« Le Jardin d’Épicure » : différence entre les versions

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Nous avons peine à nous figurer l’état d’esprit d’un homme d’autrefois qui croyait fermement que la terre était le centre du monde et que tous les astres tournaient autour d’elle. Il sentait sous ses pieds s’agiter les damnés dans les flammes, et peut-être avait-il vu de ses yeux et senti par ses narines la fumée sulfureuse de l’enfer, s’échappant par quelque fissure de rocher. En levant la tête, il contemplait les douze sphères, celle des éléments, qui renferme l’air et le feu, puis les sphères de la Lune, de Mercure, de Vénus, que visita Dante, le vendredi saint de l’année 1300, puis celles du Soleil, de Mars, de Jupiter et de Saturne, puis le firmament incorruptible auquel les étoiles étaient suspendues comme des lampes. La pensée prolongeant cette contemplation, il découvrait par delà, avec les yeux de l’esprit, le neuvième ciel où des saints furent ravis, le ''primum mobile'' ou cristallin, et enfin l’Empyrée, séjour des bienheureux vers lequel, après la mort, deux anges vêtus de blanc (il en avait la ferme espérance) porteraient comme un petit enfant son âme lavée par le baptême et parfumée par l’huile des derniers sacrements. En ce temps-là, Dieu n’avait pas d’autres enfants que les hommes, et toute sa création était aménagée d’une façon à la fois puérile et poétique, comme une immense cathédrale. Ainsi conçu, l’univers était si simple, qu’on le représentait au complet, avec sa vraie figure et son mouvement, dans certaines grandes horloges machinées et peintes.
 
C’en est fait des douze cieux et des planètes sous lesquelles on naissait heureux ou malheureux, jovial ou saturnien. La voûte solide du firmament est brisée. Notre oeilœil et notre pensée se plongent dans les abîmes infinis du ciel. Au delà des planètes, nous découvrons, non plus l’Empyrée des élus et des anges, mais cent millions de soleils roulant, escortés de leur cortège d’obscurs satellites, invisibles pour nous. Au milieu de cette infinité de mondes, notre soleil à nous n’est qu’une bulle de gaz et la terre une goutte de boue. Notre imagination s’irrite et s’étonne quand on nous dit que le rayon lumineux qui nous vient de l’étoile polaire était en chemin depuis un demi-siècle et que pourtant cette belle étoile est notre voisine et qu’elle est, avec Sirius et Arcturus, une des plus proches sœurs de notre soleil. Il est des étoiles que nous voyons encore dans le champ du télescope et qui sont peut-être éteintes depuis trois mille ans.
 
Les mondes meurent, puisqu’ils naissent. Il en naît, il en meurt sans cesse. Et la création, toujours imparfaite, se poursuit dans d’incessantes métamorphoses. Les étoiles s’éteignent sans que nous puissions dire si ces filles de lumière, en mourant ainsi, ne commencent point comme planètes une existence féconde, et si les planètes elles-mêmes ne se dissolvent pas pour redevenir des étoiles. Nous savons seulement qu’il n’est pas plus de repos dans les espaces célestes que sur la terre, et que la loi du travail et de l’effort régit l’infinité des mondes.
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En considération de leur beauté, l’Église fit d’Aspasie, de Laïs et de Cléopâtre des démons, des dames de l’enfer. Quelle gloire ! Une sainte même n’y serait pas insensible. La femme la plus modeste et la plus austère, qui ne veut ôter le repos à aucun homme, voudrait pouvoir l’ôter à tous les hommes. Son orgueil s’accommode des précautions que l’Église prend contre elle. Quand le pauvre saint Antoine lui crie : « Va-t’en, bête ! » cet effroi la flatte. Elle est ravie d’être plus dangereuse qu’elle ne l’eût soupçonné.
 
Mais ne vous flattez point, mes sœurs ; vous n’avez pas paru en ce monde parfaites et armées. Vous fûtes humbles à votre origine. Vos aïeules du temps du mammouth et du grand ours ne pouvaient point sur les chasseurs des cavernes ce que vous pouvez sur nous. Vous étiez utiles alors, vous étiez nécessaires ; vous n’étiez pas invincibles. AÀ dire vrai, dans ces vieux âges, et pour longtemps encore, il vous manquait le charme. Alors vous ressembliez aux hommes et les hommes ressemblaient aux bêtes. Pour faire de vous la terrible merveille que vous êtes aujourd’hui, pour devenir la cause indifférente et souveraine des sacrifices et des crimes, il vous a fallu deux choses : la civilisation qui vous donna des voiles et la religion qui nous donna des scrupules. Depuis lors, c’est parfait : vous êtes un secret et vous êtes un péché. On rêve de vous et l’on se damne pour vous. Vous inspirez le désir et la peur ; la folie d’amour est entrée dans le monde. C’est un infaillible instinct qui vous incline à la piété. Vous avez bien raison d’aimer le christianisme. Il a décuplé votre puissance. Connaissez-vous saint Jérôme ? AÀ Rome et en Asie, vous lui fîtes une telle peur qu’il alla vous fuir dans un affreux désert. Là, nourri de racines crues et si brûlé par le soleil qu’il n’avait plus qu’une peau noire et collée aux os, il vous retrouvait encore. Sa solitude était pleine de vos images, plus belles encore que vous-mêmes.
 
