurs de la garde, qui lui frayaient, à grands cris, un passage à travers les troupes. Arrivé sur le bord du large Niémen, il s’arrêta devant un régiment de uhlans polonais
«
Napoléon examina le fleuve, descendit de cheval, s’assit sur une poutre qui gisait à terre, et, sur un signe de sa main, un page, rayonnant d’orgueil, lui remit une longue-vue, qu’il appuya sur l’épaule du jeune garçon, pour inspecter à son aise la rive opposée. Puis, étudiant la carte du pays qui était déployée devant lui entre des morceaux de bois, il murmura quelques mots sans lever la tête, et deux aides de camp s’élancèrent vers les uhlans
«
Le colonel, un homme âgé et d’un extérieur agréable, demanda à l’aide de camp, en rougissant et en balbutiant d’émotion, l’autorisation de ne pas chercher de gué et de passer le fleuve à la nage avec tout son régiment. Il était facile de voir qu’un refus l’aurait désolé, aussi l’aide de camp s’empressa-t-il de l’assurer que l’Empereur ne saurait être mécontent de ce surcroît de zèle. À ces mots, le vieil officier, les yeux brillants de joie, brandit son sabre en criant vivat
Lorsque l’aide de camp revint auprès de l’Empereur, et qu’il se fut permis d’attirer son attention sur le dévouement des Polonais à sa personne, le petit homme en redingote grise se leva, appela Berthier, et marcha avec lui le long du fleuve en lui donnant ses ordres, et en jetant de temps à autre un coup d’œil mécontent sur les soldats qui, en se noyant, lui causaient des distractions. Ce n’était pas chose nouvelle pour lui d’être sûr que, depuis les déserts de l’Afrique jusqu’aux steppes de la Moscovie, sa présence suffisait pour exalter les hommes au point de lui faire, sans hésiter, le sacrifice même de leur vie. Il remonta à cheval, et retourna à son campement.
Quarante uhlans disparurent, malgré les bateaux envoyés à leur secours. Le gros du régiment fut refoulé vers le bord qu’il venait de quitter
Le soir même, Napoléon, après avoir lancé l’ordre d’accélérer l’envoi des faux assignats destinés à la Russie, et après avoir fait fusiller un Saxon sur lequel on avait saisi des renseignements sur la situation de l’armée française, décora de l’ordre de la Légion d’honneur, dont il était le chef suprême, le colonel des uhlans qui, sans nécessité, s’était précipité dans l’endroit le plus profond du fleuve
=== III ===
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L’Empereur Alexandre, établi à Vilna depuis plus d’un mois, y employait tout son temps à des revues et des manœuvres. Rien n’était prêt pour la guerre, bien qu’elle fût prévue depuis longtemps, et c’était pour s’y préparer que l’Empereur avait quitté Pétersbourg. Il n’existait aucun plan général, et l’indécision quant au choix à faire entre tous ceux que l’on proposait ne fit qu’augmenter, à la suite des quatre semaines le séjour de Sa Majesté au quartier général. Chacune des trois armées avait son commandant en chef, mais il n’y avait pas de généralissime, et l’Empereur ne voulait pas en assumer les fonctions. Plus il restait à Vilna, plus les préparatifs traînaient en longueur, et il semblait que les efforts de l’entourage impérial n’eussent d’autre but que de faire oublier à Sa Majesté la guerre prochaine, et de rendre son séjour aussi agréable que possible.
Après une kyrielle de bals et de fêtes donnés par les magnats polonais, par les hauts personnages qui avaient des charges de cour, et par l’Empereur lui-même, il vint à la pensée d’un des aides de camp généraux polonais d’offrir à Sa Majesté un banquet et un bal au nom de tous ses collègues. Cette proposition, accueillie avec joie, obtint le consentement impérial
Le jour même où Napoléon donna l’ordre de traverser le Niémen et où son avant-garde, repoussant les cosaques, passa la frontière russe, l’Empereur Alexandre se trouvait au bal donné en son honneur par ses aides de camp généraux
Cette brillante fête avait réuni sur le même point, au dire des experts, plus de belles personnes qu’on n’en avait jamais vues. La comtesse Besoukhow, venue tout exprès de Pétersbourg avec quelques autres dames, éclipsait, par sa luxuriante beauté russe, la beauté plus fine et plus distinguée des dames polonaises. L’Empereur la remarqua, et lui fit l’honneur de danser une fois avec elle.
Boris Droubetzkoï avait laissé sa femme à Moscou, et se trouvait à Vilna «
On dansait encore à minuit
Il remarqua bientôt que Balachow, un des intimes du Tsar, s’arrêta familièrement à deux pas de lui pendant qu’il causait avec une dame polonaise
Boris, tourmenté du désir d’apprendre un des premiers quelle était cette grave nouvelle, murmura tout à coup à l’oreille d’Hélène qu’il allait prier la comtesse Potocka de leur faire vis-à-vis
«
«
Droubetzkoï, ayant ainsi été, grâce au hasard, le premier à connaître le passage du Niémen par les troupes françaises, profita de cette bonne fortune pour faire croire à quelques personnages importants qu’il en savait souvent plus long qu’eux, ce qui le grandit singulièrement dans leur opinion.
Cette nouvelle fut un coup de foudre
Il écrivit ensuite de sa propre main à Napoléon la lettre suivante
«
«
«
=== IV ===
L’Empereur envoya ensuite chercher Balachow, lui lut sa lettre, le chargea d’aller la remettre en personne à l’Empereur des Français, et, lui répétant de nouveau les paroles qu’il lui avait dites au bal, lui ordonna de les rapporter telles quelles à Napoléon. Il ne les avait pas mises dans sa lettre, comprenant, avec son tact habituel, qu’il n’était pas convenable de les prononcer au moment où il faisait une dernière tentative pour le maintien de la paix
Un sous-officier de hussards, en uniforme amarante et coiffé d’un colback, lui cria de s’arrêter
Le soleil perçait les nuages, l’air était frais et imprégné de rosée. Le troupeau du village s’en allait aux champs, où les alouettes s’élevaient dans l’espace, en gazouillant, l’une après autre comme des bulles d’air qui montent à la surface de l’eau. Balachow, en attendant l’officier, suivait leur vol d’un égard distrait, pendant que les cosaques et les hussards changeaient en silence des clins d’œil furtifs.
Le colonel français, qui venait évidemment de se lever, parut enfin, suivi de deux de ses hussards, et monté sur un beau cheval gris bien soigné et bien nourri
Ce n’était encore que la première période de la guerre, la période de la tenue d’ordonnance, la période de l’ordre comme en temps de paix, à laquelle se mêlaient pourtant une allure plus guerrière que de coutume, et cet entrain et cette gaieté qui sont l’accompagnement habituel des débuts d’une campagne
Le colonel étouffait avec peine des bâillements, mais il fut poli envers Balachow, car il se rendait compte de son importance. Il lui fit franchir les avant-postes, et l’assura que, vu la proximité du quartier général de l’Empereur, son désir de lui être immédiatement présenté ne souffrirait aucune difficulté.
Traversant ensuite le village, au milieu de piquets de hussards, de soldats et d’officiers qui leur faisaient le salut militaire et regardaient avec curiosité l’uniforme russe, ils sortirent par l’extrémité opposée
Le soleil était levé et éclairait gaiement les champs et les prairies.
À peine eurent-ils dépassé le cabaret situé sur la hauteur, qu’ils virent venir à eux plusieurs militaires, en avant desquels s’avançait, monté sur un cheval noir, dont le harnachement étincelait au soleil, un homme de haute taille
Balachow ne se trouvait plus qu’à quelques pas de distance de ce cavalier à l’aspect théâtral, tout chamarré d’or et couvert de bracelets et de bijoux de toutes sortes, lorsque le colonel Julner lui murmura à l’oreille
C’était en effet Murat, qu’on appelait ainsi, bien qu’il fût impossible de comprendre pourquoi dans ce moment il était «
Malgré son intime conviction qu’il était bien toujours le roi de Naples, et que ses sujets pleuraient son absence, il reprit gaiement, au premier signal de son auguste beau-frère, la besogne qui lui avait été familière
«
En apercevant le général russe, il rejeta majestueusement sa tête bouclée en arrière d’une façon toute royale, et regarda le colonel français en le questionnant du regard. Celui-ci expliqua respectueusement à Sa Majesté ce que voulait Balachow, dont il ne parvenait pas à prononcer correctement le nom.
«
«
«
«
Balachow lui expliqua les raisons qui le forçaient à considérer Napoléon comme le fauteur de la guerre.
