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=== SCULPTURE ===
s. f. Nous comprendrons dans cet article la <i>statuaire</i> et la
<i>sculpture d’ornement</i>. Il serait difficile, en effet, de séparer, dans l’architecture
du moyen âge aussi bien que dans celle de l’antiquité, ces deux
branches du même tronc; et si, dans les temps modernes, les sculpteurs
statuaires se sont isolés, ont le plus souvent pratiqué leur art dans l’atelier,
en ne tenant plus compte, ni de l’ornementation, ni de l’architecture,
c’est une habitude qui ne date guère que du XVII<sup>e</sup> siècle, née au
sein des académies. Jadis les sculpteurs statuaires n’étaient que des
<i>imagiers</i>.
Ce titre ayant paru maigre, on l’a changé. Ces imagiers travaillaient
pour un monument, dans les chantiers de ce monument, concouraient
directement à l’œuvre, sous la direction du maître; mais aussi
leurs ouvrages (qu’on veuille bien nous passer l’expression) étaient
<i>immeubles par destination</i>. L’institution des académies ne pouvait tolérer
une pareille servitude: les imagiers, devenus statuaires, ont prétendu
travailler chez eux et n’écouter que leur inspiration; ils ont ainsi pu
faire des chefs-d’œuvre à leur aise, mais des chefs-d’œuvre <i>meubles meublants</i>,
qu’on achète, qu’on place un peu au hasard, comme on achète
et l’on place dans un appartement un objet précieux. Depuis quelques
années cependant, on a cherché à rendre à la statuaire une destination
fixe, on a tenté de revenir aux anciens errements; quelques statuaires
ont été appelés à travailler sur le <i>tas</i>, c’est-à-dire à exécuter sur le monument
même des parties de sculpture, suivant une donnée générale
définie, arrêtée. Mais, malgré ces tentatives dont nous apprécions la
valeur, l’habitude du travail de l’atelier était si bien enracinée, que ces
sculptures semblent, le plus souvent, des hors-d’œuvre, des accessoires
décoratifs apportés après coup, et n’ayant avec l’architecture aucuns
rapports d’échelle, de style et de caractère. Nous n’avons pas à apprécier
ici le plus ou moins de valeur de la sculpture moderne. Nous avons
seulement tout d’abord à établir cette distinction entre les œuvres de
l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes, savoir: que, dans
l’art du moyen âge, la sculpture ne se sépare pas de l’architecture;
que la sculpture statuaire et la sculpture d’ornement sont si intimement
liées, qu’on ne saurait faire l’histoire de l’une sans faire l’histoire
de l’autre.
 
Cette histoire de la sculpture du moyen âge exige, pour être comprise,
que nous jetions un regard rapide sur les œuvres de l’antiquité, lesquelles
ont influé sur l’art occidental à dater du XI<sup>e</sup> siècle, tantôt directement,
tantôt par des voies détournées, très-étranges et généralement
peu connues.
 
La sculpture, dans l’antiquité, procède de deux principes différents, qui
forment deux divisions principales. Il y a la sculpture hiératique et la
sculpture qui, prenant pour point de départ l’imitation de la nature, tend
à se perfectionner dans cette voie, et sans s’arrêter un jour, après être
montée à l’apogée, descend peu à peu vers le réalisme pour arriver à la
décadence. Les peuples orientaux, l’Inde, l’Asie Mineure, l’Égypte même,
n’ont pratiqué la sculpture qu’au point de vue de la conservation de
certains types consacrés. La Grèce seule s’est soustraite à ce principe
énervant, est partie des types admis chez des civilisations antérieures,
pour les amener, par l’observation plus sûre et plus exacte de la nature,
par une suite de progrès, soit dans le choix, soit dans l’exécution, au
beau absolu. Mais, par cela même qu’ils marchaient toujours en avant,
les Grecs n’ont pu établir ni l’hiératisme du beau selon la nature, ni
l’hiératisme du convenu, d’où ils étaient partis. Après être montés, ils
sont descendus. Toutefois, en descendant, ils ont semé sur la route des
germes qui devaient devenir féconds. C’est là, en effet, ce qui établit la
supériorité du progrès sur le respect absolu à la tradition, sur l’hiératisme. S’il n’en était pas ainsi, on pourrait soutenir que l’hiératisme,
en le supposant arrivé dès l’abord à un point très-élevé, comme en
Égypte, est supérieur au progrès, puisqu’il maintient l’art le plus longtemps
possible sur ce sommet, tandis que la voie progressive atteint la
perfection un jour, pour descendre aussitôt une pente opposée à celle
de l’ascension. L’art hiératique est stérile. Ses produits pâlissent chaque
jour, à partir du point de départ, pour se perdre peu à peu dans le métier
vulgaire, d’où les civilisations postérieures ne peuvent rien tirer.
Il est impossible de ne pas être frappé d’étonnement et d’admiration
devant les sculptures des premières dynasties égyptiennes. Il semble
que cet art si complet, si élevé, dont l’exécution est si merveilleuse,
doive fournir aux artistes de tous les temps un point d’appui solide. Il
n’en est rien cependant; cette admiration peut conduire à des pastiches,
non à de nouvelles créations. Cet art, si beau qu’il soit, est immédiatement
formulé comme un dogme; on ne peut rien en retrancher, rien y
ajouter: c’est un bloc de porphyre. L’art grec, <i>progressiste</i>
(qu’on nous
passe le mot), est au contraire un métal ductile, dont on peut sans
cesse tirer des produits nouveaux. Pourquoi certaines civilisations ont-elles
produit des arts fixés, pour ainsi dire, dans un hiératisme étroit?
Pourquoi d’autres ont-elles fait intervenir dans les productions d’art la
raison humaine, les passions mobiles, les sentiments, la philosophie,
le besoin de la recherche du mieux?
 
Cela serait difficile à expliquer en quelques lignes, et nous reconnaissons
que le sujet est délicat à traiter. Cependant il est une observation
que nous croyons devoir faire ici, d’une manière sommaire, parce qu’elle
nous aidera plus tard à expliquer les singulières évolutions de l’art
de
la sculpture pendant le moyen âge. D’ailleurs, comme nous ne saurions,
admettre en ces matières, non plus que dans toute autre, l’intervention
du hasard, puisque nous voyons l’effet, la cause doit exister. Quelle
est-elle? Nous croyons l’entrevoir dans les aptitudes propres à certaines
races. Remarquons d’abord que toute explosion d’art--et la sculpture
est ici en première ligne--ne se produit dans l’histoire qu’au contact de
deux races différentes. Il semble que l’art ne soit jamais que le résultat
d’une sorte de fermentation intellectuelle de natures pourvues
d’aptitudes
diverses. Examinons donc d’abord sous quelles influences se
développent
les arts.
 
Tous les hommes, ou plutôt toutes les races humaines ne sont pas
également portées vers le besoin d’examiner et de comprendre. Aux
unes, il suffit de croire et d’ériger les croyances en système; pour les
autres, les croyances ne dépassent jamais une sorte de règle de conduite
et ne sont pas aux prises avec les aspirations vers l’inconnu. La
philosophie
appartient à ces races privilégiées qui examinent, analysent
et veulent comprendre pour croire; à celles-là aussi appartient l’art,
tel que les Grecs l’ont développé, tel que nous l’entendons en
Occident.
Mais, phénomène singulier! chacune des trois grandes races humaines qui se partagent le globe terrestre n’est pas apte, isolément,
à produire ce qu’on appelle des arts. Celle-ci, la race aryane, la race
blanche par excellence, est pourvue d’instincts guerriers; elle enfante
les héros; elle domine, elle gouverne; elle établit les premières religions,
elle règle leur culte; elle méprise le travail manuel et forme des
sociétés de pasteurs et de guerriers, avec le patriarcat comme principe
de tout gouvernement. Cette autre, la race jaune, la plus nombreuse
peut-être sur notre planète, est industrieuse, se livre au commerce, au
calcul, à l’agriculture, aux travaux manuels; elle est habile à façonner
les métaux; elle se prête facilement à tout labeur, pourvu qu’elle entrevoie
au bout un bien-être purement matériel; dépourvue d’aspirations
élevées, de base philosophique, ne se souciant guère de l’inconnu, elle
demeure stationnaire du jour où elle a, grâce à son travail et à son industrie,
élevé un ordre social passable. La troisième, la race noire, est
ardente, violente, ne reconnaissant d’autre puissance que la force matérielle,
superstitieuse, guidée par ses besoins physiques ou son
imagination
mobile et déréglée. Aucune de ces trois races principales, bien
distinctes, n’a pu faire éclore un art. Les races blanches pures ne savent
se prêter à ce qu’ils exigent de soins matériels, d’études et de travaux;
les races jaunes ne peuvent les élever qu’à la hauteur d’un métier.
Quant au noir, dépourvu de ce régulateur qui n’abandonne jamais
l’esprit
du blanc, incapable de fixité dans ses idées, il laisse son
imagination
s’égarer jusqu’à concevoir et enfanter des monstres en toute chose.
Il est adroit, subtil, ingénieux, mais trop fantasque pour être artiste,
comme nous l’entendons depuis l’antiquité; car il n’est pas d’art sans
lois, sans principes. Le noir n’admet l’intervention de la loi que dans
l’ordre physique; pour lui, la loi, c’est la force matérielle, mais son
intelligence n’en admet pas dans le domaine des choses de l’esprit. Or,
si le blanc et le noir (ce dernier en proportion minime) se trouvent
réunis, l’art se développe rapidement et dans le sens du progrès incessant.
Dans le mélange de l’élément blanc et jaune, l’art éclôt aussi, mais
penche vers l’hiératisme.
 
Nous ne prétendons montrer ici que certaines grandes divisions
faciles à apprécier; car, dans l’organisme de ce monde, les choses ne
sont pas aussi simples et tranchées: ainsi, par exemple, la philologie
a démontré de la manière la plus évidente que les races dites sémitiques
ne sont pas des Aryans, qu’elles appartiennent à un autre groupe; elles
se rapprochent encore moins des jaunes ou des races mélaniennes, mais
cependant elles tiennent par un point à ces dernières par la vivacité et
la mobilité de leur imagination. Pas plus que le blanc ou le noir, le
Sémite seul n’est artiste, ou, s’il le devient par le contact d’un apport
relativement faible du blanc, c’est dans le sens hiératique absolu.
 
Au contraire, si un noyau aryan considérable se trouve en contact
avec un peuple sémitique, le ferment intellectuel qui en résulte produit
un développement d’art splendide, et dans le sens de la recherche, du
progrès. La civilisation grecque en est la démonstration la plus évidente.
 
On ne manquera pas ici de nous accuser de matérialisme. Mais qu’y
pourrions-nous faire? Il y a si longtemps que l’on nous repaît de phrases
vides lorsqu’il est question de discuter sur les arts ou de définir leurs
qualités, que l’envie nous a pris de traiter cette faculté de l’âme humaine
à l’aide de l’analyse et du raisonnement.
 
On l’a bien fait pour la philosophie, nous ne voyons pas pourquoi on
ne le ferait pas à propos des arts. Quand vous m’aurez dit que des statuaires
sont <i>dociles au souffle de l’inspiration</i>, ne pouvant croire sérieusement
que Minerve les protège, si vous ne nous dites pas de quoi l’inspiration
procède, nous ne serons guère avancés. En ajoutant que telle
statue est <i>remplie d’un sentiment religieux</i>, si vous ne nous expliquez pas
comment un sentiment religieux se traduit sur la pierre ou le marbre,
votre observation ne nous importe guère, d’autant que beaucoup de
gens très-religieux font des statues qui prêtent à rire, et que des artistes
passablement sceptiques en sculptent qui vous font tomber à genoux.
Pérugin, ce peintre par excellence de sujets religieux, et qui parfois est
si touchant, «avait peu de religion et ne voulait pas croire à l’immortalité
de l’âme». C’est du moins ce qu’en dit Vasari. On voudra donc ne
pas chercher dans cet article sur la sculpture l’attirail de phrases stéréotypées
à l’usage de la plupart des critiques en matière d’art, dont nous
nous garderons de médire, mais qui, en ne nous faisant part que de
leurs impressions, peuvent nous intéresser, mais ne sauraient nous faire
avancer d’un pas dans la connaissance des phénomènes psychologiques
plus ou moins favorables au développement de l’art.
 
Il s’agit de chercher comment l’art le plus élevé peut-être, celui de la
statuaire, naît ou renaît au sein d’un milieu social, où il va puiser ses
éléments, s’il n’est qu’un ressouvenir, comme dit Socrate, ou s’il est un
développement spontané; comment il se développe et progresse, et comment il décline.
 
Nous avons parlé de l’hiératisme et du progrès, de la recherche de
l’idéal. Plus nous remontons le courant des arts de l’antique Égypte,
plus nous trouvons les arts, et la statuaire notamment, voisins de la perfection.
Les dernières découvertes faites par l’infatigable M. Mariette ont
mis en lumière des statues de l’époque des pasteurs qui, non-seulement
dépassent comme exécution les figures anciennes de Thèbes, mais possèdent
un caractère individuel très-prononcé. L’art, dès ces temps reculés,
était arrivé à une grande élévation. Ce ne pouvait être par l’hiératisme,
mais au contraire par un effort humain, une suite d’études et de
progrès. L’hiératisme ne s’était donc établi qu’au moment où l’art avait
atteint déjà une grande perfection. Nous voyons le même phénomène
se produire chez les populations de l’Asie. L’art s’élève (nous ne savons
par quelle suite d’efforts) jusqu’à un point supérieur, et, arrivé là,
on prétend désormais le fixer. Ce sont ces arts fixés que rencontrent
les Grecs lorsqu’ils occupent l’Hellade; ils les prennent à cette époque
de fixité, mais les font, pour ainsi dire, sortir de leur chrysalide pour
les pousser avec une ardeur et une rapidité inouïes vers un idéal qui
prend pour point d’appui l’étude attentive et passionnée de la nature.
Supposons un instant que ces quelques tribus d’Aryans ne fussent point
venues s’établir sur le sol de la Macédoine, de l’Attique et du Péloponèse;
les arts des peuplades de l’Asie Mineure et de l’Égypte, enfermés dans
leur hiératisme, s’affaissant chaque jour sous le poids de cet hiératisme
même, s’abîmaient dans une négation. Le sphinx et le chérubin restaient
pour les générations futures le véritable symbole de ces arts,
c’est-à-dire
une énigme. Les Grecs, en secouant cette immobilité, nous en font deviner
les secrets, nous permettent de supposer les efforts qui l’avaient précédée.
En effet, les premières infusions aryanes en Asie, en Égypte, au
contact des races aborigènes, s’étaient trouvées dans ces conditions favorables
au développement des arts, et ceux-ci avaient atteint rapidement
une supériorité extraordinaire; mais l’élément sémitique dominant de
plus en plus, ces arts s’étaient arrêtés dans leur marche, comme se fixent
certains liquides par l’apport d’un agent chimique à une certaine dose.
 
Ceci peut passer pour une hypothèse; mais ce qui n’en est pas une,
c’est le mouvement que les Grecs savent imprimer aux arts chez eux.
Ils prennent les formes hiératiques de l’Asie Mineure; peu à peu nous
voyons qu’ils les <i>naturalisent</i>: ils procèdent pour les arts comme pour la
mythologie. Des grands mythes asiatiques, ils font des héros, des personnalités;
l’homme, l’individu se substitue à la caste; l’<i>esprit moderne</i>,
en un mot, se fait jour. La divinité ou ses émanations se personnifient,
non plus par une sorte de superposition d’attributs, comme chez les
Asiatiques, mais par des qualités ou des passions humaines. En même
temps, la philosophie se dégage du cerveau humain, jusqu’alors enserré
dans le dogmatisme. Car, observons bien ceci, l’art, mais l’art affranchi
de l’hiératisme, l’art à la recherche de l’idéal, du principe vrai, marche
toujours côte à côte de la philosophie. Lorsque celle-ci s’élance hardiment
à la recherche des problèmes humains, l’art se développe avec
énergie et ses produits sont merveilleux; lorsque la philosophie, haletante,
ballottée au milieu de systèmes opposés, se jette, comme pour se
fixer sur quelques points, dans la scolastique, l’art, à son tour, se formule,
et arrive par une autre pente à cet hiératisme dont il avait si bien
su s’affranchir. L’art grec, libre, progressif, le regard fixé sur un idéal
sublime qu’il recherche sans repos, sous Périclès vit à côté de Platon.
 
L’art grec, parallèle à l’école d’Alexandrie, retombe dans une sorte de
formulaire hébétant, sans issues. Avec le christianisme, nous le voyons
abandonner entièrement la statuaire, comme s’il s’avouait qu’il en avait
abusé et que ses recherches ne l’avaient conduit qu’au réalisme le plus
vulgaire.
 
On peut donc constater l’influence de ces lois générales. Avec la théocratie,
l’hiératisme dans l’art, et dans l’art de la statuaire surtout. Avec
les développements des idées métaphysiques, l’étude de la philosophie,
la recherche d’un idéal dans l’art en prenant pour base l’examen attentif
de la nature, le progrès par conséquent, mais aussi les erreurs et les
chutes.
 
Devra-t-on conclure des observations précédentes relatives au contact
des races diverses que, pour obtenir un Phidias, il convient de mettre
en rapports intellectuels quelques Aryans et un Sémite, sous une
certaine
latitude? que les arts se forment comme les compositions chimiques,
d’après une formule et un peu de chaleur ou un courant électrique?
Non; mais dans l’étude historique des arts, comme dans celle de
la philosophie, des mouvements de l’esprit humain,--et les arts ne sont
autre chose qu’une éclosion intellectuelle,--il est nécessaire de bien
connaître et de constater les conditions favorables ou défavorables à cette
éclosion, par conséquent de signaler les courants, leurs mélanges et les
produits successifs de ces mélanges.
 
On s’est un peu trop habitué, peut-être, à traiter les questions d’art
d’après ce qu’on appelle le <i>sentiment</i>; influence mobile comme la mode,
fugitive, et qui a le grand inconvénient d’éloigner l’artiste de la recherche
des causes, des origines, de l’idée philosophique sans laquelle l’art n’est
qu’un métier ou l’emploi d’une recette.
 
Le sentiment, admettant qu’il faille compter avec lui, a besoin d’un
point d’appui; où le trouvera-t-il, si ce n’est dans l’analyse, le raisonnement,
l’observation et le savoir? Jugeons les choses d’art avec notre
sentiment, si l’on veut, mais élevons notre sentiment, ou plutôt notre
faculté de sentir, à la hauteur d’une science, si nous prétendons faire
accepter nos jugements par le public impartial. D’ailleurs, n’en
est-il pas
un peu du sentiment comme de la foi, qui accepte, mais ne crée pas.
À la raison humaine seule est réservée la faculté de créer; c’est la raison
qui conduit à l’art par la recherche et le triage d’où ressort la définition
et la conscience du beau et du bon; c’est la raison qui conduit à la philosophie
par les mêmes procédés. On n’a jamais fait de philosophie passable avec ce que nous appelons le sentiment. Les Grecs, qui s’y
connaissaient
un peu, n’ont jamais cru que le sentiment seul pût guider, soit
dans la pratique des arts, soit dans les jugements que l’on peut porter
sur leurs productions. «Toutes choses étaient ensemble; l’intelligence
les divisa et les arrangea», dit Anaxagore<span id="note1"></span>[[#footnote1|<sup>1</sup>]]. Si la foi et le sentiment
font des miracles, ce n’est pas de cette façon. La foi fait mouvoir les
montagnes peut-être, mais elle ne sait ni ne s’enquiert de quoi les montagnes
sont faites, ni pourquoi elles sont montagnes. Si elle le savait,
elle se garderait de les déranger de leur place.
 
Qu’est-ce, dans les arts, que le sentiment des choses, sans la connaissance
des choses?
 
Ce serait trop sortir de notre sujet que de nous étendre plus longtemps
sur ces influences qui ont dirigé les arts de l’antiquité, soit dans la voie
hiératique, soit dans la recherche du mieux. Il nous suffit d’indiquer
quelques-uns de ces courants, avant de présenter le tableau de l’art de
la statuaire pendant le moyen âge, tableau à peine entrevu, bien qu’il se
développe chaque jour devant nos yeux.
 
Ce qu’était devenue la sculpture sous l’empire, dans les Gaules, chacun
le sait. Des types antiques perfectionnés par les Grecs, répandus sur
tout le continent occidental de l’Europe par les Romains, reproduits par
une population d’artistes qui ne s’élevaient pas au-dessus de l’ouvrier
vulgaire, il nous reste des fragments nombreux. Laissant de côté l’intérêt
archéologique qui s’attache à ces débris, considérés comme œuvres
d’art, ils ne causent qu’un ennui et un dégoût profonds. Nulle
apparence
d’individualité, d’originalité; les auteurs de ces œuvres monotones
travaillent à la tâche pour gagner leur salaire. Reproduisant des
modèles déjà copiés, ne recourant jamais à la source vivifiante de la
nature, traînant partout, de Marseille à Coutances, de Lyon à Bordeaux,
leurs <i>poncifs</i>, ils couvrent la Gaule romanisée de monuments tous revêtus
de la même ornementation banale, des mêmes bas-reliefs mous et
grossiers
d’exécution, comme ces joueurs d’orgues de nos jours qui vont
porter les airs d’opéras jusque dans nos plus petits villages.
 
<span id="Auxerre23">La sculpture dans les Gaules, au moment des grandes invasions,
c’est-à-dire
au IV<sup>e</sup> siècle, n’était plus un art, c’était un métier, s’abâtardissant
chaque jour. Au point de vue de l’exécution seule, rien n’est plus plat,
plus vulgaire, plus négligé. Mais comme composition, comme invention,
on trouve encore dans ces fragments une sorte de liberté,
d’originalité
qui n’existe plus dans les tristes monuments élevés en Italie depuis
Constantin jusqu’à la chute de l’empire d’Occident. L’esprit gaulois
laisse percer quelque chose qui lui est particulier dans cette sculpture
chargée, banale, sans caractère, et s’affranchit parfois du classicisme
romain en pleine décadence. Ainsi, par exemple, il ne s’astreint pas
à des reproductions identiques d’un même modèle pour les chapiteaux
d’un ordre dépendant d’un édifice. Les fûts des colonnes se couvrent d’ornements
variés. Les types admis pour les ordres se modifient; il y a
comme une tentative d’affranchissement. Ce n’est pas ici l’occasion de
nous étendre sur la valeur de ces symptômes qui, au total, n’est pas
considérable mais cependant nous devons les signaler, parce qu’ils font
connaître que la Gaule ne restait pas absolument sous l’influence étroite
de la tradition des arts romains. Des fragments existant à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Autun|Autun]], au
Mont-Dore, à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Auxerre|Auxerre]], à Lyon, à Reims, à Dijon, dans le Soissonnais,
et qui datent des III<sup>e</sup>, IV<sup>e</sup>, et V<sup>e</sup> siècles, indiquent ces tendances originales.
<span id=Champlieu>Voici un de ces fragments, entre autres, un chapiteau (fig. 1)
provenant
du portique de clôture du temple de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Champlieu|Champlieu]], près de Compiègne,
qui présente une disposition particulière et qu’on ne retrouverait pas
dans les édifices italiens de la même époque (III<sup>e</sup> siècle). Or, les autres
chapiteaux appartenant au même portique ne sont pas taillés sur le
même modèle. Cette variété, dans un temps où la sculpture n’était
qu’un
travail d’ouvriers assez grossiers, est remarquable. Elle permettrait
de
supposer que ces Gaulois romanisés des derniers temps étaient fatigués
de ces reproductions abâtardies des mêmes types, et qu’ils cherchaient à
les abandonner.
</div>
[[Image:Chapiteau.temple.Champlieu.Compiegne.png|center]]
<div class="text">
Cette tendance,--en admettant qu’elle fût générale sur le sol des
Gaules,--se perdit dans le flot des invasions. L’art de la sculpture
s’éteint sous les conquérants du Nord, et si, dans les rares édifices qui
nous restent de l’époque mérovingienne, on rencontre çà et là
quelques
fragments de sculpture, ils sont arrachés à des monuments
gallo-romains.
Sous les Carlovingiens, des tentatives sont faites pour renouer
la chaîne brisée des arts, mais ces tentatives n’aboutissent guère
qu’à
de pâles copies des types de l’antiquité romaine, sous une influence byzantine
plus ou moins prononcée. Charlemagne ne pouvait songer à
autre chose, en fait d’art, qu’à remuer les cendres de l’empire romain
pour y retrouver quelques étincelles; il essayait une renaissance des
formes et des moyens pratiques oubliés. De semblables tentatives
n’aboutissent
qu’à des pastiches grossiers. On ne refait pas des arts avec
des lois, des institutions ou des règlements; il faut d’autres éléments
pour les rendre viables et les faire pénétrer dans une nation. Or, sous
les Carlovingiens, l’heure d’une véritable renaissance des arts n’était pas
sonnée. Les ferments apportés par les peuplades conquérantes étaient
depuis trop peu de temps mêlés à la vieille civilisation gallo-romaine
pour qu’un art, comme la sculpture, pût éclore.
 
Ce n’est en effet qu’à la fin du XI<sup>e</sup> siècle que l’on voit apparaître les
premiers embryons de cet art de la sculpture française, qui, cent ans
plus tard, devait s’élever à une si grande hauteur. Alors, à la fin du
XI<sup>e</sup> siècle, les seules provinces de la Gaule qui eussent conservé des traditions
d’art de l’antiquité étaient celles dont l’organisation municipale
romaine s’était maintenue. Quelques villes du Midi, à cette époque, se
gouvernaient encore <i>intra muros</i>, comme sous l’empire; par suite, elles
possédaient leurs corps d’artisans et les traditions des arts antiques, très-affaiblies,
il est vrai, mais encore vivantes. Toulouse, entre toutes ces
anciennes villes gallo-romaines, était peut-être celle qui avait le mieux
conservé son organisation municipale. Les arts, chez elle, n’avaient pas
subi une lacune complète, ils s’étaient perpétués. Aussi cette cité devint-elle,
dès le commencement du XII<sup>e</sup> siècle, le centre d’une école puissante
et dont l’influence s’étendit sur un vaste territoire.
 
Dans une autre région de la France, l’ordre de Cluny, institué au
commencement
du X<sup>e</sup> siècle, avait pris, au milieu du XI<sup>e</sup>, un développement
prodigieux<span id="note2"></span>[[#footnote2|<sup>2</sup>]].
 
À cette époque, les clunisiens étaient en rapport avec l’Espagne,
l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre, la Hongrie; non-seulement ils possédaient
des maisons dans ces contrées, mais encore ils entretenaient des
relations avec l’Orient. C’est au sein de ces établissements clunisiens que
nous pouvons constater un véritable mouvement d’art vers la seconde
moitié du XI<sup>e</sup> siècle. Jusqu’alors, sur le sol des Gaules, et depuis
la chute
de l’empire, la sculpture n’est plus; mais tout à coup elle se montre
comme un art déjà complet, possédant ses principes, ses moyens
d’exécution,
son style. Un art ne pousse pas cependant comme des champignons;
il est toujours le résultat d’un travail plus ou moins long, et
possède une généalogie. C’est cette généalogie qu’il convient d’abord de
rechercher.
 
En 1098, une armée de chrétiens commandée par Godefroi, le comte,
Baudouin, Bohémond, Tancrède, Raymond de Saint-Gilles et beaucoup
d’autres chefs, s’empara d’Antioche, et depuis cette époque jusqu’en
1268, cette ville resta au pouvoir des Occidentaux. Antioche fut comme
le cœur des croisades; prélude de cette période de conquêtes et de
revers,
elle en fut aussi le dernier boulevard. <span id=Constantinople>C’était dans ces villes de
Syrie, bien plus que dans la cité impériale de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]], que les
arts grecs s’étaient réfugiés. Au moment de l’arrivée des croisés, Antioche
était encore une ville opulente, industrieuse, et possédant des restes
nombreux de l’époque de sa splendeur. Toute entourée de ces villes
grecques abandonnées depuis les invasions de l’islam, mais restées
debout,
villes dans lesquelles on trouve encore aujourd’hui tous les éléments
de notre architecture romane. Antioche devint une base d’opérations pour les Occidentaux, mais aussi un centre commercial, le point
principal de réunion des religieux envoyés par les établissements monastiques
de la France, lorsque les chrétiens se furent emparés de la Syrie.
D’ailleurs, avec les premiers croisés, étaient partis de l’Occident, à la voix
de Pierre l’Ermite, non-seulement des hommes de guerre, mais des
gens de toutes sortes, ouvriers, marchands, aventuriers, qui bientôt,
avec cette facilité qu’ont les Français principalement d’imiter les choses
nouvelles qui attirent leur attention, se façonnèrent aux arts et métiers
pratiqués dans ces riches cités de l’Orient. C’est en effet à dater des
premières années du XII<sup>e</sup> siècle que nous voyons l’art de la sculpture se
transformer sur le sol de la France, mais avec des variétés qu’il faut
signaler. Les monuments grecs des VI<sup>e</sup> et VII<sup>e</sup> siècles qui remplissent les
villes de Syrie, et notamment l’ancienne Cilicie, possèdent une ornementation
sculptée d’un beau style, et qui rappelle celui des meilleurs temps
de la Grèce antique<span id="note3"></span>[[#footnote3|<sup>3</sup>]], mais sont absolument dépourvus de statuaire.
Cependant il y avait eu à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]], avant et après les fureurs des
iconoclastes, des écoles de sculpteurs statuaires, qui fabriquaient quantité
de meubles en bois, en ivoire, en orfévrerie, que les Vénitiens et les
Génois répandaient en Occident. Nous possédons, dans nos musées et
nos bibliothèques, bon nombre de ces objets antérieurs au XII<sup>e</sup> siècle. Il
ne paraît pas toutefois que les artistes byzantins se livrassent à la grande
statuaire, et les exemples dont nous parlons ici sont, à tout prendre, de
petite dimension et d’une exécution souvent barbare. Il n’en était pas de
même pour la peinture: les Byzantins avaient produit dans cet art des
œuvres tout à fait remarquables, et dont nous pouvons nous faire une
idée par les peintures des églises de la Grèce<span id="note4"></span>[[#footnote4|<sup>4</sup>]] et par les vignettes des
manuscrits de la Bibliothèque impériale.
 
Or, parmi ces croisés partis des différents points de l’extrême Occident,
les uns rapportent, dès le commencement du XII<sup>e</sup> siècle, de nombreux
motifs de sculpture d’ornement d’un beau caractère, d’autres de l’ornementation
et de la statuaire.
 
Nous voyons, par exemple, à cette époque, le Poitou, la Saintonge, la
Normandie, l’Île-de-France, la Picardie, l’Auvergne, répandre sur leurs
édifices, des rinceaux, des chapiteaux, des frises d’ornements d’un très-beau
style, d’une bonne exécution, qui semblent copiés, ou du moins
immédiatement inspirés par l’ornementation byzantine de la Syrie, tandis
qu’à côté de ces ornements, la statuaire demeure à l’état barbare et ne
semble pas faire un progrès sensible. Mais si nous nous transportons en
Bourgogne, sur les bords de la Saône, dans le voisinage des principaux
monastères clunisiens, c’est tout autre chose. La statuaire a fait,
au commencement
du XII<sup>e</sup> siècle, un progrès aussi rapide que l’ornementation
sculptée, et rappelle moins encore par son style les diptyques byzantins,
que les peintures qui ornent les monuments et les manuscrits grecs.
Ceci s’explique. Si des moines grossiers, si des ouvriers ignorants pouvaient reproduire les ornements grecs qui abondent sur les édifices de
la Syrie septentrionale, ils ne pouvaient copier des statues ou
bas-reliefs
à sujets, qui n’existaient pas. Ils s’orientalisaient quant à la décoration
sculptée, et restaient gaulois quant à la statuaire. Pour transposer dans
les arts, il faut un certain degré d’instruction, de savoir, que les clunisiens
seuls alors possédaient. Les clunisiens firent donc chez eux une
renaissance de la statuaire, à l’aide de la peinture grecque. Cela est sensible
pour quiconque est familier avec cet art. <span id=Autun22>Si nous nous transportons,
par exemple, devant le tympan de la grande porte de l’église abbatiale
de Vézelay, ou même devant celui de la grande porte de la cathédrale
d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Autun|Autun]], qui lui est quelque peu postérieur, nous reconnaîtrons dans
ces deux pages et particulièrement dans la première, une influence byzantine
prononcée, incontestable, et cependant cette statuaire ne rappelle
pas les diptyques byzantins, ni par la composition, ni par le faire, mais
bien les peintures.
 
Autant la statuaire byzantine du vieux temps prend un caractère hiératique,
autant elle est bornée dans les moyens, conventionnelle, autant
la peinture se fait remarquer par une tendance dramatique, par la composition,
par l’exactitude et la vivacité du geste<span id="note5"></span>[[#footnote5|<sup>5</sup>]]. Ces mêmes qualités
se retrouvent à un haut degré dans les bas-reliefs que nous venons de
signaler. De plus, dans ces bas-reliefs, les draperies sont traitées comme
dans les peintures grecques, et non comme elles le sont sur les monuments
byzantins sculptés. La composition des bas-reliefs de Vézelay, par
la manière dont les personnages sont groupés, rappelle également les compositions
des peintures grecques; on y remarque plusieurs plans, des
agencements de lignes, un mouvement dramatique très-prononcé. Mais
par cela même que les clunisiens transposaient d’un art dans l’autre,
tout en laissant voir la source d’où sortait la statuaire, ils étaient obligés de
recourir, pour une foule de détails, à l’imitation des objets qui les entouraient.
Aussi l’architecture, les meubles, les instruments, sont français,
les habits mêmes, sauf ceux de certains personnages sacrés, qui sont évidemment
copiés sur les peintures grecques, sont les habits portés en Occident,
mais ils sont byzantinisés (qu’on nous pardonne le barbarisme) par
la manière dont ils sont rendus dans les détails. Quant aux têtes, et cela
est digne de fixer l’attention des archéologues et des artistes, elles ne
rappellent nullement les types admis par les peintres grecs. Les sculpteurs
occidentaux ont copié, aussi bien qu’ils ont pu le faire, les types
qu’ils voyaient, et cela souvent avec une délicatesse d’observation et une
ampleur très-remarquables.
 
Nous avons souvent entendu discuter ce point, de savoir si ces bas-reliefs de Vézelay, d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Autun|Autun]], de Moissac, de Charlien, etc., étaient sculptés
par des artistes envoyés d’Orient, ou s’ils étaient dus à des sculpteurs
occidentaux travaillant sous une influence byzantine. Longtemps nous
avons hésité devant ce problème; mais, après avoir examiné beaucoup
de ces sculptures françaises, des sculptures et des peintures grecques,
surtout des vignettes de manuscrits; après avoir réuni des dessins et des
photographies en grand nombre pour établir des comparaisons immédiates,
notre hésitation a dû cesser. D’ailleurs, si des artistes grecs avaient
été appelés en France pour exécuter ces sculptures, ils auraient trahi
leur origine sur quelques points, une inscription, un meuble, un ustensile.
Rien de pareil ne se rencontre sur aucun de ces bas-reliefs. Tout est
occidental, et encore une fois la sculpture des Byzantins à cette époque
n’est pas traitée comme celle de ces bas-reliefs français.
 
Dans cette statuaire française que nous regardons comme dérivée de
la peinture byzantine très-ancienne,--car certainement les vignettes de
manuscrits servaient de types aux clunisiens, et ces manuscrits pouvaient
être très-antérieurs au XII<sup>e</sup> siècle,--une des qualités qui frappent le plus
les personnes qui savent voir, c’est l’exactitude et la vérité saisissantes du
geste. Or, quand on se rappelle à quel degré de barbarie était tombée la
statuaire au X<sup>e</sup> siècle, et combien cette qualité était oubliée alors, les
artistes sortis des écoles de Cluny avaient dû recourir à des modèles
d’une grande valeur, comme art, pour se former.
 
Mais il en est de ce fait historique comme de bien d’autres, il faut se
garder d’établir un système sur un seul groupe d’observations. Ce qui est
vrai ici peut être erroné là. Si les clunisiens sont parvenus, au commencement du XII<sup>e</sup> siècle, à former une école de sculpteurs avec les éléments
que nous venons d’indiquer, il est évident que sur les bords du Rhin,
qu’en Provence et à Toulouse, l’influence byzantine s’était fait sentir dès
avant les premières croisades, et avait permis de constituer des écoles de
sculpture relativement florissantes. Sur les bords du Rhin, les efforts que
Charlemagne avait fait pour faire renaître les arts avaient porté quelques
fruits. Ce prince s’était entouré d’artistes byzantins, avait reçu de Byzance
et de Syrie des présents considérables en objets d’art. Depuis son règne,
les traditions introduites par les artistes orientaux, les objets réunis dans
les monastères, dans les palais, avaient permis de former une école
pseudo-byzantine, qui ne laissait pas d’avoir une certaine valeur relative.
En Provence, dans une partie du Languedoc, et à Toulouse notamment,
une autre école s’était constituée dès le XI<sup>e</sup> siècle, en s’appuyant sur les
exemples si nombreux d’objets d’art rapportés d’Orient par le commerce
de la Méditerranée.
</div>
[[Image:Sculpture.cloitre.Moissac.png|center]]
<div class="text">
Au X<sup>e</sup> siècle, les Vénitiens avaient des comptoirs dans un certain
nombre de villes du Midi et jusqu’à Limoges. Ces négociants fournissaient les provinces du Midi et du Centre d’étoffes de soie orientales, de
bijoux, de coffrets et ustensiles d’ivoire et de métal fabriqués à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]],
à Damas, à Antioche, à Tyr. Il suffit de voir les sculptures,
du XI<sup>e</sup> siècle qui existent encore autour du chœur de Saint-Sernin de
Toulouse, et dans le cloître de Moissac, pour reconnaître dans cette statuaire
des copies grossières de ivoires byzantins. Voici (fig. 2) un de
ces exemples provenant du cloître de Moissac. Cette image de saint
Pierre, de marbre, est très bas-relief. On retrouve là, non-seulement le
caractère des sculptures de Byzance, mais le faire, le style hiératique
maniéré, et jusqu’aux procédés pour indiquer les draperies. Il est certain
que les artistes qui taillaient ces images ne regardaient ni la nature, ni
même les nombreux fragments de l’antiquité romaine qui abondaient
dans cette contrée, mais qu’ils n’avaient d’yeux que pour ces ouvrages
byzantins d’ivoire, de cuivre ou d’argent repoussé qu’on exportait
sans cesse de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]]. Tout dans cette sculpture est de
convention;
on n’y retrouve que les traces effacées d’un art qui ne procède
plus que par recettes. Mais de cette sculpture qui sent si fort la décadence,
à celle qu’on fit un siècle plus tard à peine, dans les mêmes
provinces,
il y a toute une révolution; car cette dernière a repris l’air de
jeunesse
qui appartient à un art naissant. Ce n’est plus la barbarie sénile,
c’est le commencement d’un art qui va se développer. Des causes politiques
empêchèrent cette école languedocienne de s’élever, ainsi que
nous l’exposerons tout à l’heure; mais ce que nous venons de dire explique
les diverses natures des influences byzantines en France pendant
le XI<sup>e</sup> siècle et les premières années du XII<sup>e</sup>. Ces artistes de Provence, du
Languedoc, du Rhin, par cela même qu’ils avaient entre les mains un
grand nombre d’objets sculptés provenant de Byzance, n’avaient pas eu,
comme les clunisiens, à transporter l’art de la peinture dans la statuaire;
aussi leurs produits n’ont pas cette originalité des œuvres de
l’école clunisienne,
qui, procédant de la peinture à la sculpture, devait mettre
beaucoup du sien dans les imitations byzantines.
 
Voici donc, à la fin du XI<sup>e</sup> siècle, quel était l’état des écoles de sculpture
dans les différentes provinces de la France actuelle. Les traditions romaines
s’étaient éteintes à peu près partout, et ne laissaient plus voir
que de faibles lueurs dans les villes du Midi. En Provence, les restes des
monuments romains étaient assez nombreux pour que l’école de
sculpture
renaissante à cette époque s’inspirât principalement de la statuaire
antique, tandis qu’elle allait chercher les ornements et les formes de
l’architecture en Orient<span id="note6"></span>[[#footnote6|<sup>6</sup>]]. L’école de Toulouse avait abandonné toute
tradition romaine, et s’inspirait, quant à la statuaire, des nombreux
exemples sculptés rapportés de Byzance: l’ornementation était alors un
compromis entre les traditions gallo-romaines et les exemples venus de
Byzance. Dans les provinces rhénanes l’élément byzantin, mais altéré,
dominait dans la statuaire et l’ornementation. Dans les provinces occidentales,
le Périgord, la Saintonge, la statuaire était à peu près nulle, et
l’ornementation, gallo-romaine, bien que Saint-Front eût été bâti sur un
plan byzantin. À Limoges et les villes voisines, vers l’ouest et le sud, la
proximité des comptoirs vénitiens avait donné naissance à une école assez
florissante, appuyée sur les types byzantins. En Auvergne, le Nivernais
et une partie du Berry, les traditions byzantines inspiraient la statuaire,
tandis que l’ornementation conservait un caractère gallo-romain. Mais
ces provinces étaient en rapport par Limoges avec les Vénitiens, et recevaient
dès lors un grand nombre d’objets venus d’Orient. En Bourgogne,
dans le Lyonnais, l’école clunisienne produisait seule des œuvres d’une
valeur originale, et comme statuaire, et comme ornementation, par les
motifs déduits plus hauts. Dans l’Île-de-France la statuaire n’avait nulle
valeur, et l’ornementation, comme celle de la Normandie, s’inspirait des
compositions byzantines, à cause de la grande quantité d’étoffes d’Orient
qui pénétraient dans ces provinces par le commerce des Vénitiens et des
Génois. En Poitou, la statuaire était également tombée dans la plus
grossière barbarie, et l’ornementation, lourde, était un mélange de traditions
gallo-romaines et d’influences byzantines fournies par les étoffes et
les ustensiles d’Orient.
 
Si l’on consulte la carte que nous avons dressée pour accompagner
l’article [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 3, Clocher|Clocher]] (fig. 6), on se rendra compte d’une partie de ces divisions
d’écoles, bien que les arts de la sculpture n’aient pas exactement
les mêmes foyers que ceux de l’architecture. Ainsi, il y a une école d’architecture
normande au commencement du XI<sup>e</sup> siècle, et il n’y a pas, à
proprement parler, d’école de sculpture normande. L’école de sculpture
de l’Île-de-France ne commence à rayonner que vers la fin de la
première
moitié du XII<sup>e</sup> siècle. Si l’influence de l’architecture rhénane
se fait sentir au commencement du XII<sup>e</sup> siècle jusqu’à
Châlons-sur-Marne,
la sculpture des bords du Rhin ne pénètre pas si loin vers l’ouest.
Toulouse, qui n’a pas, à la fin du XI<sup>e</sup> siècle, une école d’architecture
locale, possède déjà une puissante école de sculpture. L’architecture,
développée au XI<sup>e</sup> siècle dans les provinces occidentales, ne possède des
écoles de sculpture dignes de ce nom qu’au XII<sup>e</sup> siècle. On peut donc
compter vers 1100, en France, cinq écoles de statuaire: la plus ancienne,
l’école rhénane; l’école de Toulouse, l’école de Limoges, l’école
provençale, et la dernière née, l’école clunisienne. Or, cette dernière
allait promptement en former de nouvelles sur la surface du territoire, et
renouveler entièrement la plupart de celles qui lui étaient antérieures,
en les poussant en dehors de la voie hiératique, à la recherche du vrai,
vers l’étude de la nature. Constatons d’abord que partout où résident les
clunisiens au commencement du XII<sup>e</sup> siècle, la sculpture acquiert une
supériorité marquée, soit comme ornementation, soit comme statuaire.
Le témoignage d’un contemporain, celui de saint Bernard, qui s’éleva
si vivement contre ces écoles de sculptures clunisiennes et qui essaya de
combattre leur influence, serait une preuve de l’importance qu’elles
avaient acquise au XII<sup>e</sup> siècle, si les monuments n’étaient pas là.
 
L’école clunisienne était la seule en effet qui pouvait se développer,
parce qu’en prenant pour point de départ, pour enseignement,
dirons-nous, l’art byzantin, elle observait la nature, et tendait à s’éloigner ainsi
des types consacrés, à se soustraire peu à peu à l’hiératisme des arts
grecs des bas temps, et qu’elle avait su prendre, dans ces arts, comme
modèle, celui qui avait conservé les allures les plus libres, la
peinture.
 
La peinture byzantine, en effet, n’excluait pas encore à cette époque
l’individualisme, tandis que la sculpture semblait ne reproduire que des
types uniformes consacrés. Les vignettes de manuscrits grecs du VI<sup>e</sup>
au
X<sup>e</sup> siècle présentent, non-seulement des compositions empreintes d’une
liberté que ne conservent pas les sculptures des ivoires et objets d’orfévrerie,
mais qui reproduisent évidemment des portraits. Ces vignettes
tiennent compte de la perspective, de l’effet produit par des plans différents,
par la lumière; quelques-unes même sont profondément empreintes
d’une intention dramatique<span id="note7"></span>[[#footnote7|<sup>7</sup>]].
 
Nous allons montrer comment les clunisiens avaient introduit dans la
sculpture, imitée comme <i>faire</i> et comme style de l’école byzantine,
ces éléments de liberté et l’observation de la nature soit par la
reproduction
vraie du geste, soit par l’étude des types qu’ils avaient sous
les yeux. C’est la porte principale de l’église abbatiale de Vézelay, ouvrage
d’une grande valeur pour l’époque, qui va nous fournir les exemples
les plus remarquables de cette statuaire pseudo-byzantine des
clunisiens,
à la fin du XI<sup>e</sup> siècle ou pendant les premières années du XII<sup>e</sup>
</div>
[[Image:Sculpture.porte.principale.eglise.abbatiale.Vezelay.png|center]]
<div class="text">
L’ensemble de cette œuvre est présentée dans l’article [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7, Porte |Porte ]] (fig. 11).
On remarquera, tout d’abord, qu’il y a dans cette composition un
mouvement,
une <i>mise en scène</i>, qui n’existent pas dans les compositions byzantines
de la même époque ou antérieures. L’idée dramatique subsiste au
milieu de ces groupes de personnages auxquels l’artiste a voulu donner la
vie et le mouvement. Voyons les détails: voici fig. 3, deux des figures 3/4
nature, sculptées sur le pied-droit de droite; c’est un saint Pierre qui discute
avec un autre apôtre attentif et paraissant se disposer à donner la
réplique. Le geste du saint Pierre est net, bien accusé, et sa tête prend
une expression d’insistance grave qui est tout à fait remarquable. À côté
de ce <i>réalisme</i>, le <i>faire</i> des draperies, la manière dont elles sont disposées,
ces plis relevés par le vent, sentent l’école byzantine. Examinant
attentivement les types des têtes de ces statues, on reconnaît qu’ils
n’ont rien de commun avec la statuaire byzantine. Les sculpteurs clunisiens
se sont inspirés de ce qu’ils voyaient autour d’eux. Ces têtes
présentent
des caractères individuels, ce ne sont plus des types de convention.
Sur des chapiteaux de la même porte, des personnages fournissent des
types variés; l’un, celui A, figure 4, a le nez long, fin, le front découvert,
les yeux grands, à fleur de tête, l’angle externe légèrement relevé; la
bouche petite, la lèvre inférieure saillante, le menton rond et la barbe
soyeuse. L’autre, celui B, a le nez court, les yeux couverts, la bouche large
et la mâchoire développée. La tête du premier est longue, celle du second
ronde. La tête de femme C présente un autre type. Cette femme, vêtue
seulement d’un court jupon de poils, tient une fronde de la main droite;
à son bras gauche est attaché une sorte de bouclier orné d’une croix, et
derrière lequel elle semble se cacher. C’est une sainte Madeleine chassant
au désert, pour pourvoir à sa nourriture. Un gros oiseau est devant
elle. Le sculpteur a-t-il voulu donner à cette tête un caractère qu’il
supposait oriental? Ce qui est certain, c’est que les traits de cette femme
diffèrent des types admis dans les sculptures du monument. Les yeux
sont longs, les pommettes saillantes, le menton et la bouche vivement
accentués, le nez très-fin et recourbé. <span id=Autun32>Il y a donc dans cette école déjà
une recherche des physionomies, des traits, sur la nature. Si nous regardons
les pieds, les mains des personnages de ces bas-reliefs, nous
pouvons
constater également une étude déjà fine de la nature, on a recours
à elle, et l’influence byzantine se fait sentir seulement dans la façon d’exprimer
les plis des draperies, dans certains procédés adoptés pour faire
les cheveux, les accessoires; la même observation pourra être faite
sur
le bas-relief de la cathédrale d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Autun|Autun]], bas-relief postérieur à celui de
Vézelay de vingt ou trente ans au plus, et d’un moins bon style. Mais
dans cette œuvre de sculpture, les types des têtes ont un caractère bien
prononcé et qui n’est nullement byzantin.
</div>
[[Image:Sculpture.porte.principale.eglise.abbatiale.Vezelay.2.png|center]]
<div class="text">
L’une de ces têtes que nous donnons figure 5, et que nous avons pu
avoir entre les mains parce qu’elle avait été brisée et jetée dans
des plâtras, lorsque ce bas-relief fut muré à la fin du dernier siècle, reproduit
un des types généralement admis dans cette sculpture. Ce type tout
à fait particulier, n’a rien de romain ou de byzantin, mais possède un
caractère asiatique prononcé; il semble appartenir aux belles races
caucasiques. Les lignes du front et du nez, la délicatesse de la bouche,
l’enchâssement de l’œil couvert et légèrement relevé à l’angle externe,
la longueur des joues, le peu d’accentuation des pommettes, la petitesse
extrême de l’oreille, la barbe soyeuse et frisée, accusent une belle race
qui n’est ni romaine, ni germaine. L’œil est rempli par une boule de
verre bleu et le sourcil est accusé par un trait peint en noir. Ce type de
tête ne se rencontre nulle part dans les figures de Vézelay, où
généralement
les fronts sont hauts et développés, la distance entre la bouche
et le nez grande, l’œil très-ouvert, les pommettes prononcées. Mais ce
qui est à remarquer, c’est que si l’on se promène dans les campagnes
du Morvan, sur les points les plus éloignés de la circulation, on
rencontre
assez fréquemment ce beau type chez les jeunes paysans.
Voici donc dans deux monuments très-voisins,--puisque [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Autun|Autun]] n’est
qu’à 90 kilomètres de Vézelay,--la même école de sculpteurs ayant
pris pour point de départ l’étude des arts byzantins, qui s’inspire des
types variés que fournissent ces localités. Mais si nous pénétrons dans
d’autres régions, soumises à d’autres écoles, nous trouverons
également
à cette époque, c’est-à-dire de 1100 à 1150, ces mêmes tendances vers
l’étude de la nature et l’observation des types locaux.
</div>
[[Image:Sculpture.porte.principale.eglise.abbatiale.Vezelay.3.png|center]]
<div class="text">
On comprendra qu’il ne nous serait pas possible de fournir la quantité
d’exemples que comporterait un pareil sujet qui demanderait, à lui
seul, un ouvrage étendu. Nous devons nous borner à signaler quelques
points saillants afin d’attirer l’attention des artistes, des archéologues,
des anthropologistes, sur ces questions dont la valeur est trop
dédaignée.
 
Nous avons parlé de l’école de Toulouse, toute byzantine au XI<sup>e</sup>
siècle.
Comme ses sœurs, au XII<sup>e</sup> siècle cette école abandonne en partie l’hiératisme
grec des bas temps pour chercher l’étude de la nature.
 
Le petit hôtel de ville de Saint-Antonin (Tarn-et-Garonne)<span id="note8"></span>[[#footnote8|<sup>8</sup>]] est
un des plus jolis édifices du milieu du XII<sup>e</sup> siècle, c’est-à-dire de 1140 environ.
Il appartient à l’école de Toulouse. Sa sculpture est traitée avec un soin
et une perfection rares.
</div>
[[Image:Sculpture.hotel.de.ville.Saint.Antonin.png|center]]
<div class="text">
Entre autres figures, sur l’un des chapiteaux de la galerie du premier
étage de ce monument est sculpté un roi dont nous donnons ici le
masque
(fig. 6). S’il est un caractère de tête bien caractérisé, évidemment
pris sur la nature, c’est celui-là. Ce front large, ces yeux bien fendus,
grands, ces arcades sourcilières éloignées du globe de l’œil, ce nez fin,
cambré, serré à la racine et près des narines, celles-ci étant minces,
relevées; ces lèvres fermes et nettement bordées; cette barbe en
longues
mèches, ces oreilles écartées du crâne, ces cheveux longs et soyeux
ne présentent-ils pas un de ces types slaves comme on en trouve en Hongrie
et sur les bords du bas Danube<span id="note9"></span>[[#footnote9|<sup>9</sup>]]. À côté de cette tête il en est d’autres
qui présentent un caractère absolument différent et qui se rapproche
des types les plus fréquemment adoptés dans la statuaire de Toulouse.
 
Poursuivons cette revue avant de reprendre l’ordre que nous devons
suivre dans cet article.
 
