« Le Jardin d’Épicure » : différence entre les versions
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Nous avons peine à nous figurer l’état d’esprit d’un homme d’autrefois qui croyait fermement que la terre était le centre du monde et que tous les astres tournaient autour d’elle. Il sentait sous ses pieds s’agiter les damnés dans les flammes, et peut-être avait-il vu de ses yeux et senti par ses narines la fumée sulfureuse de l’enfer, s’échappant par quelque fissure de rocher. En levant la tête, il contemplait les douze sphères, celle des éléments, qui renferme l’air et le feu, puis les sphères de la Lune, de Mercure, de Vénus, que visita Dante, le vendredi saint de l’année 1300, puis celles du Soleil, de Mars, de Jupiter et de Saturne, puis le firmament incorruptible auquel les étoiles étaient suspendues comme des lampes. La pensée prolongeant cette contemplation, il découvrait par delà, avec les yeux de l’esprit, le neuvième ciel où des saints furent ravis, le ''primum mobile'' ou cristallin, et enfin l’Empyrée, séjour des bienheureux vers lequel, après la mort, deux anges vêtus de blanc (il en avait la ferme espérance) porteraient comme un petit enfant son âme lavée par le baptême et parfumée par l’huile des derniers sacrements. En ce temps-là, Dieu n’avait pas d’autres enfants que les hommes, et toute sa création était aménagée d’une façon à la fois puérile et poétique, comme une immense cathédrale. Ainsi conçu, l’univers était si simple, qu’on le représentait au complet, avec sa vraie figure et son mouvement, dans certaines grandes horloges machinées et peintes.
C’en est fait des douze cieux et des planètes sous lesquelles on naissait heureux ou malheureux, jovial ou saturnien. La voûte solide du firmament est brisée. Notre
Les mondes meurent, puisqu’ils naissent. Il en naît, il en meurt sans cesse. Et la création, toujours imparfaite, se poursuit dans d’incessantes métamorphoses. Les étoiles s’éteignent sans que nous puissions dire si ces filles de lumière, en mourant ainsi, ne commencent point comme planètes une existence féconde, et si les planètes elles-mêmes ne se dissolvent pas pour redevenir des étoiles. Nous savons seulement qu’il n’est pas plus de repos dans les espaces célestes que sur la terre, et que la loi du travail et de l’effort régit l’infinité des mondes.
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En considération de leur beauté, l’Église fit d’Aspasie, de Laïs et de Cléopâtre des démons, des dames de l’enfer. Quelle gloire ! Une sainte même n’y serait pas insensible. La femme la plus modeste et la plus austère, qui ne veut ôter le repos à aucun homme, voudrait pouvoir l’ôter à tous les hommes. Son orgueil s’accommode des précautions que l’Église prend contre elle. Quand le pauvre saint Antoine lui crie : « Va-t’en, bête ! » cet effroi la flatte. Elle est ravie d’être plus dangereuse qu’elle ne l’eût soupçonné.
Mais ne vous flattez point, mes sœurs ; vous n’avez pas paru en ce monde parfaites et armées. Vous fûtes humbles à votre origine. Vos aïeules du temps du mammouth et du grand ours ne pouvaient point sur les chasseurs des cavernes ce que vous pouvez sur nous. Vous étiez utiles alors, vous étiez nécessaires ; vous n’étiez pas invincibles.
Car c’est une vérité trop éprouvée des ascètes que les rêves que vous donnez sont plus séduisants, s’il est possible, que les réalités que vous pouvez offrir. Jérôme repoussait avec une égale horreur votre souvenir et votre présence. Mais il se livrait en vain aux jeûnes et aux prières ; vous emplissiez d’illusions sa vie dont il vous avait chassées. Voilà la puissance de la femme sur un saint. Je doute qu’elle soit aussi grande sur un habitué du Moulin-Rouge. Prenez garde qu’un peu de votre pouvoir ne s’en aille avec la foi et que vous ne perdiez quelque chose à ne plus être un péché.