Car c’est une vérité trop éprouvée des ascètes que les rêves que vous donnez sont plus séduisants, s’il est possible, que les réalités que vous pouvez offrir. Jérôme repoussait avec une égale horreur votre souvenir et votre présence. Mais il se livrait en vain aux jeûnes et aux prières ; vous emplissiez d’illusions sa vie dont il vous avait chassées. Voilà la puissance de la femme sur un saint. Je doute qu’elle soit aussi grande sur un habitué du Moulin-Rouge. Prenez garde qu’un peu de votre pouvoir ne s’en aille avec la foi et que vous ne perdiez quelque chose à ne plus être un péché.
 
Franchement, je ne crois pas que le rationalisme soit bon pour vous. AÀ votre place, je n’aimerais guère les physiologistes qui sont indiscrets, qui vous expliquent beaucoup trop, qui disent que vous êtes malades quand nous vous croyons inspirées et qui appellent prédominance des mouvements réflexes votre facult sublime d’aimer et de souffrir. Ce n’est point de ce ton qu’on parle de vous dans la Légende dorée : on vous y nomme blanche colombe, lis de pureté, rose d’amour. Cela est plus agréable que d’être appelée hystérique, hallucinée et cataleptique, comme on vous appelle journellement depuis que la science a triomphé.
 
Enfin si j’étais de vous, j’aurais en aversion tous les émancipateurs qui veulent faire de vous les égales de l’homme. Ils vous poussent à déchoir. La belle affaire pour vous d’égaler un avocat ou un pharmacien ! Prenez garde : déjà vous avez dépouillé quelques parcelles de votre mystère et de votre charme. Tout n’est pas perdu : on se bat, on se ruine, on se suicide encore pour vous ; mais les jeunes gens assis dans les tramways vous laissent debout sur la plate-forme. Votre culte se meurt avec les vieux cultes.
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L’espèce humaine n’est pas susceptible d’un progrès indéfini. Il a fallu pour qu’elle se développât que la terre fût dans de certaines conditions physiques et chimiques qui ne sont point stables. Il fut un temps où notre planète ne convenait pas l’homme : elle était trop chaude et trop humide. Il viendra un temps où elle ne lui conviendra plus : elle sera trop froide et trop sèche. Quand le soleil s’éteindra, ce qui ne peut manquer, les hommes auront disparu depuis longtemps. Les derniers seront aussi dénués et stupides qu’étaient les premiers. Ils auront oublié tous les arts et toutes les sciences, ils s’étendront misérablement dans des cavernes, au bord des glaciers qui rouleront alors leurs blocs transparents sur les ruines effacées des villes où maintenant on pense, on aime, on souffre, on espère. Tous les ormes, tous les tilleuls seront morts de froid ; et les sapins régneront seuls sur la terre glacée. Ces derniers hommes, désespérés sans même le savoir, ne connaîtront rien de nous, rien de notre génie, rien de notre amour, et pourtant ils seront nos enfants nouveau-nés et le sang de notre sang. Un faible reste de royale intelligence, hésitant dans leur crâne épaissi, leur conservera quelque temps encore l’empire sur les ours multipliés autour de leurs cavernes. Peuples et tribus auront disparu sous la neige et les glaces, avec les villes, les routes, les jardins du vieux monde. Quelques familles à peine subsisteront. Femmes, enfants, vieillards, engourdis pêle-mêle, verront par les fentes de leurs cavernes monter tristement sur leur tête un soleil sombre où, comme sur un tison qui s’éteint, courront des lueurs fauves, tandis qu’une neige éblouissante d’étoiles continuera de briller tout le jour dans le ciel noir, travers l’air glacial. Voilà ce qu’ils verront ; mais, dans leur stupidité, ils ne sauront même pas qu’ils voient quelque chose. Un jour, le dernier d’entre eux exhalera sans haine et sans amour dans le ciel ennemi le dernier souffle humain. Et la terre continuera de rouler, emportant à travers les espaces silencieux les cendres de l’humanité, les poèmes d’Homère et les augustes débris des marbres grecs, attachés à ses flancs glacés. Et aucune pensée ne s’élancera plus vers l’infini, du sein de ce globe où l’âme a tant osé, au moins aucune pensée d’homme. Car qui peut dire si alors une autre pensée ne prendra pas conscience d’elle-même et si ce tombeau où nous dormirons tous ne sera pas le berceau d’une âme nouvelle ? De quelle âme, je ne sais. De l’âme de l’insecte, peut-être. AÀ côté de l’homme, malgr l’homme, les insectes, les abeilles, par exemple, et les fourmis ont déjà fait des merveilles. Il est vrai que les fourmis et les abeilles veulent comme nous de la lumière et de la chaleur. Mais il y a des invertébrés moins frileux. Qui connaît l’avenir réservé à leur travail et à leur patience ?
 
Qui sait si la terre ne deviendra pas bonne pour eux quand elle aura cessé de l’être pour nous ? Qui sait s’ils ne prendront pas un jour conscience d’eux et du monde ? Qui sait si à leur tour ils ne loueront pas Dieu ?
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''AÀ Lucien Muhlfeld.''
 