«
Il s’informa ensuite de la santé du grand-duc, parla du temps qu’ils avaient si joyeusement passé ensemble à Naples, puis, se ressouvenant de sa haute dignité, il se redressa avec solennité, se posa comme il l’avait fait le jour de son couronnement, et faisant un geste de la main
«
Balachow, croyant trouver Napoléon à peu de distance de là, continua son chemin, mais, arrivé au premier village, il fut arrêté cette fois par les sentinelles du corps d’infanterie de Davout, et l’aide de camp du chef de corps le conduisit jusqu’à l’habitation du maréchal.
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Davout, l’Araktchéïew de l’Empereur Napoléon, en avait, avec la poltronnerie en moins, toute la sévérité, et toute l’exactitude dans le service, et, comme lui, ne savait témoigner son dévouement à son maître que par des actes de cruauté.
Les hommes de cette trempe sont aussi nécessaires dans les rouages de l’administration que les loups dans l’économie de la nature
Balachow trouva le maréchal Davout, avec son aide de camp à ses côtés, dans une grange de paysan, assis sur un tonneau, occupé à examiner et à régler des comptes. Il aurait pu sans doute se procurer une installation plus commode, mais il appartenait à la catégorie des gens qui aiment à se rendre les conditions de la vie difficiles, pour avoir le droit d’être sombres et taciturnes, et à feindre, à tout propos, une grande hâte, et un travail accablant
«
Le plus grand plaisir de cette sorte de personnages, lorsqu’ils en rencontrent un autre sur leur chemin dans des conditions différentes de mouvement et de vie, consiste à faire parade de leur activité incessante et morose
L’impression désagréable produite sur le nouveau venu par cette singulière façon de le recevoir n’échappa point au maréchal, qui releva la tête et lui demanda froidement ce qu’il voulait.
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Ne pouvant attribuer cette réception qu’à l’ignorance de Davout sur sa double qualité d’aide de camp général et de représentant de l’Empereur Alexandre, Balachow s’empressa de lui faire part de l’objet de sa mission, mais, à sa grande surprise, Davout n’en devint que plus raide et plus grossier.
«
Balachow lui répondit qu’il avait l’ordre de ne le remettre qu’en mains propres.
«
Balachow déposa le paquet contenant la lettre de l’Empereur sur la table, qui n’était autre qu’un battant de porte, auquel pendaient encore les gonds, placé en travers sur un tonneau. Davout prit connaissance de l’adresse écrite sur la dépêche.
«
Davout le regarda sans dire un mot
«
Un moment après, M.
Au bout de quatre jours de solitude et d’ennui, pendant lesquels il s’était forcément rendu compte de sa nullité et de son impuissance à agir, d’autant plus sensible pour lui, qu’hier encore il était dans une sphère toute puissante
Le lendemain matin, un chambellan de l’Empereur, M.
Peu de jours auparavant, des sentinelles du régiment de Préobrajensky avaient monté la garde à l’entrée de la maison où l’on conduisit Balachow
=== VI ===
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Le luxe et la magnificence déployés autour de l’Empereur des Français surprirent Balachow, bien qu’il fût habitué à la pompe des cours.
Le comte de Turenne l’amena dans une grande salle de réception où étaient réunis une foule de généraux, de chambellans, de magnats polonais, dont il avait vu déjà la plupart faire leur cour à l’Empereur de Russie
Quelques instants plus tard, le chambellan de service, le saluant avec courtoisie, l’engagea à le suivre dans un petit salon contigu au cabinet où il avait reçu les derniers ordres de l’Empereur Alexandre
La tête rejetée en arrière, il marchait d’un pas rapide, marqué chaque fois par un soubresaut nerveux. Toute sa personne forte et écourtée, aux épaules larges et carrées, au ventre proéminent, à la poitrine bombée, au menton fortement accusé, avait cet air de maturité et de dignité affaissées, qui envahit les hommes de quarante ans dont la vie s’est écoulée au milieu de leurs aises
Il inclina vivement la tête en réponse au salut profond et respectueux de Balachow, avec lequel il se mit tout de suite à parler, en homme qui connaît le prix du temps, et qui ne daigne pas préparer ses discours, convaincu d’avance que ce qu’il dira sera toujours juste et bien dit
«
Ses grands yeux le dévisagèrent un instant, et se portèrent aussitôt d’un autre côté, car Balachow par lui-même ne l’intéressait guère
«
Son ton modéré et amical persuada Balachow de la sincérité de son désir de maintenir la paix et d’entrer en négociations
«
«
Balachow, lui ayant dit tout ce qu’il avait eu ordre de lui transmettre, lui répéta que l’Empereur ne consentirait à des négociations qu’à de certaines conditions, Soudain il s’arrêta interdit, car il venait de se souvenir des paroles écrites dans le rescrit à Soltykow, et qu’il devait rapporter textuellement à l’Empereur des Français
«
Napoléon remarqua son trouble, les muscles de son visage tressaillirent, et son mollet gauche se mit à trembler
«
«
– Au delà du Niémen, rien que cela
Balachow inclina respectueusement la tête.
«
Après avoir fait quelques pas en silence, il s’arrêta devant Balachow
«
Dans le premier moment il avait fait ressortir les avantages de sa situation, en donnant à entendre que, malgré ces avantages, il daignerait encore consentir à renouer ses relations avec la Russie, mais plus il s’échauffait, moins il restait maître de sa parole
«
Balachow fit un signe de tête affirmatif
«
– Oui, je le sais, reprit-il avec cette intempérance de langage et ce ton d’irritation qu’on rencontre souvent chez les enfants gâtés de la fortune. Oui, je le sais
– Pardon, Sire, – dit enfin Balachow, qui suivait avec peine ce feu roulant de paroles, – les troupes brûlent au contraire du désir…
– Je sais tout, dit Napoléon en l’interrompant de nouveau, tout, entendez-vous… Je connais aussi bien le chiffre de vos bataillons que celui des miens. Vous n’avez pas 200
Balachow, dont les réponses étaient toutes prêtes, laissait involontairement échapper des gestes d’impatience, sans parvenir à arrêter ce déluge de paroles. À propos de la prétendue folie des Suédois, il aurait pu objecter qu’avec l’alliance de la Russie, la Suède devenait une île, mais Napoléon se trouvait dans cet état d’irritation sourde où l’on a besoin de parler et de crier, pour se prouver à soi-même qu’on a raison. La situation devenait pénible pour Balachow
«
Excité de plus en plus par la conscience même de son mensonge et par le silence de Balachow, qui continuait à garder un calme imperturbable, il se rapprocha brusquement, se planta droit devant lui, et, gesticulant de ses mains blanches, il s’écria, d’une voix saccadée, et blême de fureur
«
Puis, recommençant à se promener de long en large, il prit de nouveau la tabatière qu’il venait de remettre dans sa poche, la porta plusieurs fois à son nez, et s’arrêta enfin devant le général russe, qu’il regarda d’un air ironique
«
Balachow lui répondit que la Russie n’envisageait point les choses sous un aspect aussi sombre, et qu’elle comptait sur un succès certain. Napoléon daigna faire une inclination de tête qui voulait dire
Le laissant achever sa réponse, Napoléon huma une nouvelle prise de tabac, et frappa du pied le plancher. C’était un signal, car, à l’instant, les portes s’ouvrirent, et un chambellan offrit à l’Empereur son chapeau et ses gants, en s’inclinant avec respect devant lui, tandis qu’un autre lui tendait son mouchoir de poche. Il n’eut pas l’air de les voir.
«
=== VII ===
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Après cette explosion de colère et ces dernières paroles si sèches, Balachow resta convaincu que Napoléon ne le ferait plus demander, et éviterait même de le voir, lui, l’ambassadeur humilié, témoin de son emportement déplacé. Mais, à sa grande surprise, il fut invité par Duroc à la table de l’Empereur pour ce même jour. Bessières, Caulaincourt et Berthier y dînaient également.
Napoléon reçut Balachow avec affabilité et sans laisser percer dans son accueil plein de bonne humeur la moindre trace d’embarras
Sa promenade à cheval par les rues de Vilna, où le peuple se portait en masse à sa rencontre en l’acclamant avec enthousiasme, où sur son passage toutes les fenêtres étaient pavoisées de tapis et de drapeaux, et où les dames polonaises agitaient leurs mouchoirs en le saluant, l’avait fort bien disposé.
Il s’entretint avec Balachow aussi cordialement que s’il faisait partie de son entourage, de ceux qui approuvaient ses plans, et qui se réjouissaient de ses succès. La conversation tombant entre autres sur Moscou, il le questionna sur la grande ville, comme aurait pu le faire un voyageur désireux de se faire renseigner sur un nouveau pays qu’il compte visiter, avec la persuasion que son interlocuteur devait, en sa qualité de Russe, se trouver flatté de l’intérêt qu’il témoignait
«
«
– Les Russes sont très pieux, dit le général.