Franchement, je ne crois pas que le rationalisme soit bon pour vous.
Enfin si j’étais de vous, j’aurais en aversion tous les émancipateurs qui veulent faire de vous les égales de l’homme. Ils vous poussent à déchoir. La belle affaire pour vous d’égaler un avocat ou un pharmacien ! Prenez garde : déjà vous avez dépouillé quelques parcelles de votre mystère et de votre charme. Tout n’est pas perdu : on se bat, on se ruine, on se suicide encore pour vous ; mais les jeunes gens assis dans les tramways vous laissent debout sur la plate-forme. Votre culte se meurt avec les vieux cultes.
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L’espèce humaine n’est pas susceptible d’un progrès indéfini. Il a fallu pour qu’elle se développât que la terre fût dans de certaines conditions physiques et chimiques qui ne sont point stables. Il fut un temps où notre planète ne convenait pas l’homme : elle était trop chaude et trop humide. Il viendra un temps où elle ne lui conviendra plus : elle sera trop froide et trop sèche. Quand le soleil s’éteindra, ce qui ne peut manquer, les hommes auront disparu depuis longtemps. Les derniers seront aussi dénués et stupides qu’étaient les premiers. Ils auront oublié tous les arts et toutes les sciences, ils s’étendront misérablement dans des cavernes, au bord des glaciers qui rouleront alors leurs blocs transparents sur les ruines effacées des villes où maintenant on pense, on aime, on souffre, on espère. Tous les ormes, tous les tilleuls seront morts de froid ; et les sapins régneront seuls sur la terre glacée. Ces derniers hommes, désespérés sans même le savoir, ne connaîtront rien de nous, rien de notre génie, rien de notre amour, et pourtant ils seront nos enfants nouveau-nés et le sang de notre sang. Un faible reste de royale intelligence, hésitant dans leur crâne épaissi, leur conservera quelque temps encore l’empire sur les ours multipliés autour de leurs cavernes. Peuples et tribus auront disparu sous la neige et les glaces, avec les villes, les routes, les jardins du vieux monde. Quelques familles à peine subsisteront. Femmes, enfants, vieillards, engourdis pêle-mêle, verront par les fentes de leurs cavernes monter tristement sur leur tête un soleil sombre où, comme sur un tison qui s’éteint, courront des lueurs fauves, tandis qu’une neige éblouissante d’étoiles continuera de briller tout le jour dans le ciel noir, travers l’air glacial. Voilà ce qu’ils verront ; mais, dans leur stupidité, ils ne sauront même pas qu’ils voient quelque chose. Un jour, le dernier d’entre eux exhalera sans haine et sans amour dans le ciel ennemi le dernier souffle humain. Et la terre continuera de rouler, emportant à travers les espaces silencieux les cendres de l’humanité, les poèmes d’Homère et les augustes débris des marbres grecs, attachés à ses flancs glacés. Et aucune pensée ne s’élancera plus vers l’infini, du sein de ce globe où l’âme a tant osé, au moins aucune pensée d’homme. Car qui peut dire si alors une autre pensée ne prendra pas conscience d’elle-même et si ce tombeau où nous dormirons tous ne sera pas le berceau d’une âme nouvelle ? De quelle âme, je ne sais. De l’âme de l’insecte, peut-être.
Qui sait si la terre ne deviendra pas bonne pour eux quand elle aura cessé de l’être pour nous ? Qui sait s’ils ne prendront pas un jour conscience d’eux et du monde ? Qui sait si à leur tour ils ne loueront pas Dieu ?
