« Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau » : différence entre les versions

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==CHAPITRE I CESAR A SON APOGEE==
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- Il est donc mort ! Se serait-il tué ? reprit-elle. Depuis deux ans qu'ils l'ont nommé adjoint au maire, il est <i>
tout je ne sais comment</i>. Le mettre dans les fonctions publiques, n'est-ce pas, foi d'honnête femme, à faire pitié ? Ses affaires vont bien, il m'a donné un châle. Elles vont mal peut-être ? Bah ! je le saurais. Sait-on jamais ce qu'un homme a dans son sac ? ni une femme non plus ? ça n'est pas un mal. Mais n'avons-nous pas vendu pour cinq mille francs aujourd'hui ? D'ailleurs un adjoint ne peut pas se faire mourir soi-même, il connaît trop bien les lois. Où donc est-il ?
tout je ne sais comment</i>
. Le mettre dans les fonctions publiques, n'est-ce pas, foi d'honnête femme, à faire pitié ? Ses affaires vont bien, il m'a donné un châle. Elles vont mal peut-être ? Bah ! je le saurais. Sait-on jamais ce qu'un homme a dans son sac ? ni une femme non plus ? ça n'est pas un mal. Mais n'avons-nous pas vendu pour cinq mille francs aujourd'hui ? D'ailleurs un adjoint ne peut pas se faire mourir soi-même, il connaît trop bien les lois. Où donc est-il ?
 
Elle ne pouvait ni tourner le cou, ni avancer la main pour tirer un cordon de sonnette qui aurait mis en mouvement une cuisinière, trois commis et un garçon de magasin. En proie au cauchemar qui continuait dans son état de veille, elle oubliait sa fille paisiblement endormie dans une chambre contigüe à la sienne, et dont la porte donnait au pied de son lit. Enfin elle cria : - Birotteau ! et ne reçut aucune réponse. Elle croyait avoir crié le nom, et ne l'avait prononcé que mentalement.
 
- Aurait-il une maîtresse ? Il est trop bête, reprit-elle. D'ailleurs, il m'aime trop pour cela. N'a-t-il pas dit à madame Roguin qu'il ne m'avait jamais fait d'infidélité, même en pensée. C'est la probité venue sur terre, cet homme-là. Si quelqu'un mérite le paradis, n'est-ce pas lui ? De quoi peut-il s'accuser à son confesseur ? il lui dit des <i>nunu</i>. Pour un royaliste qu'il est, sans savoir pourquoi, par exemple, il ne fait guère bien mousser sa religion. Pauvre chat, il va dès huit heures en cachette à la messe, comme s'il allait dans une maison de plaisir. Il craint Dieu, pour Dieu même : l'enfer ne le concerne guère. Comment aurait-il une maîtresse ? il quitte si peu ma jupe qu'il m'en ennuie. Il m'aime mieux que ses yeux, il s'aveuglerait pour moi. Pendant dix-neuf ans, il n'a jamais proféré de parole plus haut que l'autre, parlant à ma personne. Sa fille ne passe qu'après moi. Mais Césarine est là, Césarine ! Césarine ! Il n'a jamais eu de pensée qu'il ne me l'ait dite. Il avait bien raison, quand il venait au PETIT MATELOT, de prétendre que je ne le connaîtrais qu'à l'user. Et plus là !... voilà de l'extraordinaire.
nunu</i>
. Pour un royaliste qu'il est, sans savoir pourquoi, par exemple, il ne fait guère bien mousser sa religion. Pauvre chat, il va dès huit heures en cachette à la messe, comme s'il allait dans une maison de plaisir. Il craint Dieu, pour Dieu même : l'enfer ne le concerne guère. Comment aurait-il une maîtresse ? il quitte si peu ma jupe qu'il m'en ennuie. Il m'aime mieux que ses yeux, il s'aveuglerait pour moi. Pendant dix-neuf ans, il n'a jamais proféré de parole plus haut que l'autre, parlant à ma personne. Sa fille ne passe qu'après moi. Mais Césarine est là, Césarine ! Césarine ! Il n'a jamais eu de pensée qu'il ne me l'ait dite. Il avait bien raison, quand il venait au PETIT MATELOT, de prétendre que je ne le connaîtrais qu'à l'user. Et plus là !... voilà de l'extraordinaire.
 
