« Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Construction -- Développement » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
m Hsarrazin a déplacé la page Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 4, Construction -- Développement vers [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Construction -- ...
m Contenu remplacé par « {{TextQuality|100%}}<div class="text"> {{NAD|C|Construction -- Matériaux|Construction -- Civiles|4}} <pages index="Viollet-le-Duc - Dictionnaire raisonné de l’arch... »
 
Ligne 1 :
{{TextQuality|100%}}<div class="text">
{{NAD|C|Construction -- Matériaux|Construction -- Civiles|4}}
{| width=100% border="0"
|<pages width=33% styleindex="background: #ffe4b5" | <center><Viollet-le-Duc - [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 1854-1868, Tometome 4,.djvu" Constructionfrom=134 --to=211 Matériaux|Constructiontosection=s1 -- Matériaux]]</center>
<references />
| width=33% style="background: #ffe4b5" | <center>[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index alphabétique - C|Index alphabétique - C]]</center>
| width=33% style="background: #ffe4b5" | <center>[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 4, Construction -- Civiles|Construction -- Civiles]] ></center>
|-
|
| width=33% style="background: #ffe4b5" | <center>[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index Tome 4|Index par tome]]</center>
|
|}
 
 
=== DÉVELOPPEMENTS ===
(XIII<sup>e</sup> SIÈCLE) À Dijon, il existe une église de médiocre
dimension, sous le vocable de Notre-Dame; elle fut bâtie vers 1220; c'est
un chef-d'œuvre de raison où la science du constructeur se cache sous
une simplicité apparente. Nous commencerons par donner une idée de la
structure de cet édifice. Le chevet, sans collatéral, s'ouvre sur la croisée;
il est flanqué de deux chapelles ou absidioles orientées comme le sanctuaire,
et donnant sur les transsepts dans le prolongement des bas-côtés
de la nef.
 
L'abside de Notre-Dame de Dijon ne se compose, à l'intérieur, que
d'un soubassement épais, peu élevé, portant des piles isolées reliées en
tous sens, et n'ayant pour clôture extérieure qu'une sorte de cloison de
pierre percée de fenêtres. Naturellement, les piles sont destinées à porter
les voûtes; quant aux cloisons, elles ne portent rien, elles ne sont qu'une
fermeture. À l'extérieur, la construction ne consiste qu'en des contre-forts.
</div>
[[Image:Abside.Notre.Dame.Dijon.png|center]]
<div class="text">
La fig. 75 donne une vue perspective de cette abside; étant dépourvue
de bas-côtés, les contre-forts contre-buttent directement la voûte
sans arcs-boutants<span id="note1"></span>[[#footnote1|<sup>1</sup>]]. Ces contre-forts sont épais et solides; en eux seuls
réside la stabilité de l'édifice. Rien n'est plus simple d'aspect et de fait
que cette construction. Des murs minces percés de fenêtres ferment
tout l'espace laissé entre les contre-forts. Un passage extérieur en A est
laissé pour faciliter les réparations des grandes verrières. Tous les parements
sont bien garantis contre la pluie par des pentes sans ressauts et
des corniches ou bandeaux. Ce n'est évidemment là qu'une enveloppe
solide, un abri. Entrons maintenant dans l'église de Notre-Dame de
Dijon. Autant l'extérieur est simple, solide, couvert, abrité, autant l'intérieur présente des dispositions légères, élégantes. Ce monument était et
est encore bâti dans un quartier populeux, entouré de rues étroites;
l'architecte a pensé qu'il devait tout sacrifier à l'effet intérieur.
</div>
[[Image:Interieur.abside.Notre.Dame.Dijon.png|center]]
<div class="text">
On reconnaît d'ailleurs qu'il a dû être limité dans ses dépenses, éviter les frais
inutiles. Il ne prodigue pas les matériaux, il n'a pas voulu poser une
pierre de trop. L'abside donc, intérieurement (76), se compose d'un soubassement
plein A, épais, construit en assises et décoré d'une arcature
indépendante, en placage. De ce soubassement partent déjà les colonnettes
B, qui montent jusqu'aux naissances des arcs de la grande voûte. Ces
colonnettes sont posées en délit de la base à la tablette C, qui les relie par
une bague à la construction extérieure. Sur ce soubassement est un
passage ou galerie de service destinée à faciliter l'entretien des verrières
D et à tendre l'église, s'il est besoin, les jours de fêtes. Les piles E sont
isolées; elles se composent de quatre colonnes en délit, de la base aux
chapiteaux, une grosse (0,37 c. de diamètre) et trois grêles (0,12 et 0,15 c.
de diamètre). En A', nous donnons la section de ces piles. La grosse
colonne et les deux latérales sont chacune d'une seule pièce jusqu'à
l'assise F des chapiteaux, tandis que la colonnette montant de fond est
d'un seul morceau jusqu'à la tablette G. Cette tablette G forme plafond
sur la galerie basse et relie la grande arcature avec les parements extérieurs.
Dans la hauteur de la galerie du deuxième étage (triforium),
même disposition des piles, même section A'; seulement une colonnette
intermédiaire H portant une arcature composée elle-même de grands
morceaux de pierre minces, comme des dalles posées de champ. Au-dessus
du triforium, un second dallage I sert de plafond à ce triforium et
relie l'arcature à la construction extérieure; puis naissent les arcs de la
grande voûte contre-buttés par les contre-forts extérieurs. Les fenêtres
hautes s'ouvrent alors au-dessus de l'arcature du triforium, et ne sont
plus en renfoncement comme au-dessous, afin de donner tout le jour
possible et de laisser à l'extérieur le passage dont nous avons parlé plus
haut. Ainsi la poussée des arcs se reporte obliquement sur les
contre-forts
extérieurs, lesquels sont bâtis en assises, et les piles intérieures ne sont
que des points d'appui rigides, incompressibles, puisqu'ils sont composés
de grandes pierres en délit, mais qui, par leur faible assiette, ne présentent
qu'un quillage pouvant au besoin s'incliner d'un côté ou de l'autre, en
dehors ou en dedans, sans danger, s'il survient un tassement. Quant aux
murs K, ce ne sont, comme nous l'avons dit, que des cloisons de 0,20 c.
au plus d'épaisseur. Dépouillons maintenant cette construction de tout
ce qui n'est qu'accessoire, prenons son squelette, voici ce que nous trouverons
(77): A un contre-fort bâti, masse passive; B quille grêle, mais
rigide, résistante comme de la fonte de fer, grâce à la qualité du calcaire
employé; C assises au droit des arcs, et par conséquent flexibilité au
besoin; D liaison du dedans avec le dehors; E seconde quille, mais plus
courte que celle du bas, car le monument s'élève et les mouvements qui
se produiraient auraient plus de gravité; F seconde assise de liaison du
dedans avec le dehors; G sommiers; H simples fermetures qui n'ont rien
à porter et ne servent qu'à clore l'édifice; I buttée là seulement où la
poussée de l'arc agit. Rien de trop, mais tout ce qui est nécessaire,
puisque cette construction se maintient depuis plus de six siècles et
qu'elle ne paraît pas près de sa ruine. Il n'est pas nécessaire de rappeler
ici ce que nous avons dit relativement à la fonction des colonnettes monostyles
qui accompagnent les colonnes B et E, et que nous avons supposé
enlevées dans la fig. 77; elles ne sont que des soutiens accessoires qui
donnent de la fermeté et de l'assiette aux colonnes principales, sans être
absolument indispensables. La charge des voûtes s'appuie bien plus sur
les contre-forts, par suite de l'action de la poussée, que sur les cylindres
BE (voy. fig. 33). Les groupes intérieurs de colonnettes ne portant qu'un
poids assez faible, il n'était pas besoin de leur donner une grande résistance.
Mais si nous avons un bas-côté, si les contre-forts, au lieu d'être
immédiatement opposés à l'action des voûtes, en sont éloignés de toute la
largeur de ce collatéral, alors les piles verticales doivent avoir plus
d'assiette, car elles portent réellement le poids des voûtes.
</div>
[[Image:Coupe.abside.Notre.Dame.Dijon.png|center]]
<div class="text">
La nef de la même église de Notre-Dame de Dijon est voûtée suivant la
méthode gothique primitive. Les arcs ogives sont sur plan carré et recoupés
par un arc doubleau. Les piles inférieures sont cylindriques, élevées
en tambours et de diamètres égaux. De deux en deux, les chapiteaux
diffèrent cependant, car ils portent alternativement ou un arc doubleau
et deux arcs ogives, ou un arc doubleau seulement. Voici (78) une vue
d'une travée intérieure de la nef de Notre-Dame de Dijon. En A' nous
avons tracé la section du sommier A, et en B' la section du sommier B,
avec la projection horizontale des tailloirs des chapiteaux. Ces chapiteaux
portent une saillie plus forte du côté de la nef, pour recevoir les colonnettes
qui montent jusqu'aux naissances des voûtes, toujours par suite de
ce principe qui consiste à reculer les points d'appui verticaux de façon à
soutirer une partie des poussées (voy. fig. 34). En C' nous donnons la
section horizontale des piles C et en D' celle des piles D au niveau du
triforium, en E' la section horizontale des sommiers E et en F' celle des
sommiers F au niveau des tailloirs recevant les grandes voûtes. Cet aperçu
général présenté, examinons maintenant avec soin la structure de cette
nef.
</div>
[[Image:Nef.Notre.Dame.Dijon.png|center]]
<div class="text">
Nous l'avons dit déjà, l'architecte de l'église de Notre-Dame de Dijon
disposait d'un terrain exigu, resserré entre des rues étroites; il ne pouvait
donner aux contre-forts de la nef, étayant tout le système, une forte
saillie en dehors du périmètre des bas-côtés. S'il eût suivi les méthodes
adoptées de son temps, s'il se fût soumis à la routine, ou, pour être plus
vrai, aux règles établies déjà par l'expérience, il eût tracé les arcs-boutants
de la nef ainsi que l'indique la fig. 79. La poussée de la grande voûte
agissant de A en B, il aurait posé le dernier claveau de l'arc en A et son
chaperon en B, et il aurait avancé le devant du contre-fort en C de
manière à ce que la ligne oblique des poussées ne dépassât pas le point G.
</div>
[[Image:Arc.boutant.Notre.Dame.Dijon.png|center]]
<div class="text">
Mais il ne peut sortir de la limite I: la largeur réservée à la voie publique
ne le lui permet pas; d'un autre côté, il ne peut, à l'intérieur, dépasser
le point K, qui est à l'aplomb de la pile engagée intérieure L, sous peine
d'avoir un porte-à-faux et de briser l'arc doubleau M, dont il est important
de conserver la courbure; car si un poids trop considérable agit sur les
reins de cet arc en N, cet arc chassera la pile isolée intérieure suivant une
direction OP. Donc, l'architecte doit établir la pile de son
arc-boutant
dans l'espace compris entre K et I'. Mais nous savons que cette pile doit
être passive, immobile, car c'est elle qui est le véritable point d'appui de
tout le système; elle ne peut évidemment acquérir cette immobilité (son
assiette étroite étant donnée) que par une combinaison particulière, un
supplément de résistance verticale. Voici donc comment le constructeur
résout le problème: il élève la pile entre les deux points voulus (79 bis);
il charge fortement la tête de l'arc-boutant en A; il incline le chaperon
BC de manière à le rendre tangent à l'extrados de l'arc; puis il amène la
face postérieure du pinacle D jusqu'au point E en porte-à-faux sur le
parement F, de manière que l'espace PF soit un peu moins du tiers de
l'espace FG. Ainsi la poussée de la grande voûte est fortement comprimée
d'abord par la charge A, elle est neutralisée par cette pression; ce n'est
plus que l'arc-boutant qui
</div>
[[Image:Arc.boutant.Notre.Dame.Dijon.2.png|center]]
<div class="text">
<br>
agit lui-même sur la pile K, d'autant qu'il est chargé en A. Si donc cet arc devait se déformer, ce serait suivant le tracé
R; il se briserait en S et la pile K s'inclinerait. Mais l'architecte recule
son pinacle, charge la pile en dehors de son aplomb jusqu'au point E,
c'est-à-dire jusqu'au point où la rupture de l'arc-boutant aurait lieu; il
arrête donc cette rupture, car sous la charge le point S' de
l'arc-boutant
ne peut se relever; mais le pinacle D ne fait que comprimer l'arc, il ne
le charge pas, puisque l'espace CO est plus grand que l'espace OP: donc
la charge du pinacle, qui est une construction homogène bien faite, en
grandes pierres de taille, se porte sur OC, le centre de gravité du pinacle
étant entre O et C; donc, l'arc démoli, ce pinacle resterait debout; donc
il charge la pile K d'un poids supérieur à celui qu'aurait un pinacle
n'ayant que FG de largeur; donc il assure ainsi la stabilité de la pile FG,
trop faible par elle-même pour résister à la poussée sans l'appoint de
cette charge, et, en même temps, il comprime les reins de
l'arc-boutant
au point où cet arc tendrait à se briser en se relevant. Le fait est encore
plus probant que toutes les déductions logiques; la construction de la nef
de Notre-Dame de Dijon, malgré la faiblesse de ses contre-forts extérieurs,
n'a pas subi la moindre déformation. Ne perdons pas de vue l'intérieur;
observons que les voûtes ne poussent pas directement sur la tête des arcs-boutants,
et qu'entre la tête de ces arcs et le sommier de la voûte il
existe, au-dessus du triforium U, un contre-fort intérieur V seulement
au
droit de cette poussée, et qui neutralise singulièrement son action. Étudions
les détails: le bloc de pierre T, contre lequel vient butter le dernier
claveau de l'arc-boutant, n'est autre que le linteau portant le contre-fort
dont nous venons de parler, et dans la hauteur duquel linteau sont pris
les deux chapiteaux qui portent les formerets de la voûte (voy. fig. 78). Ce
linteau est juste posé au niveau de l'action de la poussée de la grande
voûte.
</div>
[[Image:Detail.Notre.Dame.Dijon.png|center]]
<div class="text">
Disséquons cette construction pièce à pièce (80). Nous voyons en A la
colonne, quille principale du triforium au droit des piles qui portent les
naissances d'un arc doubleau et de deux arcs ogives, quille flanquée de
ses deux colonnettes B. En C les grandes colonnettes en délit qui posent
sur le tailloir du gros chapiteau du rez-de-chaussée, et qui passent devant
le groupe ABB pour venir sous l'assise M des chapiteaux des arcs de la
grande voûte; assise d'un seul morceau. En D le chapiteau du triforium.
En E le sommier de l'arcature du triforium, d'un seul morceau. En F les
deux morceaux fermant l'arcature. En G l'assise du plafond du triforium
reliant l'arcature et l'assise des chapiteaux M au contre-fort extérieur
sous le comble, contre-fort dont les assises sont tracées en H. En G'
une
des dalles posées à la suite de celle G et reliant le reste de l'arcature à la
cloison bâtie sous les fenêtres supérieures dont I est l'appui. Ces dalles G'
portent le filet-solin K recouvrant le comble du bas-côté. En L le premier
morceau de contre-fort extérieur vu au-dessus du comble. En M l'assise
des chapiteaux des grandes voûtes portant les deux bases des colonnettes
en délit des formerets. En N le sommier des grandes voûtes dont le lit
supérieur est horizontal, et qui porte les naissances des deux arcs ogives
et de l'arc doubleau. En O le second sommier portant les deux arcs ogives
et l'arc doubleau, le lit supérieur de celui-ci étant déjà normal à la courbe,
tandis que les lits des deux arcs ogives sont encore horizontaux. En P le
troisième sommier ne portant plus l'arc doubleau, qui est dès lors indépendant,
mais portant encore les deux arcs ogives dont les lits supérieurs
sont horizontaux. En Q le quatrième sommier ne portant plus que l'épaulement
derrière les arcs ogives pour poser les premiers moellons des
remplissages. En R le linteau dont nous parlions tout à l'heure, reliant
les sommiers à la pile dont les assises sont tracées en S; ce linteau porte
les épaulements derrière les arcs ogives, car il est important de bien
étayer ces arcs ogives indépendants déjà et dont des claveaux sont figurés
en T, tandis que l'un des claveaux de l'arc doubleau est figuré en V. En
X l'assise de contre-fort extérieur portant amorce de l'appui des fenêtres,
bases des colonnettes extérieures de ces fenêtres, et filet passant par-dessus
le filet-solin du comble, ainsi que l'indique le détail perspectif Y. L'arrivée
des claveaux des arcs-boutants vient donc butter le linteau R, et, à partir
de ce linteau, l'intervalle entre la pile S et la voûte est plein (voy. la vue
intérieure, fig. 78).
</div>
[[Image:Chapiteau.Notre.Dame.Dijon.png|center]]
<div class="text">
Si nous examinons la coupe fig. 79 bis, nous voyons que le contre-fort
X, le mur du triforium Y, le passage Z et la pile intérieure présentent une
épaisseur considérable; car ce passage est assez large: le mur et le contre-fort
ont ensemble 0,60 c. environ, et le groupe de colonnes composant la
pile intérieure 0,50 c. Or tout cela doit porter sur un seul chapiteau, couronnant
une colonne cylindrique. Il y aura évidemment un porte-à-faux,
et si le contre-fort X vient à s'appuyer sur les reins de l'arc doubleau du
bas-côté, la pression qu'il exercera fera chasser la colonne en dedans, lui
fera perdre son aplomb, et, une fois son aplomb perdu, tout l'équilibre de
la construction est détruit. Le constructeur a d'abord donné (81) au
chapiteau la forme A; c'est-à-dire qu'il a ramené l'axe de la colonne dans
le plan vertical passant par le milieu de l'archivolte B. Sur ce chapiteau,
il a posé deux sommiers CD à lits horizontaux: le premier sommier C,
portant les bases des colonnettes en délit, montant jusqu'à la naissance
des grandes voûtes; le troisième sommier E porte les coupes normales
aux courbes de l'arc doubleau, des arcs ogives et des archivoltes, car, à
partir de ce sommier, les arcs se dégagent les uns des autres. Affranchi
des arcs qui dès lors sont posés par claveaux indépendants, le constructeur
a monté une pile, formant harpe à droite et à gauche, FGHIK en
encorbellement jusqu'à l'aplomb du contre-fort L; dans l'assise I, il a eu
le soin de réserver deux coupes M pour recevoir des arcs en décharge
portant le mur du triforium N. La pile intérieure O, composée, comme
nous l'avons dit ci-dessus, d'un faisceau de colonnettes en délit, porte sur
le parement intérieur de cette pile. Il est entendu que les assises FGHIK
sont d'un seul morceau chaque, et fortes. Le poids le plus lourd et
la résistance qui présente le plus de roide est la pile O, puisqu'elle porte
verticalement les voûtes contre-buttées; le contre-fort L ne porte presque
rien, car la tête de l'arc-boutant ne le charge pas (voy. fig. 79 bis), il ne
fait qu'équilibrer la bâtisse. Donc les pierres KIH, étant chargées à la
queue en K'I'H', ne peuvent basculer; donc le contre-fort est soutenu.
Quant à la poussée de l'arc doubleau P et des arcs ogives du collatéral,
elle est complètement neutralisée par la charge qui vient peser à l'aplomb
de la pile O. On comprend maintenant comment il est essentiel que la pile
O soit composée de grandes pierres debout et non d'assises, car cette pile
supporte une double action de compression: celle de haut en bas, par
suite de la charge des voûtes, et celle de bas en haut, par l'effet de bascule
produit par les contre-forts L sur la queue des pierres KI. Si donc ces piles
O étaient bâties par assises, il pourrait se faire que les joints en mortier,
fortement comprimés par cette double action, vinssent à diminuer d'épaisseur;
or le moindre tassement dans la hauteur des piles O aurait pour
effet de déranger tout l'équilibre du système. Au contraire, l'action de
levier produit par les assises I et K sous la pile O a pour résultat (ces piles
étant parfaitement rigides et incompressibles) de soutenir
très-énergiquement
la naissance des grandes voûtes.
 