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Nous ne pouvons nous représenter avec exactitude ce qui n’existe plus. Ce que nous appelons la couleur locale est une rêverie. Quand on voit qu’un peintre a toutes les peines du monde reproduire d’une manière à peu près vraisemblable une scène du temps de Louis-Philippe, on désespère qu’il nous rende jamais la moindre idée d’un événement contemporain de saint Louis ou d’Auguste. Nous nous donnons bien du mal pour copier de vieilles armes et de vieux coffres. Les artistes d’autrefois ne s’embarrassaient point de cette vaine exactitude. Ils prêtaient aux héros de la légende ou de l’histoire le costume et la figure de leurs contemporains. Ainsi nous peignirent-ils naturellement leur âme et leur siècle. Un artiste peut-il mieux faire ? Chacun de leurs personnages était quelqu’un d’entre eux. Ces personnages, animés de leur vie et de leur pensée, restent jamais touchants. Ils portent à l’avenir témoignage de sentiments éprouvés et d’émotion véritables. Des peintures archéologiques ne témoignent que de la richesse de nos musées.
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C’est une grande erreur de croire que les vérités scientifiques diffèrent essentiellement des vérités vulgaires. Elles n’en diffèrent que par l’étendue et la précision. Au point de vue pratique, c’est là une différence considérable. Mais il ne faut pas oublier que l’observation du savant s’arrête à l’apparence et au phénomène, sans jamais pouvoir pénétrer la substance ni rien savoir de la véritable nature des choses. Un
Demander une morale à la science, c’est s’exposer à de cruels mécomptes. On croyait, il y a trois cents ans, que la terre était le centre de la création. Nous savons aujourd’hui qu’elle n’est qu’une goutte figée du soleil. Nous savons quels gaz brûlent à la surface des plus lointaines étoiles. Nous savons que l’univers, dans lequel nous sommes une poussière errante, enfante et dévore dans un perpétuel travail ; nous savons qu’il naît sans cesse et qu’il meurt des astres. Mais en quoi notre morale a-t-elle été changée par de si prodigieuses découvertes ? Les mères en ont-elles mieux ou moins bien aimé leurs petits enfants ? En sentons-nous plus ou moins la beauté des femmes ? Le cœur en bat-il autrement dans la poitrine des héros ? Non ! non ! que la terre soit grande ou petite, il n’importe à l’homme. Elle est assez grande pourvu qu’on y souffre, pourvu qu’on y aime. La souffrance et l’amour, voilà les deux sources jumelles de son inépuisable beauté. La souffrance ! quelle divine méconnue ! Nous lui devons tout ce qu’il y a de bon en nous, tout ce qui donne du prix à la vie ; nous lui devons la pitié, nous lui devons le courage, nous lui devons toutes les vertus. La terre n’est qu’un grain de sable dans le désert infini des mondes. Mais, si l’on ne souffre que sur la terre, elle est plus grande que tout le reste du monde. Que dis-je ? elle est tout, et le reste n’est rien. Car, ailleurs, il n’y a ni vertu ni génie. Qu’est-ce que le génie, sinon l’art de charmer la souffrance ? C’est sur le sentiment seul que la morale repose naturellement. De très grands esprits ont nourri, je le sais, d’autres espérances. Renan s’abandonnait volontiers en souriant au rêve d’une morale scientifique. Il avait dans la science une confiance à peu près illimitée. Il croyait qu’elle changerait le monde, parce qu’elle perce les montagnes. Je ne crois pas, comme lui, qu’elle puisse nous diviniser.
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Il y a dans la versification plus de liturgie qu’on ne croit. Et, pour un poète blanchi dans la poétique, faire des vers, c’est accomplir les rites sacrés. Cet état d’esprit est essentiellement conservateur, et il ne faut point s’étonner de l’intolérance qui en est le naturel effet.
— Un tel désordre sur la voie publique ! s’écria-t-il d’une voix étranglée par la colère et l’épouvante.
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C’est une grande niaiserie que le « connais-toi toi-même » de la philosophie grecque. Nous ne connaîtrons jamais ni nous ni autrui. Il s’agit bien de cela ! Créer le monde est moins impossible que de le comprendre. Hegel en eut quelque soupçon. Il se peut que l’intelligence nous serve un jour à fabriquer un univers.