Elle tourna péniblement la tête et regarda furtivement a travers sa chambre, alors pleine de ces pittoresques effets de nuit qui font le désespoir du langage, et semblent appartenir exclusivement au pinceau des peintres de genre. Par quels mots rendre les effroyables zigzags que produisent les ombres portées, les apparences fantastiques des rideaux bombés par le vent, les jeux de la lumière incertaine que projette la veilleuse dans les plis du calicot rouge, les flammes que vomit une patère dont le centre rutilant ressemble à l'oeil d'un voleur, l'apparition d'une robe agenouillée, enfin toutes les bizarreries qui effraient l'imagination au moment où elle n'a de puissance que pour percevoir des douleurs et pour les agrandir. Madame Birotteau crut voir une forte lumière dans la pièce qui précédait sa chambre, et pensa tout à coup au feu ; mais en apercevant un foulard rouge, qui lui parut être une mare de sang répandu, les voleurs l'occupèrent exclusivement, surtout quand elle voulut trouver les traces d'une lutte dans la manière dont les meubles étaient placés. Au souvenir de la somme qui était en caisse, une crainte généreuse éteignit les froides ardeurs du cauchemar ; elle s'élança tout effarée, en chemise, au milieu de sa chambre, pour secourir son mari, qu'elle supposait aux prises avec des assassins.
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- Oh ! alors, dit madame Birotteau tout émue, faut donner le bal, mon bon ami. Mais qu'as-tu donc tant fait pour avoir la croix ?
 
- Quand hier monsieur de La Billardière m'a dit cette nouvelle, reprit Birotteau embarrassé, je me suis aussi demandé, comme toi, quels étaient mes titres ; mais en revenant j'ai fini par les reconnaître et par approuver le gouvernement. D'abord, je suis royaliste, j'ai été blessé à Saint-Roch en vendémiaire, n'est-ce pas quelque chose que d'avoir porté les armes dans ce temps-là pour la bonne cause ? Puis, selon quelques négociants, je me suis acquitté de mes fonctions consulaires à la satisfaction générale. Enfin, je suis adjoint, le roi accorde quatre croix au corps municipal de la ville de Paris. Examen fait des personnes qui, parmi les adjoints, pouvaient être décorées, le préfet m'a porté le premier sur la liste. Le roi doit d'ailleurs me connaître : grâce au vieux Ragon, je lui fournis la seule poudre dont il veuille faire usage ; nous possédons seuls la recette de la poudre de la feue reine, pauvre chère auguste victime ! Le maire m'a violemment appuyé. Que veux-tu ? Si le roi me donne la croix sans que je la lui demande, il me semble que je ne peux pas la refuser sans lui manquer à tous égards. Ai-je voulu être adjoint ? Aussi, ma femme, puisque nous avons le vent en pompe, comme dit ton oncle Pillerault quand il est dans ses gaietés, suis-je décidé à mettre chez nous tout d'accord avec notre haute fortune. Si je puis être quelque chose, je me risquerai à devenir ce que le bon Dieu voudra que je sois, sous-préfet, si tel est mon destin. Ma femme, tu commets une grave erreur en croyant qu'un citoyen a payé sa dette à son pays après avoir débité pendant vingt ans des parfumeries à ceux qui venaient en chercher. Si l'Etat réclame le concours de nos lumières, nous les lui devons, comme nous lui devons l'impôt mobilier, les portes et fenêtres, <i>et caetera</i>. As-tu donc envie de toujours rester dans ton comptoir ? Il y a, Dieu merci, bien assez long-temps que tu y séjournes. Le bal sera notre fête à nous. Adieu le détail, pour toi s'entend. Je brûle notre enseigne de LA REINE DES ROSES, j'efface sur notre tableau CESAR BIROTTEAU, MARCHAND PARFUMEUR, SUCCESSEUR DE RAGON, et mets tout bonnement <i>Parfumeries</i>, en grosses lettres d'or. Je place à l'entresol le bureau, la caisse, et un joli cabinet pour toi. Je fais mon magasin de l'arrière-boutique, de la salle à manger et de la cuisine actuelles. Je loue le premier étage de la maison voisine, où j'ouvre une porte dans le mur. Je retourne l'escalier, afin d'aller de plain-pied d'une maison à l'autre. Nous aurons alors un grand appartement meublé <i>aux oiseaux</i> !
et caetera</i>
. As-tu donc envie de toujours rester dans ton comptoir ? Il y a, Dieu merci, bien assez long-temps que tu y séjournes. Le bal sera notre fête à nous. Adieu le détail, pour toi s'entend. Je brûle notre enseigne de LA REINE DES ROSES, j'efface sur notre tableau CESAR BIROTTEAU, MARCHAND PARFUMEUR, SUCCESSEUR DE RAGON, et mets tout bonnement <i>
Parfumeries</i>
, en grosses lettres d'or. Je place à l'entresol le bureau, la caisse, et un joli cabinet pour toi. Je fais mon magasin de l'arrière-boutique, de la salle à manger et de la cuisine actuelles. Je loue le premier étage de la maison voisine, où j'ouvre une porte dans le mur. Je retourne l'escalier, afin d'aller de plain-pied d'une maison à l'autre. Nous aurons alors un grand appartement meublé <i>
aux oiseaux</i>
!
 
