« Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Château » : différence entre les versions

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=== CHATEAU, <i>chastel</i> ===
 
Le château du moyen âge n'est pas le <i>castellum</i>
romain; ce serait plutôt la <i>villa</i> antique munie de défenses extérieures.
Lorsque les barbares s'emparèrent du sol des Gaules, le territoire fut
partagé entre les chefs conquérants; mais ces nouveaux propriétaires
apportaient avec eux leurs mœurs germaines et changèrent bientôt
l'aspect du pays qu'ils avaient conquis; le propriétaire romain ne songeait
pas à fortifier sa demeure des champs, qui n'était qu'une maison de
plaisance, entourée de toutes les dépendances nécessaires à l'exploitation
des terres, à la nourriture et à l'entretien des bestiaux, au logement de
clients et d'esclaves vivant sur le sol à peu près comme nos fermiers et
nos paysans. Quels que soient les changements qui s'opèrent dans les
mœurs d'un peuple, il conserve toujours quelque chose de son origine;
les citoyens romains, s'ils avaient cessé de se livrer aux occupations
agricoles depuis longtemps lorsqu'ils s'établirent sur le sol des Gaules,
conservaient encore, dans les siècles de la décadence, les mœurs de
propriétaires fonciers; leurs habitations des campagnes étaient établies
an centre de riches vallées, le long des cours d'eau, et s'entouraient de
tout ce qui est nécessaire à la vie des champs et à la grande culture.
Possesseurs tranquilles de la plus grande partie du sol gaulois pendant
trois siècles, n'ayant à lutter ni contre les populations soumises et devenues
romaines, ni contre les invasions des barbares, ils n'avaient pas eu
le soin de munir leurs <i>villæ</i> de défenses propres à résister à une attaque
à main armée. Lorsque commencèrent les débordements de barbares
venus de la Germanie, les derniers Possesseurs du sol gallo-romain
abandonnèrent les <i>villæ</i> pour s'enfermer dans les villes fortifiées à la
hâte; le flot passé, ils réparaient leurs habitations rurales dévastées;
mais, soit mollesse, soit force d'habitude, ils ne songèrent que rarement
à mettre leurs bâtiments d'exploitation agricole à l'abri d'un coup de
main. Tout autre était l'esprit germain. «C'est l'honneur des tribus, dit
César<span id="note1"></span>[[#footnote1|<sup>1</sup>]], de n'être environnées que de vastes déserts, d'avoir des frontières
dévastées. Les Germains regardent comme une marque éclatante
de valeur, de chasser au loin leurs voisins, de ne permettre à personne
de s'établir près d'eux. <i>Ils y trouvent, d'ailleurs, un moyen de se
garantir contre les invasions subites...</i>» «Les Germains, dit Tacite<span id="note2"></span>[[#footnote2|<sup>2</sup>]],
n'habitent point dans des villes; ils ne peuvent même souffrir que leurs
habitations y touchent; ils demeurent séparés et à distance, selon
qu'une source, une plaine, un bois, les a attirés dans un certain lieu.
Ils forment des villages, non pas comme nous, par des édifices liés
ensemble et contigus; chacun entoure sa maison d'un espace vide...»
Des trois peuples germaniques qui envahirent les Gaules, Bourguignons,
Visigoths et Francs, ces derniers, au milieu du VI<sup>e</sup> siècle, dominaient seuls
toute la Gaule, sauf une partie du Languedoc et la Bretagne; et de ces
trois peuples, les Francs étaient ceux qui avaient le mieux conservé les
mœurs des Germains<span id="note3"></span>[[#footnote3|<sup>3</sup>]]. Mais peu à peu ce peuple avait abandonné ses
habitudes errantes; il s'était établi sur le sol; la vie agricole avait remplacé
la vie des camps, et cependant il conservait son caractère primitif,
son amour pour l'isolement et son aversion pour la vie civilisée des villes.
Il ne faudrait pas se méprendre sur ce que nous entendons ici par isolement;
ce n'était pas la solitude, mais l'isolement de chaque bande de
guerriers attachés à un chef. Cet isolement avait existé en Germanie, chez
les peuples qui se précipitèrent en Occident, ainsi que le prouvent les
textes que nous venons de citer. «Lorsque la tribu fut transplantée sur
le sol gaulois, dit M. Guizot<span id="note4"></span>[[#footnote4|<sup>4</sup>]], les habitations se dispersèrent bien
davantage; les chefs de famille s'établirent à une bien plus grande
distance les uns des autres: ils occupèrent de vastes domaines; leurs
maisons devinrent plus tard des châteaux: les villages qui se formèrent
autour d'eux furent peuplés, non plus d'hommes libres, leurs égaux,
mais de colons attachés à leurs terres. Ainsi, sous le rapport matériel,
la tribu se trouva dissoute par le seul fait de son nouvel établissement...
L'assemblée des hommes libres, où se traitaient toutes choses, devint
beaucoup plus difficile à réunir...» L'égalité qui régnait dans les
camps entre le chef et ses compagnons dut s'effacer et s'effaça bientôt en
effet, du moment que la bande germaine fut établie sur le sol. «Le chef,
devenu grand propriétaire, disposa de beaucoup de moyens de pouvoir;
les autres (ses compagnons) étaient toujours de simples guerriers; et
plus les idées de la propriété s'affermirent et s'étendirent dans les
esprits, plus l'inégalité se développa avec tous ses effets... Le roi, ou
les chefs considérables qui avaient occupé un vaste territoire, distribuaient
des bénéfices à leurs hommes, pour les attacher à leur service
ou les récompenser de services rendus... Le guerrier à qui son chef
donnait un bénéfice allait l'habiter; nouveau principe d'isolement et
d'individualité... Ce guerrier avait d'ordinaire quelques hommes à
lui; il en cherchait, il en trouvait qui venaient vivre avec lui dans son
domaine; nouvelle source d'inégalité.»
 
Cette société, qui se décomposait ainsi au moment où elle s'établissait
sur le sol conquis après avoir dissous la vieille société romaine, ne devait
se constituer que par le régime féodal; elle en avait d'ailleurs apporté les
germes. Mais il fallut quatre siècles d'anarchie, de tâtonnements, de tentatives
de retour vers l'administration impériale, de luttes, pour faire sortir
une organisation de ce désordre.
 