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Vous dites que l’état méditatif est la cause de tous nos maux. Pour croire cet état si funeste il en faut beaucoup exagérer la grandeur et la puissance. En réalité, l’intelligence usurpe bien moins qu’on ne croit sur les instincts et les sentiments naturels, même chez les hommes dont l’intelligence a le plus de force et qui sont égoïstes, avares et sensuels comme les autres hommes. On ne verra jamais un physiologiste soumettre au raisonnement les battements de son cœur et le rythme de sa respiration. Dans la civilisation la plus savante, les opérations auxquelles l’homme se livre avec une méthode philosophique demeurent peu nombreuses et peu importantes au regard de celles que l’instinct et le sens commun accomplissent seuls ; et nous réagissons si peu contre les mouvements réflexes que je n’ose pas dire qu’il y a dans les sociétés humaines un état intellectuel en opposition avec l’état de nature.
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Je ne sais si ce monde est le pire des mondes possible. C’est le flatter, je crois, que de lui accorder quelque excellence, fût-ce celle du mal. Ce que nous pouvons imaginer des autres mondes est peu de chose, et l’astronomie physique ne nous renseigne pas bien exactement sur les conditions de la vie à la surface des planètes même les plus voisines de la nôtre. Nous savons seulement que Vénus et Mars ressemblent beaucoup à la terre. Cette seule ressemblance nous permet de croire que le mal y règne comme ici et que la terre n’est qu’une des provinces de son vaste empire. Nous n’avons aucune raison de supposer que la vie est meilleure la surface des mondes géants, Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune, qui glissent en silence dans des espaces où le soleil commence d’épuiser sa chaleur et sa lumière. Qui sait ce que sont les êtres sur ces globes enveloppés de nuées épaisses et rapides ? Nous ne pouvons nous empêcher de penser, par analogie, que notre système solaire tout entier est une géhenne où l’animal naît pour la souffrance et pour la mort. Et il ne nous reste pas l’illusion de concevoir que les étoiles éclairent des planètes plus heureuses. Les étoiles ressemblent trop à notre soleil. La science a décomposé le faible rayon qu’elles mettent des années, des siècles à nous envoyer ; l’analyse de leur lumière nous a fait connaître que les substances qui brûlent à leur surface sont celles-là même qui s’agitent sur la sphère de l’astre qui, depuis qu’il est des hommes, éclaire et réchauffe leurs misères, leurs folies, leurs douleurs. Cette analogie suffirait seule à me dégoûter de l’univers.
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Je suis persuadé que l’humanité a de tout temps la même somme de folie et de bêtise à dépenser. C’est un capital qui doit fructifier d’une manière ou d’une autre. La question est de savoir si, après tout, les insanités consacrées par le temps ne constituent pas le placement le plus sage qu’un homme puisse faire de sa bêtise. Loin de me réjouir quand je vois s’en aller quelque vieille erreur, je songe à l’erreur nouvelle qui viendra la remplacer, et je me demande avec inquiétude si elle ne sera pas plus incommode ou plus dangereuse que l’autre.
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Tout ce qui ne vaut que par la nouveauté du tour et par un certain goût d’art vieillit vite. La mode artiste passe comme toutes les autres modes. Il en est des phrases affrétées et qui veulent être neuves comme des robes qui sortent de chez les grands couturiers : elles ne durent qu’une saison.
La seule difficulté est de définir la forme simple, et il faut, convenir que cette difficulté est grande.