On se rendra mieux compte de ce système de construction en supposant,
par exemple, qu'on ait employé, pour l'exécuter, de la fonte de fer, de la
pierre et du bois (82). Soit une colonne et son chapiteau en fonte A posés
sur un dé en pierre et portant un sommier B de pierre. Le constructeur
donne, vers l'intérieur de la nef, une plus forte saillie au chapiteau que
du côté du collatéral. Sur ce chapiteau, il élève les assises BCDEFG, etc.,
en encorbellement. Il pose trois colonnes en fonte H le long du parement
intérieur, doublées de trois autres colonnes H' (voy. la section H''); ces
colonnes HH' sont reliées au contre-fort I par des colliers et un crampon
K, afin de rendre le contre-fort solidaire de la pile et d'empêcher le rondissement
de l'un ou de l'autre. Le contre-fort I est construit en assises de
pierres. Sur les colonnes HH', l'architecte pose les sommiers L de la
grande voûte; les deux colonnes latérales OO continuent seules jusqu'au
linteau M qui contre-butte les arcs de la grande voûte. À l'extérieur, il
élève une pile N en pierre afin de pouvoir maintenir le quillage intérieur
dans la verticale au moyen de l'étaiement P contre-butté, pour éviter son
relèvement, par les moises R. Il n'y a aucun inconvénient, au contraire,
à ce que le contre-fort I, bâti en assises, vienne à se comprimer et tasser,
car plus le point Q s'abaissera et plus l'étai P sera roidi contre la queue
du linteau M. Cependant ce contre-fort I est nécessaire pour retenir la
queue du linteau M dans un plan horizontal, mais surtout pour donner
de la stabilité à la colonne A. En effet, il n'est pas besoin d'être fort
versé dans la connaissance des lois d'équilibre pour savoir que si, entre
une colonne Y et une colonne S, grêles toutes deux (82 bis), nous posons
plusieurs assises horizontales, il sera impossible, si chargée que soit la
colonne S, et si bien étrésillonnées que soient les assises dans un sens, de
maintenir ces deux quilles dans un plan vertical parallèle au plan des
étrésillons; tandis que, posant sur une colonne T (82 ter) des assises horizontales
V, étrésillonnées dans un sens, et sur ces assises deux supports
ou chandelles XX' passant dans un plan vertical perpendiculaire au plan
des étrésillons, en supposant d'ailleurs ces deux chandelles XX' chargées,
nous pourrons maintenir les colonnes XX' et T dans des plans parallèles
aux étrésillons. C'est en cela que consiste tout le système de la construction
des nefs gothiques posant sur des colonnes. Là est l'explication des
galeries superposées de l'architecture bourguignonne, sorte de
contre-fort
vide dont le parement intérieur est rigide et le parement extérieur compressible,
donnant ainsi une grande puissance de résistance et d'assiette
aux naissances des voûtes hautes, évitant des culées énormes pour contre-butter
les arcs-boutants, et détruisant par son équilibre et sa pression
sur deux points distants l'effet de poussée des voûtes des bas-côtés.
</div>
[[Image:Etude.colonne.fonte.png|center]]
<div class="text">
En vérité, tout ceci peut paraître compliqué, subtil, cherché; mais on
voudra bien reconnaître avec nous que c'est ingénieux, fort habile,
savant, et que les auteurs de ce système n'ont fait aucune confusion de
l'art grec avec l'art du Nord, de l'art romain avec l'art oriental; qu'ils
n'ont pas mis la fantaisie à la place de la raison, et qu'il y a dans ces
constructions mieux que l'apparence d'un système logique. Nous admettons
parfaitement que l'on préfère une construction grecque, romaine ou
même romane à celle de l'église de Notre-Dame de Dijon; mais on voudra
bien nous permettre de croire qu'il y a plus à prendre ici, pour nous
architectes du XIX<sup>e</sup> siècle, appelés à élever des édifices
très-compliqués,
à jouer avec la matière, possédant des matériaux très-différents par leur
nature, leurs propriétés et la façon de les employer; forcés de combiner
nos constructions en vue de besoins nouveaux, de programmes
très-variés,
très-différents de ceux des anciens...; qu'il y a plus à prendre,
disons-nous, que dans la structure primitive et si simple du temple de
Minerve d'Athènes, ou même dans la structure concrète, immobile, du
Panthéon de Rome. Il est fâcheux que nous ne puissions toujours bâtir
comme les anciens et observer perpétuellement ces règles si simples et si
belles des constructeurs grecs ou romains; mais nous ne pouvons élever
raisonnablement une gare de chemin de fer, une halle, une salle pour
nos assemblées, un bazar ou une bourse, en suivant les errements de la
construction grecque et même de la construction romaine, tandis que les
principes souples appliqués déjà par les architectes du moyen âge, en les
étudiant avec soin, nous placent sur la voie moderne, celle du progrès
incessant. Cette étude nous permet toute innovation, l'emploi de tous les
genres de matériaux, sans déroger aux principes posés par ces architectes,
puisque ces principes consistent précisément à tout soumettre, matériaux,
forme, dispositions d'ensemble et de détail, au raisonnement; à atteindre
la limite du possible, à substituer les ressources de l'industrie à la force
inerte, la recherche de l'inconnu à la tradition. Il est certain que si les
constructeurs gothiques eussent eu à leur disposition de grandes pièces
en fonte de fer, ils n'auraient pas manqué d'employer cette matière dans
les bâtiments, et je ne répondrais pas qu'ils ne fussent bientôt arrivés à
des résultats plus judicieux, mieux raisonnés que ceux obtenus de notre
temps, car ils auraient franchement pris cette matière pour ce qu'elle est,
en profitant de tous les avantages qu'elle présente et sans se préoccuper
de lui donner d'autres formes que celles qui lui conviennent. Leur système
de construction leur eût permis d'employer simultanément la fonte de fer
et la pierre, chose que personne n'a osé tenter à notre époque, tant la
routine a d'action sur nos constructeurs, qui ne cessent de parler de progrès,
comme ces choristes d'opéras qui crient «Partons!» pendant un
quart d'heure, sans bouger de la scène. Nous ne sachions pas que l'on
ait essayé en France, jusqu'à ce jour, si ce n'est dans la construction des
maisons de quelques grandes villes, de porter des masses considérables
de maçonnerie, des voûtes en brique ou même en pierre, de bonnes
bâtisses bien raisonnées et appareillées, élégantes et solides, sur des points
d'appui isolés en fonte. C'est qu'en effet l'instruction <i>classique</i> ne peut
guère permettre ces essais que les architectes du moyen âge n'eussent
certainement pas manqué de faire, et probablement avec un plein succès.
 
Quant à s'arrêter en chemin, ce n'est pas ce qu'on peut reprocher aux
architectes gothiques; nous allons voir avec quelle ardeur ils se lancent
dans l'application de plus en plus rigoureuse des principes qu'ils avaient
posés, et comme ils arrivent, en quelques années, à pousser à bout ces
principes, à employer la matière avec une connaissance exacte de ses
qualités, à jouer avec les problèmes les plus compliqués de la géométrie
descriptive.
 
<span id="Auxerre8">L'église de Notre-Dame de Dijon est un petit édifice, et on pourrait
croire que les architectes bourguignons de la première moitié du XIII<sup>e</sup> siècle
n'ont osé se permettre des hardiesses pareilles dans des monuments
d'une grande étendue comme surface et fort élevés. C'est le contraire qui
a lieu; il semble qu'en opérant sur une vaste échelle, ces constructeurs
prennent plus d'assurance encore et développent avec plus de franchise
encore leurs moyens d'exécution. Le chœur de la cathédrale de
Saint-Étienne
d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Auxerre|Auxerre]] fut rebâti, de 1215 à 1230 environ, sur une crypte
romane (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 4, Crypte|Crypte]]), qui fit adopter certaines dispositions inusitées dans
les grandes églises de cette époque. Ainsi le sanctuaire est entouré d'un
simple collatéral avec une seule chapelle absidale carrée. Quant à sa construction,
elle présente une parfaite analogie, dans les œuvres basses, avec
celle de l'église de Notre-Dame de Dijon. Toutefois, à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Auxerre|Auxerre]], la bâtisse
est plus légère encore, et certaines difficultés, résultant des dispositions
romanes du plan qu'on ne voulait pas changer, ont été résolues de la
manière la plus ingénieuse.
</div>
[[Image:Detail.plan.cathedrale.Saint.Etienne.Auxerre.png|center]]
<div class="text">
Nous donnons (83) la moitié du plan de la chapelle absidale placée sous
le vocable de la sainte Vierge. Ce plan est pris à la hauteur de la galerie
du rez-de-chaussée portant, comme à Notre-Dame de Dijon, sur une
arcature. En X, nous avons figuré, à une plus petite échelle, la projection
horizontale de la voûte du collatéral devant cette chapelle. Suivant la
méthode bourguignonne, les formerets sont isolés du mur; ils reposent
sur des colonnettes en délit AB, CD, EF, GH, etc. Des colonnes-noyau,
également posées en délit, supportent l'effort des pressions, et la voûte se
compose de deux arcs ogives IK, LM, d'un arc doubleau NO, et de deux
arcs intermédiaires PQ, RS. Ces deux arcs intermédiaires viennent, au
droit du collatéral, retomber sur deux colonnes isolées QS, en délit, d'un
seul morceau chaque, ayant 0,24 c. de diamètre sur 6<sup>m</sup>,60 de haut de la
base au-dessous du chapiteau. La difficulté était de neutraliser si exactement
les diverses poussées qui agissent sur ces colonnes QS, qu'elles ne
pussent sortir de la verticale. C'était un problème à résoudre semblable à
celui que l'architecte des chapelles de Notre-Dame de
Châlons-sur-Marne
s'était posé, mais sur une échelle beaucoup plus grande et avec des points
d'appui incomparablement plus grêles. Plaçons-nous un instant dans le
bas-côté, et regardons le sommet de la colonne S, dont le diamètre, ainsi
que nous l'avons dit déjà, n'est que de 0,24 c. Sur cette colonne est posé
un chapiteau dont le tailloir est octogone et assez large pour recevoir la
naissance des deux arcs ST, SR; plus deux colonnettes portant les arcs
doubleaux SQ, SY. Un haut sommier, dont le lit inférieur est en A (84) et
le lit supérieur en B, est renforcé dans les angles restant entre les arcs et
les colonnettes par des gerbes de feuillages. Jusqu'au niveau du tailloir du
chapiteau C, l'arc D du bas-côté s'élève et se courbe déjà au moyen de
deux autres sommiers à lits horizontaux, tandis que l'arc E (intermédiaire
de la chapelle), d'un
</div>
[[Image:Colonne.cathedrale.Saint.Etienne.Auxerre.png|center]]
<div class="text">
<br>
diamètre plus grand, s'éloigne plutôt de la verticale, et se compose, à partir du lit B, de claveaux indépendants. Les colonnettes
F des arcs doubleaux d'entrée de la chapelle sont monolithes et étayent
ces sommiers, les roidissent et s'appuient fermement sur deux faces du
tailloir. La fig. 85 donne la section de cette naissance de voûtes au niveau
GH. Cette construction est hardie, on ne saurait le nier; mais elle est
parfaitement solide, puisque, depuis six siècles et plus, elle n'a subi
aucune altération. Nous voyons là une des applications les plus ingénieuses
du système de la voûte gothique, la preuve non équivoque de la liberté
des constructeurs, de leur sûreté d'exécution et de leur parfaite connaissance
de la résistance des matériaux. Ces colonnettes sont en pierre dure
de Tonnerre, ainsi que les sommiers. Quant à l'effet que produit cette
chapelle et son entrée, il est surprenant, mais sans inspirer cette inquiétude
que cause toute tentative trop hardie. Les arcs se contre-buttent si bien
en réalité, mais aussi en apparence, que l'œil est satisfait. Jusqu'à cette
quadruple gerbe de feuillage qui surmonte le chapiteau et donne du corps
au sommier inférieur, tout concourt à rassurer l'observateur. Mais pourquoi,
objectera-t-on peut-être, ces deux colonnes d'entrée? pourquoi
l'architecte ne s'est-il pas contenté de jeter un arc doubleau d'une pile
d'angle de cette chapelle à l'autre? À cela il n'est qu'une réponse; recourons
à nos fig. 41, 42 et 44 de cet article, et l'explication est donnée: il
s'agit, à cause de la disposition rayonnante du bas-côté, d'obtenir sur la
précinction extérieure un plus grand nombre de points d'appui que sur la
précinction intérieure, afin d'avoir des arcs doubleaux à peu près égaux
comme base, exactement égaux sous clef pour fermer les triangles des
voûtes au même niveau.
</div>
[[Image:Plan.depart.voute.cathedrale.Saint.Etienne.Auxerre.png|center]]
<div class="text">
Si les voûtes de la chapelle de la Vierge et du collatéral de la cathédrale
d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Auxerre|Auxerre]] sont disposées comme la plupart des voûtes bourguignonnes du
XIII<sup>e</sup> siècle, c'est-à-dire si leurs formerets sont éloignés des murs, et si un
dallage portant chéneau réunit ces formerets aux têtes de ces murs,
l'architecte du chœur n'a pas cru probablement que ce procédé de construction
fût assez solide pour terminer les grandes voûtes du vaisseau
principal. Il a dû craindre le quillage de ce système dans un édifice très-vaste,
et il a pris un moyen terme entre le système champenois et le
système bourguignon.
</div>
[[Image:Plan.abside.eglise.Rieux.png|center]]
<div class="text">
Le système champenois consiste bien à isoler le formeret du mur, mais
à bander entre ce formeret et le mur un berceau sur l'extrados dudit
formeret. Examinons donc en quoi consiste le système champenois. Nous
le voyons arrivé à son apogée dans un petit édifice de la Marne, l'église de
Rieux, près Montmirail. Voici d'abord (86) la moitié du plan de l'abside
de cette jolie église. On voit que ce plan ressemble beaucoup à celui de
l'abside de Notre-Dame de Dijon. Mais nous sommes en Champagne, sur
un territoire où les matériaux résistants et d'une grande dimension sont
rares; aussi les pilettes A ne sont plus composées de colonnes en délit:
ce sont des groupes de colonnettes engagées présentant une assez forte
section pour pouvoir être bâties en assises. De plus, ces pilettes, au lieu
d'être élancées, sont courtes. Examinons maintenant l'abside de Rieux à
l'intérieur (87); nous voyons en B des berceaux concentriques aux formerets,
y tenant, circonscrivant les fenêtres et portant la charpente du comble
et la corniche extérieure<span id="note2"></span>[[#footnote2|<sup>2</sup>]]. Ainsi, voici deux provinces Voisines, la Bourgogne
et la Champagne, qui chacune partent du même principe de construction;
mais dans la première de ces provinces, les matériaux propres
à la maçonnerie sont abondants, fermes, faciles à extraire en grands
morceaux; la construction se ressent des propriétés particulières au calcaire
bourguignon; dans la seconde, au contraire, on ne trouve que des
bancs de craie, des pierres marneuses, peu solides, ne pouvant être
extraites des carrières qu'en morceaux petits; les architectes soumettent
leur mode de construction à la nature des pierres de leur province.
L'église de Rieux date des premières années du XIII<sup>e</sup> siècle; la sculpture
appartient presque au XII<sup>e</sup>. La Champagne est en avance sur la Bourgogne
et même sur l'Île-de-France, quand il s'agit de développer le principe de
la construction gothique. Déjà les fenêtres de l'abside de Rieux sont
pourvues de meneaux en délit, tandis que, dans l'Île-de-France, on ne
les voit guère apparaître que vingt ans plus tard, et, en Bourgogne, vers
1260 seulement. La méthode indiquée dans la fig. 87, pour la construction
des voûtes et des points d'appui qui les supportent, est déjà appliquée
dans la chapelle absidale de l'église de Saint-Remy de Reims, antérieure
de vingt ans au moins à l'abside de Rieux; elle est développée dans la
cathédrale de Reims, dans les voûtes des chapelles et du grand vaisseau
(voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2, Cathédrale|Cathédrale]], fig. 14, [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2, Chapelle|Chapelle]], fig. 36).
</div>
[[Image:Interieur.abside.eglise.Rieux.png|center]]
<div class="text">
<span id=Auxerre12>Revenons maintenant à la cathédrale d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Auxerre|Auxerre]]; examinons le parti
que son architecte a su tirer des deux méthodes bourguignonne et
champenoise.
</div>
[[Image:Choeur.cathedrale.Auxerre.png|center]]
<div class="text">
Voici (88) une vue de l'intérieur du haut chœur; nous avons
supposé une des grandes fenêtres enlevée, pour laisser voir comment les
arcs-boutants contre-buttent la voûte et comment le contre-fort intérieur
est percé à la hauteur du triforium et de la galerie au-dessus. En A, on
distingue le berceau bandé entre les formerets et l'archivolte des fenêtres;
mais, par une concession au système bourguignon, ce berceau ne naît
pas, comme en Champagne, sur les chapiteaux B; il ne commence qu'un
peu plus haut sur un linteau C posé sur les flancs du contre-fort intérieur.
Ce berceau est ici posé sur l'extrados du formeret, il est indépendant;
tandis que, dans la construction champenoise, le berceau et le formeret
ne font qu'un, ou plutôt le berceau n'est qu'un très-large formeret. Les
meneaux des fenêtres sont construits en assises, et non composés de
colonnes et de châssis en délit. Nous donnons en D la section horizontale
de la pile haute au niveau E; en F, la section de la pile au niveau G du
triforium. Suivant le principe bourguignon, ces piles sont en délit dans
toute la hauteur des passages. La corniche et le chéneau supérieur ne
posent donc pas sur un dallage comme dans les bas-côtés et la chapelle de
la Vierge de ce même édifice, mais
sur les arcs A. La charpente du
comble est assise sur les formerets.
Le chéneau supérieur rejette
ses eaux sur les chaperons de
claires-voies surmontant, chargeant
et consolidant les arcs-boutants.
Ces chaperons sont assez
résistants, assez épais, assez bien
supportés par la claire-voie, dont
les montants sont très-serrés, pour
former un véritable étai de pierre
opposant sa rigidité à la poussée
de la voûte. La fig. 89 donne une
vue extérieure de l'un de ces arcs-boutants,
fort bien construits et
bien abrités par les saillies du chaperon.
</div>
[[Image:Arc.boutant.cathedrale.Auxerre.png|center]]
<div class="text">
Laissons un instant les provinces
de Champagne et de Bourgogne
pour examiner comment, pendant
ce même espace de temps, c'est-à-dire
de 1200 à 1250, les méthodes
de la construction gothique avaient
progressé dans les provinces françaises,
l'Île-de-France, la Picardie
et le Beauvoisis.
 