– Il est du reste à observer qu’un grand nombre d’églises dénote toujours chez un peuple une civilisation arriérée,
Balachow exprima respectueusement un avis contraire
«
– Peut-être, mais rien de pareil ne se rencontre plus en Europe, objecta Napoléon.
– Que Votre Majesté veuille bien m’excuser, mais, en dehors de la Russie, il y a l’Espagne, où le chiffre des églises et des couvents est incalculable.
Cette réponse, qui produisit grand effet à la cour de l’Empereur Alexandre, comme Balachow le sut plus tard, car elle rappelait la récente défaite des Français en Espagne, n’en fit aucun à la table de Napoléon, où elle passa inaperçue.
Les visages indifférents de messieurs les maréchaux disaient qu’ils n’en avaient compris ni le sel ni l’intention calculée
On prit ensuite le café dans le cabinet de Napoléon, qui, s’asseyant et portant à ses lèvres une tasse en porcelaine de Sèvres, indiqua un siège à Balachow.
Il existe dans l’homme une involontaire disposition d’esprit qui s’empare de lui généralement après le dîner
«
Balachow se borna à lui faire une inclination de tête affirmative.
«
«
Balachow fit un mouvement qui exprimait à la fois son désir de se retirer et ce qu’il y avait de pénible dans l’obligation où il se trouvait d’écouter sans rien répondre, mais Napoléon ne le remarqua pas, et il continua à le traiter, non comme l’ambassadeur de son ennemi, mais comme un homme dont le dévouement lui était forcément acquis, et qui devait se réjouir, à coup sûr, de l’humiliation infligée à celui qui avait été son maître.
«
«
Balachow, chargé par Napoléon d’une lettre pour l’Empereur Alexandre, la dernière qu’il lui écrivit, rendit compte au Tsar de l’accueil qui lui avait été fait… et la guerre éclata
=== VIII ===
Le prince André quitta Moscou peu de temps après son entrevue avec Pierre, et se rendit à Pétersbourg
Son intention était de se battre en duel avec Kouraguine, mais pour cela il fallait trouver un prétexte plausible, autrement il compromettrait la réputation de la comtesse Rostow
De toutes les occupations actives qu’il avait en vue, il n’y en avait pas de plus simple et de plus familière pour lui que le service militaire. Nommé général de service à l’état-major de Koutouzow, il étonna ce dernier par l’exactitude et l’ardeur qu’il apporta à remplir ses fonctions. N’ayant pu rejoindre Anatole en Turquie, il ne jugea pas nécessaire de le poursuivre en Russie
Lorsque en 1812 arrivèrent à Bucharest (où depuis deux mois Koutouzow passait ses jours et ses nuits chez sa Valaque bien-aimée) les nouvelles de la guerre avec Napoléon, le prince André sollicita l’autorisation de passer à l’armée de l’Ouest. Koutouzow, qui lui en voulait de son zèle, et y voyait un reproche vivant à sa paresse, donna volontiers son consentement, et chargea Bolkonsky d’une mission pour Barclay de Tolly.
Avant de rejoindre l’armée, qui au mois de mai était campée à Drissa, il s’arrêta à Lissy-Gory, qui se trouvait sur son chemin. Durant les trois dernières années il avait tant pensé et tant réfléchi, passé par tant d’épreuves, et vu tant de choses dans ses voyages, qu’il ressentit une impression étrange en retrouvant à Lissy-Gory le même genre d’existence, immuable dans ses moindres détails. À peine eut-il franchi la massive porte en maçonnerie et l’allée qui menait au château, qu’il crut entrer dans une habitation enchantée où régnait le sommeil
Pendant son séjour on dîna ensemble, mais, en voyant l’embarras général, il s’aperçut bientôt qu’on le traitait comme un étranger en l’honneur de qui on faisait une exception. Il le sentit si bien, qu’il en fut gêné à son tour, et se réfugia dans un silence absolu. Cette situation tendue, trop visible pour passer inaperçue, rendit son père morose et taciturne, et aussitôt après dîner il se retira chez lui. Lorsque le prince André alla le trouver dans le courant de la soirée, et essaya de l’intéresser au récit de la campagne du jeune comte Kamensky, le vieux prince, au lieu de l’écouter, se répandit en invectives sur la conduite de la princesse Marie, sur ses superstitions et sur son inimitié envers Mlle
«
Au fond de son cœur il sentait bien qu’elle ne méritait pas cette pénible existence, et qu’il était son bourreau, mais il savait aussi qu’il ne pourrait jamais cesser de l’être et de la tourmenter.
«
– Je ne vous en aurais pas parlé si vous ne me l’eussiez pas demandé, répondit le prince André à cette confidence inattendue, sans lever les yeux sur son père, qu’il condamnait pour la première fois de sa vie… Mais, puisque vous le désirez, je vous en parlerai franchement
«
– Mon père, je n’ai nulle envie de vous juger, répliqua le prince André d’un ton sec. C’est vous qui m’y avez forcé, j’ai dit et je dirai toujours que Marie n’est pas coupable
– Ah
Le prince André résolut de quitter Lissy-Gory sans retard, mais sa sœur le supplia de lui accorder encore un jour
«
Lorsque le prince André se retrouvait dans le milieu où il avait été heureux autrefois, il éprouvait un tel dégoût de la vie, qu’il avait hâte de s’éloigner de ces souvenirs et de se créer une occupation nouvelle
«
– Dieu soit loué
– Pourquoi parler ainsi, à présent que tu vas à la guerre, à cette terrible guerre
«
«
– Si j’avais été femme, Marie, je l’aurais fait sans aucun doute
La princesse Marie engagea son frère à rester encore vingt-quatre heures
«
«
Bien que les éléments qui composaient son existence fussent les mêmes qu’autrefois, ils ne lui apportaient plus aujourd’hui que des impressions sans lien entre elles, et isolées.
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Le prince André arriva à la fin de juin au quartier général. La première armée, celle que l’Empereur commandait, occupait sur la Drissa un camp retranché. La seconde, qui en était séparée, disait-on, par des forces ennemies considérables, se repliait pour la rejoindre. Il régnait des deux côtés un grand mécontentement, causé par la marche générale des opérations militaires, mais il ne venait à l’idée de personne de craindre une invasion étrangère dans les gouvernements russes, et de croire que la guerre pût être portée au delà des provinces polonaises de l’Ouest.
Le prince André trouva Barclay de Tolly établi sur les bords mêmes de la Drissa, à quatre verstes de l’endroit où était l’Empereur. Comme il n’y avait ni village ni bourg aux environs du camp, les nombreux généraux et les nombreux dignitaires de la cour s’étaient emparés des meilleures habitations sur les deux rives de la rivière, sur une longueur de plus de dix verstes. L’accueil de Barclay de Tolly fut sec et raide
Pendant le séjour de l’Empereur à Vilna, l’armée avait été divisée en trois corps
En dehors de tous ces hauts personnages, il y avait encore une quantité d’individus en sous-ordre, russes et étrangers, dépendant de leurs chefs respectifs
Au milieu du courant d’opinions si diverses qui agitait ce monde brillant et orgueilleux, le prince André ne tarda pas à constater l’existence de plusieurs partis qui se détachaient visiblement de la masse.
Le premier se composait de Pfuhl et de ses adhérents, les théoriciens de l’art de la guerre, ceux qui croyaient à l’existence de ses lois immuables, aux lois des mouvements obliques et des mouvements de flanc
Le second parti, le parti adverse, tombait, comme il arrive souvent, dans l’extrême opposé, en demandant à marcher sur la Pologne, et à ne pas suivre un plan déterminé à l’avance
Le troisième parti, celui qui inspirait le plus de confiance à l’Empereur, était composé de courtisans, médiateurs entre les deux premiers, peu militaires pour la plupart, qui pensaient et disaient ce que pensent et disent d’habitude ceux qui, n’ayant point de conviction arrêtée, tiennent cependant à ne pas le laisser paraître. Ils prétendaient donc que la guerre contre un génie comme Bonaparte (il était redevenu Bonaparte pour eux) exigeait sans aucun doute de savantes combinaisons, de profondes connaissances dans l’art de la guerre
Le quatrième courant d’opinion avait à sa tête le grand-duc césarévitch, qui ne pouvait oublier son désappointement à Austerlitz, lorsque, se préparant, en tenue de parade, à s’élancer sur les Français à la tête de la garde, et à les écraser, il s’était trouvé par surprise en première ligne devant le feu ennemi, et n’avait pu se retirer de la mêlée qu’au prix des plus grands efforts. La franchise de ses appréciations et de celles de son entourage était à la fois un défaut et une qualité
Cette opinion trouvait de l’écho dans les hautes sphères de l’armée, dans la capitale, et chez le chancelier comte Roumiantzow, partisan déclaré de la paix, pour d’autres raisons d’État.