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« Il faut que j’agisse puisque je vis, » dit l’homunculus sorti de l’alambic du docteur Wagner. Et, dans le fait, vivre c’est agir. Malheureusement, l’esprit spéculatif rend l’homme impropre l’action. L’empire n’est pas à ceux qui veulent tout comprendre. C’est une infirmité que de voir au delà du but prochain. Il n’y a pas que les chevaux et les mulets à qui il faille des
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=== SUR LES COUVENTS DE FEMMES===
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Et pourquoi sans cela seraient-elles entrées an couvent ? Aujourd’hui, elles n’y sont plus jetées par l’orgueil et l’avarice de leur famille. Elles prennent le voile parce qu’il leur convient de le prendre. Elles le quitteraient s’il leur plaisait de le quitter, et vous voyez qu’elles le gardent. Les dragons philosophes, qu’on voit forçant les clôtures dans les vaudevilles de la Révolution, avaient vite fait d’invoquer la nature et de marier les nonnes. La nature est plus vaste que ne croient les dragons philosophes ; elle réunit le sensualisme et l’ascétisme dans son sein immense ; et quant aux couvents, il faut bien que le monstre soit aimable, puisqu’il est aimé et qu’il ne dévore plus que des victimes volontaires. Le couvent a ses charmes. La chapelle, avec ses vases dorés et ses roses en papier, une sainte Vierge peinte de couleurs naturelles et éclairée par une lumière pâle et mystérieuse comme le clair de lune, les chants et l’encens et la voix du prêtre, voilà les premières séductions du cloître ; elles l’emportent quelquefois sur celles du monde.
C’est que ces choses ont une âme et qu’elles contiennent toute la somme de poésie accessible à certaines natures. Sédentaire et faite pour une vie discrète, humble, cachée, la femme se trouve tout d’abord à son aise au couvent. L’atmosphère en est tiède, un peu lourde ; elle procure aux bonnes filles les délices d’une lente asphyxie. On y goûte un demi-sommeil. On y perd la pensée. C’est un grand débarras. En échange, on y gagne la certitude. N’est-ce pas, au point de vue pratique, une excellente affaire ? Je compte pour peu les titres d’épouse mystique de Jésus, de vase d’élection et de colombe immaculée. On n’a guère d’exaltation dans les communautés. Les vertus y vont leur petit train. Tout, jusqu’au sentiment du divin, y garde un prudent terre-à-terre. Pas d’envolée. Le spiritualisme, dans sa sagesse, s’y matérialise autant qu’il peut, et il le peut beaucoup plus qu’on ne pense communément. La grande affaire de la vie y est si bien divisée en une suite de petites affaires que l’exactitude supplée à tout. Rien ne rompt jamais la trame égale de l’existence. Le devoir y est très simple. La règle le trace. Il y a là de quoi satisfaire les âmes timides, douces et obéissantes. Une telle vie tue l’imagination et non pas la gaieté. Il est rare de rencontrer l’expression d’une tristesse profonde sur le visage d’une religieuse.
J’ai l’honneur de connaître la supérieure d’une communauté dont la maison-mère est à Paris. C’est une femme de bien et qui m’inspire un sincère respect. Elle me contait, il y a peu de temps, les derniers moments d’une de ses religieuses, que j’avais connue dans le monde rieuse et jolie, et qui était allée s’éteindre de phtisie au couvent.
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— Les voyelles, je vais vous dire j’ai toujours eu la mauvaise habitude de les brouiller et de les confondre. Vous vous en êtes peut-être aperçu ce soir : le vieux Cadmus parle un peu de la gorge.
— Je le lui pardonne, je lui pardonnerais presque le rapt de la vierge Io, puisque enfin son père Inachos n’était qu’un chef de sauvages portant pour sceptre un bois de cerf, sculpté à la pointe du silex. Je lui pardonnerais même d’avoir fait connaître aux Béotiens pauvres et vertueux les danses frénétiques des Bacchantes, je lui pardonnerais tout, pour avoir donné à la Grèce et au monde le plus précieux des talismans, les vingt-deux lettres de l’alphabet phénicien. De ces vingt-deux lettres sont sortis tous les alphabets de l’univers. Il n’est point de pensée sur cette terre qu’ils ne fixent et ne gardent. De votre alphabet, divin Cadmus, sont sorties les écritures grecques et italiotes, qui ont donné naissance à toutes les écritures européennes. De votre alphabet encore sont issues toutes les écritures sémitiques, depuis l’araméen et l’hébreu jusqu’au syriaque et à l’arabe. Et ce même alphabet phénicien est le père des alphabets hymiarite et éthiopien et de tous les alphabets du centre de l’Asie, zend et pehlvi, et même de l’alphabet indien, qui a donné naissance au devanâgari et à tous les alphabets de l’Asie méridionale. Quelle fortune ! Quel succès universel ! Il n’y a pas, à l’heure qu’il est, sur toute la surface de la terre une seule écriture qui ne dérive de l’écriture cadméenne. Quiconque en ce monde écrit un mot est tributaire des vieux marchands chananéens.