Une des qualités propres à l'architecture gothique (et c'est
peut-être la
plus saillante), c'est que l'on ne saurait étudier sa forme, son apparence,
sa décoration, indépendamment de sa structure<span id="note3"></span>[[#footnote3|<sup>3</sup>]]. On peut mentir avec
l'architecture romaine, parce que sa décoration n'est qu'un vêtement qui
n'est pas toujours parfaitement adapté à la chose qu'il recouvre; on ne
saurait mentir avec l'architecture gothique, car cette architecture est
avant tout une construction. C'est principalement dans les édifices de
l'Île-de-France que l'on peut constater l'application de ce principe. Nous
avons vu qu'en Bourgogne, grâce à la qualité excellente des matériaux et
à la possibilité de les extraire en grands morceaux, les architectes ont pu
se permettre certaines hardiesses qui peuvent passer pour des <i>tours de
force</i>. Ce défaut ne saurait être reproché aux architectes de l'Île-de-France
ou à leur école; ces constructeurs sont sages, ils savent se maintenir dans
les limites que la matière impose, et même lorsque l'architecture gothique
se lance dans l'exagération de ses propres principes, ils conservent
encore, relativement, la modération, qui est le cachet des hommes de
goût.
 
Les bassins de la Seine et de l'Oise possèdent des bancs calcaires excellents,
mais dont les épaisseurs sont faibles lorsque les matériaux sont
durs, fortes lorsqu'ils sont tendres; c'est du moins la loi générale. Les
constructions élevées dans ces bassins se soumettent à cette loi.
 
Toute la partie antérieure de la cathédrale de Paris fut élevée dès les
premières années du XIII<sup>e</sup> siècle; comme construction, c'est une œuvre
irréprochable. Tous les membres de l'immense façade occidentale, supérieure
comme échelle à tout ce que l'on construisit à cette époque, sont
exactement soumis à la dimension des matériaux employés. Ce sont les
hauteurs de bancs qui ont déterminé les hauteurs de toutes les parties de
l'architecture.
 
Jusqu'à présent, en fait de constructions primitives de l'époque gothique,
nous n'avons guère donné que des édifices d'une dimension médiocre;
or les procédés qui peuvent être suffisants lorsqu'il s'agit de construire un
petit édifice, ne sont pas applicables lorsqu'il s'agit d'élever des masses
énormes de matériaux à une grande hauteur. Les architectes laïques du
XIII<sup>e</sup> siècle, praticiens consommés, ont très-bien compris cette loi, tombée
aujourd'hui dans l'oubli, malgré nos progrès scientifiques et nos connaissances
théoriques sur la force et la résistance des matériaux propres à
bâtir. Les Grecs n'ont guère élevé que des monuments petits relativement
à ceux de l'époque romaine, ou si, par exception, ils ont voulu dépasser
l'échelle ordinaire, il faut reconnaître qu'ils n'ont pas subordonné les
formes à ce changement des dimensions: ainsi, par exemple, la grande
basilique d'Agrigente, connue sous le nom de <i>temple des Géants</i>, reproduit,
en colossal, des formes adoptées dans des temples beaucoup plus
petits; les chapiteaux engagés de cet édifice sont composés de deux blocs
de pierre juxtaposés. Faire un chapiteau engagé, en réunissant deux
pierres l'une à côté de l'autre, de façon à ce qu'il y ait un joint dans l'axe
de ce chapiteau, est une énormité en principe. Dans ce même monument,
les colosses, qui probablement étaient adossés à des piles et formaient le
second ordre intérieur, sont sculptés dans des assises de pierre si faibles,
que leurs têtes se composent de trois morceaux. Faire une statue, une
cariatide, fût-elle colossale, au moyen d'assises superposées, est encore
une énormité pour un véritable constructeur. Les joints étaient cachés
sous un stuc peint qui dissimulait la pauvreté de l'appareil, soit; à notre
point de vue, en nous mettant à la place du constructeur gothique, l'ignorance
du principe n'est pas moins évidente. Mais il faut juger les arts en
leur appliquant leurs propres principes, non point en leur appliquant les
principes qui appartiennent à des arts étrangers. Nous ne faisons pas ici
un procès à l'architecture grecque; seulement nous constatons un fait, et
nous demandons qu'on juge l'architecture gothique en prenant ses éléments
propres, son code, et non en lui appliquant des lois qui ne sont pas
faites pour elle.
 
Les Romains n'ont qu'une seule manière de bâtir applicable à tous
leurs édifices, quelle que soit leur dimension; nos lecteurs le savent déjà,
les Romains <i>moulent</i> leurs édifices sur une forme ou dans une forme, et
les revêtent d'une enveloppe purement décorative, qui n'ajoute et ne
retranche rien à la solidité. Cela est excellent, cela est raisonnable; mais
cela n'a aucun rapport avec la construction gothique, dont l'apparence
n'est que le résultat de la structure<span id="note4"></span>[[#footnote4|<sup>4</sup>]].
 
Revenons à notre point de départ. Nous disions donc que les architectes
gothiques du XIII<sup>e</sup> siècle ont soumis leur mode de construction à la dimension
des édifices qu'ils voulaient élever. Il est une loi bien simple et que
tout le monde peut comprendre, sans avoir les moindres notions de
statique; c'est celle-ci: les pierres à bâtir étant données et ayant une
hauteur de banc de 0,40 c., par exemple, si nous élevons une pile de
3<sup>m</sup>,20 de hauteur avec ces pierres, nous aurons neuf lits horizontaux dans
la hauteur de la pile; mais si, avec les mêmes matériaux, nous élevons
une pile ayant 6<sup>m</sup>,40 de hauteur, nous aurons dix-sept lits. Si chaque lit
subit une dépression d'un millimètre, pour la petite pile, le tassement
sera de 0,009<sup>m</sup>, et, pour la grande, de 0,017<sup>m</sup>. Encore faut-il ajouter à
cette dépression résultant de la quantité des lits le plus grand poids,
qui ajoute une nouvelle cause de tassement pour la grande pile. Donc,
plus le constructeur accumule des pierres les unes sur les autres, plus il
augmente les chances de tassement, par suite de déchirements et d'instabilité
dans les divers membres de son édifice, puisque, si son édifice grandit,
les matériaux sont les mêmes. Ces différences ne sont pas sensibles
entre des édifices qui diffèrent peu par leurs dimensions, ou lorsque l'on
consent à mettre un excès énorme de forces dans les constructions; mais
si l'on ne veut mettre en œuvre que la quantité juste de matériaux nécessaires,
et si, avec les mêmes matériaux, on veut élever une façade comme
celle d'une église de village et comme la façade de Notre-Dame de Paris,
on comprendra la nécessité d'adopter des dispositions particulières dans
le grand édifice, afin de combattre les chances singulièrement multipliées
des tassements, des ruptures et, par suite, de dislocation générale. Nous
avons vu déjà comment les constructeurs gothiques primitifs avaient
trouvé une ressource contre les tassements et les déformations qui en résultent
dans l'emploi des pierres debout, en délit, pour roidir les piles les
plus hautes, bâties par assises. Nous avons fait connaître aussi comment,
pendant l'époque romane, des constructeurs avaient enveloppé un blocage
dans un revêtement de pierre conservant à l'extérieur l'apparence d'une
construction de grand appareil. Les architectes gothiques, ayant pu constater
l'insuffisance de ce procédé et son peu de cohésion, substituèrent la
maçonnerie en petit appareil au blocage, et prétendirent lui donner de la
résistance et surtout du roide en y adjoignant de grands morceaux de
pierre isolés, reliés seulement, de distance en distance, au corps de la
bâtisse, par des assises posées sur leur lit pénétrant profondément dans
cette bâtisse. Des pierres en délit, ils firent des colonnes, et des assises de
liaison, des bases, des bagues, des chapiteaux, des frises et bandeaux.
C'est là l'origine de ces arcatures de soubassement, de ces ordonnances
de colonnettes plaquées contre des parements, et souvent même de ces
revêtements ajourés qui décorent les têtes des contre-forts extérieurs ou
des murs. La façade de la cathédrale de Paris nous fournit de beaux
exemples de cette construction mixte, composée d'assises et de placages
en délit, dont la fonction est si franchement accusée et qui présente de si
brillants motifs de décoration. Il faut, il est vrai, avoir été appelé à disséquer
ces constructions pour en reconnaître le sens pratique; rien n'est plus
simple en apparence, comme construction, que l'énorme façade de
Notre-Dame
de Paris, et c'est une de ses qualités. En voyant une pareille masse,
on ne peut supposer qu'il faille employer certains artifices, des combinaisons
très-étudiées pour lui donner une parfaite stabilité. Il semble
qu'il a suffi d'empiler des assises de pierre de la base au faîte et que cette
masse énorme doit se maintenir par son propre poids. Mais, nous le répétons,
élever une façade de vingt mètres de haut ou de soixante-neuf
mètres, ce sont deux opérations différentes; et la façade de vingt mètres,
parfaitement solide, bien combinée, dont les dimensions seraient triplées
en tous sens, ne pourrait être maintenue debout. Ce sont là de ces lois que
la pratique seule peut faire connaître. Il n'est pas besoin de faire des
calculs compliqués pour comprendre, par exemple, qu'une pile dont la
section horizontale carrée donne un mètre superficiel, et dont la hauteur
est de dix mètres, donne dix mètres cubes reposant sur une surface carrée
d'un mètre de côté; que si nous doublons cette pile en hauteur, épaisseur
et largeur, bien que les rapports entre sa hauteur et sa base soient pareils
à ceux de la première pile, nous obtenons une surface carrée de deux
mètres de côté, soit quatre mètres superficiels et un cube de
quatre-vingts
mètres. Dans le premier cas, le rapport de la surface avec le cube est de
1 à 10, dans le second, de 1 à 20. Les rapports des pesanteurs avec les
surfaces augmentent donc dans une proportion croissante à mesure que
l'on augmente l'échelle d'un édifice<span id="note5"></span>[[#footnote5|<sup>5</sup>]]. Cette première règle élémentaire
posée, il se présente, dans la construction de très-grands édifices, une
difficulté qui vient encore augmenter l'effet des pesanteurs produites par
l'accroissement du cube. Si les matériaux ne dépassent pas une certaine
hauteur de banc, leurs dimensions en longueur et largeur sont également
limitées; il en résulte que si l'on peut élever, par exemple, une pile donnant
un mètre de surface dans sa section horizontale au moyen d'assises prises
chacune dans un seul bloc de pierre, il n'en sera pas de même lorsqu'une
pile donnera quatre mètres de surface dans sa section horizontale, car on
ne peut guère se procurer des assises de cette dimension. Ainsi, en augmentant
l'échelle d'un édifice, d'une part on change les rapports entre
les cubes ou pesanteurs et les surfaces, de l'autre on ne peut obtenir une
homogénéité aussi complète dans les parties qui le constituent. Nouvelle
cause de rupture, de dislocation. Pour éviter le danger qui résulte d'une
charge trop considérable reposant sur une surface peu étendue, naturellement
on est amené à augmenter cette surface à la base, quitte à la
diminuer à mesure que la construction s'élève et que les pesanteurs
deviennent moindres par conséquent. Le type qui se rapproche le plus de
ce principe est une pyramide; mais une pyramide est un amas, ce n'est
pas une construction.
</div>
[[Image:Construction.tour.gothique.png|center]]
<div class="text">
Supposons une tour élevée sur quatre murs; en coupe, cette tour
présente la fig. 90. Nous avons donné aux murs, à la base, une épaisseur
suffisante pour résister à la pression des parties supérieures, et, autant
pour diminuer cette pression que pour ne pas empiler des matériaux
inutiles, nous avons successivement réduit l'épaisseur de ces murs à
mesure que notre construction s'est élevée. Mais alors toute la charge AB
s'appuie sur la surface CD, et si le surcroît de force DEF n'est pas parfaitement
relié, ne fait pas exactement corps avec la charge AB, du bas en
haut, le tassement le plus considérable devant se faire de A en B, il se
déclarera des déchirures d'abord en I, puis en H, puis en G; ce surcroît
de force DEF que nous avons ajouté sera plus nuisible qu'utile, et toute
la pesanteur venant alors à charger effectivement sur la surface CD, le
parement intérieur de la muraille s'écrasera. Si notre tour n'est pas fort
élevée, il nous sera facile de relier parfaitement, au moyen de longues
pierres, les parements extérieurs avec les parements intérieurs, de faire
une maçonnerie homogène, et alors ce sera réellement la base CE qui
portera toute la charge; mais si notre tour est très-haute, si sa masse est
colossale, quelques précautions que nous prenions, la construction devant
se composer d'une quantité considérable de pierres, jamais nous ne pourrons
relier les deux parements assez exactement pour résister à cette
différence de pression qui s'exerce à l'intérieur et à l'extérieur; notre
maçonnerie se dédoublera, et les effets que nous venons de signaler se
produiront. Il faut donc user d'artifice. Il faut faire en sorte que le parement
extérieur, moins chargé, présente une roideur supérieure au parement
intérieur, et qu'au droit des retraites il y ait une liaison
très-puissante
avec le corps de la bâtisse. En d'autres termes, il faut que le parement
extérieur étaye le corps de la maçonnerie et produise l'effet que rend
sensible la fig. 90 bis. Or cela n'est pas aisé lorsque l'on ne possède que
des pierres ayant toutes à peu près la même dimension. Cependant
l'architecte de la façade de la cathédrale de Paris est arrivé à ce résultat
par la combinaison très-savante et bien calculée de sa construction. Il a
commencé par établir chaque tour, non sur des murs pleins, mais sur des
piles (voy. le plan de la cathédrale de Paris, au mot [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2, Cathédrale|Cathédrale]]), car il est
plus aisé de donner de l'homogénéité à la construction d'une pile qu'à
celle d'un mur. Ces piles extérieures et intérieures sont bâties en assises
de pierre dure, régulières, bien arasées, renfermant un blocage excellent
et composé de grosses pierres noyées dans un bain de mortier. La pile
intérieure est contre-buttée en tous sens puisqu'elle est intérieure, et elle
supporte un poids vertical; mais les piles donnant à l'extérieur, sur le
parvis ou latéralement, ont dû être étayées par un puissant empattement.
Or toute la construction est bien parementée en longues pierres à l'intérieur
et à l'extérieur, et, du soubassement à la souche des tours, les
contre-forts sont construits ainsi que l'indique la fig. 91.
 
Il est résulté de la méthode employée que, bien qu'il y ait eu une
pression beaucoup plus forte exercée sur le parement intérieur (dont la
ligne ponctuée AB indique la pénétration à travers la saillie des jambages
des baies à différentes hauteurs) que sur le parement extérieur des
contre-forts, et que, par suite de cette pression, on puisse remarquer un
tassement sensible à l'intérieur, toutes les charges se reportant, par la
disposition des blocs de pierre noyés dans l'épaisseur du blocage et cramponnés
à diverses hauteurs, sur le parement extérieur, et formant,
comme l'indique la fig. 91 bis, une superposition d'angles en dents de
scie, la charge CD pèse sur la base EF, la charge EG pèse sur la base IK,
la charge IL pèse sur toute la base MN, et ainsi de suite jusqu'en bas du
contre-fort. Mais puisque, par le fait, la dépression doit se faire entre les
points EG, IL, MO, PR, il en résulte que les saillies GF, LK, ON, RS,
viennent appuyer très-fortement leurs angles F, K, N, S, sur le parement
extérieur V; or celui-ci subissant une dépression moindre que le parement
intérieur, puisqu'il est moins chargé, remplit l'office de l'étayement
que nous avons indiqué dans la fig. 90 bis.
</div>
[[Image:Construction.tour.gothique.2.png|center]]
<div class="text">
Aujourd'hui que nous n'élevons plus de ces constructions colossales et
composées de parties très-diverses, nous ne soupçonnons guère les effets
qui se manifestent dans des circonstances pareilles, et nous sommes fort
étonnés quand nous les voyons se produire en causant les plus sérieux
désordres. Il est aisé de raisonner théoriquement sur ces énormes pesanteurs
réparties inégalement; mais dans la pratique, faute de précautions
de détail, et en abandonnant l'exécution aux méthodes de la routine, nous
en sommes réduits, le plus souvent, à reconnaître notre impuissance, à
accuser l'art que nous professons, le sol sur lequel nous bâtissons, les
matériaux, les entrepreneurs, tout et tout le monde, sauf la parfaite
ignorance dans laquelle on veut nous laisser, sous prétexte de conserver
les traditions classiques. Nous admettons volontiers que l'architecture des
Romains soit supérieure à l'architecture gothique, cela d'autant plus
volontiers, que, pour nous, l'architecture des Grecs, des Romains et des
Occidentaux du moyen âge, est bonne, du moment qu'elle reste fidèle
aux principes admis par chacune de ces trois civilisations; nous ne disputerons
pas sur une affaire de goût. Mais si nous voulons élever des
monuments
à l'instar de ceux de Rome antique, il nous faut les bâtir comme
bâtissaient les Romains; ayons de la place, des esclaves, une volonté puissante;
soyons les maîtres du monde, allons requérir des hommes et
prendre des matériaux où bon nous semblera... Louis XIV a pris le rôle
du Romain constructeur au sérieux, jusqu'à prétendre parfois bâtir
comme un Romain. Il a commencé l'aqueduc de Maintenon en véritable
empereur de l'antique cité; il a commencé sans pouvoir achever.
L'argent,
les bras, et, plus que tout cela, la raison impérieuse, ont manqué.
Dans nos grands travaux des voies ferrées, nous nous rapprochons aussi
des Romains, et c'est ce que nous avons de mieux à faire; mais pour nos
constructions urbaines, les monuments ou les habitations de nos cités,
lorsque nous prétendons les singer, nous ne sommes que ridicules, et
nous ferions plus sagement, il nous semble, de profiter des éléments
employés chez nous avec raison et succès par des générations d'artistes
ayant admis des principes qui s'accordent avec nos besoins, nos moyens,
nos matériaux et le génie moderne.
 