Nous ne pouvons nous représenter avec exactitude ce qui n’existe plus. Ce que nous appelons la couleur locale est une rêverie. Quand on voit qu’un peintre a toutes les peines du monde reproduire d’une manière à peu près vraisemblable une scène du temps de Louis-Philippe, on désespère qu’il nous rende jamais la moindre idée d’un événement contemporain de saint Louis ou d’Auguste. Nous nous donnons bien du mal pour copier de vieilles armes et de vieux coffres. Les artistes d’autrefois ne s’embarrassaient point de cette vaine exactitude. Ils prêtaient aux héros de la légende ou de l’histoire le costume et la figure de leurs contemporains. Ainsi nous peignirent-ils naturellement leur âme et leur siècle. Un artiste peut-il mieux faire ? Chacun de leurs personnages était quelqu’un d’entre eux. Ces personnages, animés de leur vie et de leur pensée, restent jamais touchants. Ils portent à l’avenir témoignage de sentiments éprouvés et d’émotion véritables. Des peintures archéologiques ne témoignent que de la richesse de nos musées.
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C’est une grande erreur de croire que les vérités scientifiques diffèrent essentiellement des vérités vulgaires. Elles n’en diffèrent que par l’étendue et la précision. Au point de vue pratique, c’est là une différence considérable. Mais il ne faut pas oublier que l’observation du savant s’arrête à l’apparence et au phénomène, sans jamais pouvoir pénétrer la substance ni rien savoir de la véritable nature des choses. Un oeilœil armé du microscope n’en est pas moins un oeilœil humain. Il voit plus que les autres yeux, il ne voit pas autrement. Le savant multiplie les rapports de l’homme avec la nature, mais il lui est impossible de modifier en rien le caractère essentiel de ces rapports. Il voit comment se produisent certains phénomènes qui nous échappent, mais il lui est interdit, aussi bien qu’à nous, de rechercher pourquoi ils se produisent.
 
Demander une morale à la science, c’est s’exposer à de cruels mécomptes. On croyait, il y a trois cents ans, que la terre était le centre de la création. Nous savons aujourd’hui qu’elle n’est qu’une goutte figée du soleil. Nous savons quels gaz brûlent à la surface des plus lointaines étoiles. Nous savons que l’univers, dans lequel nous sommes une poussière errante, enfante et dévore dans un perpétuel travail ; nous savons qu’il naît sans cesse et qu’il meurt des astres. Mais en quoi notre morale a-t-elle été changée par de si prodigieuses découvertes ? Les mères en ont-elles mieux ou moins bien aimé leurs petits enfants ? En sentons-nous plus ou moins la beauté des femmes ? Le cœur en bat-il autrement dans la poitrine des héros ? Non ! non ! que la terre soit grande ou petite, il n’importe à l’homme. Elle est assez grande pourvu qu’on y souffre, pourvu qu’on y aime. La souffrance et l’amour, voilà les deux sources jumelles de son inépuisable beauté. La souffrance ! quelle divine méconnue ! Nous lui devons tout ce qu’il y a de bon en nous, tout ce qui donne du prix à la vie ; nous lui devons la pitié, nous lui devons le courage, nous lui devons toutes les vertus. La terre n’est qu’un grain de sable dans le désert infini des mondes. Mais, si l’on ne souffre que sur la terre, elle est plus grande que tout le reste du monde. Que dis-je ? elle est tout, et le reste n’est rien. Car, ailleurs, il n’y a ni vertu ni génie. Qu’est-ce que le génie, sinon l’art de charmer la souffrance ? C’est sur le sentiment seul que la morale repose naturellement. De très grands esprits ont nourri, je le sais, d’autres espérances. Renan s’abandonnait volontiers en souriant au rêve d’une morale scientifique. Il avait dans la science une confiance à peu près illimitée. Il croyait qu’elle changerait le monde, parce qu’elle perce les montagnes. Je ne crois pas, comme lui, qu’elle puisse nous diviniser. AÀ vrai dire, je n’en ai guère l’envie. Je ne sens pas en moi l’étoffe d’un dieu, si petit qu’il soit. Ma faiblesse m’est chère. Je tiens à mon imperfection comme à ma raison d’être.
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Il y a dans la versification plus de liturgie qu’on ne croit. Et, pour un poète blanchi dans la poétique, faire des vers, c’est accomplir les rites sacrés. Cet état d’esprit est essentiellement conservateur, et il ne faut point s’étonner de l’intolérance qui en est le naturel effet.
 