Transportons-nous à Chartres. Le portail occidental de la cathédrale
présente une suite de statues d’une exécution très-soignée. Ce sont de
grandes figures longues qui semblent emmaillotées dans leurs vêtements
comme des momies dans leurs bandelettes et qui sont profondément
pénétrées
de la tradition byzantine comme <i>faire</i>, bien que les vêtements
soient occidentaux. Les têtes de ces personnages ont l’aspect de portraits
et de portraits exécutés par des maîtres. Nous prenons l’une d’elles,
que connaissent toutes les personnes qui ont visité cette
cathédrale<span id="note10"></span>[[#footnote10|<sup>10</sup>]]
(fig. 7). Ces statues de Chartres datent aussi de 1140 environ. À coup
sûr l’artiste qui a sculpté cette tête, tout soumis qu’il fût à la
donnée
byzantine sous certains rapports, s’en écartait encore plus que ceux dont
nous venons de présenter les œuvres, au point de vue de l’étude de la
nature. Des types que nous venons de présenter, celui-là seul a un
caractère
vraiment français ou gaulois, ou celte si l’on veut. Ce front
plat, ces arcades sourcilières relevées, ces yeux à fleur de tête, ces
longues joues, ce nez largement accusé à la base et un peu tombant,
droit sur son profil, cette bouche large, ferme, éloignée du nez, ce
bas du visage carré, ces oreilles plates et développées, ces longs cheveux
ondés n’ont rien du Germain, rien du Romain, rien du Franc.
C’est là, ce nous semble, un vrai type du vieux Gaulois. La face est
grande relativement au crâne, l’œil peut facilement devenir moqueur,
cette bouche dédaigne et raille. Il y a dans cet ensemble un mélange de
fermeté, de grandeur et de finesse, voire d’un peu de légèreté et de vanité
dans ces sourcils relevés, mais aussi l’intelligence et le sang-froid au moment
du péril. Les masques des autres statues de ce portail ont tous un
caractère individuel; l’artiste ou les artistes qui les ont sculptés ont copié
autour d’eux et ne se sont pas astreints à reproduire un type uniforme.
Ce fait mérite d’autant mieux d’être observé, que vers la fin du
XII<sup>e</sup> siècle, ainsi que nous le démontrerons tout à l’heure, la statuaire
admet un type absolu qu’elle considère comme la perfection, et ne se
préoccupe plus de l’individualisme des personnages.
</div>
[[Image:Sculpture.portail.occidental.cathedrale.Chartres.png|center]]
<div class="text">
Il existe encore dans l’église abbatiale de Saint-Denis deux statues
transportées par Alexandre Lenoir au Musée des monuments français et
provenant de l’église Notre-Dame de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Corbeil|Corbeil]]; ces deux figures baptisées des noms de Clovis et de Clotilde, sans autorité, sont de la même
époque
que celles du portail occidental de Chartres. Longues comme
celles-ci,
exécutées avec un soin extrême, remarquables d’ailleurs comme style,
très-intéressantes au point de vue des vêtements, rendues avec une grande
finesse, elles nous fournissent des types de têtes qui ne rappellent en
rien ceux de Chartres. Voici (fig. 8) celle du roi. Ce masque n’est pas la
reproduction d’un type admis, d’un canon; c’est, pour qui sait voir, un
portrait ou plutôt un type de race, un individu par excellence. Les
grands yeux, fendus comme ceux des plus belles races venues du
nord-est,
les joues plates, le nez bien fait, droit, la bouche petite et bien coupée,
</div>
[[Image:Sculpture.Notre.Dame.de.Corbeil.png|center]]
<div class="text">
la lèvre supérieure étant saillante; le front très-large et plat, les
arcades sourcilières charnues et suivant le contour du globe de l’œil, la
barbe souple et les moustaches prononcées, les cheveux abondants et
longs; tous ces traits appartiennent au caractère de physionomie donné à
la race mérovingienne. Que l’on compare ce masque à celui que donne
la figure 7 et l’on trouvera entre ces deux types la différence qui sépare
le mérovingien ou les dernières peuplades venues du nord-est, du vieux
sang gaulois. Le dernier type, celui figure 8, est évidemment plus
beau,
plus noble que l’autre. Il y a dans ces grands yeux si bien ouverts une
hardiesse tenace, dans cette bouche fine quelque chose d’ingénieux qui
n’existent pas dans le masque de Chartres. Ces deux têtes mises en parallèle,
on comprend que le type nº 8 domine par la hardiesse et la
conscience
de sa dignité le type nº 7; mais on comprend aussi que ce dernier, dans la physionomie duquel perce un certain scepticisme, finira
par redevenir le maître. Il y a dans les traits du roi, et dans la bouche
notamment, une naïveté qui est bien éloignée de l’expression du masque
de Chartres. La tête de la reine provenant du portail de Notre-Dame de
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Corbeil|Corbeil]] et qui faisait pendant à la statue du roi n’est pas moins remarquable. <span id=Corbeil1>Mais pour mieux faire saisir avec quelle finesse ces écoles du
XII<sup>e</sup> siècle en France reproduisaient les caractères des types humains
qu’ils avaient sous les yeux, nous mettons en parallèle le masque d’une
statue de femme du portail de la cathédrale de Chartres et celui de la
statue provenant de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Corbeil|Corbeil]] (fig. 9).
</div>
[[Image:Sculptures.cathedrale.Chartres.et.Notre.Dame.Corbeil.png|center]]
<div class="text">
Si l’on demandait laquelle de ces deux femmes est la maîtresse, laquelle
la servante, personne ne s’y tromperait; il y a dans la tête de la reine A,
de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Corbeil|Corbeil]], une distinction, un sentiment de dignité, une gravité intelligente
qui ne se trouvent pas dans la tête B, de Chartres. Mais si nous
mettons en parallèle la tête de femme de Chartres avec celle de l’homme
(fig. 7), ces deux types appartiennent bien à la même race; si nous
voyons ensemble les têtes du roi et de la reine de Notre-Dame de
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Corbeil|Corbeil]],
il est évident que ces personnages appartiennent tous deux aussi à
une même race. Ce qu’il y a de railleur et d’amer dans la bouche de
l’homme de Chartres se traduit dans le masque de la femme par une
expression de bonhomie malicieuse. Les yeux de ces deux masques
sont fendus de même, les paupières couvrent en partie le globe; le nez
est large à la base et la mâchoire développée. Les personnages de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Corbeil|Corbeil]]
ont tous deux les yeux bien ouverts, les arcades sourcilières semblables,
la bouche identique, la mâchoire fine, le nez délicat<span id="note11"></span>[[#footnote11|<sup>11</sup>]].
 
Entrons dans une autre province; en Poitou vers la même époque,
c’est-à-dire de 1120 à 1140, la statuaire abonde sur les monuments.
Cette statuaire est fortement empreinte du style byzantin, mais
cependant
l’individualisme, l’étude de la nature se fait sentir.
 
Voici (fig. 10) la tête d’une femme faisant partie d’un relief
représentant
la naissance du Sauveur, sur la façade de Notre-Dame-la-Grande,
Poitiers. Qui ne reconnaîtrait là un de ces types si fréquents dans le
Poitou? L’angle externe de l’œil est abaissé, le nez est fort, droit, formant
avec le front une ligne continue, le front est bien fait mais bas, la
partie supérieure du crâne plate, la bouche près du nez et les lèvres
charnues, la mâchoire ronde et développée, les joues grandes, les
cheveux
lisses. Mais nous devons limiter cet examen de l’observation des
types humains à quelques exemples et reprendre l’historique des
diverses
écoles de sculpture du sol français.
</div>
[[Image:Sculpture.cathedrale.Notre.Dame.la.Grande.Poitiers.png|center]]
<div class="text">
Les influences byzantines n’ont pas été les seules qui aient permis à
l’art de la sculpture de se relever de l’état de barbarie absolue où il
était tombé.
 
Il est certain que des éléments d’art, très-peu développés il est vrai,
avaient été introduits par les envahisseurs des V<sup>e</sup> et VI<sup>e</sup> siècles. Les Burgondes,
entre tous ces barbares venus du nord-est, semblent avoir apporté
avec eux quelques-uns de ces éléments tout à fait étrangers aux arts
de la Rome antique et même de Byzance.
 
Il existe dans les cryptes de l’ancienne rotonde de Saint-Bénigne, à
Dijon, rebâtie en 1001 par l’abbé Guillaume, des fragments de l’édifice
du VI<sup>e</sup> siècle. Ces fragments consistent en débris de moulures et de sculptures,
lesquels ont à nos yeux un intérêt particulier. L’un des chapiteaux
retrouvés dans les massifs du commencement du XI<sup>e</sup> siècle et qui par
conséquent ne peuvent avoir appartenu qu’à un monument plus ancien,
n’a rien qui rappelle le style gallo-romain. Cette étrange sculpture dont
nous donnons (fig. 11) un dessin, se rapprocherait plutôt de certains
types d’ornementation de l’Inde.
</div>
[[Image:Sculpture.rotonde.Saint.Benigne.Dijon.png|center]]
<div class="text">
C’est un entrelacement d’êtres monstrueux parmi lesquels on distingue
des serpents. Certaines sculptures anciennes de Scandinavie et d’Islande
ont avec ce chapiteau des rapports de parenté non contestables. On y
retrouve cette abondance de monstres, ce travail par intailles, ces ornements
en forme de palmettes, ces entrelacs.
 
«La conquête des provinces méridionales et orientales de la Gaule
par les Visigoths et les Burgondes fut loin d’être aussi violente que
celle du Nord par les Francs. Étrangers à la religion que les
Scandinaves
propageaient autour d’eux, ces peuples avaient émigré par nécessité
avec femmes et enfants sur le territoire romain.
 
«C’était par des négociations réitérées plutôt que par la force des armes
qu’ils avaient obtenu leurs nouvelles demeures. À leur entrée en
Gaule ils étaient chrétiens comme les Gaulois, quoique de la secte
arienne, et se montraient en général tolérants, surtout les Burgondes.
Il paraît que cette bonhomie, qui est un des caractères actuels de la
race germanique, se montra de bonne heure chez ce peuple. Avant
leur établissement à l’ouest du Jura presque tous les Bourgondes
étaient gens de métiers, ouvriers en charpente ou en menuiserie. Ils
gagnaient leur vie à ce travail dans les intervalles de la paix et étaient
ainsi étrangers à ce double orgueil du guerrier et du propriétaire civil,
qui nourrissait l’insolence des autres conquérants barbares»<span id="note12"></span>[[#footnote12|<sup>12</sup>]].
 
C’est en effet dans les provinces de la Gaule romaine où s’établirent
les Burgondes et les Visigoths que nous pouvons signaler un sentiment
d’art étranger aux traditions gallo-romaines. C’est dans ces provinces de
l’est conquises par les Burgondes et dans l’Aquitaine, occupée par les Visigoths,
que les écoles de sculpture se développent plus particulièrement
avant le XII<sup>e</sup> siècle, tandis que les provinces occupées par les Francs demeurent
attachées aux traditions gallo-romaines jusqu’au moment des
premières croisades. Les Normands ne laissèrent pas d’apporter avec eux
quelques ferments d’art, mais cela se bornait à ces ornements qu’on
retrouve chez les peuples scandinaves et ne concernait point la statuaire
qui semble leur avoir été tout à fait étrangère. Si les monuments
normands
les plus anciens, c’est-à-dire du XI<sup>e</sup> siècle, conservent quelques
traces de sculptures, celles-ci se bornent à des entrelacs grossiers, à
des imbrications et des intailles; mais la figure n’y apparaît qu’à l’état
monstrueux; encore est-elle rare.
 
Les invasions scandinaves qui eurent lieu dès le VI<sup>e</sup> siècle sur les côtes
de l’ouest avaient-elles aussi déposé quelques germes de cette ornementation
d’entrelacs et de monstres tordus que l’on rencontre encore au
XI<sup>e</sup> siècle sur les monuments du bas Poitou et de la Saintonge? C’est ce
que nous ne saurions décider. Quoi qu’il en soit, cette ornementation
ne conserve plus le caractère gallo-romain abâtardi que l’on trouve encore
entier dans le Périgord, le Limousin et une bonne partie de
l’Auvergne
pendant le XI<sup>e</sup> siècle et qui ne cessa de se reproduire en Provence
jusques au XIII<sup>e</sup>.
 
Nous avons montré par un exemple (fig. 2) ce qu’était devenue la
statuaire
au XI<sup>e</sup> siècle dans les villes d’Aquitaine ayant conservé des écoles
d’art. Elle n’était plus qu’un pastiche grossier des ivoires byzantins répandus
par les négociants en Occident. Cependant cette province, comme
celles du Nord et de l’Est, fait au, commencement du XII<sup>e</sup> siècle un
effort pour abandonner les types hiératiques; elle aussi cherche le dramatique,
l’expression vraie du geste, et elle ne dédaigne plus l’étude de
la nature. Le musée de Toulouse et l’église de Saint-Sernin nous offrent
de très-beaux spécimens de ce passage de l’imitation plate des types rapportés
de Byzance à un art très-développé bien qu’empreint encore des
données grecques byzantines.
</div>
[[Image:Sculpture.XIIe.siecle.musee.Toulouse.png|center]]
<div class="text">
Le fragment (fig. 12) qui représente un signe du zodiaque et qui fait
partie du musée de Toulouse date de la première moitié du XII<sup>e</sup> siècle. La
figure est trois quarts de nature. Il y a dans cette sculpture un mouvement,
une recherche de l’effet, une <i>manière</i> que l’on rencontre dans les
peintures grecques mais point dans les sculptures. Il semblerait donc que
la méthode adoptée par les clunisiens, consistant à s’inspirer des peintures
plutôt que des sculptures byzantines, était désormais admise par
les principales écoles de la France. Mais on peut distinguer dans le
centre d’art qui se développait à Toulouse, au XII<sup>e</sup> siècle, d’une façon si
remarquable, deux écoles, l’une qui tendait vers l’exagération des types
admis chez les peintres grecs, l’autre qui inclinait vers l’imitation de la
nature. Un certain nombre de chapiteaux déposés au musée de Toulouse et provenant des cloîtres de Saint-Sernin bâtis vers 1140, sont d’une
finesse d’exécution, d’une recherche de style exceptionnelles. Les scènes
représentées sur ces chapiteaux sont, au point de vue de l’étude de la nature
et notamment du geste, en avance sur les écoles des provinces
voisines
et même sur celles du nord.
</div>
[[Image:Chapiteau.cloitre.Saint.Sernin.png|center]]
<div class="text">
Voici (fig. 13) un fragment d’un de ces chapiteaux représentant
Salomé,
la fille d’Hérodiade, au moment où elle obtient d’Hérode, pendant
un festin et en dansant devant lui, la tête de saint Jean-Baptiste. Les gestes
de ces deux personnages sont exprimés avec délicatesse, indiquent le
sujet non sans une certaine grâce maniérée. Les draperies, les détails des
vêtements, d’une extrême richesse, sont rendus avec une précision, une
vivacité et un style que l’on ne rencontre plus à cette époque dans la
sculpture engourdie des Byzantins.
 
Ces belles écoles toulousaines du XII<sup>e</sup> siècle dont il nous reste de si
remarquables fragments, s’éteignent pendant les cruelles guerres contre
les Albigeois. Cependant si l’on considère leurs œuvres à Toulouse, à
Moissac, à Saint-Antonin, à Saint-Hylaire<span id="note13"></span>[[#footnote13|<sup>13</sup>]], à Saint-Bertrand de
Comminge<span id="note14"></span>[[#footnote14|<sup>14</sup>]], on peut admettre qu’elles eussent pu rivaliser avec les meilleures
écoles du Nord pendant le XII<sup>e</sup> siècle. Faire sortir un art libre, poursuivant
le progrès par l’étude de la nature, en prenant un art hiératique
comme point de départ, c’est ce que firent avec un incomparable
succès
les Athéniens de l’antiquité. Des sculptures dites éginétiques,
c’est-à-dire
empreintes encore profondément d’un caractère hiératique, aux
sculptures de Phidias, il y a vingt-cinq ou trente ans. Or nous voyons en
France le même phénomène se produire. Des statues de Chartres, de
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Corbeil|Corbeil]], de Châlons-sur-Marne, de Notre-Dame de Paris<span id="note15"></span>[[#footnote15|<sup>15</sup>]], de
Saint-Loup
(Seine-et-Marne), à la statuaire du portail occidental de la cathédrale de
Paris il y a un intervalle de cinquante ans environ et le pas franchi est
immense. Dans cette statuaire des premières années du XIII<sup>e</sup> siècle il n’y
a plus rien qui rappelle les données byzantines pas plus qu’on ne retrouve
de traces de la statuaire éginétique, toute empreinte de l’hiératisme de
l’Asie, dans les sculptures du temple de Thésée ou du Parthénon.
 
Cela, si nous envisageons l’art à un point de vue philosophique,
mérite
une sérieuse attention et tendrait à détruire une opinion
généralement
répandue, savoir: que l’art ne saurait se développer dans le sens
du progrès s’il prend pour point de départ un art à son déclin
enfermé
dans des formules hiératiques. Les Hellènes cependant se saisirent des
arts déjà engourdis de l’Asie et de l’Égypte comme on se saisit d’un langage.
En peu de temps avec ces éléments, desquels jusqu’à eux on ne
savait tirer qu’un certain nombre d’idées formulées de la même manière,
ils surent tout exprimer.
 
Comment ce phénomène put-il se produire? C’est qu’ils n’avaient
considéré
l’art hiératique que comme un moyen quasi-élémentaire d’enseignement, un moyen d’obtenir d’abord une certaine perfection d’exécution,
un degré déjà franchi au-dessous duquel il était inutile de
redescendre. Quand leurs artistes eurent appris le <i>métier</i> à l’aide de ces
arts, très-développés au point de vue de l’exécution matérielle, quand
ils furent assurés de l’habilité de leur main, quand (pour nous servir
encore de la comparaison de tout à l’heure) ils eurent une parfaite connaissance
de la grammaire, alors seulement ils cherchèrent à manifester
leurs propres idées à l’aide de ce langage qu’ils savaient bien. Une fois
certains de ne pas tomber dans une exécution matérielle inférieure à
celle des arts asiatiques, ils n’essayèrent plus d’en reproduire les types,
mais se tournant du côté de la nature, étudiant ses ressorts
physiologiques
et psychologiques avec une finesse incomparable, ils s’élancèrent
à la recherche de l’idéal ou plutôt de la nature idéalisée. Comment cela?
D’abord, de la reproduction plus ou moins fidèle des types hiératiques
qui leur servent de modèles, ils en viennent à chercher l’imitation des
types vivants qui les entourent. Cet effort est visible dans les sculptures
doriennes de la Sicile, de la grande Grèce et dans celles de l’Hellade les
plus anciennes. Comme chez les Égyptiens et les Assyriens, le portrait
sinon de l’individu, de la race au moins, apparaît dans la statuaire dorienne
immédiatement après des essais informes.
 
Mais au lieu de faire comme l’artiste assyrien et égyptien qui, perpétuant
ces reproductions de types, arrivait à les exprimer d’une manière absolument
conventionnelle; qui possédait des formules, des poncifs pour
faire un Lybien, un Nubien, un Ionien, un Mède ou un Carien, le Grec
réunit peu à peu ces types divers d’individus et même de races; il leur
fait subir une sorte de gestation dans son cerveau, pour produire un
être idéal, l’humain par excellence. Ce n’est pas le Mède ou le Macédonien,
le Sémite pur ou l’Égyptien, le Syrien ou le Scythe, c’est l’homme.
Cherchant une abstraction parfaite il ne saurait s’arrêter; il retouche
sans cesse ce modèle abstrait qui est une création éternellement remise
dans le moule, et par cela même qu’il cherche toujours, qu’il va devant
lui, étant monté aussi haut que l’artiste peut atteindre, il doit
redescendre. C’est ainsi que le Grec tourne le dos à l’hiératisme oriental.
 
Ce phénomène dans l’histoire de l’art se reproduit identiquement à la
fin du XII<sup>e</sup> siècle sur une grande partie du territoire français. Si les éléments
sont moins purs, les résultats moins considérables, la marche est
la même.
 
Les statuaires du XII<sup>e</sup> siècle en France commencent par <i>aller à l’école</i>
des Byzantins; il faut avant tout apprendre le <i>métier</i>, c’est à l’aide des
modèles byzantins que se fait ce premier enseignement. Cependant
l’artiste occidental ne pouvant s’astreindre à la reproduction hiératique
dès qu’il sait son métier, regarde autour de lui. Les physionomies le
frappent; il commence par copier des types de têtes, tout en
conservant
le faire byzantin dans les draperies, dans les nus, dans les
accessoires.
Bientôt de tous ces types divers, il prétend faire sortir un idéal,
le beau, il y parvient. Que ce beau, que cet idéal ne soit pas le beau et
l’idéal trouvé par le Grec, cela doit être, puisque jamais dans ce monde
des causes semblables ne produisent deux fois des effets identiques; que
cet idéal soit inférieur à celui rêvé et trouvé par le Grec, en considérant
le beau absolu, nous le reconnaissons; mais ce mouvement d’art n’en est
pas moins un des faits les plus remarquables des temps modernes.
 
Les conditions faites à l’art du statuaire par le christianisme étaient-elles
d’ailleurs aussi favorables au développement de cet art que l’avait
été l’état social de la Grèce? Non. Chez les Grecs, la religion, les habitudes,
les mœurs, tout semblait concourir au développement de l’art du
statuaire. Si les Athéniens ne se promenaient pas tout nus dans les rues,
le gymnase, les jeux, mettaient sans cesse en relief, aux yeux du peuple,
les avantages corporels de l’homme et les habitants des villes grecques
pouvaient distinguer la beauté physique du corps humain, comme de
nos jours le peuple de nos villes distingue à première vue un homme bien
mis et portant son vêtement avec aisance, d’un malotru. L’art ne pouvant
plus se développer en observant et reproduisant avec distinction le côté
plastique du corps humain devait se faire jour d’une autre manière. Il
s’attacha donc à étudier les reflets de l’âme sur les traits du visage, dans
les gestes, dans la façon de porter les vêtements, de les draper. Et ainsi
limité, il atteignit encore une grande élévation.
 
Si donc nous voulons considérer l’art de la statuaire dans les temps
antiques et dans le moyen âge du côté historique et en oubliant les redites
de l’école moderne, nous serons amenés à cette conclusion, savoir:
que les habitudes introduites par le christianisme étant admises, les
statuaires du moyen âge en ont tiré le meilleur parti et ont su développer
leur art dans le sens possible et vrai. Au lieu de chercher, comme nous
le voyons faire aujourd’hui, à reproduire des modèles de l’antiquité
grecque, ils ont pris leur temps tel qu’il était et ont trouvé pour lui un
art intelligible, vivant, propre à instruire et à élever l’esprit du peuple.
Un pareil résultat mérite bien qu’on s’y arrête, surtout si dans des données
aussi étroites, ces artistes ont atteint le beau, l’idéal. S’en prendre
à eux s’ils ne sculptaient point le Christ et la sainte Vierge nus comme
Apollon et Vénus c’est leur faire une singulière querelle, d’autant que
les Grecs eux-mêmes ne se sont pris d’amour qu’assez tard pour la beauté
plastique dépouillée de tout voile. Mais la nécessité de vêtir la statuaire
étant une affaire de mœurs, savoir donner au visage de beaux traits, une
expression très-élevée, aux gestes un sentiment vrai et toujours simple,
aux draperies un style plein de grandeur, c’était là un véritable mouvement
d’art, neuf, original et certes plus sérieux que ne saurait l’être
l’imitation éternelle des types de l’antiquité. Ces imitations de <i>chic</i>, le
plus souvent, et dont on a tant abusé n’ont pu faire, il est vrai, descendre
d’un degré les chefs-d’œuvre des beaux temps de la Grèce dans
l’esprit des amants de l’art et c’est ce qui fait ressortir l’inappréciable valeur
de ces ouvrages; mais cela ne saurait les faire estimer davantage de
la foule, aussi la statuaire de nos jours est-elle devenue affaire de
luxe
entretenue par les gouvernements, ne répondant à aucun besoin, à aucun
penchant de l’intelligence du public; or nous ne pensons pas qu’un art
soit, s’il n’est compris et aimé de tous.
 
À Athènes toute la ville se passionnait pour une statue. À Rome, au
contraire, les objets d’art étaient la jouissance de quelques-uns; aussi la
Rome impériale n’a pas un art qui lui soit propre, au moins quant à la
statuaire. Pendant les beaux temps du moyen âge l’art de la statuaire
était compris, c’était un livre ouvert où chacun lisait. La prodigieuse
quantité d’œuvres de statuaire que l’on fit à cette époque prouve combien
cet art était entré dans les mœurs. Il faut considérer d’ailleurs que si
toutes ces sculptures ne sont pas des chefs-d’œuvre, il n’en est pas une
qui soit vulgaire; l’exécution est plus ou moins parfaite, mais le style, la
pensée, ne font jamais défaut. La statuaire remplit un objet, signifie quelque
chose, sait ce qu’elle veut dire et le dit toujours. Et l’on pourrait
mettre au défi de trouver dans un monument du moyen âge une figure,
une seule, occupant une place sans autre raison, comme cela se fait tous
les jours au XIX<sup>e</sup> siècle, que de loger quelque part une statue achetée par
l’État à M. X...
 
Un statuaire dans son atelier fait une statue pour une exposition
publique;
cette statue était il y a trente ans un Cincinnatus, ou un Solon,
ou une nymphe; aujourd’hui c’est un jeune pâtre, ou une idée
métaphysique,
l’Espérance, l’Attente, le Désespoir. Deux ou trois particuliers
en France, ou l’État, peuvent seuls acheter cette œuvre... Acquise,
où la place-t-on? Dans un jardin?.. Dans un musée de province? Dans
la niche vide de tel ou tel édifice? Dans une chapelle ou dans le vestibule
d’un palais?
 
Or, comment une statue conçue dans un atelier, sans savoir quelle
sera sa destination, si elle sera éclairée par les rayons du soleil ou par
un jour intérieur, comment cette statue, achetée par des personnes qui
ne l’ont point demandée pour un objet et qui ne savent où la placer,
comment cette statue, disons-nous, produirait-elle une impression sur
le public? Excepté quelques amateurs qui pourront apprécier certaines
qualités d’exécution, qui s’en occupera? Qui la regardera?
 
Si des Athéniens voyaient ces niches vides dans nos édifices, attendant
des statues inconnues, et ces statues dans des ateliers demandant des
places qui n’existent pas, nous croyons qu’ils nous trouveraient de singulières
idées sur les arts, et qu’en allant regarder les portails de Chartres,
de Paris, d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]] ou de Reims, ils nous demanderaient quel était
le peuple, dispersé aujourd’hui, auteur de ces œuvres. Mais si nous leur
répondions, ainsi que de raison, que ces maîtres passés étaient nos ancêtres,
nos ancêtres barbares... et que nous, gens civilisés, nous pratiquons l’art de la statuaire pour cinq ou six cents amateurs en France ou
prétendus tels; que d’ailleurs la multitude n’est pas faite pour comprendre
ces produits académiques développés à grand’peine, en serre
chaude, les Athéniens nous riraient au nez.
 
Le grand malentendu, c’est de supposer que le beau, parce qu’il est
un est attaché à une seule forme; or, la forme que revêt le beau et l’essence
du beau ce sont deux choses aussi distinctes que peuvent l’être
une pensée et la façon de l’exprimer, le principe créateur et la créature.
L’erreur moderne des statuaires est de croire qu’en reproduisant l’enveloppe
ils reproduisent l’être; qu’en copiant l’instrument ils donnent
l’idée de la mélodie.
 
L’idéal plastique du Grec possède l’agent, l’âme, le souffle qui l’a fait
composer, parce que l’artiste grec a cherché logiquement une forme qui
rendît sa pensée et l’a trouvée; mais faire l’opération inverse, prendre
l’imitation plastique seulement, puisque nous ne pouvons avoir ni les
idées, ni les aspirations intellectuelles qui guidaient l’artiste, et croire
que dans ce cadavre va venir se loger un souffle, c’est une illusion aussi
étrange que serait celle du fabricant de fleurs artificielles attendant l’épanouissement
d’un bouton de rose façonné par lui avec une rare perfection.
Le merveilleux, c’est de nous entendre accuser de matérialisme en
fait d’art, par ceux qui ne voient dans l’art de la statuaire que la reproduction
indéfinie d’un type reconnu beau, mais auquel nous sommes impuissants à rendre l’âme qui l’a fait naître! Nous avons la prétention de
nous croire spiritualistes au contraire lorsque nous disons: «Ou ayez
sur les forces de la nature, sur les émanations de la divinité les idées des
Grecs, vivez dans leur milieu, si vous voulez essayer de faire de la statuaire
comme celle qu’ils nous ont laissée, ou si vous ne pouvez retrouver ces conditions, cherchez autre chose.» Certes il n’est pas nécessaire
d’être croyant pour exprimer, par les arts plastiques, des sentiments qui
impressionnent des croyants, il est fort possible que Phidias ne fut nullement
dévôt, mais il faut vivre dans un milieu d’idées ayant cours pour
pouvoir leur donner une valeur compréhensible et pour pouvoir animer
le bloc de marbre ou de pierre. Un athée payen pouvait être saisi de respect
devant la statue de Jupiter d’Olympie, de Phidias, parce que cet
homme, tout athée qu’il fût, se rendait compte de l’idée élevée que le
Grec attachait au Zeus et vivait au milieu de gens qui l’adoraient.
L’intelligence
se séparait en lui de l’incrédulité. Mais aussi est-ce bien plutôt,
le dirons-nous encore, l’intelligence que le sentiment qui permet à l’artiste
de produire une impression, de donner le souffle à sa création.--Il est entendu que nous prenons ici l’intelligence, comme <i>intellect</i>, faculté
de s’approprier et de rendre des idées, même ne vous appartenant
pas.--Il en est de cela comme de l’acteur qui généralement produit
d’autant
plus d’effet sur le public qu’il comprend les sentiments qu’il
exprime,
non parce qu’il en est ému et qu’ils émanent de lui, mais parce
qu’il a observé comment se comportent ceux qui les éprouvent. Or, nous
est-il possible aujourd’hui de croire que nous faisons des statues pour
des Grecs du temps de Périclès? Peut-il y avoir entre le public et nous
cette communauté d’idées--admettant que nous soyons, nous, mythologues
savants--qui existait entre Phidias et son public? Cette communauté d’idées n’existant pas, ces figures que nous faisons en imitant la
statuaire grecque peuvent-elles avoir une âme, émaner d’une pensée
compréhensible pour la foule? Certes non, dès lors ces œuvres sont purement
matérielles. Ne portons donc pas l’accusation de matérialistes à
ceux qui cherchent autre chose dans la statuaire qu’une reproduction de
types qui n’ont plus de vie au milieu de notre société et qui croient que
la première condition d’un art c’est l’idée qui le crée.
 
Nous allons voir comment l’idée se dégage pendant le moyen âge, des
tentatives faites par les écoles de statuaires du XII<sup>e</sup> siècle. Nous avons
essayé de faire sentir comment ces statuaires instruits par les méthodes
byzantines, avaient peu à peu laissé de côté l’hiératisme byzantin et
avaient cherché l’individualisme, c’est-à-dire s’étaient mis à copier fidèlement
des types qu’ils avaient sous les yeux. Toutes les écoles cependant ne procédaient pas de la même manière; pendant que celles du
Nord passaient de l’hiératisme au réalisme ou plutôt mêlaient les traditions,
les méthodes et le <i>faire</i> du byzantin à une imitation scrupuleuse
dans les nus, les têtes, les pieds, les mains, d’autres écoles manifestaient
d’autres tendances. La belle école de Toulouse penchait vers une exécution
de plus en plus délicate, étudiait avec scrupule le geste, les
draperies,
l’expression dramatique. L’école provençale, sous l’influence de la
sculpture gallo-romaine se dégageait bien difficilement de ces modèles
si nombreux sur le sol. Une autre école faisait des efforts pour épurer
les méthodes byzantines sans chercher la préciosité de l’école
toulousaine
ni pencher vers le réalisme des écoles du Nord.
 
<span id=Cahors2>Cette école a laissé des traces d’Angoulême à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Cahors|Cahors]] et occupe un
demi-cercle dont une branche naît dans la Charente, se développant
vers Angoulême, Limoges, Uzerche, Tulle, [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Brives-La-Gaillarde|Brives]], Souillac et [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Cahors|Cahors]].
Sur ce point, elle joint à Moissac l’école de Toulouse. On sait que dès
une époque fort reculée du moyen âge il y avait à Limoges des comptoirs
vénitiens. Il ne serait donc pas surprenant que les villes que nous venons
de signaler eussent eu des rapports très-étendus et fréquents avec
l’Orient. Aussi la statuaire dans ces contrées prend un caractère de grandeur
et de noblesse qu’elle n’a point à Toulouse. Il semblerait que
l’influence
byzantine fût plus pure ou du moins qu’ayant commencé plutôt,
elle eût donné le temps aux artistes locaux de se développer avant la
réaction de la fin du XII<sup>e</sup> siècle. En effet, à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Cahors|Cahors]], sur le tympan de la
porte septentrionale de la cathédrale qui paraît appartenir au
commencement
du XII<sup>e</sup> siècle, il existe un grand bas-relief d’une beauté de style
laissant assez loin les sculptures de la même époque que l’on voit à Toulouse
et dans les provinces de l’Ouest. De ce bas-relief nous donnons le
Christ (fig. 14) qui en occupe le centre dans une auréole allongée. Cette
belle sculpture contemporaine, ou peu s’en faut, de celle de la porte de
Vézelay, n’en a pas la sécheresse et l’âpreté. Mieux modelée, plus savante,
sans accuser les tendances au réalisme des écoles du Nord, ni l’afféterie
de celle de Toulouse, elle indique un état relativement avancé sur une
voie très-large, une recherche du beau dans la forme qui n’existe nulle
part ailleurs sur le sol français à la même époque.
</div>
[[Image:Sculpture.porte.septentrionale.cathedrale.Cahors.png|center]]
<div class="text">
En effet, la sculpture ne peut être considérée comme un art que du
jour où elle se met à la recherche de l’idéal. Le XII<sup>e</sup> siècle est une époque
de préparation; les artistes sont occupés à apprendre leur état,
mais--grâce à cette liberté d’allure qui, en France, finit toujours par
prendre le dessus,--tentent de se soustraire à l’hiératisme byzantin,
d’abord en cherchant dans la peinture grecque les éléments dramatiques
qui lui manquent dans la statuaire, puis en recourant à la nature.
 
Cette évolution de l’art français coïncide avec un fait historique
important;
le développement de l’esprit communal, l’affaissement de l’état
monastique et l’aurore de l’unité politique se manifestant sous une influence
prépondérante prise par le pouvoir royal. L’art de la statuaire
appartient aux laïques; il s’émancipe dans ces belles écoles qui s’affranchissent,
vers la fin du XII<sup>e</sup> siècle, de la tutelle monastique.
 
Il y a ici des questions complexes qui ne semblent pas avoir été
suffisamment
appréciées. Les historiens sont peu familiers avec l’étude et la
pratique des arts plastiques et les artistes ne vont guère chercher les
causes d’un développement ou d’un affaissement des arts dans un état
particulier de la société. Aussi vivons-nous sous l’empire d’un certain
nombre d’opinions banales dont personne ne songe à contrôler la
valeur.
Pour que les arts arrivent à une sorte de floraison rapide, comme
chez les Athéniens, comme au commencement du XIII<sup>e</sup> siècle chez nous
comme dans certaines villes italiennes pendant le XIV<sup>e</sup> et le XV<sup>e</sup> siècle, il
faut qu’il s’établisse un milieu social particulier, milieu social que nous
nommerons, faute d’un autre nom, <i>état municipal</i>. Lorsque par suite de
circonstances politiques, des cités sont entraînées à faire leurs affaires
elles-mêmes, qu’elles ont, comme Athènes, mis de côté des tyrans; qu’elles
ont, comme nos villes du nord de la France, pu obtenir une indépendance
relative entre des pouvoirs également forts et rivaux, en donnant leur
appui tantôt aux uns, tantôt aux autres; comme les républiques
italiennes
en s’enrichissant par l’industrie et le commerce; ces cités forment
très-rapidement un noyau compact, vivant dans une communion intime
d’idées, d’intérêts se développant dans un sens favorable aux expressions
de l’art. Alors la nécessité politique d’existence forme des associations
solidaires, des corporations que les pouvoirs ne peuvent dissoudre et
qu’ils cherchent au contraire à s’attacher. Ces corporations, si elles sont
comme en France, en présence d’une organisation féodale luttant contre
une puissance monarchique qui cherche à se constituer, obtiennent
bientôt les priviléges qui assurent leur existence. L’émulation, le désir
de prendre un rang important dans la cité, de marcher en avant, de
dépasser
les villes voisines, non-seulement en influence mais en richesse
de manifester extérieurement ce progrès, deviennent un stimulant
très-propre
à ouvrir aux artistes une large carrière. Il ne s’agit plus alors de
copier dans des cellules de moines des œuvres traditionnelles, sans s’enquérir
de ce qui se passe au dehors, mais au contraire de rivaliser d’efforts
et d’intelligence pour faire de cette société urbaine un centre assez
puissant, riche et composé d’éléments habiles pour que, quoiqu’il
advienne,
il faille compter avec lui.
 
Au commencement du XIII<sup>e</sup> siècle, les moines ne sont plus maîtres
ès-arts,
ils sont débordés par une société d’artistes laïques que peut-être ils
ont élevés, mais qui ont laissé de côté leurs méthodes surannées. La
cour n’existe pas encore, et ne peut imposer ou avoir la prétention d’imposer
un goût, comme cela s’est fait depuis le XVI<sup>e</sup> siècle. La féodalité
toute occupée de ses luttes intestines, de combattre les empiètements
du haut clergé, des établissements monastiques, et du pouvoir royal, ne
songe guère à gêner le travail qui se fait dans les grandes cités qu’elle
n’aime guère et où elle réside le moins possible. On conçoit donc que
dans un semblable état une classe comme celle des artistes jouisse d’une
liberté intellectuelle très-étendue; elle n’est pas sous la tutelle d’une
académie; elle n’a pas affaire à de prétendus connaisseurs, ou à plaire
à une cour; ce qu’elle considère comme le progrès sérieux de l’art l’inquiète
seul et dirige sa marche.
 
L’attitude que les évêques avait prise à cette époque vis-à-vis de la féodalité
laïque et des établissements religieux, en s’appuyant sur l’esprit
communal tendant à s’organiser, était favorable à ce progrès des arts,
définitivement tombés dans les mains des laïques. Ces prélats pensant
un moment établir une sorte de théocratie municipale, ainsi que cela
avait eu lieu à la chute de l’Empire romain, et, une fois devenus
magistrats
suprêmes des grandes cités, n’avoir plus à compter avec toute
la hiérarchie féodale, avaient puissamment aidé à ce développement des
arts par l’érection de ces vastes cathédrales que nous voyons encore aujourd’hui.
 
Ces monuments, qui rivalisaient de splendeur furent, de 1160 à 1240,
l’école active des architectes, imagiers, peintres, sculpteurs, qui trouvaient
là un chantier ouvert dans chaque cité et sur lequel ils conservaient toute leur indépendance; car les prélats, désireux avant tout
d’élever
des édifices qui fussent la marque perpétuelle de leur protection
sur le peuple des villes, qui pussent consacrer le pouvoir auquel ils
aspiraient, se gardaient de gêner les tendances de ces artistes. Loin de
là, la cathédrale devait être, avant tout, le monument de la cité, sa chose,
son bien, sa garantie, sorte d’arche d’alliance entre le pouvoir épiscopal
et la commune; c’était donc à la population laïque à l’élever, et moins
la cathédrale ressemblait à une église conventuelle et plus l’évêque
devait
se flatter de voir s’établir entre la commune et lui cette alliance qu’il
considérait comme le seul moyen d’assurer sa suprématie au centre de
la féodalité. Le rôle que joue la statuaire dans ces cathédrales est considérable.
Si l’on visite celles de Paris, de Reims, de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Bourges|Bourges]], d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], de
Chartres, on est émerveillé, ne fût-ce que du nombre prodigieux de statues
et bas-reliefs qui complètent leur décoration.
 
À dater des dernières années du XII<sup>e</sup> siècle, l’école laïque,
non-seulement
a rompu avec les traditions byzantines conservées dans les
monastères,
mais elle manifeste une tendance nouvelle dans le choix des sujets,
et la manière de les exprimer.
 
Au lieu de s’en tenir presque exclusivement aux reproductions de sujets
légendaires dans la statuaire, comme cela se faisait dans les églises conventuelles,
elle ouvre l’Ancien et le Nouveau Testament, se passionne
pour les encyclopédies, et cherche à rendre saisissables pour la foule
certaines idées métaphysiques. Il ne semble pas que l’on ait pris garde
à ce mouvement d’art du commencement du XIII<sup>e</sup> siècle, l’un des faits
intellectuels les plus intéressants de notre histoire. Qu’il ait été aidé par
l’épiscopat, ce n’est guère douteux; mais qu’il émane de l’esprit laïque
ce l’est encore moins. Aussi qu’arrive-t-il? les chroniqueurs d’abbayes,
empressés, avant cette époque, de vanter les moindres travaux dus aux
moines, qui relatent avec un soin minutieux et une exagération naïve,
les embellissements de leurs églises; qui voient du marbre et de l’or là
où l’on emploie de la pierre ou du plomb doré, se taisent tout à coup et
n’écrivent plus un mot touchant les constructions dorénavant confiées
aux laïques, même dans les monastères. Ils subissent le talent de ces
nouveaux venus dans la pratique des arts, ils acceptent l’œuvre, mais
quant à la vanter ou à mettre en lumière son auteur, ils n’ont garde.
Pour les cathédrales, si la chronique parle de leur construction, elle
montre des populations entières mues par un souffle religieux amenant
les pierres et les élevant comme par l’effet d’une grâce toute spéciale.
Or imagine-t-on des populations urbaines concevant, traçant, taillant et
dressant des édifices comme la cathédrale de Chartres, comme celles de
Paris ou de Reims, et ces mêmes citadins prenant le ciseau pour
sculpter
ces myriades de figures? C’est cependant sur ces graves niaiseries
que beaucoup jugent ces arts; comme s’il était du ressort de la foi,
si pure qu’elle fût, d’enseigner la géométrie, le trait, la pratique de la
construction, l’art de modeler la terre ou de sculpter la pierre.
 
Dans les églises clunisiennes du XI<sup>e</sup> et du XII<sup>e</sup> siècle, la statuaire ne
reproduit guère que des sujets empruntés aux légendes de saint Antoine,
de saint Benoît, de sainte Madeleine, ou même de personnages moins
considérables, et il faut reconnaître que dans ces légendes les imagiers,
qui certes alors travaillaient dans les couvents s’ils n’étaient moines eux-mêmes,
choisissaient les sujets les plus étranges. Pour des portails, on
reproduisait les grandes scènes du Jugement. On faisait les honneurs du
lieu saint aux personnages divins et aux apôtres, mais partout
ailleurs
les scènes de l’Ancien ou du Nouveau Testament ne prenaient qu’une
petite place. Saint Bernard en s’élevant contre cette abondance de
représentations
sculptées qu’il considère comme des fables grossières
mises sous les yeux du peuple, sut interdire l’art de la statuaire à
l’ordre
institué par lui. Les cisterciens du XII<sup>e</sup> siècle sont de véritables iconoclastes.
Soit que le blâme amer de saint Bernard ait porté coup sur les
esprits, soit que l’épiscopat partageât en partie ses idées à ce sujet, soit
qu’un esprit philosophique eût déjà pénétré les populations des grands
centres, toujours est-il que lorsqu’on élève les cathédrales, de 1180
à 1230, l’iconographie de ces édifices prend un caractère différent de
celle admise jusqu’alors dans les églises monastiques. Les sujets
empruntés
aux légendes disparaissent presque entièrement. La sculpture
va chercher ses inspirations dans l’Ancien et le Nouveau Testament, puis
elle adopte tout un système iconographique sans précédents. Elle
devient
une encyclopédie représentée. Si les scènes principales indiquées
dans le Nouveau Testament prennent la place importante, si le Christ
assiste au Jugement, si le royaume du ciel est figuré, si l’histoire de la
sainte Vierge se développe largement, si la hiérarchie céleste entoure le
Sauveur ressuscité, à côté de ces scènes purement religieuses apparaissent,
l’histoire de la Création, le combat des Vertus et des Vices, des
figures symboliques, la Synagogue, l’Église personnifiées, les Vierges
sages et folles, la Terre, la Mer, les productions terrestres, les Arts libéraux.
Puis les prophéties qui annoncent la venue du Messie, les ancêtres
du Christ, le cycle davidique commençant à Jessé.
 
Il y a donc dans cette statuaire de nos grandes cathédrales un ordre,
et un ordre très-vraisemblablement établi par les évêques, suivant un
système étranger à celui qui avait été admis dans les églises
conventuelles.
Mais à côté de cet ordre, il y a l’exécution qui, elle, appartient à
l’école laïque. Or, c’est dans cette exécution qu’apparaît un esprit d’indépendance
tout nouveau alors, mais qui pour cela n’en est pas moins
vif. Dans les représentations des vices condamnés à la géhenne
éternelle, les rois, les seigneurs, ni les prélats ne font défaut. Les vertus ne
sont plus représentés par des moines, comme sur les chapiteaux de
quelques portails d’abbayes, mais par des femmes couronnées: l’idée symbolique s’est élevée; parmi ces vertus apparaît, comme à Chartres, la
Liberté (<i>Libertas</i>). L’Avarice figurée sur les portails des églises abbatiales
de Saint-Sernin de Toulouse et de Sainte-Madeleine de Vézelay, par un
homme portant au cou une énorme sacoche et tourmenté par deux démons hideux, est représentée au portail de la cathédrale de Sens par une femme les cheveux en désordre, assise sur un coffre qu’elle ferme
avec un mouvement plein d’énergie. L’artiste remplace la représentation
matérielle par une pensée philosophique. Plus de ces scènes repoussantes,
si fréquentes dans les églises abbatiales du commencement du XII<sup>e</sup>
siècle. Le statuaire du XIII<sup>e</sup> siècle, ainsi que l’artiste grec, a sa pudeur, et
s’il figure l’Enfer comme à la grande porte occidentale de Notre-Dame
de Paris, c’est par la combinaison tourmentée des lignes, par les expressions
de terreur données aux personnages, par leurs mouvements étranges,
qu’il prétend décrire la scène et non par des détails de supplices repoussants
ou ridicules. Le côté de damnés sur les voussures de la porte
principale de Notre-Dame de Paris est empreint d’un caractère farouche
et désordonné qui contraste singulièrement avec le style calme de la
partie réservée aux élus. Toutes ces figures des élus expriment une
placidité, une douceur quelque peu mélancolique qui fait songer et qu’on
ne trouve pas dans la statuaire du XII<sup>e</sup> siècle, ni même dans celle
de l’antiquité.
 
C’est maintenant que nous devons parler de l’expression des sentiments
moraux, si vivement sentie par ces artistes du XIII<sup>e</sup> siècle et qui les
classent au premier rang. Nos lecteurs voudront bien croire que nous
n’allons pas répéter ici ce que des admirateurs plutôt passionnés qu’observateurs
de l’art gothique ont dit sur cette belle statuaire, en prétendant la mettre en parallèle et même au-dessus de la statuaire de la bonne
époque grecque, en refusant à cette dernière l’expression des sentiments
de l’âme ou plutôt d’un état moral. Non; nous nous garderons de
tomber
dans ces exagérations qui ne prouvent qu’une chose, c’est qu’on n’a
ni vu, ni étudié les œuvres dont on parle. Les artistes qui, au XVII<sup>e</sup> siècle,
prétendaient faire de la statuaire expressive, étaient aussi éloignés de l’art
du moyen âge que de l’art antique, et le Puget, malgré tout son mérite,
n’est qu’un artiste maniéré à l’excès, prenant la fureur pour l’expression
de la force, les grimaces pour l’expression de la passion, le théâtral pour
le dramatique. De toutes les figures de Michel-Ange, à nos yeux la plus
belle est celle du Laurent de Médicis dans la chapelle de
San-Lorenzo, à
Florence. Mais cette statue est bien loin encore des plus belles œuvres
grecques et ne dépasse pas certaines productions du moyen âge.
Expliquons-nous.
La statuaire n’est pas un art se bornant à reproduire en
terre ou en marbre une <i>académie</i>, c’est-à-dire un modèle plus ou moins
heureusement choisi, car ce ne serait alors qu’un métier, une sorte de
mise au point. Tout le monde est, pensons-nous, d’accord sur ce
chapitre;
tout le monde (sauf peut-être quelques réalistes fanatiques) admet
qu’il est nécessaire d’idéaliser la nature. Comment les Grecs ont-ils
idéalisé la nature? C’est en formant un type d’une réunion d’individus.
De même que, dans un poëme, un auteur peut réunir toutes les vertus
qui se trouvent éparses chez un grand nombre d’hommes, mais dont
chacun, en particulier, a la conscience sans les pratiquer à la fois; de
même sur un bloc de marbre ou avec un peu de terre, le statuaire grec
a su réunir toutes les beautés empruntées à un certain nombre d’individus
choisis. La conséquence morale et physique de cette opération de
l’artiste, c’est d’obtenir une pondération parfaite, pondération dans l’expression
intellectuelle. Par conséquent, si violente que soit l’action à
laquelle se livre ce type, si vifs que soient ses sentiments, du moment
que l’idéal est admis (c’est-à-dire le beau par excellence,
c’est-à-dire
la pondération), la grimace, soit par le geste, soit par l’expression
des traits, est exclue. Les Lapithes, qui combattent si bien les
Centaures
sur les métopes du Parthénon, expriment parfaitement leur
action, mais ce n’est ni par des grimaces, ni par l’exagération du geste,
ni par un jeu outré des muscles. Le geste est largement vrai dans son
ensemble, finement observé dans les détails, mais ces hommes ne font
point des contorsions à la manière des personnages de Michel-Ange. Si
les traits de leurs visages paraissent conserver une sorte d’impassibilité,
le mouvement des têtes, un léger froncement de sourcil, expriment
la lutte bien mieux que ne l’aurait fait une décomposition des
lignes de la face. On ne saurait prétendre que les têtes, malheureusement
trop rares, des statues de la belle époque grecque, soient dépourvues
d’expression; elles ne sont jamais grimaçantes, d’accord; il ne
faut pas plus les regarder après avoir vu celles du Puget qu’il ne faut
goûter un mets délicat après s’être brûlé le palais avec une venaison
pimentée. Mais pour retrouver cette expression si fine des types de têtes
grecques, il ne s’agit pas de les copier niaisement et de nous encombrer
d’un amas de pastiches plats; mieux vaut alors tomber dans le réalisme
brutal et copier le premier modèle venu, voire le mouler, ce qui est
plus simple. Est-ce à dire que ces types du beau, trouvés par les Grecs,
fussent d’ailleurs identiques, qu’ils aient exclu l’individualité? Sur les
quatre ou cinq têtes de Vénus, réparties dans les musées de l’Europe et
qui datent de la belle époque, bien que l’on ne puisse se méprendre
sur leur qualité divine, y en a-t-il deux qui se ressemblent? Parmi ces
têtes qui semblent appartenir à une race d’une perfection physique et
intellectuelle supérieures, l’une possède une expression de bonté insoucieuse,
l’autre laisse deviner, à travers ses traits si purs, une sorte
d’inflexibilité
jalouse, une troisième sera dédaigneuse, etc.; mais toutes,
comme pour conserver un cachet appartenant à l’antiquité, font songer
à la fatalité inexorable, qui jette sur leur front comme un voile de sérénité
pensive et grave. Retrouvons-nous ce milieu qui nous permette de
reproduire ces expressions si délicates? Voyons-nous autour de nous des
gens subissant ces influences de la société antique? Les cerveaux d’aujourd’hui
songent-ils aux mêmes choses? Non, certes. Mais nos physionomies
ne disent-elles rien? N’est-il pas possible aux statuaires de
procéder
au milieu de notre société comme les Athéniens ont procédé chez
eux? Ne peut-on extraire et de ces formes physiques et de ces
sentiments
moraux dominants, des types beaux qui, dans deux mille cinq
cents ans, produiraient sur les générations futures l’effet profond
qu’exercent sur nous les œuvres grecques? Cela doit être possible,
puisque cela s’est fait déjà au milieu d’une société qui n’avait nuls rapports
avec la société grecque.
 
Cette école du XIII<sup>e</sup> siècle qui n’avait certes pas étudié l’art grec en
Occident et qui en soupçonnait à peine la valeur, se développe comme
l’école grecque. Après avoir appris la pratique du métier, ainsi que nous
l’avons démontré plus haut, elle ne s’arrête pas à la perfection purement
matérielle de l’exécution et cherche un type de beauté. Va-t-elle le saisir
de seconde main, d’après un enseignement académique? Non; elle le
compose en regardant autour d’elle. Nous verrons que pour la sculpture
d’ornement cette école procède de la même manière, c’est-à-dire
qu’elle
abandonne entièrement des errements admis, pour recourir à la nature
comme à une forme toujours vivifiante. Apprendre le <i>métier</i>, le conduire
jusqu’à une grande perfection en se faisant le disciple soumis d’une tradition,
quitter peu à peu ce guide pour étudier matériellement la nature, puis un jour se lancer à la recherche de l’idéal quand on se sent
des ailes assez fortes, c’est ce qu’ont fait les Grecs, c’est ce qu’ont fait
les écoles du XIII<sup>e</sup> siècle. Et de ces écoles, la plus pure, la plus élevée
est, sans contredit, l’école de l’Île-de-France. Celle de Champagne la suit
de près, puis l’école picarde. Quant à l’école rhénane, nous en parlerons
en dernier lieu, parce qu’en effet elle se développa plus tardivement.
 