Quelles étaient les habitations rurales de ces nouveaux possesseurs des
Gaules, pendant ce long espace de temps? On ne peut, à cet égard, que se
livrer à des conjectures, car les renseignements nous manquent ou sont
très-vagues. Tout porte à supposer que la villa romaine servait encore de
type aux constructions des champs élevées par les conquérants. Grégoire
de Tours parle de plusieurs de ces habitations, et ce qu'il en dit se rapporte
assez aux dispositions des <i>villæ</i>. C'étaient des bâtiments isolés
destinés à l'exploitation, à l'emmagasinage des récoltes, au logement des
familiers et des colons, au milieu desquels s'élevait la salle du maître ou
même une enceinte en plein air, <i>aula</i>, dans laquelle se réunissait le chef
franc et ses leudes; cette enceinte, à ciel ouvert ou couverte, servait de
salle de festin, de salle de conseil; elle était accompagnée de portiques, de
vastes écuries, de cuisines, de bains. Le groupe formé par tous ces bâtiments
était entouré d'un mur de clôture, d'un fossé ou d'une simple
palissade. Le long des frontières, ou sur quelques points élevés, les rois
mérovingiens avaient bâti des forteresses; mais ces résidences paraissent
avoir eu un caractère purement militaire, comme le <i>castrum</i> romain;
c'étaient plutôt des camps retranchés destinés à abriter un corps d'armée
que des châteaux propres à l'habitation permanente et réunissant dans
leur enceinte tout ce qui est nécessaire à la vie d'un chef et de ses
hommes<span id="note5"></span>[[#footnote5|<sup>5</sup>]]. Nous ne pouvons donner le nom de château qu'aux demeures
fortifiées bâties pendant la période féodale, c'est-à-dire du X<sup>e</sup> au XVI<sup>e</sup> siècle.
Ces demeures sont d'autant plus formidables qu'elles s'élevaient dans des
contrées où la domination franque conservait avec plus de pureté les
traditions de son origine germanique, sur les bords du Rhin, de la Meuse,
dans le Soissonnais et l'Île de France, sur une partie du cours de la Loire
et de la Saône.
 
<span id=Haguedike>Pendant la période carlovingienne, les princes successeurs de Charlemagne
avaient fait quelques efforts pour s'opposer aux invasions des
Normands; ils avaient tenté à plusieurs reprises de défendre le cours des
fleuves, mais ces ouvrages, ordonnés dans des moments de détresse,
construits à la hâte, devaient être plutôt des postes en terre et en bois que
des châteaux proprement dits. Les nouveaux barbares venus de Norvége
ne songeaient guère non plus à fonder des établissements fixes au milieu
des contrées qu'ils dévastaient; attirés seulement par l'amour du butin,
ils s'empressaient de remonter dans leurs bateaux dès qu'ils avaient
pillé une riche province. Cependant ils s'arrêtèrent parfois sur quelque
promontoire, dans quelques îles au milieu des fleuves, pour mettre à
l'abri le produit des pillages, sous la garde d'une partie des hommes composant
l'expédition; ils fortifiaient ces points déjà défendus par la nature,
mais ce n'était encore là que des camps retranchés plutôt que des
châteaux. On retrouve un établissement de ce genre sur les côtes de la
Normandie, de la Bretagne ou de l'Ouest, si longtemps ravagées par les
pirates normands; c'est le <i>[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes H#Haguedike|Haguedike]]</i> situé à l'extrémité
nord-ouest de la
presqu'île de Cotentin, auprès de l'île d'Aurigny. «Un retranchement ou
fossé d'une lieue et demie de long sépare ce promontoire du continent;
c'est là le <i>[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes H#Haguedike|Haguedike]]</i><span id="note6"></span>[[#footnote6|<sup>6</sup>]]... Il se peut que le <i>[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes H#Haguedike|Haguedike]]</i>, ou fossé de la
Hague, soit antérieur à l'époque normande; mais les pirates ont pu se
servir des anciens retranchements du promontoire, et en faire une place
de retraite.»
 
Lorsqu'au X<sup>e</sup> siècle les Normands furent définitivement établis sur une
partie du territoire de la France, ils construisirent des demeures fortifiées,
et ces résidences conservèrent un caractère particulier, à la fois politique
et féodal. Le château normand, au commencement de la période féodale,
se distingue du château français ou franc; il se relie toujours à un système
de défense territorial, tandis que le château français conserve longtemps
son origine germanique; c'est la demeure du chef de bande, isolée,
défendant son propre domaine contre tous et ne tenant nul compte de la
défense générale du territoire. Pour nous faire comprendre en peu de
mots, le seigneur franc n'a pas de patrie, il n'a qu'un domaine; tandis
que le seigneur normand cherche, à la fois, à défendre son domaine et le
territoire conquis par sa nation. Cette distinction doit être faite tout
d'abord, car elle a une influence, non-seulement sur la position des
demeures féodales, mais sur le système de défense adopté dans chacune
d'elles. Il y a, dans la construction des châteaux normands, une certaine
parité que l'on ne rencontre pas dans les châteaux français; ceux-ci
présentent une extrême variété; on voit que le caprice du seigneur, ses
idées particulières ont influé sur leur construction, tandis que les châteaux
normands paraissent soumis à un principe de défense reconnu bon et
adopté par tous les possesseurs de domaine, suivant une idée nationale.
Lorsque l'on tient compte des circonstances qui accompagnèrent l'établissement
définitif des Normands au nord-ouest de Paris, de l'intérêt immense
que ces pirates tolérés sur le sol de la Normandie avaient à maintenir le
cours des fleuves et rivières ouvert pour eux et les renforts qui leur arrivaient
du Nord, fermé pour le peuple franc, possesseur de la haute Seine
et de la plupart de ses affluents, on conçoit comment les Normands furent
entraînés à adopter un système de défense soumis à une idée politique.
D'ailleurs les Normands, lorsqu'ils se présentaient sur un point du territoire
français, procédaient forcément partout de la même manière;
c'était en occupant le littoral, en remontant les fleuves et rivières sur leurs
longs bateaux, qu'ils pénétraient jusqu'au cœur du pays. Les fleuves
étaient le chemin naturel de toute invasion normande; c'était sur leurs
rives qu'ils devaient chercher à se maintenir et à se fortifier. Les îles, les
presqu'îles, les escarpements commandant au loin le cours des rivières,
devaient être choisis tout d'abord comme points militaires: la similitude
des lieux devait amener l'uniformité des moyens de défense.
 
Les Francs, en s'emparant de la Gaule, s'étendirent sur un territoire
très-vaste et très-varié sous le rapport géographique; les uns restèrent
dans les plaines, les autres sur les montagnes, ceux-ci au milieu de
contrées coupées de ruisseaux, ceux-là près des grandes rivières; chacun
dut se fortifier en raison des lieux et de son intelligence personnelle; ils
cessèrent (hormis ceux voisins du Rhin) toute communication avec la
mère patrie, et, comme nous l'avons dit ci-dessus, se trouvèrent bientôt
isolés, étrangers les uns aux autres; les liens politiques qui pouvaient
encore les réunir se relâchaient chaque jour, et les idées de nationalité
de lien entre les grands propriétaires d'un État ne devaient avoir aucune
influence sur les successeurs de ces chefs de bande dispersés sur le sol.
Les Normands, au contraire, étaient forcément dirigés par d'autres
mobiles; tous pirates, tous solidaires, conservant longtemps des relations
avec la mère patrie qui leur envoyait sans cesse de nouveaux contingents,
arrivant en conquérants dans des contrées déjà occupées par des races
guerrières, ils étaient liés par la communauté des intérêts, par le besoin
de se maintenir serrés, unis, dans ces pays au milieu desquels ils pénétraient
sans trop oser s'étendre loin des fleuves, leur seule voie de
communication ou de salut en cas de désastre.
 