AÀ peine a-t-on le droit de sourire en voyant que ceux qui, à tort ou à raison, prétendent avoir le plus innové sont ceux-là mêmes qui repoussent les nouveautés avec le plus de colère ou de dégoût. C’est là le tour ordinaire de l’esprit humain, et l’histoire de la Réforme en a fait paraître des exemples tragiques. On a vu un Henry Estienne qui, contraint de fuir pour échapper au bûcher, du fond de sa retraite dénonçait au bourreau ses propres amis qui ne pensaient pas comme lui. On a vu Calvin, et l’on sait que l’intolérance des révolutionnaires n’est pas médiocre. J’ai connu jadis un vieux sénateur de la République qui, dans sa jeunesse, avait conspiré avec toutes les sociétés secrètes contre Charles X, fomenté soixante émeutes sous le gouvernement de Juillet, tramé, déjà vieux, des complots pour renverser l’Empire et pris sa large part de trois révolutions. C’était un vieillard paisible, qui gardait dans les débats des assemblées une douceur souriante. Il semblait que rien ne dût troubler désormais son repos, acheté par tant de fatigues. Il ne respirait plus que la paix et le contentement. Un jour pourtant, je le vis indigné. Un feu qu’on croyait depuis longtemps éteint brillait dans ses yeux. Il regardait par une fenêtre du palais un monôme d’étudiants qui déroulait sa queue dans le jardin du Luxembourg. La vue de cette innocente émeute lui inspirait une sorte de fureur.
 
— Un tel désordre sur la voie publique ! s’écria-t-il d’une voix étranglée par la colère et l’épouvante.
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C’est une grande niaiserie que le « connais-toi toi-même » de la philosophie grecque. Nous ne connaîtrons jamais ni nous ni autrui. Il s’agit bien de cela ! Créer le monde est moins impossible que de le comprendre. Hegel en eut quelque soupçon. Il se peut que l’intelligence nous serve un jour à fabriquer un univers. AÀ concevoir celui-ci, jamais ! Aussi bien est-ce faire un abus vraiment inique de l’intelligence que de l’employer rechercher la vérité. Encore moins peut-elle nous servir juger, selon la justice, les hommes et leurs œuvres. Elle s’emploie proprement à ces jeux, plus compliqués que la marelle ou les échecs, qu’on appelle métaphysique, éthique, esthétique. Mais où elle sert le mieux et donne le plus d’agrément, c’est saisir ça et là quelque saillie ou clarté des choses et à en jouir, sans gâter cette joie innocente par esprit de système et manie de juger.
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Vous dites que l’état méditatif est la cause de tous nos maux. Pour croire cet état si funeste il en faut beaucoup exagérer la grandeur et la puissance. En réalité, l’intelligence usurpe bien moins qu’on ne croit sur les instincts et les sentiments naturels, même chez les hommes dont l’intelligence a le plus de force et qui sont égoïstes, avares et sensuels comme les autres hommes. On ne verra jamais un physiologiste soumettre au raisonnement les battements de son cœur et le rythme de sa respiration. Dans la civilisation la plus savante, les opérations auxquelles l’homme se livre avec une méthode philosophique demeurent peu nombreuses et peu importantes au regard de celles que l’instinct et le sens commun accomplissent seuls ; et nous réagissons si peu contre les mouvements réflexes que je n’ose pas dire qu’il y a dans les sociétés humaines un état intellectuel en opposition avec l’état de nature.
 
AÀ tout considérer, un métaphysicien ne diffère pas du reste des hommes autant qu’on croit et qu’il veut qu’on croie. Et qu’est-ce que penser ? Et comment pense-t-on ? Nous pensons avec des mots ; cela seul est sensuel et ramène à la nature. Songez-y, un métaphysicien n’a, pour constituer le système du monde, que le cri perfectionné des singes et des chiens. Ce qu’il appelle spéculation profonde et méthode transcendante, c’est de mettre bout à bout, dans un ordre arbitraire, les onomatopées qui criaient la faim, la peur et l’amour dans les forêts primitives et auxquelles se sont attachées peu à peu des significations qu’on croit abstraites quand elles sont seulement relâchées. N’ayez pas peur que cette suite de petits cris éteints et affaiblis qui composent un livre de philosophie nous en apprenne trop sur l’univers pour que nous ne puissions plus y vivre. Dans la nuit où nous sommes tous, le savant se cogne au mur, tandis que l’ignorant reste ; tranquillement au milieu de la chambre.
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''AÀ Gabriel Séailles.''
Je ne sais si ce monde est le pire des mondes possible. C’est le flatter, je crois, que de lui accorder quelque excellence, fût-ce celle du mal. Ce que nous pouvons imaginer des autres mondes est peu de chose, et l’astronomie physique ne nous renseigne pas bien exactement sur les conditions de la vie à la surface des planètes même les plus voisines de la nôtre. Nous savons seulement que Vénus et Mars ressemblent beaucoup à la terre. Cette seule ressemblance nous permet de croire que le mal y règne comme ici et que la terre n’est qu’une des provinces de son vaste empire. Nous n’avons aucune raison de supposer que la vie est meilleure la surface des mondes géants, Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune, qui glissent en silence dans des espaces où le soleil commence d’épuiser sa chaleur et sa lumière. Qui sait ce que sont les êtres sur ces globes enveloppés de nuées épaisses et rapides ? Nous ne pouvons nous empêcher de penser, par analogie, que notre système solaire tout entier est une géhenne où l’animal naît pour la souffrance et pour la mort. Et il ne nous reste pas l’illusion de concevoir que les étoiles éclairent des planètes plus heureuses. Les étoiles ressemblent trop à notre soleil. La science a décomposé le faible rayon qu’elles mettent des années, des siècles à nous envoyer ; l’analyse de leur lumière nous a fait connaître que les substances qui brûlent à leur surface sont celles-là même qui s’agitent sur la sphère de l’astre qui, depuis qu’il est des hommes, éclaire et réchauffe leurs misères, leurs folies, leurs douleurs. Cette analogie suffirait seule à me dégoûter de l’univers.
 