Dès les premières années du XIII<sup>e</sup> siècle, la façade occidentale de
Notre-Dame de Paris s’élevait. À la mort de Philippe-Auguste,
c’est-à-dire
en 1223, elle était construite jusqu’au-dessus de la rose.
Donc--toutes
les sculptures et failles étant terminées avant la pose--les trois
portes de cette façade étaient montées en 1220. Celle de droite, dite de
Sainte-Anne, est en grande partie refaite avec des sculptures du XII<sup>e</sup> siècle,
mais celle de gauche, dite porte de la Vierge, est une composition
complète et l’une des meilleures de cette époque<span id="note16"></span>[[#footnote16|<sup>16</sup>]]. Il est évident pour
tout observateur attentif et non prévenu--car beaucoup d’artistes, bien
convaincus que cette sculpture est sans valeur n’ont jamais pris la peine
de la regarder<span id="note17"></span>[[#footnote17|<sup>17</sup>]]--que les statuaires auteurs de ces nombreuses figures
ont abandonné entièrement les traditions byzantines, dans la conception
comme dans les détails et le <i>faire</i>, qu’ils ont soigneusement étudié la nature
et qu’ils atteignent un idéal leur appartenant en propre. Voici
(fig. 15) une tête d’un des rois, petite nature, qui garnissent l’une des
voussures de cette porte. Certes, cela ne ressemble pas aux types grecs;
ce n’est pas la beauté grecque, mais ne pas reconnaître qu’il y a dans
cette tête toutes les conditions de la beauté et d’une beauté singulière,
c’est, nous semble-t-il, nier la lumière en plein jour. Le sens moral imprimé
sur ce visage n’est pas non plus celui que dénotent habituellement
les traits des statues grecques. Ce front large et haut, ces yeux très-ouverts,
à peine abrités par les arcades sourcilières, ce nez mince, cette
bouche fine et un peu dédaigneuse, ces longues joues plates, indiquent
l’audace réfléchie, une intelligence hardie, emportée à l’occasion. Mais
ce n’est plus là, comme dans les figures du XII<sup>e</sup> siècle de Chartres, le
portrait d’un individu; c’est un type et un type qui ne manque ni de
noblesse ni de beauté. Nous donnerions trop d’étendue à cet article,
s’il nous fallait présenter un grand nombre de ces figures, toutes soumises
évidemment à un type de beauté admis, mais qui ne se ressemblent
pas plus que ne se ressemblent entre eux les visages des personnages
sculptés sur les métopes du Parthénon.
</div>
[[Image:Sculpture.porte.de.la.Vierge.Notre.Dame.Paris.png|center]]
<div class="text">
Si nous nous attachons à l’exécution de cette statuaire, nous trouvons
ce <i>faire</i> large, simple, presque insaisissable des belles œuvres grecques;
c’est la même sobriété de moyens, le même sacrifice des détails, la
même souplesse et la même fermeté à la fois dans la façon de modeler
les nus. D’ailleurs ces figures sont taillées dans une pierre dont la dureté
égale presque celle du marbre de Paros. C’est du liais cliquart, le plus
serré et le mieux choisi.
</div>
[[Image:Sculpture.porte.de.la.Vierge.Notre.Dame.Paris.2.png|center]]
<div class="text">
Nous avons décrit à l’article [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7, Porte |Porte ]] cette statuaire, la plus remarquable
du portail de Notre-Dame de Paris. Ce n’est pas seulement par l’expression
noble des têtes qu’elle se recommande; au point de vue de la
composition
elle accuse un art très-profondément étudié et senti. Le bas-relief de la mort de la Vierge est une scène admirablement entendue
comme effet dramatique, comme agencement de lignes. Celle du
couronnement
de la Mère du Christ, dont nous présentons figure 16 un tracé
bien insuffisant, fait assez connaître que ces artistes savaient composer,
agencer les lignes d’un groupe et rendre une action par les mouvements
et par l’expression du geste; les têtes des deux personnages sont admirablement
belles par la simplicité des attitudes et la pureté de l’expression.
C’est ici le cas de faire une observation. On parle beaucoup, lorsqu’il
est question de cette statuaire du XIII<sup>e</sup> siècle, de ce qu’on appelle le sentiment
religieux et l’on est assez disposé à croire que ces artistes étaient
des personnages vivant dans les cloîtres et tout attachés aux plus étroites
pratiques religieuses. Mais sans prétendre que ces artistes fussent des
croyants tièdes, il serait assez étrange cependant que ce sentiment religieux
se fût manifesté d’une manière tout à fait remarquable dans l’art
de la statuaire, précisément au moment où les arts ne furent plus guère
pratiqués que par des laïques et sur ces cathédrales pour la construction
desquelles les évêques se gardaient bien de s’adresser aux
établissements
religieux. Il ne serait pas moins étrange que l’art de la statuaire,
pendant tout le temps qu’il resta confiné dans les cloîtres, ne produisit
que des œuvres possédant certaines qualités entre lesquelles ce qu’on
peut appeler le sentiment religieux n’apparaît guère que sous une forme
purement traditionnelle, ainsi que des exemples précédents ont pu le
faire voir.
 
Voici le vrai. Tant que les arts ne furent pratiqués que par des moines,
la tradition dominait, et la tradition n’était qu’une inspiration plus ou
moins rapprochée de l’art byzantin. Si les moines apportaient quelques
progrès à cet état de choses, ce n’était que par une imitation plus exacte
de la nature. La pensée était pour ainsi dire dogmatisée sous certaines
formes; c’était un art hiératique tendant à s’émanciper par le côté purement
matériel. Mais lorsque l’art franchit les limites du cloître pour
entrer
dans l’atelier du laïque, celui-ci s’en saisit comme d’un moyen
d’exprimer
ses aspirations longtemps contenues, ses désirs et ses espérances.
L’art, dans la société des villes devint, au milieu d’un état politique très-imparfait,--qu’on
nous passe l’expression,--une sorte de <i>liberté de la
presse</i>, un exutoire pour les intelligences toujours prêtes à réagir contre
les abus de l’état féodal. La société civile vit dans l’art un registre ouvert
où elle pouvait jeter hardiment ses pensées sous le manteau de la
religion; que cela fut réfléchi, nous ne le prétendons pas, mais c’était
un instinct. L’instinct qui pousse une foule manquant d’air vers une
porte ouverte. Les évêques, au sein des villes du Nord qui avaient dès
longtemps manifesté le besoin de s’affranchir des pouvoirs féodaux,
dans ce qu’ils crurent être l’intérêt de leur domination, poussèrent activement
à ce développement des arts, sans s’apercevoir que les arts, une
fois entre les mains laïques, allaient devenir un moyen d’affranchissement,
de critique intellectuelle dont ils ne seraient bientôt plus les
maîtres.
Si l’on examine avec une attention profonde cette sculpture laïque
du XIII<sup>e</sup> siècle, si on l’étudie dans ses moindres détails, on y découvre
bien autre chose que ce qu’on appelle le sentiment religieux; ce qu’on
y voit, c’est avant tout un sentiment démocratique prononcé dans la manière
de traiter les programmes donnés, une haine de l’oppression qui
se fait jour partout, et ce qui est plus noble et ce qui en fait un art digne
de ce nom, le dégagement de l’intelligence des langes théocratiques et
féodaux. Considérez ces têtes des personnages qui garnissent les
portails
de Notre-Dame, qu’y trouvez-vous? L’empreinte de l’intelligence,
de la puissance morale, sous toutes les formes. Celle-ci est pensive et
sévère; cette autre laisse percer une pointe d’ironie entre ses lèvres serrées. Là sont ces prophètes du linteau de la Vierge, dont la physionomie
méditative et intelligente finit, si on les considère de près et pendant un
certain temps, par vous embarrasser comme un problème. Plusieurs,
animés d’une foi sans mélange, ont les traits d’illuminés; mais combien
plus expriment un doute, posent une question et la méditent? Aussi nous
expliquons-nous aujourd’hui les dédains et les colères même qu’excite,
dans certains esprits, l’admiration que nous professons pour ces œuvres,
surtout si nous les déclarons françaises. Au fond, cette protestation est
raisonnée. Longtemps nous avons pensé--car tout artiste possède une
dose de naïveté--qu’il y avait, dans cette opposition à notre admiration,
ignorance des œuvres, présomptions ou préjugés qu’un examen sincère
pourrait vaincre à la longue. Nous nous abusions complètement. La
question, c’est qu’il ne <i>faut pas</i> que cet art puisse passer pour beau, et il
ne <i>faut pas</i> que cet art soit admis comme beau, parce qu’il est une marque
profonde de ce que peut obtenir l’affranchissement des intelligences
et des développements que cet affranchissement peut prendre. Une école
qui, élevée sous des cloîtres, dans des traditions respectées, s’en éloigne
brusquement, pour aller demander la lumière à sa propre intelligence,
à sa raison et à son examen, pour réagir contre un dogmatisme
séculaire
et courir dans la voie de l’émancipation en toute chose! Quel dangereux
exemple qu’on ne saurait trop repousser! Toutes les débauches nous
seront permises en fait d’art et de goût, plutôt que l’admiration pour la
seule époque de notre histoire où les artistes affranchis ont su trouver,
en architecture, des méthodes et des formes toutes nouvelles, ont su
élever une école de sculpteurs qui ne sont ni grecs, ni byzantins, ni romans,
ni italiens, ni quoique ce soit qui ait paru dans le champ des arts
depuis le siècle de Périclès, qui puisent dans leur propre fond en détournant
les yeux du dogmatisme en fait d’art. Pour qui prétend maintenir
en tutelle l’intelligence humaine comme une mineure trop prompte à
s’émanciper, il est clair qu’un tel précédent intellectuel dans l’histoire
d’un peuple doit être présenté sous le jour le plus sombre; cela est logique.
Mais il est plus difficile d’expliquer pourquoi beaucoup de
personnes
en France, dévouées aux idées d’émancipation et qui prétendent en
protéger l’expression, ne voient dans ces productions du XIII<sup>e</sup> siècle
qu’un état maladif, étouffé sous un ordre social oppressif, qu’un signe
d’asservissement moral. Asservissement à quoi? On ne le dit pas. Foulez
les cendres refroidies de la féodalité et de la théocratie, si bon vous semble;
il n’y a pas grand péril, car vous savez qu’elles ne sauraient se
réchauffer,
mais pourquoi écraser du même talon le système oppressif et
ceux qui ont su les premiers s’en affranchir en réagissant contre l’énervement
intellectuel au moyen âge? Cela est-il équitable, courageux et
habile?
 
Le monument religieux était à peu près le seul où l’artiste pouvait
exprimer ses idées, ses sentiments, il le fait d’une façon indépendante,
hardie même. Il repousse l’hiératisme qui s’attache toujours à une
société gouvernée par un despotisme quelconque, théocratique ou
monarchique.
Pourquoi lui refuseriez-vous ce rôle de précurseur dans la voie
de l’émancipation de l’intelligence?
 
On peut reconnaître les qualités d’un art en considérant quels sont ses
détracteurs. Les admirations n’apprennent pas grand’chose, mais la critique
de parti pris et le côté d’où elle vient, sont un enseignement
précieux.
Si vous voyez un siècle tout entier s’élever contre un art d’un
temps antérieur, vous pouvez être assuré que les idées qui ont dominé
dans cet art vilipendé sont en contradiction manifeste avec les idées de
la société qui le repousse. Si vous voyez un corps, une association, une
coterie d’artistes rejeter un art, vous pouvez être assuré que les qualités
de cet art sont en opposition directe avec les méthodes et les façons
d’être de ce corps. Si une école se signale par la médiocrité ou la platitude
de ses productions, vous pouvez être assuré que l’école rejetée
amèrement par elle se distinguait par l’originalité, la recherche du progrès
et l’examen. Dans la république des arts, ce qu’on redoute le plus,
ce n’est pas la critique contemporaine, pouvant toujours être
soupçonnée
de partialité, c’est la protestation silencieuse, mais cruelle, persistante,
d’un art qui se recommande par les qualités qu’on ne possède plus.
Dans un temps comme le siècle de Louis XIV où l’artiste n’était plus
guère qu’un commensal de quelque grand seigneur, pensionné par le
roi, subissant tous les caprices d’une cour, disposé à toutes les concessions
pour plaire, à toutes les flatteries pour vivre (car on flatte avec le
ciseau comme avec la plume), il n’est pas surprenant que la statuaire du
XIII<sup>e</sup> siècle avec son caractère individuel, indépendant, dût paraître barbare.
Placez un de ces beaux bronzes étrusques comme le Musée
britannique
en possède tant, sur la cheminée d’une dame à la mode, au milieu
de chinoiseries, de biscuits, de vieux Sèvres, de ces mièvreries tant recherchées
de la fin du dernier siècle, et voyez quelle figure fera le
bronze antique? Il était naturel que les critiques du dernier siècle qui
mettaient, par exemple, le tombeau du maréchal de Saxe au niveau
des plus belles productions de l’antiquité, trouvassent importunes les
sculptures hardies des beaux temps du moyen âge. Le clergé lui-même
mit un acharnement particulier à détruire ces dénonciateurs
permanents
de l’état d’avilissement où tombait l’art. Ceux dont le devoir serait
de lutter contre l’affaiblissement d’une société et qui, loin d’en avoir le
courage et la force, profitent de ce relâchement moral, s’attaquent habituellement
à tout ce qui fait un contraste avec l’état de décadence où tombe
cette société. Quand les chapitres, quand les abbés du dernier siècle jetaient
bas les œuvres d’art des beaux moments du moyen âge, ils rendaient
à ces œuvres le seul hommage qu’ils fussent désormais en état de
leur rendre; ils ne pouvaient souffrir qu’elles fussent les témoins des
platitudes dont on remplissait alors les édifices religieux. C’était la pudeur
instinctive de l’homme qui, livré à la débauche, raille et cherche à disperser
la société des honnêtes gens. Les statues pensives et graves de
nos portails n’étaient bonnes qu’à envoyer de mauvais rêves aux petits
abbés de salon ou à ces chanoines qui, afin d’augmenter leurs revenus,
vendaient les enceintes de leurs cathédrales pour bâtir des échoppes.
Aujourd’hui encore une partie du clergé français ne voit qu’avec
défiance
se manifester l’admiration pour la bonne sculpture du moyen
âge. Il y a là dedans des hardiesses, des tendances indépendantes
fâcheuses;
ces figures de pierre ont l’air trop méditatives. On aime mieux
les saints à l’air évaporé, aux gestes théâtrals, ou les vierges ressemblant
à des bonnes décentes, ces anges affadis et toutes ces pauvretés
auxquelles
l’art est à peu près étranger, mais qui, ne disant rien, ne
compromettent
rien. Beaucoup de personnages respectables--et nous plaçant
à leur point de vue, nous comprenons parfaitement l’esprit qui les guide--n’ont
pas vu sans une certaine appréhension ce mouvement archéologique
qui poussait les intelligences vers l’étude des arts du moyen
âge si soigneusement tenus sous le boisseau; ils ont senti que la critique,
entrant sur ce terrain du passé, allait remettre en lumière toute une série
d’idées qui ébranleraient plusieurs temples; celui de la <i>religion
facile</i>
élevé avec tant de soin depuis le XVII<sup>e</sup> siècle; celui de l’art officiel, commode,
qui, n’admettant qu’une forme, rejette bien loin toute pensée,
tout travail intellectuel comme une hérésie.
 
Tout s’enchaîne dans une société, et quand on y regarde de près aucun
fait n’est isolé. La société qui au milieu d’elle admettait qu’une compagnie
puissante condamnât l’esprit humain à un abandon absolu de toute
personnalité, à une soumission aveugle, à une direction morale dont on
ne devait même pas chercher le sens et la raison, cette société devait
bientôt voir s’élever comme corollaire, dans le domaine de l’art, un principe
semblable, ennemi acharné de tout ce qui pouvait signaler
l’individualisme,
l’examen, l’indépendance de l’artiste, le respect de l’art avant
le respect pour le dogme qui prétend le diriger.
 
Ce qui frappe toujours dans les œuvres grecques, c’est que l’artiste d’abord
respecte son art. On subit la même impression lorsqu’on examine
les bonnes productions du XIII<sup>e</sup> siècle; que l’artiste soit religieux ou non,
cela nous importe peu; mais il est évidemment croyant à son art, et il
manifeste toute la liberté d’un croyant, dont le plus grand soin est de
ne pas mentir à sa conscience.
 
Nous avouons que, pour notre part, dans toute production d’art, ce qui
nous saisit et nous attache, c’est presque autant l’empreinte de l’homme
qui l’a créée que la valeur intrinsèque de l’objet. La sculpture grecque
nous charme tant que nous entrevoyons l’artiste à travers son œuvre,
que nous pouvons, sur le marbre qu’il a laissé, suivre ses penchants, ses
désirs, l’expression de son vouloir, mais quand ces productions n’ont
plus d’autre mérite que celui d’une exécution d’atelier, quand le praticien
s’est substitué à l’artiste, l’ennui nous saisit. Ce que nous aimons
par-dessus tout dans la statuaire du moyen âge, même la plus ordinaire,
c’est l’empreinte individuelle de l’artiste toujours ou presque toujours
profondément gravée sur la pierre. Dans ces figures innombrables du
XIII<sup>e</sup> siècle, on retrouve les joies, les espérances, les amertumes et les
déceptions de la vie. L’artiste a sculpté comme il pensait, c’est son esprit
qui a dirigé son ciseau; et comme pour l’homme il n’est qu’un sujet toujours
neuf, c’est celui qui traduit les sentiments et les passions de
l’homme, on ne sera pas surpris si, en devinant l’artiste derrière son
œuvre, nous sommes plus touchés que si l’œuvre n’est qu’un <i>solide</i>
revêtissant une belle forme.
 
C’est là la question pour nous, au XIX<sup>e</sup> siècle. Devons-nous considérer
le beau, suivant un <i>canon</i> admis, ou le beau est-il une essence se développant
de différentes manières suivant des lois aussi variables que
sont celles de l’esprit humain? Au point de vue philosophique, la réponse
ne saurait être douteuse; le beau ne peut être que l’émanation d’un
principe et non l’apparence d’une forme. Le beau naît et réside dans
l’âme de l’artiste et doit se traduire d’après les mouvements de cette
âme qui s’est habituée à concevoir le beau, la vérité. Ce n’est
pas nous qui
disons cela, mais un Grec. Et à ce propos qu’il nous soit permis de faire
ressortir une de ces contradictions entre tant d’autres, quand il est question
de l’esthétique. Nos philosophes modernes, nos écrivains, ne sont
point artistes, nos artistes ne sont rien moins que philosophes; de sorte
que ces deux expressions de l’esprit humain chez nous, l’art et la philosophie,
s’en vont chacune de leur côté et se trompent réciproquement ou
trompent le public sur l’influence qu’elles ont pu exercer l’une sur l’autre.
Il est évident que Socrate était fort sensible à la beauté plastique; il
avait quelque peu pratiqué la sculpture. Il vivait dans un milieu--que
jamais il ne voulut quitter, même pour échapper à la mort,--où la
beauté de la forme semblait subjuguer tous les esprits, et cependant c’est
ainsi qu’il s’exprime quelque part<span id="note18"></span>[[#footnote18|<sup>18</sup>]]: «La philosophie, recevant l’âme liée
véritablement et, pour ainsi dire, collée au corps, est forcée de considérer
les choses non par elle-même, mais par l’intermédiaire des organes
comme à travers les murs d’un cachot et dans une obscurité absolue,
reconnaissant que toute la force du cachot vient des passions qui
font
que le prisonnier aide lui-même à serrer sa chaîne; la philosophie, dis-je
recevant l’âme en cet état, l’exhorte doucement et travaille à la
délivrer;
et pour cela elle lui montre que le témoignage des yeux du corps est
plein d’illusions comme celui des oreilles, comme celui des autres sens;
elle l’engage à se séparer d’eux, autant qu’il est en elle; elle lui conseille
de se recueillir et de se concentrer en elle-même, de ne croire qu’à
elle-même, après avoir examiné au dedans d’elle et avec l’essence même
de sa pensée ce que chaque chose est en son essence, et de tenir pour
faux tout ce qu’elle apprend par un autre qu’elle-même, tout ce qui
varie selon la différence des intermédiaires: elle lui enseigne que ce
qu’elle voit ainsi c’est le sensible et le visible; ce qu’elle voit par elle-*
même, c’est l’intelligible et l’immatériel...» Et avant Socrate le poëte
Épicharme n’avait-il pas dit:
</div>
<center>
«C’est l’esprit qui voit, c’est l’esprit qui entend:
L’œil est aveugle, l’oreille est sourde.»
</center>
<div class="text">
Donc ces Grecs qu’on nous représente (lorsqu’il est question des arts)
comme absolument dévoués au culte de la beauté extérieure, de la forme,
possédaient au milieu d’eux, dès avant Phidias, des poëtes, des philosophes
qui chantaient et professaient quoi? L’illusion des sens, le
détachement
de l’âme du corps, de ses appétits et de ses passions, l’asservissement
de l’enveloppe matérielle à l’esprit. On avouera que sous ce rapport le
christianisme n’a rien inventé. Mais si les Athéniens, tout en écoutant
Socrate, taillaient les marbres du Parthénon et du temple de Thésée, ils
alliaient difficilement les théories du philosophe avec cette importance
merveilleuse donnée à la beauté extérieure... Socrate fut condamné à
mort. Phidias fut exilé; ce qui tendrait à prouver qu’à ce moment de la
civilisation athénienne une lutte sourde commençait entre ces deux
principes, de la prépondérance de la matière sur l’âme, de l’âme sur la
matière. Et en effet Phidias n’est pas plutôt à Olympie qu’il façonne
cette statue de Zeus, d’une si étrange beauté, si l’on en croit ceux qui
l’ont vue, en ce qu’elle reflétait, sur une admirable forme, la
pensée la
plus profonde. Déjà donc, à l’apogée de la splendeur plastique de l’art
grec s’élève la réaction, non contre la beauté plastique, mais contre la
suprématie de cette beauté sur l’intelligence, sur ce que Socrate
lui-même
appelle la vérité née de la raison humaine. Qu’ont donc fait ces
statuaires de notre belle école laïque primitive, si ce n’est de suivre cette
voie ouverte par les Grecs eux-mêmes et de chercher, non point par
une imitation plastique, mais dans leur pensée, tous les éléments de l’art
dont ils nous ont laissé de si beaux exemples?
 
Les statuaires du XIII<sup>e</sup> siècle ne pouvaient avoir les idées, les sentiments
des statuaires du temps de Périclès; ayant d’autres idées, d’autres
sentiments, il était naturel qu’ils cherchassent, pour les rendre, des
moyens différents de ceux employés par les artistes grecs et en cela ils
étaient d’accord avec les principes émis par les Grecs, si nous en croyons
Platon. Mais, objectera-t-on: «nous ne contestons pas cela; nous
n’accusons
pas les artistes du moyen âge de n’avoir pas produit des œuvres
aussi bonnes que le permettait le milieu social où ils vivaient. Nous tenons
à constater seulement que leurs œuvres ne sont pas et ne pouvaient
être aussi belles que celles de l’époque grecque, et que par conséquent
il est bon d’étudier celles-ci, funeste d’étudier celles-là.» Nous sommes
d’accord, sauf sur la conclusion en ce qu’elle a au moins d’absolu.
Nous
répondrons: «Il est utile d’étudier la statuaire grecque et de s’enquérir
en même temps de l’état social au milieu duquel elle s’est développée,
parce que cet art est en harmonie avec cet état social et que sa forme sensible est parfaitement belle; mais notre état social moderne étant différent
de celui des Grecs, il est utile de savoir comment à d’autres époques,
dans des conditions nouvelles étrangères à celles de la société
grecque, des artistes ont su aussi développer un art sans imiter les Grecs
et en conservant leur caractère propre; parce qu’il est utile toujours de
connaître les moyens sincères qu’emploie l’intelligence humaine pour se
manifester.» Nier que l’état social et religieux de la Grèce n’ait pas été
le milieu le plus favorable au développement des arts plastiques qui ait
jamais existé, ce serait nier la lumière en plein midi; mais prétendre
que ce milieu puisse être le seul, ou plutôt que ce qu’il a produit doive
sans cesse être reproduit, même dans d’autres milieux, c’est nier le développement
de l’esprit humain, si bien préconisé par les Grecs eux-mêmes,
et considérer les aspirations vers des horizons nouveaux comme
les bouffées d’une sotte vanité. Nous accordons qu’on ne saurait dépasser
la beauté plastique de la statuaire grecque, alors la conclusion devrait
être de chercher une autre face non développée de la beauté. C’est dans
ce sens que les efforts des statuaires du XIII<sup>e</sup> siècle se sont dirigés. Dans
leurs ouvrages la beauté purement plastique est certainement fort
au-dessous
de ce que nous a laissé la Grèce; mais un nouvel élément intervient,
c’est l’élément intellectuel que les Grecs les premiers ont fait surgir. La
statuaire n’est plus seulement une admirable forme extérieure, une
sublime
apparence matérielle, elle devient un être révélant toute une suite
d’idées, de sentiments. Toutes les statues grecques regardent dans <i>leur</i>
présent--et c’est pour cela qu’il est si ridicule de les copier aujourd’hui
que ce passé est bien loin--tandis que les statues du moyen âge des
bons temps manifestent une pensée qui est de l’humanité tout entière et
semblent vouloir deviner l’inconnu. C’est ce qui nous faisait dire tout à
l’heure que beaucoup d’entre elles expriment le doute, non le doute
mélancolique et découragé, mais le doute audacieux, investigateur;
ce
doute qui, à tout prendre, conduit au grand développement des sociétés
modernes, ce doute qui a formé les Bacon, les Galilée, les Pascal, les
Newton, les Descartes. La statuaire des Grecs est sœur de la poésie;
celle du moyen âge pénètre dans le domaine de la psychologie et de la
philosophie. Est-ce un malheur? Qu’y faire? si ce n’est en prendre résolûment
son parti et profiter du fait au lieu d’essayer de le cacher. La
plupart de nos statuaires ne sont-ils pas un peu comme des scribes s’amusant
à recopier sans cesse des manuscrits enluminés et refusant de
reconnaître l’invention de l’imprimerie?
 
Il ne faudrait pas croire cependant que ces statuaires du XIII<sup>e</sup> siècle
n’ont pas pu, quand ils l’ont voulu, exprimer cette sérénité brillante et
glorieuse qui est le propre de la foi. À Paris, à Reims, bon nombre de
figures sont empreintes de ces sentiments de noble béatitude, que l’imagination
prête aux êtres supérieurs à l’humanité. Les anges ont été pour
eux un motif de compositions remarquables, soit comme ensemble, soit
dans l’expression des têtes.
 
On peut voir dans les voussures de la porte principale de Notre-Dame
de Paris deux zones d’anges à mi-corps dont les gestes et les expressions
sont d’une grâce ravissante. La cathédrale de Reims a conservé une grande
quantité de ces représentations d’êtres supérieurs, traitées avec un rare
mérite. Les anges posés sur les grands contreforts et qui sont de dimensions
colossales sont presque tous des œuvres magistrales. D’autres, d’une époque
un peu plus ancienne, c’est-à-dire qui ont dû être sculptés vers l’année
1225 et qui sont adossés aux angles des chapelles absidales, sous la corniche,
ont des qualités qui les mettent presqu’en parallèle, comme faire,
avec la statuaire grecque du bon temps. Nous donnons (fig. 17) la tête
d’un de ces anges. L’antiquité n’exprime pas mieux la jeunesse, l’ingénuité,
le bonheur calme et sûr, et cependant dans ces traits intelligents,
rien de niais ou de mignard. C’est jeune et gracieux, mais en même
temps puissant et sain. Nous inviterions les personnes qui, sans avoir
jamais regardé la statuaire du moyen âge que sur des bahuts flamands
couverts de magots difformes ou sur quelques dyptiques, ne voyent dans
cet art qu’un développement du <i>laid</i>, d’aller faire un voyage à Reims, à
Chartres ou à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]] et d’examiner avec quelque attention les bonnes
statues colossales de ces églises et les deux ou trois mille figures des
voussures et bas-reliefs; peut-être leur jugement serait-il quelque peu
modifié<span id="note19"></span>[[#footnote19|<sup>19</sup>]].
</div>
[[Image:Sculpture.cathedrale.Reims.png|center]]
<div class="text">
Si cette tête d’ange est belle, intelligente, cette beauté
ressemble-t-elle
à celle des beautés grecques? Nullement. Le front est haut et large,
les yeux longs, à peine enfoncés sous les arcades sourcilières, le nez est
petit, le crâne large aux tempes, le menton fin. C’est un type de jeune
Champenois idéalisé, qui n’a rien de commun avec le type grec. Ce n’est
pas là un tort, à nos yeux, mais une qualité. Idéaliser les éléments que
l’on possède autour de soi, c’est là le véritable rôle du statuaire plutôt
que de reproduire cent fois la tête de la Vénus de Milo, en lui enlevant,
à chaque reproduction, quelque chose de sa fleur de beauté
originale<span id="note20"></span>[[#footnote20|<sup>20</sup>]].
Nous n’avons pas suffisamment insisté sur les conditions dans lesquelles
le beau se développait chez les Athéniens entre tous les Grecs. Si élevée
que soit la doctrine de Platon, si merveilleux que soit le <i>Phédon</i>, comme
grandeur et sérénité de la pensée, il ressort évidemment de
l’argumentation
de Socrate que la fin de l’homme c’est lui, c’est le perfectionnement de <i>son</i> esprit, le détachement de <i>son</i> âme des choses matérielles. Il
y a dans le <i>Phédon</i> et dans le <i>Criton</i> particulièrement, une des plus belles
définitions du devoir que l’on ait jamais faite. Mais il n’est question que
du devoir envers la patrie; l’humanité n’entre pour rien dans les
pensées
exprimées par Socrate. C’est à l’homme à s’élever par la recherche
de la sagesse et par cette recherche il se détache autant du prochain que
de son propre corps. La recherche de la beauté dans les arts, suivant les
Athéniens, procédait de la même manière; l’homme est sublime,
l’humanité
n’existe pas. C’est pourquoi tant de personnes, jugeant des choses
d’art avec leur instinct seulement, tout en admirant une statue grecque,
lui reprochent le défaut d’expression, ce qui n’est pas exact, mais plutôt
le défaut de sensibilité humaine, ce qui serait plus près de la vérité.
Tout <i>individu-statue</i>, plus il est parfait chez l’Athénien et plus il se rapproche
d’un <i>mythe-homme</i>, complet, mais indépendant du reste de
l’humanité,
détaché, absolu dans sa perfection, Aussi, voyez la pente: de
l’homme supérieur, le Grec fait un héros; du héros, un dieu. Certes il y
a là un véhicule puissant pour arriver à la beauté, mais est-ce à dire que
ce véhicule soit le seul et surtout qu’il soit applicable aux sociétés modernes?
Et cela est particulièrement propre aux Athéniens, non point à
toute la civilisation grecque. Les découvertes faites en dehors de l’Attique
nous démontrent qu’on s’est fait chez nous, sur l’art grec, des idées
trop absolues. Les Grecs pris en bloc ont été des artistes bien plus
<i>romantiques</i> qu’on ne le veut croire. Il suffit, pour s’en convaincre, d’aller
visiter le Musée britannique, mieux fourni de productions de la statuaire
grecque que le Musée du Louvre. Ce qui ressort de cet examen, c’est
l’extrême liberté des artistes. Les fragments du tombeau de Mausole,
par exemple, qui certes datent d’un bon temps et qui sont très-beaux,
ressemblent plus à de la statuaire de Reims qu’à celle du Parthénon.
Nous en sommes désolés pour les classiques qui se sont fait un petit art
grec commode pour leur usage particulier et celui de leurs prosélytes;
c’est d’un déplorable exemple, mais c’est grec et bien grec; et ce monument
était fort prisé par les Grecs, puisqu’il fut considéré comme la
septième merveille des arts. Pouvons-nous admettre que les Grecs ne s’y
connaissaient pas?
</div>
[[Image:Sculpture.portail.cathedrale.Reims.png|center]]
<div class="text">
La statue du roi de Carie est presque entièrement conservée, compris la
tête; et tout le personnage rappelle singulièrement une des statues du portail
de Reims que nous donnons ici (fig. 18), en engageant les sculpteurs à
aller la voir. C’est la première sur l’ébrasement de gauche de la porte centrale.
Or, quand on songe que cette statue du roi Mausole est postérieure
de soixante ans à la statuaire de Phidias, on peut assurer que les statuaires
grecs ne se recopiaient pas et qu’ils cherchaient le neuf sur toutes les
voies, sans craindre d’aller sans cesse recourir à la nature comme à la
source vivifiante. Au Musée britannique on peut voir d’assez nombreux
exemples de cette statuaire grecque des côtes de l’Asie Mineure qui, bien
qu’empreinte d’un style excellent, diffère autant que la statuaire du
moyen âge elle-même de la statuaire de l’Attique. Si les musées en France
étaient des établissements sérieusement affectés à l’étude et placés en
dehors des systèmes exclusifs, n’aurait-on pas déjà dû réunir, dans des
salles spéciales, des moulages de la statuaire antique et du moyen âge
comparées. Rien ne serait plus propre à ouvrir l’intelligence des artistes
et à leur montrer comment l’art, à toutes les époques, procède toujours
d’après certains principes identiques. Cela ne vaudrait-il pas mieux et ne
serait-il pas plus libéral que de repaître notre jeunesse de banalités et
d’entretenir au milieu d’elle une ignorance qui, si les choses continuent
ainsi, nous fera honte en Europe<span id="note21"></span>[[#footnote21|<sup>21</sup>]]? Si dans des salles on plaçait parallèlement des figures grecques de l’époque éginétique et des figures du
XII<sup>e</sup> siècle de la statuaire française, on serait frappé des analogies de
ces deux arts, non-seulement quant à la forme, mais quant au <i>faire</i>. Si
plus loin on mettait en regard des figures de l’époque du développement
grec et du XIII<sup>e</sup> siècle français, on verrait par quels points de contact
nombreux se réunissent ces deux arts, si différents dans leurs
expressions.
Mais cela tendrait à émanciper l’esprit des artistes et à faire
reconnaître
qu’il y a un art français avant le XVI<sup>e</sup> siècle, deux choses qu’il faut
empêcher à tout prix, parce que ce serait la mort du protectorat académique
en matière d’art, et que le protectorat est commode pour ceux
qui l’exercent comme pour ceux qui s’y soumettent et en profitent par
conséquent.
 
Ce qu’il est important de maintenir, c’est qu’avant le XVI<sup>e</sup> siècle, toute
reproduction d’art en France n’était qu’un essai grossier, barbare. Que
l’Italie a eu l’heureuse destinée de nous éclairer, que certains artistes
assez adroits, au XVI<sup>e</sup> siècle, en France, sous l’influence de la cour de
François I<sup>er</sup>, se sont dégrossis au contact des Italiens et ont produit des
œuvres qui ne manquent pas de charme. Mais qu’au XVII<sup>e</sup> siècle seul,
c’est-à-dire à l’académie qui en est une incarnation, il était réservé de
coordonner tous ces éléments et d’en faire un corps de doctrine d’où la
lumière, à tout jamais, doit jaillir. Si on laisse entrevoir que la France a
possédé un art avant cette inoculation italienne du XVI<sup>e</sup> siècle, si bien réglée
par l’académie, tout cet échafaudage scellé, dressé avec tant de soins
et à l’aide de mensonges historiques s’écroule et nous nous retrouvons
en face de nous-mêmes, c’est-à-dire de nos œuvres à nous. Nous
reconnaissons
qu’on a pu faire des chefs-d’œuvre sans école des Beaux-Arts et
sans <i>villa Medici</i>. Nous n’avons plus, en fait de <i>protecteurs</i> des arts, que
notre talent, notre étude, notre génie propre et notre courage. Il n’y a
plus de gouvernement possible dans l’art avec ces éléments seuls, tout
est perdu pour les gouvernants comme pour une bonne partie des
gouvernés
et surtout pour la classe des censeure, n’ayant jamais tenu ni
l’ébauchoir, ni le compas, ni le pinceau, mais vivant de l’art comme
le lierre vit du chêne en l’étouffant sous son plantureux feuillage.
</div>
<center>
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable!<br>
</center>
<div class="text">
Si l’on eût dit à ces artistes, pardon, à ces imagiers du XIII<sup>e</sup>
siècle: «Bonnes
gens, qui faites de la sculpture comme nulle part on n’en fait de votre
temps, qui formez l’école mère où l’on vient étudier, qui envoyez des
artistes partout, qui pratiquez votre art avec la foi en vos œuvres et une
parfaite connaissance des moyens matériels, qui couvrez notre pays d’un
monde de statues égal, au moins, au monde de statues des villes
grecques;
il arrivera un moment en France, à Paris, là où vous placez le
centre
de vos écoles, où des hommes, Français comme vous, nieront votre
mérite,--cela vous importe peu,--mais essayeront de faire croire que
vous n’avez pas existé, que vos œuvres ne sont pas de vous, qu’elles sont
dues à un hasard protecteur, et donneront, comme preuve, que vous
n’avez pas <i>signé</i> vos statues...» les bonnes gens n’auraient pas ajouté foi
à la prédiction. Cependant le prophète eût bien prophétisé.
 
Nous ne demanderions pas mieux ici que de nous occuper seulement
de nos arts anciens; mais il est bien difficile d’éviter les parallèles, les
comparaisons, si l’on prétend être intelligible. La statuaire est un art qui
possède plus qu’aucun autre le privilège de l’unité. Elle n’est point
comme l’architecture forcée de se soumettre aux besoins du moment,
comme la peinture dont les ressources sont tellement variées, infinies,
qu’entre une fresque des catacombes et un tableau de l’école hollandaise
il y a mille routes, mille sentiers, mille expressions diverses et mille manières
différentes de les employer. Faire l’histoire de la statuaire d’une
époque, c’est entrer forcément dans toutes les écoles qui ont marqué.
Qu’on veuille donc bien nous pardonner ces excursions répétées soit dans
l’antiquité, soit chez nos statuaires modernes. Pourrions-nous faire saisir
la qualité que nous appelons <i>dramatique</i>, dans la statuaire du moyen âge,
sans chercher jusqu’à quel point les anciens l’ont admise et ce que nous
en avons fait aujourd’hui?
 
Il est nécessaire d’abord d’expliquer ce que nous considérons comme
l’élément dramatique dans la statuaire. C’est le moyen d’imprimer dans
l’esprit du spectateur, non pas seulement la représentation matérielle
d’un personnage, d’un mythe, à un acte, d’une scène, mais tout un ordre
d’idées qui se rattachent à cette représentation. Ainsi une statue parfaitement
calme dans son geste, dans l’expression même de ses traits, peut
posséder des qualités dramatiques et une scène violente n’en posséder
aucune. Telle statue antique, comme l’Agrippine du Musée de Naples,
par exemple (admettant même qu’on ne sût pas quel personnage elle
représente), est éminemment dramatique, en ce sens que dans sa pose
affaissée, dans l’ensemble profondément triste et pensif de la figure, on
devine tout une histoire funeste, tandis que le groupe de Laocoon est
bien loin d’émouvoir l’esprit et de développer un drame. Ce sont des
modèles, et les serpents ne sont-ils qu’un prétexte pour obtenir des effets
de pose et de muscles. Nous choisissons exprès ces deux exemples dans
une période de la statuaire où l’on cherchait précisément cette qualité
dramatique, et où on ne l’obtenait que quand on ne la cherchait pas,
c’est-à-dire dans quelques portraits. Bien que dans la statuaire la beauté
de l’exécution soit plus nécessaire que dans tout autre art, cependant
l’élément dramatique n’est pas essentiellement dépendant de cette
exécution.
Tel bas-relief des métopes de Sélinonte, quoique d’une exécution
primitive, roide, telle sculpture du XII<sup>e</sup> siècle qui présente les mêmes imperfections, sont profondément empreints de l’idée dramatique, en ce que
ces sculptures transportent l’esprit du spectateur bien au delà du champ
restreint rempli par l’artiste. Il est à remarquer d’ailleurs que la qualité
dramatique dans la statuaire semble s’affaiblir à mesure que la perfection
d’exécution matérielle se développe. Dans les monuments égyptiens
de la haute antiquité, l’impression dramatique est souvent d’autant plus
profonde que l’exécution est plus rude<span id="note22"></span>[[#footnote22|<sup>22</sup>]].
 
Dans les arts du dessin et dans la sculpture particulièrement, l’impression
dramatique ne se communique au spectateur que si elle émane
d’une idée simple et que si cette idée se traduit, non par l’apparence
matérielle du fait, mais par une sorte de traduction idéale ou poétique,
ou par l’expression d’un sentiment parallèle, dirons-nous. Ainsi, donner
à un héros des dimensions supérieures à celles des personnages qu’il
combat, c’est rentrer dans la première condition. Donner à ce héros une
physionomie impassible pendant une action violente, c’est rentrer dans
la seconde. Représenter un personnage colossal lançant du haut de son
char, entraîné par des chevaux au galop, des traits sur une foule de petits
ennemis renversés et suppliants, c’est une traduction idéale ou
poétique
d’un fait; donner aux traits de ce personnage une expression impassible,
de telle sorte qu’il semble ne jeter sur ces vaincus qu’un regard
vague, exempt de passion ou de colère, c’est graver dans l’esprit du
spectateur une impression de grandeur morale qui produit
instinctivement
l’effet voulu.
 
Nous ne possédons malheureusement qu’un très-petit nombre de
grandes compositions de la statuaire grecque et il serait difficile de suivre
la filiation du dramatique dans cet art. La composition des frontons
du temple d’Égine obtenue au moyen de statues représentant, dans
diverses
poses, un fait matériel, n’a rien de dramatique. Mais cependant le
sentiment du dramatique est profondément gravé dans l’art grec dès une
assez haute antiquité, si l’on en juge par certains fragments du temple de
Sélinonte déjà indiqués, et par les peintures des vases. Le sentiment
dramatique (la vérité du geste mise à part) est très-développé dans la statuaire
du Parthénon et du temple de Thésée, mais développé dans le sens
purement matériel. C’est beaucoup d’émouvoir par la beauté extérieure,
et c’est peut-être ce qu’avant tout doit chercher le statuaire, mais
ce
n’est pas tout, croyons-nous. Il est d’autres cordes que l’art peut faire
vibrer et la difficulté est de réunir dans un même objet et la beauté
plastique qui saisit l’esprit par les yeux et ce reflet d’une pensée qui
transporte l’esprit au delà de la représentation matérielle. Rarement ces
deux résultats sont atteints dans l’antiquité; plus rarement encore dans
l’art du moyen âge. Le sens dramatique, si profond souvent dans la
statuaire du moyen âge, semble gêner le développement du beau
plastique
et le statuaire, tout pénétré de son idée, l’exprime sans songer à la
beauté de la forme. Il n’en faut pas moins distinguer ces qualités et en
tenir compte.
 
Quelques bas-reliefs de la fin du XII<sup>e</sup> siècle de l’école de
l’Île-de-France
sont très-fortement empreints du sentiment dramatique. Nous
citerons entre autres celui qui sur le tympan de la porte centrale de la
cathédrale de Senlis représente la mort de la Vierge, et là l’exécution est
belle. Dans cette scène, à laquelle assistent des anges, il y a une pensée
rendue avec une grandeur magistrale. L’événement émeut les esprits
célestes
plus peut-être que les apôtres, et dans cette émotion des anges, il
y a comme un air de triomphe qui remue le cœur, en enlevant à cette
scène toute apparence d’une mort vulgaire. Ce n’est plus la mère du
Christ s’éteignant au milieu des apôtres qui expriment leur douleur,
c’est une âme dégagée des liens terrestres et dont la venue prochaine réjouit
le ciel. L’idée, dans des sujets semblables, de placer le Christ
parmi les apôtres, recevant dans ses bras, sous la figure d’un enfant,
l’âme de sa mère, est déjà l’expression très-dramatique d’un sentiment
élevé, touchant, et cette idée a souvent été rendue avec bonheur par les
artistes du commencement du XIII<sup>e</sup> siècle. L’école rhénane manifeste aussi
des tendances dramatiques dès le XII<sup>e</sup> siècle, mais avec une certaine recherche
qui fait pressentir les défauts de cette école inclinant vers le
maniéré.<span id=Bamberg>
</div>
[[Image:Sculpture.choeur.cathedrale.Bamberg.png|center]]
<div class="text">
La clôture du chœur oriental de la cathédrale de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Bamberg|Bamberg]] représente,
sous une arcature, des apôtres groupés deux par deux qui accusent bien
les tendances de cette école rhénane si intéressante à étudier. La
figure 19 donne l’un de ces groupes. Il y a dans les gestes, dans les
expressions de ces personnages qui discutent, un sentiment dramatique
prononcé, penchant vers le réalisme, qu’on ne trouve à cette époque
dans aucune autre école. Mais ce sentiment dramatique manque de
l’élévation que possède la statuaire de l’Île-de-France. Cette province est
l’Attique du moyen âge. C’est à son école qu’il est bon de recourir quand
on veut se rendre compte du développement de la statuaire soit comme
pensée, soit comme exécution.
</div>
[[Image:Sculpture.porte.centrale.Notre.Dame.Paris.png|center]]
<div class="text">
Nous avons parlé déjà des scènes qui garnissent les voussures de la
porte centrale de Notre-Dame de Paris (côté des damnés) et de l’expression
terrible de ces scènes mises en regard de la béatitude et du calme
des élus. L’une de ces scènes représente une femme nue, les yeux
bandés,
tenant un large coutelas dans chaque main; elle est à cheval et
derrière elle tombe, à la renverse, un homme dont les intestins s’échappent
par une large blessure. Voyez figure 20. «Et en même temps je
vis paraître un cheval pâle; et <i>celui</i> qui était monté dessus
s’appelait
<i>la Mort</i> et l’enfer le suivait; et le pouvoir lui fut donné sur la quatrième
partie de la terre, pour y faire mourir les hommes par l’épée, par la
famine, par la mortalité et par les bêtes sauvages»<span id="note23"></span>[[#footnote23|<sup>23</sup>]]. L’apparition des
quatre chevaux de l’Apocalypse est rendue dans un grand nombre
d’édifices
religieux de cette époque, à la cathédrale de Reims notamment;
mais quelle différence dans la manière dont est exprimée cette scène!
Ici, à Notre-Dame, l’artiste a donné à celui qui monte le quatrième cheval
la figure d’une femme, <i>la Mort</i>. Elle a les yeux bandés. Il
semble
qu’elle se soit élancée sur ce cheval monté par l’homme orgueilleux, et
que du même coup elle ait éventré cet homme dont la tête traîne dans
la
poussière. Cette façon d’interpréter ce verset de l’Apocalypse, de le traduire
en sculpture, le geste de <i>la Mort</i> dont les jambes étreignent fortement
le cheval, le mouvement abandonné de l’homme, l’expression effarée
de la tête de l’animal, la composition des lignes de ce groupe, présentent
un ensemble terrible. Il est difficile d’aller plus loin dans l’expression
dramatique. L’exécution même a quelque chose de heurté, de rude, qui
s’harmonise avec le sujet. La tête de l’animal, celle de l’homme
renversé,
sont des œuvres de sculpture remarquables et dont notre figure
ne peut donner qu’une idée fort incomplète; on retrouve ce sentiment
dramatique dans un grand nombre de bas-reliefs de la même époque,
c’est-à-dire de la première moitié du XIII<sup>e</sup> siècle. Les Prophéties, les Vices
du portail de la cathédrale d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], les bas-reliefs des porches de Notre-Dame
de Chartres, possèdent ces qualités indépendantes de l’exécution matérielle qui parfois est défectueuse. Ces artistes avaient des idées
et prenaient le plus court chemin pour les exprimer. Aussi, comme les
Grecs, atteignaient-ils souvent la véritable grandeur; car il faut bien reconnaître
que la sculpture ne possède pas les ressources étendues de la
peinture, surtout de la peinture telle qu’elle a été comprise depuis le
XVI<sup>e</sup> siècle; elle n’a ni le prestige des effets obtenus par la perspective,
la coloration, la différence des plans. Elle n’a, pour exprimer un sentiment
dramatique, que le geste et la composition des lignes. La pénurie
de ces moyens exige une grande netteté dans la conception. Or, on doit
reconnaître que les artistes du XIII<sup>e</sup> siècle ont possédé ces qualités à un
degré très-élevé.
 
Il ne faudrait pas croire cependant que dans leurs œuvres l’exécution
matérielle ne tînt pas une grande place. Il ne s’agit pas ici de cette perfection
mécanique qui consiste à tailler et ciseler adroitement la pierre,
le marbre ou le bois; ils ont prouvé que, sous ce rapport, ils ne le cédaient
à aucune école, y compris celles de l’antiquité, mais il s’agit de
cette exécution si rarement comprise de nos jours, et qui tient à l’objet,
à sa place, à sa destination. Les sculpteurs du moyen âge ont composé
de très-petits bas-reliefs et des colosses. Si nous nous reportons à la belle
antiquité grecque, nous observerons que les infiniment petits en sculpture
sont traités comme les œuvres d’une dimension extra-naturelle.
Les procédés admis pour le modelé d’une figure d’un centimètre ou deux
de hauteur sur une pierre intaillée grecque, sont les mêmes que ceux
appliqués à un colosse. En effet, pour qu’un colosse paraisse grand, il ne
suffit pas de lui donner une dimension extra-naturelle; il faut sacrifier
quantité de détails, exagérer les masses, faire ressortir certaines parties.
Il en est de même si l’on cherche l’infiniment petit. L’échelle alors vous
oblige à sacrifier les détails, à faire valoir les masses principales. Aussi
les pierres gravées grecques donnent-elles l’idée d’une grande chose; et
si l’on voulait faire un colosse avec une de ces figures de 2 centimètres
de hauteur, il n’y aurait qu’à la grandir en observant exactement les
procédés de l’artiste. Les Égyptiens dans la haute antiquité, avant les
Ptolémées, ont mieux qu’aucun peuple compris cette loi; leurs colosses,
dont ils ne sont point avares, sont traités en raison de la dimension;
c’est-à-dire que plus ils sont grands et plus les détails sont sacrifiés, plus
les points saillants de la forme générale sont sentis, prononcés. Aussi
les colosses égyptiens paraissent-ils plus grands encore qu’ils ne le sont
réellement, tandis que les grandes statues que nous faisons aujourd’hui
ne donnent guère l’idée que de la dimension naturelle.
 
<span id="Amiens108"></span>Les artistes de la première moitié du XIII<sup>e</sup> siècle ont sculpté
quantité de
colosses et en les sculptant ils ont observé cette loi si bien pratiquée dans
l’antiquité, d’obtenir une exécution d’autant plus simple que l’objet est
plus grand et d’insister sur certaines parties qu’il s’agit de faire valoir.
</div>
[[Image:Sculpture.galerie.des.rois.cathedrale.Amiens.png|center]]
<div class="text">
<span id="Amiens98">Voyons, par exemple, comme sont traitées les statues colossales de la
galerie des rois de la cathédrale d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]]. La plupart de ces statues sont
assez médiocres, mais toutes produisent leur effet de grandeur par la
manière dont elles sont traitées; quelques-unes sont très-bonnes. Les
draperies sont d’une simplicité extrême, les détails sacrifiés, mais les
mouvements nettement accusés, accusés même souvent à l’aide
d’outrages
faits à la forme réelle. D’ailleurs tout, dans l’exécution, est traité en
vue de la place occupée par ces statues qui sont posées à 30 mètres du
sol. Prenons une tête de l’un de ces colosses (fig 21); on observera
comme les traits sont coupés en vue de la hauteur à laquelle sont placées
ces statues. L’œil se détache profondément de la racine du nez comme
dans certains colosses de la haute Égypte. Il est incliné vers le sol. Le
nez est taillé hardiment avec exagération des saillies à la racine. La liaison
du front avec le sourcil est vive; la bouche est coupée nettement;
les cheveux traités par grandes masses bien détachées; les joues aplaties
sous les pommettes, afin de laisser la lumière accuser vivement les points
saillants du visage. Les mêmes procédés sont employés pour les
draperies, pour les nus; sacrifice des détails, simplicité de moyens,
exagération des parties qui peuvent faire ressortir l’ossature de la figure.
Très-fréquemment voit-on dans les monuments de la première moitié du
XIII<sup>e</sup> siècle des statues qui produisent un effet excellent à leur
place et qui moulées, posées dans un musée, sont défectueuses. Le contraire a
trop souvent lieu aujourd’hui; des statues satisfaisantes dans l’atelier de
l’artiste sont défectueuses une fois mises en place. La question se borne
à savoir s’il convient de faire de la statuaire pour la satisfaction de l’artiste
et de quelques amis qui la voient dans l’atelier, ou s’il est préférable
dans l’exécution de songer à cette place définitive. Les sculpteurs du
moyen âge n’avaient point d’expositions annuelles où ils envoyaient leurs
œuvres pour les faire voir isolées, sous un aspect qui n’est pas l’aspect
définitif. Ils pensaient avant tout à la destination des figures qu’ils sculptaient,
à l’effet qu’elles devaient produire en raison de cette destination.
Ils se permettaient ainsi des irrégularités ou des exagérations que l’effet
en place justifie pleinement, mais qui les feraient condamner dans une
salle d’exposition aujourd’hui.
 