Si les traditions romaines avaient exercé une influence sur la disposition
des demeures des propriétaires francs, elles devaient être
très-affaiblies
pour les pirates scandinaves qui ne commencèrent à fonder des établissements
permanents sur le continent qu'au X<sup>e</sup> siècle. Ces derniers, plus
habitués à charpenter des bateaux qu'à élever des constructions sur la
terre ferme, durent nécessairement profiter des dispositions du terrain
pour établir leurs premiers châteaux forts, qui n'étaient que des campements
protégés par des fossés, des palissades et quelques ouvrages de bois
propres à garantir des intempéries les hommes et leur butin. Ils purent
souvent aussi profiter des nombreux camps gallo-romains que l'on rencontre
même encore aujourd'hui sur les côtes de la Manche et les bords
de la Seine, les augmenter de nouveaux fossés, d'ouvrages intérieurs, et
prendre ainsi les premiers éléments de la fortification de campagne.
Cependant les Normands, actifs, entreprenants et prudents à la fois,
tenaces, doués d'un esprit de suite qui se manifeste dans tous leurs
actes, comprirent, très-promptement l'importance des châteaux pour
garder les territoires sur lesquels les successeurs de Charlemagne avaient
été forcés de les laisser s'établir; et, dès le milieu du X<sup>e</sup> siècle, ils
ne se contentèrent plus de ces défenses de campagne en terre et en
bois, mais élevèrent déjà, sur le cours de la basse Seine, de l'Orne
et des petites rivières qui se jettent dans la Manche, des demeures de
pierre, construites avec soin, formidables pour l'époque, dont il nous
reste des fragments considérables et remarquables surtout par le choix
intelligent de leur assiette. Autres étaient alors les châteaux de France;
ils tenaient, comme nous l'avons dit, et du camp romain et de la villa
romaine. Ils étaient établis soit en plaine, soit sur des montagnes,
suivant que le propriétaire franc possédait un territoire plane ou montagneux.
Dans le premier cas, le château consistait en une enceinte de
palissade entourée de fossés, quelquefois d'une escarpe en terre, d'une
forme ovale ou rectangulaire. Au milieu de l'enceinte, le chef franc
faisait amasser des terres prises aux dépens d'un large fossé, et sur ce
tertre factice ou <i>motte</i> se dressait la défense principale qui plus tard
devint le donjon. On retrouve encore, dans le centre de la France, et
surtout dans l'ouest, les traces de ces châteaux primitifs.
 
Un établissement de ce genre, la Tusque à Sainte-Eulalie d'Ambarès (Gironde)<span id="note7"></span>[[#footnote7|<sup>7</sup>]], nous donne un ensemble assez complet des dispositions générales
de ces sortes de châteaux défendus surtout par des ouvrages en terre. Cet
établissement est borné de trois côtés (1) par deux ruisseaux A, B; un fossé C
ferme le quatrième côté du parallélogramme, qui a 150 mètres de long sur
90 mètres à 110 mètres environ. Au milieu de ce parallélogramme s'élève
une motte D de 27 mètres de diamètre dont le fossé varie en largeur de 10
à 15 mètres. Sur un des grands côtés en E s'élève un <i>vallum</i> haut de deux
mètres environ et large de 10 mètres. Il n'est pas besoin de dire que
toutes les constructions de bois que nous avons rétablies dans cette figure
n'existent plus depuis longtemps. C'était, comme nous l'avons indiqué,
au sommet de la motte que s'élevait le donjon, la demeure du seigneur,
à laquelle on ne pouvait arriver que par un pont de bois facile à couper.
L'enceinte renfermait les bâtiments nécessaires au logement des compagnons
du seigneur, des écuries, hangars, magasins de provisions, etc.
</div>
[[Image:Chateau.la.Tusque.Sainte.Eulalie.d.Ambares.png|center]]
<div class="text">
Probablement plusieurs portes s'ouvraient dans les palissades, au milieu
de trois des faces, peut-être sur chacune d'elles. Ces portes étaient, suivant
l'usage, garnies de défenses extérieures, comme le camp romain, avec
lequel cette enceinte a plus d'un rapport. Ordinairement un espace, tracé
au moyen de pierres brutes rangées circulairement sur le sol de la cour,
indiquait la place des assemblées. Souvent, à l'entour de ces demeures, on
rencontre des <i>tumuli</i> qui ne sont que des amas de terre recouvrant les
ossements de guerriers remarquables par leur courage. Ces tertres pouvaient
d'ailleurs servir, au besoin, de défenses avancées. Une guette, placée
au sommet du donjon, permettait d'observer ce qui se passait dans les
environs.
 
Si le château franc était posté sur une colline, sur un escarpement, on
profitait alors des dispositions du terrain, et c'était l'assiette supérieure
du plateau qui donnait la configuration de l'enceinte. Le donjon s'élevait
soit sur le point le plus élevé pour dominer les environs, soit près de
l'endroit le plus faible pour le renforcer. C'est dans ces établissements
que l'on voit souvent, dès une époque reculée, le moellon remplacer le
bois, à cause de la facilité qu'on trouvait à se le procurer dans des pays
montagneux. Mais il arrivait fréquemment alors que l'assiette du château
n'était pas assez vaste pour contenir toutes ses nombreuses dépendances;
le long des rampants de la colline ou au bas de l'escarpement on élevait
alors une première enceinte en palissades ou en pierres sèches protégées
par des fossés, au milieu de laquelle on construisait les logements propres
à renfermer la garnison, les magasins, écuries, etc. Cette première
enceinte, que nous retrouvons dans presque tous les châteaux du moyen
âge, était désignée sous le nom de basse-cour. En général, cette enceinte
inférieure était protégée par le donjon. On ne fut pas d'ailleurs sans
reconnaître que le donjon posé au centre des enceintes, à l'instar du
<i>prætorium</i> du camp romain, était, appliqué aux châteaux, une disposition
vicieuse, en ce qu'elle ne pouvait permettre à la garnison de faire des
sorties, de se jeter sur les derrières des assiégeants après que l'enceinte
extérieure avait été forcée. Nous voyons le donjon des châteaux, dès le
XI<sup>e</sup> siècle, posté généralement près de la paroi de l'enceinte, ayant ses
poternes particulières, ses sorties dans les fossés, et commandant le côté
de la place dont l'accès était le plus facile. Toutefois, nous penchons à
croire que le château féodal n'est arrivé à ses perfectionnements de
défense qu'après l'invasion normande, et que ces peuples du Nord ont été
les premiers qui aient appliqué un système défensif soumis à certaines
lois, suivi bientôt par les seigneurs du continent après qu'ils en eurent
à leurs dépens reconnu la supériorité. Le système défensif normand est
né d'un profond sentiment de défiance, de ruse, étranger au caractère
franc. Pour appuyer notre opinion sur des preuves matérielles, nous
devons faire observer que les châteaux dont il nous reste des constructions
comprises entre les X<sup>e</sup> et XII<sup>e</sup> siècles, élevés sur côtes de l'ouest, le long
de la Loire et de ses affluents, de la Gironde, de la Seine,
c'est-à-dire sur
le cours des irruptions normandes ou dans le voisinage de leurs possessions,
ont un caractère particulier, uniforme, que l'on ne retrouve pas, à
la même époque, dans les provinces du centre de la France, dans le midi
et en Bourgogne.
 