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''AÀ Paul Hervieu.''
Je suis persuadé que l’humanité a de tout temps la même somme de folie et de bêtise à dépenser. C’est un capital qui doit fructifier d’une manière ou d’une autre. La question est de savoir si, après tout, les insanités consacrées par le temps ne constituent pas le placement le plus sage qu’un homme puisse faire de sa bêtise. Loin de me réjouir quand je vois s’en aller quelque vieille erreur, je songe à l’erreur nouvelle qui viendra la remplacer, et je me demande avec inquiétude si elle ne sera pas plus incommode ou plus dangereuse que l’autre. AÀ tout bien considérer, les vieux préjugés sont moins funestes que les nouveaux : le temps, en les usant, les a polis et rendus presque innocents.
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Tout ce qui ne vaut que par la nouveauté du tour et par un certain goût d’art vieillit vite. La mode artiste passe comme toutes les autres modes. Il en est des phrases affrétées et qui veulent être neuves comme des robes qui sortent de chez les grands couturiers : elles ne durent qu’une saison. AÀ Rome, au déclin de l’art, les statues des impératrices étaient coiffées la dernière mode. Ces coiffures devenaient bientôt ridicules ; il fallait les changer, et l’on mettait aux statues des perruques de marbre. Il conviendrait qu’un style peigné comme ces statues fût recoiffés tous les ans. Et il se trouve qu’en ces temps-ci, o nous vivons très vite, les écoles littéraires ne subsistent que peu d’années, et parfois que peu de mois. Je sais des jeunes gens dont le style date déjà de deux ou trois générations, et semble archaïque. C’est sans doute l’effet de ce progrès merveilleux de l’industrie et des machines qui emporte les sociétés étonnées. Au temps de MM. de Goncourt et des chemins de fer, on pouvait vivre encore assez longtemps sur une écriture artiste. Mais depuis le téléphone, la littérature, qui dépend des mœurs, renouvelle ses formules avec une rapidit décourageante. Nous dirons donc avec M. Ludovic Halévy que la forme simple est la seule faite pour traverser paisiblement, non pas les siècles ce qui est trop dire, mais les années.
 
La seule difficulté est de définir la forme simple, et il faut, convenir que cette difficulté est grande.
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« Il faut que j’agisse puisque je vis, » dit l’homunculus sorti de l’alambic du docteur Wagner. Et, dans le fait, vivre c’est agir. Malheureusement, l’esprit spéculatif rend l’homme impropre l’action. L’empire n’est pas à ceux qui veulent tout comprendre. C’est une infirmité que de voir au delà du but prochain. Il n’y a pas que les chevaux et les mulets à qui il faille des oeillèresœillères pour marcher sans écart. Les philosophes s’arrêtent en route et changent la course en promenade. L’histoire du petit Chaperon-Rouge est une grande leçon aux hommes d’État qui portent le petit pot de beurre et ne doivent pas savoir s’il est des noisettes dans les sentiers du bois.
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AÀ dix-sept ans, je vis, un jour, Alfred de Vigny dans un cabinet de lecture de la rue de l’Arcade. Je n’oublierai jamais qu’il portait une épaisse cravate de satin noir attachée au cou par un camée et sur laquelle se rabattait un col aux bords arrondis. Il tenait à la main une mince canne de jonc à pomme d’or. J’étais bien jeune, et pourtant il ne me parut pas vieux. Son visage était paisible et doux. Ses cheveux décolorés, mais soyeux encore et légers, tombaient en boucles sur ses joues rondes. Il se tenait très droit, marchait à petits pas et parlait à voix basse. Après son départ, je feuilletai avec une émotion respectueuse le livre qu’il avait rapporté. C’était un tome de la collection Petitot, les ''Mémoires de La Noue'', je crois. J’y trouvai un signet oublié, une étroite bande de papier sur laquelle, de sa grande écriture allongée et pointue, qui rappelait celle de madame de Sévigné, le poète avait tracé au crayon un seul mot, un nom : ''Bellérophon''. Héros fabuleux ou navire historique, que signifiait ce nom ? Vigny songeait-il, en l’écrivant, à Napoléon trouvant les bornes des grandeurs de chair, ou bien se disait-il : « Le cavalier mélancolique porté par Pégase n’a point, quoi qu’en aient dit les Grecs, tué le monstre terrible et charmant que, la sueur au front, la gorge brûlante et les pieds en sang, nous poursuivons éperdument, la Chimère ?
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''AÀ Édouard Rod.''
 