Le cinquième parti soutenait Barclay de Tolly, tout simplement parce qu’il était ministre de la guerre et général en chef
Le sixième groupe, au contraire, portait haut Bennigsen
La septième catégorie comprenait un assez grand nombre de personnes, comme il s’en rencontre toujours auprès d’un jeune empereur, des généraux et des aides de camp, passionnément attachés à l’homme plutôt qu’au Souverain, l’adorant avec sincérité et désintéressement, comme l’avait adoré Rostow en 1808, et ne voyant en lui que qualités et vertus. Ceux-ci exaltaient sa modestie qui se refusait à prendre en mains le commandement de l’armée, tout en le blâmant de cette défiance exagérée
Le huitième parti, le plus nombreux, dans la proportion de 99 à 1 par rapport aux précédents, se composait de ceux qui ne désiraient particulièrement ni la paix ni la guerre
Ce parti n’avait en vue que d’avoir à tout prix des croix, des rangs, de l’argent, et ne s’occupait que de suivre les fluctuations de la faveur impériale
Au moment de l’arrivée du prince André à l’armée, un neuvième parti venait de se constituer, et commençait à se faire entendre
Ils pensaient et disaient que le mal provenait principalement de la présence de l’Empereur et de sa cour militaire, qui avait amené avec elle cette versatilité de rapports conventionnels et incertains, commode peut-être à la cour, mais fatale assurément à l’armée. L’Empereur devait gouverner, et ne pas commander les troupes
Schichkow, le secrétaire d’État, l’un des membres les plus influents de ce parti, adressa, de concert avec Balachow et Araktchéïew, une lettre à l’Empereur, dans laquelle, usant de la permission qui leur avait été accordée de discuter l’ensemble des opérations, ils l’engageaient respectueusement à retourner dans sa capitale, afin d’exciter l’ardeur guerrière de son peuple, de l’enflammer par ses paroles, de le soulever pour la défense de la patrie, et de provoquer en lui cet élan enthousiaste qui devint plus tard une des causes du triomphe de la Russie, et auquel contribua jusqu’à un certain point la présence de Sa Majesté à Moscou. Le conseil, présenté sous cette forme, fut approuvé et le départ de l’Empereur décidé.
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Cette lettre n’avait pas encore été portée à la connaissance de l’Empereur, lorsque Barclay annonça un jour au prince André, pendant le dîner, qu’il devait se rendre le même soir, à six heures, chez Bennigsen, Sa Majesté ayant témoigné le désir de le questionner en personne au sujet de la Turquie.
Dans le courant de la matinée, on avait reçu l’information complètement erronée, comme on le sut plus tard, d’un mouvement offensif de Napoléon
Le prince André se présenta à l’heure indiquée chez Bennigsen, qui était logé dans une petite propriété particulière sur les bords de la Drissa
Czernichew lisait un roman près d’une des fenêtres de la première pièce, qui avait dû servir autrefois de salle de bal
Bien qu’il ne l’eût jamais rencontré, il lui sembla au premier coup d’œil qu’il le connaissait déjà depuis longtemps
Pfuhl, toujours irritable, l’était encore plus ce jour-là, par suite de l’examen et de la critique dont ses fortifications étaient l’objet. Cette courte entrevue suffit au prince André, en y ajoutant ses souvenirs d’Austerlitz, pour se faire une idée assez juste de son caractère. Pfuhl devait nécessairement être une de ces natures entières, qui poussent jusqu’au martyre l’assurance que leur donne la foi dans l’infaillibilité d’un principe. Ces natures-là on ne les rencontre que chez les Allemands, seuls capables d’une confiance aussi absolue dans une idée abstraite, telle que la science, c’est-à-dire la connaissance présumée d’une vérité certaine.
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Pfuhl était en effet un adepte de la théorie du mouvement oblique, déduite par lui des guerres de Frédéric le Grand, et tout ce qui ne s’accordait pas avec cette théorie dans les campagnes modernes constituait, à ses yeux, des fautes si grossières, et des non-sens si monstrueux, que cet ensemble de combinaisons barbares ne pouvait, à son avis, mériter le nom de guerre et être un sujet d’étude.
Il avait été en 1806 le principal organisateur du plan de campagne qui avait abouti à Iéna et à Auerstaedt, sans que l’insuccès lui eût démontré la fausseté de son système. Il assurait au contraire que la violation de certaines lois en avait été seule cause, et se plaisait à répéter, avec une ironie satisfaite
Les quelques mots qu’il échangea avec le prince André et Czernichew à propos de la guerre actuelle furent dits par lui du ton d’un homme qui prévoit un triste résultat et ne peut que le déplorer. Les houppettes de cheveux ébouriffés qui pendaient sur sa nuque, et les mèches bien lissées ramenées sur ses tempes étaient en harmonie avec l’expression de ses paroles, il passa ensuite dans le salon contigu, d’où l’on entendit aussitôt s’élever sa voix forte et grondeuse.
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=== XI ===
Le prince André avait eu à peine le temps de tourner les yeux d’un autre côté, que le comte Bennigsen entra précipitamment, et, le saluant d’un signe de tête, passa dans la cabine en donnant des ordres à son aide de camp. Il avait précédé l’Empereur pour prendre quelques dispositions et le recevoir chez lui. Czernichew et Bolkonsky sortirent sur le perron
«
Sans prêter la moindre attention à ces paroles, l’Empereur, qui avait enfin reconnu le nouveau venu, le salua gracieusement.
«
Le baron Stein et le prince Pierre Mikaïlovitch Volkhonsky le suivirent, et les portes du cabinet se refermèrent sur eux. Le prince André, profitant de l’autorisation impériale, se rendit avec Paulucci, qu’il avait déjà vu en Turquie, dans la salle des délibérations.
Le prince Pierre Volkhonsky, chargé alors des fonctions de chef d’état-major auprès de Sa Majesté, apporta des cartes et des plans, et, après les avoir étalés sur la table, formula successivement les questions sur lesquelles l’Empereur désirait avoir l’avis du conseil
Le premier qui éleva la voix fut le comte Armfeld
«
«
Paulucci, qui ne parlait pas l’allemand, lui adressa quelques questions en français. Comme Pfuhl s’exprimait fort mal dans cette langue, Woltzogen vint à son secours, et traduisit, avec une extrême volubilité, les explications de Pfuhl, destinées uniquement à prouver que toutes les difficultés contre lesquelles on se heurtait dans ce moment, provenaient uniquement de l’inexactitude apportée à l’exécution de son plan. Enfin, semblable au mathématicien qui dédaigne de faire à nouveau la preuve d’un problème qu’il a résolu, et dont la solution lui paraît incontestable, il cessa de parler et laissa le champ libre à Woltzogen, qui continua à exposer, en français, les idées de son chef en lui adressant de temps à autre un
Pfuhl, échauffé par la lutte, lui répondait invariablement, avec une irritation toujours croissante
De leur côté, Paulucci et Michaud attaquaient Woltzogen en français, Armfeld en allemand, et Toll expliquait le tout en russe au prince Volkhonsky. Le prince André observait et se taisait.
De tous ces hauts personnages, Pfuhl était celui qui éveillait en lui le plus de sympathie. Cet homme qui poussait jusqu’à l’absurde la confiance en lui-même, irascible mais résolu, était le seul, entre eux tous, qui ne désirait rien pour lui-même, qui ne détestait personne, et qui cherchait simplement à faire exécuter un plan fondé sur une théorie qui était le résultat de longues années de travail. Sans doute il était ridicule, et son persiflage désagréable au dernier point, mais il inspirait, malgré tout, un respect involontaire par son dévouement absolu à une idée. On ne sentait pas non plus dans ses discours cette espèce de panique que ses adversaires laissaient entrevoir, en dépit de leurs efforts pour la dissimuler. Cette disposition générale des esprits, dont le conseil de 1805 avait été complètement exempt, leur était inspirée aujourd’hui par le génie reconnu de Napoléon, et se trahissait dans leurs moindres arguments. On croyait que tout lui était possible
La discussion dura longtemps
Le prince André se laissait aller à ces réflexions, lorsqu’il en fut brusquement tiré par la voix de Paulucci
Le lendemain, à la revue, l’Empereur lui demanda où il désirait servir, et le prince André se perdit à tout jamais dans l’opinion du monde de la cour en se bornant tout simplement à désigner l’armée active, au lieu de solliciter un emploi auprès de Sa Majesté.
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=== XII ===
Nicolas Rostow reçut, un peu avant l’ouverture de la campagne, une lettre de ses parents
«
Il disait vrai. La guerre seule empêchait son retour et son mariage. L’automne d’Otradnoë avec ses chasses, l’hiver avec ses plaisirs de carnaval, et son amour pour Sonia lui avaient fait entrevoir une série de joies paisibles et de jours tranquilles qu’il avait ignorés jusque-là, et dont la douce perspective l’attirait plus que jamais
Reçu avec joie par ses camarades à l’expiration de son congé, on l’envoya acheter des chevaux pour la remonte, et en amena d’excellents de la Petite-Russie
La campagne s’ouvrit, les appointements furent doublés
Les troupes quittèrent Vilna, par suite d’une foule de raisons politiques, de raisons d’État, et d’autres motifs, et chaque pas qu’elles faisaient en arrière donnait lieu, au sein de l’état-major, à de nouvelles complications d’intérêts, de combinaisons et de passions de toute sorte.