Déjà nous en avons dit assez sur la construction du moyen âge pour
faire comprendre en quoi son principe diffère complètement du principe
de la construction romaine, comment les procédés qui conviennent à
l'une ne peuvent convenir à l'autre, comment les deux méthodes sont la
conséquence de civilisations, d'idées et de systèmes opposés. Ayant admis
le principe de l'équilibre, des forces agissantes et opposées les unes aux
autres pour arriver à la stabilité, les constructeurs du moyen âge devaient,
par suite du penchant naturel à l'homme vers l'abus en toute chose,
arriver à exagérer, dans l'application successive de ces principes, ce qu'ils
pouvaient avoir de bon, de raisonnable et d'ingénieux. Cependant, nous
le répétons, l'abus se fait moins sentir dans les provinces du domaine
royal et particulièrement dans l'Île-de-France que dans les autres contrées
où le système de la construction gothique avait pénétré.
 
Ce qu'il est facile de reconnaître, c'est que, déjà au milieu du XIII<sup>e</sup> siècle,
les constructeurs se faisaient un jeu de ces questions d'équilibre si difficiles
à résoudre dans des édifices d'une très-grande dimension et composés
souvent de matériaux faibles. Dans le nord, ils ne construisent qu'en
pierre; mais ils emploient simultanément, dans le même édifice, la pierre
appareillée par assises, posée sur son lit de carrière, le gros moellon noyé
dans le mortier, masse compressible au besoin, et les blocs en délit, étaient
rigides, inflexibles, pouvant être, dans certains cas, d'un grand secours.
L'élasticité étant la première de toutes les conditions à remplir dans des
monuments élevés sur des points d'appui grêles, il fallait pourtant trouver,
à côté de cette élasticité, une rigidité et une résistance absolues.
C'est
faute d'avoir pu ou voulu appliquer ce principe dans toute sa rigueur que
la cathédrale de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]] n'a pu se maintenir. Là, l'élasticité est partout.
Ce monument peut être comparé à une cage d'osier... Nous y reviendrons
tout à l'heure, car ses défauts même sont un excellent enseignement...
Ne quittons pas sitôt notre cathédrale de Paris. La coupe d'un des contre-forts
des tours fait assez voir que les constructeurs du commencement du
XIII<sup>e</sup> siècle n'empilaient pas les pierres les unes sur les autres sans prévision
et sans se rendre compte des effets qui se produisaient dans d'aussi grands
édifices par suite des lois de la pesanteur. Leur maçonnerie vit, agit,
remplit une fonction, n'est jamais une masse inerte et passive. Aujourd'hui,
nous bâtissons un peu nos édifices comme un statuaire fait une
statue; pourvu que la forme humaine soit passablement observée, cela
suffit; ce n'en est pas moins un bloc inorganisé. L'édifice gothique a ses
organes, ses lois d'équilibre, et chacune de ses parties concourt à l'ensemble
par une action ou une résistance. Tout le monde n'a pu voir
l'intérieur des contre-forts des tours de Notre-Dame de Paris, et nous
prévoyons l'objection qui nous a quelquefois été adressée, savoir: que
notre imagination nous fait prêter à ces artistes des siècles passés des
intentions qu'ils n'ont jamais eues. Prenons donc pour les esprits défiants
un exemple qu'ils pourront vérifier avec la plus grande facilité dans le
même monument. Les grandes voûtes de la nef de la cathédrale de Paris
sont composées, comme chacun peut le voir, d'arcs diagonaux
comprenant
deux travées et recoupés d'un arc doubleau; c'est le système primitif
des voûtes gothiques longuement développé dans cet article. Il résulte de
cette combinaison que les piliers de la grande nef sont chargés inégalement,
puisque, de deux en deux, ils reçoivent un arc doubleau seulement
ou un arc doubleau et deux arcs ogives, et cependant ces piliers de la
grande nef sont tous d'un diamètre égal. Il y a là quelque chose de choquant
pour la raison, dans un très-grand édifice surtout, puisque ces
charges inégales doivent produire des tassements inégaux, et que si les
piles qui reçoivent trois arcs sont assez puissantes, celles qui n'en reçoivent
qu'un le sont trop; si, au contraire, celles qui ne reçoivent qu'un arc
sont d'un diamètre convenable, celles qui en reçoivent trois sont trop
grêles. En apparence, il n'y a rien à objecter à cette critique, et nous
devons avouer que nous avons été longtemps à nous expliquer un pareil
oubli des principes les plus simples chez des artistes procédant toujours
par le raisonnement.
</div>
[[Image:Plan.collateraux.cathedrale.Paris.png|center]]
<div class="text">
Cependant, voici qui nous prouve qu'il ne faut jamais se presser de
porter un jugement sur un art qu'à peine nous commençons à déchiffrer.
Entrons dans les collatéraux de la cathédrale, doubles dans la nef comme
autour du chœur; mais remarquons, en passant, que cette nef fut bâtie
quinze ou vingt ans après le chœur, et que les architectes du commencement
du XIII<sup>e</sup> siècle qui l'ont élevée profitaient des fautes commises par
leur prédécesseur. Nous observons que les piliers qui séparent les doubles
collatéraux de la nef ne sont pas semblables entre eux; de deux en deux,
nous voyons alternativement une colonne monocylindrique composée de
tambours de pierre, et une colonne centrale également composée de
tambours,
mais flanquée de dix colonnettes en délit d'un seul morceau
chacune (voy. le plan fig. 92). Pourquoi cette différence de
construction?...
Est-ce caprice, fantaisie? Mais pour peu qu'on ait étudié ces
monuments, on demeure convaincu que le caprice n'entre pour rien dans
les combinaisons des constructeurs de cette époque, surtout s'il s'agit
d'un membre d'architecture aussi important que l'est un pilier<span id="note6"></span>[[#footnote6|<sup>6</sup>]]. La
question: «Pourquoi cette différence? » étant posée, avec quelque attention
nous la résoudrons bientôt. Ces piliers intermédiaires A, entourés de
colonnettes en délit, sont au droit des colonnes de la grande nef qui
reçoivent la charge la plus forte, c'est-à-dire un arc doubleau et deux
arcs ogives. Or il faut savoir que, primitivement, les arcs-boutants de la
nef n'étaient pas ceux que nous voyons aujourd'hui, qui ne datent que
de la seconde moitié du XIII<sup>e</sup> siècle. Ces arcs-boutants primitifs étaient à
double volée, c'est-à-dire qu'ils venaient d'abord se reposer sur un pilier
intermédiaire posé sur les piles AB du double collatéral, et qu'ils
étaient
contre-buttés à leur tour par des arcs-boutants secondaires franchissant
les espaces AC, BD (voy., au mot [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2, Cathédrale|Cathédrale]], la fig. 2 donnant la coupe
de la nef de Notre-Dame de Paris). Certainement les arcs-boutants destinés
à contre-butter l'arrivée des arcs doubleaux et arcs ogives des grandes
voûtes étaient plus puissants que ceux destinés seulement à
contre-butter
un simple arc doubleau à peine chargé. Peut-être même l'arc doubleau
intermédiaire des grandes voûtes n'était-il pas contre-butté par un arc-boutant,
ce qui n'eût pas empêché les voûtes de conserver leur courbure,
puisque, dans les deux bras de la croisée, nous voyons encore des arcs
doubleaux simples, ainsi abandonnés à eux-mêmes, qui ne se sont pas
déformés. Les explications précédentes contenues dans cet article ont fait
voir que le pilier vertical portant les voûtes ne joue qu'un rôle secondaire,
et qu'une grande partie du poids des voûtes soutirée par les
arcs-boutants
vient peser sur la culée de ces arcs-boutants. Donc il était raisonnable de
donner aux piliers destinés à porter les piles sur lesquelles reposaient les
arcs-boutants, ou tout au moins des arcs-boutants plus puissants que les
autres, une plus grande résistance. Mais l'architecte eût-il donné un
diamètre un peu plus fort aux piles A qu'aux piles B (fig. 92), que ces
piliers A auraient encore été comprimés par la charge très-forte qu'ils
devaient supporter, et que leur tassement eût occasionné des désordres
très-graves dans les œuvres hautes, la rupture des arcs-boutants et, par
suite, la déformation des grandes voûtes. L'architecte ne voulait pas
cependant donner à ces piliers A une épaisseur telle qu'ils eussent rendu
la construction des voûtes des collatéraux difficile et produit un effet
très-disgracieux; il a donc, comme toujours, usé d'artifice: il a entouré
ses piles cylindriques, élevées par assises,
de fortes colonnettes en délit; il a entouré
les tambours de dix étais résistants, incompressibles
(93), certain que ce système
de construction ne pouvait subir ni tassement
ni déformation, et que, par conséquent,
des arcs-boutants très-puissants,
pesant sur ces piles, ne pourraient subir
aucun affaissement. Cette disposition avait
encore l'avantage de laisser au-dessus des
chapiteaux, entre les arcs doubleaux et
arcs ogives, une forte assise E portant
directement sur la colonne centrale A
(voy. fig. 92).
</div>
[[Image:Colonne.cathedrale.Paris.png|center]]
<div class="text">
La méthode consistant à employer les
matériaux (pierres) soit sur leur lit, soit en
délit, se perfectionne rapidement pendant
la première moitié du XIII<sup>e</sup> siècle. C'est
qu'en effet il y avait là une ressource à
laquelle nous, qui prétendons tout avoir
inventé, nous recourons chaque jour,
puisque nous employons la fonte de fer
dans nos constructions avec beaucoup
moins d'intelligence, disons-le, que ne le
faisaient les constructeurs gothiques lorsqu'ils
cherchaient à obtenir des points
d'appui incompressibles et rigides en employant
certaines pierres d'une excellente
qualité.
</div>
[[Image:Chapiteau.cathedrale.Amiens.png|center]]
<div class="text">
<span id="Amiens85"><span id="Amiens118">Voyons d'autres applications mieux raisonnées encore de ces principes.
Le chœur de la cathédrale d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], bâti quelques années avant celui de
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]], est, au point de vue de la construction gothique, un
chef-d'œuvre,
surtout dans les parties basses<span id="note7"></span>[[#footnote7|<sup>7</sup>]]. Examinons d'abord les piles
du sanctuaire de Notre-Dame d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]]. Ces piles donnent en plan une
grosse colonne cylindrique ayant 1<sup>m</sup>,20 de diamètre, cantonnée de quatre
colonnes, dont trois d'un diamètre de 0,45 c. et une d'un diamètre de
0,35 c. Ces quatre colonnes ne sont engagées que d'un quart dans le
cylindre central. Les tailloirs des chapiteaux sont tracés pour recevoir
exactement les arcs des voûtes, ainsi qu'il apparaît dans la fig. 94, et les
profils de ces arcs sont eux-mêmes taillés en raison de leurs fonctions.
</div>
[[Image:Coupe.colonne.cathedrale.Amiens.png|center]]
<div class="text">
Les archivoltes A sont composées d'un double rang de claveaux; elles
portent le mur. Les arcs doubleaux B des bas-côtés, qui ne soutiennent
que la voûte et étrésillonnent la construction , ont un profil plus grêle, et
toute leur résistance se présente de champ, comme un nerf, une côte.
Les arcs ogives C sont profilés d'après le même principe, mais plus fins
que les arcs doubleaux, la charge qu'ils ont à supporter étant plus légère
et leur fonction moins importante. Un seul sommier, le premier D, a son
lit supérieur horizontal; au-dessus de ce sommier, chaque arc se dégage
et se forme de claveaux indépendants les uns des autres. On observera que
les triangles E des remplissages des voûtes montent verticalement jusqu'au
point où leur rencontre avec l'extrados du second arc F, faisant fonction
de formeret, leur permet de suivre sa courbure. Supposons une section
horizontale de cette construction au niveau P, nous obtenons la fig. 95,
sur laquelle nous avons tracé, par des lignes blanches et ponctuées, la
combinaison de l'appareil alternatif des assises. En S est un massif
solidement bâti, non point en blocage, mais au moyen d'assises superposées
formant tas-de-charge et portant la bascule du contre-fort de
la galerie supérieure. Si nous coupons verticalement la pile suivant son
axe MN, nous trouvons cette construction (96). A est le niveau des chapiteaux
à la naissance des voûtes du bas-côté; B, le sommier de ces voûtes
avec son chaînage provisoire R, posé seulement pendant la construction,
afin de maintenir le devers des piles et d'arrêter la poussée des arcs latéraux
jusqu'à ce que ces piles soient chargées (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2, Chaînage|Chaînage]]); C, l'arc
doubleau qui est libre; D, les assises en encorbellement recevant le contre-fort
E de la galerie de premier étage. Ce contre-fort, composé de grands
morceaux de pierre posés en délit, est relié à la pile maîtresse I par un
linteau intermédiaire F. En G est l'assise formant couverture de la galerie,
passage supérieur au niveau de l'appui des fenêtres hautes et liaison. En
H, la colonne isolée composée de grands morceaux de pierre comme le
contre-fort, par conséquent rigide, laquelle vient soulager la tête de l'arc-boutant.
Toute la charge est ainsi reportée sur la pile I, d'abord parce que
c'est sur cette pile que naissent les arcs des voûtes, puis parce que le
contre-fort E, ainsi que la colonne H, étant composés de pierres en délit,
le tassement et la charge, par conséquent, se produisent sur cette pile I.
Cette charge étant beaucoup plus considérable que celle s'appuyant sur
le contre-fort E, il en résulte que les assises D en encorbellement détruisent
complètement la bascule ou le porte-à-faux du contre-fort E. L'arc doubleau
C est libre; il ne peut être déformé par la pression des piles E,
puisqu'elle n'agit pas sur ses reins. Cette construction est fort simple;
encore fallait-il la trouver; mais voici qui indique la sagacité extraordinaire
des maîtres de l'œuvre de cette partie si remarquable de la cathédrale
d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]]. Les bas-côtés et chapelles rayonnantes du rond-point de cet
édifice donnent en plan horizontal, au-dessus des bases, la fig. 97. Les
arcs-boutants qui contre-buttent la poussée des voûtes supérieures sont à
double volée, c'est-à-dire qu'ils chargent sur une première pile posée sur
les faisceaux A de colonnes, et sur une seconde pile posée sur les culées B.
En coupe suivant CB, ces arcs-boutants présentent le profil (98). Cette
coupe fait assez voir que si la charge portant sur les piles C est considérable,
celle portant sur les piles A est plus puissante encore, en ce qu'elle
est active, produite non-seulement par le poids du contre-fort D, mais
par la pression de l'arc-boutant. Toute construction composée d'assises
tasse, et ce tassement est d'autant plus prononcé que la charge est plus
forte. Un tassement se produisant sur les piles C n'aura aucun danger si
les piles A tassent moins, car, en examinant la coupe 98, on verra que
l'abaissement de quelques millimètres de la pile C, si la pile A résiste,
n'aura pour effet que de faire presser davantage l'arc-boutant contre les
reins des voûtes hautes et de bander toute la bâtisse avec plus de puissance
en la pressant vers l'intérieur, qui ne
</div>
[[Image:Colonne.cathedrale.Amiens.png|center]]
<div class="text">
<br>
peut se déformer du dehors au dedans, puisqu'il est sur plan polygonal; mais il faut que la pile A ne
tasse pas autant que la pile C. Toute la résistance de la construction est
soumise à cette condition. Or voici comment les constructeurs ont résolu
ce problème. Les piles C ont été montées par assises séparées par des
joints de mortier épais, suivant la méthode des maçons de cette époque;
les piles A, au contraire, sont composées de faisceaux de colonnes élevées
en grands morceaux de pierre, sortes de <i>chandelles</i> (pour nous servir
d'un terme de charpenterie) qui ne peuvent tasser comme le font des
assises nombreuses posées à bain de mortier. Ne voulant pas donner à ces
piles A une large assiette afin de n'encombrer point l'entrée des chapelles,
il n'était pas de meilleur moyen pour les rendre très-rigides sous la charge
qu'elles devaient supporter que de les composer d'un faisceau de colonnes
presque monolithes, et, en diminuant ainsi le nombre des joints, d'éviter
toute cause de tassement. Observons que les matériaux dont disposaient
les architectes picards peuvent être impunément posés en délit, et que
s'ils ont élevé ces colonnes des piles A en plusieurs morceaux, c'est qu'ils
ne pouvaient se procurer des monolithes de dix mètres de hauteur; ils
ont pris les plus grandes pierres qu'ils ont pu trouver, variant entre un et
deux mètres, tandis que les piles C sont composées d'assises de 0,50 c. à
0,60 c. de hauteur.
</div>
[[Image:Coupe.arc.boutant.cathedrale.Amiens.png|center]]
<div class="text">
À [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], la théorie et la pratique ont eu raison des difficultés que
présentait l'érection d'un vaisseau ayant 15<sup>m</sup>,00 de largeur d'axe en axe
des piles sur 42<sup>m</sup>,50 de hauteur sous clef, flanqué de collatéraux de
7<sup>m</sup>,00 de largeur dans œuvre sur 19<sup>m</sup>,00 de hauteur sous clef. Cette vaste
construction a conservé son assiette, et les mouvements qui ont dû nécessairement
se produire dans une bâtisse aussi étendue n'ont pu en altérer
la solidité. Alors les architectes avaient renoncé aux voûtes croisées
comprenant deux travées; voulant répartir les poussées également sur les
points d'appui séparant ces travées, ils avaient adopté, dès 1220, les voûtes
en arcs d'ogive barlongues, conformément au plan (99); c'était plus
logique: les piles AMIH étaient pareilles et les contre-forts B semblables
entre eux, les arcs-boutants de même puissance. Les constructeurs
allaient en venir aux formules; leur sentiment d'artiste avait dû être
choqué par ces voûtes croisées sur des travées doubles paraissant reporter
les charges de deux en deux piles, et dont les arcs ogives CD, par leur
inclinaison, venaient masquer les fenêtres ouvertes de C en E sous les
formerets. D'ailleurs, ainsi que nous l'avons dit déjà, ces arcs ogives,
ayant un diamètre CD très-long relativement aux diamètres des arcs doubleaux
CF, les obligeaient à relever beaucoup les clefs G, ce qui gênait la
pose des entraits des charpentes, ou nécessitait des élévations considérables
de bahuts au-dessus des formerets CE. En bandant des voûtes en
arcs d'ogive par travées, les arcs ogives AH étant plein cintre, il était
facile de faire que les clefs L de ces arcs ogives ne fussent pas
au-dessus
du niveau des clefs K des arcs doubleaux AI-MH qui étaient en
tiers-point.
</div>
[[Image:Plan.voutes.arc.ogives.cathedrale.Amiens.png|center]]
<div class="text">
Nos lecteurs en savent assez maintenant, nous le croyons, pour comprendre,
dans son ensemble aussi bien que dans ses détails, la construction
d'une grande église du XIII<sup>e</sup> siècle, telle, par exemple, que la
cathédrale de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]]. Nous allons donc, afin d'éviter les redites, et pour
résumer les méthodes éparses dont nous venons de donner une idée,
suivre pas à pas une de ces grandes constructions depuis les fondements
jusqu'à la charpente des combles. Si nous choisissons la cathédrale de
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]], ce n'est pas que cet édifice soit parfait quant à l'exécution,
mais c'est qu'il est l'expression la plus vraie et la plus absolue de la théorie
du constructeur vers le milieu du XIII<sup>e</sup> siècle. Cet édifice s'est en partie
écroulé moins d'un siècle après l'achèvement du chœur; cependant il était
conçu de façon à pouvoir demeurer debout pendant des siècles. La
catastrophe qui en a complétement altéré le caractère fut causée par une
exécution médiocre, le défaut de points rigides ou leur trop faible résistance,
et surtout par la nature des matériaux, qui n'étaient ni assez grands
ni assez solides. Si l'architecte du chœur de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]] eût possédé les
matériaux de la Bourgogne, ceux employés à Dijon et à Semur, par
exemple, les beaux calcaires de Châtillon-sur-Seine, ou encore la pierre
de Montbard, d'Anstrude ou de Dornecy, ou même, ce qui eût été possible,
les pierres de Laversine, de Crouy, et certains bancs durs des
bassins de l'Oise ou de l'Aisne, le chœur de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]] fût resté debout. Le
maître de l'œuvre de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]] fut un homme de génie, qui voulut arriver
aux dernières limites du possible en fait de construction de pierre; ses
calculs étaient justes, ses combinaisons profondément savantes, sa conception
admirable; il fut mal secondé par les ouvriers, les matériaux mis
à sa disposition étaient insuffisants. Son œuvre n'en est pas moins un
sujet d'études très-précieux, puisqu'il nous fournit le moyen de connaître
les résultats auxquels le système de construction du XIII<sup>e</sup> siècle pouvait
atteindre. Nous avons donné, à l'article [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2, Cathédrale|Cathédrale]], fig. 22, le plan du
chœur de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]]. Ce plan, si on le compare à celui de la cathédrale
d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], fait voir que les deux travées parallèles voisines des piles de la
croisée sont plus étroites que les deux suivantes; le constructeur évitait
ainsi des poussées trop actives sur les deux piles des transsepts formant
entrée du chœur. Quant aux deux travées suivantes, elles ont une largeur
inusitée (près de 9<sup>m</sup>,00 d'axe en axe des piles). Le besoin de donner les
espaces libres est si évident à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]], que les piles du rond-point ne sont
pas cantonnées de colonnettes latéralement pour recevoir les archivoltes,
mais seulement dans le sens des rayons de l'abside pour recevoir les nerfs
des grandes voûtes, les arcs doubleaux et arcs ogives du collatéral. Conformément
à la méthode des constructeurs de cette époque, lorsqu'ils ne
sont pas détournés de leurs théories par des questions d'économie, la
fondation du chœur est admirablement faite. Les chapelles portent sur
un massif plein, circulaire, revêtu de pierres de taille, comme à la cathédrale
d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], présentant à l'extérieur un puissant empattement également
revêtu de libages bien dressés et posés à bain de mortier. Cette
précinction de maçonnerie pleine se relie au mur qui porte les piles
isolées du sanctuaire par des murs rayonnants, sous le sol.
</div>
[[Image:Fondation.cathedrale.Amiens.png|center]]
<div class="text">
<span id="Amiens73">À la cathédrale d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], où nous avons pu examiner la fondation
jusqu'au bon sol, nous avons trouvé, en dehors, le profil (100). En A est
une couche de terre à brique de 0,40 c. d'épaisseur posée sur l'argile
vierge; en B est un lit de béton de 0,40 c. d'épaisseur; puis, de C en D,
quatorze assises de 0,30 à 0,40 c. d'épaisseur chacune, en libages provenant
des carrières de Blavelincourt près d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]]. Cette pierre est une
craie remplie de silice, très-forte, que l'on exploite en grands morceaux.
Au-dessus, on trouve une assise E en pierre de Croissy, puis trois assises
de grès sous le sol extérieur. Au-dessus du sol extérieur, tout l'édifice
repose sur six autres assises de grès bien parementées et d'une extrême
dureté. Derrière les revêtements de la fondation est un blocage de gros
fragments de silex, de pierre de Blavelincourt et de Croissy, noyés dans
un mortier très-dur et bien fait. C'est sur ce roc factice que repose
l'immense cathédrale. À Notre-Dame de Paris, les fondations sont de
même faites avec le plus grand soin, revêtues de forts libages d'une
grande épaisseur, le tout reposant sur le bon sol, c'est-à-dire sur le sable
inférieur de la Seine, qui est à gros grains et verdâtre. Pour les pilotis
que l'on prétend exister sous la maçonnerie de la plupart de nos grandes
cathédrales, nous n'en avons jamais trouvé de traces<span id="note8"></span>[[#footnote8|<sup>8</sup>]].
</div>
[[Image:Arc.boutant.Notre.Dame.Beauvais.png|center]]
<div class="text">
<span id=Beauvais1>Maintenant, revenons à Notre-Dame de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]]. Nous avons donné, à
l'article [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1, Arc-boutant|Arc-boutant]], fig. 61, l'ensemble du système adopté pour la
construction des arcs-boutants de l'abside de la cathédrale de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]]. Il
nous faut revenir sur les détails de cette construction; on verra comme
l'architecte de ce chœur tenta de dépasser l'œuvre de son confrère
d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]]. Cependant ces deux absides sont bâties en même temps, celle
de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]] est peut-être plus récente de quelques années. Nous supposons,
ainsi que nous venons de procéder pour un arc-boutant du chœur de
Notre-Dame d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], une coupe faite sur l'axe des piles de l'abside de
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]] (101). Il est intéressant de mettre en parallèle ces deux coupes;
aussi les donnons-nous à la même échelle. À [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], les piles du sanctuaire
ont 14<sup>m</sup>,00 de hauteur du pavé du collatéral au tailloir des chapiteaux
recevant les arcs des voûtes des bas-côtés; à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]], ces mêmes
piles ont 15<sup>m</sup>,90. Mais, à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], les chapelles absidales ont toute la
hauteur du collatéral, tandis qu'à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]] elles sont beaucoup plus
basses, et, entre les terrasses qui les couvrent et les voûtes de ce collatéral,
il existe une galerie, un triforium F. À [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], c'est la pile intermédiaire
qui possède la résistance passive, rigide, grâce à sa masse et au
système de construction des piles inférieures, ainsi que nous venons de
le démontrer; la seconde pile n'est qu'un appoint, une sûreté, un surcroît
de précaution, nécessaire cependant. À [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]], le maître de l'œuvre
prétendit donner à cette pile intermédiaire une résistance active, agissante,
et reporter sur la seconde pile, celle extérieure, cette résistance passive
qu'il faut toujours trouver quelque part. Il crut ainsi pouvoir obtenir plus
de légèreté dans l'ensemble de sa construction, plus de hauteur et plus de
solidité. Ainsi que nous venons de le dire, les piles E du sanctuaire ont plus
de champ, sont plus épaisses que celles d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], dans le sens des poussées.
Les faisceaux de colonnettes portant l'arc ogive et les formerets des
voûtes hautes sont posés en encorbellement sur le chapiteau inférieur G.
L'assiette HI est donc plus grande, et le contre-fort K du grand triforium
porte d'aplomb sur la pile inférieure. Sur ce contre-fort du triforium, ce
n'est plus une seule colonne qui s'élève, comme à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], pour recevoir la
tête de l'arc-boutant: ce sont deux colonnettes en délit jumelles, comme
le fait voir la section horizontale A' faite sur AB. Ces colonnettes jumelles
soulageaient le linteau L, qui était une assise formant plafond. Deux autres
colonnettes étaient posées entre cette assise-linteau et la tête du premier
arc-boutant, laquelle tête s'appuie contre un bloc énorme de pierre M,
chargé par une assise de corniche et un piédestal N portant une statue
colossale. Deux colonnettes jumelles sont encore posées devant cette
statue, entre le premier et le second arc-boutant. Ces dernières colonnettes
ne portent pas la tête de cet arc-boutant, mais un pinacle dont
nous indiquerons tout à l'heure la forme et la structure. Cet ensemble se
rapporte à peu près à ce que nous avons vu à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]]. Nous observons
cependant que tout ce système de construction double porte d'aplomb sur
la pile inférieure, la partie intérieure étant construite en assises et celle
extérieure en grands morceaux rigides, posés en délit, afin de donner du
roide à cet ensemble si grêle et si élevé<span id="note9"></span>[[#footnote9|<sup>9</sup>]]; nous observons encore que le
très-fort linteau L, le bloc M et sa charge N, tendent évidemment à ajouter
un poids considérable au sommet du quillage inférieur pour le maintenir
dans la verticale et faire que sa fonction d'étançon soit bien réelle. Voilà
donc la pile intérieure rendue aussi rigide que possible; il s'agit maintenant
de résister à la poussée de la voûte qui s'exerce à une prodigieuse
hauteur. L'architecte ne crut pas pouvoir se contenter d'un seul
arc-boutant,
comme à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], fût-il surmonté d'une claire-voie rigide; il avait
raison, car à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], dans les parties parallèles du chœur qui reçoivent
trois nerfs de voûtes au lieu d'un seul, ces arcs-boutants, avec claires-voies,
se sont relevés par suite de la pression des voûtes, et, au XV<sup>e</sup> siècle,
il fallut bander de nouveaux arcs-boutants sous ceux du XIII<sup>e</sup>. Mais voici
où le maître de l'œuvre de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]] fit preuve d'une hardiesse sans
exemple et en même temps d'une sagacité rare. On voit que la pile O
intermédiaire ne porte pas d'aplomb sur la pile P, tête de chapelle, comme
à la cathédrale d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], mais que son axe est à l'aplomb du parement
intérieur de cette pile P. Disons tout de suite que cette pile O, dont nous
donnons la section horizontale sur CD en C', présente plus de poids vers
son parement C que sur celui D. Son centre de gravité est donc en dedans
de la ligne ponctuée R, c'est-à-dire sur la pile P. Cependant cette pile est
ainsi en équilibre, tendant à s'incliner plutôt vers l'intérieur de l'église
que vers le gros contre-fort extérieur; elle vient donc, par sa position:
1º soutirer la poussée des deux arcs-boutants, 2º ajouter à la résistance
opposée par ces arcs-boutants une tendance d'inclinaison vers le chœur.
La pile O verticale remplit ainsi la fonction d'un étai oblique. Si cette
résistance active ne suffit pas (et elle ne saurait suffire), la pile O est
maintenue à son tour, dans sa fonction, par les deux derniers
arcs-boutants
ST et le gros contre-fort passif. Mais, objectera-t-on peut-être,
pourquoi cette pile intermédiaire? pourquoi les grands arcs-boutants ne
viennent-ils pas se reposer simplement sur le gros contre-fort passif
extérieur? C'est que le gros contre-fort extérieur ne pourrait
contre-butter
la poussée d'arcs-boutants d'un aussi grand rayon, à moins d'être
augmenté du double, et que, grâce au contre-fort intermédiaire O, il n'a plus
qu'à contre-butter une pression diffuse, presque nulle.
</div>
[[Image:Etais.arc.boutant.Notre.Dame.Beauvais.png|center]]
<div class="text">
Pour expliquer nettement la fonction de la pile O, supposons que nous
ayons à étayer le chœur de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]]; supposons que nous ne possédions,
pour faire cet étayement, que le gros contre-fort: si (101 bis) nous posons
nos étais ainsi qu'il est indiqué en A, nous renverserons certainement le
contre-fort C; mais si, entre ce contre-fort C, nous posons, suivant le
tracé B, un étai DE intermédiaire, légèrement incliné vers le chœur, mais
maintenu dans un plan vertical passant par l'axe des piles ou le rayon du
sanctuaire, et que, de cet étai, nous serrions deux batteries FG contre la
voûte, puis deux autres batteries HI, nous n'aurons plus à craindre l'effet
des poussées de la voûte V sur le gros contre-fort C, car l'étai intermédiaire
DE soutirera une grande partie de la poussée des deux batteries FG
et la reportera sur sa semelle D. Là est tout le problème que s'est posé et
qu'a résolu l'architecte du chœur de Notre-Dame de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]]. Malheureusement,
l'exécution est défectueuse. Il est certain cependant que cet
énorme édifice aurait conservé une parfaite stabilité, si l'architecte eût
posé les colonnettes jumelles au-dessus du triforium plus fortes et plus
résistantes, s'il eût pu les faire en fonte, par exemple. Les désordres qui
se sont manifestés dans la construction
sont venus tous de là; ces colonnettes,
trop grêles, se sont
brisées, car elles ne pouvaient
résister à la charge qui se reporta
sur elles lorsque les piles intérieures
vinrent à tasser par suite
de la dessication des mortiers. Se
brisant, les linteaux L cassèrent
(fig. 101), les gros blocs M, en
bascule, s'appuyèrent trop fortement
sur la tête du premier arc-boutant,
celui-ci se déforma, et la
voûte suivant le mouvement, la
pression sur ces arcs-boutants fut
telle qu'ils se chantournèrent presque
tous; leur action devint nulle,
par suite les arcs-boutants supérieurs
lâchèrent un peu, puisque
la voûte ne pressait plus sur eux.
L'équilibre était rompu: il fallut
faire des travaux considérables pour
éviter une chute totale de l'édifice.
La fig. 101 ter, donnant en perspective
le sommet des contre-forts
recevant la tête des arcs-boutants,
nous fait bien voir que l'intention
du maître de l'œuvre était d'obtenir,
au droit des piles du chœur de
la cathédrale de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]] et sous
les arcs-boutants, des contre-forts
évidés, mais parfaitement rigides,
afin: 1º de charger le moins possible
les piles inférieures; 2º de faire
que les tassements des parties intérieures
construites en assises, roidies
par les colonnettes en délit,
reportassent naturellement les charges
en dedans. De cet exemple et
de ceux appartenant à la construction
gothique proprement dite, il
découle ce principe, savoir: que
toute construction élevée au moyen
d'assises superposées en grand
nombre doit être étayée, roidie par l'adjonction de monolithes entourant,
flanquant, épaulant les piles composées de pierres superposées. Ce principe
est à peine appliqué par les Romains, qui n'avaient pas besoin d'y
recourir; il appartient aux constructeurs gothiques. De ce principe, ils
font un des motifs les plus ordinaires de la décoration des édifices,
et, en effet, il se prête aux combinaisons les plus brillantes et les plus
hardies.
</div>
[[Image:Arc.boutant.Notre.Dame.Beauvais.2.png|center]]
<div class="text">
Certes, il y a, dans l'exemple de construction que nous venons de donner
à nos lecteurs, de graves défauts, et nous ne les dissimulons pas. Cet
échafaudage extérieur de pierre, qui fait toute la force de la bâtisse, est
soumis aux intempéries de l'atmosphère: il semble que le constructeur,
au lieu de chercher à protéger les organes essentiels de son monument,
ait pris plaisir à les exposer à toutes les chances de destruction. Son
système d'équilibre dépend de la résistance absolue de matériaux trop
souvent imparfaits. Il veut évidemment étonner, et il sacrifie tout à ce
désir. Mais à côté de ces défauts si graves, quelle connaissance approfondie
des lois de l'équilibre! quel assujettissement de la matière à l'idée,
quelle théorie fertile en applications! N'imitons jamais ces constructions
subtiles; mais profitons hardiment de tant de connaissances acquises.
Pour en profiter, faut-il au moins les cultiver et les pratiquer.
 