Il n'est pas besoin, nous le pensons, de faire ressortir la supériorité de
l'esprit guerrier des Normands, pendant les derniers temps de la période
carlovingienne, sur l'esprit des descendants des chefs francs établis sur le
sol gallo-romain. Ces derniers, comme nous l'avons dit plus haut, étaient
d'ailleurs dispersés, isolés, et n'avaient aucun de ces sentiments de nationalité
que les Normands possédaient à un haut degré. La féodalité prit des
caractères différents sur le sol français, suivant qu'elle fut plus ou moins
mélangée de l'esprit normand, et cette observation, si elle était développée
par un historien, projetterait la lumière sur certaines parties de l'histoire
politique du moyen âge qui paraissent obscures et inexplicables. Ainsi,
c'est peut-être à cet esprit anti-national d'une partie de la féodalité française,
qui avait pu résister à l'influence normande, que nous devons de
n'être pas devenus Anglais au XV<sup>e</sup> siècle. Ce n'est point là un paradoxe,
comme on pourrait le croire au premier abord. Si tout le sol français
avait été imprégné de l'esprit national normand, comme la Normandie,
le Maine, l'Anjou, le Poitou, la Saintonge et la Guienne, au XV<sup>e</sup> siècle, la
conquête anglaise était assurée à tout jamais. C'est à l'esprit individuel et
nullement national des seigneurs féodaux de la Bretagne, qui était toujours
restée opposée à l'influence normande<span id="note8"></span>[[#footnote8|<sup>8</sup>]], et du centre de la France, secondé
par le vieil esprit national du peuple gallo-romain, que nous devons d'être
restés Français; car, à cette époque encore, l'invasion anglaise n'était pas
considérée, sur une bonne partie du territoire de la France, comme une
invasion étrangère.
 
Si nous nous sommes permis cette digression, ce n'est pas que nous
ayons la prétention d'entrer dans le domaine de l'historien, mais c'est
que nous avons besoin d'établir certaines classifications, une méthode,
pour faire comprendre à nos lecteurs ce qu'est le château féodal pendant
le moyen âge, pour faire ressortir son importance, ses transformations et
ses variétés, les causes de sa grandeur et de sa décadence. Voilà pour les
caractères généraux politiques, dirons-nous, de la demeure féodale primitive.
Ses caractères particuliers tiennent aux mœurs et à la vie privée de
ses habitants. Or, qu'on se figure ce que devait être la vie du seigneur
féodal pendant les XI<sup>e</sup> et XII<sup>e</sup> le siècles en France! c'est-à-dire pendant la
période de développement de la féodalité. Le seigneur normand est sans
cesse occupé des affaires de sa nation; la conquête de l'Angleterre, les
luttes nationales sur le continent où il n'était admis qu'à regret, lui
conservent un rôle politique qui l'occupe, lui fait entrevoir un but qui
n'est pas seulement personnel. Si remuant, insoumis, ambitieux que soit
le baron normand, il est forcé d'entrer dans une lice commune, de se
coaliser, de faire la grande guerre, de conserver l'habitude de vivre dans
les armées et les camps. Son château a quelque chose de la forteresse
territoriale; il n'a pas le loisir de s'y enfermer longtemps; il sait enfin que
pour garder son domaine il faut défendre le territoire, car, en Angleterre
comme en France, il est à l'état de conquérant. La vie du seigneur féodal
français est autre; il est possesseur; le souvenir de la conquête est effacé
depuis longtemps chez lui; il se considère comme indépendant; il ne
comprend ses devoirs de vassal que parce qu'il profite du système
hiérarchique de la féodalité, et que, s'il refuse de reconnaître son suzerain,
il sait que le lendemain ses propres vassaux lui dénieront son
pouvoir; étranger aux intérêts généraux du pays (intérêts qu'il ne peut
comprendre puisque à peine ils se manifestent au XII<sup>e</sup> siècle), il vit seul;
ceux qui l'entourent ne sont ni ses soldats, ni ses domestiques, ni ses
égaux; ils dépendent de lui dans une certaine limite, qui, dans la plupart
des cas, n'est pas nettement définie. Il ne paye pas les hommes qui lui
doivent le service de guerre, mais la durée de ce service est limitée. Le
seigneur ayant un fief, compte plusieurs classes de vassaux: les uns, comme
les chevaliers, ne lui doivent que l'hommage et l'aide de leurs bras en cas
d'appel aux armes, ou une somme destinée à racheter ce service, encore
faut-il que ce ne soit pas pour l'aider dans une entreprise contre le suzerain.
D'autres tenanciers roturiers, tenant terres libres, devaient payer des
rentes au seigneur, avec la faculté de partager leur tenure en parcelles,
mais restant responsables du payement de la rente, comme le sont de
principaux locataires. D'autres tenanciers, les vilains, d'une classe inférieure,
les paysans, les bordiers<span id="note9"></span>[[#footnote9|<sup>9</sup>]], les derniers sur l'échelle féodale, devaient
des corvées de toutes natures. Cette diversité dans l'état des personnes,
dans le partage du sol et le produit que le seigneur en retirait amenait des
complications infinies; de là des difficultés perpétuelles, des abus, une
surveillance impossible, et par suite des actes arbitraires, car cet état de
choses, à une époque où l'administration était une science à peine connue,
était souvent préjudiciable au seigneur. Ajoutons à cela que les terres
nobles, celle qui étaient entre les mains des chevaliers, se trouvaient soumises
à <i>la garde</i> pendant la minorité du seigneur, c'est-à-dire que le
suzerain jouissait pendant ce temps du revenu de ces terres. Si aujourd'hui,
avec l'uniformité des impôts, il faut une armée d'administrateurs
pour assurer la régularité du revenu de l'État, et une longue habitude de
l'unité gouvernementale, on comprendra ce que devait être pendant les
XI<sup>e</sup> et XII<sup>e</sup> siècles l'administration d'un domaine fieffé. Si le seigneur était
débonnaire, il voyait la source de ses revenus diminuer chaque jour; si
au contraire il était âpre au gain, ce qui arrivait souvent, il tranchait les
difficultés par la violence, ce qui lui était facile, puisqu'il réunissait sous la
main le droit fiscal et les droits de justicier. Pour vivre et se maintenir
dans une pareille situation sociale, le seigneur était amené à se défier de
tout et de tous; à peine s'il pouvait compter sur le dévouement de ceux
qui lui devaient le service militaire. Pour acquérir ce dévouement il lui
fallait tolérer des abus sans nombre de ses vassaux nobles, qui lui prêtaient
le secours de leurs armes, les attirer et les entretenir près de lui par
l'appât d'un accroissement de biens, par l'espoir d'un empiètement sur
les terres de ses voisins. Il n'avait même pas de valets à ses gages, car, de
même que ses revenus lui étaient payés en grande partie en nature, le
service journalier de son château était fait par des hommes de sa terre
qui lui devaient, l'un le balayage, l'autre le curage des égouts, ceux-ci
l'entretien de ses écuries, ceux-là l'apport de son bois de chauffage, la
cuisson de son pain, la coupe de son foin, l'élagage de ses haies, etc.
Retiré dans son donjon avec sa famille et quelques compagnons, la plupart
ses parents moins riches que lui, il ne pouvait être assuré que ses
hommes d'armes, dont le service était temporaire, séduits par les promesses
de quelque voisin, n'ouvriraient pas les portes de son château à
une troupe ennemie. Cette étrange existence de la noblesse féodale justifie
ce système de défiance dont ses habitations ont conservé l'empreinte; et
si aujourd'hui cette organisation sociale nous semble absurde et odieuse,
il faut convenir cependant qu'elle était faite pour développer la force morale
des individus, aguerrir les populations, qu'elle était peut-être la seule
voie qui ne conduisît pas de la barbarie à la corruption la plus honteuse.
Soyons donc justes, ne jetons pas la pierre à ces demeures renversées par
la haine populaire aussi bien que par la puissance monarchique; voyons-y
au contraire le berceau de notre énergie nationale, de ces instincts guerriers,
de ce mépris du danger qui ont assuré l'indépendance et la grandeur
de notre pays.
 