Oui, je renouvelle ta chambre, je te ménage un boudoir, et donne une jolie chambre à Césarine. La demoiselle de comptoir que tu prendras, notre premier commis et ta femme de chambre (oui, madame, vous en aurez une !) logeront au second. Au troisième, il y aura la cuisine, la cuisinière et le garçon de peine. Le quatrième sera notre magasin général de bouteilles, cristaux et porcelaines. L'atelier de nos ouvrières dans le grenier ! Les passants ne verront plus coller les étiquettes, faire des sacs, trier des flacons, boucher des fioles. Bon pour la rue Saint-Denis ; mais rue Saint-Honoré, fi donc ! mauvais genre. Notre magasin doit être cossu comme un salon. Dis donc, sommes-nous les seuls parfumeurs qui soient dans les honneurs ? N'y a-t-il pas des vinaigriers, des marchands de moutarde qui commandent la garde nationale, et qui sont très-bien vus au château ? Imitons-les, étendons notre commerce, et en même temps poussons-nous dans les hautes sociétés.
 
- Tiens, Birotteau, sais-tu ce que je pense en t'écoutant ? Eh bien ! tu me fais l'effet d'un homme qui cherche midi à quatorze heures. Souviens-toi de ce que je t'ai conseillé quand il a été question de te nommer maire : ta tranquillité avant tout ! " Tu es fait, t'ai-je dit, pour être en évidence, comme mon bras pour faire une aile de moulin. Les grandeurs seraient ta perte. " Tu ne m'as pas écoutée, la voilà venue notre perte. Pour jouer un rôle politique, il faut de l'argent, en avons-nous ? Comment, tu veux brûler ton enseigne qui a coûté six cents francs, et renoncer à la Reine des Roses, à ta vraie gloire ? Laisse donc les autres être des ambitieux. Qui met la main à un bûcher en retire de la flamme, est-ce vrai ? la politique brûle aujourd'hui. Nous avons cent bons mille francs, écus, placés en dehors de notre commerce, de notre fabrique et de nos marchandises ? Si tu veux augmenter la fortune, agis aujourd'hui comme en 1793 : les rentes sont à soixante-douze francs, achète des rentes. Tu auras dix mille livres de revenu, sans que ce placement nuise à nos affaires. Profite de ce revirement pour marier notre fille, vends notre fonds et allons dans ton pays. Comment, pendant quinze ans, tu n'as parlé que d'acheter <i>les Trésorières</i>, ce joli petit bien près de Chinon, où il y a des eaux, des prés, des bois, des vignes, deux métairies, qui rapporte mille écus, dont l'habitation nous plaît à tous deux, que nous pouvons avoir encore pour soixante mille francs, et monsieur veut aujourd'hui devenir quelque chose dans le gouvernement ? Souviens-toi donc de ce que nous sommes, des parfumeurs. Il y a seize ans, avant que tu n'eusses inventé la DOUBLE PATE DES SULTANES et l'EAU CARMINATIVE, si l'on était venu te dire : " Vous allez avoir l'argent nécessaire pour acheter les Trésorières " ne te serais-tu pas trouvé mal de joie ? Eh bien ! tu peux acquérir cette propriété, dont tu avais tant envie que tu n'ouvrais la bouche que de ça, maintenant tu parles de dépenser en bêtises un argent gagné à la sueur de notre front, je peux dire le nôtre, j'ai toujours été assise dans ce comptoir par tous les temps comme un pauvre chien dans sa niche. Ne vaut-il pas mieux avoir un pied à terre chez ta fille, devenue la femme d'un notaire de Paris, et vivre huit mois de l'année à Chinon, que de commencer ici à faire de cinq sous six blancs, et de six blancs rien. Attends la hausse des fonds publics, tu donneras huit mille livres de rente à ta fille, nous en garderons deux mille pour nous, le produit de notre fonds nous permettra d'avoir les Trésorières. Là, dans ton pays, mon bon petit chat, en emportant notre mobilier qui vaut gros, nous serons comme des princes, tandis qu'ici faut au moins un million pour faire figure.