À l'article [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2, Chaînage|Chaînage]], nous avons indiqué quels étaient, pendant le moyen
âge, les procédés employés pour chaîner les édifices. Aux longrines de
bois usitées pendant l'époque romane, les constructeurs du XIII<sup>e</sup> siècle,
s'apercevant que celles-ci étaient promptement pourries, substituèrent
des crampons en fer reliant les pierres composant les assises. Toutefois,
cette méthode ne fut guère employée que dans l'Île-de-France avec une
singulière exagération. Il est tel monument, comme la Sainte-Chapelle
du Palais à Paris, où toutes les assises, de la base au faîte, sont cramponnées.
À Notre-Dame de Paris même, on s'aperçoit que toutes les constructions
élevées ou reprises à partir des premières années du XIII<sup>e</sup> siècle sont,
à des hauteurs assez rapprochées, reliées par des crampons coulés en
plomb. Certainement ces constructeurs n'avaient pas une entière confiance
en leurs méthodes si ingénieuses, et leur bon sens naturel leur faisait
sentir déjà qu'ils poussaient la hardiesse trop loin. La façon dont sont
disposés ces chaînages fait bien voir d'ailleurs que ce qu'ils redoutaient le
plus, c'était le bouclement ou la torsion des piles et des murs, et, en cela,
le système de chandelles de pierre adopté par les architectes bourguignons
avait une supériorité marquée sur l'emploi dangereux des crampons de
fer scellés en pleines pierres. Il faut dire aussi que les constructeurs de
l'Île-de-France se procuraient difficilement des pierres longues, résistantes,
pouvant être impunément posées en délit, tandis qu'elles étaient
communes en Bourgogne et d'une excellente qualité.
 