— Cher monsieur, modérez votre enthousiasme. Je suis assez content de ma petite invention. Mais ma visite n’a rien qui puisse vous flatter particulièrement. Je m’ennuie à mort depuis que, devenu une ombre vaine, je ne vends plus ni étain, ni poudre d’or, ni dents d’éléphant et que, sur cette terre où M. Stanley suit de loin mon exemple, je suis réduit à converser, de temps autre, avec quelques savants ou curieux qui veulent bien s’intéresser à moi. Je crois entendre le chant du coq, adieu et tachez de vous enrichir : les seuls bien de ce monde sont la richesse et la puissance.
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Il ne faut point se laisser emporter par la haine des précieuses et des pédantes. Il est de fait que rien n’est odieux comme une pédante. Pour ce qui est des précieuses, il faudrait distinguer. Le bel air ne messied pas toujours, et un certain goût de bien dire ne gâte pas une femme. Si madame de Lafayette est une précieuse (de son temps, elle passait pour telle), je ne haïrai point les précieuses. Toute affectation est détestable, celle du torchon comme celle de la plume, et il y aurait peu d’agrément vivre dans la société que rêvait Proudhon, où toutes les femmes seraient cuisinières et ravaudeuses. Je veux bien qu’il soit moins naturel et, partant, moins gracieux aux femmes de composer un livre que de jouer la comédie, mais une femme qui sait écrire aurait tort de ne point le faire, si cela n’embarrasse pas sa vie. Sans compter que l’encrier pourra lui devenir un ami quand il lui faudra franchir le pas douloureux pour entrer dans l’âge des souvenirs. Il est certain que, si les femmes n’écrivent pas mieux que les hommes, elles écrivent autrement et laissent traîner sur le papier un peu de leur grâce divine. Pour ma part, je suis très reconnaissant à madame de Caylus et à madame de Staal-Delaunay d’avoir laissé des pattes de mouche immortelles.
Ce serait la moins philosophique des idées que de se figurer la science entrant dans le système moral d’une femme ou d’une fille comme un corps étranger, comme un élément perturbateur d’une puissance incalculable. Mais, s’il était naturel et légitime de vouloir instruire les jeunes filles, il est certain qu’on s’y est très mal pris. On commence heureusement à le reconnaître. La science est le lien de l’homme avec la nature. Elles ont besoin comme nous d’une part de connaissance.
On était parti de l’idée absurde qu’un peuple est savant quand tout le monde y sait les mêmes choses, comme si la diversité des fonctions n’entraînait pas la diversité des connaissances, et comme s’il était profitable qu’un marchand sût ce que sait un médecin ! Cette idée se trouva féconde en erreurs ; notamment, elle en enfanta une autre encore plus méchante qu’elle. On s’imagina que les éléments des sciences spéciales sont utiles aux personnes destinées à n’en poursuivre ni les applications ni la théorie. On s’imagina que la terminologie avait en anatomie, par exemple, ou en chimie, une valeur propre, et qu’on était intéressé à la connaître, indépendamment de l’usage qu’en font les chirurgiens et les chimistes. Cette superstition est aussi folle que celle des vieux Scandinaves qui écrivaient en caractères runiques et s’imaginaient qu’il y a des mots assez puissants, si on les prononçait jamais, pour éteindre le soleil et réduire la terre en poudre.