Quant aux hussards de Pavlograd, ils firent cette retraite par la plus belle des saisons, avec des vivres en abondance, et toute la facilité et l’agrément d’une partie de plaisir. Se désespérer, se décourager, et surtout intriguer, était le fait du quartier général, mais à l’armée on ne s’inquiétait pas de savoir où on allait et pourquoi on marchait. Les regrets causés par la retraite ne s’adressaient qu’au logement où l’on avait gaiement vécu, et à la jolie Polonaise qu’on abandonnait. S’il arrivait par hasard à un officier de penser que l’avenir ne promettait rien de bon, il s’empressait aussitôt, comme il convient à un vrai militaire, d’écarter cette crainte, de reprendre sa gaieté, et de reporter toute son attention sur ses occupations immédiates, afin d’oublier la situation générale. On campa d’abord aux environs de Vilna
Le 13/25 juillet, le régiment de Pavlograd eut une sérieuse rencontre avec l’ennemi. La veille au soir, il avait été assailli par une épouvantable bourrasque accompagnée de grêle et de pluie, prélude des tempêtes et des bourrasques qui se renouvelèrent si souvent en l’année 1812.
Deux escadrons bivouaquaient dans un camp de seigle, dont les épis, foulés et piétinés par le bétail et les chevaux, ne contenaient plus un atome de grain. La pluie tombait à verse
«
L’officier aux grosses moustaches, nommé Zdrginsky, leur en fit un récit emphatique. À l’entendre, la digue de Saltanovka ne rappelait rien moins que le défilé des Thermopyles, et la conduite du général Raïevsky, s’avançant avec ses deux fils sur la digue, sous un feu terrible, pour commander l’attaque, était comparable à celle des héros de l’antiquité. Rostow l’écouta sans lui prêter grande attention
«
Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, que le premier revint en pataugeant dans la boue
«
Marie Henrikovna était une jeune et jolie Allemande que le docteur du régiment avait épousée en Pologne et qu’il menait partout avec lui. Était-ce parce qu’il n’avait pas les moyens de l’installer ailleurs, ou parce qu’il ne voulait pas s’en séparer pendant les premiers mois de leur mariage
«
– Par ici, répondait Rostow… Vois donc, quels éclairs
=== XIII ===
Ligne 513 :
La kibitka du docteur stationnait devant le cabaret, où cinq officiers s’étaient réfugiés. Marie Henrikovna, une jolie blonde, un peu forte, en bonnet de nuit et en camisole, assise sur le banc, à la place d’honneur, cachait en partie son mari étendu derrière elle et dormant profondément. On riait, et l’on causait au moment de l’apparition des deux nouveaux venus.
«
– Ah
On fit du feu tant bien que mal dans un poêle à moitié démoli, on dénicha une planche, qui fut posée sur deux selles recouvertes d’une schabraque, on fit apporter un samovar, on ouvrit une cantine contenant une demi-bouteille de rhum, et Marie Henrikovna fut priée de remplir les devoirs de maîtresse de maison. Tous se groupèrent autour d’elle
«
– Impossible
Il n’y avait en tout que trois verres, et l’eau était si sale, si jaune, qu’on ne pouvait guère juger si le thé était trop fort ou trop faible. Le samovar n’en contenait que six portions, mais on ne s’en plaignait pas
Il n’y avait qu’une seule cuiller
«
On aurait vraiment pu croire, à voir la bonne humeur de chacun, que tout ce qui se disait ce soir-là était du dernier comique et avait un double sens.
«
Marie Henrikovna y consentit volontiers, et chercha sa cuiller, dont un autre officier s’était déjà emparé.
«
– Mais, il est brûlant
Iline saisit un baquet plein d’eau, y jeta deux gouttes de rhum, et le lui apporta
«
Lorsque le samovar fut à sec, Rostow sortit de sa poche un paquet de cartes, et proposa de jouer à l’écarté avec Marie Henrikovna. On tira au sort pour savoir à qui reviendrait ce bonheur, et il fut convenu que le gagnant ou celui qui aurait le roi, baiserait la main de Marie Henrikovna, et que le perdant s’occuperait de faire chauffer le samovar pour le thé du docteur.
«
– Comme elle est toujours notre reine, ses ordres feront loi
Le jeu venait à peine de commencer, que la tête ébouriffée du docteur s’éleva au-dessus des épaules de sa femme
«
– Je monterai moi-même la garde
– Grand merci, messieurs… vous avez tous bien dormi, tandis que j’ai passé deux nuits sans sommeil…
L’expression de la physionomie du docteur, qui suivait d’un œil farouche chacun de ses gestes, augmenta la gaieté des officiers, qui, ne pouvant retenir leurs rires, s’ingéniaient à leur trouver des prétextes plus ou moins plausibles. Lorsqu’il eut enfin emmené sa jolie moitié, les officiers s’étendirent à leur tour, en se couvrant de leurs manteaux encore humides
=== XIV ===
Ligne 563 :
Personne ne dormait encore à trois heures de la nuit, lorsque le maréchal des logis apporta l’ordre de se mettre en marche vers le bourg d’Ostrovna.
Les officiers firent leurs préparatifs à la hâte, sans interrompre leur causerie
«
– Ravissante
Une demi-heure plus tard, l’escadron se tenait aligné sur le chemin.
«
Les soldats se signèrent, et enfourchèrent leurs montures. Rostow, se plaçant en avant, s’écria
«
Des nuages d’un gris violet, pourprés à l’Orient, couraient rapidement dans l’espace, le jour grandissait, on distinguait déjà l’herbe du fossé, encore toute mouillée de l’orage de la nuit, et les branches pendantes des bouleaux égrenaient une à une leurs brillantes gouttelettes. Les visages des soldats se dessinaient de plus en plus
Jadis il aurait eu peur en marchant au feu, maintenant il ne ressentait plus aucune crainte
À peine le soleil apparut-il au-dessus d’une bande de nuages, que le vent s’apaisa
Rostow n’avait pas eu encore le temps de se rendre compte de la distance, lorsqu’un aide de camp du comte Ostermann-Tolstoy, arrivant de Vitebsk au galop, lui transmit l’ordre de prendre le trot accéléré.
Ligne 587 :
Son escadron dépassa l’infanterie et l’artillerie, qui doublaient également leur allure, descendit une colline, et, traversant un village abandonné, remonta le versant opposé. Les chevaux et les hommes étaient couverts de sueur.
«
Le crépitement de la fusillade, que Rostow n’avait pas entendu depuis longtemps, produisit sur lui l’effet d’une joyeuse musique
Les hussards restèrent une heure environ sans bouger. La canonnade commença. Après avoir échangé quelques mots avec le commandant du régiment, le comte Ostermann passa avec sa suite derrière l’escadron, et s’éloigna dans la direction de la batterie placée à quelques pas de là.
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Dès qu’ils eurent quitté leur poste, les hussards s’avancèrent pour l’occuper, afin de couvrir la batterie. Quelques balles perdues passèrent au-dessus d’eux, en sifflant et en geignant dans l’air.
Ce bruit, en se rapprochant, excita encore plus l’ardeur et la gaieté de Rostow. Crânement campé sur sa selle, il voyait se dérouler à ses pieds tout le terrain du combat, et prenait part de tout son cœur à l’attaque des uhlans. Lorsque ceux-ci fondirent sur la cavalerie française, il y eut quelques instants de confusion générale dans un tourbillon de fumée
=== XV ===
L’œil exercé de Rostow avait été le premier à se rendre compte de ce qui se passait
Rostow assistait à ce spectacle comme à une chasse à courre
«
– À coup sûr, car en effet…
Le comte Ostermann-Tolstoy vint à la rencontre des vainqueurs, fit appeler Rostow, le remercia, lui annonça qu’il ferait part de son héroïque exploit à Sa Majesté, et qu’il le présenterait pour la croix de Saint-Georges. Rostow, qui s’attendait au contraire à un blâme et à une punition, puisqu’il avait attaqué l’ennemi sans en avoir reçu l’ordre, fut tout surpris de ces flatteuses paroles, mais le vague, sentiment de tristesse qui ne cessait de lui causer une véritable souffrance morale, l’empêcha d’en être heureux
Le convoi des prisonniers venait de se mettre en route
Ce jour-là et le suivant, ses camarades remarquèrent que, sans être irrité ou ennuyé, il restait pensif, silencieux et concentré en lui-même, qu’il buvait sans plaisir, et qu’il recherchait la solitude, comme s’il était obsédé par une pensée constante.