Il est temps maintenant d'entretenir nos lecteurs d'un édifice qui, à lui
seul, résume, en les exagérant avec une grande adresse, toutes les théories
des constructeurs de l'école gothique. Nous voulons parler de l'église
Saint-Urbain de Troyes. En 1261, Jacques Pantaléon, natif de Troyes,
fut élu pape sous le nom d'Urbain IV, à Viterbe; il mourut en 1264.
Pendant son pontificat, il voulut faire élever à Troyes une église sous le
vocable de saint-Urbain: ce monument fut commencé, rapidement
construit; il resta inachevé cependant, le successeur d'Urbain n'ayant probablement
pas jugé à propos de continuer l'œuvre de son prédécesseur.
Telle qu'elle est, l'église de Saint-Urbain de Troyes indique chez le maître
de l'œuvre qui fut chargé de son érection une hardiesse singulière et une
science de constructeur faite pour étourdir. Si la date de la fondation de
l'église Saint-Urbain et celle de l'interruption des travaux n'était pas un
fait historique d'une authenticité incontestable, on serait tenté de supposer
que cet édifice fut construit vers le commencement du XIV<sup>e</sup> siècle.
Nous-même, devant des preuves aussi peu discutables, nous avons hésité
longtemps avant de croire que le XIII<sup>e</sup> siècle avait vu commencer et
achever ce qui existe de ce monument: ayant pour habitude de nous fier
tout d'abord aux signes archéologiques, nous ne pouvions donner à la
construction de Saint-Urbain une date antérieure au XIV<sup>e</sup> siècle; mais une
étude approfondie de la construction nous a fait voir que la tradition
historique était d'accord avec le fait. On ne construisait plus ainsi au
XIV<sup>e</sup> siècle. Seulement l'architecte de Saint-Urbain était un de ces artistes
chez lesquels les principes les plus avancés de la théorie s'allient à une
expérience profonde, à une pratique qui n'est jamais en défaut, à une
connaissance sûre de la qualité des matériaux, à des ressources infinies
dans l'exécution et une originalité naturelle; c'était, pour tout dire en un
mot, un homme de génie. Son nom nous est inconnu comme ceux de la
plupart de ces artistes laborieux; si le pape Urbain IV eût envoyé d'Italie
un architecte pour bâtir son église à Troyes, certes nous le connaîtrions,
mais nous n'aurions pas à nous étendre longuement sur son œuvre, car
l'Italie méridionale, alors, n'élevait que des édifices qui ne fournissent
guère de types propres à être étudiés.
</div>
[[Image:Plan.choeur.Saint.Urbain.Troyes.png|center]]
<div class="text">
Le plan de l'église de Saint-Urbain de Troyes est champenois. Le chœur
rappelle celui de la petite église de Rieux que nous venons de donner; sur
les quatre piliers de la croisée devait s'élever une tour probablement fort
élevée, si l'on examine la section large de ces piliers. Deux autres clochers
flanquaient l'entrée, accompagnée d'un porche saillant comme celui de
l'église Saint-Nicaise de Reims. La tour centrale ne fut point commencée,
la nef et la façade restèrent inachevées. On peut toutefois, par ce qui
reste de ces parties, se rendre un compte exact de ce que devait être
cette église. Le chœur et les transsepts sont complets. Jetons les yeux
d'abord sur le plan de l'église de Saint-Urbain (102), pris au niveau du
rez-de-chaussée; cet ensemble est nécessaire pour apprécier les diverses
parties de sa construction. Ce plan présente des points d'appui solides,
épais, résistants, une disposition générale très-simple. Planté entre deux
rues, deux porches profonds, bien abrités, donnent entrée dans les deux
branches de la croix. Au-dessus du rez-de-chaussée, à la hauteur de
3<sup>m</sup>,30, toute la construction ne présente plus qu'une lanterne vitrée, d'une
extrême légèreté, maintenue par les contre-forts qui seuls restent pleins
jusqu'aux chéneaux supérieurs. C'est donc la construction de ces contre-forts
qui doit nous préoccuper en premier lieu. Voici (103) l'un des
contre-forts de l'abside présenté parallèlement à l'une des faces latérales.
Le soubassement plein, de 3<sup>m</sup>,30 de haut, s'arrête en A. En B' est tracée
la section horizontale du contre-fort au niveau B, et en C' la section
horizontale au niveau C. D est la claire-voie vitrée extérieurement de la
galerie G; F, la claire-voie libre portant le plafond H servant de passage
au niveau de l'appui des grandes fenêtres supérieures; E, les meneaux de
ces fenêtres vitrées. Les archivoltes des fenêtres dont l'arrachement est
en I servent de formerets aux grandes voûtes. Le chéneau supérieur K est
porté, intérieurement par le remplissage posé sur les archivoltes I, extérieurement par un arc L et tout un système d'ajours dont nous donnerons
le détail tout à l'heure. Les claires-voies D et F sont en partie posées en
feuillure, de sorte que ces claires-voies sont indépendantes des contre-forts
et sont de véritables châssis de pierre compris entre les
contre-forts.
</div>
[[Image:Contre.fort.abside.Saint.Urbain.Troyes.png|center]]
<div class="text">
Disons un mot des matériaux qui entrent dans cette construction, car
leur qualité est en partie la cause du système adopté. À Troyes même, on
ne peut se procurer de la pierre de taille: les environs ne fournissent que
de la craie, bonne tout au plus pour faire des remplissages de voûtes.
L'architecte de Saint-Urbain a dû faire venir de la pierre de Tonnerre
pour les pièces d'appareil, et, afin d'économiser ces matériaux transportés
à grand frais, il s'est servi, autant qu'il a pu, d'une certaine pierre dite de
Bourgogne que l'on trouve à quelques lieues de Troyes, et qui n'est qu'un
calcaire grossier assez ferme, mais bas de banc et se taillant mal. C'est
avec ces derniers matériaux qu'il a élevé la partie massive des contre-forts,
en revêtissant leur face externe M de grandes plaquettes de pierre de
Tonnerre posées en délit et finement taillées. C'est aussi avec la pierre de
Tonnerre qu'il a fait les piles intérieures, les claires-voies, les arcs, les
chéneaux et toutes les parties délicates de la construction: or la qualité
de Tonnerre employée ici est un banc peu épais, très-résistant,
très-ferme,
très-compacte et pouvant être posé en délit sans danger. Par le fait, cette
construction est une bâtisse en moellon smillé, solide mais grossier,
habillée d'une pierre fine très-belle, employée avec la plus stricte économie,
comme on le ferait du marbre aujourd'hui. La légèreté des
claires-voies, des meneaux, dépasse tout ce que nous connaissons en ce
genre, et cependant les matériaux employés ont été si bien choisis,
l'élasticité de cette construction est si complète, que très-peu de morceaux
se sont brisés. D'ailleurs la structure étant parfaitement solide et bien
pondérée, les détériorations survenant aux claires-voies et fenêtres n'ont
nulle importance, celles-ci pouvant être facilement remplacées, comme
de véritables châssis, sans toucher au gros œuvre. L'anatomie de cette
construction doit être examinée avec le plus grand soin. Nous allons
essayer d'en faire toucher du doigt les détails.
</div>
[[Image:Detail.contre.fort.abside.Saint.Urbain.Troyes.png|center]]
<div class="text">
Prenons donc d'abord toute la partie du contre-fort comprise entre H
et O, c'est-à-dire le plafond de la galerie et son linteau reliant la pile
intérieure au contre-fort, l'enchâssement de claires-voies et l'écoulement
des eaux sur ce point. En A (104), on voit la coupe prise dans l'axe du
contre-fort et de la pile. B est la gargouille rejetant à l'extérieur les eaux
recueillies sur le passage G, c'est-à-dire non-seulement la pluie tombant
verticalement sur ce dallage, ce qui est peu de chose, mais celle fouettant
contre les vitraux; C est le caniveau de recouvrement faisant parpaing,
c'est-à-dire prenant toute l'épaisseur du contre-fort; D, la console soulageant
le linteau E, lequel sert de caniveau et relie la pile intérieure H au
contre-fort; F, l'assise de recouvrement de la galerie portant chéneau;
I, les deux joues formant parements extérieurs et maintenant le linteau-caniveau
E, ainsi que l'indique le détail perspectif K en I'. Dans ce détail,
le morceau E' est le linteau-caniveau; C', le second caniveau, et B' la
gargouille. Le grand détail L montre, en place, les deux morceaux I
en I'',
le caniveau C en C'' et le morceau de recouvrement F en F'' avec le linteau
E en E''. Tout cet appareil est fait avec le plus grand soin, les pierres
bien taillées et bien posées; aussi ne voit-on aucune rupture. Observons
que le caniveau-linteau E (détail A) est laissé libre dans sa portée de R en
S sous les morceaux I; c'est-à-dire que le lit RS est épais, jointoyé, seulement
après que les tassements de la construction ont produit leur effet,
afin d'éviter toute chance de rupture. On voit en M (détail L) les feuillures
destinées à recevoir les claires-voies vitrées extérieures de la galerie, et
en N celles destinées à recevoir la claire-voie intérieure supportant la
pièce de recouvrement et les meneaux des fenêtres. Comment des claires-voies
aussi minces peuvent-elles être maintenues toutes deux dans des
plans verticaux? Celle intérieure n'a que 0,21 c. d'épaisseur et celle
extérieure 0,22 c., compris toutes saillies. Leur rigidité est obtenue par le
moyen le plus simple, en ce que l'arcature de chacune d'elles, comprise
entre les feuillures dont nous venons de parler, est d'un seul morceau.
Chaque claire-voie n'est donc composée que de trois morceaux: deux
pieds-droits et une dalle de champ percée d'ajours. Il ne faut pas oublier
ce que nous avons dit plus haut des matériaux employés dans la construction
de l'église de Saint-Urbain. L'architecte avait fait sa bâtisse résistante
en pierre commune, sorte de moellon piqué, et tout ce qui n'était qu'accessoire,
décoration, chéneaux, claires-voies, en pierres de Tonnerre,
basses de banc, très-fermes, mais de grandes dimensions en longueur et
largeur. Ces pierres de Tonnerre ne sont réellement que des dalles dont
l'épaisseur varie de 0,20 c. à 0,30 c., d'une excellente qualité. L'édifice
ne se compose que de contre-forts entre lesquels sont posées des dalles
de champ ajourées. Ce singulier système de construction est appliqué
partout avec cette logique rigoureuse qui caractérise l'architecture de la
fin du XIII<sup>e</sup> siècle<span id="note10"></span>[[#footnote10|<sup>10</sup>]].
</div>
[[Image:Claire.voie.exterieure.Saint.Urbain.Troyes.png|center]]
<div class="text">
Prenons donc la claire-voie extérieure de la galerie du chœur de Saint-Urbain,
et examinons comment elle est taillée, posée, et comment elle se
maintient dans son plan vertical. Nous la traçons ici (105), en plan A, en
élévation extérieure B, et en coupe C. La pierre de recouvrement D,
rendant ces deux arcatures solidaires, formant chéneau et appui des
fenêtres hautes, est faite d'une ou de deux pièces venant se joindre aux
morceaux pris sous les piliers intérieurs et tracés en F'' dans le détail L
de la fig. 104. Pour donner plus de poids et plus de rigidité à la grande
dalle ajourée formant l'arcature extérieure vitrée (fig. 105), et dont la
coupe est tracée en E, cette dalle porte une balustrade G faisant corps
avec elle, prise dans le même morceau, de sorte que le chéneau D,
formant
plafond de la galerie, est porté sur une saillie réservée à l'intérieur
le long de l'arcature extérieure, tandis que le lit inférieur de ce plafond
vient mordre l'arcature intérieure, également composée d'une grande
dalle de champ ajourée et maintenue à ses extrémités par les feuillures N
de notre détail L de la fig. 104. Il faut dire que, pour produire un effet
plus piquant, l'architecte a donné à l'arcature ajourée intérieure un dessin
plus délicat, une autre forme qu'à l'arcature extérieure; ces deux claires-voies
produisent ainsi la plus brillante découpure, des jeux surprenants
qui se détachent sur un fond de vitraux colorés<span id="note11"></span>[[#footnote11|<sup>11</sup>]].
</div>
[[Image:Claire.voie.exterieure.Saint.Urbain.Troyes.2.png|center]]
<div class="text">
Voyons maintenant la partie supérieure de la construction du chœur de
Saint-Urbain, car c'est là où l'architecte a déployé une sagacité remarquable.
Si nous recourons à la fig, 103, nous observerons que les fenêtres
hautes sont posées à l'aplomb du bahut du comble en I, que leurs
archivoltes
servent en même temps de formerets et d'arcs de décharge pour
porter la charpente, que le chéneau K pose partie sur une saillie réservée
au-dessus de cette archivolte et sur une claire-voie L établie à 0,50 c.
environ en avant de la fenêtre. Voici (106) en A la face extérieure de cette
claire-voie; en B, la coupe faite suivant CDEF, Sur cette coupe, on trouve,
en G la coupe de la fenêtre, son archivolte-formeret en H et la voûte en I.
La claire-voie portant le chéneau K se compose d'un arc renforcé d'un
gâble remplissant les fonctions de liens de charpente. Des cercles L
ajourés contribuent à soutenir le chéneau dans la longueur de sa portée
de E en M. Ce chéneau, à chaque travée, est seulement fait de deux
morceaux
de pierre se joignant au point culminant des pentes en N; chacun
de ces morceaux est taillé ainsi qu'il est indiqué en O, la portée sur la
claire-voie ayant lieu de E' en M', et la partie P étant évidée et ne portant
plus larmier pour laisser passer le sommet du gâble. L'appareil de ce
gâble et des cercles à jour L est fidèlement tracé sur notre figure.
Le
fleuron, sa souche pénétrant dans la balustrade et la pointe des gâbles
sont pris dans un seul morceau de pierre, afin d'ajouter un poids nécessaire
à l'extrémité de l'appareil. Mais, pour éviter toute chance de déversement
de ce gâble en dehors; les deux morceaux de balustrade R ne sont
pas posés suivant une ligne droite, mais forment un angle légèrement
obtu, ainsi que l'indique le plan S; T, étant la souche du fleuron, sommet
du gâble, et R'R' étant les deux morceaux de balustrade taillés chacun
dans une seule dalle: ainsi, le sommet T du gâble ne peut se déverser en
dehors, contre-butté qu'il est par les deux dalles à jour R'R' qui s'appuient
sur les sommets des contre-forts percés de gargouilles pour
l'écoulement
des eaux, ainsi qu'on le voit en V. C'est plutôt là une combinaison
de charpente qu'une construction de maçonnerie; mais n'oublions pas
que la qualité de la pierre employée à Saint-Urbain se prête à une pareille
structure, et que, grâce à ces artifices, l'architecte est arrivé à élever un
monument d'une légèreté extraordinaire, qui ne se compose réellement
que d'une maçonnerie de moellon et de dalles de champ ajourées. Les
arcs-boutants qui buttent les grandes voûtes de cette église
au-dessus des
chapelles sont construits conformément à ce système de claires-voies et de
grands morceaux de pierre posés en guise d'étais (voy.
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1, Arc-boutant|Arc-boutant]], fig. 66).
 
L'architecte de l'église de Saint-Urbain (sa donnée acceptée) a été
fidèle à son principe dans toutes les parties de sa construction. Il a compris
que dans un édifice aussi léger, bâti avec du moellon et des dalles, il
fallait laisser à ces claires-voies une grande liberté pour éviter des ruptures;
aussi n'a-t-il engagé ces dalles que dans des feuillures qui
permettent
à la maçonnerie de tasser sans briser les délicates clôtures ajourées
qui remplacent les murs. On voit, en examinant la fig. 106, que les
chéneaux sont libres, réduits presque au rôle de gouttières, et qu'en
supposant même une brisure, les infiltrations ne peuvent causer aucun
préjudice à la maçonnerie, puisque ces chéneaux sont suspendus sur le
vide au dehors, au moyen de ces gâbles ajourés. Il fallait être hardi pour
concevoir une construction de ce genre; il fallait être habile et soigneux
pour l'exécuter, tout calculer, tout prévoir et ne rien laisser au hasard:
aussi cette construction, malgré son excessive légèreté, malgré l'abandon,
et des réparations inintelligentes, est-elle encore solide après cinq cent
soixante ans de durée. L'architecte n'a demandé aux carrières de Tonnerre
que des dalles, ou tout au plus des bancs de 0,30 c. d'épaisseur, d'une
grande dimension il est vrai, mais d'un poids assez faible: il évitait ainsi
la dépense la plus forte à cette époque, celle du transport. Quant à la
main-d'œuvre, elle est considérable; mais ce n'était pas alors ce qui coûtait
le plus. L'église de Saint-Urbain se présentera souvent dans le cours de
cet ouvrage, car elle est certainement la dernière limite à laquelle la
construction de pierre puisse atteindre, et, comme composition architectonique,
c'est un chef-d'œuvre (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1, Arc-boutant|Arc-boutant]], [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2, Balustrade|Balustrade]],
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 4, Crucifix|Croix]],
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 5, Fenêtre|Fenêtre]], [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 6, Gargouille|Gargouille]], [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7, Porche|Porche ]], [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7, Porte|Porte ]], [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 9, Vitrail|Vitrail ]]).
 