On conçoit que cet état social dut être accepté par les Normands lorsqu'ils
se fixèrent sur le sol français. Et en effet, depuis Rollon, chaque
seigneur normand s'était prêté aux coutumes des populations au milieu
desquelles il s'était établi; car, pour y vivre, il n'était pas de son intérêt
de dépeupler son domaine. Il est à croire qu'il ne changea rien aux
tenures des fiefs dont il jouit par droit de conquête, car dès le commencement
du XII<sup>e</sup> siècle nous voyons le seigneur normand, en temps de paix,
entouré d'un petit nombre de familiers, habitant la salle, le donjon fortifié;
en temps de guerre, lorsqu'il craint une agression, appeler autour
de lui les tenanciers nobles et même les <i>vavasseurs</i>, <i>hôtes</i><span id="note10"></span>[[#footnote10|<sup>10</sup>]] et paysans.*
 
Alors la vaste enceinte fortifiée qui entourait le donjon se garnissait de
cabanes élevées à la hâte, et devenait un camp fortifié dans lequel
chacun apportait ce qu'il avait de plus précieux, des vivres et tout ce qui
était nécessaire pour soutenir un siège ou un blocus. Cela explique ces
défenses étendues qui semblent faites pour contenir une armée, bien
qu'on y trouve à peine des traces d'habitation. Cependant les Normands
conçoivent la forteresse dans des vues politiques autant que personnelles;
les seigneurs français profitent de la sagacité déployée par les barons
normands dans leurs ouvrages militaires, mais seulement avec l'idée de
défendre le domaine, de trouver un asile sûr pour eux, leur famille et
leurs hommes. Le château normand conserve longtemps les qualités d'une
forteresse combinée de façon à se défendre contre l'assaillant étranger;
son assiette est choisie pour commander des passages, intercepter des
communications, diviser des corps d'armée, protéger un territoire; ses
dispositions intérieures sont comparativement larges, destinées à contenir
des compagnies nombreuses. Le château français ne s'élève qu'en vue de
la garde du domaine féodal; son assiette est choisie de façon à le protéger
seul; ses dispositions intérieures sont compliquées, étroites, accusant
l'habitation autant que la défense; elles indiquent la recherche d'hommes
réunis en petit nombre, dont toutes les facultés intellectuelles sont préoccupées
d'une seule pensée, celle de la défense personnelle. Le château
français est comme un groupe de châteaux qui, au besoin, peuvent se
défendre les uns contre les autres. Le seigneur français s'empare, au
XII<sup>e</sup> siècle, de l'esprit de ruse normand, et il l'applique aux moindres
détails de sa résidence, en le rapetissant, pour ainsi dire.
</div>
[[Image:Chateau.Arques.png|center]]
<div class="text">
<span id="Arques1">Cet aperçu général tracé, nous passerons à l'examen des monuments.
Nous nous occuperons d'abord du château normand; le plus avancé au
point de vue militaire pendant le cours du XI<sup>e</sup> siècle. Le château d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Arques|Arques]],
près de Dieppe, nous servira de point de départ, car nous retrouvons
encore dans son assiette et ses combinaisons de détail les principes de la
défense normande primitive. Sur le versant sud-ouest de la vallée
d'Arques, à quelques kilomètres de la mer, se détache une langue de
terre crayeuse qui forme comme une sorte de promontoire défendu par
la nature de trois côtés. C'est à l'extrémité du promontoire que Guillaume<span id="note11"></span>[[#footnote11|<sup>11</sup>]],
oncle de Guillaume le Bâtard, par suite de la donation que son neveu lui
avait faite du comté d'Arques vers 1040, éleva la forteresse dont nous
allons essayer de faire comprendre l'importance. Peut-être
existait-il déjà
sur ce point un château; des constructions antérieures à cette époque, il
ne reste pas trace. Guillaume d'Arques, plein d'ambition, reconnut le
don de son neveu en cherchant à lui enlever le duché de Normandie; en
cela il suivait l'exemple de la plupart des seigneurs normands, qui, voyant
à la tête du duché un jeune homme à peine sorti de l'adolescence, se
préparaient à lui ravir un héritage qui ne paraissait pas dû à sa naissance
illégitime. En effet, «dans les premiers temps de la vie de Guillaume le
Bâtard, dit Guillaume de Jumiéges<span id="note12"></span>[[#footnote12|<sup>12</sup>]], un grand nombre de Normands
égarés et infidèles élevèrent dans beaucoup de lieux des retranchements
et se construisirent de solides forteresses.» Sans perdre de temps, et
avant de dévoiler ses projets de révolte, Guillaume d'Arques se mit à
l'œuvre, et, peu d'années après l'investiture de son comté, le village
d'Arques voyait s'élever, à l'extrémité de la langue de terre qui le domine,
une vaste enceinte fortifiée, protégée par des fossés profonds et un donjon
formidable. Mais c'est ici qu'apparaît tout d'abord le génie normand. Au
lieu de profiter de tout l'espace donné par l'extrémité du promontoire
crayeux, et de considérer les escarpements et les vallées environnantes
comme un fossé naturel, ainsi que l'eût fait un seigneurs français, Guillaume
d'Arques fit creuser au sommet de la colline un large fossé, et c'est
sur l'escarpe de ce fossé qu'il éleva l'enceinte de son château, laissant,
ainsi que l'indique la fig. 2, entre les vallées et ses défenses une crête A,
sorte de chemin couvert de deux mètres de largeur, derrière lequel
l'assaillant trouvait, après avoir gravi les escarpements naturels B, un
obstacle infranchissable entre lui et les murs du château. Les crêtes A
étaient d'ailleurs munies de palissades, <i>hériçuns</i>, qui protégeaient le
chemin couvert et permettaient de le garnir de défenseurs, ainsi qu'on le
voit en C. Un peu au-dessus du niveau du fond du fossé, les Normands
avaient le soin de percer des galeries longitudinales S qui permettaient de
reconnaître et d'arrêter le travail du mineur qui se serait attaché à la base
de l'escarpe. À [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Arques|Arques]], ces galeries souterraines prennent entrée sur
certains points de la défense intérieure, après de nombreux détours qu'il
était facile de combler en un instant, dans le cas où l'assaillant aurait pu
parvenir à s'emparer d'un de ces couloirs. Cette disposition importante est
une de celles qui caractérisent l'assiette des châteaux normands pendant
les XI<sup>e</sup> et XII<sup>e</sup> siècles. Ce fossé, fait à main d'homme et creusé dans la
craie, n'a pas moins de 25<sup>m</sup> à 30<sup>m</sup> de largeur de la crête de la contrescarpe
à la base des murailles. Le plan topographique (3) explique la position du
château d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Arques|Arques]] mieux que ne pourrait le faire une description. Du côté
occidental, le val naturel est très-profond et l'escarpement du promontoire
abrupt; mais du côté du village vers le nord-est, les pentes sont moins
rapides, et s'étendent assez loin jusqu'à la petite rivière d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Arques|Arques]]. Sur ce
point, le flanc A de la colline fut défendue par une enceinte extérieure,
véritable basse-cour, désignée dans les textes sous le nom de Bel ou
Baille<span id="note13"></span>[[#footnote13|<sup>13</sup>]]. Une porte et une poterne donnaient seules entrée au château
au nord et au sud.
</div>
[[Image:Carte.chateau.Arques.png|center]]
 