À notre avis, l’exposition d’une statue, en dehors de la place à laquelle
on la destine, est un piége pour l’artiste. Ou il travaille en vue de cette
exhibition isolée, partielle, et alors il ne tient pas compte de l’emplacement,
du milieu définitif; ou il satisfait à ces dernières conditions et il ne saurait
contenter les amateurs qui vont voir sa statue comme on regarde un
meuble ou un ustensile dont la place n’est point marquée. On peut
produire
une œuvre de statuaire charmante, possédant en elle-même sa
valeur, et plusieurs de nos statuaires modernes ont prouvé que cela était
possible encore aujourd’hui. Mais s’il s’agit de la statuaire appliquée à
l’architecture, il est des conditions particulières auxquelles on doit satisfaire,
conditions d’effet, d’emplacement, souvent opposées à celles qui
peuvent pleinement satisfaire dans l’atelier. Or, les sculpteurs du moyen
âge avaient acquis une grande expérience de ces effets, en raison de la
place et de l’entourage, de la hauteur, de la dimension vraie ou relative.
On pourrait même soutenir que sous ce rapport les statuaires du moyen
âge sont allés bien au delà des Grecs, soit parce qu’ils plaçaient dans les
édifices un nombre beaucoup plus considérable de figures, soit parce que
ces édifices étant de dimensions incomparablement plus grandes, ils devaient
tenir compte de ces dimensions lorsqu’il s’agissait de produire
certains effets que l’éloignement, la perspective tendaient à détruire.
 
Il est évident, par exemple, que les Parques du fronton du Parthénon,
ces incomparables statues, ont été faites bien plutôt pour être vues dans
un atelier que sur le larmier du temple de Minerve. À cette place, la
plupart des détails n’étaient vues que des hirondelles, et les figures assises
devaient presque entièrement être masquées par la saillie de la
corniche.
Dans le même monument, les bas-reliefs de la frise sous le portique,
éclairés de reflet, pouvaient difficilement être appréciés, bien que le
sculpteur, par la manière dont sont traités les figures, ait évidemment
pensé à leur éclairage. Mais comme dimension, qu’est-ce que le
Parthénon comparé à la cathédrale de Reims? C’est dans ce dernier édifice où
l’on peut constater plus particulièrement la science expérimentale des
statuaires du moyen âge. Les statues qui garnissent les grands pinacles
des contreforts et qui ont plus de 4 mètres de hauteur produisent un effet
complétement satisfaisant, vues d’en bas; si nous les examinons de près,
toutes ont les bras trop courts, le col trop long, les épaules basses, les
jambes courtes, le sommet de la tête développé en largeur et en hauteur.
Cependant la pratique la plus ordinaire de la perspective fait
reconnaître que ces défauts sont calculés pour obtenir un effet satisfaisant du point
où l’on peut voir ces statues. On ne saurait donner géométriquement les
règles que dans des cas pareils les statuaires doivent observer; c’est là
une affaire d’expérience et de tact, car ces règles se modifient suivant,
par exemple, que les statues sont encadrées, qu’elles se détachent sur
des fonds clairs ou obscurs, sur un nu ou sur le ciel, qu’elles sont isolées
ou accompagnées d’autres figures. Ce n’est donc pas à nous à dédaigner
les œuvres de ces maîtres qui avaient su acquérir une si parfaite
connaissance des effets de la statuaire monumentale et qui ont tant produit dans
des genres si divers.
 
Il est admis que les statuaires du moyen âge n’ont su faire que des figures
allongées, sortes de gaines drapées en tuyaux d’orgues, corps grêles
sans vie et sans mouvement, terminés par des têtes à l’expression ascétique
et maladive.
 
Un critique, un jour, après avoir vu les longues figures du XII<sup>e</sup> siècle
de Notre-Dame de Chartres, a fait sur ce thème quelques phrases et la
foule de les répéter, car observons qu’en fait d’appréciation des œuvres
d’art, rien n’est plus commode que ces opinions toutes faites qui dispensent
de s’enquérir par soi-même, cette enquête ne dut-elle demander
qu’une heure. Nous avons donné déjà, dans cet article, un assez grand
nombre d’exemples de statues qui ne ressemblent nullement à des
gaines
et de têtes qui n’ont rien moins qu’une expression extatique ou
maladive.
Que les artistes du moyen âge aient cherché à faire prédominer
l’expression,
le sentiment moral sur la forme plastique, ce n’est pas douteux et
c’est en grande partie ce qui constitue leur originalité, mais ce
sentiment moral, empreint sur les physionomies, dans les gestes, est plutôt énergique
que maladif, plutôt indépendant et ferme qu’humble ou contrit. On
ne saurait nier, par exemple, que les statues qui décorent la façade de
la maison des Musiciens, à Reims<span id="note24"></span>[[#footnote24|<sup>24</sup>]], statues forte nature, n’aient toute la vie que comporte un pareil sujet. Le joueur de harpe (fig. 22), par sa pose,
l’expression fine de ses traits, la simplicité charmante du vêtement, est
bien loin de ce type banal que l’on prête à la statuaire du XIII<sup>e</sup>
siècle. Et à propos de cette statue posée à 6 ou 7 mètres au-dessus du pavé d’une rue
étroite, nous observerons comment le sculpteur a tenu compte de la place.
Vue à son niveau, cette figure a le corps trop développé pour les jambes,
mais de la rue, à cause du peu de reculée, les jambes prennent de l’importance
et le corps diminue, si bien que l’ensemble est parfaitement en
proportion. Et ce n’est pas là l’effet d’une maladresse ou de
l’ignorance de l’artiste; toutes les figures assises de cette façade sont dans le
même cas. De même, on pourra remarquer que les statues posées à
quelques mètres au-dessus du sol, dans les monuments du moyen âge, ont,
les bras relativement courts et très-rarement abandonnés le long du
corps. C’était un moyen de donner de la grandeur aux figures et de la
grâce aux mouvements. Vestris, le célèbre danseur, disait qu’il avait
passé dix ans de sa vie à raccourcir ses bras. Et en effet, les bras sont
parfois aussi gênants dans la statuaire que dans un salon. La plupart des
statues antiques nous sont parvenues sans ces membres supérieurs; elles
ont ainsi un avantage en échappant par ce côté à la critique, mais celles
qui en sont pourvues, font très-bien voir que les statuaires grecs ne se
faisaient pas faute de dissimuler la longueur des bras de l’homme, soit
par des artifices, des raccourcis, ou une diminution de la dimension
réelle.
</div>
[[Image:Sculpture.Maison.des.Musiciens.Reims.png|center]]
<div class="text">
Mais il est une qualité, dans la bonne statuaire du moyen âge, dont
on
ne saurait trop tenir compte. C’est celle qui consiste à bien répartir la
lumière sur les compositions ou les figures isolées, afin d’obtenir un
effet, une pondération des masses. Les sculpteurs grecs des bons temps
possédaient cette qualité; ils savaient faire des sacrifices pour donner de
la valeur à certaines surfaces lumineuses; ils agençaient les mouvements
de leurs figures en laissant toujours des larges parties éclairées. En effet,
il faut, dans la sculpture monumentale, reposer l’œil du spectateur
sur des masses simples, lumineuses, pour faire saisir un sujet ou le
mouvement d’une figure, à une grande distance. Examinons les
bas-reliefs
ou les statues de notre école du XIII<sup>e</sup> siècle, nous observerons qu’au
milieu de la plus riche façade, fût-on éloigné du monument, ces
bas-reliefs
ou statues s’écrivent clairement. On a prétendu que les sculpteurs
du moyen âge ne savaient pas faire de bas-reliefs et qu’ils procédaient
toujours par la ronde-bosse. Cela n’est point exact. Comme les Grecs,
lorsqu’on ne pouvait voir la statuaire qu’à une assez grande distance,
ils procédaient en effet par juxtaposition de statues, ainsi que
Phidias
l’a fait pour les tympans des frontons du Parthénon, mais
lorsque les sujets étaient placés près de l’œil, ils ne se faisaient
pas faute d’adopter le mode bas-relief avec tous ses artifices. À Notre-Dame
de Paris, on voit sur les soubassements des portes de la façade
occidentale, des bas-reliefs très-caractérisés et très-habilement composés.
Ceux qui sont placés dans les tympans de l’arcature de la porte de
la Vierge sont, entre autres, d’une charmante facture et du meilleur
style. L’un de ces bas-reliefs que nous donnons ici (fig. 23), et qui représente
l’archange saint Michel terrassant le dragon, possède toutes
les qualités de la meilleure statuaire. Excellente composition de lignes,
pondération des masses, mouvement bien senti et exprimé, sobriété de
moyens, noblesse de style. Cette composition peut rivaliser avec les belles
œuvres de l’antiquité. Cette figure n’a rien de la roideur archaïque que
l’on prête si volontiers à la statuaire du moyen âge; elle n’est ni grêle,
ni enveloppée de ces plis en tuyaux d’orgues. Mais, pas plus que dans la
statuaire grecque, on ne saurait trouver là ces gestes théâtrals, ces mouvements
outrés, ces poses académiques, auxquels nous nous sommes habitués
et que nous prenons trop souvent pour de l’action et de l’énergie.
<span id=Auxerre36>Or, tous les bas-reliefs de cette arcature se valent et datent des premières
années du XIII<sup>e</sup> siècle. Plus tard, nous retrouvons, avec un style moins
large mais avec une observation plus fine de la nature, ces mêmes qualités
dans les bas-reliefs. Témoins ceux de la porte Sud du transsept de la même
église qui représentent des épisodes de la vie des étudiants de l’Université
de Paris et qui sont de véritables chefs-d’œuvre; ceux des portes de la
cathédrale d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Auxerre|Auxerre]] (église Saint-Étienne) qui malgré les mutilations
qu’ils ont subies, nous laissent encore voir des compositions charmantes,
bien comprises comme bas-reliefs et d’un style tout à fait remarquable,
ainsi qu’on pourra tout à l’heure en juger.
</div>
[[Image:Bas.relief.facade.occidentale.Notre.Dame.Paris.png|center]]
<div class="text">
Cependant, comme il arrive toujours au sein d’une école de statuaire
déjà développée, on inclinait à admettre un <i>canon</i> du beau. Ce canon qui
était loin d’avoir la valeur de ceux admis par les artistes de la belle antiquité
grecque, avait un mérite, il nous appartenait; il était établi sur
l’observation des types français, il possédait son originalité native. Aussi
est-il aisé de reconnaître, à première vue, une statue appartenant à
l’école de l’Île-de-France du milieu du XIII<sup>e</sup> siècle entre mille autres. Ces
types ont un charme; leur exacte observation, après tout, donne des
résultats supérieurs à ceux que peut produire l’imitation de seconde main
d’une nature physique qui nous est devenue étrangère. Nous l’avons dit
déjà; le beau n’est pas heureusement limité dans une certaine forme. La
nature a su répartir le beau partout; c’est à l’artiste à le distinguer du
vulgaire, à l’extraire par une sorte d’opération intellectuelle d’affinage,
du milieu d’éléments grossiers, abâtardis où il existe à l’état parcellaire.
Les statuaires grecs n’ont pas fait autre chose, mais de ce que la Vénus
de Milo est belle, on ne saurait admettre que toutes les femmes qui ne
ressemblent pas à la Vénus de Milo sont laides. Le beau, loin d’être rivé
à une certaine forme, se traduit dans toute créature par une harmonie,
une pondération, qui ne dépendent pas essentiellement de la forme. Il
nous est arrivé à tous, devant un geste vrai, une certaine liaison parfaite
entre le sentiment de la personne et son apparence extérieure,
d’être vivement touchés. C’est à rendre cette harmonie entre l’intelligence
et son enveloppe que la belle école du moyen âge s’est
particulièrement
attachée. Dans les traits du visage, comme dans les formes et les
mouvements du corps, on retrouve l’individu moral. Chaque statue
possède
son caractère personnel, qui reste gravé dans la mémoire comme le
souvenir d’un être vivant que l’on a connu. Il est entendu que nous ne
parlons ici que des œuvres ayant une valeur au point de vue de l’art,
œuvres qui d’ailleurs sont nombreuses. Une grande partie des statues
des porches de Notre-Dame de Chartres, des portails des cathédrales
d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]] et de Reims possèdent ces qualités individuelles, et c’est ce qui
explique pourquoi ces statues produisent sur la foule une si vive impression,
si bien qu’elle les nomme, les connaît et attache à chacune d’elles
une idée, souvent même une légende. Telle est, entre autres, la belle
statue de la Vierge de la porte Nord du transsept de Notre-Dame de
Paris.
Comme attitude, comme composition, agencement de draperies, cette
figure est un modèle de noblesse vraie; comme expression, la tête dévoile
une intelligence ferme et sûre, une fierté délicate, des qualités de
grandeur
morale qui rejettent dans les bas-fonds de l’art cette statuaire prétendue
religieuse dont on remplit aujourd’hui nos églises; pauvres figures
aux gestes de convention, à l’expression d’une doucereuse fadeur, cherchant
le <i>joli</i> pour plaire à une petite église de boudoir.
 
La statuaire qui mérite le nom d’art s’est retirée de nos temples, par
suite des tendances du clergé français depuis le XVII<sup>e</sup> siècle. Il ne s’agissait
plus dès lors de tremper l’esprit des fidèles dans ces hardiesses,
quelquefois sauvages de l’art, dans cette verdeur juvénile d’œuvres
empreintes
de passions ou de sentiments robustes, mais de l’assouplir au
contraire par un régime doux et facile à suivre.
</div>
[[Image:Sculpture.portail.nord.Notre.Dame.Paris.png|center]]
<div class="text">
Cette Vierge du portail Nord de Notre-Dame de Paris, dont nous
donnons
la tête (fig. 24), est une femme de bonne maison, une noble dame.
L’intelligence, l’énergie tempérée par la finesse des traits, ressortent sur
cette figure délicatement modelée. À coup sûr, rien dans cette tête ne
rappelle la statuaire grecque comme type. C’est une physionomie toute
française, qui respire la franchise, la grâce audacieuse et la netteté de
jugement. L’auteur inconnu de cette statue voyait juste et bien, savait
tirer parti de ce qu’il voyait et cherchait son idéal dans ce qui l’entourait.
D’ailleurs, habile praticien,--car rien ne surpasse l’exécution des bonnes
figures de cette époque--son ciseau docile savait atteindre les
délicatesses
du modelé le plus savant.
 
Si impuissante que soit une gravure sur bois à rendre ces délicatesses,
nous espérons néanmoins que cette copie très-imparfaite engagera les
statuaires à jeter en passant les yeux sur l’original.
 
Nous trouvons toutes ces qualités dans les bas-reliefs du portail Sud
de Notre-Dame de Paris qui représentent la légende de saint Étienne et
qui datent de la même époque (1257). La composition et l’exécution de
ces bas-reliefs les placent parmi les meilleures œuvres du milieu du
XIII<sup>e</sup> siècle.
 
Il faut citer encore parmi les bons ouvrages de statuaire du milieu
du XIII<sup>e</sup> siècle, quelques figures tombales des églises abbatiales de
Saint-Denis<span id="note25"></span>[[#footnote25|<sup>25</sup>]], de Royaumont; les apôtres de la Sainte-Chapelle du Palais à Paris; certaines statues du portail occidental de Notre-Dame de
Reims et des porches de Notre-Dame de Chartres<span id="note26"></span>[[#footnote26|<sup>26</sup>]]. Il résulte toutefois de cet examen qu’alors, sous le règne de saint Louis, la meilleure école de
statuaire était celle de l’Île-de-France. On ne trouve pas une figure médiocre dans la statuaire de Notre-Dame de Paris, tandis qu’à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], à Chartres, à Reims, au milieu d’œuvres hors ligne, on en rencontre qui sont très-inférieures, soit comme style, soit comme exécution. À Reims
particulièrement, les ébrasements des portes du nord sont décorés de statues
du plus mauvais travail; sauf deux ou trois qui sont bonnes. L’école
de l’Île-de-France tenait la tête alors et la ville de Paris était la capitale des
travaux intellectuels et d’art, comme elle était déjà la capitale politique.
Ce n’est pas à dire que les autres écoles n’eussent pas leur valeur; l’école
champenoise, l’école picarde et l’école bourguignonne fournissaient alors
une belle carrière, possédaient leur caractère particulier. L’école rhénane qui avait jeté déjà au XII<sup>e</sup> siècle un vif éclat, se distinguait entre les précédentes par une tendance prononcée vers la manière, l’exagération, la recherche. Moins pénétré du beau idéal, elle inclinait vers un réalisme
souvent près de la laideur. Cette disposition de l’école rhénane a eu sur
les opinions que l’on se fait de la statuaire du moyen âge une fâcheuse influence. Comme nous sommes naturellement portés en France à considérer les œuvres d’art en raison directe de la distance où elles se
trouvent de notre centre, beaucoup de personnes qui n’avaient jamais jeté
les yeux sur la statuaire des cathédrales de Paris, d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]] ou de Chartres,
ne voulant pas que leurs frais de déplacement fussent perdus, ont
regardé avec quelque attention la statuaire de Strasbourg ou de Fribourg.
N’ayant donc regardé que celle-là, elles en ont conclu que la statuaire du
moyen âge inclinait vers la recherche du laid, ou tout au moins était maniérée,
maigre, dépourvue de grandeur. Ce jugement est cependant téméraire,
même sur les bords du Rhin. Il est quelques statues de la cathédrale
de Strasbourg qui sont des œuvres capitales; les deux statues de l’Église
et de la Synagogue placées à la porte Sud et qui sont du commencement
du XIII<sup>e</sup> siècle sont remarquablement belles. Plusieurs des statues des
vierges sages et folles de la porte droite de la façade occidentale, datant
de la fin du XIII<sup>e</sup> siècle, sont des chefs-d’œuvre. On en pourra juger par
l’exemple que nous donnons ici (fig. 25). Ces statues grande nature, taillées
dans du grès rouge, sont d’une exécution excellente, et la plupart
ont une très-belle tournure. Ces artistes rhénans, comme leurs confrères
de l’Île-de-France, de la Champagne, de la Bourgogne, de la Picardie,
s’inspiraient d’ailleurs des types qu’ils avaient sous les yeux. Ce ne sont
plus là les physionomies que nous retrouvons à Paris, à Reims ou à
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], mais bien le type alsacien. Malheureusement beaucoup de
ces statues ou bas-reliefs de la cathédrale de Strasbourg ont été refaits à
diverses époques, car jamais on n’a cessé de travailler à cet
édifice. Une
statue, un bas-relief étaient-ils détériorés par le temps ou la main des
hommes, on les remplaçait. Il ne faut donc pas s’en rapporter, pour
porter un jugement sur l’école de sculpteurs des XIII<sup>e</sup> et XIV<sup>e</sup> siècles de
Strasbourg, à l’ensemble des exemples que nous montre la cathédrale,
mais discerner, au milieu de ces restaurations successives, les ouvrages
qui réellement appartiennent au beau moment de cette école.
</div>
[[Image:Sculpture.cathedrale.Strasbourg.png|center]]
<div class="text">
Que de fois des critiques, peu familiers avec la pratique de l’art, ont
établi des jugements, voire des théories ou des systèmes, sur des œuvres
de sculpture qui ne sont que de faibles copies ou des pastiches
maladroits. Il en est de la statuaire du moyen âge comme de la statuaire
grecque; il est bien des ouvrages mal restaurés ou refaits, bien des copies
qu’il ne faut pas confondre avec les œuvres originales. Que d’amateurs
s’extasient sur de faux antiques, les supposant de bon aloi! Combien
d’autres mettent sur le compte de l’art du moyen âge les défauts
grossiers de mauvais pastiches et jugent ainsi toute une école, d’après un exemple
dû à quelque ciseau maladroit, à quelque pauvre praticien ignorant. Il
est une qualité de cette statuaire du moyen âge du bon temps qui se
fait toujours reconnaître, même dans les œuvres de second ordre,
c’est la fermeté du modelé, la simplicité des moyens, l’observation fine du gestes
de la physionomie, du jet des draperies. Cette qualité ne s’acquiert qu’après
de longues études, aussi ne la trouve-t-on pas dans les pastiches,
surtout lorsque ceux-ci ont été faits par des artistes qui, prétendant ne trouver
dans cet art qu’une naïveté grossière, se faisaient plus maladroits
qu’ils ne l’étaient réellement, afin, supposaient-ils, de se rapprocher de la simplicité de cet art. Simplicité d’aspect seulement, car lorsqu’on étudie les
œuvres de la statuaire du moyen âge on reconnaît bientôt que ces
imagiers ne sont rien moins que naïfs. On n’atteint la simplicité dans tous les
arts et particulièrement dans la sculpture, qu’après une longue pratique,
une longue expérience et une observation scrupuleuse de principes définis.
N’oublions pas que dans les choses de la vie, la simplicité est la marque
d’un goût sûr, d’un esprit droit et cultivé; il en est de même dans
la pratique des arts et l’on ne nous persuadera jamais que les artistes qui
ont conçu et exécuté les bonnes statues de notre XIII<sup>e</sup> siècle, remarquables
par la distinction et la simplicité de leur port, de leur physionomie,
de leur ajustement, fussent de pauvres diables, ignorants, superstitieux,
grossiers. Tant vaut l’homme, tant vaut l’œuvre d’art qu’il met au jour;
et jamais d’un esprit borné, d’un caractère vulgaire, il ne sortira qu’une
œuvre plate. Pour faire des artistes, faites des hommes d’abord. Que les
artistes français du moyen âge aient très-rarement signé leurs œuvres,
cela ne prouve pas qu’ils fussent de pauvres machines obéissantes; cela
prouve seulement qu’ils pensaient, non sans quelque fondement, qu’un
nom, au bas d’une statue, n’ajouterait rien à sa valeur réelle aux yeux
des gens de goût; ceux-ci n’ayant pas besoin d’un certificat ou d’un titre
pour juger une œuvre. En cela ils étaient simples, comme les gens qui
comptent plus sur leur bonne mine et leur façon de se présenter pour
être bien reçus partout, que sur les décorations dont ils pourraient orner
leur boutonnière. Nous avons changé tout cela, et aujourd’hui, à l’imitation
des Italiens, de tous temps grands tambourineurs de réputation,
c’est l’attache du nom de l’artiste auquel, à tort ou à raison on a fait
une célébrité, qui donne de la valeur à l’œuvre. Mais qu’est-ce que l’art
a gagné à cela?
 
Quelques-uns veulent voir dans cette rareté de noms d’artistes sur
notre statuaire une marque d’humilité chrétienne; mais les œuvres d’art
sur lesquelles on trouve le plus de noms sont des sculptures romanes,
dues à des artistes moines, ou sur d’assez médiocres ouvrages. Comment
donc les meilleurs artistes et les artistes laïques eussent-ils pu montrer
plus d’humilité chrétienne que des moines et de pauvres imagiers de
petites villes? Non, ces consciencieux artistes du XIII<sup>e</sup> siècle voyaient
dans l’œuvre d’art, l’art, et non point leur personne, ou plutôt leur personnalité
passait dans leurs ouvrages. Ils s’animaient peut-être en songeant que la postérité, pendant des siècles, admireraient leurs statues, et
n’avaient point la vanité de croire qu’elle se soucierait de savoir si ceux
qui les avaient sculptées s’appelaient Jacques ou Guillaume.
 
D’ailleurs que voulaient-ils? Concourir à un ensemble; ni le sculpteur,
ni le peintre, ni le verrier, ne se séparaient de l’édifice. Ils
n’étaient pas
gens à aller regarder <i>leur</i> statue, ou <i>leur</i> vitrail, ou <i>leur</i> peinture, indépendamment
du monument auquel s’attachaient ces ouvrages. Ils se
considéraient comme les parties d’un tout, sorte de chœur dans lequel
chacun s’évertuait non pas à crier plus fort ou sur un autre ton que son
voisin, mais à produire un ensemble harmonieux et complet. Mais nous
expliquerons plus loin les motifs de cette absence de noms sur les
œuvres d’art du XIII<sup>e</sup> siècle.
 
Nous n’avons guère donné jusqu’à présent que des exemples isolés
tirés de ces grands ensembles, afin de faire apprécier leur valeur absolue.
Il est temps de montrer comme la statuaire sait se réunir à sa sœur,
l’architecture, dans ces édifices du moyen âge. C’est au XIII<sup>e</sup> siècle que
cette réunion est la plus intime, et ce n’est pas un des moindres mérites
de l’art de cette époque.
 
Dans les monuments de l’antiquité grecque qui conservent les traces
de la statuaire qui les décorait, celle-ci ne se lie pas absolument avec
l’architecture. L’architecture l’encadre, lui laisse certaines places, mais
ne se mêle point avec elle. Ce sont des métopes, des frises
d’entablements,
des tympans de frontons, des couronnements ou amortissements,
pris entre des moulures formant autour d’eux comme une sorte
de sertissure. L’architecture romaine, plus somptueuse, laisse en outre,
dans ses édifices, des niches pour des statues, de larges espaces pour
des bas-reliefs, comme dans les arcs de triomphe par exemple. Mais à
la rigueur, ces sculptures peuvent disparaître sans que l’aspect
général du monument perde ses lignes.
 
L’alliance entre les deux arts est bien plus intime pendant le moyen
âge. Il ne serait pas possible, par exemple, d’enlever des porches de la
cathédrale de Chartres, la statuaire, sans supprimer du même coup l’architecture.
Dans des portails comme ceux de Paris, d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], de Reims,
il serait bien difficile de savoir où finit l’œuvre de l’architecte et ou
commence celle du statuaire et du sculpteur d’ornements. Ce principe
se retrouve même dans les détails. Ainsi, compose-t-on un riche soubassement
sous des rangées de statues d’un portail (lesquelles sont elles-mêmes adhérentes aux colonnes, et forment, pour ainsi dire, corps avec
elles); ce soubassement sera comme une brillante tapisserie ou les
compartiments géométriques de l’architecture, où la sculpture
d’ornement
et la statuaire seront liés ensemble comme un tissu sorti de la
même main. <span id=Auxerre37>C’est ainsi que sont composés les soubassements du grand
portail de Notre-Dame d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], tels sont ceux des ébrasements des
portes de l’ancienne cathédrale d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Auxerre|Auxerre]] qui datent de la fin du XIII<sup>e</sup>
siècle, et beaucoup d’autres encore qu’il serait trop long d’énumérer.
Entre ces soubassements, ceux d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Auxerre|Auxerre]] sont des plus remarquables.
Les sujets sculptés sont pris dans l’Ancien et le Nouveau Testament. On
y voit la Création, l’histoire de Joseph, la parabole de l’Enfant prodigue.
Ce sont des bas-reliefs ayant peu de saillie, très-habilement agencés
dans un réseau géométrique de moulures et d’ornements. L’aspect
général, par le peu de relief, est solide, brillant, vivement senti; les
sujets sont traités avec une verve sans égale.
 
La figure 26 est un fragment de soubassement tapisserie, représentant
l’histoire de l’Enfant prodigue. Dans les compartiments en quatre lobes A,
on voit l’Enfant prodigue au milieu de femmes, se baignant et
banquetant.
Le médaillon 26 est la moralité de ces passe-temps profanes. Une
femme allaite deux dragons. Cette figure n’a guère que 40 centimètres
de hauteur, d’un style charmant, d’une exécution excellente; elle a été
passablement mutilée, comme tous ces bas-reliefs de soubassements,
par les enfants, que jusqu’à ce jour on laisse faire avec une parfaite
indifférence, bien qu’il y ait des lois punissant la mutilation des édifices
publics<span id="note27"></span>[[#footnote27|<sup>27</sup>]].
</div>
[[Image:Sculpture.soubassement.cathedrale.Auxerre.png|center]]
<div class="text">
Mais, tout à l’heure, nous parlions des porches de la cathédrale de
Chartres comme réunissant d’une manière plus intime l’architecture et
la sculpture. En effet, les piles qui portent les voussures de ces porches
appartiennent plutôt à la statuaire qu’aux formes architectoniques. Le
porche du nord présente un des exemple les plus complets de cette
alliance intime des deux arts. Il suffit pour le reconnaître de feuilleter
la monographie de cette cathédrale publiée par Lassus et les planches de
l’ouvrage de M. Gailhabaud<span id="note28"></span>[[#footnote28|<sup>28</sup>]]. Les supports des statues, celles-ci et
les colonnes qui leur servent de dossier, forment un tout dont la
silhouette est des plus heureuses, et dont les détails sont du meilleur
style. L’originalité de ces compositions, qui datent de 1230 à 1240, est
d’autant plus remarquable, qu’à cette époque déjà les maîtres des
œuvres, séduits par les combinaisons géométriques, tendaient à
restreindre le champ du statuaire.
 
Dès les premières années du XIII<sup>e</sup> siècle, il s’était fait dans l’art de la
sculpture d’ornement une révolution qui tendait d’ailleurs à faciliter
l’alliance de la statuaire avec l’architecture. La sculpture d’ornement servait
alors de lien, de transition naturelle entre les formes géométriques
et celles de la figure humaine, en ce que déjà elle recourait à la flore
des bois et des champs pour trouver ses motifs, au lieu de s’en tenir
aux traditions des arts romains et byzantins. Il nous faut ici revenir un
peu en arrière afin de faire connaître par quelles phases les différentes
écoles françaises avaient fait passer la sculpture d’ornement, tout en
s’occupant de développer la statuaire. Jusqu’au XI<sup>e</sup> siècle, sauf de rares
exceptions, telles que celle présentée figure 11, la sculpture
d’ornement
reproduisait d’une manière barbare et maladroite les restes de la sculpture
gallo-romaine. Nous n’avons fait qu’indiquer les influences dues
aux Visigoths, aux Burgondes, aux Scandinaves (Normands), parce qu’il
est difficile d’apprécier l’étendue et l’importance de ces influences faute
de monuments assez nombreux. Mais, au moment des premières croisades, la sculpture d’ornement se développe, nous l’avons dit déjà, avec
une abondance telle que bientôt les modèles orientaux qui avaient servi
de point de départ sont dépassés quant à la variété et à l’exécution. Ces
modèles, les croisés occidentaux les avaient trouvés dans les villes de la
Syrie centrale et à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]]. Mais cette sculpture gréco-romaine
est plate, un peu maigre, découpée, et sa composition pêche par la
monotonie.
C’est un art de convention qui n’empruntait que bien peu à la
nature. Le bel ouvrage sur les églises de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]], par M. Salzenberg<span id="note29"></span>[[#footnote29|<sup>29</sup>]];
le <i>Recueil d’architecture civile et religieuse de la Syrie centrale</i>,
publié par M. le comte Melchior de Vogüé avec les dessins de M.
Duthoit<span id="note30"></span>[[#footnote30|<sup>30</sup>]], nous font assez connaître que déjà, au V<sup>e</sup> siècle, il existait dans
toute cette partie de l’Orient, visitée plus tard par les croisés, une quantité
de monuments dans lesquels la sculpture d’ornement prend un
caractère particulier, évidemment issu de l’antique art grec, mais profondément
modifié par les influences romaines et asiatiques. Aussi dans
son <i>Avant-propos</i>, M. le comte Melchior de Vogüé, reconnaissant combien
notre art du XII<sup>e</sup> siècle se rapproche de cet art gréco-romain de
Syrie, termine-t-il par ce passage: «Tandis qu’en Occident le sentiment
de l’art s’éteignait peu à peu, sous la rude étreinte des barbares, en
Orient, en Syrie du moins, il existait une école intelligente qui maintenait
les bonnes traditions et les rajeunissait par d’heureuses innovations.
Dans quelles limites s’exerça l’influence de cette école? Dans
quelle mesure ses enseignements ou ses exemples contribuèrent-ils à
la renaissance occidentale du XI<sup>e</sup> siècle? Quelle part enfin l’Orient byzantin
eut-il dans la formation de notre art français du moyen âge?...»
 
M. le comte Melchior de Vogüé nous fournit une partie des pièces
nécessaires à la solution de ces questions, en ce qui touche à l’architecture
et à la sculpture. Celle-ci ne se compose que d’une ornementation
toujours adroitement composée, mais sèche et plate; la figure humaine
et les animaux font absolument défaut, sauf deux ou trois exemples, un
agneau, des paons, très-naïvement traités. Ce sont presque toujours des
feuilles dentelées, découpées vivement, cannelées dans les pleins de
manière à obtenir une suite d’ombres et de clairs sans modelé. Du IV<sup>e</sup> au
VI<sup>e</sup> siècle, ce genre d’ornementation varie à peine. À cette ornementation
empruntée à une flore toute de convention se mêlent parfois--surtout dans les édifices les plus éloignés de la chute du paganisme--des
combinaisons géométriques, des entrelacs obtenus par des pénétrations
de cercles ou de lignes droites suivant certains angles. En examinant
ces jolis monuments, si habilement entendus comme structure,
conçus si sagement en vue du besoin et de l’emploi des matériaux,
toujours
d’une heureuse proportion, qui présentent un si grand nombre
de dispositions originales, on est surpris de trouver dans l’ornementation
cette sécheresse, ce défaut d’imagination, cette pauvreté de
ressources.
Les églises, couvents, villas, bains, maisons, qui témoignent
d’un état de civilisation très-parfait, présentent à peu près la même
ornementation
pendant l’espace de trois siècles, et cette ornementation ne
s’élève pas au-dessus du métier. Elle n’est qu’un poncif tracé sur la
pierre, <i>enfoncé</i> de quelques millimètres dans les intervalles des feuilles
ou brindilles, des fruits ou rosettes, et uniformément modelés à l’aide
de ce coup de ciseau en creux vif. D’ailleurs, les anciennes sculptures
de l’église de Sainte-Sophie présentent le même <i>faire</i>, avec un
peu plus
de recherche dans les détails. Les artistes occidentaux, à dater des premières
croisades, s’inspirent évidemment de cet art. Nous avons fait
ressortir à l’article [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7, Profil |Profil ]], comment ils copient les moulures, mais ils
ne se bornent pas à cet emprunt: ils prennent aussi des procédés de
structure, des dispositions de détails et cette ornementation sèche et
découpée. Ces Occidentaux cependant ne sont pas tous pourvus des
mêmes goûts, des mêmes aptitudes. Ce sont des Provençaux, des
Languedociens, des Poitevins, des Bourguignons, des Normands, des
Auvergnats, des Berrichons. En allant à l’école d’art de la Syrie, ils
voient ces monuments à travers des traditions fort appauvries, mais
assez vivaces encore pour que, revenus chez eux, les traductions
auxquelles
ils se livrent prennent des caractères différents. Les uns,
comme les Provençaux, copient presque littéralement cette
ornementation
des édifices syriaques et la placent à côté d’ornements
gallo-romains;
d’autres, comme les Normands, inclinent à choisir dans ces
décorations les combinaisons géométriques: d’autres encore, comme les
Berrichons, font un mélange de ces ornements syriaques et de ceux que
les Gallo-Romains ont laissé sur le sol. Les Poitevins, en les imitant, leur
donnent une ampleur particulière. Mais toutes ces écoles, sans
exception,
mêlent bientôt la figure à ces imitations d’ornements byzantins.
Cela tient au génie occidental de cette époque; et, si grossiers que soient
ses premiers essais, ils ne tardent guère à se développer d’une manière
tout à fait remarquable. L’Italie, beaucoup plus <i>byzantinisée</i>, n’arrive que
plus tard à ces compositions d’ornement, dans lesquelles la figure joue
un rôle important.
 
Voyons donc comment procèdent les principales écoles françaises
lorsqu’elles prennent pour point de départ les arts de l’Orient,
après les
grossiers tâtonnements des X<sup>e</sup> et XI<sup>e</sup> siècles.
 
C’est en Provence que l’imitation de l’ornementation byzantine, bien
que partielle, est d’abord sensible. Il est tel édifice de cette contrée dont
les bandeaux, les frises, les chapiteaux mêmes, pourraient figurer sur
l’un de ces bâtiments de la Syrie centrale. Pour s’en assurer, il n’y a
qu’à consulter l’ouvrage que M. Revoil publie sur l’architecture du midi
de la France<span id="note31"></span>[[#footnote31|<sup>31</sup>]]. Nous en donnons ici même un exemple frappant,
figure 27, tiré d’une corniche de la petite église de Sainte-Croix, à Montmajour
près Arles. Dans un grand nombre de monuments du XII<sup>e</sup> siècle,
de la Provence, à côté d’un ornement évidemment copié sur la
sculpture
romano-grecque de Syrie, se développe une frise, se pose un
chapiteau, que l’on pourrait croire empruntés à quelques ruines
gallo-romaines.
Ce mélange des deux arts, ou plutôt des deux branches de
l’art romain, dont l’une s’est développée dans les Gaules et l’autre en
Syrie sous l’influence grecque, ne donne au total qu’un art médiocre,
sans caractère propre, sans originalité. Ce n’est pas là le côté brillant de
l’architecture provençale du XII<sup>e</sup> siècle. La sculpture d’ornement ne
prend pas une allure libre entre deux influences également puissantes.
Les cloîtres de saint Trophyme d’Arles, de Montmajour; les églises de
Saint-Gabriel près Tarascon; de Saint-Gilles, du Thor près Avignon,
présentent dans leur sculpture d’ornement ce caractère mixte, hésitant,
des réminiscences de deux arts sortis d’un même tronc, il est vrai, mais
qui s’étant développés séparément ne peuvent plus s’allier et
préoccupent
l’œil par la diversité des styles. On peut fondre deux arts d’origines
différentes ou un art ancien dans des principes nouveaux, mais
deux branches d’un même art, lorsqu’on prétend les réunir, se soudent
mal et laissent dans l’esprit le sentiment d’une chose inachevée, ou tout
au moins produite par des artistes isolés, fort surpris de trouver leurs
œuvres mêlées.
</div>
[[Image:Sculpture.eglise.Sainte.Croix.Montmajour.png|center]]
<div class="text">
Tout autre est l’école de Toulouse; celle-là abandonne franchement,
au XII<sup>e</sup> siècle, l’imitation de la sculpture d’ornement
gallo-romaine; mais
en s’inspirant de l’art byzantin, en lui empruntant ses hardiesses, ses
combinaisons géométriques, ses compositions, elle conserve un
caractère
local, dû très-vraisemblablement aux émigrations qui se répandirent
dans le Languedoc à la chute de l’Empire romain. Cette école
s’émancipe
et produit des ouvrages très-supérieurs à ceux de l’école
provençale.
Il faut reconnaître qu’indépendamment de son caractère propre,
l’école de Toulouse n’est pas en contact direct avec l’Orient; ce qui l’inspire,
ce sont moins les monuments de Syrie ou de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]] que
la vue d’objets provenant du Levant; ivoires, bois sculptés, objets d’orfévrerie,
étoffes; tout lui est bon, tout devient pour elle un motif
d’ornement
sculpté. Les Byzantins ne représentent, dans leur sculpture
monumentale,
ni des animaux, ni des figures humaines; en revanche leurs
étoffes en sont amplement remplies; beaucoup d’ornements de l’école
de Toulouse reproduisent, au milieu d’entrelacs de branches, des
animaux
affrontés, ou se répétant sur une frise comme ils se répètent sur
un galon fait au métier. Le musée de Toulouse est rempli de ces
bandeaux
ressemblant fort à de la passementerie byzantine, d’une finesse
d’exécution toute particulière et de ces entrelacs rectilignes ou
curvilignes,
de ces rinceaux perlés empruntés à des menus objets rapportés
d’Orient et aussi au génie local qui, par les émigrations des Visigoths,
a bien quelques rapports avec celui des peuplades indo-européennes du
Nord. Les figures 28, 28 <i>bis</i> et 28 <i>ter</i> donnent des exemples de ces ornements
où le byzantin se mêle à cet art que nos voisins d’Angleterre
appellent saxon et dont nous aurons tout à l’heure l’occasion de parler.
</div>
[[Image:Sculpture.ecole.Toulouse.png|center]]
 
[[Image:Sculpture.ecole.Toulouse.2.png|center]]
<div class="text">
Mais où l’école d’ornements de Toulouse déploie un génie particulier,
c’est dans la composition des chapiteaux dont la forme générale, l’épannelage,
est emprunté au chapiteau corinthien gallo-romain et dont les
détails rappellent, avec une délicatesse de modelé mieux sentie, certains
ornements si fréquents dans la sculpture byzantine<span id="note32"></span>[[#footnote32|<sup>32</sup>]]; c’est plus encore
dans ces compositions toutes pleines d’une sève originale, où des feuillages
tordus, des rinceaux, des animaux, s’enchevêtrent avec une sorte de rage,
se découpent puissamment, formant ainsi des reliefs brillants, des ombres
vives d’un grand effet. L’orfévrerie byzantine présente un grand nombre
de ces sortes de compositions; mais l’exécution en est lourde, molle, uniforme,
tandis que l’école de Toulouse sait la rendre précise, heurtée
même parfois jusqu’à la violence. Témoin ce chapiteau du portail occidental
de Saint-Sernin (fig. 29), dans lequel s’entrelacent des animaux
d’une physionomie si farouche et si étrange. Tout imparfait que soit cet
art, après les molles sculptures de la Provence, son énergie charme et
attire l’attention; il est l’expression d’un peuple cherchant des voies nouvelles,
aspirant à se délivrer de traditions abâtardies. Cette ornementation
de l’école toulousaine du XII<sup>e</sup> siècle préoccupe, se fait regarder, provoque
l’étude, tandis que celle de Provence, séduisante au premier abord,
ne présente, lorsqu’on veut l’analyser, qu’une réunion de poncifs communs,
altérés par une longue suite d’imitations ou l’indifférence de l’ouvrier.
Un peuple se peint dans sa sculpture lorsque celle-ci ne lui a pas
été imposée par l’habitude ou par un faux goût prétendu classique. <span id=Carcassonne1>Or,
rien ne pourrait mieux exprimer le caractère de cette population toulousaine
qui sut résister avec tant d’énergie aux armées de Simon de Montfort
que ces nombreux objets d’art que l’on voit encore dans la capitale
languedocienne ou dans quelques villes environnantes, telles que Moissac,
Saint-Antonin, [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Carcassonne|Carcassonne]].
</div>
[[Image:Sculpture.portail.occidental.cathedrale.Saint.Sernin.Toulouse.png|center]]
<div class="text">
Cette dernière ville possède des sculptures d’ornement dans l’ancienne
cathédrale de Saint-Nazaire, antérieures à celles de Saint-Sernin, c’est-à-dire
qui datent des dernières années du XI<sup>e</sup> siècle. Ce sont principalement
des chapiteaux. Là on peut retrouver les traces mieux marquées d’une
imitation de l’art romano-grec de Syrie. L’importation est récente, mais
elle se traduit avec une puissance supérieure à l’art original. Voici l’un
de ces chapiteaux (fig. 30), dont les feuillages retournés, les caulicoles,
semblent copiés sur quelques fragments syriaques du V<sup>e</sup> siècle, mais avec
un appoint énergique tout local. Il y a là les éléments d’un art qui va se
développer, non les symptômes d’une décadence. Les lignes principales
sont simples, tracées d’après ces principes primitifs que l’on retrouve
dans les arts qui commencent en recourant à l’observation de la nature.
</div>
[[Image:Sculpture.cathedrale.Saint.Nazaire.Carcassonne.png|center]]
<div class="text">
Bien que ces sculpteurs occidentaux aient été chercher la forme typique
dont ils s’inspirent au milieu d’arts en décadence--car il faut toujours,
dans les arts, trouver un point de départ--ils renouvellent ces motifs
flétris, par un apport juvénile, une verdeur qui apparaissent dans le tracé
des lignes principales. Ce que nous leur avons vu faire dans la statuaire,
ce compromis entre la tradition de l’école byzantine qui leur sert d’enseignement,
et l’observation de la nature qui leur est propre, ils le font
pour la sculpture d’ornement. Ce qu’ils mêlent à l’art oriental, c’est un
élément vivace, jeune, et le produit qui résulte de ce mélange est plus
fertile en déductions, plus logique que ne l’était l’original
lui-même.
Les conséquences rigoureuses de cette disposition intellectuelle des artistes
français au XII<sup>e</sup> siècle, ont été déjà expliquées à propos de la
statuaire;
elles sont plus sensibles encore dans la sculpture d’ornement,
celle-ci n’étant pas rivée à la reproduction d’une certaine forme, la figure
humaine, et laissant un champ plus vaste à l’imagination ou à la fantaisie,
si l’on veut.
 
Mais il est nécessaire, avant d’arriver à la grande transformation due
aux artistes de la fin du XII<sup>e</sup> siècle, de suivre notre revue des diverses
écoles au moment où l’influence byzantine se fait sentir à la suite des
premières expéditions en Orient. Cette influence est très-puissante en
Languedoc, partielle en Provence; elle prend un caractère particulier au
centre des établissements de Cluny. La sculpture d’ornement de l’église
de Vézelay n’a plus rien de romain comme celle de la Provence; elle n’est
pas <i>byzantinisée</i>, soit par l’influence des monuments de Syrie, soit par
l’imitation d’objets et d’étoffes apportés d’Orient, comme celle du Languedoc;
elle s’inspire évidemment de l’art romano-grec, mais elle éclôt
sur un sol si bien préparé que, dès ses premiers essais, elle atteint l’originalité.
Nous avons cru voir, à la naissance de la statuaire clunisienne,
une transposition de l’art de la peinture grecque; il nous serait plus difficile
d’expliquer comment la sculpture d’ornement byzantine atteint, du
premier jet, presque à la hauteur d’un art original dans les grandes abbayes
de Cluny. La peinture grecque n’a plus là d’influence, car la sculpture
clunisienne du commencement du XII<sup>e</sup> siècle ne la rappelle pas. L’ornementation
romane du XI<sup>e</sup> siècle des provinces du centre et de l’est n’a
rien préparé pour cette école clunisienne. L’influence byzantine, reconnaissable,
semble être comme une graine semée dans une terre vierge,
et produisant, par cela même, un végétal d’un aspect nouveau, plus grandiose,
mieux développé et surtout d’une beauté de formes inconnue.
Malheureusement les premiers essais de cette transformation nous
manquent,
puisque les parties les plus anciennes de l’église mère de Cluny
ont été démolies. Nous ne pouvons la saisir que dans son entier développement,
c’est-à-dire de 1095 à 111O, époque de la construction de la nef
de l’église de Vézelay. Est-il une composition d’ornements mieux entendue,
par exemple, que celle de ce triple chapiteau du trumeau de la porte
centrale de cette église<span id="note33"></span>[[#footnote33|<sup>33</sup>]]; chapiteau destiné à soutenir deux piédroits et
un pilastre décorés de statues, figure 31 (voyez [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 9, Trumeau |Trumeau ]]). Si l’on retrouve
dans le faire de cette sculpture, dans ces feuilles découpées, aiguës,
vivement retournées, l’emprunt de l’art romano-grec de la Syrie; si les
profils et le parti d’encorbellement bien franc rappellent plus encore
l’architecture de ces contrées que la sculpture; la souplesse des folioles,
leur modelé délicat, s’éloignent de la sécheresse de l’ornementation byzantine.
Le passage du pilastre rectangulaire au tailloir curviligne du
chapiteau central est tracé avec adresse. On reconnaît déjà un art contenu,
qui se possède, et qui a su trouver sa voie en dehors de l’imitation. Cet
autre chapiteau de la nef de Vézelay, avec ses larges feuilles terminées
par des sortes de grappes et des grosses gouttes pendantes (fig. 32), bien
qu’il ait des analogues dans les édifices dessinés par M. le comte de Vogüé
et par M. Duthoit, n’a-t-il pas une largeur et une fermeté de modelé,
un galbe d’ensemble, très-supérieurs à ces sculptures gréco-romaines?
Mais, dans la plupart de ces chapiteaux, la statuaire se mêle à l’ornementation
avec un rare bonheur, fait que l’on ne trouve pas dans
l’architecture byzantine, et qui semble, à cette époque, appartenir aux écoles
occidentales, né de leur initiative.
</div>
[[Image:Chapiteau.eglise.mere.Cluny.png|center]]
<div class="text">
Il y avait donc au centre des établissements de Cluny une forte école
de statuaire et d’ornementation dès le commencement du XII<sup>e</sup> siècle, école
qui ne fit que croître jusqu’au XIII<sup>e</sup> siècle, ainsi que nous le verrons, école
qui se recommandait par l’ampleur de ses œuvres, la variété incroyable
de ses compositions, la beauté relative de l’exécution. Le peu d’exemples
qu’il nous est possible de donner fait assez voir cependant que cette école
clunisienne du XII<sup>e</sup> siècle sur les confins de la Bourgogne, n’avait aucun
rapport avec celle de Provence et celle du Languedoc à la même époque,
bien que toutes trois se fussent inspirées des arts romano-grecs de
l’Orient.
</div>
[[Image:Chapiteau.nef.eglise.Vezelay.png|center]]
<div class="text">
Si nous pénétrons dans les provinces de l’ouest, nous reconnaîtrons
encore la présence d’une quatrième école d’ornementation dont le caractère
est tout local. Là évidemment aussi, l’influence byzantine due aux
premières croisades se fait jour sur quelques points, mais cette influence
est sans grande importance, au moins jusqu’au milieu du XII<sup>e</sup> siècle.
Quelques localités de cette partie du territoire français possédaient des
monuments gallo-romains en grand nombre, comme Périgueux, entre
autres. Là l’ornementation se traîne dans une imitation grossière de l’art
antique, et le renouvellement par l’apport byzantin n’est guère sensible.
Mais en Saintonge, en Poitou, des influences qui ne sont dues ni aux
traditions romaines, ni aux voyages d’outre-mer, apparaissent. Ces
influences,
nous les croyons, en partie, dues aux rapports forcés que ces
contrées auraient eu, dès le X<sup>e</sup> siècle, avec ces hordes que l’on désigne
sous le nom de Normands, et qui ne cessèrent, pendant près de deux
siècles, d’infester les côtes occidentales de la France. Ces Normands
étaient certes de terribles gens, grands pillards, brûleurs de villes et de
villas, mais il est difficile d’admettre qu’une peuplade qui procède dans
son système d’invasion avec cette suite, cette méthode, qui s’établit temporairement
dans les îles des fleuves, sur des promontoires, qui sait s’y
maintenir, qui possède une marine relativement supérieure, qui déploie
une sagacité remarquable dans ses rapports politiques, n’ait pas atteint
un certain degré de civilisation, n’ait pas des arts, ou tout au moins des
industries. Ces peuplades ont laissé en Islande quelques débris d’art fort
curieux; elles venaient du Danemark, des bords de la mer du Nord, de
la Scandinavie, où l’on retrouve encore aujourd’hui des ustensiles d’un
grand intérêt, en ce qu’ils ont avec l’ornementation hindoue des rapports
frappants d’origine. Or, les manuscrits dits saxons qui existent à Londres
et qui datent des X<sup>e</sup>, XI<sup>e</sup> et XII<sup>e</sup> siècles, manuscrits fort beaux pour la plupart,
présentent un grand nombre de vignettes dont l’ornementation
ressemble fort, comme style et composition, à ces fragments de sculpture
dont nous parlons. Ces hommes du Nord, ces Saxons, hommes aux longs
couteaux, paraissent appartenir à la dernière émigration partie des plateaux
situés au nord de l’Inde. Qu’on les nomme Saxons, Normands,
Indo-Germains,
à tout prendre, ils sortent d’une même souche, de la grande
souche aryenne. Les objets qu’ils ont laissés dans le nord de l’Europe, dans
les Gaules, en Danemark, et qu’on retrouve en si grand nombre dans
leurs sépultures, attestent tous la même forme, la même ornementation,
et cette ornementation est, on n’en peut guère douter, d’origine
nord-orientale. Or, les manuscrits dits saxons, exécutés avec une rare perfection,
nous présentent encore cette ornementation étrange, entrelacement
d’animaux qui se mordent, de filets, le tout peint des plus vives et des
plus harmonieuses couleurs. Comme exemple, nous donnons ici (fig. 33),
une copie de deux fragments de ces vignettes<span id="note34"></span>[[#footnote34|<sup>34</sup>]]. Pour qui a visité les monuments du Poitou et de la Saintonge, il est impossible de méconnaître les
rapports qui existent entre la sculpture d’ornement des monuments de ces
provinces et certaines peintures de manuscrits saxons, ou encore les objets
ciselés que les peuplades émigrantes du nord ont laissés dans leurs sépultures.
Ce fragment de corniche A de la façade de Notre-Dame-la-Grande, à
Poitiers, et ce petit tympan B des arcatures ornées de statues sur la
même façade (fig. 34), ne rappellent pas la sculpture
pseudo-byzantine de
la Provence, du Languedoc ou de Cluny. Ces artistes du Poitou ont subi
d’autres influences orientales, évidemment, mais venues par le Nord et
par la voie de mer.
</div>
[[Image:Vignette.manuscrit.saxon.png|center]]
<div class="text">
Dans cette province, comme dans les autres qui composent la France
actuelle, l’art de la sculpture ne se réveille qu’à la fin du XI<sup>e</sup>
siècle.
Le Poitou, la Saintonge, les provinces de l’ouest sont entraînées dans
le mouvement général provoqué par les premières croisades,
seulement
leurs artistes ont chez eux un art à l’état d’embryon, et ils le
développent. Comme la Provence mêle à ses imitations de l’art
gréco-romain
de Syrie, les traditions gallo-romaines locales, les Poitevins, en
apprenant leur métier de sculpteurs à l’école gréco-romaine, utilisent
les éléments indo-européens qu’ils ont reçus du Nord, et même,
les éléments gallo-romains. De tout cela ils composent des mélanges
dans lesquels parfois l’un de ces éléments domine. D’ailleurs, entre les
traditions qu’ils avaient pu recevoir du nord de l’Europe et les arts qu’ils
recueillaient en Orient, il existe des points de contact, certaines relations
d’origines, évidentes. L’alliage entre l’art romano-grec ou le byzantin et
ces rudiments d’art introduits au nord et à l’ouest de la France pendant
les premiers siècles du moyen âge, par les derniers venus entre les grandes
émigrations aryennes, était plus facile à opérer qu’entre cet art
byzantin
et l’art gallo-romain. Aussi, dans les monuments du Poitou et
même de la Normandie, le byzantin s’empreint souvent de cet art que
nos voisins appellent saxon, tandis qu’il ne conserve que de bien faibles
traces de l’art romain local. La fusion entre ces deux premiers éléments
se fait de manière à composer presque un art original.
</div>
[[Image:Sculpture.corniche.Notre.Dame.la.Grande.Poitiers.png|center]]
<div class="text">
Ce chapiteau (fig. 35), provenant de la nef de l’église Saint-Hylaire de
Melle (Deux-Sèvres), est un de ces exemples où les trois éléments se retrouvent. La composition des rinceaux rappelle ces entrelacs, ces nattes,
des ornements nord-européens. Il y a une influence byzantine dans la
forme générale du chapiteau, dans l’agencement des sculptures du tailloir;
il y a du gallo-romain dans le modelé et les dentelures des feuillages,
d’un travail un peu lourd et mou.
</div>
[[Image:Chapiteau.nef.eglise.Saint.Hylaire.Melle.Deux.Sevres.png|center]]
<div class="text">
En commençant cet article, nous avons dit combien il est périlleux, en
archéologie, de prétendre classer d’une manière absolue les divers styles
d’une même époque. Les enfantements du travail humain procèdent par
transitions, et, s’il est possible de saisir quelques types bien caractérisés
qui indiquent nettement des centres, des écoles, il existe une
quantité
de points intermédiaires où se rencontrent et se mêlent, à diverses
doses, plusieurs influences. Dans l’article [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 3, Clocher|Clocher]], nous avons eu l’occasion
de signaler ces points de contact où plusieurs écoles se réunissent et
forment des composés qu’il est difficile de classer d’une manière absolue.
Il n’en est pas moins très-important de constater les noyaux, les types,
quitte à reconnaître quelques-uns des points de jonction ou des mélanges
se produisant et qui déroutent souvent l’analyse. Ainsi, à Toulouse, nous
avons une école; à Poitiers, nous en voyons une autre; or, sur le parcours
entre ces deux centres, quantité de monuments possèdent des sculptures
qui inclinent tantôt vers l’une de ces écoles, tantôt vers l’autre, ou qui
mélangent leurs produits de telle façon qu’il est difficile de faire la part
de chacune des deux influences. Cela s’explique. Telle abbaye d’une
province établissait une fille dans une province voisine. Elle y
envoyait ses architectes, peut-être quelques artistes, mais elle prenait
aussi les ouvriers ou artisans de la localité, élevés à une autre
école
que celle de l’abbaye mère. De là des mélanges de style. Ici un
chapiteau
toulousain, là un chapiteau poitevin ou saintongeois. Un bas-relief
à figures d’une école et l’ornementation d’une autre. On comprend
donc quels scrupules, quelle circonspection il faut apporter dans l’examen
de ces œuvres du XII<sup>e</sup> siècle, si l’on prétend les classer et découvrir
sous quelles influences elles se sont produites. Depuis vingt-cinq ans, il
a été beaucoup écrit sur l’archéologie monumentale de la France, on
n’est pas encore parvenu à s’entendre sur ce qui constitue la dernière
période de l’art roman, jusqu’à quel point agit l’influence byzantine,
comment et pourquoi elle agit. Plusieurs archéologues en prenant
quelques
exemples pour le tout, ont prétendu que cet art roman est tout
inspiré
du byzantin, c’est-à-dire de l’art romano-grec à son déclin. Ceux ci,
s’appuyant sur d’autres monuments, ont déclaré que le roman était
aborigène,
c’est-à-dire né sur le sol français, comme poussent des champignons
après la pluie, quelques-uns, considérant, par exemple, certains
édifices de la Provence, ont soutenu que le roman n’était que l’art gallo-romain
repris et brassé par des mains nouvelles. Ces opinions différentes,
en leur enlevant ce qu’elles ont d’absolu, sont justes si l’on n’examine
qu’un point de la question, fausses si l’on envisage l’ensemble. Notre roman
nous appartient sans nul doute, mais partout il a un père étranger. Ici
romain, là byzantin, plus loin nord-hindou. Nous l’avons élevé, nous
l’avons fait ce qu’il est, mais à l’aide d’éléments qui viennent tous, sauf
le romain, de l’Orient. Et le romain lui-même, d’où est-il venu? Nous
avons vu parfois quelques personnes s’émerveiller de ce que certains
chapiteaux du XII<sup>e</sup> siècle avaient des rapports de ressemblance frappants
avec l’ornementation des châpitaux égyptiens des dernières dynasties.
Cependant il n’y a rien là qui soit contraire à la logique des faits. Ces arts
partent tous d’une même source commune aux grandes races qui ont
peuplé une partie de l’Asie et de l’Europe, et il n’y a rien d’extraordinaire
qu’un ornement sorti de l’Inde pour aller s’implanter en Égypte ressemble
à un ornement sorti de l’Inde pour aller s’implanter dans l’ouest de l’Europe.
Lorsque l’histoire des grandes émigrations aryennes sera bien
connue depuis les plus anciennes jusqu’aux plus récentes, si l’on peut
s’émerveiller, c’est qu’il n’y ait pas encore plus de similitudes entre
toutes les productions d’art de ces peuplades sorties d’un même noyau
et pourvues du même génie, c’est qu’on ait fait intervenir à travers ce
grand courant une <i>race latine</i> et qu’on ait englobé, Celtes, Kimris,
Belges, Normands, Burgondes, Visigoths, Francs, tous Indo-Européens,
dans cette race dite latine, c’est-à-dire confinée sur quelques hectares de
l’Italie centrale. On aurait beaucoup simplifié les questions historiques
d’art, si l’on n’avait pas prétendu les faire marcher avec l’histoire politique
des peuples. Une conquête, un traité, une délimitation de frontières,
n’ont une action sur les habitudes et les mœurs d’un peuple, et par conséquent sur ses arts, qu’autant qu’il existe en dehors de ces faits purement
politiques, des affinités de races ou tout au moins des relations
d’intérêt. Les Romains ont possédé la Gaule pendant trois siècles, ils ont
couvert ses provinces de monuments; or, dès que le trouble des grandes
invasions est passé, est-ce aux arts romains que le Gaulois recoure? non,
il va chercher ailleurs ses inspirations, ou plutôt il les retrouve dans son
propre génie ravivé par un apport puissant de peuplades sorties du même
berceau que lui.
 