=== SUR LES COUVENTS DE FEMMES===
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Et pourquoi sans cela seraient-elles entrées an couvent ? Aujourd’hui, elles n’y sont plus jetées par l’orgueil et l’avarice de leur famille. Elles prennent le voile parce qu’il leur convient de le prendre. Elles le quitteraient s’il leur plaisait de le quitter, et vous voyez qu’elles le gardent. Les dragons philosophes, qu’on voit forçant les clôtures dans les vaudevilles de la Révolution, avaient vite fait d’invoquer la nature et de marier les nonnes. La nature est plus vaste que ne croient les dragons philosophes ; elle réunit le sensualisme et l’ascétisme dans son sein immense ; et quant aux couvents, il faut bien que le monstre soit aimable, puisqu’il est aimé et qu’il ne dévore plus que des victimes volontaires. Le couvent a ses charmes. La chapelle, avec ses vases dorés et ses roses en papier, une sainte Vierge peinte de couleurs naturelles et éclairée par une lumière pâle et mystérieuse comme le clair de lune, les chants et l’encens et la voix du prêtre, voilà les premières séductions du cloître ; elles l’emportent quelquefois sur celles du monde.
 
C’est que ces choses ont une âme et qu’elles contiennent toute la somme de poésie accessible à certaines natures. Sédentaire et faite pour une vie discrète, humble, cachée, la femme se trouve tout d’abord à son aise au couvent. L’atmosphère en est tiède, un peu lourde ; elle procure aux bonnes filles les délices d’une lente asphyxie. On y goûte un demi-sommeil. On y perd la pensée. C’est un grand débarras. En échange, on y gagne la certitude. N’est-ce pas, au point de vue pratique, une excellente affaire ? Je compte pour peu les titres d’épouse mystique de Jésus, de vase d’élection et de colombe immaculée. On n’a guère d’exaltation dans les communautés. Les vertus y vont leur petit train. Tout, jusqu’au sentiment du divin, y garde un prudent terre-à-terre. Pas d’envolée. Le spiritualisme, dans sa sagesse, s’y matérialise autant qu’il peut, et il le peut beaucoup plus qu’on ne pense communément. La grande affaire de la vie y est si bien divisée en une suite de petites affaires que l’exactitude supplée à tout. Rien ne rompt jamais la trame égale de l’existence. Le devoir y est très simple. La règle le trace. Il y a là de quoi satisfaire les âmes timides, douces et obéissantes. Une telle vie tue l’imagination et non pas la gaieté. Il est rare de rencontrer l’expression d’une tristesse profonde sur le visage d’une religieuse. AÀ l’heure qu’il est, on chercherait vainement dans les couvents de France une Virginie de Leyva ou une Giulia Carraciolo, victimes révoltées, respirant avec ivresse à travers les grilles du cloître les parfums de la nature et du monde. On n’y trouverait pas non plus, je crois, une sainte Thérèse ou une sainte Catherine de Sienne. L’âge héroïque des couvents est jamais passé. L’ardeur mystique s’éteint. Les causes qui jetaient tant d’hommes et de femmes dans les monastères n’existent plus. Aux temps de violence, quand l’homme, mal assuré de goûter les fruits de son travail, se réveillait sans cesse aux cris de mort, aux lueurs de l’incendie, quand la vie était un cauchemar, les plus douces âmes s’en allaient rêver du ciel dans des maisons qui s’élevaient comme de grands navires au-dessus des flots de la haine et du mal. Ces temps ne sont plus. Le monde est devenu à peu près supportable. On y reste plus volontiers. Mais ceux qui le trouvent encore trop rude et trop peu sûr sont libres, après tout, de s’en retirer. L’Assemblée constituante avait eu tort de le contester, et nous avons eu raison de l’admettre en principe.
 
J’ai l’honneur de connaître la supérieure d’une communauté dont la maison-mère est à Paris. C’est une femme de bien et qui m’inspire un sincère respect. Elle me contait, il y a peu de temps, les derniers moments d’une de ses religieuses, que j’avais connue dans le monde rieuse et jolie, et qui était allée s’éteindre de phtisie au couvent.
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— Les voyelles, je vais vous dire j’ai toujours eu la mauvaise habitude de les brouiller et de les confondre. Vous vous en êtes peut-être aperçu ce soir : le vieux Cadmus parle un peu de la gorge.
 
— Je le lui pardonne, je lui pardonnerais presque le rapt de la vierge Io, puisque enfin son père Inachos n’était qu’un chef de sauvages portant pour sceptre un bois de cerf, sculpté à la pointe du silex. Je lui pardonnerais même d’avoir fait connaître aux Béotiens pauvres et vertueux les danses frénétiques des Bacchantes, je lui pardonnerais tout, pour avoir donné à la Grèce et au monde le plus précieux des talismans, les vingt-deux lettres de l’alphabet phénicien. De ces vingt-deux lettres sont sortis tous les alphabets de l’univers. Il n’est point de pensée sur cette terre qu’ils ne fixent et ne gardent. De votre alphabet, divin Cadmus, sont sorties les écritures grecques et italiotes, qui ont donné naissance à toutes les écritures européennes. De votre alphabet encore sont issues toutes les écritures sémitiques, depuis l’araméen et l’hébreu jusqu’au syriaque et à l’arabe. Et ce même alphabet phénicien est le père des alphabets hymiarite et éthiopien et de tous les alphabets du centre de l’Asie, zend et pehlvi, et même de l’alphabet indien, qui a donné naissance au devanâgari et à tous les alphabets de l’Asie méridionale. Quelle fortune ! Quel succès universel ! Il n’y a pas, à l’heure qu’il est, sur toute la surface de la terre une seule écriture qui ne dérive de l’écriture cadméenne. Quiconque en ce monde écrit un mot est tributaire des vieux marchands chananéens. AÀ cette pensée, je suis tenté de vous rendre les plus grands honneurs, soigneur Cadmus, et je ne suis comment reconnaître la faveur que vous m’avez faite en passant une petite heure de nuit dans mon cabinet, vous, Baal Cadmus, inventeur de l’alphabet.
 