Rostow réfléchissait à «
Pendant que Nicolas Rostow s’absorbait dans ces questions, d’autant plus embarrassantes, qu’il n’y trouvait aucune réponse plausible, la roue de la fortune tourna subitement en sa faveur. Avancé à la suite de l’affaire d’Ostrovna, on lui donna deux escadrons de hussards, et dès ce moment, lorsqu’on eut besoin d’un brave officier, ce fut toujours à lui qu’on accorda la préférence.
Ligne 621 :
=== XVI ===
À la nouvelle de la maladie de Natacha, la comtesse se mit en route, quoique encore souffrante et affaiblie, avec Pétia et toute sa suite
La maladie de Natacha prit une tournure tellement sérieuse, qu’heureusement pour elle, comme pour ses parents, toutes les causes qui l’avaient provoquée, sa conduite et sa rupture avec son fiancé, furent reléguées au second plan. Son état était trop grave pour lui permettre même de songer à mesurer la faute qu’elle avait commise
Il ne leur venait pas à la pensée que le mal dont souffrait Natacha n’était pas plus à la portée de leur science que ne peut être un seul des maux qui accablent l’humanité, car chaque être vivant, ayant sa constitution particulière, porte en lui sa maladie propre, nouvelle, inconnue à la médecine, et souvent des plus complexes. Elle ne dérive exclusivement ni des poumons, ni du foie, ni du cœur, ni de la rate, elle n’est mentionnée dans aucun livre de science, c’est simplement la résultante d’une des innombrables combinaisons que provoque l’altération de l’un de ces organes. Les médecins, qui passent leur vie à traiter les malades, qui y consacrent leurs plus belles années et qui sont payés pour cela, ne peuvent admettre cette opinion, car comment alors, je vous le demande, le sorcier pourrait-il cesser d’employer ses sortilèges
Les médecins étaient donc d’une utilité relative à Natacha, en lui assurant que son mal passerait dès que les poudres et les pilules rapportées de l’Arbatskaya dans une belle petite boîte, au prix d’un rouble soixante-dix kopecks, auraient été dissoutes dans de l’eau cuite, et qu’elle les aurait régulièrement avalées toutes les deux heures.
Que serait-il advenu de Sonia, du comte et de la comtesse, s’il n’y avait eu qu’à se croiser les bras, au lieu de suivre à la lettre les prescriptions, de faire prendre les potions aux heures indiquées, d’insister sur la côtelette de volaille, et de veiller à tout ce qui constitue une occupation et une consolation pour ceux qui entourent les malades
Comment le comte aurait-il supporté les inquiétudes que lui causait sa fille chérie, s’il n’avait pu se dire qu’il était prêt à sacrifier plusieurs milliers de roubles et à l’emmener même, coûte que coûte, à l’étranger, pour lui faire du bien et y consulter des célébrités
«
Le docteur venait tous les jours, lui tâtait le pouls, examinait sa langue, et plaisantait avec elle, sans faire attention à l’abattement de son visage. Lorsqu’il la quittait, la comtesse le suivait à la hâte
Les symptômes du mal consistaient, chez Natacha, en un manque complet d’appétit et de sommeil, en une toux presque constante, et en une apathie dont rien ne la faisait sortir. Les médecins, ayant déclaré qu’elle ne pouvait se passer de leurs soins, la retinrent ainsi dans l’air méphitique de la ville, et les Rostow se virent par suite obligés d’y passer tout l’été de l’année 1812.
Cependant, en dépit de cette circonstance, et malgré l’innombrable quantité de flacons et de boîtes de pilules, de gouttes et de poudres, dont Mme
=== XVII ===
Natacha devint plus calme, mais sa gaieté ne reparut pas. Elle évitait même tout ce qui aurait pu la distraire, les bals, les promenades, les théâtres et les concerts, et lorsqu’elle souriait, on devinait des larmes derrière son triste sourire. Chanter, elle ne le pouvait plus
Au lieu de se dire, comme autrefois, qu’elle était meilleure que les autres, elle trouvait du plaisir à s’humilier et se demandait souvent avec tristesse ce que le sombre avenir lui réservait. Elle s’efforçait de n’être à charge à personne
Vers la fin du carême de la Saint-Pierre, une voisine d’Otradnoë, Agrippine Ivanovna Bélow, arriva à Moscou, pour y saluer les saints martyrs. Elle proposa à Natacha de faire ensemble leurs dévotions
Son zèle religieux plut à la comtesse
Sa toilette une fois faite à la hâte, elle passait sa robe la plus défraîchie, mettait son plus vieux mantelet, et, frissonnant à la fraîcheur de la nuit, elles traversaient ensemble les rues désertes, éclairées par l’aurore naissante. Se conformant au conseil de sa pieuse compagne, elle ne suivait pas les offices de sa paroisse, mais ceux d’une autre église, où le prêtre se distinguait par une vie des plus austères et des plus pures.
Les fidèles y étaient peu nombreux
Le sentiment de sa régénération ne fit que s’accroître pendant toute la semaine, et le bonheur de communier, de s’unir à Lui, lui semblait si grand, qu’elle craignait de mourir avant ce bienheureux dimanche.
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Le docteur, en lui faisant sa visite habituelle, lui ordonna de continuer les poudres prescrites par lui quinze jours auparavant.
«
La comtesse cracha en regardant ses ongles20, et retourna, toute joyeuse, au salon.
Ligne 667 :
=== XVIII ===
Des bruits de plus en plus inquiétants sur la marche de la guerre se répandirent à Moscou, vers le commencement de juillet. On parlait d’une proclamation de l’Empereur à son peuple et de sa prochaine arrivée
On reçut le manifeste le 23 juillet
Le lendemain était un dimanche, une vraie journée d’été, d’une chaleur déjà accablante à dix heures du matin, heure à laquelle les Rostow venaient d’habitude entendre la messe à la chapelle de l’hôtel Rasoumovsky. On éprouvait à la fois une grande lassitude, jointe à cette plénitude de sensations et de vague malaise que provoque presque toujours une journée de forte chaleur dans une grande ville. Ces différentes impressions se reflétaient partout
La comtesse Rostow descendit de voiture, et un laquais en livrée la précéda, afin de lui frayer un passage à travers la foule. Natacha, qui la suivait, entendit tout à coup un jeune homme inconnu dire assez haut à son voisin
«
Un digne et respectable vieillard officiait avec la douce onction qui pénètre et repose l’âme de ceux qui prient. Les portes saintes se refermèrent, et derrière le rideau lentement tiré une voix mystérieuse murmura quelques paroles. Les yeux de Natacha se remplirent involontairement de larmes, et une douce et énervante émotion envahit tout son être.
«
Le diacre, sortant de l’iconostase, se plaça devant les portes saintes, retira ses longs cheveux de dessous la dalmatique, et, faisant un grand signe de croix, dit avec solennité
«
«
– Prions, afin qu’il nous accorde la paix du ciel et le salut de nos âmes,
À la prière pour l’armée, elle invoqua le Seigneur pour son frère et pour Denissow
«
On aurait dit, à voir son attitude, qu’elle se sentait sur le point d’être enlevée au ciel par une force invisible, et délivrée de ses regrets, de ses défauts, de ses espérances et de ses remords.
Ligne 697 :
La comtesse, qui avait observé son visage recueilli et ses yeux brillants, demandait à Dieu, de son côté, qu’il daignât venir en aide à sa fille chérie.