Il faut revenir quelque peu sur nos pas. Dans l'Île-de-France,
ainsi que nous l'avons déjà fait observer, nous ne saurions signaler les hardiesses
des Bourguignons du commencement du XIII<sup>e</sup> siècle et des Champenois de la fin de ce siècle, lorsque ceux-ci purent employer de grands
matériaux, durs, serrés de grain et résistants comme la pierre de
Tonnerre.
Les constructeurs de l'Île-de-France ne font guère de ces
claires-voies
prises dans une seule pierre, de ces cloisons ajourées; ils
maintiennent
la stabilité de leurs édifices, moins par des surfaces ou des quilles
rigides, que par des poids accumulés sur les points qui leur paraissent
ne pas présenter une assiette suffisante. Nous trouvons une preuve remarquable
de ce fait, dès le milieu du XIII<sup>e</sup> siècle, dans les grandes
constructions.
</div>
[[Image:Schema.formeret.gothique.png|center]]
<div class="text">
Nous avons vu que les architectes gothiques étaient arrivés, dans les édifices voûtés, à considérer les formerets comme des arcs de décharge et
à vider complétement la construction sous ces formerets, à ne conserver
que des contre-forts. Ils supprimaient les murs comme étant une
accumulation
inutile de matériaux entre ces contre-forts, puisque ceux-ci
devaient recevoir et supporter toutes les charges; mais ces formerets,
n'étant pas chargés à la clef, pouvaient dévier du plan vertical, par suite
de la pression et de la poussée des rangs de moellon des voûtes qu'ils
recevaient. Remarquons (107) que le formeret ABC, au sommet de ses
deux branches d'arc, à la clef B, là où cet arc en tiers-point présente le
plus de flexibilité, reçoit précisément les derniers rangs de moellons BD
de remplissage, lesquels ont une légère action de poussée de D en B,
par suite de leur courbure. Il pouvait se faire que le sommet B s'écartât
du plan vertical, si on ne parvenait à le rendre immobile. Élever un mur
sur ce formeret ABC ne pouvait consolider cet arc que faiblement, puisque
ces deux triangles de maçonnerie AEB, CFB chargeaient beaucoup plus
les reins de cet arc que sa clef B. Le moyen le plus sûr était de charger
cette clef B. Les constructeurs arrivèrent donc, vers le milieu du XIII<sup>e</sup> siècle,
à élever, à l'extérieur, sur les formerets des voûtes, faisant encadrement
de baies, des gâbles HIG en maçonnerie, et rendirent ainsi, par
l'adjonction de cette charge BG, les sommets des formerets immobiles
ou du moins assez stables pour résister à la poussée des clefs des remplissages
des voûtes BD. Un des premiers essais de ce système se voit à la
Sainte-Chapelle du Palais à Paris. Observons que les architectes champenois,
qui avaient adopté des formerets d'une résistance très-puissante il
cause de leur grande épaisseur, puisqu'ils étaient de véritables
berceaux
en tiers-point, recevant les remplissages des voûtes; que les architectes
bourguignons, qui isolaient leurs formerets des clôtures extérieures, en
laissant entre eux et ces clôtures un espace assez large étrésillonné par
les assises de couronnement, n'avaient pas besoin de recourir à l'artifice
expliqué par la fig. 107. Aussi n'est-ce guère que dans
l'Île-de-France,
le
Beauvoisis et la Picardie que nous voyons, vers 1240, adopter ce moyen
de donner de la stabilité aux formerets. C'est ainsi que des différences
dans le caractère de l'architecture des diverses provinces de France, au
XIII<sup>e</sup> siècle, se trouvent presque toujours expliquées par une nécessité de
la construction. Si l'on veut se rendre compte de l'utilité de ces gâbles,
regardés généralement comme un motif de décoration, il faut examiner
la fig. 108.
</div>
[[Image:Formeret.gothique.png|center]]
<div class="text">
Mais l'architecture est un art impérieux: dès que vous modifiez un de
ses membres, dès que vous ajoutez quelque chose à l'ordonnance, vous
voyez les difficultés de détail s'accumuler. Un premier changement du
système, que vous supposez peu important tout d'abord, en exige un
second, puis un troisième, puis une foule d'autres. Alors ou il faut
rétrograder, ou devenir l'esclave des exigences que vous avez provoquées
par une première tentative ou une première concession. On se débat
contre ces difficultés successives qui semblent naître à mesure qu'on les
surmonte. Dans les temps où la paresse d'esprit est regardée comme une
vertu, on traite ces tentatives périlleuses de tendances perverses, d'oubli
des saines doctrines. Mais les architectes du moyen âge, et surtout de
l'époque dont nous nous occupons en ce moment, n'auraient jamais cru
qu'un pas en arrière ou un repentir fût un progrès: ils sentaient qu'ils
étaient entraînés par leurs propres principes, et ils résolvaient avec courage
chacune des difficultés nouvelles qu'ils soulevaient sans repos...
 
Surmonter les formerets de triangles de pierre pour charger leurs
clefs, ce n'est, au premier abord, qu'un peu plus de pierre et un peu plus
de main-d'œuvre. Mais il faut des chéneaux sur les formerets, des balustrades
sur ces chéneaux; il faut que ces chéneaux posent sur les formerets
et non sur les remplissages des voûtes; il faut que les pentes de ces gâbles
rejettent elles-mêmes les eaux quelque part; il faut orner ces lignes rigides;
il faut que ce nouveau membre ajouté à l'architecture trouve sa place sans
empiéter sur celle des autres membres indispensables. Notre fig. 108 explique
comment les constructeurs du milieu du XIII<sup>e</sup> siècle surent concilier
à la fois les exigences purement matérielles et celles de l'art. Leur formeret
A (voir la coupe), bandé et doublé souvent d'une archivolte B, ayant
l'épaisseur des moellons de remplissage de la voûte, ils posèrent, sur les
deux tiers environ de la largeur de ces arcs, le gâble plein C, en ménageant
une entaille peu profonde à sa base pour incruster le chéneau D
posé sur le dernier tiers de la largeur des arcs. Le gâble dégagé, ce chéneau
portait larmier de recouvrement de la corniche, ainsi qu'on le voit
en E, et recevait la balustrade, suivant l'usage, dans une rainure. Deux
pierres F, portant cuvette et gargouilles, étaient disposées à la base du
gâble pour recueillir les eaux tombant sur les tablettes de recouvrement
de ces gâbles. Ces tablettes, prises dans de longs morceaux pour éviter les
joints, étaient taillées suivant le tracé G, au-dessous de la corniche,
s'incrustaient dans les tympans et étaient munies, derrière les crochets
posés en feuillure, d'une petite rigole I, propre à recueillir les eaux et à
les conduire dans les cuvettes des gargouilles. Au-dessus de la corniche,
ces tablettes étaient alors taillées conformément au tracé H, rejetant les
eaux devant et derrière. Un chapeau K, pris dans un seul morceau de
pierre, maintenait l'extrémité des deux tablettes inclinées ainsi que les
branches de crochets. La balustrade L se posait en arrière, affleurant le
nu postérieur du gâble, afin de laisser passer les rangs de crochets M
rapportés dans des rainures par incrustement. Plus tard, on évida entièrement
ces gâbles, qui parurent trop lourds comme aspect, au-dessus des
meneaux si légers des fenêtres. Cet exemple fait comprendre combien
chaque nouveau membre ajouté à l'architecture gothique entraînait une
série de détails, d'études et de combinaisons. On nous dira peut-être que
ce sont là des efforts bien grands pour les motifs qui les provoquent: la
critique sera juste, mais elle frappe beaucoup plus haut. Dans l'ordre
naturel, combien ne voyons-nous pas de combinaisons compliquées, de
détails, d'efforts longs et puissants, pour produire en apparence de minces
résultats? Ce n'est pas nous qui avons créé le monde, qui avons présidé
à son ordonnance; et si les choses y sont bien arrangées, il faut reconnaître
que cet arrangement n'est rien moins que simple. Les architectes
du moyen âge admettront une critique qui pourrait s'adresser au grand
ordonnateur de l'univers. Ces architectes ont, comme leurs prédécesseurs,
eu la matière inerte à leur disposition; ils ont dû se soumettre aux lois
de l'attraction, de la résistance, tenir compte du vent et de la pluie. En
présence de la matière inerte et de l'action des forces naturelles, ils ont
cru que l'équilibre était la loi vraie de la construction: peut-être se sont-ils
trompés; mais on avouera du moins qu'ils se sont trompés en gens de
génie, et il y a toujours quelque chose de bon à prendre chez les hommes
de génie, même quand ils se trompent. D'ailleurs, il faut bien reconnaître
que plus l'homme cherche, plus il combine et complique les choses, et
plus tôt il arrive à constater l'infirmité de son jugement. Voici des <i>rationalistes</i>
(qu'on me passe le mot), des artistes qui suivent un principe, vrai
à tout prendre, en se conformant aux règles les plus rigoureuses de la
logique; qui prennent, pour bâtir, de la pierre de taille,
c'est-à-dire une
matière qui est formée de manière à être employée par superposition, par
assises, en un mot: par conséquent, les lignes principales de leurs
constructions doivent donc être horizontales. Point; après un demi-siècle
de recherches, de combinaisons toutes plus ingénieuses les unes que les
autres, ils arrivent, au contraire, à faire dominer, dans leurs édifices, la
ligne verticale sur la ligne horizontale, et cela sans cesser un seul instant
de suivre les conséquences du principe vrai qu'ils ont posé. Bien des
causes les conduisent à ce résultat. Nous en avons signalé
quelques-unes,
comme, par exemple, l'utilité des pierres posées debout pour roidir les
constructions, la nécessité de charger les points d'appui sollicités à sortir
de la verticale par les poussées obliques. Il en est une dernière qui a son
importance. Dans les villes du moyen âge, le terrain était rare. Toute
ville, par suite du système féodal, était fortifiée, et on ne pouvait reculer
les fortifications d'une cité tous les dix ans. Il fallait donc renfermer les
monuments dans des espaces étroits, n'occuper que le moins de surface
possible. Or si vous bâtissez d'après un principe qui fait que toutes les
actions de votre construction soient obliques, et si vous ne pouvez vous
étendre, il faut bien suppléer par des pesanteurs verticales à l'espace qui
vous manque en surface. Une loi imposée d'abord par la nécessité et que
l'on subit comme telle devient bientôt une habitude et un besoin, si bien
que, lors même que l'on pourrait s'en affranchir, on s'y soumet, elle
plaît, elle est entrée dans les mœurs. Dès que les architectes du moyen
âge ont compris que la structure de leurs édifices voûtés les amenait à
multiplier les charges verticales pour résister à toute pression oblique, ils
ont franchement pris leur parti, et comme il faut nécessairement que,
dans un édifice, la ligne horizontale l'emporte sur la ligne verticale, ou
celle-ci sur la ligne horizontale, à moins de se résoudre à faire de véritables
échiquiers, ils sont arrivés à supprimer presque complétement la
ligne horizontale, ne conservant plus celle-ci que comme arasement
d'étages, pour indiquer un repos intérieur, un sol. D'ailleurs, toujours de
plus en plus conséquents avec leurs principes, les maîtres des œuvres, à
la fin du XIII<sup>e</sup> siècle, indiquent clairement, à l'extérieur des édifices,
l'ordonnance intérieure, et en cela nous ferions bien de les imiter.
Examinons un bâtiment gothique à l'extérieur, nous dirons s'il est voûté
en pierre ou s'il est couvert par une charpente<span id="note12"></span>[[#footnote12|<sup>12</sup>]]. Ses pinacles nous indiqueront
le nombre de ses points d'appui intérieurs; ses bandeaux, les
arases au-dessus des voûtes; la puissance de ses contre-forts, l'énergie
des poussées, leur direction; ses fenêtres, le nombre des formerets et des
travées; la forme des combles, le périmètre des diverses salles, etc.
 
À Saint-Urbain de Troyes déjà, les divers membres de la construction
sont si délicats, ils possèdent chacun une fonction si nette et indépendante,
que l'architecte les assemble, mais ne les relie pas; il les pose à côté les
uns des autres, les maintient ensemble par des embrèvements, des incrustements,
comme de la menuiserie; mais il évite de les liaisonner, car le
liaisonnement produit l'homogénéité de toutes les parties, et c'est ce que
le constructeur redoute dans l'emploi d'un système où toute partie de la
construction agit, résiste, possède son action ou sa résistance propre,
action et résistance qui ne peuvent être efficaces qu'autant qu'elles sont
indépendantes. Au commencement du XIV<sup>e</sup> siècle, ce parti pris de laisser
à chaque membre de la construction française sa fonction propre et de
réunir ces membres en raison de la fonction particulière à chacun d'eux,
est poussé jusqu'à l'exagération du principe. <span id=Carcassonne1>Cela est bien sensible dans
un monument fort intéressant, élevé de 1320 à 1330; nous voulons parler
du chœur de l'église Saint-Nazaire de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Carcassonne|Carcassonne]], l'une des rares
conceptions originales d'une époque pendant laquelle l'art de l'architecture
tombait déjà dans l'application des formules et laissait de côté toute
tentative nouvelle, toute expression individuelle.
 
L'examen attentif, l'analyse de ce monument, nous ont révélé un fait
intéressant aujourd'hui pour nous: c'est la méthode simple suivie par
l'architecte et ses subordonnés pour élever une construction fort compliquée
en apparence, et qui semblerait devoir exiger une quantité fabuleuse
d'opérations et de tracés. En réalité, les difficultés d'appareil n'existent
pas. Cette construction n'est qu'un assemblage de plans verticaux dont
les rabattements n'exigent qu'un seul tracé chacun. Il faut admettre, bien
entendu, avant toute chose, que l'architecte sait ce qu'il veut, qu'il voit
son édifice sous tous ses aspects avant de commencer les fondations, qu'il
s'est rendu compte des diverses parties de sa construction; qu'il a fait,
avant la taille de la première pierre, le travail que nous faisons sur un
édifice que nous mesurons et examinons dans ses derniers détails. L'architecture
gothique est exigeante à ce point, et c'est peut-être ce qui lui
attire le plus d'ennemis. Il est si consolant de dire, lorsque se présente
une difficulté sur le tas: «Nous verrons cela au ravalement.» Il est si pénible,
lorsque tout n'est pas prévu d'avance, d'entendre, chaque jour, une
longue série de questions présentées par l'appareilleur ou le conducteur;
questions auxquelles il faut répondre clairement, simplement, en homme
qui sait ce qu'il va dire, comme s'il eût prévu ce qu'on aurait à lui demander!
Donc, l'architecte du chœur de Saint-Nazaire de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Carcassonne|Carcassonne]] a fait
non-seulement le plan de son édifice, non-seulement des élévations et
des coupes, mais il sait d'avance le point exact des naissances des divers
arcs, de leur rencontre, de leur pénétration; il a tracé leurs profils et sait
sur quoi ils doivent porter; il connaît les résultats des poussées, leur
direction, leur puissance; il a calculé les charges, il a réduit les forces et
les résistances à leurs plus justes limites. Il sait tout cela d'avance, il faut
qu'il le sache dès la première assise au-dessus de terre. Sa conception
étant ainsi entière, fixée sur son papier et dans son cerveau, ses subordonnés
marchent en aveugles. Il dit à l'un: «Voici le dessin de la pile A
qui se répète deux fois; voici le dessin du contre-fort C qui se répète dix
fois, etc.; voici le tracé de la fenêtre A qui se répète six fois, celui de la
fenêtre B qui se répète sept fois; voici une branche d'arc ogive avec ses
sommiers, d'arc doubleau avec ses sommiers, etc.» Ceci dit, l'architecte
peut s'en aller et laisser tailler toutes les assises et morceaux de chacun
de ces membres. Les tailles finies, survient un maître poseur, qui, sans
erreur possible, fait monter et assembler toutes ces diverses pièces prenant
forcément leur place chacune comme les pièces d'une machine bien
conçue. Cette façon de procéder explique comment, à cette époque (à la
fin du XIII<sup>e</sup> siècle et au XIV<sup>e</sup>), des architectes français faisaient exécuter
des monuments dans des contrées où peut-être ils n'avaient jamais mis
les pieds; comment on demandait d'Espagne, du midi de la France, de
Hongrie, de Bohême, des projets de monuments à ces architectes, et
comment ces monuments pouvaient s'élever et rappeler exactement, sauf
dans quelques détails de profils et de sculpture, les édifices bâtis entre la
Somme et la Loire. Le chœur de l'église de Saint-Nazaire de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Carcassonne|Carcassonne]]
fut probablement érigé ainsi, à l'aide de tracés fournis par un architecte
du Nord qui peut-être ne séjourna guère dans cette ville; ce qui nous le
ferait croire, c'est qu'évidemment l'architecte a évité toute difficulté
exigeant une décision sur place, ces difficultés qu'on ne résout pas par
un dessin, mais par des explications données aux appareilleurs et aux
ouvriers même sur le chantier, en suivant de l'œil leur travail, en prenant
au besoin le <i>troussequin</i>, la règle, l'équerre, et se couchant sur l'épure.
</div>
[[Image:Detail.plan.eglise.Saint.Nazaire.Carcassonne.png|center]]
<div class="text">
L'architecte, par exemple, a presque entièrement, dans les voûtes de cet
édifice, renoncé aux sommiers communs à plusieurs arcs; il a donné la
courbe de chacun de ces arcs, leurs profils; on les a taillés chacun sans
avoir à s'occuper de l'arc voisin, et le maître poseur est venu arranger
tout cela comme un jeu de patience. Mais pour faire apprécier la singulière
méthode de construction employée dans le chœur de l'église
Saint-Nazaire
de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Carcassonne|Carcassonne]], il est utile de donner d'abord la moitié du plan
de ce chœur avec son transsept (109). Nous voyons dans ce plan la projection
horizontale des voûtes; elles ont toutes leurs clefs au même niveau
ou peu s'en faut, bien que leurs dimensions et leurs formes soient dissemblables;
nécessairement les naissances de ces voûtes se trouvent dès lors
à des niveaux très-différents. Il faut voir encore la coupe générale de
cette construction sur AB. L'architecte avait pensé fermer les voûtes C
(110) à un niveau inférieur aux grandes voûtes du sanctuaire et du transsept; la construction avait même été élevée ainsi jusqu'au-dessus des
</div>
[[Image:Voute.eglise.Saint.Nazaire.Carcassonne.png|center]]
<div class="text">
<br>
naissances de ces basses voûtes, ainsi que le font voir les lignes ponctuées
DE; mais l'architecte a dû céder au désir de produire plus d'effet en
relevant les clefs de toutes les voûtes au même niveau. Peut-être une
exigence du clergé fit-elle adopter ce dernier parti; ce qui est certain,
c'est que les naissances basses, indiquées ponctuées, furent coupées au
nu des piles, ainsi qu'il est facile de le reconnaître, et que ces naissances
furent relevées, comme l'indique notre tracé, afin d'avoir sur tout le
pourtour de l'édifice des fenêtres égales en hauteur. La fig. 111 présente
la coupe sur la ligne GH du plan. Remarquons tout de suite que, pour
empêcher le rondissement des piles si grêles sollicitées par des poussées
inégales, produites par l'exhaussement des voûtes secondaires, l'architecte
a posé des étrésillons en fer I de 0,05 c. carrés, visibles dans nos deux
coupes; que la pierre employée est un
</div>
[[Image:Voute.eglise.Saint.Nazaire.Carcassonne.2.png|center]]
<div class="text">
<br>
grès dur très-résistant et qui permettait de poser les voûtes sur des points d'appui grêles. Examinons
maintenant avec soin les détails de cette construction; prenons la tête de
la pile K (du plan) au point où cette pile reçoit un grand arc doubleau intermédiaire
du sanctuaire, deux archivoltes, un arc doubleau de chapelle
et deux branches d'arcs ogives. La section horizontale de cette pile (112)
est tracée en A. De B en C, nous voyons quatre assises de sommiers qui
reçoivent le grand arc doubleau. À partir de la coupe C, normale à la
courbe de l'arc doubleau E, les claveaux de cet arc sont indépendants; la
pile s'élève derrière le remplissage F de cet arc, sans liaisons avec lui,
jusqu'au chapiteau de formeret G. La saillie de ce chapiteau forme liaison
avec le remplissage, puis la pile s'élève encore indépendante jusqu'à sa
rencontre avec le formeret H. Au-dessus du chapiteau G, le remplissage
monte verticalement de I en K. Il est évidé d'un trèfle L, qui décore la
nudité de ce triangle recevant les voûtains en moellons taillés. Les deux
barres de fer M servent d'étrésillons entre cette pile et la suivante; ils
maintiennent la poussée de l'arc doubleau E.
</div>
[[Image:Detail.voute.eglise.Saint.Nazaire.Carcassonne.png|center]]
<div class="text">
Prenons la pile suivante L du plan, celle de l'angle rentrant, qui se
trouve prise entre trois meneaux, qui reçoit un gros arc doubleau, deux
grandes branches d'arcs ogives des voûtes principales, et une troisième
branche d'arc ogive de chapelle (113). On voit encore ici que le tracé de
chacune de ces parties a été fait indépendamment des autres, et que
l'appareil ne présente que le moins de liaisons possible pour éviter les
épures trop compliquées. Cette indépendance des divers membres des
voûtes venant retomber sur les piles laisse une grande élasticité à la
construction, élasticité nécessaire dans un monument aussi léger, très-élevé
et chargé fort inégalement. On peut constater en effet, dans le chœur
de l'église de Saint-Nazaire, des torsions, des mouvements considérables,
sans que pour cela la bâtisse ait rien perdu de sa solidité. Encore une
fois, ce ne sont pas là des exemples à suivre, mais fort utiles à connaître,
à cause des moyens simples et pratiques mis en œuvre. Voyons le côté
extérieur de cette même pile (114).
</div>
[[Image:Detail.voute.eglise.Saint.Nazaire.Carcassonne.2.png|center]]
<div class="text">
Nous sommes placés dans l'angle de la chapelle, au point V du plan;
nous supposons la partie supérieure des meneaux de la grande fenêtre de
cette chapelle enlevée<span id="note13"></span>[[#footnote13|<sup>13</sup>]]. On voit en A la barre de fer qui maintient la tête
des colonnettes de ces meneaux et qui sert en même temps de chaînage
à la naissance des arcs (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 6, Meneau|Meneau]]); en B, la rainure réservée pour
poser la partie cintrée ajourée des meneaux; en C, les sommiers du
formeret qui enveloppe le châssis en pierre découpée; en E, la branche
d'arc ogive de la voûte de la chapelle dont les deux assises de sommiers
se confondent avec celles de l'arc formeret. À partir du lit D, les claveaux
de cet arc ogive sont indépendants. En G, l'archivolte entourant
la découpure cintrée et ajourée de la première fenêtre du sanctuaire et
tenant lieu de formeret de voûte à l'intérieur; en F,
l'archivolte-formeret
des meneaux non vitrés séparant la chapelle du chœur. Ici on observera
que cet arc F est mouluré dans la partie cachée par la maçonnerie de
l'angle rentrant derrière l'arc ogive E: ce qui prouve de la manière la
plus évidente que chaque membre de la construction a été tracé et taillé
séparément sur le chantier d'après des épures partielles, et que ces
diverses parties ainsi préparées par l'appareilleur ont été mises en place
par le poseur, qui seul connaissait chacune de leurs fonctions et leurs
rapports dans l'ensemble de la bâtisse. Le maçon est venu remplir les
intervalles restant entre ces membres s'enchevêtrant, se pénétrant, tout
en restant libres. Nous avons tracé en K la projection horizontale de cet
angle rentrant avec la pénétration des deux archivoltes-formerets G.
</div>
[[Image:Detail.voute.eglise.Saint.Nazaire.Carcassonne.3.png|center]]
<div class="text">
Une pareille construction ne se compose que de piles recevant des
nerfs élastiques, mais résistants, portant les remplissages des voûtes, ou
maintenant des châssis de pierre dans de larges feuillures; elle nous fait
connaître que le maître de l'œuvre ne pouvait rien abandonner au hasard,
rien ajourner, tout prévoir dès la première assise, classer ses épures avec
méthode, et qu'il n'avait besoin, la pierre étant taillée sur ces épures, et
les morceaux prêts, que de donner ses instructions à un poseur habile
qui venait prendre successivement toutes les parties de l'édifice et les
mettre en place dans leur ordre, comme le <i>gâcheur</i> du charpentier prend
une à une les pièces d'une charpente taillée à l'avance sur l'aire, pour les
mettre au levage. Aujourd'hui on procède autrement: on accumule des
blocs de pierre, sans trop savoir souvent quelle sera la forme définitive
qu'ils prendront, et on taille à même ces blocs les pénétrations des sommiers,
les moulures, comme on pourrait le faire dans une masse homogène,
sans trop se soucier des lits, des joints qui ne coïncident pas avec
les formes données. Est-ce mieux? Est-ce le moyen d'obtenir une construction
plus solide? Il est permis d'en douter. On peut affirmer toutefois
que c'est moins raisonnable, moins habile, moins intelligent et plus
coûteux.
 