On nous dit: «La langue française est dérivée du latin, donc nous
sommes Latins.» D’abord, il faut reconnaître que nous avons
passablement
modifié ce latin; que le génie de la langue française diffère
essentiellement
du génie de la langue latine; puis, après une possession non
contestée pendant trois siècles, le Romain avait eu le temps d’imposer
sa langue, puisqu’il avait en main le gouvernement et l’administration.
Le latin étant admis comme langue usuelle sur la surface des Gaules, on
ne cessait pas de parler, ne fut-ce que pour se plaindre, dans ces contrées
ravagées par des invasions, mais on cessait de bâtir, et surtout de sculpter
et de peindre; du V<sup>e</sup> au VIII<sup>e</sup> siècle on eut le temps d’oublier la pratique
des arts. Cependant lorsqu’un état social passablement stable succède à
ce chaos, lorsqu’on peut songer à bâtir des palais, des églises, des monastères
et des maisons, lorsqu’on prétend les décorer, pourquoi donc ces
populations gauloises ne prennent-elles pas tout simplement l’art
romain où
on l’avait laissé? Pourquoi (surtout dans les choses purement d’art comme
la sculpture) vont-elles s’inspirer d’autres éléments? C’est donc qu’il y
avait un génie local, à l’état latent, renouvelé encore, comme nous le
disions tout à l’heure, par des courants de même origine, et que ce génie,
à la première occasion, cherchait à se développer suivant sa nature. Ce
n’est pas là une question d’ignorance ou de barbarie, comme on l’a si
souvent répété, mais une question de tempérament.
 
Par instinct, sinon par calcul, ces artistes romans n’ont pas voulu se
ressouder à l’art romain, ou du moins à l’art gallo-romain. Il serait
étrange, en effet, que ces architectes et sculpteurs romans du
commencement
du XII<sup>e</sup> siècle qui avaient autour d’eux, sur le sol gaulois, quantité
de monuments gallo-romains, les aient négligés pour s’emparer avec
avidité de l’art gréco-romain ou byzantin de l’Orient, dès qu’ils l’entrevoient,
s’ils ne s’étaient pas sentis comme une sorte de répulsion
instinctive
pour le romain bâtard de la Gaule et une affinité pour le romain
grécisé de l’Orient. C’était donc cet appoint grec qui les séduisait, qui leur
était sympathique? Avaient-ils tort? Et le XVII<sup>e</sup> siècle a-t-il eu raison en nous
romanisant de nouveau par des motifs fort étrangers à l’art? Qu’un souverain
absolu comme Louis XIV ait trouvé commode d’étouffer le génie
particulier à notre pays pour assurer, croyait-il, le pouvoir monarchique
en France, on le conçoit sans peine, mais que le pays lui-même se rendit
complice de cette prétention, voilà ce qui ne pouvait être. Louis XIV
était cependant un grand roi, sinon un grand homme, et il sut si bien
combiner tous les rouages de son mécanisme de <i>romanisation</i> que nous
en trouvons encore à chaque pas des pièces entières fonctionnant tant
bien que mal, comme la vieille machine de Marly. Parmi ces rouages,
les arts furent un des mieux constitués, monopole académique, <i>protection</i>
immédiate du gouvernement sur les artistes, art officiel, centralisation des
ouvrages d’art de toute la France entre les mains d’un surintendant, rien
ne faillit à ce mécanisme que l’élément vital qui développe les arts, la
liberté, l’affinité avec les goûts et les sentiments d’un peuple.
 
Au commencement du XII<sup>e</sup> siècle, il n’y avait ni roi, ni seigneur, ni
prélats qui pussent prendre ce pouvoir exhorbitant de confisquer le génie
d’une nation au profit d’un organisme politique. Chaque province se développait
suivant ses traditions, ses penchants, son esprit, acceptait les
influences
extérieures dans la mesure qui convenait à ses goût ou à ses
sentiments;
et si dur qu’on veuille montrer le régime féodal, jamais il n’eût la
prétention de contraindre les artistes à se soumettre à telle ou telle école
d’art. La marque de cette indépendance de l’artiste se trouve sur les monuments
mêmes; n’est-ce pas à cela qu’ils empruntent leur charme le plus
puissant? Si, comme à l’époque gallo-romaine, nous voyons sur toute la
surface du territoire français, sur mille monuments divers, le même
chapiteau, la même composition décorative, le même principe de
statuaire
ou de sculpture d’ornement, la fatigue et l’ennui ne sont-ils pas la conséquence
de cet état de choses? On luttera de richesse, nous le voulons
bien; si l’on a mis sur tel édifice de Lyon pour 100 000 francs de sculpture,
on en mettra pour 200 000 à Marseille. Nous aurons pour 200 000 fr.
d’ennui au lieu d’en avoir pour 100 000 francs. Le moindre grain d’originalité
ferait mieux notre affaire. Or, n’y a-t-il pas un grand charme à
retrouver la trace des goûts de ces provinces diversement pourvues de
traditions et d’aptitudes? N’est-ce pas un plaisir très-vif, en parcourant
les contrées habitées ou colonisées par les races grecques, de découvrir en
Attique, dans le Péloponnèse, en Sicile, en Carie, en Ionie, en Macédoine
et en Thrace, des expressions très-diverses de l’art grec? N’est-ce pas une
vraie satisfaction pour l’esprit en quittant les édifices romans du Berri, de
trouver en Poitou, en Normandie ou en Languedoc des styles différents,
des écoles variées, reflétant, pour ainsi dire, les génies divers de ces
peuples. Dans chaque monument même, les masses contentées, ces
chapiteaux
de compositions diverses n’offrent-ils pas plus d’intérêt pour
l’esprit
et les yeux que ces longues files de chapiteaux romains, tous
copiés
sur le même moule. La symétrie, la majesté, l’unité, objectera-t-on,
commandent cette répétition d’une même note. Pour l’unité, elle n’exclut
nullement la variété, il n’y a pas, à proprement parler, d’unité sans
variété; quant à la symétrie et à la majesté, que nous importent ces qualités,
purement de convention, si elles nous fatiguent et nous ennuient.
L’ennui majestueux ou l’ennui tout court, c’est tout un.
 
Les Grecs des bas temps pensaient ainsi, car dans ces monuments de
Syrie qu’ils nous ont laissés, à Sainte-Sophie de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]], ils admettent la variété dans la composition des chapiteaux d’un même ordre,
dans les ornements des linteaux, des tympans et frises d’un même
monument.
Bien entendu, nos artistes occidentaux suivirent en cela leur
exemple, et se gardèrent de recourir à la majestueuse monotonie de
l’ornementation des monuments gallo-romains, lorsqu’ils reprirent en
main la pratique des arts.
 
Avant de passer outre, il nous paraît utile de définir, s’il est possible,
cet art byzantin auquel nous faisons appel à chaque instant; comment,
en effet, observer la nature de son influence si nous n’en connaissons ni
les éléments divers, ni le caractère propre? Nous serions heureux de recourir
à l’ouvrage d’art ou d’archéologie qui aurait nettement défini ce
qu’on entend par le style byzantin, et de partir de ce point acquis à la
science. Mais c’est en vain que nous avons cherché ce résumé clair, précis.
Tous les documents épars que nous pouvons consulter ne montrent qu’une
face de la question, ne considèrent qu’un détail; quant au faisceau
groupant ces travaux, nous ne pensons pas qu’il existe. Essayons donc
de le constituer, car les arts byzantins connus, les conséquences que nous
pouvons tirer de leurs influences sur l’art occidental, sur le nôtre en
particulier, sembleront naturelles. N’oublions pas qu’il s’agit ici de la
sculpture.
 
Voir dans l’art de Byzance un compromis entre le style adopté par les
Romains du bas-empire et quelques traditions de l’art grec, ce n’est certes
pas se tromper, mais c’est considérer d’une manière un peu trop
sommaire
un phénomène complexe. Il faudrait,--l’art admis par les Romains bien
connu,--savoir ce qu’étaient ces traditions de l’art grec sur
le Bosphore au IV<sup>e</sup> siècle. Cet art grec était romanisé déjà avant l’établissement
de la capitale de l’Empire à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]]; mais il s’était
romanisé en passant par des filières diverses. Or, comme les Romains, en
fait de sculpture, n’avaient point un art qui leur fût propre, ils trouvaient
à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]] l’art grec modifié par l’élément latin et tel, à
tout
prendre, qu’ils l’avaient admis partout où ils pouvaient employer des artistes grecs. Les Romains apportaient donc à Byzance leur génie
organisateur
en fait de grands travaux publics, leur structure, leur goût pour
le faste et la grandeur, mais ils n’ajoutaient rien à l’élément artiste du
Grec. Mais ces Grecs de l’Asie qu’étaient-ils au IV<sup>e</sup> siècle?
Avaient-ils
suivi rigoureusement les belles traditions de l’Attique ou même celles
des colonies ioniennes, cariennes? rappelaient-ils par quelques côtés ces
petites républiques de l’Attique et du Péloponnèse qui considéraient
comme des barbares tous les étrangers? non certes; ces populations, au
milieu desquelles s’implantait la capitale de l’Empire, étaient un mélange
connus d’éléments qui, pendant des siècles, avaient été divisés et
même
ennemis, mais qui avaient fini par se fondre. Le génie grec dominait encore,
au sein de ce mélange assez pour l’utiliser, pas assez pour l’épurer.
 
D’ailleurs pourquoi l’empire romain transportait-il son centre à Byzance?
Dorénavant maître de l’Occident borné par l’Océan, tranquille du côté du
Nord (le croyait-il du moins) depuis les guerres de Trajan, et depuis
qu’il
avait organisé comme une sorte de ligue germanique dévouée à Rome;
du côté de l’Orient, il trouvait un continent profond, inconnu en grande
partie, dans lequel ses armées pénétraient en rencontrant chaque jour,
et des obstacles naturels et des populations guerrières innombrables.
Byzance était (la situation de l’Empire admise au commencement du
IV<sup>e</sup> siècle) la base d’opérations la mieux choisie, tant pour conserver les
anciennes conquêtes que pour en préparer de nouvelles. C’était aussi,
et c’est là ce qui nous intéresse ici, le nœud de tout le commerce du
monde connu alors. Or, il est inutile de dire que l’Empire prétendait accaparer
tous les produits du globe et l’industrie des nations, depuis
l’ivoire jusqu’au bois de charpente, depuis les perles jusqu’aux métaux
vulgaires, depuis les épices jusqu’aux étoffes précieuses. Bien avant l’établissement
de Constantin à Byzance, cette ville, ou plutôt les villes du
Bosphore, étaient le rendez-vous des caravanes venant du nord-est par le
Pont, de l’est par l’Arménie, de l’Inde et de la Perse par le Tigre
et l’Euphrate.
Avec ces caravanes arrivaient non-seulement des objets d’art
fabriqués dans ces contrées éloignées, mais aussi des artisans,
cherchant
fortune et attirés par la consommation prodigieuse que l’Empire
faisait
de tous les produits de l’Orient. Il était donc naturel que l’élément
grec
qui existait et avait pu dominer sur les bords du Bosphore fût
influencé
et modifié profondément par ces appoints perses, assyriens, indiens
même, que ces caravanes faisaient affluer sans cesse vers Byzance.
 
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]] devint plus encore, après l’établissement de l’Empire
dans ses murs, une ville orientale cosmopolite. Le luxe de la cour des
empereurs, le commerce étendu qui se faisait dans cette capitale si admirablement
située, donna aux arts que nous appelons byzantins un caractère
qui, bien qu’empreint encore du génie grec, offre un mélange des plus
curieux à étudier de l’art grec proprement dit avec les arts des Perses et
même de l’Inde. Comme preuve, nous présenterions les ouvrages de
M. le comte Melchior de Vogüé, que nous avons cité déjà souvent, sur
les villes du Haouran, et celui de M. W. Salzemberg sur les plus anciennes
églises de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]], Sainte-Sophie comprise.
 
Les monuments du Haouran, c’est-à-dire renfermés dans ces petites
villes qui, entre Alep et Antioche, n’étaient guère que des étapes pour
les caravanes qui venaient du golfe Persique par l’Euphrate, monuments
auxquels nous avons donné la qualification de gréco-romains, datent du
IV<sup>e</sup> au VI<sup>e</sup> siècle. Leur sculpture est fortement empreinte de style grec,
sans représentations humaines, sans influences persiques, les dernières
en date seulement présentent quelques réminiscences des sculptures
arsacides et sassanides. Mais il n’en est pas ainsi pour la sculpture de
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]] qui date des V<sup>e</sup> et VI<sup>e</sup> siècles<span id="note35"></span>[[#footnote35|<sup>35</sup>]], celle-ci est bien plus persique, quant au style, que grecque ou gréco-romaine. Les arts des Perses
avaient profondément pénétré la sculpture d’ornement de Byzance, à ce
point que certains chapiteaux ou certaines frises de Sainte-Sophie, par
exemple, semblent arrachés à des monuments de la Perse et même de
l’Assyrie. On comprend parfaitement, en effet, comment des villes comme
celle du Haouran, qui ne servaient que de lieux de repos, que d’étapes
pour les caravanes se dirigeant sur Antioche, ne pouvaient pas recevoir
de ces caravanes quantité de produits ou d’objets devant être livrés aux
négociants à destination. En un mot, et pour employer une expression
vulgaire, ces caravanes ne <i>déballaient</i> qu’à Antioche et ce qu’elles laissaient
en chemin ne pouvait être que des objets de peu d’importance
propres à être échangés contre la nourriture et le logement qu’elles trouvaient
dans ces villes. Mais [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]] était un entrepôt où venaient
s’amasser tous les objets les plus précieux qu’apportaient du golfe Persique
les caravanes qui remontaient le Tigre, passaient par la petite
Arménie,
par la Cappadoce, la Galatie et la Bithynie. À [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]], ces
objets étaient vus de tous; des artisans ou artistes perses s’y établissaient,
l’art grec proprement dit, si vivace encore dans le Haouran,
c’est-à-dire
dans le voisinage de ces anciens centres grecs de Lycie, de Carie, de
Cilicie, l’art grec, à Byzance, loin d’ailleurs de ses foyers
primitifs, était
étouffé sous l’apport constant de tous ces éléments persiques.
 
Ainsi donc, si nous entendons par art byzantin l’art de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]]
au VI<sup>e</sup> siècle, nous devons,--en ce qui regarde la sculpture,--considérer
cet art comme un mélange dans lequel l’élément persique domine
essentiellement, non-seulement l’élément persique des Sassanides, mais
celui même des Arsacides, et dans lequel l’élément grec est presque entièrement
étouffé. Si, au contraire, nous entendons par art byzantin l’art
de la Syrie du IV<sup>e</sup> au VI<sup>e</sup> siècle, nous admettrons que l’élément grec domine,
surtout si nous prenons la Syrie centrale.
 
Les croisés, à la fin du XI<sup>e</sup> siècle et au commencement du XII<sup>e</sup>,
s’étant
répandus en Orient depuis [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]] jusqu’en Arménie, en Syrie et
en Mésopotamie, il ne faut point être surpris si dans les éléments d’art
qu’ils ont pu rapporter de ces contrées, on trouve et des influences
grecques prononcées, et des influences persiques, et des influences produites
par des mélanges de ces arts déjà effectués antérieurement. Si
bien, par exemple, que certaines sculptures romanes de France
rappellent
le faire, le style même de quelques bas-reliefs de Persépolis,
d’autres des villes du Haouran, d’autres encore de Palestine et même
d’Égypte; non que les croisés aient été jusqu’en Perse, mais parce
qu’ils
avaient eu sous les yeux des objets, des monuments même, peut-être,
qui étaient inspirés de l’antiquité persique.
 
Reprenons l’examen de nos écoles françaises. L’école de sculpture
d’ornement du Poitou et de la Saintonge étend ses rameaux jusqu’à
Bordeaux,
mais en remontant la Garonne elle ne va pas au delà du Mas
d’Agen. Encore, dans cette dernière ville, cette école subit l’influence
du centre toulousain. L’église du Mas d’Agen nous montre de beaux
chapiteaux, les uns appartiennent à l’école de Saintonge, d’autres donnent
un mélange des deux écoles, et se rapprochent de celle de Toulouse.
Tel est par exemple celui-ci (fig. 36). L’ornementation du tailloir appartient
au roman empreint des arts gréco-romains. Les figures d’un meilleur style que celles du Poitou et de la Saintonge<span id="note36"></span>[[#footnote36|<sup>36</sup>]] rappellent la
statuaire de Toulouse.
</div>
[[Image:Chapiteau.eglise.du.Mas.Agen.png|center]]
<div class="text">
<span id=Cahors1>[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Cahors|Cahors]] présente également, au XII<sup>e</sup> siècle, en ornementation comme en
statuaire, un mélange d’influences dues aux provinces occidentales et
méridionales. <span id=Brives-La-Gaillarde>Mais où ce mélange est bien marqué, c’est à l’abbaye de
Souillac, sur l’ancienne route de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Brives-La-Gaillarde|Brives]] à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Cahors|Cahors]]. Les bas-reliefs et sculptures
qui décorent l’intérieur de la porte de cette église ont un caractère
qui tient à la fois du génie nord-hindou dont nous avons trouvé des traces
à Poitiers et des arts byzantins. Dans la composition bizarre du pilier de
gauche tenant à la porte de l’église abbatiale de Souillac (fig. 37), on peut
signaler certains rapports avec le système de composition de la figure 33,
copiée sur un manuscrit saxon du British Museum et, dans la statue A qui
décore l’un des piédroits de la même porte, on reconnaît l’influence byzantine
qui agit si puissamment à Moissac dont la sculpture dérive de
l’école de Toulouse. Ces animaux du pilier de Souillac, qui se mordent
et se battent, ne se rencontrent ni dans la sculpture gallo-romaine, ni
dans la sculpture ou la peinture gréco-romaine de Syrie. Pour trouver
des analogues à cet art, il faut recourir aux monuments scandinaves,
nord-européens, islandais, ou à ces manuscrits dits saxons de Londres,
ou encore à certaines sculptures hindoues; toutefois, il faut reconnaître
que dans l’exemple que nous fournit l’église de Souillac, il y a une tendance
marquée à imiter la nature. Quelques-uns de ces animaux ont une
apparence de réalité et ne sont plus agencés régulièrement pour former
ornement. Les artistes avaient donc vu très-probablement un certain
nombre de ces produits nord-européens, mais ils ne faisaient que s’en
inspirer, s’en rapportant, pour l’exécution, à l’observation de la nature.
Il serait difficile de donner la signification de cette sculpture étrange.
Le bas-relief du tympan, dont ces piliers supportent l’archivolte, représente
un sujet légendaire dans lequel un abbé et le démon se trouvent traiter
de certaines affaires qui finissent au détriment du tentateur. Deux statues
assises de saint Pierre et d’un saint abbé flanquent le bas-relief. Nous
ne saurions indiquer une corrélation entre ces bas-reliefs et les piliers, si
toutefois les artistes y ont songé.
</div>
[[Image:Pilier.eglise.abbatiale.Souillac.png|center]]
<div class="text">
À Moissac, on retrouve, sur le trumeau de la grande porte de l’église,
des réminiscences de cet art nord-européen ou nord-hindou, dans ces
lions entrelacés, superposés, compris entre deux dentelures curvilignes.
 
Ainsi donc l’école de sculpture de Toulouse venait se mélanger à
Moissac, à Souillac, avec l’école des côtes occidentales de la France; or,
celle-ci semble avoir reçu des éléments orientaux d’une assez haute
antiquité par des expéditions scandinaves ou normandes, tandis que l’école
de Toulouse n’obéissait qu’à des traditions gallo-romaines
profondément modifiées par un apport byzantin.
 
Il est loin de notre pensée de vouloir établir des systèmes ou des classifications
absolues, et nous nous garderons, dans une question aussi
complexe, de laisser de côté des exemples qui tendraient à modifier ces
aperçus généraux sur les origines des arts français du moyen âge. Il
reste peu de fragments d’architecture romane à Limoges. Cependant, par
suite de l’établissement des comptoirs vénitiens dans cette ville, un mouvement
d’art avait dû se produire dès le X<sup>e</sup> siècle. Au point de vue de
l’architecture,
Saint-Front de Périgueux en est la preuve. Mais en ne considérant
que la sculpture d’ornement, dans les villes du Limousin, on
retrouve quelques traces d’un art qui n’est ni le roman de l’ouest, ni
celui de Toulouse. Cet art décoratif paraît plus qu’aucun autre inspiré
par la vue et l’étude de cette quantité d’objets, d’étoffes, de bijoux que
les Vénitiens rapportaient, non-seulement de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]], mais de
Damas, de Tyr, d’Antioche et des côtes de l’Asie Mineure. Nous en
trouvons
une trace évidente dans un édifice de la fin du XII<sup>e</sup> siècle,
Saint-Martin
de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Brives-La-Gaillarde|Brives]]; les chapiteaux de la porte occidentale présentent cette
composition d’ornements (fig. 38), qui rappelle fort les chapiteaux, non
plus byzantins, mais arabes, d’une époque reculée<span id="note37"></span>[[#footnote37|<sup>37</sup>]].
</div>
[[Image:Chapiteau.eglise.Saint.Martin.Brives.png|center]]
<div class="text">
L’église Saint-Martin de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Brives-La-Gaillarde|Brives]] est d’ailleurs un édifice remarquable.
Ses parties les plus anciennes datent des premières années du XII<sup>e</sup> siècle,
mais la nef et la porte, dont proviennent les chapiteaux (fig. 38), ont été
construites vers 1180. Le vaisseau principal et ses deux collatéraux sont
voûtés à la même hauteur. Des colonnes cylindriques très-élancées
portent ces voûtes. Un passage relevé règne intérieurement au niveau
des appuis des fenêtres des bas-côtés. La sculpture, sobre d’ailleurs,
affecte, dans ces constructions de la fin du XII<sup>e</sup> siècle, un caractère
oriental très-prononcé.
</div>
[[Image:Chapiteau.cloitre.cathedrale.Puy.png|center]]
<div class="text">
Les monuments du XII<sup>e</sup> siècle dans le Limousin, ou plutôt dans cette
contrée qu’occupent aujourd’hui les départements de la Creuse, de la
Haute-Vienne et de la Corrèze, sont rares. Ceux qui restent debout sont
d’une telle sobriété d’ornementation,--les plus riches ayant été détruits
lors des guerres de religion,--qu’il serait difficile de bien définir si là il
existait un centre d’art, une école de sculpture au XII<sup>e</sup> siècle, comme
en Languedoc et en Poitou. Si, au contraire, nous nous rapprochons du
centre, si nous entrons en Auvergne et dans le Vélay, nous trouvons
les nombreuses traces d’un art qui n’est ni celui de Toulouse,
ni celui du Poitou, ni celui du Limousin. Là, jusque vers le
commencement
du XII<sup>e</sup> siècle, le gallo-romain règne en maître<span id="note38"></span>[[#footnote38|<sup>38</sup>]]. Les chapiteaux
de la partie la plus ancienne du cloître de la cathédrale du Puy, qui
datent de la première moitié du XI<sup>e</sup> siècle, sont des sculptures romaines
mal copiées; mais vers 1130, un nouvel art, fin, recherché, souple, se
développe. On en pourra juger par ce chapiteau (fig. 39)<span id="note39"></span>[[#footnote39|<sup>39</sup>]], qui n’est plus
gallo-romain, mais qui n’est byzantin, ni par la composition, ni surtout
par le faire. À côté de ce morceau, des portions de corniches de la même
époque (fig. 40), accusent, au contraire, l’influence orientale, soit par la
présence de ces objets du Levant apportés par les Vénitiens, soit par la
vue des monuments de l’époque des Sassanides, car cette ornementation
de palmettes arrondies et perlées, entremêlées d’animaux, est plutôt
persane que byzantine. Plus tard, au contraire, vers 1180, alors que
dans les provinces du Nord les écoles laïques ont complétement laissé de
côté les influences gréco-romaines, les artistes d’Auvergne s’y soumettent,
mais évidemment de seconde main. C’est le roman plus ou moins
byzantinisé
du Languedoc, du Lyonnais, qui vient se mêler aux débris des
traditions gallo-romaines et à ces éléments orientaux reçus du Limousin.
Ce fragment du porche méridional de la cathédrale du Puy, dont la
construction n’est pas antérieure à la fin du XII<sup>e</sup> siècle (fig. 41), accuse
ces influences diverses et leur mélange qui, malgré l’habileté d’exécution
des sculpteurs, choque par le défaut d’unité, soit dans l’ensemble,
soit dans les détails.
</div>
[[Image:Corniche.cloitre.cathedrale.Puy.png|center]]
<div class="text">
Par sa situation géographique même, l’école de sculpture de l’Auvergne
reste indécise entre ses voisines puissamment établies. Elle reflète tantôt
l’une, tantôt l’autre, et plus elle s’avance vers la fin du XII<sup>e</sup>
siècle, moins
elle sait prendre un parti entre ces influences différentes. Elle rachète,
il est vrai, cette incertitude par la finesse d’exécution, par une recherche
des détails, mais elle ne parvient pas à constituer un style propre. Aussi,
quand s’éteignent les belles écoles du Midi, à la fin du XII<sup>e</sup> siècle, les
sculpteurs de l’Auvergne, dépourvus de guides, ne laissent rien, ne reproduisent
rien par eux-mêmes, et ce n’est qu’à la fin du XIII<sup>e</sup> siècle que
l’art de la sculpture se relève dans cette province, avec l’importation des
arts du Nord.
</div>
[[Image:Sculpture.porche.meridional.cathedrale.Puy.png|center]]
 
[[Image:Sculpture.porche.meridional.cathedrale.Puy.2.png|center]]
<div class="text">
Il n’en fut pas ainsi dans le Berri. Cette province centrale est une de
celles qui, à côté de traditions gallo-romaines assez puissantes, admit
certains éléments byzantins très-purs. Nous en avons un exemple des plus
caractérisés à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Bourges|Bourges]] même. Il existe dans cette ville une porte du
monastère de Saint-Ursin qui date de la fin de la première moitié du
XII<sup>e</sup> siècle et que l’on voit encore entière rue du <i>Vieux-Poirier</i>. Cette
porte est d’abord fort intéressante comme construction en ce qu’elle présente
un linteau appareillé supportant un tympan et déchargé par un arc
plein cintre. Le tympan, en reliefs très-plats, représente, au sommet, des
fabliaux; au-dessous, dans la seconde zone, une châsse qui paraît copiée
d’après ces bas-reliefs si fréquemment sculptés sur les sarcophages des Bas-temps.
Dans la zone inférieure, les travaux des mois de l’année. Sur le
linteau appareillé se développe un enroulement quasi romain. <span id=Bourges3>À côté de
ces sculptures, qui sont évidemment imitées des fragments antiques si
nombreux à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Bourges|Bourges]] au XII<sup>e</sup> siècle, se trouvent des pieds-droits, des chapiteaux
et colonnettes engagés que l’on croirait copiés sur de la sculpture
de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]], si bien que plusieurs ont cru longtemps que cette
porte, élevée au XII<sup>e</sup> siècle, avait été complétée à l’aide de fragment
d’une époque antérieure. Cela n’est pas admissible cependant, car en y
regardant de près, les figures sont vêtues d’habits du XII<sup>e</sup> siècle; le faire,
la taille, les inscriptions, appartiennent à cette époque. D’ailleurs, sous
le tympan, un cartouche contient cette légende:
 
Voici (fig. 42) une partie de cette porte qui indique clairement ces
juxtapositions des styles gallo-romain et byzantin. On voit même que
l’ouvrier chargé de l’exécution du piédroit A avait déjà modelé la partie
supérieure de l’ornement dans le goût de celui du linteau et que brusquement
il abandonne cette exécution lourde et molle pour adopter le style
serré, plat, en façon de gravure, de l’ornement byzantin. La colonnette est
entièrement sculptée dans ce style oriental. Nous en donnons un
fragment en B.
</div>
[[Image:Sculpture.porte.monastere.Saint.Ursin.Bourges.png|center]]
<div class="text">
On voit apparaître dans le Berry, à Châteauroux (église de Déols), à
Saint-Benoît-sur-Loire, à Saint-Aignan, à Neuvy-Saint-Sépulcre, etc., dans
la sculpture d’ornement de la fin du XI<sup>e</sup> siècle au milieu du XII<sup>e</sup>, les traces
non douteuses de ce rapprochement entre l’art gallo-romain corrompu
et l’art gréco-romain de Syrie importé dès les premières croisades, sans
que de ce mélange il résulte tout d’abord un art formé, complet comme
dans le roman du Midi, celui de Cluny ou celui de l’Ouest. Ces artistes
tâtonnent pendant presque toute la première moitié du XII<sup>e</sup> siècle, sans
parvenir à fondre entièrement ces deux éléments. À côté d’une imitation
très-fine de la sculpture byzantine est un morceau lourdement inspiré
des restes gallo-romains, comme dans l’exemple précédent qui se
rapproche
de 1150. <span id=Bourges1>Cependant les fragments anciens de la cathédrale de
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Bourges|Bourges]]<span id="note40"></span>[[#footnote40|<sup>40</sup>]] qui garnissent les deux portes nord et sud et notamment le
linteau à grands enroulements d’une de ces deux portes, 1140 à 1150,
présentent un caractère de sculpture assez franc, se rapprochant
beaucoup
de l’art roman de Chartres et de l’Île-de-France.
 
Par le fait, vers cette époque, l’école romane du Nord se développe sur
une surface de territoire étendue qui comprend l’Île-de-France
proprement
dite, une partie de la Normandie Séquanaise, le Beauvoisis, le
Berry, le pays Chartrain et la Basse-Champagne. Cette école, de 1130 à
1145, avait, de ces éléments, su mieux qu’aucune autre (l’école
toulousaine
exceptée) composer un style particulier qui n’est ni le byzantin, ni
une corruption du gallo-romain, ni une réminiscence de l’art
nord-européen,
mais qui tient un peu de tout cela et qui, au total, produit de
beaux résultats. Arrivée plus tard que les écoles du Centre et du
Midi, et
surtout que la grande école de Cluny, peut-être a-t-elle profité des efforts
de ses devancières, a-t-elle pu mieux qu’elles opérer un mélange plus
complet de ces styles divers.
 
Cependant, quand on remonte aux premiers essais de l’école dont le
foyer est l’Île-de-France, après l’abandon des traditions
gallo-romaines
restées sur le sol, on ne peut méconnaître que cette école réagit plus
qu’aucune autre contre ces traditions. On pourrait voir là dedans le
réveil d’un esprit gaulois, d’autant qu’il est bien difficile autrement de
comprendre l’espèce de répulsion que l’art de la sculpture, au
commencement
du XII<sup>e</sup> siècle, manifeste pour tout ce qui rappelle le style romain.
Dans les autres provinces, au fond de toute sculpture, on retrouve quelque
chose de l’art antique admis dans les Gaules, et plus spécialement dans
les pays de langue d’Oc, mais autour de Paris des éléments neufs ou renouvelés
apparaissent.
 
<span id="Morienval3"></span>Cette école de l’Île-de-France était certes, au commencement du
XII<sup>e</sup> siècle, relativement barbare. L’échantillon de sculpture d’ornement
datant de cette époque que nous donnons ici (fig. 43), tiré de l’église
abbatiale de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes M#Morienval|Morienval]] (Oise)<span id="note41"></span>[[#footnote41|<sup>41</sup>]], est bien éloigné de la belle et large sculpture
de Vézelay, de celle de Toulouse, de celle du Quercy. Mais on ne
peut voir là seulement de grossières réminiscences des arts antiques. Le
cheval sculpté sur l’un de ces chapiteaux se retrouve sur un grand nombre
de monnaies gauloises antérieures à la domination romaine. Cette
ornementation
inspirée d’ouvrages de vannerie est elle-même plus gauloise
que romaine. Il n’est pas jusqu’au <i>faire</i> qui ne rappelle le travail linéaire
qui décore certains ustensiles de nos aïeux. Pourquoi les souvenirs des
arts romains auraient-ils laissé moins de traces dans ces provinces que
dans d’autres de la Gaule? c’est ce que nous ne nous chargerions pas
d’expliquer, puisque le territoire de l’Île-de-France et notamment les environs
de Soissons et de Compiègne, étaient couverts d’édifices
gallo-romains
très-importants et dont on trouve des débris à chaque pas.
Comment, après onze cents ans, les habitants de ce territoire en seraient-ils
revenus aux formes d’art pratiquées avant la domination romaine?
Comment auraient-ils conservé ces formes à l’état latent, ainsi qu’une
tradition nationale? Ce sont là des problèmes que, dans l’état des études
historiques, nous ne pouvons résoudre. Les poser, c’est déjà quelque
chose, c’est ouvrir des horizons nouveaux.
</div>
[[Image:Sculpture.eglise.abbatiale.Morienval.Oise.png|center]]
<div class="text">
Sans se lancer dans le champ des hypothèses, on en sait assez
aujourd’hui
déjà, pour reconnaître: que les traditions d’un peuple laissent des
traces presque indélébiles à travers les conquêtes, les invasions, les délimitations
territoriales, comme pour donner un démenti perpétuel à l’histoire, telle qu’on l’a écrite jusqu’à ce jour; que ce <i>principe des
nationalités</i>
reparaît à certaines époques pour déconcerter les combinaisons de la politique
qui semblent les plus solidement conçues. Dans l’histoire de ce
monde, les peuples, leurs goûts, leurs affections, leurs aptitudes, jouent
certainement un rôle bien autrement important qu’on ne se l’imaginait il y
a encore un demi-siècle. Nous pensons donc qu’on adonné une place trop
large à l’influence de la civilisation romaine sur la Gaule et que cette influence, toute gouvernementale et administrative, malgré trois siècles de
domination sans troubles, n’a jamais fait pénétrer dans le sol national que
des racines peu profondes, que le régime féodal et l’introduction d’éléments
identiques à ceux de la vieille Gaule celtique, au V<sup>e</sup> siècle, n’a pu
que raviver le génie national comprimé pendant la période romaine et
qu’enfin, à cette époque du moyen âge ou un ordre relatif se rétablit,
ce génie national considère comme un temps d’arrêt, une lacune, la
période
de domination et de désordre comprise entre le I<sup>er</sup> siècle et le XI<sup>e</sup>.
 
Si dans les monuments qui nous restent de l’époque carlovingienne,
nous voyons la sculpture, dans les Gaules, s’efforcer de se rapprocher des
arts antiques, copier grossièrement des ornements romains, pourquoi à
la fin du XI<sup>e</sup> siècle abandonne-t-on ces traditions sur la partie du territoire
qui est destinée à former le noyau de l’unité nationale rêvée par Vercingétorix,
cinquante ans avant notre ère? Pourquoi les arts de ces provinces françaises, entourant Paris, après avoir produit les grossiers essais
dont nous venons de donner un fragment (figure 43), n’adoptent-ils
qu’avec réserve, soit les importations de l’Orient acceptées avec empressement
au delà de la Loire, soit les restes des édifices gallo-romains dont
ils étaient entourés? Et comment se trouvant dans une situation d’infériorité
relative au commencement du XII<sup>e</sup> siècle, si on les met en parallèle
avec les écoles des Clunisiens et celles du Midi, atteignent-ils au contraire,
dès 1150, une supériorité marquée sur ces écoles de l’Est et
d’outre-Loire?
Ce serait donc que le génie national, mieux conservé dans ces
provinces voisines de Paris, plus ombrageux à l’endroit des importations
étrangères, se trouvait, par cela même, plus propre à concevoir un art
original?
 
L’art roman de l’Île-de-France et des provinces limitrophes, au
commencement
du XII<sup>e</sup> siècle, est relativement barbare, ce n’est pas contestable,
mais en peu d’années, dans ces provinces, les choses changent
d’aspect. Tandis que la sculpture des provinces méridionales et du centre
ne progresse plus et tend au contraire à s’affaisser vers la seconde moitié
du XII<sup>e</sup> siècle, indécise entre le respect pour des traditions diverses et
l’observation de la nature; dans le domaine royal, il se forme une grande
école qui ne rappelle plus la sculpture gallo-romaine, qui refond,
pour ainsi dire, l’art byzantin et se l’approprie, qui ne néglige pas absolument
ces traces éparses de l’art que nous appelons Nord-Européen,
mais qui sait tirer de tous ces éléments étrangers des traditions locales,
l’unité dans la composition, dans le style et l’exécution, fait que nous
chercherions vainement ailleurs sur le sol gaulois. Cette école préludait
ainsi à l’enfantement de cet art laïque de la fin du XII<sup>e</sup> siècle si complet,
si original aussi bien dans la structure des édifices que dans la manière
toute nouvelle de les décorer.
</div>
[[Image:Chapiteau.choeur.Saint.Martin.des.Champs.Paris.png|center]]
<div class="text">
Voici (fig. 44) des chapiteaux jumelés du tour du chœur de
Saint-Martin
des Champs, à Paris, dont la sculpture atteint à la hauteur d’un
art complet. Certes, on retrouve bien là des éléments byzantins, mais non
de cet art byzantin des monuments de Syrie. Cette sculpture rappellerait
plutôt celle des dyptiques et des reliures d’ivoire, l’orfévrerie byzantine.
Le sentiment de la composition est grand, clair, contenu. Dans des
fragments déposés à l’église impériale de Saint-Denis, à Chartres, à l’église
de Saint-Loup (Marne), dans quelques édifices du Beauvoisis, on
retrouve ces mêmes qualités. Il n’est pas besoin de faire ressortir les différences
qui distinguent cet art des arts romans du Midi et du Centre;
ces derniers, quelle que soit la beauté de certains exemples, restent à
l’état de tentatives, ne parviennent pas à se développer complétement.
 
L’unité manque dans l’École toulousaine, dans celle de l’Auvergne et
du Quercy. Elle se retrouve davantage dans l’École poitevine, mais
quelle lourdeur, quelle monotonie et quelle confusion, en
comparaison de ces compositions déjà claires et bien écrites du roman de
l’Île-de-France vers 1135!
 
Veut-on un exemple, examinons ces fûts de colonnettes qui, au portail
occidental de Notre-Dame de Chartres, séparent les statues. Ces fûts sont
couverts de sculptures dans toute leur longueur, et datent de 1135 environ
(fig. 45). Si la composition de ces entrelacs est charmante, bien
entendue,
sans confusion, à l’échelle de tout ce qui se trouve à l’entour,
l’exécution en est parfaite. Les petits personnages qui grimpent dans les
rinceaux sont dans le mouvement, largement traités, s’arrangent avec
l’ornementation de manière à ne pas détruite l’unité de l’effet général.
</div>
[[Image:Colonnette.portail.occidental.Notre.Dame.Chartres.png|center]]
<div class="text">
Où les sculpteurs français avaient-ils pris ces exemples? Partout et
nulle part... Partout, puisque depuis l’époque romaine on avait souvent
sculpté des fûts de colonnes, notamment dans les Gaules, puisque dans
les provinces de l’Est, avant cette époque, des fûts de colonnes étaient
décorés. Nulle part, parce que dans cette sculpture de fûts antiques ou
du moyen âge on ne retrouve ce principe neuf, d’un réseau ronde-bosse,
enveloppant la colonne comme le ferait une branche tordue à l’entour.
 
Des ustensiles rapportés d’Orient, des manches d’ivoire, de bois,
pouvaient
avoir donné au sculpteur chartrain l’idée de cette gracieuse
décoration;
mais le style de l’ornementation et l’exécution lui appartiennent.
Remarquons que ces colonnettes placées entre des statues d’un travail
simple comme masses, sinon comme détails, font admirablement ressortir
la statuaire en formant, dans les intervalles qui les séparent, comme une
riche tapisserie modelée.
 
Mais ce qui, à cette époque déjà, distingue l’école du domaine royal
de toutes les autres écoles romanes de la France, c’est l’entente parfaite
de l’échelle dans l’ornementation. De Toulouse à la Provence, du
Lyonnais
au Poitou, sur la Loire et en Normandie, à Vézelay même, l’ornementation,
souvent très-remarquable, est bien rarement à l’échelle du
monument. Rarement encore y a-t-il concordance d’échelle entre les ornements
d’un même édifice. Ainsi verrons-nous à Saint-Sernin de Toulouse
des chapiteaux couverts de détails d’une délicatesse extrême à côté de
chapiteaux dont les masses sont larges. À Vézelay, où la sculpture est si
belle, nous signalerons aux portes latérales de la nef, des archivoltes dont
les ornements écrasent tout ce qui les entoure, des chapiteaux délicats
couronnés par des tailloirs dont la sculpture est trop grande. En Provence,
ce sont des détails infinis sur des moulures dont l’effet est détruit par le
voisinage d’une lourde frise. L’exemple de la porte de Saint-Ursin à
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Bourges|Bourges]] (fig. 42) donne exactement l’idée de ce manque d’observation
dans les rapports d’échelle de l’ornementation. Ces défauts considérables
sont évités dans le roman développé du domaine royal, et c’est ce qui
en fait déjà un art supérieur, car il ne suffit pas qu’un ornement soit,
beau, il faut qu’il participe de l’ensemble, et ne paraisse pas être un
fragment posé au hasard sur un édifice.
 
Cependant il se faisait, vers 1160,
dans l’art de la sculpture d’ornement
comme dans la statuaire, une révolution.
Les artistes se préparaient à
abandonner entièrement ces influences,
ces traditions qui jusqu’alors
les avaient guidés; influences, traditions
conservées dans les cloîtres,
véritables écoles d’art. De l’archaïsme,
la statuaire passe, par une rapide
transition, à l’étude attentive de la
nature; il en est de même pour la
sculpture d’ornement. En prenant
la tête des arts, les laïques semblent
fatigués de cette longue suite d’essais
plus ou moins heureux, tentés
pour établir un art sur des éléments
antérieurs. Dorénavant, instruits dans
la pratique, ils vont puiser à la source
toujours nouvelle de la nature. C’est
précisément à l’époque des croisades
de Louis le Jeune et de Philippe-Auguste,
que l’on signale comme une
renaissance des arts en Occident provoquée
par l’influence orientale que
les artistes français rejettent, soit
dans le système d’architecture, soit
dans la sculpture, toutes les influences
orientales qui avaient eu, au commencement
du XII<sup>e</sup> siècle, une si
grande action sur le développement
de nos diverses écoles. Mais ce mouvement
n’est pas général sur la surface
du territoire des Gaules; il ne se
fait sentir que dans les provinces du
domaine royal, en Bourgogne, en
Champagne et en Picardie. La prédominance
de l’art du Nord en France
sur l’art du Midi est assurée à dater
de ce moment. De même que la langue
d’oil tend chaque jour à réduire
les autres dialectes français à l’état
de patois, de même les écoles d’architecture et de sculpture du domaine royal tendent à se substituer à ces
écoles provinciales si brillantes encore au milieu du XII<sup>e</sup> siècle. Nous
expliquons ailleurs<span id="note42"></span>[[#footnote42|<sup>42</sup>]] comment les sculpteurs laïques de la fin du XII<sup>e</sup> siècle
vont chercher leurs inspirations dans la flore des champs et des forêts;
comment certaines tentatives timides avaient été faites partiellement en
ce sens, dès le commencement du XII<sup>e</sup> siècle, par les meilleures écoles
françaises, et notamment par les artistes de Cluny, sans toutefois que ces
tentatives aient apporté un appoint important à travers les influences
orientales ou les traditions gallo-romaines; mais comment, enfin, cette
observation de la nature se formule en des principes invariables au sein
de l’école du domaine royal, de 1190 à 1200.
 
Il ne semble pas toutefois que cette école ait, la première, repris la
voie à peine entrevue et bientôt abandonnée par quelques artistes, près
d’un siècle auparavant. C’est encore l’école de Cluny qui marche en tête,
vers 1170; et si elle est bien vite dépassée par l’esprit logique des artistes
laïques de l’Île-de-France, il ne faut pas moins lui rendre cet hommage.
 
Entre autres qualités et défauts, l’esprit de la population dont Paris est devenu le centre passe brusquement de l’idée à la pratique par une déduction logique; nos révolutions, nos modes en sont la preuve. Une idée, un principe ne sont pas plus tôt émis chez nous, que l’on prétend immédiatement les mettre en pratique.
 
En Allemagne, on discutera pendant des siècles sur la caducité d’un
système ou la vitalité d’un principe avant de penser sérieusement à
détruire le premier et à adopter le second; en France, à Paris surtout,
on passera bien vite de la discussion théorique aux effets. Si dans le
domaine de l’art, les Académies ont pu, depuis deux siècles, ralentir
ce courant logique qui conduit de la théorie à la pratique, comme elles
n’existaient point en 1180, et qu’il ne paraît pas que les écoles monastiques
aient prétendu prendre ce rôle, il n’est pas surprenant que l’école
laïque, nouvellement formée alors, se soit jetée avec passion dans cette
application de principes nouveaux à l’ornementation sculptée, d’autant
qu’elle avait hâte d’en finir avec cet art roman qui représentait à ses yeux
la féodalité monastique, dont elle ne voulait plus, dont saint Bernard
avait diffamé les arts, et que les évêques tendaient à détruire.
 
L’école de Cluny, malgré les reproches du fondateur de l’ordre de
Cîteaux,
ne tenait pas moins à conserver le rang élevé qu’elle avait su
prendre dans la pratique des arts. À ce point de vue, elle prétendait marcher
avec le siècle et le devancer au besoin. Vers 1130, ses relations avec
l’Orient s’étaient étendues. Elle élevait alors le narthex de l’église de Vézelay,
dont l’ornementation est mieux pénétrée de cet art gréco-romain de
Syrie que ne l’est celle de la nef. Quelques années après, vers 1150, elle
construisait la salle capitulaire de la même église, dont la sculpture est
si fortement empreinte de l’art byzantin de Syrie, qu’on croirait voir dans
la plupart des chapiteaux et culs-de-lampe, des fragments arrachés à ces
villes gréco-romaines du Haouran. Dans cette voie d’imitation, ou d’interprétation
plutôt, on ne pouvait aller plus loin sans tomber dans les pastiches
ou la monotonie, car cette ornementation gréco-romaine, de même que
l’ornementation grecque, son aïeule, ne brille pas par la variété. L’école
clunisienne fit donc un temps d’arrêt, et chercha les éléments
nouveaux qui lui manquaient dans l’amas de traditions usées par elle. Ces
éléments, elle les trouva dans les végétaux de ses champs; elle pensa qu’au
lieu d’imiter ces feuillages de convention attachés sur les frises et les
chapiteaux de la Syrie, au lieu d’essayer de les modifier suivant le goût
de l’artiste, il serait mieux de prendre les plantes qui croissaient dans la
campagne, et d’essayer de les mettre à la place de la flore traditionnelle
qu’elle reproduisait sans cesse avec plus ou moins d’adresse et de charme.
Désormais cette école, rompue aux difficultés du métier, habile de la
main, grâce à ce long apprentissage, était capable de rendre avec délicatesse
ces plantes qui allaient remplacer l’ornementation romane à bout
d’invention ou d’imitation. Aussi ses essais sont des coups de maître.
Vers 1160, on ouvrit dans la salle capitulaire de Vézelay, bâtie depuis
dix ans, trois arcades donnant sur le cloître. Ces trois arcades sont décorées
de chapiteaux et d’archivoltes sculptés dont rien n’égale la souplesse
et l’élégance. La forme générale de ces chapiteaux rappelle encore
la forme romane, mais les détails imités de la flore des champs sont composés
avec une grâce, une délicatesse de modelé que la main la plus
exercée atteindrait difficilement.
</div>
[[Image:Chapiteau.salle.capitulaire.Vezelay.png|center]]
<div class="text">
Voici (fig. 46) un fragment de ces groupes de chapiteaux taillés dans
de la pierre qui a la dureté et la finesse de grain du marbre. Ces sculpteurs
n’avaient pas été loin pour chercher leur modèle d’ornement. Ils
avaient cueilli quelques tiges d’ancolie.
</div>
[[Image:Archivolte.salle.capitulaire.Vezelay.png|center]]
<div class="text">
Ce morceau d’archivolte (fig. 47) appartenant à la même construction,
d’un si beau caractère, et ces chapiteaux, indiquent assez les
progrès
que l’école clunisienne avait faits en recourant à la nature dans la
composition des ornements. La tradition romane n’apparaît là que dans
l’ensemble de la composition et dans l’aspect monumental donné à ces
feuillages inspirés par la flore plutôt que copiés.
 