[[Image:Plan.chateau.Arques.png|center]]
<div class="text">
Voici (fig. 4) le plan du château d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Arques|Arques]]<span id="note14"></span>[[#footnote14|<sup>14</sup>]]. L'ouvrage avancé B date du
XV<sup>e</sup> siècle. Les bâtiments intérieurs C paraissent être d'une époque assez
récente; ils n'existent plus aujourd'hui. Du temps de Guillaume d'Arques,
la véritable entrée du château du côté de Dieppe était en D, et le fossé
devait alors suivre la ligne ponctuée E E'. Peut-être en B
existait-il un
ouvrage avancé palissadé pour protéger la porte principale. On distingue
encore parfaitement, sous l'entrée G, les constructions du XI<sup>e</sup> siècle et
même les soubassements des tours qui la défendaient. En H est le donjon
de figure carrée, conformément aux habitudes normandes, et divisé par
un épais mur de refend. Mais nous aurons l'occasion de revenir sur les
détails de cette remarquable construction au mot [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 5, Donjon|Donjon]]; nous ne devons
ici qu'en indiquer les dispositions générales, celles qui tiennent à l'ensemble
de la défense. En K est la seconde porte qui communique au
plateau extérieur au moyen d'un pont posé sur des piles isolées. Cette
entrée, savamment combinée, passe sous une tour, et un long passage
voûté bien défendu et battu par le donjon qui, par sa position oblique,
masque la cour du château pour ceux qui arrivent du dehors. Ce donjon
est d'ailleurs remarquablement planté pour commander les dehors du
côté de la langue de terre par où l'on peut approcher du fossé de plain-pied;
ses angles viennent toucher les remparts de l'enceinte, ne laissent
ainsi qu'une circulation très-étroite sur le chemin de ronde et dominent le
fond du fossé. L'ennemi, se fût-il emparé de la cour L, ne pouvait monter
sur la partie des remparts M, et arrivait difficilement à la poterne K qui était
spécialement réservée à la garnison renfermée dans le donjon. En P était
un ouvrage dépendant du donjon, surmontant le passage de la poterne et
qui devait se défendre aussi bien contre la cour intérieure O que contre
les dehors. Celle-ci avait plusieurs issues qu'il était impossible à des
hommes non familiers avec ces détours de reconnaître; car, outre la
poterne K du donjon, un escalier souterrain communique au fond du
fossé, et permet ainsi à la garnison de faire une sortie ou de s'échapper
sans être vue. Nous avons indiqué en N, sur notre plan, les nombreux
souterrains taillés dans la craie, encore visibles, qui se croisent sous les
remparts et sont destinés soit à faire de brusques sorties dans les fossés,
soit à empêcher le travail du mineur du côté où le château est le plus
accessible. De la porte D à la poterne K le plateau sur lequel est assis le
château d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Arques|Arques]] s'élève graduellement, de sorte que le donjon se trouve
bâti sur le point culminant. En dehors de la poterne K, sur la langue de
terre qui réunit le promontoire au massif de collines, étaient élevés
des ouvrages en terre palissadés dont il reste des traces qui, du reste,
ont dû être modifiées au XV<sup>e</sup> siècle, lorsque le château fut muni d'artillerie.
 
La place d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Arques|Arques]] était à peine construite que le duc Guillaume dut
l'assiéger, son oncle s'étant déclaré ouvertement contre lui. Ne pouvant
tenter de prendre le château de vive force, le Bâtard de Normandie prit le
parti de le bloquer. À cet effet, il fit creuser un fossé de contrevallation
qui, partant du ravin au nord-ouest, passait devant la porte nord du
château, descendait jusqu'à la rivière de la Varenne et remontait dans
la direction du sud-est vers le ravin. Il munit ce fossé de bastilles
pour loger et protéger son monde contre les attaques du dedans ou du
dehors:
</div>
<center>
«De fossez è de hériçun<br>
Et de pel fist un chasteillon<br>
El pié del teltre en la vallée,<br>
Ki garda tute la cuntrée:<br>
Ne pristrent puiz cels del chastel<br>
Ne bués ne vache ne véel.<br>
Li Dus tel chastelet i fist<br>
Tant chevaliers è tel i mist<br>
Ki bien le porreient desfendre<br>
Ke Reis ne Quens ne porreit prendre<span id="note15"></span>[[#footnote15|<sup>15</sup>]].»<br>
</center>
<div class="text">
Après une tentative infructueuse du roi de France pour faire lever le
blocus, le comte Guillaume fut obligé de capituler faute de vivres:
</div>
<center>
«Willame d'Arches lungement<br>
Garda la terre è tint forment,<br>
E plus lungement la tenist,<br>
Se viande ne li fausist:<br>
Maiz pur viande ki failli,<br>
Terre è chastel è tur guerpi;<br>
Al Duc Willame tut rendi,<br>
Et al Rei de France s'enfui.»<br>
</center>
<div class="text">
Il n'était guère possible, en effet, avec les moyens d'attaque dont on
disposait alors, de prendre un château aussi bien défendu par la nature et
par des travaux d'art formidables.
 
Nous donnons (5) une vue cavalière du château d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Arques|Arques]] tel qu'il
devait être au XI<sup>e</sup> siècle, prise en dehors de la porte de Dieppe, et en
supprimant les défenses postérieures ajoutées de ce côté. On comprendra
ainsi plus facilement les dispositions intérieures de cette place forte.
 