— Cher monsieur, modérez votre enthousiasme. Je suis assez content de ma petite invention. Mais ma visite n’a rien qui puisse vous flatter particulièrement. Je m’ennuie à mort depuis que, devenu une ombre vaine, je ne vends plus ni étain, ni poudre d’or, ni dents d’éléphant et que, sur cette terre où M. Stanley suit de loin mon exemple, je suis réduit à converser, de temps autre, avec quelques savants ou curieux qui veulent bien s’intéresser à moi. Je crois entendre le chant du coq, adieu et tachez de vous enrichir : les seuls bien de ce monde sont la richesse et la puissance.
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Il ne faut point se laisser emporter par la haine des précieuses et des pédantes. Il est de fait que rien n’est odieux comme une pédante. Pour ce qui est des précieuses, il faudrait distinguer. Le bel air ne messied pas toujours, et un certain goût de bien dire ne gâte pas une femme. Si madame de Lafayette est une précieuse (de son temps, elle passait pour telle), je ne haïrai point les précieuses. Toute affectation est détestable, celle du torchon comme celle de la plume, et il y aurait peu d’agrément vivre dans la société que rêvait Proudhon, où toutes les femmes seraient cuisinières et ravaudeuses. Je veux bien qu’il soit moins naturel et, partant, moins gracieux aux femmes de composer un livre que de jouer la comédie, mais une femme qui sait écrire aurait tort de ne point le faire, si cela n’embarrasse pas sa vie. Sans compter que l’encrier pourra lui devenir un ami quand il lui faudra franchir le pas douloureux pour entrer dans l’âge des souvenirs. Il est certain que, si les femmes n’écrivent pas mieux que les hommes, elles écrivent autrement et laissent traîner sur le papier un peu de leur grâce divine. Pour ma part, je suis très reconnaissant à madame de Caylus et à madame de Staal-Delaunay d’avoir laissé des pattes de mouche immortelles.
 
Ce serait la moins philosophique des idées que de se figurer la science entrant dans le système moral d’une femme ou d’une fille comme un corps étranger, comme un élément perturbateur d’une puissance incalculable. Mais, s’il était naturel et légitime de vouloir instruire les jeunes filles, il est certain qu’on s’y est très mal pris. On commence heureusement à le reconnaître. La science est le lien de l’homme avec la nature. Elles ont besoin comme nous d’une part de connaissance. AÀ la façon dont on a voulu les instruire, bien loin de multiplier leurs rapports avec l’Univers, on les a séparées et comme retranchées de la nature. On leur a enseigné des mots et non des choses, et on leur a mis dans la tête de longues nomenclatures d’histoire, de géographie et de zoologie qui n’ont par elles-mêmes aucune signification. Ces innocentes créatures ont porté leur faix et plus que leur faix de ces programmes iniques que l’orgueil démocratique et le patriotisme bourgeois élevèrent comme les Babels de la cuistrerie.
 
On était parti de l’idée absurde qu’un peuple est savant quand tout le monde y sait les mêmes choses, comme si la diversité des fonctions n’entraînait pas la diversité des connaissances, et comme s’il était profitable qu’un marchand sût ce que sait un médecin ! Cette idée se trouva féconde en erreurs ; notamment, elle en enfanta une autre encore plus méchante qu’elle. On s’imagina que les éléments des sciences spéciales sont utiles aux personnes destinées à n’en poursuivre ni les applications ni la théorie. On s’imagina que la terminologie avait en anatomie, par exemple, ou en chimie, une valeur propre, et qu’on était intéressé à la connaître, indépendamment de l’usage qu’en font les chirurgiens et les chimistes. Cette superstition est aussi folle que celle des vieux Scandinaves qui écrivaient en caractères runiques et s’imaginaient qu’il y a des mots assez puissants, si on les prononçait jamais, pour éteindre le soleil et réduire la terre en poudre.
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''AÀ Monsieur L. Bourdeau.''
 
===AUX CHAMPS-ÉLYSÉES===
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Aristote haussa les épaules et répondit à son maître Platon, avec une respectueuse fermeté :
 
AÀ mon compte, ô Platon, je trouve cinq âmes chez l’homme et chez les animaux : 1e la nutritive ; 2e la sensitive ; 3e la motrice ; 4e l’appétitive ; 5e la raisonnable. L’âme est la forme du corps. Elle le fait périr en périssant elle-même.
 
Les opinions s’opposaient les unes aux autres.
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ARISTE.
 