On observera cependant que les critiques de saint Bernard ont porté
coup. Dans la sculpture de Vézelay <i>innaturelle</i>, comme disent les Anglais,
jusqu’en 1132, année de la dédicace du narthex, sur les chapiteaux,
la figure humaine, les animaux, les bestiaires, abondent. Déjà,
dans la sculpture de la salle capitulaire, un peu plus moderne, ces figures
disparaissent presque entièrement. L’ornementation si riche des
trois arcs ouverts de 1160 à 1165 dans cette salle n’en porte plus trace.
Déjà la flore naturelle s’est substituée à ces éléments aimés des sculpteurs
romans et, entre tous, des clunisiens. Mais l’architecture qui
portait,
à Vézelay, cette sculpture déjà naturelle, était encore toute romane;
elle ne devenait <i>gothique</i>, c’est-à-dire conçue d’après le système de structure gothique, que dans la construction du chœur de la même église,
c’est-à-dire vers 1190.
 
Le mouvement d’art ne se produit pas de la même manière à
Saint-Denis,
en France. C’est en 1137 que l’abbé Suger commence la construction
de l’église abbatiale, dont nous voyons encore la basse œuvre du tour
du chœur et le narthex. L’édifice fut élevé en trois ans et trois mois, il
était donc achevé en 1141. Or, si la structure de l’église abbatiale de
Suger est complétement gothique<span id="note43"></span>[[#footnote43|<sup>43</sup>]], l’ornementation incline à peine, et
comme passagèrement, à imiter la flore.
 
C’est en 1128, avant le règne de Zenghi, que les <i>Francs</i>, comme les
appelaient les auteurs arabes, sont arrivés à l’apogée de leur puissance
en Orient: «L’empire des Francs, dit l’auteur de l’histoire des Atabeks<span id="note44"></span>[[#footnote44|<sup>44</sup>]],
s’étendait, à cette époque, depuis Maridin et Schaiketan en
Mésopotamie,
jusqu’à El-Arisch, sur les frontières de l’Égypte; et de toutes les
provinces de Syrie, Alep, Emesse, Hamah et Damas, avaient pu seules
se soustraire à leur joug. Leurs troupes s’avançaient dans le Diarbékir
jusqu’à Amida, sans laisser en vie ni adorateurs de Dieu, ni ennemis
de l’erreur; et dans l’Al-Djézirèh jusqu’à Rassain et Nisibe, sans
laisser
aux habitants ni effets ni argent.» C’est en effet à cette époque, c’est-à-dire
de 1125 à 1135, que la structure de nos monuments d’Occident
rappelle le mieux les divers styles orientaux dont nous avons
indiqué plus haut la provenance. Dès 1137, Zenghi avait pris un bon
nombre de places aux chrétiens, s’était fortifié en Syrie; en 1144, il s’emparait
d’Édesse. À dater de cette époque, les affaires des Occidentaux ne
firent que s’empirer en Orient. Noureddin continua avec succès l’œuvre
commencée par Zenghi. Cependant, en 1164 et en 1167, les armées
chrétiennes de Syrie envahirent deux fois la basse Égypte, et s’y maintinrent
jusqu’en 1169, dans la crainte de voir les armées musulmanes
attaquer à la fois le royaume de Jérusalem par le nord, l’est et le sud.
Pour les chrétiens, à dater de 1170, l’Orient n’est plus qu’un champ de
bataille où chaque jour il faut se défendre. Plus de commerce, plus d’établissements
sûrs, plus de relations avec les caravanes venant de la Perse.
Acculés à la mer, ils ne devaient plus songer qu’à se maintenir dans le
peu de villes voisines du littoral qui leur restaient, et n’offraient plus aux
Occidentaux, qui affluaient en Syrie et en Palestine trente ans auparavant,
que des armes pour défendre les débris de leur domination. Cette source
d’arts et d’industries qui avait eu sur l’Occident une influence si considérable
était tarie; d’ailleurs elle nous avait donné ce qu’elle pouvait
nous donner.
 
Indépendamment des invasions à main armée que les Francs avaient
tentées en 1164, il existait entre l’Égypte et le royaume de Jérusalem des
relations fréquentes; ces invasions mêmes n’étaient qu’une conséquence
des rapports, quelquefois amicaux, plus souvent hostiles, qui s’étaient
établis entre les successeurs de Godefroy de Bouillon et les khalifes
d’Égypte. En 1153, les chrétiens s’emparaient de la ville d’Ascalon, qui
était le boulevard des Égyptiens en face des armées de Syrie. Vers le
même temps, une flotte partie des côtes de la Sicile s’empara de la
ville de Tanis, non loin de la ville de Damielle. Ainsi les Occidentaux,
qui, de la fin du XI<sup>e</sup> siècle jusque vers 1125, occupaient principalement
les villes du nord de la Syrie et de la Syrie centrale, avaient peu à peu
étendu leurs possessions, malgré bien des revers, jusqu’en Égypte.
Leurs établissements, répartis sur une ligne peu profonde, mais
très-allongée,
s’étaient trouvés tout d’abord en contact avec les débris des arts
gréco-romains et byzantins, puis, plus tard, avec ceux de la Palestine,
et enfin de la basse Égypte, c’est-à-dire avec les arts des Sassanides, des
khalifes, et même peut-être des Ptolémées. Il ne faut pas oublier d’ailleurs
que les Occidentaux furent en Orient des destructeurs de villes et de
monuments bien autrement actifs que ne l’avaient été les Arabes. Ces derniers
ne s’attaquaient guère aux édifices, bâtissaient peu, jusqu’au X<sup>e</sup> siècle;
enlevaient les richesses et les populations, mais laissaient subsister les
monuments. Nous en avons la preuve dans le Haouran. Mais les chrétiens
d’Occident, bâtisseurs de forteresses, de remparts, ne laissaient
rien debout.
Il y a tout lieu de croire qu’il existait bien des édifices en Syrie, en
Palestine et dans la partie nord-orientale de l’Égypte, qui furent ainsi
renversés pour élever ces châteaux et ces murs dont aujourd’hui encore
on trouve des débris si nombreux et si imposants. De précieux
monuments
pour l’étude de l’archéologie ont dû disparaître ainsi; mais ces
démolisseurs acharnés ne laissaient pas, en Orient, comme partout, de
profiter des arts dont ils anéantissaient ainsi les modèles. Il y a, entre
l’art de Syrie et celui de l’Égypte antique, une lacune regrettable. Notre
sculpture, de 1140 à 1160, est peut-être un reflet affaibli de l’art qui
s’éleva entre celui des Ptolémées et celui des Sassanides, puisqu’on retrouve
dans nos monuments occidentaux des traces non douteuses de
ces arts orientaux. Le mélange a pu se faire chez nous, il est vrai, mais
quelques rares fragments en Syrie et dans la partie orientale de la basse
Égypte feraient également supposer que cet art de transition existait
des bords de la mer Morte aux bouches du Nil.
 
Il est certain que la sculpture romane d’ornement, vers 1140, dans
l’Île-de-France notamment, et en basse Champagne, dans le pays
chartrain,
n’a plus les caractères gréco-romains ou byzantins si apparents
au commencement du XII<sup>e</sup> siècle, en Languedoc, en Provence, dans le
Lyonnais, une partie de la Bourgogne et de la haute Champagne.
</div>
[[Image:Chapiteau.eglise.abbatiale.Saint.Denis.Paris.png|center]]
<div class="text">
Ce chapiteau (fig. 48), provenant de l’église abbatiale de
Saint-Denis<span id="note45"></span>[[#footnote45|<sup>45</sup>]]
n’a de rapports ni avec ceux de Sainte-Sophie de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Constantinople|Constantinople]], ni avec
ceux des villes du Haouran, tandis qu’il rappelle certains chapiteaux du
grand portique de l’île de Philæ, qui, comme on sait, n’est pas antérieur
à l’époque des Ptolémées. Les chrétiens d’Occident avaient-ils vu dans
la basse Égypte, ou sur les confins de la Syrie, des chapiteaux analogues?
C’est ce que nous ne pourrions dire. Il faut encore remarquer que les
chapiteaux du grand portique de l’île de Philæ sont tous variés de
formes, usage assez répandu dans quelques édifices de la même époque,
mais contraire aux principes de la bonne antiquité égyptienne. Cette variété
se retrouve plus marquée dans les chapiteaux de nos monuments
datant du milieu du XII<sup>e</sup> siècle que dans ceux d’une époque antérieure.
Les chapiteaux de l’église de Suger diffèrent entre eux non-seulement par
les détails, mais aussi par les formes générales, fait qui ne se retrouve ni
au commencement ni à la fin du XII<sup>e</sup> siècle. Nous ajouterons que tous
les chapiteaux du collatéral de l’abside bâtie par Suger ne rappellent
pas d’une façon aussi nette certains chapiteaux égyptiens des Ptolémées.
La plupart ressemblent plutôt à la sculpture dentelée des
gréco-romains;
un seul est déjà muni de <i>crochets</i> à larges et grasses tiges. Quelques-uns
entremêlent des animaux dans leurs feuillages. Il y a donc alors,
dans les provinces royales, vers le milieu du XII<sup>e</sup> siècle, tâtonnements;
les sculpteurs prennent un peu partout, en Syrie, en Égypte peut-être,
dans les édifices gallo-romains; ils ont aussi recours à leur inspiration et
à l’étude de la flore.
 
Il est un autre monument qui, par sa sculpture, mérite toute notre
attention, pour préciser le moment où les artistes abandonnent les
traditions romanes. C’est la cathédrale de Sens. M. Challe, au congrès
scientifique d’Auxerre, en 1859, sur la question posée par M. Parker,
d’Oxford, a revendiqué pour la cathédrale de Sens le titre de
«premier
des monuments gothiques». D’accord avec M. F. de Verneilh, nous ne
saurions partager cette opinion. Par le système d’architecture adopté,
mais plus encore par le style de la sculpture, la cathédrale de Sens doit
être postérieure de quelques années à l’église abbatiale de
Saint-Denis.
 
«Il me paraît très-douteux, dit M. Félix de Verneilh<span id="note46"></span>[[#footnote46|<sup>46</sup>]], que l’édifice (la
cathédrale de Sens) ait été commencé avant le chœur de Saint-Denis,
et, dans tous les cas, il a été bâti beaucoup plus lentement. En 1163,
on en parle comme d’une église «neuve». Elle était même déjà livrée
au culte, car, au lieu de consacrer le chœur entier, comme à
Saint-Germain
des Prés, le pape Alexandre n’est invité, à son passage,
qu’à bénir un autel, celui de Saint-Pierre et de Saint-Paul. On sait,
d’ailleurs, que l’évêque Hugues de Toucy, qui occupait le siège de
Sens
de 1143 à 1168, a «beaucoup travaillé» à la cathédrale et l’a
«presque
achevée»; qu’il y a notamment fait poser les stalles de chêne, après
l’achèvement du chœur de l’église que «le bon Henri avait
commencé.»--Mais
le chroniqueur qui s’exprime ainsi vivait en 1294. À cette distance,
il pouvait ignorer si l’archevêque Henri de France avait commencé la
cathédrale au début ou à la fin de son administration, ou même s’il
restait quelque chose de ses constructions. Pour Henri comme pour
Hugues, on mentionne la part qu’ils ont prise à l’édification de la cathédrale, immédiatement après leur élection. C’est leur principale
œuvre, celle que l’on cite la première. Un autre chroniqueur, cette
fois à peu près contemporain, car il s’arrête à 1173, se borne à dire:
1122. <i>Obiit Daimbertus, successit Henricus. Hic incipit renovare
ecclesiam
sancti Stephani. Eidem successit Hugo</i> 1143.
 
On est donc libre de croire que, loin d’avoir été commencée vers
1122 ou 1124, la cathédrale de Sens n’a été réellement fondée que
dans les dernières années de Henri de France, ou, ce qui revient au
même, qu’elle n’est sortie de terre qu’à cette époque.»
 
Nous ajouterons que le système de structure, les profils (détail si essentiel
pour constater une date précise), ne sauraient appartenir à 1124, ni
même à 1130, date de la construction du narthex de Vézelay; que la sculpture,
enfin, est plus avancée que celle de l’église de Suger dans la voie
tracée, c’est-à-dire qu’elle tend davantage à imiter les objets
naturels et à
s’affranchir des influences auxquelles les romans s’étaient soumis de 1090
à 1140. On ne saurait douter de la lenteur apportée dans la construction
de la cathédrale de Sens, quand on examine les œuvres hautes. Les
chapiteaux
des arcs-doubleaux des grandes voûtes, ceux du triforium, sont
déjà empreints, en grande partie, de l’imitation de la flore, et rappellent,
par leur composition, les chapiteaux de l’Île-de-France de 1170, tandis
que ceux de l’arcature des collatéraux du chœur ne laissent apparaître
l’imitation des objets naturels, feuilles ou animaux, que par exception.
 
Ainsi, le chapiteau de l’arcature du chœur que nous donnons ici
(fig. 49) s’éloigne plus des formes romanes que ceux de l’église de Suger;
il est plus adroitement évasé, plus délicat; ses feuillages, bien qu’<i>innaturels</i>,
et rappelant encore le faire de la sculpture gréco-romaine, sont
plus libres, plus souples. Puis les oiseaux qui surmontent les feuillages
ne sont plus des volatiles fantastiques, si fréquents dans les sculptures de
1130: ce sont des perdrix copiées avec une attention minutieuse; l’allure,
le port de ces oiseaux, sont observés même avec une extrême délicatesse.
</div>
[[Image:Chapiteau.choeur.cathedrale.Sens.png|center]]
<div class="text">
Sans monter jusqu’au triforium, la plupart des chapiteaux portant les
arcs collatéraux du chœur de Saint-Étienne de Sens affectent des formes
de feuillages qui appartiennent presque à l’époque de la basse œuvre du
chœur de Notre-Dame de Paris, c’est-à-dire à 1160. La figure 50 donne
l’un de ces chapiteaux, qui n’a plus rien du roman. Or, aucun des chapiteaux
de l’église de Suger ne se rapproche autant que celui-ci du style
décoratif de la fin du XII<sup>e</sup> siècle. Tous les chapiteaux du sanctuaire de
Saint-Étienne de Sens n’ont pas ce caractère, plusieurs reproduisent encore des détails romans; des animaux fantastiques mêlés à des feuillages
dentelés. Mais, à toutes les époques de transition d’un style à un autre,
il y a des retardataires et des artistes avancés parmi les exécutants; le
même fait peut être constaté à Notre-Dame de Paris. Il faut choisir les
exemples parmi ceux qui appartiennent aux écoles nouvelles, ce sont
ceux qui donnent la note juste. Suger était plus à même que personne
de s’entourer des artistes les plus capables et les plus avancés; il le fit
pour ce qui concerne la structure de son église. Comment alors sa sculpture,
si près de la capitale du domaine royal, serait-elle plus romane
que celle de Saint-Étienne de Sens, si ce dernier monument était
antérieur
au sien? Il nous est donc difficile de placer la sculpture de la cathédrale
de Sens avant 1150. C’est la transition entre celles de l’église de
Saint-Denis et de Notre-Dame de Paris.
</div>
[[Image:Chapiteau.cathedrale.Saint.Etienne.Sens.png|center]]
<div class="text">
On peut d’ailleurs prendre une idée exacte de la différence entre les
deux époques et du progrès déjà accompli à Sens, en examinant dans
les deux édifices deux ornements composés de même et placés d’une
manière identique. Le portail nord de l’église de Suger est conservé, sauf
quelques mutilations; or les deux pieds-droits de la baie sont décorés
de rinceaux d’un beau style, dont nous donnons (fig. 51) un
fragment<span id="note47"></span>[[#footnote47|<sup>47</sup>]].
</div>
[[Image:Sculpture.portail.nord.cathedrale.Saint.Etienne.Sens.png|center]]
<div class="text">
Voici, en parallèle, un morceau des rinceaux qui ornent le trumeau de
la porte principale de Saint-Étienne de Sens (fig. 52). Le caractère
de la
sculpture du premier fragment est encore tout pénétré de la manière
romane; les tiges côtelées, les feuilles retournées, enroulées,
dentelées et modelées comme la sculpture gréco-romaine, par deux plans secs,
le style <i>innaturel</i> de ces feuilles; tout cela rappelle encore la sculpture
des chapiteaux du chœur de Saint-Martin des Champs, dont les piliers
datent de 1130<span id="note48"></span>[[#footnote48|<sup>48</sup>]].
</div>
[[Image:Sculpture.porte.principale.cathedrale.Saint.Etienne.Sens.png|center]]
<div class="text">
Mais si nous portons toute notre attention sur le deuxième fragment
(fig. 52), on y trouve déjà ce style que nous avons vu adopter dans les
reprises de la salle capitulaire de Vézelay en 1160. Même imitation, quoique
plus archaïque, de la feuille d’ancolie, mêmes découpures arrondies, même modelé, tantôt en saillie, pour exprimer les revers, tantôt
en spatule, pour exprimer le dedans des feuilles<span id="note49"></span>[[#footnote49|<sup>49</sup>]]. Les tiges ne sont
plus, comme celles de l’exemple précédent, côtelées régulièrement, mais
sont nervées en longues spirales, ce qui indique une étude attentive de
la nature; car si l’on contourne une tige nervée, ou cette tige se brise, ou
ses nervures décrivent forcément des spirales pour se prêter à la courbe
qu’on impose à leur faisceau. Les attaches des tigettes sont bien
senties,
cherchant le naturel. Ce bel ornement ne saurait être antérieur
à celui de Saint-Denis; il en est le développement, l’observation de la
nature aidant. La date de l’ornement de Saint-Denis n’est pas douteuse,
1137 à 1140. La date de la reprise faite à la salle capitulaire de Vézelay
ne peut varier qu’entre les années 1155 et 1165; puisque cette salle capitulaire
était bâtie après le narthex, qui date de 1130 à 1132, et qu’entre
les années 1135 et 1155 les moines de l’abbaye eurent bien autre chose
à faire qu’à bâtir. D’ailleurs, le caractère de l’architecture de cette salle
capitulaire ne permet pas de placer sa construction, ni avant 1155, ni
après 1165. Donc, admettant même que la reprise dont nous parlons
ait été faite immédiatement après l’achèvement de la salle capitulaire, ce
qui n’est guère vraisemblable, vu la différence marquée du style, elle ne
pourrait dater que de 1160 à 1165 au plus-tôt. Le rinceau de Sens (fig. 52),
se rapprochant beaucoup du style des chapiteaux et archivoltes (fig. 46
et 47), quoique d’un caractère un peu plus archaïque, ne pourrait
remonter
plus loin que l’année 1155; mais nous sommes porté à lui donner
une date plus récente (1165 à 1170), si nous le comparons à
l’ornementation
de la Bourgogne, de la basse Champagne et de l’Île-de-France,
dont la date est bien constatée.
 
Il est certain qu’une école n’arrive pas à composer des ornements avec
cette adresse et cette entente de l’effet du premier coup. La beauté, un
peu travaillée, des compositions byzantines, avait été un enseignement
assez puissant pour donner à nos artistes une première impulsion; quand
ils mêlent à cet acquis l’étude de la nature, ils arrivent, par une transition
rapide, mais que l’on peut suivre année par année, à un développement de l’art décoratif qui tient du merveilleux.
 
Dans le rinceau de Sens, à côté de l’observation de la nature, on sent
encore comme un dernier reflet de l’influence orientale. Les détails,
malgré l’entente parfaite de la composition, sont trop multipliés, et cette
ornementation conviendrait plutôt à du métal fondu et ciselé qu’à
de la pierre. Le sentiment de l’échelle, de la grandeur, n’est pas encore
développé; on sent la recherche de l’artiste tout entier à son œuvre, mais
qui ne reçoit pas encore l’impulsion supérieure propre à faire concourir
tous les détails d’un édifice à un effet d’ensemble.
 
Du moment que la sculpture d’ornement n’était plus un art tout de
convention, reproduisant des types traditionnels ou enfantés par des réminiscences
d’arts antérieurs, qu’elle allait puiser ses inspirations dans
la flore, une harmonie plus parfaite pouvait s’établir entre les détails et
l’ensemble. L’identité de nature des éléments constitutifs donnait
aux
artistes des facilités nouvelles pour obtenir cette harmonie cherchée vainement
par les diverses écoles pendant les deux premiers tiers du XII<sup>e</sup>
siècle. L’esprit contenu et ennemi de toute exagération des artistes de
l’Île-de-France était d’ailleurs propre à profiter des ressources que fournissait
le recours aux productions végétales. C’est bien dans ce centre
futur de la nation française que se développe avec rapidité ce nouvel art
de la sculpture décorative, dont nous avons fait ressortir l’influence à
l’article [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 5, Flore|Flore]], et dont on ne retrouve guère d’exemple aussi complet que
dans l’art de l’antique Égypte.
 
Il semble que l’école laïque française de la fin du XII<sup>e</sup> siècle veuille en
finir avec les traditions accumulées pendant la période romane. En peu
d’années, tout ce qui n’est point inspiré par la flore dans la sculpture
d’ornement disparaît: plus de perles, plus de ces imitations de
passementeries
et d’entrelacs, plus de billettes, plus de rangées de ces <i>feuilles
d’eau</i> imitées des monuments antiques. La flore, et la flore locale, domine
désormais et est le point de départ de l’école. S’il y a des résistances à cet
entraînement, elles sont si rares, si apparentes, qu’elles ne font que confirmer
l’impulsion donnée. Ce sont évidemment des œuvres d’artistes attardés.
Ainsi, bien que le chœur de la cathédrale de Senlis n’ait été construit
que de 1150 à 1165; qu’à cette époque déjà, à Sens, à Noyon, les sculpteurs
cherchassent à s’inspirer de la flore, on peut reconnaître, dans la
sculpture de ce chœur de Senlis, le travail d’artistes ne s’étant pas encore
pénétrés des idées nouvelles alors. La sculpture des chapiteaux des chapelles
et du sanctuaire est presque byzantine (fig. 53)<span id="note50"></span>[[#footnote50|<sup>50</sup>]], sinon par la forme
générale, au moins par les détails. C’est dans le chœur de Notre-Dame
de Paris, commencé en 1163 et achevé avant 1190, que la nouvelle école
semble avoir admis pleinement ce nouveau principe de sculpture
décorative.
La flore des champs est le point de départ, mais elle prend un
aspect monumental, et le sculpteur ne se borne pas à une imitation réelle;
il compose, il recherche de préférence les bourgeons des plus petites
plantes, et, à l’aide de cet élément, fort beau d’ailleurs, il arrive à produire
des œuvres de sculpture d’un aspect à la fois robuste et souple, d’un
galbe large et gracieux, qui les placent au niveau des meilleures
conceptions
antiques, sans toutefois leur ressembler.
</div>
[[Image:Chapiteau.choeur.cathedrale.Senlis.png|center]]
<div class="text">
En adoptant un principe nouveau, étranger aux traditions, quant à la
composition des détails de l’ornementation, l’école laïque de
l’Île-de-France
donne à la sculpture sa place. Désormais elle ne se répand plus
au hasard et suivant la fantaisie de l’artiste sur les monuments, ainsi que
cela n’arrivait que trop souvent dans l’architecture romane. Elle remplit
un rôle défini aussi bien pour la statuaire que pour l’ornement. Si riche
que soit un monument, l’artiste a le soin de laisser des repos, des surfaces
tranquilles. La sculpture se combine avec la structure, aide à la
faire comprendre, semble contribuer à la solidité de l’œuvre. Nous
avons dit, dans l’article [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2, Chapiteau|Chapiteau]], comment les artistes
de l’école
laïque, à son origine, les composent de façon à leur donner
non-seulement
l’apparence de supports robustes, mais à rendre leur décoration utile,
nécessaire. Pour les bandeaux, pour les corniches, pour les encorbellements,
ce principe est suivi avec rigueur, et ce n’est pas un des moindres
mérites de cette architecture française, logique dans sa structure, mais
logique aussi dans la décoration dont elle est revêtue, sobre toujours,
puisqu’elle ne place jamais un ornement sans qu’il soit, pour ainsi dire,
appelé par une nécessité.
 
On peut recourir aux articles [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2, Bandeau|Bandeau]], [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2, Chapiteau|Chapiteau]],
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 3, Clef|Clef]], [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 4, Corbeau|Corbeau]],
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 4, Corniche|Corniche]], [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 4, Crochet|Crochet]], [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 4, Cul-de-lampe|Cul-de-lampe]],
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 5, Fleuron|Fleuron]], [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 6, Galerie|Galerie]], [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 6, Griffe|Griffe]], [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 9, Tapisserie |Tapisserie ]],
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 9, Tympan |Tympan ]], si l’on veut constater le judicieux emploi de la sculpture dans
les monuments de l’école laïque de 1170 à 1230. Il n’est pas de symptôme
plus évident de la stérilité d’idées de l’architecte que l’abondance irraisonnée
de la sculpture. L’ornementation sculptée n’est, le plus
habituellement,
qu’un moyen de dissimuler des défauts d’harmonie ou de proportions,
qu’un embarras de l’architecte. En occupant ou croyant occuper
ainsi le regard du passant, on dissimule des pauvretés ou des défauts
choquants dans la composition, voire des maladresses et des oublis
dans la structure.
 
Sincères, les maîtres de notre belle époque d’art raisonnaient
l’emploi
de l’ornementation comme de toute autre partie essentielle de la
bâtisse; cette ornementation n’était point pour eux un masque jeté sur
des misères et des vices de la conception. Sachant bien ce qu’ils voulaient
dire, et ayant toujours quelque chose à dire, ils ne cachaient pas le vide
des idées sous des fleurs de rhétorique et des lieux communs. Souvent la
sculpture d’ornement est si bien liée aux formes de l’architecture, qu’on ne
sait où finit le travail du tailleur de pierre, où commence celui du sculpteur.
Le sculpteur, comme le tailleur de pierre, concouraient à l’œuvre
ensemble, sans que l’on puisse établir une ligne de démarcation entre les
deux ouvrages. Ces sculptures d’ornement étaient d’ailleurs toujours
faites sur le chantier <i>avant la pose</i>, et non sur le tas. Il fallait donc que le
maître eût combiné tous ses effets, avant que la bâtisse fût élevée, en
raison de la place, de la hauteur, de l’échelle adoptée. Cette méthode
avait encore l’avantage de donner à la sculpture une variété dans le
faire, attrayante; de permettre de l’achever avec plus de soin, puisque
l’artisan tournait son bloc de pierre à son gré; d’éviter l’aspect monotone
et ennuyeux à l’excès, de ces décorations découpées comme par une
machine,
sur nos façades modernes. Chaque artisan était intéressé ainsi
à ce que son morceau se distinguât entre tous les autres par une exécution
plus parfaite; et, en effet, sur nos monuments du moyen âge de
l’école laïque, on remarque toujours,--comme cela arrive dans les beaux
monuments de l’antiquité,--certains morceaux d’une frise, d’une
corniche,
certains chapiteaux, qui sont, entre tous les autres, d’une exécution supérieure. Soumis à la structure, jamais un joint ou un lit ne vient
couper gauchement un ornement; cela était impossible, puisque le
travail
du sculpteur se faisait <i>avant la pose</i>. Rien n’est plus satisfaisant pour
l’esprit et pour l’œil que cette concordance parfaite, absolue, entre l’appareil
et la sculpture; rien ne donne mieux l’idée d’une œuvre bien
mûrie et raisonnée, d’un art sûr de ses méthodes et de ses moyens
d’exécution. En voyant comme sont composés, par exemple, les angles des
contre-forts de la façade occidentale de Notre-Dame de Paris au niveau de
la grande galerie, comme ces larges crochets, ces animaux, cette corniche
et sa balustrade surmontée de figures, se combinent intimement avec
les lignes de l’architecture, forment une silhouette hardie sur le ciel, on
peut se demander si jamais l’art de la grande décoration monumentale a
été poussé plus loin; si jamais union plus complète exista entre les deux
arts de l’architecture et de la sculpture pour produire un effet voulu, et
bien voulu à l’avance, puisque tous ces énormes blocs de pierre étaient
taillés sur le chantier avant d’être posés à près de 40 mètres de
hauteur.
En présence de pareils résultats, ne paraissons-nous point de
pauvres
apprentis montant nos bâtisses un peu à l’aventure, et cherchant
à les décorer après coup à l’aide d’un essaim de sculpteurs attachés à
leurs parois; défaisant ce que nous avons fait, rajoutant des
contre-forts
par ici, des groupes par là, ou les supprimant pour les remplacer
par des pots ou des ornements qui remplissent tous les livres <i>à gravures</i>
imprimés depuis deux siècles!
 
Nous disions tout à l’heure que l’école de sculpture de la fin du
XII<sup>e</sup>
siècle, en cherchant dans la flore les éléments d’une ornementation
nouvelle,
originale, savait donner à ses imitations un aspect monumental
monumental éloigné
encore du réalisme. Ces essais sont déjà systématiquement suivis
dans l’œuvre basse du chœur de la cathédrale de Paris pour tous les chapiteaux
des colonnes isolées monostyles, tandis que ceux des colonnes
engagées du deuxième bas côté sont encore pénétrés du style roman
de 1140.
 
Le chapiteau dont nous donnons ici une moitié (fig. 54), et qui
appartient
à l’une des grosses colonnes du sanctuaire, indique clairement
la méthode admise par ces précurseurs de la grande école laïque du
XIII<sup>e</sup> siècle. La composition générale dérive du chapiteau corinthien romain
et de ses diverses modifications, soit pendant le Bas-Empire, soit
pendant la période romane. Mais les masses des feuilles, au lieu de se
découper suivant un procédé de convention, imitant le faire des sculpteurs
byzantins ou du commencement du XII<sup>e</sup> siècle, se divisent en folioles enroulées
et en larges tiges qui rappellent les premiers développements des
bourgeons d’herbacées.
</div>
[[Image:Chapiteau.cathedrale.Paris.4.png|center]]
<div class="text">
La manière grasse adoptée dans l’exécution, la courbure délicatement
rendue des tiges, l’abondance de séve qui semble engorger cette végétation
de pierre, tout cela est évidemment le résultat d’une observation
passionnée des végétaux. Et c’est bien à Notre-Dame de Paris que s’épanouit
tout d’abord cette plantureuse flore monumentale. Partout ailleurs,
à la même époque, c’est-à-dire de 1163 à 1170, ou nous trouvons des
imitations délicates et recherchées de la flore des champs, comme sur les
ornements de Sens et de la salle capitulaire de Vézelay, ou ce sont des
imitations de ces ornements gréco-romains plus ou moins bien
comprises.
Les sculpteurs de Notre-Dame ont été puiser leurs inspirations
aux champs, et composent ainsi un style qui est généralement adopté
dans tout le nord de la France jusqu’aux premières années du XIII<sup>e</sup> siècle.
 
Bientôt l’école de l’Île-de-France ne se contente plus de ces
ornements
empruntés à la flore printanière, elle développe les bourgeons
de pierre; mais en prenant la feuille, l’allure du végétal ayant atteint son
développement, elle conserve à ses traductions la physionomie
monumentale.
</div>
[[Image:Detail.archivolte.porte.Vierge.Notre.Dame.Paris.png|center]]
<div class="text">
Ainsi, ce rinceau d’archivolte provenant de la porte de la Vierge, sur
la façade occidentale de Notre-Dame de Paris (fig. 55), rappelle encore la
composition du rinceau de Sens (fig. 52). Mais ici l’exécution est plus
large, la disposition des masses plus claire, les détails moins recherchés;
de plus, la tradition romane est absolument abandonnée, la nature mieux observée et serrée de plus près. Ce n’est pas là une copie
d’une plante. Ces feuilles, ces tiges et leurs attaches n’existent pas dans
la flore, et cependant l’ornement a toute l’allure d’un végétal. Savoir donner
à un objet composé toute l’apparence d’un individu végétal ou animal,
réel, c’est de l’art, dans la véritable acception du mot. On peut faire la
même observation à propos des bestiaires. Quoique les sculpteurs de la
fin du XII<sup>e</sup> siècle fussent déjà plus avares de représentations d’animaux
dans leur ornementation que leurs devanciers<span id="note51"></span>[[#footnote51|<sup>51</sup>]], quand ils croient
nécessaire
d’en composer, ils savent leur donner une physionomie individuelle,
à ce point qu’on est tout disposé à les croire copiés sur la
nature, bien qu’ils appartiennent, le plus habituellement, au règne fantastique.
 
<span id=Lisieux><span id=Laon1>Pour nous, l’apogée de la sculpture d’ornement comme de la statuaire
du moyen âge, se trouve placé à ce moment où la tradition romane
a disparu, et où la recherche de la réalité n’a pas encore imposé ses
exigences. Cette période brillante de l’école française dure
vingt-cinq
ans environ, de 1190 à 1215. C’est l’époque de la construction de la nef
et de la partie inférieure de la façade de Notre-Dame de Paris, de la cathédrale
de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#Laon|Laon]], de l’œuvre basse du chœur de la cathédrale de Rouen,
d’une partie de celle de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#Lisieux|Lisieux]], des chœurs des églises abbatiales de
Saint-Remi de Reims, de Saint-Leu d’Esserent, d’Eu, de Vézelay, etc.
</div>
[[Image:Chapiteau.cathedrale.Lisieux.png|center]]
<div class="text">
Il y eut en effet, à ce moment, un développement d’art merveilleux.
La nouvelle école étendait son influence dans toute la partie de la France
au nord de la Loire, de la Bourgogne et du Nivernais aux confins du
Maine. Mais, cependant, chaque province conservait quelque chose de
son originalité. La sculpture décorative, tout en suivant une impulsion
générale, se développait suivant les aptitudes particulières à chaque
contrée. Large, plantureuse dans l’Île-de-France, énergique et serrée en Bourgogne, la sculpture était délicate et recherchée dans le Maine et
la Normandie. Ces beaux ornements qui proviennent de la cathédrale
de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#Lisieux|Lisieux]] (fig. 56) révèlent le goût délicat qui régnait alors au
sein de
ces dernières provinces<span id="note52"></span>[[#footnote52|<sup>52</sup>]]. La sculpture d’ornement inclinait vers l’orfévrerie,
et malgré la beauté de l’exécution, manquait, dans ces contrées,
de la largeur de style et de la belle entente de l’effet que nous trouvons
dans la sculpture de l’Île-de-France. L’inspiration sur la nature est moins,
franche, moins hardie, et surtout beaucoup moins originale. Ces
aptitudes
diverses devaient persister bien plus tard, et jamais la sculpture de
la Normandie, du Maine et de l’Anjou n’atteignit l’ampleur de celle des
cathédrales de Paris, de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#Laon|Laon]] et d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]]; elle conserva une recherche
dans les détails, une maigreur qui, au XIV<sup>e</sup> siècle, dégénèrent en sécheresse.
En Bourgogne, au contraire, la sculpture d’ornement, en avançant
dans l’imitation plus réelle de la flore, arrive jusqu’à l’exagération;
l’ornement semble déborder, ne pouvoir se maintenir dans les limites
posées par l’architecture. Hors d’échelle souvent, son importance
nuit à
l’ensemble. Il faut donc en revenir toujours à ce centre d’écoles qui se
développait dans l’Île-de-France, pour trouver cette juste et sage mesure
qui est la marque d’un goût éclairé et d’un jugement sûr. Ce n’est pas
seulement le principe de la sculpture décorative qui se modifie au sein
de ces populations de deux ou trois provinces de la France, c’est aussi
le système d’architecture, depuis la structure jusqu’aux proportions et
aux profils. Il y a là un fait si exceptionnel, si anormal dans l’histoire des
arts, qu’il mérite d’être expliqué, d’autant qu’il peut servir d’exemple...
Supposons qu’aujourd’hui, dans le département de la Seine et quelques
départements voisins, des architectes se mettent en tête et aient le
talent de produire un art inusité, soit comme structure, soit comme
système de proportion et de décoration, conçu d’après des méthodes
entièrement
neuves, leurs projets ne sortiraient même pas du bureau d’enregistrement, et s’ils en sortaient, ils seraient accrochés par l’un des
nombreux rouages administratifs à travers lesquels il leur faudrait passer.
 
Les conditions de liberté pour les artistes, en tant qu’artistes, ne sont
point celles du citoyen. Un état social peut être très-oppressif pour le
citoyen, mais très-favorable au développement de la liberté chez
l’artiste.
La réciproque a lieu. Quand les artistes, dans la société, forment
une sorte de caste dont tous les membres sont égaux, ils se trouvent
dans les meilleures conditions du développement libre de l’art. Comme
caste, ils acquièrent au sein de l’ordre civil,--surtout s’il est divisé
comme l’était l’ordre féodal,--une prépondérance marquée. Comme
individu, le principe de toute caste étant l’égalité entre les membres qui
en font partie, le contraire de la hiérarchie, l’artiste conserve une liberté
d’action dont nous sommes aujourd’hui fort éloignés.
 
L’école laïque d’artistes s’était formée dès la seconde moitié du XII<sup>e</sup>
siècle, c’était une conséquence naturelle du développement de l’esprit
municipal, si puissant à cette époque. Les règlements qui furent rédigés
au XIII<sup>e</sup> siècle pour donner une existence légale aux corporations sont
la preuve que ces corporations fonctionnaient, car jamais la loi ne
précède
le fait; elle le reconnaît et le règle lorsqu’il a produit déjà des conséquences
dont l’étendue peut être appréciée. Une fois sorti des monastères,
l’art se fixait dans des ateliers, dans certaines familles, dont les
membres, comme artistes, n’étaient et ne pouvaient être soumis à
aucune
hiérarchie. Ces ateliers, ces familles se réunissaient, discutaient les
intérêts collectifs de la corporation, les établissaient en face de l’ordre
féodal, mais n’avaient et ne pouvaient avoir la prétention d’imposer des
méthodes d’art au milieu d’elles, car ces chefs d’atelier étaient sur le
pied d’égalité parfaite entre eux et n’étaient point pourvus de fonctions
ou de dignités de nature à leur donner une autorité prépondérante dans
la corporation. On comprend comment un pareil état social devait être favorable
au développement et au progrès très-rapide de l’art. L’expérience
ou le génie de chaque membre éclairait la corporation, mais n’imposait
ni des doctrines ni des méthodes. Aussi l’art de cette époque est-il bien
le fidèle miroir de cet état social des artistes. Une expérience réussit-elle,
aussitôt on la voit répandre ses résultats, et être immédiatement suivie
d’un perfectionnement ou d’une tentative nouvelle. Il est bien certain,--et
nous en avons la preuve au XIII<sup>e</sup> siècle,--que l’art était pratiqué
dans certaines familles, le père instruisait son fils ou son neveu. Les
connaissances se transmettaient ainsi dans des corporations composées
d’un nombre de membres ayant tous les caractères de la caste. Ces
connaissances considérées comme le privilège de la caste n’étaient point
divulguées dans le public; et leur transmission non interrompue dans l’atelier
ou la famille, du patron à l’apprenti, du père au fils, explique
comment
nous ne possédons aucun traité écrit sur les matières d’art en France
de la fin du XII<sup>e</sup> siècle au XVI<sup>e</sup>. Des moines pouvaient écrire ces traités, et
nous en possédons un, celui de Théophile, qui date du milieu du XII<sup>e</sup> siècle
très-vraisemblablement, s’occupant de la peinture, des vitraux, de l’orfévrerie,
de la menuiserie, etc.; d’autres avaient dû être écrits dans les
monastères, parce qu’il s’agissait de transmettre des méthodes, soit d’un
couvent à l’autre, soit dans des écoles séparées du monastère. Mais les
membres laïques des corporations d’artistes ou d’artisans,
non-seulement
n’avaient nul besoin de mettre sur le papier le résultat de leur expérience
et de leur savoir, mais devaient éviter même de rien écrire, pour ne
pas donner au vulgaire les recettes, les méthodes admises dans l’atelier.
L’album de Villard de Honnecourt, qui date de 1250 environ, n’est qu’un
cahier de notes prises partout et sur tout, depuis des procédés de tracés
jusqu’à des recettes pour faire des onguents, mais n’a pas le caractère
d’un traité destiné à perpétuer des méthodes ou des moyens pratiques.
Villard discute, il pose des questions; son cahier est un <i>memento</i>, pas
autre chose.
 
Cet état social des artistes laïques à la fin du XII<sup>e</sup> siècle, connu, nous
démontre comment ces corporations devaient nécessairement agir dans
une sphère absolument libre; car, à moins de supprimer la corporation,
comment lui imposer un goût, des méthodes? Force était d’accepter ce
qu’elle voulait faire, de suivre le style, les procédés qu’il lui plaisait
d’adopter, et dont elle discutait la valeur au sein de son organisation toute
républicaine, où les voix n’avaient qu’une autorité purement morale,
due à une longue expérience, au génie ou au simple mérite personnel.
Une organisation pareille pouvait seule changer en quelques années la
face des arts, sans qu’aucun pouvoir, ou civil, ou ecclésiastique (en eût-il
eu la volonté), fût en état d’arrêter le mouvement donné. Mais ce qui
imprime un caractère d’une grande valeur nationale à cet établissement
des écoles laïques du XII<sup>e</sup> siècle, c’est que leur premier soin est de rompre
avec le passé: que ce passé soit le romain, dont les monuments ne
manquaient
pas en France, qu’il soit le roman plus ou moins imprégné des
arts gréco-romains ou syriaques, les écoles laïques le repoussent comme
structure, comme aspect des masses, comme proportions, comme
décoration.
Nous ne croyons pas utile, arrivé au huitième volume de ce
<i>Dictionnaire</i>, de répondre à l’objection faite parfois: que les artistes
gothiques n’ont pas copié l’architecture romaine parce qu’ils étaient hors
d’état de l’imiter, trop ignorants pour en comprendre la valeur. Ce
qu’ils tentaient et ce qu’ils obtinrent, était bien plus savant que ne l’eût
été une imitation des arts romains. D’ailleurs, après l’art roman, il était
plus facile de retourner franchement au romain, qui en diffère si peu,
que de s’en écarter. Si l’école s’en éloignait plus que jamais, si elle
rompait même avec les traditions des arts antiques fusionnés dans le
roman, c’est qu’elle en avait la volonté, et que cette volonté s’appuyait
sur une raison supérieure à toute autre.
 
Voilà ce qu’il faut bien constater, si l’on veut comprendre quelque
chose à ce mouvement d’art de la fin du XII<sup>e</sup> siècle. C’était une réaction
active, violente, aussi bien contre l’antique domination romaine que
contre le système théocratique et le système féodal. Cette école, une
fois maîtresse dans le domaine de l’art, entendait que rien, dans les
arts, ne devrait rappeler un passé dont on ne voulait plus. Aussi, avec
quel empressement les grandes villes du Nord s’empressent de jeter bas
leurs vieilles cathédrales pour en bâtir de nouvelles! Rien ne leur coûte
pour effacer la dernière trace de cet art roman développé au sein des établissements
monastiques!
 
Qu’alors les évêques, les seigneurs, ne l’aient pas entendu ainsi, que
les populations des villes n’aient pas précisé leur pensée avec cette rigueur,
cela est certain: mais les monuments sont là; leur caractère, les
détails dont ils se couvrent, leur structure, parlent pour ces premières
corporations d’artistes et d’artisans laïques, qui certes n’ont pas, par
l’effet du hasard, et sans une raison bien mûrie, rompu brusquement
avec tout un passé. La franc-maçonnerie, le compagnonnage des
charpentiers,
sont un dernier débris de ces associations laïques, sortes
d’initiations
dont les résultats, longtemps présentés comme l’expression de
la barbarie et de l’ignorance, ne sont, à tout prendre, que le symptôme
manifeste des premiers efforts d’une nation qui se reconnaît après tant
d’asservissements successifs, veut se constituer, et date son affranchissement,
le retour de son esprit national, sur des monuments dus à son
propre génie et n’empruntant plus rien aux siècles antérieurs. Aussi ne
signaient-ils que bien rarement leurs œuvres, ces premiers maîtres de
l’école laïque. À quoi bon? ils laissaient sur ces monuments l’empreinte
du génie national débarrassé de tant de traditions décrépites, et cette
signature a sa valeur.
 
Si ces artistes, après avoir établi un principe de structure neuf, après
avoir soumis logiquement à ce principe tout un système de proportions,
de profils, de tracés, avaient conservé quelque chose de la décoration romane,
aux yeux de la foule ils étaient liés encore à l’art roman. Aussi ne
font-ils nulle concession: l’ornementation romane n’existe plus, et pour
en constituer une nouvelle, ils étudient curieusement les végétaux qui
croissent dans les champs et dans les bois. La statuaire romane est reléguée
dans le passé; ils observent la nature et la considèrent sous un
aspect
nouveau: ce n’est pas seulement la forme plastique qu’ils cherchent
à reproduire en l’idéalisant, c’est le sentiment moral de l’individu.
 
Une fois sur cette voie, si rigoureuse que fût la constitution de la corporation,
son organisation toute républicaine devait la pousser sans arrêts
vers le progrès. Malheureusement, dans les choses d’art, le progrès,
en nous élevant promptement à l’apogée, nous en fait descendre; la
sculpture, comme chez les Grecs, après avoir idéalisé la nature, veut
sans cesse s’en rapprocher et tombe dans la recherche de la réalité. Cependant
il arrive à cette école ce qui arrive à toutes les constitutions
basées sur la liberté de la pensée, même lorsque celle-ci recherche la
quintessence en toute chose, et abandonne l’idéal, toujours un peu
vague, pour le réel: longtemps l’art se maintient à une grande hauteur,
et jamais l’exécution ne tombe dans la barbarie; car la barbarie dans la
conception ou même dans l’exécution des œuvres d’art, arrivant après
une période de splendeur, est toujours la conséquence de
l’asservissement
de la pensée. Nous en avons la triste preuve dans les monuments
romains. À la fin de l’empire, sans qu’il y ait eu interruption dans les
travaux, sans que l’enseignement d’art fût supprimé, sans qu’on eût
cessé un seul jour de sculpter ou de bâtir, l’exécution est tombée si bas,
qu’elle n’inspire plus que le dégoût, et fait presque désirer l’irruption
de véritables barbares, mais jeunes, vigoureux et ayant l’avenir devant
eux, pour effacer les traces de ces arts séniles qui ne sauraient plus
rien produire.
 
Pendant que l’école de l’Île-de-France opérait cette révolution radicale
dans l’art de la sculpture, celle de la haute Champagne, celle du Poitou,
flottaient entre les traditions romanes et ces innovations, dont elles
ne comprenaient pas l’importance; ces provinces avaient d’ailleurs élevé
l’art roman à un degré de perfection supérieur, soit comme structure,
soit comme décoration, et n’abandonnaient qu’avec peine les méthodes
ou le style d’ornementation qui avaient laissé de nombreux exemples
dans le pays. Ainsi, à Poitiers, les parties de la cathédrale bâties pendant
les dernières années du XII<sup>e</sup> siècle font apercevoir des réminiscences
non douteuses de la sculpture décorative gréco-romaine de Syrie,
à côté d’ornements empruntés à la flore locale. Les chapiteaux des grandes
arcatures des collatéraux de la nef, bâtis de 1190 à 1205, présentent
cette juxtaposition des deux styles.
 
<span id=Charlieu><span id=Langres>Quant à l’école de la haute Champagne, qui comprenait les
départements
de la Haute-Marne, de la Haute-Saône et d’une partie de la Côte-d’Or, son centre était à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#Langres|Langres]]. Cette école avait adopté de bonne heure
un style de sculpture qui se rapprochait sensiblement du style
bourguignon,
mais avec une dose de traditions gallo-romaines plus prononcée.
Possédant de beaux matériaux, cette contrée élève des édifices
dont l’exécution est généralement fort bonne. Son architecture suit la
chaîne de plateaux élevés qui s’étend de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#Langres|Langres]] même jusqu’à Lyon,
en passant par Saulieu, Beaune, [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Autun|Autun]], Paray-le-Monial et [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Charlieu|Charlieu]].
Mais, sur cette ligne, on peut distinguer deux écoles de sculpture: celle
de la haute Champagne, dont le foyer est à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#Langres|Langres]], qui continue assez
tard les traditions romaines, et celle de la Bourgogne, qui s’en affranchit
promptement. Toutefois, en suivant le style roman, l’école de sculpture
de la haute Champagne est évidemment, à la fin du XII<sup>e</sup> siècle, stimulée
par les progrès des écoles de l’Île-de-France et de Troyes, et cherche une
exécution plus large, un modelé plus savant et plus ferme, sans
recourir
franchement à la flore. Ces ornements (fig. 57 et 58), qui proviennent
de la cathédrale de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#Langres|Langres]] (fin du XII<sup>e</sup> siècle), indiquent l’indécision de
cette école, balançant entre les traditions romanes et les nouveaux principes
admis par les sculpteurs de l’Île-de-France.
</div>
[[Image:Sculpture.cathedrale.Langres.png|center]]
<div class="text">
Le fragment (fig. 57) d’un chapiteau, est encore tout gréco-romain, mais
avec un modelé plus délicat, plus voisin de la nature; l’ornement (fig. 58)
d’une archivolte, est roman quant à la composition et se rapproche
davantage de la flore quant à l’exécution. Il est vrai que cette archivolte
est un peu postérieure au chapiteau (fig. 57), et date des premières années
du XIII<sup>e</sup> siècle; mais alors la flore, dans la sculpture de
l’Île-de-France,
était demeurée maîtresse et inspirait toutes les compositions.
Ce n’est donc que timidement que l’école de la haute Champagne suit le
mouvement; ce qui pourrait s’expliquer par le voisinage des vastes établissements
monastiques qui, si longtemps, avaient été la lumière de ces
contrées. Car il faut observer que près des grandes abbayes, le style nouveau
dû aux artistes laïques se répand difficilement. L’abbaye de Vézelay
fait exception à cette règle, et semble au contraire rivaliser avec l’abbaye
de Saint-Denis, jusque vers la fin du XII<sup>e</sup> siècle, pour sortir de la tradition
romane. L’ornementation sculptée du chœur de Vézelay, dont la
construction date de 1190 environ, est, relativement à la structure, très-avancée,
et s’inspire de la flore avec une véritable passion. On ne remarque
même pas, dans cette sculpture, le respect constant pour l’art
monumental
si profondément empreint dans celle de Notre-Dame de Paris.
Ces artistes de Vézelay n’ont pas ce choix judicieux des plantes qui leur
</div>
[[Image:Sculpture.cathedrale.Langres.2.png|center]]
<div class="text">
servent d’exemples, et ne tiennent point compte de l’échelle comme le
savent faire les sculpteurs parisiens. Certains ornements sont d’une largeur
et d’une simplicité exagérées, tandis que d’autres reproduisent déjà,
avec une sorte de recherche, la souplesse et les détails de la plante. Mais
la sculpture bourguignonne (et l’abbaye de Vézelay est l’initiatrice des
arts de l’architecture dans cette province) pêche, malgré sa valeur très-considérable,
par incontinence. Ses œuvres ont, jusqu’au XII<sup>e</sup> siècle, quelque chose de spontané qui ressemble à une éclosion au sein d’une terre
vierge; elles poussent avec une vigueur insoumise, qui, bien souvent,
produit des exemples d’une beauté incomparable. Ainsi, à Vézelay, les
chapiteaux des colonnes monolithes du sanctuaire (fig. 59) ont une largeur
de style, une fermeté dans l’exécution, qui leur donnent une valeur
exceptionnelle au milieu des autres sculptures. Ce serait pour le mieux
si toute la décoration était ainsi traitée; mais, à côté de ces masses si
simples, si grassement galbées, se trouvent des chapiteaux dont la sculpture
est traitée à une autre échelle (fig. 60)<span id="note53"></span>[[#footnote53|<sup>53</sup>]].
</div>
[[Image:Chapiteau.sanctuaire.Vezelay.png|center]]
 
[[Image:Chapiteau.sanctuaire.Vezelay.2.png|center]]
<div class="text">
En tant qu’exécution, le caractère monumental est observé dans l’un
et l’autre de ces exemples; comme composition dans un même vaisseau,
le caractère monumental, qui tient essentiellement à l’observation de
l’échelle, n’est pas respecté. Dans aucun édifice de l’Île-de-France et
de la même époque, à Notre-Dame de Paris, à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#Laon|Laon]], à Saint-Quiriace de
Provins; etc., on ne pourrait signaler ce mépris pour l’échelle. Mais si
nous nous en tenons à l’habileté de l’artiste, aucune école ne surpasse
l’école bourguignonne. C’est une grandeur dans le tracé, une ampleur
dans le modelé, une délicatesse dans le coup de ciseau, dont rien n’approche
à cette époque. D’ailleurs, cette école ne taille jamais ses ornements
que dans la pierre dure; elle abandonne les matériaux tendres vers
1180 pour ne les reprendre que vers 1230. La pierre tendre, même fine,
pouvait difficilement se prêter, en effet, à la taille précise de cette
sculpture qui peut être comparée, comme netteté, à la belle
ornementation
grecque sur marbre, et qui a sur celle-ci l’avantage d’être plus large
et mieux entendue comme effet décoratif. Nous ne savons si les Grecs
ont fait de la sculpture d’ornement à une grande échelle, ample, comme
composition, puisque les seuls exemples qui nous restent, provenant de
monuments petits généralement, paraîtraient maigres et plats, appliqués
à nos édifices. Mais quant au <i>faire</i>, le ciseau des praticiens
de nos
meilleures écoles françaises de la fin du XII<sup>e</sup> siècle égale la pureté du
ciseau grec.
 