Déjà, du temps de Guillaume le Bâtard, les barons normands construisaient
donc de vastes châteaux de maçonnerie possédant tout ce qui
constitue les places de ce genre au moyen âge: fossés profonds et habilement
creusés, enceintes inférieures et supérieures, donjon, etc. Le duc de
Normandie, pendant les longues luttes du commencement de son règne,
éleva des châteaux, ou tout au moins des donjons, pour tenir en bride les
villes qui avaient pris parti contre lui:
</div>
<center>
«E il fist cax è pierre atraire;<br>
Iloec (au Mans) fist une tur faire<span id="note16"></span>[[#footnote16|<sup>16</sup>]]»<br>
</center>
 
[[Image:Chateau.Arques.2.png|center]]
<div class="text">
Après la descente en Angleterre, l'établissement des châteaux fut un
des moyens que Guillaume le Conquérant employa pour assurer sa nouvelle
royauté, et ce fut, en grande partie, à ces forteresses élevées sur des
points stratégiques ou dans les villes mêmes qu'il dut de pouvoir se maintenir
au milieu d'un pays qui tentait chaque jour des soulèvements pour
chasser l'étranger et reconquérir son indépendance. Mais beaucoup de
seigneurs, du moment que la guerre générale était terminée, tenant ces
châteaux en fief, se prenaient de querelle avec leurs voisins, faisaient des
excursions sur les terres les uns des autres, et en venaient à s'attaquer
dans leurs places fortes. Ou bien, mécontents de voir la faveur du suzerain
tomber sur d'autres que sur eux, cherchaient à rendre leurs châteaux plus
formidables afin de vendre leurs services plus cher aux rivaux de leur
seigneur et de faire cause commune avec eux:
</div>
<center>
«Li Reis se fia as deniers<span id="note17"></span>[[#footnote17|<sup>17</sup>]],<br>
K'il ont à mines, à sestiers<span id="note18"></span>[[#footnote18|<sup>18</sup>]]<br>
En Normandie trespassa (passa),<br>
Mult out od li grant gent e a <br>
Od granz tonels, od grant charrei,<br>
Fet li denier porter od sei.<br>
As chastelains et as Barons<br>
Ki orent turz (donjons) è forz maisons,<br>
As boens guerriers et as marchis<span id="note19"></span>[[#footnote19|<sup>19</sup>]]<br>
A tant doné è tant promis,<br>
Ke li Dus Robert unt lessié,<br>
Et por li Reis l'unt guerréié.»<br>
</center>
<div class="text">
C'est ainsi que, par suite de l'organisation féodale, même en Normandie
où l'esprit national s'était maintenu beaucoup mieux qu'en France, les
seigneurs étaient chaque jour portés à rendre leurs châteaux de plus en
plus forts, afin de s'affranchir de toute dépendance et de pouvoir dicter
des conditions à leur suzerain. Le château normand du XI<sup>e</sup> siècle ne
consistait qu'en un donjon carré ou rectangulaire, autour duquel on
élevait quelques ouvrages de peu d'importance, protégés surtout par ce
fossé profond pratiqué au sommet d'un escarpement; c'était là le véritable
poste normand de cette époque, destiné à dominer un territoire, à fermer
un passage ou contenir la population des villes. Des châteaux munis de
défenses aussi étendues que celles d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Arques|Arques]] étaient rares; mais les barons
normands devenant seigneurs féodaux, en Angleterre ou sur le continent,
se virent bientôt assez riches et puissants pour augmenter singulièrement
les dépendances du donjon qui dans l'origine était le seul point sérieusement
fortifié. Les enceintes primitives, faites souvent en palissades, furent
remplacées par des murs flanqués de tours. Les plus anciens documents
écrits touchant les manoirs et même les châteaux (documents qui en
Angleterre remontent au XII<sup>e</sup> siècle) désignent souvent la demeure fortifiée
du seigneur par le mot <i>aula</i>, <i>hall</i>; c'est qu'en effet ces sortes d'établissements
militaires ne consistaient qu'en une <i>salle</i> défendue par d'épaisses
murailles, des créneaux et des contreforts munis d'échauguettes ou de
bretèches flanquantes. Les dépendances de la demeure seigneuriale
n'avaient relativement qu'une importance minime; en cas d'attaque
sérieuse, la garnison abandonnait bientôt les ouvrages extérieurs et se
renfermait dans le donjon, dont les moyens défensifs étaient formidables
pour l'époque. Pendant le cours du XII<sup>e</sup> siècle, cette tradition se conserve
dans les contrées où l'influence normande prédomine; le donjon, la <i>salle</i>
fortifiée prend une valeur relative que nous ne lui trouvons pas au même
degré sur le territoire français; le donjon est mieux isolé des défenses
secondaires dans le château normand des XI<sup>e</sup> et XII<sup>e</sup> siècles que dans le
château d'origine française; il est plus élevé, présente une masse plus
imposante; c'est un poste autour duquel est tracé un camp fortifié plutôt
qu'un château. <span id=Chauvigny><span id="Montrichard"></span>Cette disposition est apparente non-seulement en Normandie
et en Angleterre, comme au Pin (Calvados), à Saint-Laurent-sur-Mer,
à Nogent-le-Rotrou, à Domfront, à Falaise, à Chamboy (Orne), à Newcastle,
à Rochester et à Douvres (Angleterre), mais sur les côtes de
l'Ouest, dans l'Anjou, le Poitou et le Maine, c'est-à-dire dans toutes les
contrées où pénètre l'influence normande; nous la retrouvons, accompagnée
du fossé normand dont le caractère est si nettement tranché, à
Pouzanges (Vendée), à Blanzac, à Broue, à Pons (Charente-Inférieure), à
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chauvigny|Chauvigny]] près Poitiers, et jusqu'à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes M#Montrichard|Montrichard]], à Beaugency-sur-Loire
et à Loches (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 5, Donjon|Donjon]]). Les défenses extérieures qui accompagnent ces
gros donjons rectangulaires, ou ne présentent que des terrassements sans
traces de constructions importantes, ou si elles sont élevées en maçonnerie,
sont toutes postérieures d'un siècle au moins à l'établissement de ces
donjons, ce qui indique assez clairement que les enceintes primitives des
XI<sup>e</sup> et XII<sup>e</sup> siècles avaient peu d'importance et qu'elles durent être remplacées
lorsqu'au XIII<sup>e</sup> siècle ce système défensif des châteaux fut modifié, et
qu'on eut reconnu la nécessité d'élargir et de renforcer les ouvrages
extérieurs.
</div>
[[Image:Plan.chateau.Chauvigny.png|center]]
<div class="text">
<span id=Chauvigny2>Nous donnons (6) le plan du château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chauvigny|Chauvigny]], dont le donjon
remonte au XI<sup>e</sup> siècle, et la plus grande partie des défenses extérieures au
XIV<sup>e</sup>;--et (7) le plan du château de Falaise, dont le donjon carré A du
XI<sup>e</sup> siècle présente seul un logement fortement défendu. Quant aux autres
défenses de ce château, elles ne prennent quelque valeur que par la disposition
des escarpements du plateau, et elles en suivent toutes les sinuosités.
</div>
[[Image:Plan.chateau.Falaise.png|center]]
<div class="text">
Le donjon cylindrique B et les défenses de gauche datent de l'invasion
anglaise, c'est-à-dire des XIV<sup>e</sup> et XV<sup>e</sup> siècles. Le château de Falaise, au
XII<sup>e</sup> siècle, ne consistait réellement qu'en un gros donjon avec une enceinte
renfermant des bâtiments secondaires, construits probablement de la
façon la plus simple, puisqu'il n'en reste plus trace, et destinés au logement
de la garnison, aux magasins, écuries et autres dépendances. Le
nom d'<i>aula</i> peut donc être donné à ce château, puisque, par le fait, la
seule partie importante, le poste seigneurial, n'est qu'une salle fortifiée.
Les châteaux que Guillaume le Conquérant fit élever dans les villes
d'Angleterre pour tenir les populations urbaines en respect n'étaient que,
des donjons rectangulaires, bien munis et entourés de quelques ouvrages
en terre, de palissades, ou d'enceintes extérieures qui n'étaient pas d'une
grande force. Cela explique la rapidité avec laquelle se construisaient ces
postes militaires et leur nombre prodigieux; mais cela explique aussi
comment, dans les soulèvements nationaux dirigés avec énergie, les
garnisons normandes qui tenaient ces places, obligées de se réfugier dans
le donjon après l'enlèvement des défenses extérieures, qui ne présentaient
qu'un obstacle assez faible contre une troupe nombreuse et déterminée,
étaient bientôt réduites par famine, se défendaient mal dans un espace
aussi étroit, et étaient forcées de se rendre à discrétion. Guillaume,
pendant son règne, malgré son activité prodigieuse, ne pouvait faire plus
sur l'étendue d'un vaste pays toujours prêt à se soulever; ses successeurs
eurent plus de loisirs pour étudier l'assiette et la défense de leurs châteaux;
ils en profitèrent, et bientôt le château normand augmenta et
perfectionna ses défenses extérieures. Le donjon prit une moins grande
importance relative; il se relia mieux aux ouvrages secondaires, les
protégea d'une manière plus efficace; mieux encore, le château tout
entier ne fut qu'un vaste donjon dont toutes les parties furent combinées
avec art et devinrent indépendantes les unes des autres, quoique protégées
par une construction plus forte. On commença dès lors à appliquer
cette loi «que tout ce qui se défend doit être défendu.»
 