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===AUX CHAMPS-ÉLYSÉES===
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Aristote haussa les épaules et répondit à son maître Platon, avec une respectueuse fermeté :
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Les opinions s’opposaient les unes aux autres.
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ARISTE.
Vous mettez des difficultés où il n’y en eut jamais.
POLYPHILE.
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» Je suis heureux de vous offrir une omelette, du vin et du tabac. Mais je ne vous cache pas qu’il m’est encore plus agréable de donner à mon chien, à mes lapins et à mes pigeons le pain quotidien, qui répare leurs forces, dont ils ne se serviront pas mal à propos pour écrire des romans qui troublent les cœurs ou des traités de physiologie qui empoisonnent l’existence.
— Non pas, me dit-il : il y a dans les arts une puérilité qui désarme la haine. Ce sont des jeux d’enfants. Les peintres, les sculpteurs barbouillent des images et font des poupées. Voil tout ! Il n’y aurait pas grand mal à cela. Il faudrait même savoir gré aux poètes de n’employer les mots qu’après les avoir dépouillés de toute signification si les malheureux qui se livrent à cet amusement ne le prenaient point au sérieux et s’ils n’y dévouaient point odieusement égoïstes, irritables, jaloux, envieux, maniaques et déments. Ils attachent à ces niaiseries des idées de gloire. Ce qui prouve leur délire. Car de toutes les illusions qui peuvent naître dans un cerveau malade, la gloire est bien la plus ridicule et la plus funeste. C’est ce qui me fait pitié. Ici, les laboureurs chantent dans le sillon les chansons des aïeux ; les bergers, assis au penchant des collines, taillent avec leur couteau des figures dans des racines de buis, et les ménagères pétrissent, pour les fêtes religieuses, des pains en forme de colombes. Ce sont là des arts innocents, que l’orgueil n’empoisonna pas. Ils sont faciles et proportionnés à la faiblesse humaine. Au contraire, les arts des villes exigent un effort, et tout effort produit la souffrance.
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— Voyez, me dit-il, cette fille qui ne mange que du lard et du pain et qui portait, hier, au bout d’une fourche les bottes de paille dont elle a encore des brins dans les cheveux. Elle est heureuse et, quoi qu’elle fasse, innocente. Car c’est la science et la civilisation qui ont créé le mal moral avec le mal physique. Je suis presque aussi heureux qu’elle, étant presque aussi stupide. Ne pensant à rien, je ne me tourmente plus. N’agissant pas, je ne crains pas de mal faire. Je ne cultive pas même mon jardin, de peur d’accomplir un acte dont je ne pourrais pas calculer les conséquences. De la sorte, je suis parfaitement tranquille.
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— Ce n’était un acte ni bien original, ni bien réfléchi, ni, coup sûr, d’ordre scientifique que celui auquel Alexandre ou Napoléon dut de naître. Toutefois des millions de destinées en furent traversées. Sait-on jamais la valeur et le véritable sens de ce que l’on fait ? Il y a dans ''les Mille et une Nuits'' un conte auquel je ne puis me défendre d’attacher une signification philosophique. C’est l’histoire de ce marchand arabe qui, au retour d’un pèlerinage à la Mecque, s’assied au bord, d’une fontaine pour manger des dattes, dont il jette les noyaux en l’air. Un de ces noyaux tue le fils invisible d’un Génie. Le pauvre homme ne croyait pas tant faire avec un noyau, et, quand on l’instruisit de son crime, il en demeura stupide. Il n’avait pas assez médité sur les conséquences possibles de toute action. Savons-nous jamais si, quand nous levons les bras, nous ne frappons pas, comme fit ce marchand, un génie de l’air ? À votre place je ne serais pas tranquille. Qui vous dit, mon ami, que votre repos dans ce prieuré couvert de lierre et de saxifrages n’est pas un acte d’une importance plus grande pour l’humanit que les découvertes de tous les savants, et d’un effet véritablement désastreux dans l’avenir ?
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