Produire un effet voulu à l’aide des moyens les plus simples et les
moins dispendieux, est certainement le problème qu’ont à résoudre les
architectes de tous les temps. Trouver un système d’ornementation qui
prête son concours à l’architecture, qu’il s’agisse d’un humble édifice,
aussi bien que d’un palais ou d’une cathédrale pour une grande ville,
c’était mettre l’art à la portée de tous et n’en pas faire la jouissance de
quelques privilégiés. Or, si l’on prend la peine de parcourir deux ou trois
de nos provinces, on reconnaîtra bientôt que la plus pauvre église de
village, le moindre hospice appartenant à cette période de rénovation,
possèdent une décoration sculpturale en parfaite harmonie avec la
structure, et que cette ornementation (parfois d’une grande simplicité)
a toujours l’avantage de parler aux yeux un langage connu. Dans cette
sculpture, le paysan et le seigneur retrouvent des formes qui leur sont
familières, des détails inspirés des plantes qui couvrent leurs champs,
composés toujours avec grâce et adresse.
 
Disposés avec sobriété sur les parties de la construction qui se prêtent
seules à les recevoir, les ornements variés, mais soumis à la loi d’unité
par leur origine commune, produisent le plus grand effet possible, ne
serait-ce que par le contraste entre leur richesse et la simplicité vraie
de la structure au milieu de laquelle ils viennent se poser. La place
donnée à un ornement est pour les neuf dixièmes dans l’effet qu’il produit,
et les artistes qui, dans nos églises de la fin du XII<sup>e</sup> siècle, sculptaient
ces larges chapiteaux sur des colonnes monostyles, à une hauteur
très-médiocre, savaient bien ce qu’ils faisaient. Ainsi, cette ceinture
riche qui pourtournait l’édifice, en attirant l’attention,
dispensait-elle de
toute autre décoration? Il suffisait de quelques rappels, de quelques
points dans les parties élevées, tels que les chapiteaux à la naissance des
voûtes, les clefs, pour donner à l’intérieur d’un vaisseau l’aspect de la
richesse.
 
Quand on veut se rendre compte du rôle donné à la sculpture d’ornement
dans les édifices du moyen âge de cette époque, on est fort surpris
de son peu d’importance relativement à l’effet qu’elle produit, surtout
si l’on compare ces édifices à ceux élevés aujourd’hui, sur lesquels la
sculpture est répandue sans qu’il soit possible de donner la raison de
cette profusion, ni de deviner pourquoi tel ornement est placé ici ou là,
au faîte ou à la base, à l’intérieur ou à l’extérieur.
 
D’ailleurs, dans les monuments dus à nos belles écoles du moyen âge,
l’ornementation sculptée n’est pas traitée de la même manière à l’air
libre ou sous les voûtes et planchers d’une salle. Heurtée à l’extérieur,
profitant de la lumière directe du soleil, elle procède par plans nettement
accusés; tandis qu’à l’intérieur, en tenant compte de la lumière
diffuse, elle adopte un modelé plus doux, elle évite les trop fortes,
saillies.
 
Du jour où l’école laïque s’emparait de la flore pour composer ses
ornements sculptés, elle devait peu à peu se rapprocher de la réalité.
Interprétés d’abord, les végétaux sont bientôt imités. À quelques années
de distance, le progrès vers l’imitation réelle est sensible. Cette marche
d’un art qui suit un développement logique est fournie d’enseignements
précieux. L’ornementation primitive de l’école laïque, pendant les
dernières
années du XII<sup>e</sup> siècle, d’une exécution si parfaite, d’un style si
délicat, se maintenant entre les exigences monumentales et l’observation
de la nature, se prête difficilement, à cause de la délicatesse même des
principes admis, à la grande sculpture décorative. Charmante sur des
chapiteaux, sur des jambages ou des tympans de portes, placée près de
l’œil, elle perd une grande partie de sa valeur au sommet des édifices.
Augmentant les dimensions des monuments au commencement du
XIII<sup>e</sup> siècle, les artistes prennent, pour leurs profils, pour leurs ornements,
une échelle plus grande. C’est alors que l’on voit s’épanouir la flore
sculpturale, et c’est encore par l’observation de la nature que les sculpteurs
arrivent à satisfaire à ces exigences d’échelle. Car il est à remarquer
que pour faire grand--nous disons <i>grand</i>, et non point <i>gros</i>--en ornementation
sculptée, c’est à la nature seulement que l’on peut recourir.
Toute ornementation de convention, comme est la plus grande partie de
la sculpture romaine et de la sculpture romane, ne peut être grandie impunément.
En augmentant l’échelle, on tombe alors dans la lourdeur,
dans le difforme. Nos artistes modernes ont le sentiment de cette difficulté;
aussi l’ornementation pseudo-romaine qu’ils adoptent habituellement n’est jamais grande d’échelle, et les sculptures placées à 40 mètres
du sol reproduisent le parti, le modelé et l’échelle des ornements qui
décorent des soubassements.
 
En recourant à la flore, les maîtres d’autrefois se laissaient la ressource,
non-seulement de varier à l’infini leurs compositions sans sortir
de l’unité, mais d’adopter l’échelle convenable en raison de la place.
 
Il faut voir comme ils savent, avec une même feuille, par exemple,
composer une frise de 20 ou de 60 centimètres de hauteur, et comme ils
trouvent dans la nature elle-même les éléments convenables en raison
des dimensions ou des situations différentes. À ce point de vue, la sculpture
d’ornement de la façade de Notre-Dame de Paris est une œuvre de
génie, bien que cette façade n’ait pas été bâtie d’un seul jet. En s’élevant
sur l’édifice, l’ornementation grandit d’échelle et se simplifie singulièrement
quant à la façon d’interpréter la flore; car nous observerons que
par une loi qui ne souffre pas d’exceptions pendant la première moitié
du XIII<sup>e</sup> siècle, plus l’échelle de la sculpture d’ornement est grande,
plus les détails sont sacrifiés aux masses. Nous avons fait cette observation
déjà à propos de la statuaire. L’ornement petit, placé près de l’œil,
est très-détaillé, très-finement modelé; l’ornement colossal est
simple,
large, les masses sont accentuées, les saillies vivement senties.
</div>
[[Image:Bandeau.facade.occidentale.cathedrale.Amiens.png|center]]
<div class="text">
<span id="Amiens99">La façade occidentale de la cathédrale d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], dans ses parties
anciennes,
fournit de beaux exemples de cette entente des effets. Le bandeau
placé sous la galerie des Rois à une hauteur de 28 mètres au-dessus
du parvis, et terminé par un rinceau feuillu dont la figure 61 donne un
fragment, ce bandeau a 30 centimètres de hauteur. La frise supérieure
de la même façade, sous le larmier, posée à 43 mètres au-dessus du sol,
est décorée par une alternance de crochets et de larges feuilles de figuier
(fig. 62), et cette frise a 60 centimètres de hauteur. On observera
la différence de composition et de modelé entre ces deux ornements. Le
premier, délicatement modelé, fourni de détails, est encore assez près
de l’œil pour permettre d’en saisir toutes les parties; le second, placé au
sommet d’une large façade, d’une dimension plus grande, est remarquable par sa simplicité, la largeur, la clarté et la hardiesse du modelé.
</div>
[[Image:Frise.facade.occidentale.cathedrale.Amiens.png|center]]
<div class="text">
Cette sculpture date de 1230 environ. C’est alors que l’inspiration
d’après la flore incline déjà vers le réel, mais cependant avec une profonde
connaissance des effets. C’est alors aussi que les formes géométriques
de l’architecture se mêlent avec la sculpture. <span id="Amiens100">Nous trouvons des
exemples de ce mélange sur cette même façade de la cathédrale d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]],
dans l’arcature de la galerie inférieure (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 6, Galerie|Galerie]], fig. 12). Les sommiers
de cette arcature, qui eussent paru très-maigres, réduits à leur
tracé géométrique, sont renforcés par des ornements et des animaux qui
leur donnent un aspect puissant, qui arrêtent les yeux sur ces points
principaux, et qui forment une composition des plus larges et des plus
hardies (fig. 63).
</div>
[[Image:Sculpture.arcature.cathedrale.Amiens.png|center]]
<div class="text">
Cet exemple est remarquable à plus d’un titre. Il n’est point aisé déjà
pour le dessinateur de combiner ce mélange de formes architectoniques,
d’ornements et d’animaux; mais le dessin donné, il est encore moins facile
de le faire interpréter par des exécutants, puisque cette composition
mise en place a demandé le concours de l’appareilleur, du tailleur de
pierre, du sculpteur d’ornements et de figures, du bardeur, et enfin du poseur.
Les morceaux sculptés ou non sculptés étant tous terminés avant la
pose,--ne l’oublions pas,--il n’est point nécessaire d’être versé dans la
pratique du bâtiment pour comprendre les difficultés de montage et de
mise en place d’un sommier de cette taille,--car il ne cube pas moins
de
1<sup>m</sup>,50,--ne présentant pas de prise, puisque toutes ses faces sont parementées
et que celle de devant est couverte de sculptures très-saillantes.
Avec nos engins perfectionnés, nous ne parvenons pas toujours à placer
des pierres simplement épannelées, sans épaufrures. Comment donc s’y
prenaient ces bâtisseurs du moyen âge pour élever et placer de pareils
blocs complétement achevés, sans endommager les moulures et les
reliefs?
Comment les préservaient-ils pendant l’exécution des parties
supérieures?
Il y a là matière à méditations, surtout si l’on considère la
rapidité extraordinaire avec laquelle certains édifices étaient élevés<span id="note54"></span>[[#footnote54|<sup>54</sup>]].
 
C’est à cette époque, au moment du développement de l’école laïque,
de 1210 à 1230, que l’ornementation s’identifie pleinement avec l’architecture.
Les façades des cathédrales de Paris, d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]] (œuvre ancienne),
certaines parties de Notre-Dame de Chartres, de la cathédrale de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#Laon|Laon]],
les tours de la façade occidentale notamment, montrent avec quelle
entente
de la composition les maîtres savaient rattacher la sculpture à l’architecture, et avec quelle adresse les ouvriers interprétaient les conceptions
de leurs patrons.
 
Il existait alors plusieurs séries d’ouvriers façonnés à ce travail qu’aujourd’hui
nous obtenons avec les plus grandes difficultés. Il y avait les
tailleurs de pierre ordinaires, tâcherons, qui, sur le tracé de l’appareilleur,
taillaient les pierres à parement simple; des ouvriers plus habiles
faisaient les profils avec moulures; puis venaient les tailleurs d’images,
qui taillaient et sculptaient les pièces comme celles que nous présente la
figure 63. Mais tous ces ouvriers de mérite différent entendaient le trait,
chose que nos sculpteurs d’aujourd’hui ne savent pas généralement. On
a la preuve de cette façon de procéder: 1º par les marques de tâcherons,
2º par la nature de la taille ou du brettelage, qui diffère dans les trois cas.
Les marques de tâcherons des profils, dans le même édifice, ne sont point
celles des tâcherons de parement. Quant aux morceaux portant sculpture,
la bretture est beaucoup plus fine, et surtout moins large; puis ils sont
dépourvus de signes. L’épannelage de ces morceaux était préparé par
les tailleurs de pierre ordinaires, ce que démontrent certains fragments
non sculptés et posés tels quels par urgence.
 
Il ne paraît pas que les tailleurs d’images se servissent de modèles; car,
dans les représentations de ces sortes de travaux, qu’on retrouve sur
des vitraux, dans des vignettes de manuscrits et des bas-reliefs, on ne
voit jamais de modèles figurés, mais des panneaux. D’ailleurs, ces sculpteurs
ne répétant jamais exactement le même motif, il est évident qu’ils
ne suivaient point un modèle. Dans des ornements courants mêmes,
comme des feuilles ou crochets de bandeaux et corniches, chaque
ornement
est traité suivant la largeur de la pierre, et sur vingt feuilles, semblables
comme type, il n’en est pas deux qui soient identiques.
 
Pour ces ornements courants, on voit comment on procédait. Un
maître faisait une feuille, un crochet, un motif enfin, destiné à être répété
sur chaque morceau; puis, des ouvriers copiaient librement ce type.
Cette méthode est dévoilée par la présence de morceaux exécutés entre
tous avec une rare perfection et par des mains habiles. Lorsqu’il s’agissait
de ces pièces exceptionnelles, comme de grands chapiteaux, ou des
gargouilles, ou des compositions un peu compliquées, prenant une
certaine
importance, elles étaient confiées à ces maîtres tailleurs d’images.
Beaucoup de sculptures de l’époque romane étaient faites sur le tas,
c’est-à-dire après un ravalement; ce qui est indiqué par des joints passant
tout à travers les ornements et parfois même les figures. Mais
l’école laïque repoussa cette méthode jusqu’au XVI<sup>e</sup> siècle,
c’est-à-dire
tant que les corporations conservèrent leur organisation intacte. Chaque
ouvrier finissait l’objet qui lui était confié. Jamais un tailleur de pierre
ou un tailleur d’images ne montait sur le tas. Il travaillait sur son chantier,
terminait la pièce, qui était enlevée par le bardeur et posée par le
maçon, qui seul se tenait sur les échafauds. On ne peut disconvenir
qu’une pareille méthode dût donner aux contre-maîtres plus de facilités
pour mettre de l’ordre dans le travail, dût éviter les encombrements, par
conséquent les chances d’accident, et permît une grande rapidité
d’exécution, du moment que l’organisation première était bonne, et que l’architecte
avait tout prévu d’avance: or, il fallait bien qu’il en fût ainsi,
pour que ces rouages pussent fonctionner. Sous ce rapport, il n’y a pas
à tirer vanité des progrès que nous avons faits.
 
C’est au moment de l’épanouissement de l’école laïque, que les
animaux, si fréquents dans l’ornementation romane, délaissés dans la
sculpture de la fin du XII<sup>e</sup> siècle, reparaissent dans la décoration extérieure des
édifices. À côté de la flore, ils forment une faune ayant sa physionomie
bien caractérisée. Les animaux figurés dans la sculpture de 1210 à 1250
sont de deux sortes: les uns sont copiés sur la faune locale, et sur quelques
espèces dont, par luxe, les grands seigneurs gardaient des individus
dans leurs palais, tels que lions, panthères, ours, etc.; les autres appartiennent
au règne fabuleux si bien décrit dans les bestiaires. C’est
le <i>griffon</i>, la <i>wivre</i>, la <i>caladre</i>, la <i>harpie</i>, la <i>sirène</i>, le <i>basilic</i>, le <i>phénix</i>,
le
<i>tiris</i>, le <i>dragon</i>, la <i>salamandre</i>, le <i>pérédexion</i>, animaux auxquels ces bestiaires
accordaient les qualités ou les instincts les plus étranges. Pourquoi
ces animaux réels ou fabuleux venaient-ils ainsi se poser sur les
parements extérieurs des édifices, et particulièrement de nos grandes
cathédrales? Il ne faut pas perdre de vue ce que nous avons dit
précédemment à propos des tendances de l’école laïque qui élevait ces monuments.
Ceux-ci étaient comme le résumé de l’univers, un véritable
<i>Cosmos</i>, une encyclopédie, comprenant toute la création,
non-seulement dans sa forme sensible, mais dans son principe intellectuel. Là encore
nous retrouvons la trace effacée, mais appréciable encore, du
panthéisme splendide des Aryas. Le vieil esprit gaulois perçait ainsi à travers
le christianisme, et revenait à ses traditions de race, en sautant d’un
bond par-dessus l’antiquité gallo-romaine. Le dogme chrétien domine, il
est vrai, toutes ces traditions conservées à l’état latent à travers les siècles;
il les règle, il s’en empare, mais ne peut les détruire. Les bestiaires, qui
furent si fort en vogue à la fin du XII<sup>e</sup> siècle et jusque vers le milieu du
XIII<sup>e</sup>, au moment même où l’école laïque se développait, ces bestiaires
qui se répandent sur nos cathédrales et participent au concert universel,
semblent être une dernière lueur des âges les plus antiques de notre
race. Tout cela est bien corrompu, bien mélangé des fables de Pline et
des opinions de la dernière antiquité païenne, mais ne laisse pas moins
percer des traditions locales et beaucoup plus anciennes. Ce n’est point
ici le lieu de discuter cette question, nous ne devons nous occuper que
du fait: or, le fait, c’est le développement de ces bestiaires à l’extérieur
de nos grandes cathédrales, sur ces monuments où tout l’ordre
naturel et surnaturel, physique et immatériel, se développe comme dans
un livre.
 
D’après les bestiaires des XII<sup>e</sup> et XIII<sup>e</sup> siècles, chacun des animaux qui
s’y trouvent figurés est un symbole. Ainsi, par exemple le <i>phénix</i>, qui se
consume en recueillant les rayons du soleil et renaît de ses cendres, représente
Jésus-Christ se sacrifiant sur la croix et ressuscitant le troisième
jour. Le phénix est décrit par les anciens, mais il est difficile de ne pas
reconnaître dans ce mythe l’Agui des Védas. Que parmi tant d’éléments
d’art laissés par l’antiquité romaine, l’école laïque du XIII<sup>e</sup> siècle ait été
recueillir particulièrement ces animaux fabuleux, leur ait donné une
forme symbolique, en ait fait des mythes même, en appropriant ces
mythes à l’idée chrétienne, n’est-ce point un signe que ces représentations
rappelaient des traditions locales encore persistantes? N’est-il pas
naturel que les clercs, reconnaissant la puissance encore vivace de ces
traditions, aient cherché au moins à leur donner un sens symbolique
chrétien? n’est-il pas vraisemblable aussi que les évêques qui présidaient
à la construction des grandes cathédrales, aient permis la représentation
de ces mythes transformés, à l’extérieur des édifices religieux, mais leur
aient interdit l’intérieur des sanctuaires, à cause de leur origine douteuse?
Et, en effet, si ces animaux abondent sur les façades des cathédrales du
commencement du XIII<sup>e</sup> siècle, ils font absolument défaut à l’intérieur,
sauf de rares exceptions. <span id="Amiens101">Il n’y a pas un seul animal figuré dans les sculptures
intérieures de Notre-Dame de Paris, de Notre-Dame d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]]. On
en rencontre quelques-uns sur les chapiteaux de la nef de la cathédrale
de Reims. Or, ces trois églises, et particulièrement celle de Paris, présentent
à l’extérieur un monde d’animaux réels ou fantastiques.
 
Cette faune innaturelle possède son anatomie bien caractérisée, qui
lui donne une apparence de réalité. On croirait voir, dans ces bestiaires
de pierre, une création perdue, mais procédant avec la logique imposée
à toutes les productions naturelles (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1, Animaux|Animaux]]). Les sculpteurs du
XIII<sup>e</sup> siècle ont produit en ce genre des œuvres d’art d’une incontestable
valeur, et sans nous étendre trop sur ces ouvrages, nous donnerons ici,
comme échantillon, la tête d’une des gargouilles de la sainte Chapelle
de Paris (fig. 64), que certes un artiste grec ne désavouerait pas. Il est
difficile de pousser plus loin l’étude de la nature appliquée à un être qui
n’existe pas.
</div>
[[Image:Tete.gargouille.Sainte.Chapelle.Paris.png|center]]
<div class="text">
Vers 1240, il se produit dans la sculpture d’ornement, comme dans la
statuaire, un véritable épanouissement. Ainsi les frises, les chapiteaux,
les bandeaux, les rosaces, au lieu d’être composés suivant un principe
monumental, ne sont bientôt plus que des formes architectoniques sur
lesquelles le sculpteur semble appliquer des feuillages ou des fleurs.
</div>
[[Image:Sculpture.portail.nord.cathedrale.Troyes.png|center]]
<div class="text">
L’exemple que nous donne la figure 65, tiré du portail nord de la
cathédrale
de Troyes, est la dernière limite de l’alliance des compositions
régulières avec application de la flore réelle aux détails. Ici ces feuilles
se trouvent dans la flore des champs, mais l’agencement de l’ornement
appartient à l’artiste. Un peu plus tard, le feuillage sera simplement pris
dans la campagne, avec sa tige, et sera appliqué sur le nu du
bandeau
ou du chapiteau. Dans cette même cathédrale, les chapiteaux des
piles du tour du chœur présentent encore la régularité de composition
architectonique, avec appoint de feuillage pris sur la nature. Les crochets
eux-mêmes, simples bourgeons avant cette époque (1230), semblent s’épanouir; leurs tiges, grasses et côtelées, sont accompagnées de
feuilles (fig. 66). Un peu plus tard, comme à la sainte Chapelle de Paris
(1240 à 1245), la plupart des chapiteaux ne présentent que des bouquets
de feuillages, qui paraissent attachés aux corbeilles, et remplacer ainsi
les membres décoratifs que nous désignons par le mot crochets.
</div>
[[Image:Chapiteau.choeur.cathedrale.Troyes.png|center]]
<div class="text">
En présence de cette marche rapide de l’art de la sculpture, et surtout
de la perfection de l’exécution qui se développe de plus en plus, on ne
sait ce que l’on doit préférer, ou de la décoration encore soumise à la
composition monumentale, ou de cette imitation adroite, souple et
ingénieuse
de la nature, cherchée par les artistes du milieu du XIII<sup>e</sup> siècle.
 
Cependant rien, à notre avis, n’est au-dessus de la sculpture large,
claire, habilement composée, et déjà tout empreinte de l’observation de
la flore, qui se voit dans la nef de la cathédrale de Paris. L’échelle
de cette sculpture est en parfaite concordance avec celle des profils et de
l’architecture tout entière. Il semble que l’art ne puisse aller au delà.
Mais il était de l’essence même de la sculpture du moyen âge de ne pouvoir
se fixer. Partant de l’observation de la nature, dans la flore aussi
bien que dans la statuaire, il fallait aller en avant, poursuivre le mieux,
et, en le poursuivant, atteindre le réel. Prenant la nature pour point de
départ, de l’interprétation on arrive toujours par une pente irrésistible
à l’imitation; puis, quand l’imitation fatigue, on veut faire mieux que le
modèle, on l’exagère, on tombe dans l’affectation, dans la manière et
souvent dans le laid. Disons cependant que cette robuste école de l’Île-de-France
sait se maintenir dans les limites du goût, et qu’elle ne cesse
d’être contenue, sobre et distinguée jusqu’aux dernières limites de l’art
du moyen âge, même alors que d’autres provinces, comme la Picardie,
la Bourgogne, la Champagne, tombaient dans le maniéré et le laid.
 
On confond avec trop peu d’attention généralement ces écoles à leur
déclin. Les figures bouffonnes et maniérées à l’excès de l’art du XV<sup>e</sup> siècle
dans les Flandres, en basse Bourgogne, en Picardie, empêchent de voir
nos œuvres réellement françaises de la même époque, œuvres que le
goût ne cesse de diriger. Aussi est-ce de cette école française que sortent,
au XVI<sup>e</sup> siècle, les Jean Goujon, les Germain Pilon, et cette
pléiade de sculpteurs dont les œuvres rivalisent avec celles des
meilleurs temps.
 
À dater de 1250, l’art est formé; dans la voie qu’il a parcourue il ne
peut plus monter. Il réunit alors au style élevé, à la sobriété des moyens,
à l’entente de la composition, une exécution excellente et une dose de
naturalisme qui laisse encore un champ large à l’idéal. Cependant, si séduisantes
que soient les belles œuvres de sculpture à dater de la seconde
moitié du XIII<sup>e</sup> siècle jusqu’au XV<sup>e</sup>, il est impossible de ne pas jeter un
regard de regret en arrière, de ne pas revenir vers cet art tout plein d’une
séve qui déborde, qui parle tant à l’imagination, en faisant pressentir des
perfections inconnues. Toute production d’art qui transporte l’esprit au
delà de la limite imposée par l’exécution matérielle, qui laisse un souvenir
plus voisin de la perfection que n’est cette œuvre même, est l’œuvre
par excellence. Le souvenir que l’on garde de certaines statues grecques
est pour l’esprit une jouissance plus pure que n’est la vue de l’objet; et
qui n’a pas parfois éprouvé une sorte de désenchantement en retrouvant
la réalité! Est-ce à dire pour cela que ces œuvres sont au-dessous
de l’estime qu’on en fait? Non point; mais elles avaient développé dans
l’esprit toute une série de perfections dont elles étaient réellement la
première cause. Pour que ce phénomène psychologique se produise, il
est deux conditions essentielles: la première, c’est que l’œuvre d’art ait
été enfantée sous la domination d’une idée chez l’artiste; la seconde,
est que celui qui voit ait l’esprit ouvert aux choses d’art. Pour former
l’artiste, il est besoin d’un public appréciateur, pénétrable au langage
de l’art; pour former le public, il faut un art compréhensible, en harmonie
avec les idées du moment. Depuis le XVII<sup>e</sup> siècle, nous voulons
bien qu’on ait pensé à maintenir l’art à un niveau élevé, mais on n’a
guère songé à lui trouver ce public sans la sympathie compréhensive
duquel l’art tombe dans la facture, et n’exprime plus un sentiment, une
idée, un besoin intellectuel.
 
Il est évident que pendant le moyen âge il existait entre l’artiste et le
public un lien étroit. Le moyen âge n’aurait pas fait un si grand nombre
de sculptures pour plaire à une coterie, l’art s’était démocratisé autant
qu’il peut l’être. De la capitale d’une province, il pénétrait jusque dans
le dernier hameau.
 
Il avait sa place dans le château et sur la plus humble maison du petit
bourgeois; et ce n’est pas à dire que l’œuvre fût splendide dans la cathédrale
et le château, barbare dans l’église de village ou sur la maison
du citadin. Non: l’exécution était plus ou moins parfaite, mais l’œuvre
était toujours une œuvre d’art, c’est-à-dire empreinte d’un sentiment
vrai, d’une idée. Le langage était plus ou moins pur, mais la pensée ne
faisait jamais défaut et elle était comprise de tous. On ne trouvait nulle
part alors, sur le sol de la France, de ces ouvrages monstrueux, ridicules,
qui abondent sur nos édifices publics ou particuliers, bâtis depuis deux cents
ans, loin des grands centres. Le langage des arts est devenu une langue
morte sur les quatre cinquièmes du territoire, non parce que la population
l’a repoussé, mais parce que ce langage a prétendu ne plus s’adresser
qu’à quelques élus. Alors il est arrivé ce qui arrive à toute expression de
la pensée humaine qui rétrécit le champ de son développement au lieu
de l’étendre, elle n’est même plus comprise du petit nombre de gens
pour lesquels on prétend la réserver.
 
Une des gloires de nos écoles laïques du XIII<sup>e</sup> siècle, ç’a été de vulgariser
l’art. Ainsi que chez les Grecs, l’art était dans tout, dans le palais
comme dans l’ustensile de ménage, dans la forteresse comme dans
l’arme la plus ordinaire; l’art était un besoin de la vie, et l’art n’existe
qu’à cette condition<span id="note55"></span>[[#footnote55|<sup>55</sup>]]. Du jour que l’on a appris à un peuple à s’en passer,
qu’il n’existe plus que pour une caste, ce n’est pas par des décrets qu’on
le vulgarise de nouveau. On ne décrète pas plus le goût qu’on ne le développe
par de prétendus encouragements: car encourager le goût, c’est
encourager <i>un</i> goût; encourager <i>un</i> goût, c’est tuer
l’art. L’art est un
arbre qu’on n’élague pas et qui n’a pas besoin de tuteurs. Il ne pousse
qu’en terre libre, en prenant sa séve comme il peut et où il veut, en développant ses rameaux en raison de sa nature propre. Le régime féodal
n’avait ni académies, ni conseils des bâtiments civils, ni comités protecteurs
des arts; il ne donnait ni récompenses, ni médailles; il ne
s’inquiétait
point de savoir si, dans ses domaines, on apprenait le dessin, si l’on
modelait la terre et si l’on sculptait le bois; il n’avait ni musées ni écoles
spéciales, et l’art vivait partout, florissait partout. Dès que le despotisme
unique de Louis XIV se substitue à l’arbitraire féodal, dès que le gouvernement
du grand roi prétend régenter l’art comme toutes choses, former
un critérium du goût, l’art se range, se met au régime et n’est bientôt
plus qu’un moribond dont on entretient la vie à grand’peine avec force
médicaments et réconfortants, sans pouvoir un seul jour lui rendre jeunesse et santé.
 
La puissance productive de l’art au XIII<sup>e</sup> siècle, et particulièrement de
la sculpture, tient du prodige. Après les guerres du XV<sup>e</sup> siècle, après les
luttes religieuses, après les démolitions dues aux XVII<sup>e</sup> et XVIII<sup>e</sup>
siècles,
après les dévastations de la fin du dernier siècle, après l’abandon et l’incurie,
après les bandes noires, il nous reste encore en France plus
d’exemples de statuaire du moyen âge qu’il ne s’en trouve dans l’Italie,
l’Allemagne, l’Angleterre et l’Espagne réunies<span id="note56"></span>[[#footnote56|<sup>56</sup>]].
 
Au commencement du XII<sup>e</sup> siècle, la bonne statuaire est d’une valeur incomparable, mais faut-il encore la chercher. Les grandes écoles
se forment, et leurs rameaux ne s’étendent pas bien loin. À dater du
milieu du XIII<sup>e</sup> siècle, les œuvres remarquables abondent; un monde
d’artistes s’est constitué, les écoles tendent à se fondre dans une unité
de méthode, et de pauvres églises, des maisons, des châteaux de petite
apparence, contiennent parfois des ouvrages de sculpture d’une
excellente
exécution, d’un style irréprochable. Ces artistes étaient donc
répandus
partout, et la sculpture semblait être un art de <i>première
nécessité</i>.
À ce moment du développement de l’art sculptural, l’exécution atteint
un haut degré de perfection. Que l’on examine la statuaire et la sculpture
d’ornement de la sainte Chapelle du palais, de la porte sud du
transsept de l’église abbatiale de Saint-Denis, les parties inférieures
du portail de droite de la cathédrale d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Auxerre|Auxerre]], les portes nord et sud
de Notre-Dame de Paris, la sculpture des portails de Reims et d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]],
on pourra se faire une idée du développement que prenait l’art sous le
règne de Louis IX. Jamais l’observation de la nature ne fut poussée plus
loin. Au milieu de tant d’œuvres, il est difficile de choisir un exemple.
</div>
[[Image:Statue.portail.Saint.Etienne.Auxerre.png|center]]
<div class="text">
<span id=Auxerre38>Cependant nous présentons ici une des statues du portail occidental
de Saint-Étienne d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Auxerre|Auxerre]]<span id="note57"></span>[[#footnote57|<sup>57</sup>]] (fig. 67). C’est une Bethsabée assise aux
côtés de David. La tête et les mains ont été brisées. On n’a jamais mieux
rendu le nu sous les draperies. Jamais on n’a mieux exprimé une
attitude
simple, aisée. Il n’y a là ni roideur, ni <i>tuyaux d’orgues</i>, ni pauvreté
physique. Cette femme se porte à merveille. Or, toutes les statues de ce
portail, et les sibylles notamment, ont la même valeur. Il est clair que
ces statuaires n’allaient point chercher leurs draperies sur les statues
antiques, qu’ils ne drapaient point des mannequins avec des linges
mouillés. C’est de l’étoffe sur le nu vivant; non l’étoffe dont les plis se
roidissent ou s’affaissent par un long séjour dans l’atelier, mais le vêtement
porté, laissant voir toutes les délicatesses des mouvements
d’un corps souple. Ce n’est point là le costume que portaient les dames
de 1250, c’est un vêtement idéal, mais qui a toute la grâce et l’aisance
de l’habit usuel.
 
Nous ne soutiendrons pas que les habits du XIII<sup>e</sup> siècle ne fussent pas
plus favorables à la statuaire que les nôtres, mais les artistes ne reproduisaient
guère les vêtements de leur temps qu’accidentellement. Ils
drapaient leurs figures suivant leur goût, leur fantaisie, et jamais on ne
sut mieux, sinon dans la belle antiquité grecque, donner aux draperies
le mouvement, la vie, l’aisance.
</div>
[[Image:Statue.cathedrale.Carcassonne.png|center]]
<div class="text">
<span id=Carcassonne3>Et quand même ces artistes reproduisaient les vêtements portés de
leur temps, avec quel art savaient-ils les arranger, leur donner la noblesse,
le style, sans s’écarter de la vérité! et cela jusqu’à la fin du
XV<sup>e</sup> siècle<span id="note58"></span>[[#footnote58|<sup>58</sup>]]. Cette statue (fig. 68), placée sur le tombeau de l’évêque
Pierre de Roquefort, dans l’ancienne cathédrale de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Carcassonne|Carcassonne]], et qui
représente un chanoine, est petite nature<span id="note59"></span>[[#footnote59|<sup>59</sup>]]. Aucune école de statuaire
n’a su tirer si bon parti d’un vêtement qui, après tout, lorsqu’on l’analyse,
n’a rien de très-pittoresque, ni de très-noble. La façon dont
l’aumusse
est arrangée sur la tête, autour du cou et devant la poitrine, dont
le manteau est relevé par le bras droit, révèle un artiste consommé.
Disons que cette statue est taillée dans un grès dur, difficile à
travailler.
Mais aucune matière n’était un obstacle pour ces imagiers, poussant la recherche du modelé aux dernières limites. Certaines statues de
marbre des tombeaux de l’église abbatiale de Saint-Denis, datant du
XIV<sup>e</sup> siècle, sont achevées avec une délicatesse de ciseau, une souplesse
dans la manière dont sont traités les accessoires, supérieures à ce qu’obtiennent
nos meilleurs praticiens.
 
Le moyen âge ne s’est pas contenté de sculpter les pierres dures, le
marbre, le bois, il éleva un grand nombre de monuments de bronze
coulé et de cuivre repoussé. Presque toutes ces œuvres d’art ont été jetées
au creuset pendant le XVIII<sup>e</sup> siècle et en 1793. Il ne nous en reste
aujourd’hui qu’un très-petit nombre<span id="note60"></span>[[#footnote60|<sup>60</sup>]]. Ce peu suffit toutefois pour faire
connaître que les artistes des XII<sup>e</sup>, XIII<sup>e</sup>, XIV<sup>e</sup> et XV<sup>e</sup> siècles avaient poussé
très-loin l’art du fondeur. <span d="Amiens102">Les deux tombes de la cathédrale d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]]
sont des chefs-d’œuvre de fonte; l’une d’elles est, comme art, un monument
du premier ordre<span id="note61"></span>[[#footnote61|<sup>61</sup>]]. Toutes deux représentent des évêques grandeur
naturelle, ronde bosse, couchés sur une plaque de cuivre décorée
d’accessoires.
Le tout est fondu d’un seul jet et admirablement fondu. Seules,
les crosses étaient des pièces rapportées.
 
Il existait à Saint-Denis une tombe de Charles le Chauve, datant de la
fin du XII<sup>e</sup> siècle, en bronze coulé et émaillé. L’église Saint-Yved de
Braisne contenait un grand nombre de ces monuments de bronze
émaillés
et dorés<span id="note62"></span>[[#footnote62|<sup>62</sup>]]. Nous ne savons comment ces artistes du moyen âge s’y
prenaient pour émailler des statues de bronze grandes comme nature;
cela nous paraît impossible aujourd’hui. Cet art se conserva jusqu’à
l’époque de la renaissance, car la statue de Charles VIII agenouillée sur
son tombeau, à Saint-Denis, était vêtue d’un manteau royal entièrement
émaillé en bleu sur le bronze, avec semis de fleur de lis d’or<span id="note63"></span>[[#footnote63|<sup>63</sup>]]. Le XII<sup>e</sup>
siècle avait fabriqué un grand nombre d’objets de bronze servant à la
décoration des édifices. Suger parle des grilles de bronze qu’il avait fait
fondre pour l’autel des martyrs. On conserve encore au musée de Reims
un magnifique fragment d’un grand candélabre de bronze qui était placé
dans le sanctuaire de l’église de Saint-Remi, et qui date du milieu du
XII<sup>e</sup> siècle; on ne saurait voir de fonte plus pure et une ornementation
mieux appropriée à la matière<span id="note64"></span>[[#footnote64|<sup>64</sup>]]. Enfin, il existe un assez grand nombre
de bustes de cuivre ou d’argent repoussé des XII<sup>e</sup>, XIII<sup>e</sup> et XIV<sup>e</sup> siècles, servant
de reliquaires, qui sont d’un excellent travail; nos sanctuaires
possédaient
des autels, des baldaquins en bronze fondu et repoussé, émaillé
et doré d’une grande richesse de travail.
 
Ces objets de bronze étaient habituellement fondus en grandes pièces
et à cire perdue. Il fallait bien que ce travail ne sortît pas des procédés
ordinaires, car il existait en France une grande quantité de statues tombales
ou autres, en bronze, jusqu’à la révolution du dernier siècle. La
collection Gaignères d’Oxford en reproduit beaucoup, et les inventaires
des églises en signalent de tous côtés. Il est évident que la plupart de
ces œuvres de métal, grandes ou petites, étaient fondues à cire perdue,
car, outre que le moine Théophile mentionne l’emploi de ce procédé, les
monuments existants indiquent que la fonte venait sans bavures,
puisqu’on
n’en retrouve point de traces, et que le grain de la fonte est égal
partout. Si la ciselure intervient, ce n’est que pour donner du vif à des
broderies, obtenir des gravures délicates, mais nulle part on ne voit la
trace de la lime, de la râpe ou du grattoir. D’ailleurs on sait fort bien
que les imagiers du moyen âge avaient pris l’habitude de façonner des
figures de cire de grandeur naturelle, puisqu’il en est fait souvent mention.
Or, ces figures étaient faites sur des noyaux de terre séchée, suivant
le procédé indiqué par Théophile. Le procédé pour fondre est le même.
Ces bronzes du moyen âge sont fondus très-minces, comme la plupart
des bronzes antiques, et comme le sont aussi les belles statues françaises
de la renaissance, parmi lesquelles on citera celles de Henri II et de
Catherine de Médicis de l’église de Saint-Denis. Dans ces deux
figures, la
fonte n’a point été retouchée et est restée telle qu’elle est sortie du moule.
Or, ces figures sont fondues d’un seul jet et ne présentent aucune bavure.
L’emploi de la cire perdue permettait seul d’obtenir un pareil résultat.
 
Mais le moyen âge n’est point routinier dans l’emploi des procédés. Il
cherche sans cesse, il simplifie, modifie et améliore avec une telle activité,
qu’un monument, ou même un objet, est commencé d’après un système et fini suivant un autre. Non content de fondre ou de repousser au marteau des statues de bronze ou de grands objets mobiliers, tels que
chaires, fonts baptismaux, croix de carrefour, lutrins, margelles de
puits, tombes, candélabres, etc., il avait adopté un procédé mixte qui
permettait d’obtenir des résultats singuliers. On fondait une figure,
comme un mannequin vêtu d’un habit de dessous; puis, sur ce
mannequin
de bronze, on posait successivement des habits de dessus, faits au
marteau, des armes, des bijoux de bronze ciselé, des couronnes et tous
les ornements constituant une riche parure. C’est ainsi que sont fabriquées
quelques-unes des statues qui ornent le tombeau de Maximilien à
Innsbrück; et bien que ce monument ne date que du XVI<sup>e</sup> siècle, nous
retrouvons là un procédé de fabrication très-anciennement adopté,
non-seulement
en Allemagne, mais en France.
 
D’autres fois le mannequin était de bois, et était revêtu de lames très-minces
de bronze façonnées au marteau ou simplement embouties, c’est-à-dire
modelées avec l’ébauchoir sur son moule de bois. Aussi ces
artistes du moyen âge pouvaient-ils satisfaire à toutes les exigences de
l’art et à celles de l’économie.
 
Le siècle de Louis XIV, qui avait la prétention d’avoir tout inventé ou
tout retrouvé, admit qu’avant les frères Keller on ne savait point couler
en bronze de grandes pièces en France<span id="note65"></span>[[#footnote65|<sup>65</sup>]]. Sans vouloir en rien diminuer
le mérite de ces industriels, nous ne pouvons admettre qu’ils aient
<i>retrouvé</i> les procédés de fonte; ils n’ont fait qu’adopter, pour toute fonte,
un mode rarement employé: et cela s’explique par la nature même des
objets d’art qu’on leur demandait. Il s’agissait de fondre des
statues d’après
l’antique. Il est évident que le procédé de cire perdue ne pouvait être
alors employé. Il fallait <i>battre des pièces</i> sur un moulage ou
sur l’original,
faire un noyau, rassembler avec grand soin les pièces autour du noyau, et
couler du bronze dans l’intervalle resté libre. Ce procédé, si intéressant et
précieux qu’il soit, eut un inconvénient, il déshabitua les statuaires de faire
des cires perdues; ceux-ci se contentèrent dès lors de façonner un modèle
en terre que l’on moule en plâtre; sur ce plâtre les pièces sont battues, et
l’on coule, en ménageant un noyau au centre de toutes ces pièces rassemblées.
Mais comme il est très-difficile, sinon impossible, de battre des
pièces sur une statue entière et de les rassembler exactement, on coupe
les statues en plusieurs morceaux et l’on fond séparément chaque pièce;
puis on rassemble ces pièces par des tenons, des goupilles et des rivets.
Or, jamais, par ce procédé, le bronze ne conserve cet ensemble, cette
unité d’aspect des pièces fondues d’un seul jet. Puis, comme les
coutures, les bourrelets réservés pour l’assemblage se multiplient, il faut
passer sur tout cela la lime, le burin, contenter les parties faibles; si bien
que la statue fondue ne reproduit qu’assez imparfaitement le modèle du
maître. Nous ne voyons pas trop ce que l’art a gagné à cela, si ce n’est
de permettre au premier modeleur venu de faire faire un bronze par un
fondeur.
 
Mais quand il faut que l’artiste qui veut couler une statue en bronze,
fasse lui-même le noyau de terre de sa figure,--car ce noyau est la
partie essentielle,--veille à ce que ce noyau façonné en argile et paille
hachée soit bien séché; quand, après cela, il faut revêtir cette grande maquette d’une couche de cire dont l’épaisseur doit être exactement calculée; modeler cette cire pour obtenir les finesses de la forme; puis, enfin,
après avoir ménagé des évents et des jets, faire recouvrir tout cela d’une
épaisse couche de terre préparée exprès, la bien envelopper et cercler,
chauffer l’ensemble pour que la cire s’échappe en fondant, et enfin, après
avoir combiné le mélange de ses métaux et avoir fait faire un fourneau,
couler la matière en fusion dans le vide qu’occupait la cire: certes, alors,
il y a là tout un labeur pénible, chanceux, une suite de calculs et de combinaisons,
une idée arrêtée dès le commencement du travail et suivie
jusqu’au bout sans hésitation. Que le génie de nos statuaires ne se prête
pas à cette dure besogne, nous le voulons bien; mais au total l’art y a
perdu, car les fontes du moyen âge, aussi bien que celles de l’antiquité
et de la renaissance, sont supérieures comme pureté et légèreté à celles
qui sortent aujourd’hui de nos ateliers. En Italie, en Allemagne, en
France, pendant le moyen âge, on fit d’admirables fontes, et ces sculpteurs-fondeurs (car il fallait être l’un et l’autre) français, allemands,
italiens, ne croyaient pas faire une chose extraordinaire lorsqu’ils avaient
réussi à couler une grande pièce. Ils ne croyaient pas utile, pour faire
valoir leurs œuvres, d’occuper toute une ville, et d’écrire cent pages
de mémoire, comme le fit plus tard Benvenuto Cellini à propos de
son <i>Persée</i>. Ils avaient tort, et l’exemple de ce maître <i>poseur</i>, pour nous
servir d’une expression récente qui s’applique si bien à l’homme, prouve
que le bruit, en pareil cas, s’il ne profite pas à l’art, contribue à la renommée de l’artiste.
 
On ne cessa jamais de fondre des objets en bronze dans les Gaules, et
du temps de César déjà nos ancêtres étaient habiles à ouvrer les métaux.
Les rapports fréquents avec l’Orient, à dater du XI<sup>e</sup> siècle, apportèrent
des perfectionnements dans cette industrie si ancienne en France, et il ne
faut point être surpris de trouver des fontes du XII<sup>e</sup> siècle, qui surpassent
en beauté tout ce qu’on a su faire depuis. Tel est l’admirable candélabre
de cette époque, qui faisait partie de la collection Soltykoff, et qui
fut acheté pour l’Angleterre. Cet objet, fondu d’un seul jet, sans une
pièce rapportée, présente une suite d’enroulements et de figurines enchevêtrés,
le tout ajouré et d’une admirable pureté de style et d’exécution.
Il provenait de la cathédrale du Mans.
 
Jusque vers le milieu du XIII<sup>e</sup> siècle, si la statuaire échappe en France
au naturalisme absolu, les diverses écoles ne s’avancent pas toutes d’un
pas égal; quelques-unes maintiennent assez tard une sorte d’archaïsme,
tandis que celle de l’Île-de-France se jette hardiment dans l’étude de
plus en plus exacte de la nature. Il est même certains édifices dans lesquels,
probablement, on employait de vieux sculpteurs, qui possèdent
une statuaire relativement arriérée ou empreinte d’un style qui n’était
plus admis au moment de leur construction. Ainsi, la cathédrale de
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#Laon|Laon]], dont la façade ne peut être antérieure à 1200, même dans la construction
de ses œuvres basses, montre sur ses portes des bas-reliefs ou
statues qui ont conservé un caractère archaïque bien prononcée. Les artistes,
auteurs de ces ouvrages, sont pénétrés des exemples de peintures
grecques. Il y a dans l’agencement des figures, dans les compositions, une
recherche de la symétrie qui rappelle les vignettes des manuscrits grecs.
Cette influence se montre même dans le choix des sujets, dans les draperies,
dans quelques accessoires tels que sièges, dais, etc. À Notre-Dame
de Reims, la porte nord du transsept, aujourd’hui masquée, est toute empreinte
de ce style des peintures grecques, bien que cette porte soit postérieure
de quelques années à l’an 1200. Rien de pareil à Paris; le statuaire recherche l’étude de la nature dès 1200, ne veut plus avoir affaire
aux traditions romanes ou byzantines. Un fait indique combien l’école
nouvelle réagissait contre ces traditions. En faisant des fouilles devant la
porte centrale de Notre-Dame de Paris, on a trouvé une certaine quantité
de fragments d’un bas-relief central représentant le Christ glorieux au
jour du jugement, comme celui que l’on voit aujourd’hui: mais cette
sculpture est empreinte du style archaïque du XII<sup>e</sup> siècle; d’ailleurs la
pierre en est toute fraîche, sans aucune altération produite par le temps.
Ce bas-relief avait été supprimé peu après avoir été achevé, pour être
remplacé par le sujet actuel, dû à des artistes de la nouvelle école. Et
en effet, lorsque l’on considère cette sculpture, composé de cinq figures,
le Christ, deux anges, la Vierge et saint Jean, on remarque dans le faire
de ces statues colossales des différences notables. Le Christ et un des
anges, celui qui porte les clous, appartiennent déjà à l’école penchant
vers le naturalisme, tandis que la Vierge, le saint Jean et l’ange qui
porte la croix sont encore des sculptures archaïques; cependant il était
impossible matériellement d’introduire les deux premières statues au
milieu des trois autres. Elles ont dû être posée ensemble.
 
De toutes les provinces, la Champagne marche bien vite dans la voie
nouvelle, et la statuaire du portail de Notre-Dame de Reims en est la
preuve. Le naturalisme a déjà fortement pénétré cette statuaire qui date
de 1240 environ. Cependant, à propos de ce portail, il faut signaler des
indécisions que l’on ne trouve point dans l’école de l’Île-de-France. Quelques figures colossales, notamment celles qui, à la porte de droite,
représentent la Visitation, sont inspirées comme composition et exécution
des draperies, de la statuaire romaine, dont il existait d’ailleurs à
Reims de nombreux débris. On ne trouve pas dans ce portail cette unité
de style qui, sauf l’exception que nous venons de signaler à
Notre-Dame
de Paris, frappe dans la statuaire de l’Île-de-France. Une autre école,
celle de Bourgogne, si belle déjà au commencement du XII<sup>e</sup> siècle, conserve
sa liberté d’allure pendant le XIII<sup>e</sup> siècle, qu’il s’agisse de la statuaire
ou de la sculpture d’ornement. La puissance, l’énergie, un faire
hardi, vivant, sont les caractères de cette école. Il ne faut pas lui demander,
au moment de l’émancipation des écoles laïques, la finesse, le
contenu, la distinction, qui forment les qualités de l’école de
l’Île-de-France.
Elle cherche les grands effets, et elle les obtient. La sculpture
bourguignonne participe peut-être plus qu’aucune autre de
l’architecture;
on peut se rendre compte de cette qualité en voyant les compositions des pignons des églises de Vézelay et de Saint-Père<span id="note66"></span>[[#footnote66|<sup>66</sup>]]. Cette
sculpture
est, dans tous les monuments de cette province, grande d’échelle,
relativement à l’architecture, commande parfois les dispositions de celle-ci
au lieu de s’y soumettre. Elle est d’ailleurs taillée avec une verve et un
entrain qui placent cette école au premier rang dans l’art monumental.
</div>
[[Image:Statue.pignon.occidental.eglise.Vezelay.png|center]]
 
[[Image:Statue.pignon.occidental.eglise.Vezelay.2.png|center]]
<div class="text">
Nous donnons (fig. 69) une tête d’un des anges thuriféraires de
dimension
colossale qui garnissent le sommet du pignon occidental de l’église
de Vézelay<span id="note67"></span>[[#footnote67|<sup>67</sup>]]. Le caractère de cette physionomie ne rappelle en rien la
statuaire de l’Île-de-France. Il y a quelque chose d’audacieux dans ces
traits qui contraste avec le calme des têtes de l’école parisienne. Cette autre
tête de Vierge, provenant du même portail (fig. 70)<span id="note68"></span>[[#footnote68|<sup>68</sup>]], présente un type
particulier que nous ne retrouvons, ni dans la statuaire de Paris, ni dans
celle de Reims, d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]] ou de Chartres. L’arrangement des cheveux, le
désordre de la coiffure, le réel cherché dans les traits, et jusqu’au modelé,
large, par plans vivement accusés, signalent le style de cette statuaire
bourguignonne vers le milieu du XIII<sup>e</sup> siècle. En même temps nous
donnons
(fig. 71) un des chapiteaux de la même façade et de la même
époque. Les qualités de la statuaire se retrouvent dans cette
ornementation plantureuse, largement modelée, et qui semble prendre vie sous
le ciseau de l’artiste. Pour bien faire saisir les différences de ces écoles,
même en plein XIII<sup>e</sup> siècle, voyons la sculpture de la salle synodale de
Sens, bâtie vers 1240, presque en même temps que le pignon occidental
de Vézelay. Sens est Champagne, mais la salle synodale fut bâtie par un
architecte de Paris, avec des matériaux de Paris, et, ce qui paraît vraisemblable,
à l’aide d’une subvention du roi saint Louis<span id="note69"></span>[[#footnote69|<sup>69</sup>]]. Or, voici un
des groupes des chapiteaux extérieurs des grandes fenêtres (fig. 72).
Certes, le naturalisme en sculpture ne peut guère être poussé plus loin:
quelle différence de style entre cette sculpture et celle du chapiteau de
Vézelay, et comme, en partant d’un principe commun, on peut obtenir
des caractères d’art variés! La vie, le mouvement, existent aussi dans
cette sculpture de Sens, avec plus d’élégance, de délicatesse, avec une
recherche plus exacte de la nature, une exécution plus souple. Si nous
entrons dans la sainte Chapelle du Palais, à Paris, trouverons-nous
encore
plus de finesse dans l’exécution, plus de grâce dans la façon
d’interpréter
la nature.
</div>
[[Image:Chapiteau.pignon.occidental.eglise.Vezelay.png|center]]
<div class="text">
Nous ne saurions trop le redire, ces époques brillantes de l’art, par
cela même qu’elles ont atteint la splendeur en cherchant le mieux, ne
sauraient s’arrêter. Du style, de la conception large, simple, de l’inspiration
obtenue par la première observation raisonnée de la nature, elles
arrivent à l’imitation matérielle, de l’imitation à la recherche, puis à la
manière et à ses exagérations. Quand l’artiste observe la nature, il en
prend d’abord les caractères principaux. Il n’est point savant encore; il
voit des formes séduisantes, il s’en inspire plutôt qu’il ne les copie servilement.
C’est là le beau moment de l’art, tout plein de promesses, laissant
à deviner encore plus qu’il n’explique. Mais la nature a des attraits
puissants pour qui l’observe. Bientôt l’artiste reconnaît que ses inspirations,
ses déductions, ses à-peu-près, sont bien loin de la réalité; il se
passionne pour son modèle, il lui trouve chaque jour des aspects
nouveaux,
des qualités charmantes qui lui échappaient. Alors la traduction
devient de plus en plus littérale. De créateur (créateur de seconde main)
il devient copiste; il est subjugué par la divinité qui l’inspirait à mesure
qu’il la connaît mieux, et ne pense plus qu’à la montrer telle qu’il la voit.
C’est l’heure du naturalisme, heure qui a sonné pour la Grèce et pour
nos écoles du XII<sup>e</sup> siècle.
</div>
[[Image:Chapiteau.salle.synodale.Sens.png|center]]
<div class="text">
Mais dans ce naturalisme de la sculpture, l’art n’entre-t-il pour rien?
Si fait: la composition, l’agencement de ces charmants modèles
recueillis
dans les champs, comptent pour quelque chose, et en cela nos
artistes, le naturalisme admis, sont encore des maîtres.
 