Au milieu de l’office, et contrairement à toutes les habitudes, le sacristain plaça devant les portes saintes le petit escabeau sur lequel on posait ordinairement le livre contenant les prières que le prêtre récitait à genoux, le jour de la Pentecôte
«
«
«
Impressionnable et fortement troublée comme elle l’était en ce moment, Natacha fut profondément remuée par cette prière. Elle en écouta religieusement les passages où il était question des victoires de Moïse, de Gédéon, de David, de la destruction de Jérusalem, et pria Dieu, d’un cœur attendri et ému, mais sans se rendre bien compte de ce qu’elle lui demandait. Lorsqu’il s’agissait pour elle d’en obtenir un esprit pur, le raffermissement de sa foi, de lui rendre l’espoir et de lui inspirer l’amour fraternel, elle y mettait toute son âme
=== XIX ===
Depuis le jour où Pierre avait emporté l’impression du regard reconnaissant de Natacha, depuis le jour où il avait contemplé la comète brillant dans l’espace, un horizon nouveau s’était entr’ouvert devant lui
Pierre continuait à fréquenter le monde, à boire comme par le passé, et à mener une vie complètement désœuvrée. Mais lorsque les nouvelles du théâtre de la guerre devinrent de jour en jour plus alarmantes, lorsque la santé de Natacha se rétablit et qu’elle cessa de lui inspirer l’inquiète sollicitude qui servait de prétexte à ses visites, une vague agitation, sans cause apparente, s’empara de lui
Dans le verset 18 du chapitre, 13, il est dit
En appliquant les lettres françaises au calcul hébraïque, en donnant aux dix premières la valeur d’unités, et aux autres celle de dizaine
a b c d e f g h i k l m n o
Ligne 722 :
60 70 80 90 100 110 120 130 140 150 160
on obtenait, en écrivant d’après cette clef, ces deux mots
Comment, et pourquoi se trouvait-il ainsi rattaché au grand événement annoncé par l’Apocalypse
Pierre, qui avait promis aux Rostow de leur communiquer le manifeste, se rendit le lendemain dimanche chez le comte Rostoptchine, pour lui en demander un exemplaire, et s’y rencontra avec un courrier qui arrivait en droite ligne de l’armée
«
Pierre y consentit, et, dans le nombre, en trouva une que Nicolas Rostow adressait à ses parents. Le comte Rostoptchine lui remit ensuite la proclamation de l’Empereur, les ordres du jour envoyés à l’armée et la dernière affiche21 qu’il venait de publier. En parcourant les ordres du jour, il remarqua, dans la longue nomenclature des hommes tués, blessés ou récompensés, le nom de Nicolas Rostow, décoré du Saint-Georges de 4ème classe, pour sa bravoure à l’affaire d’Ostrovna, et, quelques lignes plus bas, la nomination de Bolkonsky comme chef du régiment des chasseurs. Désirant faire savoir au plus tôt à ses amis la bonne nouvelle du glorieux fait d’armes de leur fils, il s’empressa de leur envoyer sa lettre et l’ordre du jour, bien que le nom du prince André se trouvât sur la même page
Sa conversation avec ce dernier, dont l’air soucieux et affairé trahissait les graves préoccupations, le récit du courrier qui apportait avec insouciance de mauvaises nouvelles de l’armée, le bruit que l’on avait découvert des espions à Moscou même, la lecture d’un imprimé anonyme qu’on se passait de main en main, et qui annonçait pour l’automne la présence de Napoléon dans les deux capitales, l’attente de l’arrivée de l’Empereur fixée au lendemain, tout continuait à entretenir la surexcitation de Pierre, dont l’agitation ne faisait que croître depuis la nuit de la comète et le commencement de la guerre.
S’il n’eût été membre d’une société qui prêchait la paix éternelle, il aurait pris du service sans balancer, la vue même des Moscovites devenus militaires et chauvins exaltés, tout en lui inspirant une certaine fausse honte, ne l’eût pas empêché de suivre leur exemple. Toutefois son abstention était principalement motivée par la conviction où il était que lui «
=== XX ===
Les Rostow avaient l’habitude de réunir à dîner, le dimanche, quelques amis
Singulièrement engraissé pendant ces derniers mois, il aurait été monstrueux s’il n’avait été bâti en Hercule, et si, par suite il n’avait porté avec légèreté le poids de sa lourde personne.
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Soufflant comme un phoque et marmottant quelques mots entre ses dents, il s’engagea dans l’escalier, sans que son cocher lui demandât s’il devait l’attendre, car il savait que son maître ne sortait jamais de chez les Rostow avant minuit. Les valets de pied le débarrassèrent avec empressement de son manteau, de son chapeau et de sa canne, que, par une habitude prise au club, il laissait toujours dans l’antichambre.
La première personne qu’il vit fut Natacha, ou plutôt l’entendit avant de la voir, car elle faisait des exercices de solfège dans la grande salle. Il savait que depuis sa maladie elle y avait renoncé, aussi en fut-il à la fois surpris et satisfait. Il ouvrit doucement la porte, et l’aperçut qui marchait en chantant. Elle avait gardé la robe de soie mauve qu’elle avait mise le matin pour la messe
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– Et vous faites très bien de la reprendre, lui répondit Pierre.
– Comme je suis contente de vous voir
– Je le sais, c’est moi qui vous ai envoyé l’ordre du jour. Mais je vous laisse, je ne veux pas vous déranger, j’irai au salon.
– Comte, lui demanda Natacha en l’arrêtant, ai-je tort de chanter
– Non, pourquoi serait-ce mal
– Je n’en sais rien, reprit Natacha en parlant rapidement, mais cela me désolerait de faire quelque chose qui pût vous déplaire. Ma confiance en vous est absolue
– Je crois, reprit Pierre, qu’il n’a rien à vous pardonner. Si j’étais à sa place…
– Oh
Pétia accourut sur ces entrefaites
Mais le gros Pierre l’écoutait si peu, que le gamin fut obligé de le tirer par la manche pour forcer son attention.
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– Ah oui
– Bonjour, mon cher, lui cria de loin le vieux comte, apportez-vous le manifeste
– Voici le manifeste et les nouvelles
– Oui, oui, Dieu soit loué
– Les nôtres se retirent toujours, ils sont déjà à Smolensk, lui répondit Pierre.
– Mon Dieu, mon Dieu
– Ah
– Mais vous serez en retard pour le dîner
– Vous avez raison, d’autant mieux que mon cocher n’est plus là.
Natacha entra au même moment
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On but du champagne à la santé du nouveau chevalier de Saint-Georges, et Schinchine raconta les nouvelles de la ville, la maladie de la vieille princesse de Géorgie, la disparition de Métivier, et la capture d’un malheureux Allemand, que la populace avait pris pour un espion français, mais que le comte Rostoptchine avait fait relâcher.
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– Savez-vous, dit Schinchine, que le précepteur français de Galitzine apprend le russe
– Que savez-vous de la milice, comte Pierre Kirilovitch, car vous allez sans doute monter à cheval
– Ah
Le dîner fini, le comte, commodément établi dans un fauteuil, pria d’un air grave Sonia, qui avait la réputation d’être une excellente lectrice, de leur lire le manifeste
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Natacha regardait curieusement tour à tour son père et Pierre
Après avoir lu les passages relatifs aux dangers qui menaçaient la Russie, aux espérances fondées par l’Empereur sur Moscou et surtout sur la vaillante noblesse, Sonia, dont la voix tremblait parce qu’elle se sentait écoutée, arriva enfin à ces dernières paroles
– Voilà qui est bien
Natacha se leva d’un bond, et se suspendit au cou de son père avec un tel élan, que Schinchine n’osa pas plaisanter l’orateur sur son patriotisme.
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– Bravo
– Pas du tout, reprit Natacha d’un air offensé. Vous vous moquez de tout et, toujours, mais ceci est trop sérieux pour que vous en plaisantiez.
– Des plaisanteries
– Avez-vous remarqué, fit observer Pierre à son tour, qu’il y est dit
Pétia, à qui on ne faisait nulle attention, s’approcha à ce moment de son père.
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La comtesse leva les yeux au ciel avec épouvante, joignit les mains, et, se tournant vers son mari d’un air mécontent
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Le comte, dont l’émotion s’était subitement calmée
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– Ce ne sont pas des folies
– Voyons, voyons, assez de bêtises
– Mais, papa, vous-même venez de dire que vous êtes prêt à tout sacrifier
– Pétia, tais-toi, – s’écria le comte, en jetant un coup d’œil inquiet à sa femme, qui, pâle et tremblante, regardait son fils cadet
– Je vous répète, papa, et Pierre Kirilovitch vous dira…
– Je te dis que ce sont des bêtises
Pierre, embarrassé et indécis, subissait l’influence des yeux de Natacha, qu’il n’avait jamais vus aussi brillants et aussi animés que dans ce moment.
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– Comment, chez vous
– Oui, mais c’est que j’ai oublié… j’ai quelque chose à taire, à faire chez moi, murmura Pierre.
– Si c’est ainsi, alors, au revoir
– Pourquoi nous quittez-vous
– Parce que je t’aime
– Pourquoi
Pierre essaya en vain de sourire
=== XXI ===
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Pétia, après avoir été brusquement éconduit, s’enferma dans sa chambre et y pleura à chaudes larmes, mais aucun des siens n’eut l’air de remarquer qu’il avait les yeux rouges lorsqu’il reparut à l’heure du thé.
L’Empereur arriva le lendemain. Quelques gens de la domesticité des Rostow demandèrent à leurs maîtres la permission d’aller assister à son entrée. Pétia mit beaucoup de temps à s’habiller ce matin-là, et fit son possible pour arranger ses cheveux et son col à, la manière des grandes personnes
Sa résolution était prise
Bien qu’il comptât aussi beaucoup, pour assurer le succès de sa démarche, sur sa figure d’enfant, et sur la surprise qu’elle ne manquerait pas de provoquer, il n’en cherchait pas moins, en arrangeant ses cheveux et son col, à se donner l’apparence et la tournure d’un homme fait. Mais plus il marchait, plus il s’intéressait au spectacle de la foule qui se pressait autour des murs du Kremlin, et moins il songeait à conserver le maintien des personnes d’un certain âge.