les Trésorières</i>
, ce joli petit bien près de Chinon, où il y a des eaux, des prés, des bois, des vignes, deux métairies, qui rapporte mille écus, dont l'habitation nous plaît à tous deux, que nous pouvons avoir encore pour soixante mille francs, et monsieur veut aujourd'hui devenir quelque chose dans le gouvernement ? Souviens-toi donc de ce que nous sommes, des parfumeurs. Il y a seize ans, avant que tu n'eusses inventé la DOUBLE PATE DES SULTANES et l'EAU CARMINATIVE, si l'on était venu te dire : " Vous allez avoir l'argent nécessaire pour acheter les Trésorières " ne te serais-tu pas trouvé mal de joie ? Eh bien ! tu peux acquérir cette propriété, dont tu avais tant envie que tu n'ouvrais la bouche que de ça, maintenant tu parles de dépenser en bêtises un argent gagné à la sueur de notre front, je peux dire le nôtre, j'ai toujours été assise dans ce comptoir par tous les temps comme un pauvre chien dans sa niche. Ne vaut-il pas mieux avoir un pied à terre chez ta fille, devenue la femme d'un notaire de Paris, et vivre huit mois de l'année à Chinon, que de commencer ici à faire de cinq sous six blancs, et de six blancs rien. Attends la hausse des fonds publics, tu donneras huit mille livres de rente à ta fille, nous en garderons deux mille pour nous, le produit de notre fonds nous permettra d'avoir les Trésorières. Là, dans ton pays, mon bon petit chat, en emportant notre mobilier qui vaut gros, nous serons comme des princes, tandis qu'ici faut au moins un million pour faire figure.
 
- Voilà où je t'attendais, ma femme, dit César Birotteau. Je ne suis pas assez bête encore (quoique tu me croies bien bête, toi !) pour ne pas avoir pensé à tout. Ecoute-moi bien. Alexandre Crottat nous va comme un gant pour gendre, et il aura l'étude de Roguin ; mais crois-tu qu'il se contente de cent mille francs de dot (une supposition que nous donnions tout notre avoir liquide pour établir notre fille, et c'est mon avis. J'aimerais mieux n'avoir que du pain sec pour le reste de mes jours, et la voir heureuse comme une reine, enfin la femme d'un notaire de Paris, comme tu dis). Eh bien ! cent mille francs ou même huit mille livres de rente ne sont rien pour acheter l'étude à Roguin. Ce petit Xandrot, comme nous l'appelons, nous croit, ainsi que tout le monde, bien plus riches que nous ne le sommes. Si son père, ce gros fermier qui est avare comme un colimaçon, ne vend pas pour cent mille francs de terres, Xandrot ne sera pas notaire, car l'étude à Roguin vaut quatre ou cinq cent mille francs. Si Crottat n'en donne pas moitié comptant, comment se tirerait-il d'affaire ? Césarine doit avoir deux cent mille francs de dot ; et je veux nous retirer bons bourgeois de Paris avec quinze mille livres de rentes. Hein ! Si je te faisais voir ça clair comme le jour, n'aurais-tu pas la margoulette fermée ?