Pour la statuaire, il se manifeste un besoin de formules; on n’admet
plus alors, il est vrai, le mode hiératique, traditionnel, mais on sent la
nécessité, quand l’art pénètre partout, exige un grand nombre de mains,
d’établir des méthodes pratiques qui permettent d’éviter de grossières
erreurs. Bien entendu, les chefs-d’œuvre, ou plutôt ceux qui ont assez
de génie pour en produire, se préoccupent médiocrement de ces règles.
Mais c’est précisément en s’appuyant sur ces œuvres des maîtres que l’on
formule des règles pour le commun des artistes. Dans l’album de Villard
de Honnecourt, qui date du milieu du XIII<sup>e</sup> siècle, on voit apparaître
l’emploi de ces procédés mécaniques propres à faciliter la composition
et le dessin des figures, et même des ornements. Il y a toute raison de
croire que ces méthodes, fort anciennes d’ailleurs, puisqu’on en trouve
l’application dans les arts du dessin de l’Égypte, ne furent jamais perdues,
et avaient été transmises en Occident par l’école d’Alexandrie, par
les peintres grecs de Byzance. Leur apparition dans le recueil de croquis
de Villard de Honnecourt n’en est pas moins un fait d’un grand intérêt,
parce qu’elle semble indiquer une application libre de formules qui, jusqu’au
commencement du XIII<sup>e</sup> siècle, avaient un caractère hiératique.
</div>
[[Image:Croquis.Villard.de.Honnecourt.png|center]]
 
[[Image:Croquis.Villard.de.Honnecourt.2..png|center]]
<div class="text">
Nous avons dit comme les imagiers du moyen âge avaient su observer
et rendre le geste dans les compositions des figures. Si grossière parfois
que soit l’œuvre, le geste n’est jamais faux. Or, les croquis de Villard
nous donnent la clef des formules adoptées pour arriver à ce résultat.
La géométrie, d’après ces croquis, est le générateur des mouvements du
corps humain, des animaux; elle sert à établir certaines proportions relatives
des figures; lui-même le dit et fournit quelques exemples pris en
courant<span id="note70"></span>[[#footnote70|<sup>70</sup>]]. Du temps de Villard, donc, les imagiers possédaient ces méthodes
pratiques qui, si elles ne peuvent inspirer l’artiste de génie,
empêchent le pratricien de tomber dans des fautes grossières. Un
de ces dessins à la plume, que nous reproduisons ici (fig. 73), indique
ces procédés pratiques. En comparant ce mode de tracé avec des figures
de vignettes de manuscrits, avec des dessins sur vitraux, et même avec
des statues et des bas-reliefs, nous sommes amenés à reconnaître
l’emploi
général, pendant les XIII<sup>e</sup> et XIV<sup>e</sup> siècles, de ces moyens
géométriques
propres à donner aux figures, non-seulement leurs proportions,
mais la justesse de leur mouvement et de leur geste, sans sortir de la
donnée monumentale qui fait que ces figures s’accordent si bien avec
la fermeté des lignes architectoniques; et, fait intéressant, les résultats
obtenus par ces procédés rappellent les dessins des vases grecs les plus
anciens. Une sorte de canon, reproduit grossièrement par Villard,
semble admis<span id="note71"></span>[[#footnote71|<sup>71</sup>]]. Le rectifiant, comme proportions, à l’aide des
meilleures
statues, et notamment celles placées à l’intérieur de la façade
occidentale de la cathédrale de Reims, nous obtenons la figure 74. La
ligne AB, hauteur totale de la figure humaine, est divisée en sept parties.
La partie supérieure est occupée par la tête et le cou dégagé des
épaules. Soit CD l’axe de la figure, la ligne <i>ab</i> est égale aux
2/9 de la hauteur
AB. Le point E étant le milieu de la ligne CD, on fait passer deux
lignes <i>af</i>, <i>be</i>, par ce point E; du point <i>g</i> deux
autres lignes <i>ge</i>, <i>gf</i>, sont tirées.
La ligne <i>b</i>> donne la longueur de l’humérus; le haut de la rotule est
sur la ligne <i>ik</i>. La longueur du pied est égale aux 5/9 d’une
partie. Les
masses du canon ainsi établies, voici comment procèdent les imagiers
pour donner des mouvements à leurs figures, lorsque ces mouvements
ne se présentent pas absolument de profil.
</div>
[[Image:Croquis.Villard.de.Honnecourt.3..png|center]]
<div class="text">
Premier exemple (75): il s’agit de faire porter la figure sur une jambe.
La ligne <i>be</i> (du canon, fig. 74) est verticale, dès lors l’axe de la figure
géométrique est incliné de <i>o</i> en <i>p</i> (fig. 75). Le mouvement des épaules,
du torse, suit cette inflexion. L’axe de la tête et le talon de la jambe
droite se trouvent sur la verticale. Une figure doit-elle monter (second
exemple), l’axe de la figure est vertical, et le talon de la jambe droite relevée
se trouve sur la ligne inclinée <i>st</i>, tandis que la ligne du cou est sur
la ligne <i>lm</i>; dans ce mouvement, le torse conserve la verticale. L’exemple
troisième fait voir, toujours en conservant le même tracé géométrique,
comment une figure peut être soumise à un mouvement violent. Le
personnage
est tombé: il se soutient sur un genou et sur un bras, de l’autre
bras il pare un coup qui lui est porté; la tête est ramenée sur la verticale.
D’ailleurs la figure géométrique engendre ce mouvement, comme les
deux premiers.
 
Voulons-nous précipiter davantage ce dernier mouvement, nous
obtenons
la figure 76. Maintenant la cuisse gauche sur la ligne <i>af</i>, force
nous est, pour trouver la longueur de la jambe gauche (le sol étant horizontal),
de ramener le talon en <i>c</i>, ce qui est parfaitement dans le
mouvement.
Dans ce dernier exemple, la ligne <i>ef</i> est horizontale. Il est clair
qu’en adoptant ces méthodes pratiques, tous les membres des figures
devaient se développer en géométral, sans raccourcis. Mais c’est que
dans la sculpture monumentale, dans les reliefs destinés à être placés
loin de l’œil, la vivacité du geste, sa netteté, ne peuvent être obtenues
qu’à la condition d’adopter le géométral. Il en est ainsi dans la grande
peinture, dans les vitraux. Les Grecs, au commencement de leur plus
belle époque, procèdent de la même manière, et les personnages des
métopes du Parthénon, des frises du temple de Thésée, sont tracés
d’après ce principe.
</div>
[[Image:Croquis.Villard.de.Honnecourt.4.png|center]]
<div class="text">
Examinons les dessins qui décorent les vases grecs, et nous verrons
que les artistes de l’antiquité employaient certainement des méthodes
analogues à celles que nous présentons ici. Villard de Honnecourt trace
des figures avec des mouvements entièrement de profil qui sont obtenus
par des procédés géométriques: entre autres, un batteur en grange, dont
l’attitude est d’une exactitude parfaite; un chevalier chargeant, d’un
mouvement très-juste; des lutteurs, une femme ayant un genou en
terre, etc. Nous le répétons, ces méthodes ne pouvaient qu’empêcher
des écarts; elles n’étaient point une entrave pour le génie, qui savait bien,
ou s’en affranchir, ou en trouver de nouvelles. C’était un moyen de conserver
le style monumental dans la composition des sculptures, d’obtenir
la clarté dans l’exécution, deux qualités passablement négligées
depuis le XVI<sup>e</sup> siècle.
 
Les statuaires du moyen âge exécutaient-ils les figures innombrables
qui garnissent leurs monuments, sur modèles? Nous ne le pensons pas.
D’abord ils n’en avaient certainement pas le temps, puis l’entrain de
l’exécution et certaines irrégularités que l’on observe dans cette statuaire
excluent la présence du modèle en terre. Peut-être faisaient-ils
des maquettes à une petite échelle? Mais nous serions portés à croire
qu’ils traçaient les lignes générales de leurs statues sur des panneaux,
l’un pour l’aspect de face, l’autre pour l’aspect de profil, et qu’à l’aide
de ces deux sections, ils dégrossissaient la pierre en cherchant les détails
sur la nature même. On voit dans beaucoup de statues du XIII<sup>e</sup> siècle, à
côté d’une partie de figure traitée avec amour, un morceau
très-négligé;
cela n’arrive point quand des artistes exécutent sur des modèles: alors le
travail est égal, uniforme et souvent amolli par la traduction en pierre
d’un modèle fait avec de la terre ou de la cire.
 
Les monuments nous prouvent que les sculpteurs égyptiens, lorsqu’ils
faisaient des bas-reliefs modelés en creux, commençaient par dessiner
simplement leurs figures sur le parement, qu’ils en creusaient la
silhouette et qu’ils cherchaient le modelé en pleine pierre; et cependant
ce modelé arrive à des délicatesses merveilleuses. Bien que nous sachions
que les artistes grecs, surtout après Phidias, faisaient des modèles en
cire ou en matières molles, il n’est pas prouvé que les sculpteurs antérieurs
à Phidias procédassent ainsi lorsqu’ils avaient à faire des statues
de bois, de pierre ou de marbre; le géométral, toujours observé dans la
statuaire éginétique, ferait supposer au contraire que ces artistes primitifs
se contentaient du dessin pour procéder à l’exécution définitive.
 
Déjà, vers la fin du XIII<sup>e</sup> siècle, on commence à sentir en France l’influence
souveraine de cette divinité qu’on appelle la <i>Mode</i>, divinité aussi
cruelle pour la veille qu’elle est indulgente pour le moment présent.
C’est alors qu’on voit tous les artistes, au même moment, adopter dans
la statuaire, non-seulement les vêtements du jour, mais certains caractères
physiques qui sont regardés comme se rapprochant de la perfection.
On ne saurait se dissimuler que l’empire de la mode est tel, qu’il influe
jusqu’à un certain point sur le physique. Les traits, le port, jusqu’aux
formes du corps, s’arrangent pour sortir d’un moule commun, admis
comme étant la suprême élégance. Cela n’est pas né d’hier; les Grecs
eux-mêmes sacrifièrent à cette déesse changeante.
 
Les statuaires du moyen âge s’interdisaient habituellement la
reproduction
du nu. Leurs figures étaient drapées, sauf de rares exceptions;
or, l’allure d’une figure nue et d’une figure vêtue n’est pas la même, et
nous ne voyons que trop, depuis le commencement du siècle, à quels
résultats fâcheux nos sculpteurs sont arrivés en concevant une figure vêtue
comme une figure nue, ou plutôt en cherchant à habiller un Apollon
ou un Antinoüs antique: rien n’est plus gauche. Il y a, dans le port d’un
personnage nu et habitué à se mouvoir sans vêtements, une grâce
étrangère
à celle qui convient au personnage vêtu. Les anciens savaient cela,
aussi ont-ils donné à leurs figures habillées d’autres mouvements, d’autres
gestes que ceux dont ils savaient si bien doter leurs figures nues.
Faute d’observer ces lois, on nous donne souvent des statues qui ont
l’air de portefaix habillés en généraux, ou tout au moins qui paraissent
fort gênées dans leurs vêtements d’emprunt; et ce n’est pas l’éternel
manteau dont on drape le maréchal de France comme le savant ou le
poëte qui peut dissimuler ce défaut de convenances.
 
Nos sculpteurs du moyen âge prennent donc résolûment leur parti de
faire des figures vêtues; ils leur donnent les mouvements, les gestes familiers
aux gens habitués à porter tel ou tel habit. Aussi les vêtements de
leurs statues ont-ils l’air de tenir à leur corps et ne paraissent point empruntés
au costumier. Les nombreuses statues des tombeaux déposés à
Saint-Denis, des XIII<sup>e</sup> et XIV<sup>e</sup> siècles, parmi lesquelles nous citerons celles
de Louis et de Philippe, fils et frère de saint Louis, celles de Philippe le
Hardi, d’un comte d’Évreux, de Charles V et de Jeanne de Bourbon,
provenant
du portail des Célestins; les statues du tympan intérieur de la
façade occidentale de la cathédrale de Reims, celles du portail des Libraires
à la cathédrale de Rouen, bien que déjà empreintes de la manière
affectée qui fait regretter le grand style du XIII<sup>e</sup> siècle, sont des œuvres
supérieures comme caractère, comme beauté d’ajustement et comme
exécution. Dans la statuaire du tour du chœur de la cathédrale de Paris,
on trouve également quantité de très-bonnes figures, petite nature, qui
datent du commencement du XIV<sup>e</sup> siècle. Les calamités qui affligèrent
le royaume de France pendant tout le milieu de ce siècle ne permirent
guère de s’occuper d’art et cependant les écoles ne laissaient point perdre
leur enseignement, puisque nous les voyons reprendre un nouvel éclat
vers la fin du règne de Charles V. Ce prince, réellement amateur des
arts, les encourageant par le choix plutôt que par la quantité, fit élever
d’assez importantes constructions dont la sculpture,--autant qu’on
en peut juger par ce qui nous reste,--est fort bonne. <span id="Amiens103">Ce fut sous le
règne de ce prince que l’on éleva, au côté nord de la tour
septentrionale
du portail de la cathédrale d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], un gros contre-fort très-orné
et très-pesant, destiné à arrêter les mouvements d’oscillation qui se produisaient
dans cette tour lorsqu’on sonnait les grosses cloches. Sur les
parois de ce contre-fort sont posées sept statues colossales religieuses et
historiques, d’un beau travail. Ces statues représentent: la sainte Vierge,
saint Jean-Baptiste, Charles V; le Dauphin, depuis Charles VI; Louis
d’Orléans; le cardinal de la Grange, évêque d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], surintendant des
finances, et Bureau de la Rivière, chambellan du roi<span id="note72"></span>[[#footnote72|<sup>72</sup>]]. En examinant ces
statues de la fin du XIV<sup>e</sup> siècle, comme toutes celles de cette époque, il est
facile de voir que l’artiste tenait avant tout (puisqu’il habillait ses figures) à
ce que le vêtement fût bien porté. Or, pour bien porter un vêtement long,
par exemple, il est nécessaire de donner au corps certaines inflexions qui
seraient ridicules chez un personnage se promenant tout nu. Il faut marcher
des hanches, tenir les jambes ouvertes et faire en sorte, par les
mouvements
du torse, que la draperie colle sur certaines parties, flotte sur
d’autres. Faire, pour une statue vêtue, un bon mannequin en raison du
vêtement, n’est point chose aisée. Nos statuaires du XIV<sup>e</sup> siècle avaient
du moins ce mérite. Ainsi la statue du cardinal de la Grange, que nous
citions tout à l’heure, est parfaitement entendue comme
mouvement du nu pour faire valoir le vêtement. Cependant
ce mouvement serait choquant pour un personnage
nu. Nous en donnons (fig. 77) le tracé. La jambe droite
porte plutôt que la jambe gauche; celle-ci cependant étaye
le torse, qui se porte en arrière pour faire saillir la hanche
droite. L’épaule gauche s’affaisse, contrairement aux règles
de la pondération, pour un personnage qui n’aurait
pas à se préoccuper du port d’un vêtement. Voici (fig. 78)
une copie de cette statue du cardinal de la Grange, qui
fait assez voir que le mouvement indiqué ci-dessus est
donné en vue d’obtenir ce beau jet de draperies du côté
droit. Le personnage, suivant la mode du temps, s’étaye
sur sa jambe gauche en écartant cette jambe, ramenant
un peu le genou en dedans et en ne s’appuyant que sur la
partie interne du talon. Le geste, l’agencement et le style des draperies,
le caractère de la tête, sont d’un artiste distingué. La statue de Bureau
de la Rivière est, outre l’intérêt qu’elle présente, une œuvre de statuaire
non moins remarquable. Ces statues ont deux mètres et demi de hauteur.
</div>
[[Image:Croquis.statue.cardinal.de.la.Grange.png|center]]
 
[[Image:Statue.cardinal.de.la.Grange.png|center]]
<div class="text">
Charles V laissait dans sa famille un goût éclairé pour les arts, et, à
dater de ce règne, nous voyons les princes du sang royal se mettre à la
tête d’un nouveau mouvement d’art dont ni les historiens ni les archéologues
de notre temps ne semblent pas avoir tenu assez compte. En
effet, le second fils de Charles V, Louis d’Orléans, assassiné dans la nuit
du 23 au 24 novembre 1407, par le duc de Bourgogne, était un prince
aimant les arts avec la passion d’un connaisseur émérite. Pendant la
démence de son frère Charles VI, jusqu’au jour de sa mort,
c’est-à-dire
de 1392 à 1407, il gouvernait à peu près seul, avec la reine Isabeau de
Bavière, les affaires du royaume. <span id=La.Ferte.Millon>Ce fut pendant cette période que
Louis d’Orléans acheta Coucy, et y fit faire d’immenses travaux, qu’il bâtit
Pierrefonds, la [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#La.Ferte.Millon|Ferté-Milon]], Vées; qu’il répara les châteaux de Béthisy,
de Mont-Épilloy, de Crespy, toutes forteresses importantes destinées à faire
du Valois un territoire inattaquable. Il est à croire que les finances du
royaume entrèrent pour une large part dans ces acquisitions et ces travaux;
mais ce qui nous importe seulement ici, c’est le goût particulier
qui présida à toutes ces grandes constructions. Au point de vue de l’architecture,
elles sont largement conçues et traitées, ne participant en
aucune manière de la maigreur et de la recherche que l’on peut reprocher
au style de cette époque. D’ailleurs toutes empreintes du même style,
elles semblent élevées sous la direction d’un seul maître des œuvres. Les
profils sont d’une beauté exceptionnelle pour le temps, et la sculpture
d’une largeur, d’une distinction qui ont lieu de surprendre au milieu des
mièvreries de la fin du XIV<sup>e</sup> siècle. La statuaire qui reste encore à Pierrefonds,
au château de la [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#La.Ferte.Millon|Ferté-Milon]], a toute l’ampleur de notre meilleure renaissance, et si les habits des personnages n’appartenaient pas à
1400, on pourrait croire que cette statuaire date du règne de François I<sup>er</sup>.
Encore en trouve-t-on fort peu, à cette époque, qui ait cette largeur de
style et ce faire monumental. Des fragments de la statuaire du château
de Pierrefonds, le Charlemagne, le roi Artus<span id="note73"></span>[[#footnote73|<sup>73</sup>]], l’archange saint Michel
de la tour de l’est, la Vierge du grand bas-relief de la façade, sont des
œuvres de maîtres consommés dans la pratique de leur art, et tout remplis
d’un beau sentiment. Jamais peut-être on n’a si bien vêtu la statuaire
en faisant sentir le nu sans affectation, et en donnant aux vêtements leur
aspect réel, aisé, sans recherche dans l’imitation des détails. Des statues
tombales du commencement du XV<sup>e</sup> siècle sont d’une largeur de style dont
la renaissance s’éloigne trop souvent. Il nous suffit de citer la statue d’Isabeau
de Bavière, à Saint-Denis; celle d’un évêque, d’albâtre gris, du musée
de Toulouse; celles des princes de la maison de Bourbon, dans
l’église abbatiale de Souvigny; de nombreux fragments déposés aux musées
de Dijon, de Rouen, d’Orléans, de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Bourges|Bourges]].
 
Il est clair que cet art français de 1390 à 1410 était loin de la maigreur,
de la pauvreté que lui reprochent ceux qui vont chercher des
exemples de la dernière statuaire gothique en Belgique ou sur les bords
du Rhin. L’ornementation de Pierrefonds est en l’apport avec cette bonne
statuaire; elle est ample, monumentale, admirablement composée et d’une
exécution sobre et excellente. Les statues des preuses qui décorent les tours
existantes du château de la [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#La.Ferte.Millon|Ferté-Milon]] présentent les mêmes qualités.
C’est un art complet, qui n’est plus l’art du XIII<sup>e</sup> siècle, qui n’est plus la
décadence de cet art, tombant dans la recherche, mais qui possède son
caractère propre. C’est une véritable renaissance, mais une renaissance
française, sans influence italienne. Les Valois, ces princes d’Orléans,
Louis, Charles, et enfin celui qui devint Louis XII, avaient pris évidemment la tête des arts en France, s’en étaient faits les protecteurs éclairés,
et, sous leur patronage, s’élevaient des édifices qui devançaient, suivant
une direction plus vraie, le mouvement du XVI<sup>e</sup> siècle. Témoin l’ancien
hôtel de ville d’Orléans, aujourd’hui le musée, bâti en 1442, et auquel on
assignerait une date beaucoup plus récente<span id="note74"></span>[[#footnote74|<sup>74</sup>]]. Cet édifice, dont la façade
est due au maître Viart, présente une ornementation charmante,
originale,
qui n’a plus rien de l’ornementation gothique, mais qui est mieux
entendue et surtout d’une composition plus large que celle admise sous
François I<sup>er</sup>, alors que les arts d’Italie avaient exercé une influence sur
nos artistes. Pour en revenir au château de Pierrefonds, qui nous paraît
être le point de départ d’une réforme malheureusement interrompue par
les guerres et plus tard par l’introduction de l’élément italien, son ornementation
prend un caractère particulier. On ne trouve plus là de ces
sculptures d’une échelle qui ne tient pas compte de l’architecture. Au
contraire, l’échelle de cette ornementation est en rapport parfait avec la
destination et la place, claire, facile à saisir, et s’inspirant de la flore sans
se soumettre à une imitation absolue. Les beaux rinceaux de feuillages,
par exemple, qui entourent les grandes niches des preux, posées à
25 mètres du sol, et qui sont destinées à être vues de fort loin, ont
toute l’ampleur que comporte la place. Leur modelé accentué produit
un effet très-riche, sans confusion, défaut si commun dans
l’ornementation
du XVI<sup>e</sup> siècle. Il y avait donc, dès le commencement du XV<sup>e</sup> siècle,
à côté de la vieille école gothique qui se mourait, un noyau d’artistes préparant
une renaissance dans toutes les branches de l’architecture. Malgré
les malheurs des temps, cette école se maintenait, et la pratique de l’art,
loin de s’abaisser, atteignait au milieu du XV<sup>e</sup> siècle un haut degré de perfection.
L’ornementation des parties de la sainte Chapelle qui datent de
Charles VII, ainsi que celle des édifices du temps de Louis XI, est parfois
large et bien composée, préférable sous ce rapport à la sculpture de la fin
du XIV<sup>e</sup> siècle, qui pèche par la maigreur et le défaut d’échelle; toujours
cette ornementation est exécutée avec une habileté surprenante. À voir
les choses sans prévention, c’est bien plutôt cette école française du
XV<sup>e</sup> siècle qui forme nos artistes de la renaissance que les relations avec
l’Italie, comme nous l’expliquons ailleurs<span id="note75"></span>[[#footnote75|<sup>75</sup>]].
 
Les écoles laïques qui, dès la fin du XII<sup>e</sup> siècle, s’emparèrent de la
culture des arts, étaient parties d’un bon principe: solidarité entre les
œuvres concourant à un ensemble monumental, et étude réfléchie de
la nature. Si ces écoles subirent à certains moments les influences de la
mode, ces écarts ne les détournaient pas de cette étude constante. C’était
dans leur propre fonds qu’elles puisaient, non dans l’imitation d’arts
étrangers à leur essence. Elles ne se faisaient ni grecques, ni romaines,
ni byzantines, ni allemandes; elles suivaient leur voie, elles vivaient dans
leur temps, et leur temps les comprenait. C’était là une force, la force
qui avait soutenu l’art grec. Si prévenu que l’on soit contre la sculpture
du moyen âge, on ne saurait méconnaître son originalité; cette qualité suffit
à lui donner un rang élevé dans l’histoire des arts. À vrai dire, tout
art qui manque d’originalité, qui ne vit que d’emprunts, ces emprunts
fussent-ils faits aux meilleures sources, ne peut espérer conserver une
place dans le cours des siècles; il est bientôt effacé, et va remplir ces
limbes où demeurent dans l’oubli toutes les œuvres qui n’ont possédé
qu’une vie factice.
 
<span id="Angers5">Le moyen âge a très-fréquemment coloré la statuaire et l’ornementation
sculptée. C’est encore un point de rapport entre ces arts et ceux de
l’antiquité grecque. La statuaire du XII<sup>e</sup> siècle est peinte d’une manière
conventionnelle. On retrouve, sur les figures de la porte de l’église abbatiale
de Vézelay dont nous avons entretenu nos lecteurs, un ton généralement
blanc jaunâtre; tous les détails, les traits du visage, les plis des
vêtements, leurs bordures, sont redessinés de traits noirs très-fins et très-adroitement
tracés afin d’accuser la forme. Le même procédé est employé
à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Autun|Autun]], à Moissac. Derrière les figures, les fonds sont peints en
brun rouge ou en jaune d’ocre, parfois avec un semis léger d’ornements
blancs. Cette méthode ne pouvait manquer de produire un grand effet.
Rarement, dans la première moitié du XII<sup>e</sup> siècle, trouve-t-on des statues
colorées de divers tons. Quant aux ornements, ils étaient toujours peints
de tons clairs, blancs, jaunes, rouges, vert pâle, sur des fonds sombres.
C’est vers 1140 que la coloration s’empare de la statuaire, que cette statuaire
soit placée à l’extérieur ou à l’intérieur. <span id=Corbeil2>Les deux statues de
Notre-Dame
de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Corbeil|Corbeil]], dont nous avons parlé au commencement de cet article, étaient peintes de tons clairs, mais variés, les bijoux rehaussés d’or.
Les statues du portail occidental de Chartres étaient peintes de la même
manière. Quelquefois même des gaufrures de pâte de chaux étaient appliquées
sur les vêtements, ainsi qu’on peut le constater encore au portail
de la cathédrale d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Angers|Angers]]. Ces gaufrures étaient peintes et dorées, et
figuraient des étoffes brochées ou des passementeries. Les nus de la statuaire,
à cette époque, sont très-peu colorés, presque blancs et redessinés
par des traits brun-rouge.
 
Il va sans dire que la statuaire des monuments funéraires était peinte
avec soin, et c’est sur ces ouvrages d’art que l’on peut encore aujourdhui
examiner les moyens de coloration employés. Nous avons vu les statues
des Plantagenets, à Fontevrault, entièrement couvertes de leur ancienne
peinture avant le transport de ces figures au musée de Versailles.
 
Le XIII<sup>e</sup> siècle ne fit que continuer cette tradition. La statuaire et l’ornementation
des portails de Notre-Dame de Paris, des cathédrales de
Senlis, d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], de Reims, des porches latéraux de Notre-Dame de
Chartres, étaient peintes et dorées. Et de même que la sculpture, la coloration
penchait vers le naturalisme. Toutefois cette peinture ne consistait pas seulement en des tons posés à plat sur les vêtements et les
nus: l’art intervenait. Dans les plis enfoncés, dans les parties qui sont
opposées à la lumière, ou qui pouvaient accrocher des reflets trop brillants,
on reconnaît l’apposition de glacis obscurs. Des redessinés
vigoureux
en noir ou en brun donnent du relief au modelé, de la vie aux
nus. Ainsi dans les fonds des plis de robes bleu clair, le peintre a posé
un glacis roux; d’autres fois a-t-on fait valoir des tons jaune pur, dans
la lumière, par des glacis froids obtenus par du noir. Des artistes qui ont
fait les admirables vitraux des XII<sup>e</sup> et XIII<sup>e</sup> siècles, avaient une connaissance
trop parfaite de l’harmonie des couleurs pour ne pas appliquer
cette connaissance à la coloration de la sculpture. Et, à vrai dire, cela
n’est point aussi facile qu’on le pourrait croire tout d’abord. Les tentatives
en ce genre que l’on a faites de notre temps prouvent que la
difficulté
en pareil cas est grande, au contraire, quand on veut conserver à
la sculpture sa gravité, son modelé, et que l’on prétend obtenir autre
chose que des poupées habillées. L’harmonie des tons entre pour
beaucoup
dans cette peinture d’objets en relief, et cette harmonie n’est pas la
même que celle adoptée pour les peintures à plat. Ainsi, par exemple,
dans les peintures à plat, les artistes du moyen âge mettent rarement
l’un à côté de l’autre deux tons de couleurs différentes, mais de même
valeur; c’est une ressource dont ils n’usent qu’avec parcimonie. Dans la
sculpture, au contraire, à dater du XIII<sup>e</sup> siècle, ces artistes cherchent des
tons de valeurs pareilles, se fiant d’ailleurs au modelé du relief pour empêcher
qu’ils ne gênent le regard. En effet, les ombres naturelles
neutralisent
la dissonance qui résulte de la juxtaposition de deux tons d’égale
valeur, et ces égales valeurs donnent aux reliefs une unité, une
grandeur
d’aspect, que des tons de valeurs très-dissemblables leur enlèveraient.
Cette étude peut être faite sur quelques monuments colorés qui
existent encore, comme par exemple le retable de la chapelle de
Saint-Germer
déposé au musée de Cluny, des tombeaux de l’abbaye de Saint-Denis, des parties des bas-reliefs de Notre-Dame d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]] (portail
occidental),
de Notre-Dame de Reims (porte nord, masquée). C’est surtout
dans la grande sculpture extérieure que l’on peut constater ce système
de coloration pendant la première moitié du XIII<sup>e</sup> siècle. Une statue est-elle
revêtue d’une robe et d’un manteau, le peintre, adoptant le bleu
pour la robe et le pourpre pour le manteau, a préparé ses deux tons de
manière qu’ils présentent à l’œil une même valeur. Chaque couleur a
une échelle chromatique de nuances; en supposant pour chaque couleur
une échelle de cinq nuances, l’artiste, pour une même figure, adoptera,
par exemple, les tons bleu et pourpre nº 3, mais bien rarement nº 2 et
nº 3. Ainsi ces colorations laissent-elles à la sculpture sa grandeur. Plus
tard, au contraire, vers la fin du XIII<sup>e</sup> siècle, les peintres de la sculpture
cherchent les oppositions. Ils poseront sur une même statue un ton rose
et un ton bleu foncé, vert blanchâtre et pourpre sombre. Aussi la sculpture
peinte, à dater de cette époque, perd-elle la gravité monumentale
qu’elle avait conservée pendant la première moitié du XIII<sup>e</sup> siècle. On ne
tarda pas cependant à reconnaître les défauts de cette coloration heurtée,
vive, brillante et trop réelle, car vers la fin du XIV<sup>e</sup> siècle, tout en conservant
des tons de valeurs différentes sur une même statue, on couvrit si
bien ces tons de détails d’ornements d’or, bruns, noirs, que ce réseau dissimulait
les oppositions de couleurs et rendait de l’unité à l’ensemble de
la figure. Les colorations de la statuaire ou de la sculpture d’ornement
au XV<sup>e</sup> siècle sont plus rares à l’extérieur des édifices. Ces peintures sont
réservées pour les tombeaux, les retables, les meubles et bas-reliefs intérieurs.
<span id=Bourges2>Toutefois on trouve encore à cette époque des traces de colorations extérieures: ainsi les statues dont nous parlions tout à l’heure, qui
ont été découvertes dans les ruines du château de Pierrefonds, et qui décoraient
les façades, les tours, étaient peintes, mais de trois tons
seulement:
le jaune, le brun rouge et le blanc. Presque toute la sculpture de
l’hôtel de Jacques-Cœur, à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Bourges|Bourges]], était peinte; on distingue encore
quelques traces des tons employés.
 
Pendant la renaissance encore reste-t-il quelques traces de ces
traditions,
malheureusement perdues définitivement depuis le XVII<sup>e</sup> siècle.
 
Il faut reconnaître que la peinture appliquée à la sculpture lui donne
une valeur singulière, mais à la condition que cette application soit faite
avec intelligence et par des artistes qui ont acquis l’expérience des effets
de la couleur sur des objets modelés, effets, comme nous le disions
plus haut, qui ne sont point ceux produits sur des surfaces plates. Des
tons très-sombres, par exemple, qui seraient lourds et feraient tache sur
une peinture murale, prennent de l’éclat sur des reliefs. Un ton noir posé
sur le vêtement d’une statue, par l’effet de la lumière, se détacherait
en clair sur un fond de niche brun rouge. Cette sorte de peinture demande
donc une étude spéciale, une suite d’observations sur la nature même,
si l’on veut obtenir des résultats satisfaisants. Mais déclarer que la peinture
appliquée sur la sculpture détruit l’effet de celle-ci, que c’est la conséquence
d’une dépravation du goût, parce que quelques badigeonneurs
ont posé du rouge ou du bleu au hasard sur des statues et que cela est
ridicule, c’est juger la question un peu vite, d’autant que les Grecs ont
de tout temps peint la sculpture comme ils peignaient l’architecture;
ils ne sauraient cependant être considérés comme des barbares. Malgré
des abus, l’art de la période du moyen âge vers son déclin manifestait
encore une grande force vitale. La sculpture à cette époque n’est point
tant à dédaigner qu’on veut bien le dire: elle possède un sentiment de
l’effet, une expérience longuement acquise, qui lui donnent une grande
importance; elle atteint d’ailleurs une parfaite sûreté d’exécution. De
cette école sont sortis nos meilleurs artistes de la renaissance.
 
Pour conclure, il ne faut pas demander à l’art de la sculpture du moyen
âge des modèles à imiter, pas plus qu’il n’en faudrait demander aux arts
de la Grèce. Ce qu’il faut y chercher, ce sont les principes sur lesquels
ces arts se sont appuyés, les vérités qu’ils ont su aborder, la manière de
rendre les idées et les sentiments de leur temps. Faisons comme ils ont
fait, non ce qu’ils ont fait. Il en est de cela comme de la poésie: celle-ci
est toujours nouvelle et jeune, parce qu’elle réside dans le cœur de
l’homme; mais tout attirail poétique vieillit, même celui de Virgile, même
celui d’Homère.
 
Le lever du soleil est toujours un spectacle émouvant et neuf; et si nos
premiers parents pouvaient dire que les cavaliers célestes, les Acwins,
précédaient le char de Sâvitri à la main d’or; Homère, que l’Aurore aux
doigts de rose ouvrait les portes de l’Orient; les trouvères, que le soleil
sortait des flots ou de la plaine; ne devrions-nous pas dire: «Dans leur
révolution, nos plaines, nos montagnes, de nouveau se présentent aux
rayons du soleil.» En faisant tomber de leur sphère surnaturelle tous les
mythes poétiques des Védas, de l’antique Hellade, n’avons-nous pas
aperçu, derrière ces personnifications des forces de la nature, des horizons
bien autrement étendus, et l’épopée scientifique de la formation
de l’univers n’offre-t-elle pas à l’esprit de l’homme une large pâture,
sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir les Titans et le règne de Saturne?
Soyons vrais: dans l’art, c’est à la vérité seule qu’il faut demander
la vie, l’originalité, la source intarissable de toute beauté.
 
<br><br>
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<span id="footnote1">[[#note1|1]] : Commencement d’un ouvrage (Diog. Laerce, II, 6; Walken,
<i>Diatrib. in Euripid. fragm.</i>).
 
<span id="footnote2">[[#note2|2]] : Voyez [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1, Architecture monastique|Architecture Monastique]].
 
<span id="footnote3">[[#note3|3]] : Voyez l’ouvrage de M. le comte Melchior de Vogué et de M. Duthoit, sur les villes
entre Alep et Antioche (<i>Syrie centrale</i>).
 
<span id="footnote4">[[#note4|4]] : M. Paul Durand a calqué un grand nombre de ces peintures
qui datent des VIII<sup>e</sup>,
IX<sup>e</sup>, X<sup>e</sup> et XI<sup>e</sup> siècles, et qui sont du plus beau style. Il serait fort à désirer que ces calques
fussent publiés.
 
<span id="footnote5">[[#note5|5]] : Il ne faut pas prendre ici la peinture grecque telle, par exemple, que les moines du
mont Athos l’ont faite depuis le XIII<sup>e</sup> siècle et la font encore aujourd’hui. C’est là un
art tout de recettes, figé; les peintures des manuscrits des VIII<sup>e</sup>, IX<sup>e</sup> et X<sup>e</sup> siècles ont un
caractère plus libre et une tout autre valeur. Nous en dirons autant des peintures
grecques recueillies par M. Paul Durand.
 
<span id="footnote6">[[#note6|6]] : Voyez [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7, Porte |Porte ]], fig. 66, et le texte qui accompagne cette figure.
 
<span id="footnote7">[[#note7|7]] : Voyez dans les œuvres de Dioscoride de la bibliothèque impériale de Vienne, manuscrit
du VI<sup>e</sup> siècle, la miniature représentant Juliana Anicia; les
manuscrits grecs, n<sup>os</sup> 139,
64, 70 de la bibliothèque impériale de Paris, X<sup>e</sup> siècle; les manuscrits de la bibliothèque
de Saint-Marc de Venise; celui conservé au Louvre. Beaucoup de vignettes de ces manuscrits
se font remarquer par la grandeur et l’énergie des compositions, par la netteté
du geste et par la physionomie tout individuelle de certains personnages. Dans son
<i>Histoire des arts au moyen âge</i>, M. Labarte a reproduit fidèlement quelques-unes de ces
vignettes. Dans le même ouvrage on peut voir des copies d’ivoire du du V<sup>e</sup> au XI<sup>e</sup> siècle
byzantin, obtenues par la photographie, qui forment, par leur caractère hiératique, un
contraste frappant avec ces peintures.
 
<span id="footnote8">[[#note8|8]] : Voyez [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 6, Hôtel-de-Ville|Hôtel-de-Ville]], fig. 1, 2 et 3.
 
<span id="footnote9">[[#note9|9]] : Cette tête, comme toutes les sculptures de cet édifice, était peinte. On voit encore
la trace des prunelles d’un ton gris bleu.
 
<span id="footnote10">[[#note10|10]] : Autant que possible ces dessins sont faits sur des moulages que nous possédons, ou
sur des photographies.
 
<span id="footnote11">[[#note11|11]] : Les deux statues de Notre-Dame de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Corbeil|Corbeil]] étaient peintes. On voit encore sur la tête
de la femme la coloration des sourcils et des prunelles. Mais nous devons revenir sur
cette question de la peinture de la statuaire.
 
<span id="footnote12">[[#note12|12]] : Voyez Aug. Thierry, <i>Lettres sur l’histoire de France</i>, VI<sup>e</sup> «Quippe omnes fere
sunt fabri lignarii, et ex hac arte mercedem capientes, semetipsos
alunt.» Socratis.
<i>Hist.</i> Éccl. lib. VII, cap. XXX, apud <i>Script. rer. Gallic.
et Franc.</i>, t.I, p. 604.
 
<span id="footnote13">[[#note13|13]] : Un magnifique sarcophage de marbre du XII<sup>e</sup> siècle.
 
<span id="footnote14">[[#note14|14]] : Le cloître.
 
<span id="footnote15">[[#note15|15]] : Nous parlons ici du tympan de la porte Sainte-Anne
(porte de droite, de la façade
occidentale) lequel date de 1140 environ.
 
<span id="footnote16">[[#note16|16]] : Voyez [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7, Porte |Porte ]], fig. 68.
 
<span id="footnote17">[[#note17|17]] : Nous n’exagérons pas. Possédant des moulages de
quelques-unes des têtes provenant
de cette porte, il nous est arrivé de les montrer à des sculpteurs, dans notre cabinet.
Frappés de la beauté des types et de l’exécution, ceux-ci nous demandaient d’où
provenaient ces <i>chefs-d’œuvre</i>. Si nous avions l’imprudence de leur avouer que cela était
moulé sur une porte de Notre-Dame de Paris, immédiatement l’admiration tombait dans
la glace. Mais si, mieux avisés, nous disions que ces moulages venaient de quelque monument
d’Italie--or au commencement du XIII<sup>e</sup> siècle la sculpture italienne
était assez
barbare--c’était une recrudescence d’enthousiasme. Le dogmatisme académique, non
seulement ne permet pas d’admirer ces œuvres françaises, mais il considère comme une
assez méchante action de les regarder. Tout au moins ce serait une bien mauvaise note.
 
<span id="footnote18">[[#note18|18]] : <i>Phédon</i>, trad. de V. Cousin, édit. de 1822.
Bossange, tome I, page 243.
 
<span id="footnote19">[[#note19|19]] : Les planches jointes à cet article ont toutes été dessinées soit sur des estampages,
à la chambre claire, soit d’après des photographies, soit sur les originaux, de même à
l’aide de la chambre claire. Nous faisons cette observation, parce que, de bonne foi
d’ailleurs, quelques personnes ont prétendu que nous donnions à la statuaire du moyen
âge uu caractère de beauté qu’elle ne possède pas. Nous ne saurions accepter cette critique
flatteuse. Mais serait-elle vraie qu’elle prouverait que l’étude de cette sculpture
peut conduire ceux qui s’y livrent à faire mieux tout en conservant son style et son caractère;
donc cette étude ne serait pas une mauvaise chose.
 
<span id="footnote20">[[#note20|20]] : Sur un édifice récent, qu’il est inutile de citer, nous avons compté vingt-deux têtes
de la Vénus de Milo, autant que de statues. Sur l’observation que nous faisions à un
sculpteur de cet abus d’un chef-d’œuvre, il nous fut répondu: «Ces statues étaient si
mal payées!» Soit, mais alors qu’on ne vienne pas mettre en avant les intérêts de
l’art.
 
<span id="footnote21">[[#note21|21]] : Il y a déjà plus de dix ans, notre belle statuaire des XII<sup>e</sup> et XIII<sup>e</sup> siècles a été moulée
pour être envoyée en Angleterre, et former des musées comparatifs du plus grand intérêt, à tous les points de vue. À la même époque nous avons offert d’envoyer, <i>sans frais
de moulages</i>, des épreuves de ces modèles pour en former à Paris un musée de statuaire
comparée. Il n’a pas été répondu à cette offre.
 
<span id="footnote22">[[#note22|22]] : Nous ne nous servons pas du mot naïf qui nous semble appliqué fort mal à propos
lorsqu’il s’agit des arts dits primitifs. Sculpter un lion comme les Égyptiens, en supprimant
quantité de détails, mais en rendant d’autant mieux l’allure imposante de cet animal,
cela n’est point de la naïveté; tout au contraire, c’est le résultat
d’un art très-réfléchi
et très-sûr de ce qu’il fait...
 
<span id="footnote23">[[#note23|23]] : Apocalypse de saint Jean, chap. VI, v. 8.
 
<span id="footnote24">[[#note24|24]] : Voyez [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 6, Maison|Maison]], figure 11.
 
<span id="footnote25">[[#note25|25]] : Voyez le <i>Recueil de photographies d’après les
monuments de l’église abbatiale de Saint-Denis</i>,
publié par M. Fichot.
 
<span id="footnote26">[[#note26|26]] : Voyez la <i>Monographie de la cathédrale de Chartres</i>, publiée par Lassus, sous les
auspices du Ministre de l’Instruction publique.
 
<span id="footnote27">[[#note27|27]] : Ce fait de vandalisme toléré par la police des villes n’empêche pas ces mêmes villes
de posséder des Sociétés archéologiques qui lisent force mémoires, qui prêchent volontiers
contre les restaurations qu’elles ne dirigent point à leur gré. Ne feraient-elles pas
bien aussi d’obtenir de leurs édiles une police un peu plus attentive à l’endroit de ces mutilations
perpétuelles de monuments uniques et de grande valeur? Des deux siècles, au
point de vue de l’art, quel est le barbare? Est-ce celui qui a su inspirer ces sculptures
et qui possédait, dans de petites capitales de province, des artistes
capables de les exécuter,
ou celui qui laisse détruire ces ouvrages par quelques polissons
désœuvrés?
 
<span id="footnote28">[[#note28|28]] : L’<i>Architecture du V<sup>e</sup> au XVII<sup>e</sup> siècle et les arts qui en dépendent</i>, t. I, Porche sept. de l’égl. cath. de Chartres et les détails.
 
<span id="footnote29">[[#note29|29]] : <i>Alt-Christliche baudenkmale von Constantinopel</i>.
Berlin, 1854.
 
<span id="footnote30">[[#note30|30]] : Paris, Noblet et Baudry, 1865.
 
<span id="footnote31">[[#note31|31]] : <i>Arch. romane du midi de la France</i>, par H. Revoil,
architecte. Paris, Morel, 1864.
 
<span id="footnote32">[[#note32|32]] : Voyez [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2, Chapiteau|Chapiteau]], fig. 18.
 
<span id="footnote33">[[#note33|33]] : Voyez [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7, Porte |Porte ]], fig. 51.
 
<span id="footnote34">[[#note34|34]] : IV <i>Évang. lat. Sax.</i> Bib. Cotton. Nero D. IV, p.
57. Brit. Museum, XII<sup>e</sup> s.
 
<span id="footnote35">[[#note35|35]] : Voyez l’ouvrage de M. W. Salzemberg. <i>Alt-Christliche
baudenkmale von Constantinopel...</i>, Berlin, 1854.
 
<span id="footnote36">[[#note36|36]] : Il faut dire que l’école de statuaire du Poitou est supérieure à celle de la Saintonge,
mais ces deux écoles ne diffèrent entre elles que par la qualité de l’exécution, les artistes
poitevins étant très-supérieurs aux artistes saintongeois. Quant au style, il est le même
dans ces deux provinces.
 
<span id="footnote37">[[#note37|37]] : Il est clair que nous entendons ici l’art <i>dit</i> arabe, mais qui, de fait, est en grande partie dû aux artistes de l’époque des Sassanides.
 
<span id="footnote38">[[#note38|38]] : Les monuments gallo-romains étaient très-abondants en Auvergne, notamment au Puy en Vélay.
 
<span id="footnote39">[[#note39|39]] : Du cloître de la cathédrale du Puy en Vélay; partie du XII<sup>e</sup> siècle.
 
<span id="footnote40">[[#note40|40]] : Fragments romans replacés aux portes nord et sud, lors de la reconstruction de la
cathédrale au XIII<sup>e</sup> siècle.
 
<span id="footnote41">[[#note41|41]] : Chapiteaux de l’abside dont la construction remonte aux premières années du
XII<sup>e</sup> siècle. Nous devons ces dessins à M. Bœswilwald qui a bien voulu nous communiquer
les études très-détaillées faites par lui sur cet intéressant monument.
 
<span id="footnote42">[[#note42|42]] : Voyez [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 5, Flore|Flore]].
 
<span id="footnote43">[[#note43|43]] : Voyez, à ce sujet, les deux excellents articles de notre ami si justement regretté,
M. Félix de Verneilh, dans les <i>Annales archéologiques</i>, t.
XXIII, p. 4 et 115.
 
<span id="footnote44">[[#note44|44]] : Voyez les <i>Extraits des historiens arabes relatifs aux
guerres des croisades</i>, par M. Reinaud, 1829.
 
<span id="footnote45">[[#note45|45]] : Des colonnes monostyles des collatéraux de l’abside.
 
<span id="footnote46">[[#note46|46]] : <i>Annales archéologiques</i>, t. XXIII, p.
128.
 
<span id="footnote47">[[#note47|47]] : Il faut observer ici comment les sculptures étaient faites en chantier dès cette époque,
c’est-à-dire avant la pose. Notre figure donne deux assises de l’ornement montant.
On voit parfaitement que le raccord entre les deux portions d’ornement, au lit de la
pierre, ne se fait pas exactement, ce qui n’est possible qu’à la condition de ravaler et de
sculpter sur le tas.
 
<span id="footnote48">[[#note48|48]] : Voyez figure 44.
 
<span id="footnote49">[[#note49|49]] : Le rinceau qui fait pendant à celui-ci imite les
bourgeons de la fougère au moment
où ils se développent.
 
<span id="footnote50">[[#note50|50]] : L’un des chapiteaux des piles cylindriques du chœur.
 
<span id="footnote51">[[#note51|51]] : Il n’existe pas une seule représentation d’animal dans les chapiteaux de Notre-Dame
de Paris, bien qu’à cette époque (seconde moitié du XII<sup>e</sup> siècle), on en sculptât encore
dans beaucoup d’autres édifices.
 
<span id="footnote52">[[#note52|52]] : Nous devons les dessins de ces fragments à l’obligeance
de M. Sauvageol.
 
<span id="footnote53">[[#note53|53]] : Chapiteaux du triforium.
 
<span id="footnote54">[[#note54|54]] : Ce n’est pas la première fois que nous signalons l’activité des constructeurs du
moyen âge. La nef et une grande partie de la façade de Notre-Dame de Paris furent
élevées en dix ans au plus; la nef de la cathédrale d’[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]] et le pignon de la façade,
d’où proviennent les fragments ci-dessus, étaient achevés en six ou sept ans. Le château
de Coucy, si important, fut construit en peu d’années. De ce qu’un grand nombre de ces
constructions ont été interrompues pendant des demi-siècles, faute de ressources, ou par
suite de malheurs publics, puis reprises, puis interrompues, puis continuées, on en conclut
qu’elles s’élevaient très-lentement. C’est une erreur: toutes fois que l’on construisait, pendant
le moyen âge, on construisait très-vite.
 
<span id="footnote55">[[#note55|55]] : On n’avait pas inventé alors l’<i>art industriel</i>, dénomination qui démontre combien
nous avons perdu le vrai sens de l’art.
 
<span id="footnote56">[[#note56|56]] : Remarquons encore ici que, dans nos musées de Paris ou de province, dans nos
écoles, il n’y a pas un seul moulage de cette statuaire pouvant servir à l’enseignement;
et c’est nous qui sommes les gens exclusifs!
 
<span id="footnote57">[[#note57|57]] : Porte de droite, dont la partie inférieure date de 1250 à 1260.
 
<span id="footnote58">[[#note58|58]] : Il est entendu qu’en parlant du XV<sup>e</sup> siècle, nous ne nous occupons que de la véritable
école française, en laissant de côté les magots flamands, sur lesquels habituellement
on juge notre art.
 
<span id="footnote59">[[#note59|59]] : Ce tombeau date de 1320 environ.
 
<span id="footnote60">[[#note60|60]] : On détruisit un grand nombre de monuments de bronze vers la fin du règne de
Louis XIV. Ce fut à cette époque que toutes les tombes de métal et les décorations du
chœur de Notre-Dame de Paris furent fondues, afin d’aider à l’arrangement du nouveau
chœur.
 
<span id="footnote61">[[#note61|61]] : Voyez l’article [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 9, Tombeau |Tombeau ]], dans lequel nous présentons quelques-uns de ces monuments.
 
<span id="footnote62">[[#note62|62]] : Voyez la <i>Monographie de Saint-Yved de Braisne</i>, par M. Stanislas Prioux.
 
<span id="footnote63">[[#note63|63]] : La collection Gaignères d’Oxford, bibliothèque Bodléienne, conserve un dessin colorié de ce tombeau.
 
<span id="footnote64">[[#note64|64]] : Voyez, pour ces objets de bronze destinés à la décoration intérieure, le <i>Dictionnaire du mobilier</i>.
 
<span id="footnote65">[[#note65|65]] : Il en est de cette singulière prétention comme de beaucoup d’autres du même temps.
On répète partout, par exemple, que la brouette a été inventée sous Louis XIV; or, il est
vingt manuscrits du XIII<sup>e</sup> et du XIV<sup>e</sup> siècle dont les vignettes présentent des brouettes beaucoup
moins grossières que celles de XVII<sup>e</sup> siècle. Le haquet est, dit-on
encore, inventé par
Pascal; l’invention ne lui ferait pas grand honneur, mais elle ne lui appartient pas. On
voit des haquets figurés dès le XIV<sup>e</sup> siècle.
 
<span id="footnote66">[[#note66|66]] : Voyez [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7, Pignon |Pignon ]], fig. 8 et 9.
 
<span id="footnote67">[[#note67|67]] : Ces statues mesurent 2<sup>m</sup>,15 (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7, Pignon |Pignon ]], fig. 9).
 
<span id="footnote68">[[#note68|68]] : Cette figure est placée à la droite du Christ.
 
<span id="footnote69">[[#note69|69]] : Voyez [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 8, Salle |Salle ]], fig. 1 et 2.
 
<span id="footnote70">[[#note70|70]] : «Ci commence li force des trais de portraiture si con li
ars de iométrie les ensaigne
por legierement ovrer...» Ici commence la méthode du tracé pour dessiner la
figure ainsi que l’enseigne l’art de la géométrie pour facilement travailler. (Voyez
l’<i>Album de Villard de Honnecourt, publié en fac-simile</i>, par J. B. Lassus et Darcel,
pl. 34, 35, 36 et 37.)
 
<span id="footnote71">[[#note71|71]] : Voyez la planche 36 de l’<i>Album de Villard de Honnecourt</i>.
 
<span id="footnote72">[[#note72|72]] : Voyez la Notice de M. Goze, correspondant du Comité des arts et monuments, sur
ces statues remarquables.
 
<span id="footnote73">[[#note73|73]] : Deux des neuf preux qui donnaient leurs noms aux tours du château. Ces statues
ont 2<sup>m</sup>,30 de haut. Ces preux portent les habits de guerre des dernières années du
XIV<sup>e</sup> siècle, rendus avec une remarquable souplesse.
 
<span id="footnote74">[[#note74|74]] : Voyez l’<i>Architecture domestique</i> de MM. Verdier et Cattois, t. II, p. 60.
 
<span id="footnote75">[[#note75|75]] : Voyez [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1, Architecture|Architecture]].