Vous mettez des difficultés où il n’y en eut jamais. AÀ mesure que l’esprit a abstrait ou, si vous voulez, décomposé, et, comme vous disiez tout à l’heure, distillé la nature pour en tirer l’essence, il a de même abstrait, décomposé, distillé des mots, afin de représenter le produit de ses opérations transcendantes. D’où il résulte que le signe est exactement appliqué à l’objet.
POLYPHILE.
 
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» Je suis heureux de vous offrir une omelette, du vin et du tabac. Mais je ne vous cache pas qu’il m’est encore plus agréable de donner à mon chien, à mes lapins et à mes pigeons le pain quotidien, qui répare leurs forces, dont ils ne se serviront pas mal à propos pour écrire des romans qui troublent les cœurs ou des traités de physiologie qui empoisonnent l’existence.
 
AÀ ce moment, une belle fille, aux joues rouges, avec des yeux d’un bleu pâle, apporta des œufs et une bouteille de vin gris. Je demandai à mon ami Jeun s’il haïssait les arts et les lettres à l’égal des sciences.
 
— Non pas, me dit-il : il y a dans les arts une puérilité qui désarme la haine. Ce sont des jeux d’enfants. Les peintres, les sculpteurs barbouillent des images et font des poupées. Voil tout ! Il n’y aurait pas grand mal à cela. Il faudrait même savoir gré aux poètes de n’employer les mots qu’après les avoir dépouillés de toute signification si les malheureux qui se livrent à cet amusement ne le prenaient point au sérieux et s’ils n’y dévouaient point odieusement égoïstes, irritables, jaloux, envieux, maniaques et déments. Ils attachent à ces niaiseries des idées de gloire. Ce qui prouve leur délire. Car de toutes les illusions qui peuvent naître dans un cerveau malade, la gloire est bien la plus ridicule et la plus funeste. C’est ce qui me fait pitié. Ici, les laboureurs chantent dans le sillon les chansons des aïeux ; les bergers, assis au penchant des collines, taillent avec leur couteau des figures dans des racines de buis, et les ménagères pétrissent, pour les fêtes religieuses, des pains en forme de colombes. Ce sont là des arts innocents, que l’orgueil n’empoisonna pas. Ils sont faciles et proportionnés à la faiblesse humaine. Au contraire, les arts des villes exigent un effort, et tout effort produit la souffrance.
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— Voyez, me dit-il, cette fille qui ne mange que du lard et du pain et qui portait, hier, au bout d’une fourche les bottes de paille dont elle a encore des brins dans les cheveux. Elle est heureuse et, quoi qu’elle fasse, innocente. Car c’est la science et la civilisation qui ont créé le mal moral avec le mal physique. Je suis presque aussi heureux qu’elle, étant presque aussi stupide. Ne pensant à rien, je ne me tourmente plus. N’agissant pas, je ne crains pas de mal faire. Je ne cultive pas même mon jardin, de peur d’accomplir un acte dont je ne pourrais pas calculer les conséquences. De la sorte, je suis parfaitement tranquille.
 
AÀ votre place, lui dis-je, je n’aurai pas cette quiétude. Vous n’avez pas supprimé assez complètement en vous la connaissance, la pensée et l’action pour goûter une paix légitime. Prenez-y garde : Quoi qu’on fasse, vivre, c’est agir. Les suites d’une découverte scientifique ou d’une invention vous effraient parce qu’elles sont incalculables. Mais la pensée la plus simple, l’acte le plus instinctif a aussi des conséquences incalculables. Vous faites bien de l’honneur à l’intelligence, à la science et l’industrie en croyant qu’elles tissent seules de leurs mains le filet des destinées. Les forces inconscientes en ferment aussi plus d’une maille. Peut-on prévoir l’effet d’un petit caillou qui tombe d’une montagne ? Cet effet peut être plus considérable pour le sort de l’humanité que la publication du ''Novum Organum'' ou que la découverte de l’électricité.
 
— Ce n’était un acte ni bien original, ni bien réfléchi, ni, coup sûr, d’ordre scientifique que celui auquel Alexandre ou Napoléon dut de naître. Toutefois des millions de destinées en furent traversées. Sait-on jamais la valeur et le véritable sens de ce que l’on fait ? Il y a dans ''les Mille et une Nuits'' un conte auquel je ne puis me défendre d’attacher une signification philosophique. C’est l’histoire de ce marchand arabe qui, au retour d’un pèlerinage à la Mecque, s’assied au bord, d’une fontaine pour manger des dattes, dont il jette les noyaux en l’air. Un de ces noyaux tue le fils invisible d’un Génie. Le pauvre homme ne croyait pas tant faire avec un noyau, et, quand on l’instruisit de son crime, il en demeura stupide. Il n’avait pas assez médité sur les conséquences possibles de toute action. Savons-nous jamais si, quand nous levons les bras, nous ne frappons pas, comme fit ce marchand, un génie de l’air ? À votre place je ne serais pas tranquille. Qui vous dit, mon ami, que votre repos dans ce prieuré couvert de lierre et de saxifrages n’est pas un acte d’une importance plus grande pour l’humanit que les découvertes de tous les savants, et d’un effet véritablement désastreux dans l’avenir ?