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Force lui fut aussi de jouer des coudes pour ne pas se laisser par trop bousculer. Quand il fut enfin à la porte de la Trinité, la foule, qui ne pouvait deviner le but patriotique de sa course, l’accula si bien contre la muraille, qu’il fut obligé de s’arrêter, pendant que des voitures, à la suite l’une de l’autre, franchissaient la voûte en maçonnerie. À côté de Pétia, et refoulés comme lui, se tenaient une grosse femme du peuple, un laquais et un vieux soldat. L’impatience commençant à le gagner, il se décida à aller de l’avant, sans attendre la fin du défilé et essaya de se frayer un chemin en donnant une forte poussée à sa grosse voisine.
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– S’il ne faut que rosser les gens pour se faire faire place, c’est pas malin
Le malheureux enfant essuya sa figure couverte de sueur, releva tant bien que mal son col, que la transpiration avait complètement défraîchi, et se demanda avec angoisse si, dans un pareil état, le chambellan ne l’empêcherait pas d’arriver jusqu’à l’Empereur. Il lui était impossible de sortir de cette maudite impasse et de réparer le désordre de sa toilette
Enfin la foule s’ébranla, en entraînant Pétia avec elle, et le déposa sur la place, encombrée de curieux. Il y en avait partout, et jusque sur les toits des maisons. Arrivé là, il put entendre à son aise la joyeuse sonnerie des cloches et le murmure confus du flot populaire qui envahissait chaque recoin de la vaste étendue.
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Tout à coup les têtes se découvrirent, et le peuple se rua en avant. Pétia, à moitié écrasé, assourdi par des hourras frénétiques, faisait de vains efforts, en s’élevant sur la pointe des pieds, pour se rendre compte de la cause de ce mouvement.
Il ne voyait que des visages émus et exaltés
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Pétia, entraîné par l’exemple, ne savait plus ce qu’il faisait
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Lorsque l’Empereur eut disparu sous le porche de l’église, la foule se sépara, et le sacristain put traîner Pétia jusqu’au grand canon qu’on appelle «
Pendant la messe, suivie d’un Te Deum chanté à l’occasion de l’arrivée de Sa Majesté et de la conclusion de la paix avec la Turquie, la foule s’éclaircit
Des coups de canon retentirent soudain sur le quai
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– Où est-il
La foule s’ébranla de nouveau à la suite de l’Empereur, et, après l’avoir vu rentrer au palais, se dispersa peu à peu. Il était tard. Bien que Pétia fût à jeun, et que la sueur lui coulât du front à grosses gouttes, il ne lui vint même pas à l’idée de retourner chez lui, et il resta planté devant le palais au milieu d’un petit groupe de flâneurs
Le repas terminé, l’Empereur, qui finissait de manger un biscuit, sortit sur le balcon. Le peuple l’acclama aussitôt, en criant de nouveau à pleins poumons
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Si heureux qu’il fût, Pétia était mécontent de rentrer, et de penser que le plaisir de la journée était fini pour lui. Aussi préféra-t-il aller retrouver son ami Obolensky, lequel était de son âge, et à la veille de partir pour l’armée. De là il fut pourtant obligé de regagner la maison paternelle
=== XXII ===
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Dans la matinée du 15 juillet, trois jours après les événements que nous venons de raconter, de nombreuses voitures stationnaient devant le palais Slobodski.
Les salles étaient pleines de monde
Les uniformes, tous à peu près du même type, dataient, les uns de Pierre le Grand, les autres de Catherine ou de Paul, les plus récents du règne actuel, et donnaient un aspect bizarre à tous ces personnages, que Pierre connaissait plus ou moins, pour les avoir rencontrés soit au club, soit chez eux. Les vieux surtout frappaient étrangement le regard
Pierre, qui avait endossé avec peine, dès le matin, son uniforme de noble, devenu trop étroit, se promenait dans la salle, en proie à une violente émotion. La convocation simultanée de la noblesse et des marchands (de vrais états généraux) avait réveillé en lui toutes ses anciennes convictions sur le Contrat social et la Révolution française
La lecture du manifeste fut acclamée avec enthousiasme, et l’on se sépara en causant. En dehors des sujets habituels de conversation, Pierre entendit discuter sur la place réservée aux maréchaux de noblesse à l’entrée de Sa Majesté, sur le bal à lui offrir, sur l’urgence de se diviser par districts ou par gouvernements, etc.
Un homme entre deux âges, encore bien de figure, en uniforme de marin retraité, parlait assez haut à quelques personnes qui s’étaient groupées avec Pierre autour de lui pour mieux l’entendre. Le comte Ilia Andréïévitch, revêtu de son caftan du règne de Catherine, marchait en souriant au milieu de la foule, où il comptait de nombreux amis. Il s’arrêta également devant l’orateur, et l’écouta avec satisfaction, en manifestant son approbation par des signes de tête. Il était facile de voir, à la physionomie de ceux qui entouraient l’orateur, qu’il s’exprimait avec hardiesse
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Le comte Rostow continuait à sourire d’un air d’assentiment.
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Le comte Rostow, au comble de l’émotion, poussait Pierre du coude
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Pierre l’interrompit
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Plusieurs membres de la réunion, effrayés de la hardiesse de ces paroles et du sourire méprisant de l’Excellence, se détachèrent du groupe
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Il ne put continuer. Assailli de trois côtés à la fois par de violentes interruptions, il se vit obligé d’en rester là de sa péroraison. Le plus virulent de ses interlocuteurs était un certain Etienne Stépanovitch Adrakcine, un de ses partenaires habituels au boston, très bien disposé pour lui, d’ailleurs, quand il s’agissait d’une partie de jeu, mais méconnaissable aujourd’hui, peut-être à cause de son uniforme, ou peut-être aussi à cause de la colère qui paraissait l’animer.
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– Ce n’est pas le moment de discuter, il faut agir
– La guerre est en Russie, l’ennemi s’avance pour anéantir le pays, pour profaner la tombe de nos pères, pour emmener nos femmes et nos enfants (ici l’orateur se frappa la poitrine)… Nous nous lèverons tous, nous irons tous défendre le Tsar, notre père
L’orateur fut chaleureusement applaudi, et le comte Ilia Andréïévitch se joignit de nouveau à ceux qui témoignaient hautement leur satisfaction.
Pierre aurait volontiers déclaré que lui aussi se sentait prêt à tous les sacrifices, mais qu’avant tout il était urgent de connaître la véritable situation des choses, afin de pouvoir y porter remède. On ne lui en laissa pas le temps
Le rédacteur du Messager russe, Glinka, déclara que «
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Seul un petit vieux se pencha un instant vers lui, mais il se détourna aussitôt, attiré par les exclamations qui partaient d’un point opposé.
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– Il est l’ennemi du genre humain
– Je demande la parole…
– Faites donc attention, Messieurs, vous m’écrasez
=== XXIII ===
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À ce moment, le comte Rostoptchine, portant l’uniforme de général, avec un cordon en sautoir, fit son entrée dans la salle, et la foule se recula devant lui. Des yeux perçants et un menton des plus accusés accentuaient tout particulièrement son visage.
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Les vieux seigneurs, assis autour de la table, se consultèrent à voix basse, des groupes se formèrent, se consultèrent de leur côté, et chacun donna ensuite son opinion.
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– Je partage votre avis,
Le secrétaire reçut l’ordre d’écrire la résolution suivante
Les vieux, comme s’ils étaient heureux de s’être déchargés d’un lourd fardeau, se levèrent en repoussant leurs sièges avec bruit, et en étirant leurs jambes engourdies…, et, saisissant au passage la première connaissance venue, ils se mirent à se promener bras dessus, bras dessous, en causant de choses et d’autres.
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De la salle de la noblesse, l’Empereur passa dans celle des marchands, et y resta une dizaine de minutes. Pierre le vit sortir de là, les yeux pleins de larmes d’attendrissement
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Pierre, en attendant, ne pensait plus qu’à une chose, au désir de montrer que rien ne lui coûterait en fait de sacrifices, et, se reprochant amèrement son discours à tendances constitutionnelles, il chercha de nouveau le moyen de le faire oublier. Apprenant que le comte Mamonow offrait tout un régiment, il déclara, séance tenante, au comte Rostoptchine qu’il fournirait mille hommes, et en plus se chargerait de leur entretien.
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Le vieux comte Rostow raconta à sa femme en pleurant ce qui s’était passé, et, donnant enfin son consentement formel à Pétia, il alla lui-même l’inscrire sur les contrôles du régiment des hussards.
Le lendemain, l’Empereur quitta la ville
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