Il n'est pas de construction religieuse du moyen âge plus avancée que
celle des églises de Saint-Urbain de Troyes et de Saint-Nazaire de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Carcassonne|Carcassonne]]
dans la voie ouverte par les architectes du XIII<sup>e</sup> siècle. On ne pouvait,
en effet, aller au delà sans substituer le métal à la pierre. Soit que les
architectes du XIV<sup>e</sup> siècle aient été arrêtés par cette impossibilité, soit que
de fâcheux essais leur aient démontré qu'ils dépassaient déjà les limites
imposées par la matière, toujours est-il qu'une réaction eut lieu vers
1330, et que les constructeurs abandonnèrent ces méthodes trop hardies
pour revenir à un système plus sage; mais cette réaction eut pour effet
de détruire l'originalité: on en vint aux formules. À cette époque, nous
voyons les architectes laisser de côté, dans les œuvres vives de leurs
bâtisses, l'assemblage simultané des pierres sur leur lit et en délit qui
avait fourni aux constructeurs du XIII<sup>e</sup> siècle de si beaux motifs d'architecture; ils conservent les formes imposées par ce système, mais ils n'en
apprécient plus la raison; perdant quelque chose de l'esprit aventureux
de leurs devanciers, ils renoncent aux délits pour les points d'appui,
comme moyens de rigidité, et reviennent aux constructions élevées par
assises, en réservant les pierres en délit pour les meneaux, les arcatures
en placages, c'est-à-dire pour les membres de l'architecture qui ne portent
pas charge et ne sont que des châssis ou des décorations. Cependant
comme pour suivre, au moins quant à l'apparence, les conséquences du
système de construction admis au XIII<sup>e</sup> siècle, ils multiplient les lignes
verticales, ils veulent que non-seulement les membres des voûtes, les
arcs, aient chacun leur point d'appui, mais encore les moulures dont ces
arcs sont ornés. Il résulte dès lors entre la forme donnée aux piles, par
exemple, et la construction de ces piles, la contradiction la plus évidente.
Par le fait, les constructeurs du XIV<sup>e</sup> siècle reviennent à des formes plus
lourdes, bien qu'ils s'efforcent de dissimuler cette réaction sous une
apparence de légèreté, en multipliant les membres déliés de l'architecture.
Comme praticiens, ils sont fort habiles, fort prudents, pleins d'expérience
et adroits; mais ils manquent complétement d'invention: ils n'ont plus
de ces hardiesses qui dénotent le génie; ils sont plus sages que leurs
prédécesseurs du XIII<sup>e</sup> siècle, mais ils ont les défauts qui accompagnent
souvent la sagesse: leurs méthodes sûres, leurs formules, sont empreintes,
malgré tous leurs efforts, d'une monotonie fatigante.
 
<span id=Narbonne>L'exemple le plus frappant et l'un des plus complets de la construction
religieuse du XIV<sup>e</sup> siècle est la cathédrale de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes N#Narbonne|Narbonne]], dont le chœur
seul fut bâti de 1370 à 1400<span id="note14"></span>[[#footnote14|<sup>14</sup>]]. C'est l'œuvre d'un maître consommé dans
son art, mais dépourvu de cette imagination, de ces ressources inattendues
qui charment dans les constructions du XIII<sup>e</sup> siècle et qui se prêtent aux
conceptions les plus variées. Ce qui donne le degré d'habileté pratique à
laquelle les architectes du XIV<sup>e</sup> siècle étaient arrivés, ce sont ces reprises
en sous-œuvre, ces reconstructions partielles faites dans des édifices plus
anciens. À cette époque, les matériaux employés sont toujours de la
première qualité, le trait savant, l'appareil excellent, la taille exécutée
avec un soin remarquable. D'ailleurs le système général de la construction
se modifie très-peu, il est appliqué avec plus de sûreté et avec une parfaite
connaissance des forces passives et actives, des pesanteurs et des poussées.
Les arcs-boutants, par exemple, sont bien tracés, posés exactement où
ils doivent l'être. Nous en avons une preuve bien évidente à la cathédrale
de Paris. Tous les arcs-boutants de la nef et du chœur furent refaits à cette
époque (vers 1330), et refaits de façon à franchir les galeries du premier
étage et à venir retomber sur les gros contre-forts extérieurs (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1, Arc-boutant|Arc-boutant]], fig. 59, [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2, Cathédrale|Cathédrale]]). Ces arcs-boutants, qui ont un rayon très-étendu
et par conséquent une courbure très-peu prononcée, ont été
calculés avec une exacte connaissance de la fonction qu'ils avaient à
remplir, et lorsqu'on songe qu'ils ont dû tous être refaits dans des conditions
nouvelles, appuyant d'anciennes constructions, on est obligé de
reconnaître, chez ces constructeurs du XIV<sup>e</sup> siècle, une grande expérience
et une adresse peu commune. Nous ne croyons pas qu'il soit nécessaire
de nous étendre plus longuement sur les constructions religieuses du
moyen âge, car nous n'apprendrions rien de nouveau à nos lecteurs après
ce que nous avons déjà dit. Les articles du <i>Dictionnaire</i> constatent d'ailleurs
les différences qui résultent des perfectionnements de détail apportés
par les architectes des XIV<sup>e</sup> et XV<sup>e</sup> siècles dans les constructions religieuses.
Nous nous occuperons maintenant des constructions civiles et militaires
qui procèdent d'après leurs méthodes particulières, n'ayant que peu de
rapports avec les constructions des édifices purement religieux.
 
<br><br>
----
 
<span id="footnote1">[[#note1|1]] : On voudra bien nous permettre à ce sujet une observation: en appréciant le plus
ou moins de mérite des édifices religieux gothiques, quelques critiques (qui ne sont pas
architectes, il est vrai) ont prétendu que, des églises du moyen âge en France, la plus
parfaite, celle qui indique de la part de l'architecte une plus grande somme de talent,
est la Sainte-Chapelle de Paris, car cette église conserve une parfaite stabilité sans le
secours des arcs-boutants; et, partant de là, les mêmes critiques, heureux sans doute
d'avoir fait cette découverte, ont ajouté: «L'arc-boutant, étai permanent de pierre,
accusant l'impuissance des constructeurs, n'est donc qu'une superfétation barbare,
un jeu inutile, puisque, même pendant le moyen âge, des artistes habiles ont su s'en
passer.» L'argument est fort; mais la Sainte-Chapelle n'a pas de
bas-côtés; partant,
l'architecte n'était pas obligé de franchir cet espace et de reporter les poussées des
grandes voûtes à l'extérieur en dehors de ces bas-côtés. C'est ainsi pourtant que l'on
parle presque toujours d'un art qu'on ne connaît pas; et la foule d'applaudir, car les
praticiens ne croient pas qu'il soit nécessaire de réfuter de pareils arguments. Ils ont
tort: une erreur répétée cent fois, fût-elle des plus grossières, mais répétée avec
assurance, finit chez nous par être admise parmi les vérités les moins contestables; et
nous voyons encore imprimer aujourd'hui, de la meilleure foi du monde, sur les arts
et en particulier sur l'architecture gothique, des arguments réfutés depuis longtemps
par la critique des faits, par l'histoire, par les monuments et par des démonstrations
appuyées sur la géométrie. Tout ce travail de la vérité qui veut se faire jour passe
inaperçu aux yeux de certains critiques, qui prétendent probablement ne rien oublier
et ne rien apprendre.
 
<span id="footnote2">[[#note2|2]] : M. Millet a bien voulu relever pour nous ce charmant petit édifice fort peu connu, et le meilleur type peut-être de l'architecture champenoise du commencement du XIII<sup>e</sup> siècle.
 
<span id="footnote3">[[#note3|3]] : Nous avons été souvent appelé à défendre des projets de restauration de monuments
gothiques, à donner la raison de dépenses nécessaires et considérables pour les
sauver de la ruine. Dans l'espoir bien naturel d'obtenir des économies, on nous a
souvent répété: «Ne faites que le strict nécessaire, laissez à des temps meilleurs le
soin d'achever, de sculpter, de ravaler, etc.» La réponse était difficile, car il eût fallu
faire suivre un cours d'architecture gothique aux personnes qui nous ouvraient ces
avis, pour leur faire comprendre que dans les édifices gothiques tout se tient, que la
pierre est posée ravalée et sculptée, et qu'on ne peut, à vrai dire, construire un monument
gothique en laissant quelque chose à faire à ceux qui viendraient après nous. Au
point de vue de l'art, est-ce donc là un défaut? Et n'est-ce donc pas, au contraire, le
plus bel éloge que l'on puisse faire d'une architecture, de dire, après l'avoir démontré,
que tout ce qui la constitue est si intimement lié, que sa parure fait si bien partie de
sa structure, que l'on ne peut séparer l'une de l'autre?
 
<span id="footnote4">[[#note4|4]] : On nous accusera peut-être de nous répéter dans le cours de cet ouvrage; mais les
préjugés contre lesquels il nous faut combattre ne sont que le résultat de l'erreur ou de
fausses appréciations répétées avec une persistance rare. En pareil cas, la vérité, pour
faire briller ses droits, n'a d'autre ressource que d'employer la même tactique.
 
<span id="footnote5">[[#note5|5]] : Nous avons quelquefois rencontré des architectes fort surpris de voir les piles de
leurs églises s'écraser sous la charge, et dire: «Mais nous avons exactement suivi les
proportions relatives de tel édifice et employé des matériaux analogues, comme résistance;
la construction gothique ne présente réellement aucune sécurité.» On pourrait
répondre: «Nulle sécurité, il est vrai, si l'on veut augmenter ou diminuer les échelles
en conservant les proportions relatives; la construction gothique demande que l'on
prenne le temps de l'étudier et d'en connaître les principes, et les architectes gothiques
ont eu le tort d'inventer un système de construction qui, pour être appliqué, doit être
connu et raisonné.»
 
<span id="footnote6">[[#note6|6]] : Le caprice est une de ces explications admises dans bien des cas, lorsque l'on
parle de l'architecture gothique; elle a cet avantage de rassurer la conscience des
personnes qui aiment mieux trancher d'un mot une question difficile que de tenter de
la résoudre.
 
<span id="footnote7">[[#note7|7]] : Voyez, au mot [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2, Cathédrale|Cathédrale]], le résumé historique de la construction de Notre-Dame d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]]. Les parties hautes du chœur ne purent être terminées qu'avec des ressources insuffisantes.
 
<span id="footnote8">[[#note8|8]] : Il en est de ces pilotis de Notre-Dame de Paris, de Notre-Dame d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amiens|Amiens]], comme
de tant d'autres fables que l'on répète depuis des siècles sur la construction des édifices
gothiques. Il ne serait pas possible de construire une grande cathédrale sur pilotis. Ces
édifices ne peuvent être fondés que sur de larges empattements; les pesanteurs étant
très-inégales en élévation, la première condition de stabilité était de trouver une masse
parfaitement homogène et résistante au-dessous du sol.
 
<span id="footnote9">[[#note9|9]] : Au XIV<sup>e</sup> siècle, les colonnettes posées sur le triforium s'étant brisées furent remplacées
par une pile pleine (voy. la fig. 61, à l'article [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1, Arc-boutant|Arc-boutant]]); mais on peut
encore aujourd'hui reconnaître leur position et à peu près leur diamètre.
 
<span id="footnote10">[[#note10|10]] : Comment se fait-il que nous, qui possédons aujourd'hui la fonte de fer, ou bien
encore qui pouvons nous procurer des pierres de taille d'une qualité excellente et en
très-grands morceaux, n'avons-nous pas songé à mettre en pratique la méthode si
heureusement appliquée à la construction de l'église de Saint-Urbain? Quelles ressources
ne trouverait-on pas dans l'étude et l'emploi de ce système si vrai, si simple, et
qui conviendrait si bien à beaucoup de nos édifices dans lesquels on demande de grands
jours, de la légèreté, et qu'il nous faut élever très-rapidement?
 
<span id="footnote11">[[#note11|11]] : Cette décoration qui clôt le sanctuaire de Saint-Urbain ne fut probablement pas
admirée de tout le monde à Troyes: car, il y a quelques années, on
eut l'idée de la
masquer par une énorme décoration de sapin et de carton-pierre peinte en blanc.
Rien n'est plus ridicule que cet échafaudage de carton qui étale sa misère prétentieuse
devant une des plus charmantes conceptions de l'art du XIII<sup>e</sup> siècle à
son déclin. La barbarie qui dévaste est certes plus dangereuse que la barbarie des
auteurs du maître-autel de Saint-Urbain; mais, cependant, que diraient les amis des
arts en Europe, s'ils voyaient élever une façade en plâtre sculpté devant la façade
occidentale de la cour du Louvre, sous le prétexte de l'embellir? Que de progrès nous
avons à faire encore pour ne plus mériter l'épithète de barbares que nous donnons si
volontiers à des temps où certes on ne se serait jamais permis de masquer une œuvre
exécutée avec intelligence, avec soin et talent, derrière une superfétation inutile, grossière
par la matière et le travail, sans forme, sans goût, produit de l'ignorance mêlée à
la plus ridicule vanité.
 
<span id="footnote12">[[#note12|12]] : À ce propos, et pour démontrer jusqu'à quel point les opinions sur l'architecture
sont fausses aujourd'hui, nous citerons ce jugement d'un homme fort éclairé d'ailleurs,
qui, voyant des contre-forts extérieurs indiqués dans un projet, prétendait les faire
supprimer par l'architecte, en donnant pour raison que les <i>progrès</i> de la construction
devaient faire renoncer à ces appendices appliqués aux édifices dans des temps barbares,
et qui n'indiquent autre chose que l'ignorance, etc. Autant dire que nous
sommes trop civilisés pour être vrais, et que le mensonge est la marque la plus certaine
du progrès.
 
<span id="footnote13">[[#note13|13]] : Cette opération ayant été faite sous nos yeux, nous avons pu reconnaître très-exactement et reproduire ici cette construction.
 
<span id="footnote14">[[#note14|14]] : Il faut dire que nous n'avons pas en France un seul grand édifice complet d'architecture
religieuse du XIV<sup>e</sup> siècle. Le XIII<sup>e</sup> siècle n'avait pas laissé de grands monuments
à construire en ce genre. Le XIV<sup>e</sup> siècle ne put que terminer des édifices déjà commencés,
et n'eut pas le loisir d'achever le petit nombre de ceux qu'il
fonda.