Il nous faut donc atteindre la fin du XII<sup>e</sup> siècle pour rencontrer le véritable château féodal, c'est-à-dire un groupe de bâtiments élevés avec
ensemble, se défendant isolément, quoique réunis par une pensée de
défense commune, disposés dans un certain ordre, de manière à ce qu'une
partie étant enlevée, les autres possèdent encore leurs moyens complets
de résistance, leurs ressources en magasins de munitions et de vivres,
leurs issues libres soit pour faire des sorties et prendre l'offensive, soit
pour faire échapper la garnison si elle ne peut plus tenir. Nous verrons
tout à l'heure comment ce programme difficile à réaliser fut rempli avec
une sagacité rare par Richard Cœur de Lion, pendant les dernières années
du XII<sup>e</sup> siècle, lorsqu'il fit construire l'importante place du château Gaillard.
Mais avant de nous occuper de cette forteresse remarquable, nous
devons parler d'un château qui nous paraît être antérieur, qui est comme
la transition entre le château primitif (celui qui ne possède qu'un donjon
avec une enceinte plus ou moins étendue tracée d'après la configuration
du sol) et le château féodal du XIII<sup>e</sup> siècle. <span id=La.Roche.Guyon>C'est le château de la [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#La.Roche.Guyon|Roche-Guyon]],
situé à quinze kilomètres de Mantes en aval sur la Seine. Son
assiette est d'ailleurs la même que celle du château Gaillard.
</div>
[[Image:Carte.chateau.La.Roche.Guyon.png|center]]
<div class="text">
Au-dessous de Mantes, la Seine coule vers l'ouest; à Rolleboise, elle
se détourne vers le nord-est, forme un vaste coude, revient vers le
sud-ouest, et laisse ainsi, sur la rive gauche, une presqu'île d'alluvions
dont la longueur est environ de huit kilomètres et la plus grande largeur
de quatre. La gorge de cette presqu'île n'a guère que deux kilomètres
d'ouverture. C'était là un lieu de campement excellent, car un corps
d'armée, dont la droite était appuyée à Bonnières et la gauche à Rolleboise,
défendait sans peine l'entrée de la presqu'île. Mais il fallait prévoir
qu'un ennemi en forces, en attaquant la gorge, pouvait, en filant le long
de la rive droite, essayer de passer la Seine à l'extrémité de la plaine de
Bonnières et prendre ainsi la presqu'île par ses deux points les plus
distants. Or la rive droite, en face de la presqu'île de Bonnières, se compose
d'un escarpement crayeux, abrupt, qui se rapproche de la Seine à
Vétheuil, pour la quitter à la [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#La.Roche.Guyon|Roche-Guyon]] au sommet de son coude. Sur
ce point, à la [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#La.Roche.Guyon|Roche-Guyon]], l'escarpement n'est éloigné du fleuve que de
cent mètres environ; autrefois il en était plus rapproché encore, la Seine
ayant reculé ses rives.
C'est là qu'à la fin du XII<sup>e</sup> siècle fut élevé un château dans des conditions
excellentes. D'abord (8) un donjon très-fort entouré d'une double
enceinte fut élevé au sommet de l'escarpement en A; en B, le long du
fleuve et adossé à la roche qui le domine de beaucoup, se dressa le
château qui coupait la route passant sur la rive droite, commandait le
cours du fleuve et, par conséquent, le sommet de la presqu'île<span id="note20"></span>[[#footnote20|<sup>20</sup>]]. Afin de
rapprocher autant que possible le château du donjon, l'escarpement de
craie fut taillé à pic, de manière à laisser une cour assez vaste entre le
bâtiment principal et le pied du rocher. Un large souterrain détourné
taillé dans le roc et ayant la figure d'un cylindre avec emmarchement,
réunit les défenses du château à la cour intérieure du donjon. En E, du
côté où l'escarpement était moins abrupt, fut tranché, dans le roc vif, un
large et profond fossé à fond de cuve. En G, un fossé moins profond, mais
beaucoup plus étendu, contourna le plateau sur l'extrémité duquel est
assis le donjon; mais comme ce plateau n'était pas de niveau et qu'il
dominait le donjon en s'enfonçant dans la chaîne crayeuse, en C on fit
une motte factice sur laquelle (probablement) s'éleva une défense, détruite
aujourd'hui. En I et en H, les escarpements naturels devaient ôter toute
idée d'attaquer le plateau par ses côtés. Nous ne pensons pas que le fossé
G et l'escarpement I aient jamais été protégés par des murailles, mais
seulement par une levée de terre avec palissades, car il ne reste sur ces
points nulle trace de maçonneries. Afin de faire mieux comprendre
encore l'assiette du château de la [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#La.Roche.Guyon|Roche-Guyon]], et comment, par des
ouvrages considérables, on était parvenu à rendre cette assiette encore
plus forte, soit en entaillant la colline, soit en faisant des terrassements,
nous donnons (9) un profil de l'escarpement de craie avec les constructions.
En A est la Seine, en B le château bâti au pied de la falaise, en C
le donjon, dont les enceintes s'élèvent en suivant la pente naturelle du
plateau pour dominer les dehors du côté D. En E, la motte faite à main
d'homme, sur laquelle était un ouvrage avancé commandant la circonvallation
du plateau; le profil du souterrain communiquant du château au
donjon est tracé en H. On ne pouvait entrer, du plateau, dans les enceintes
du donjon que par une poterne percée sur le flanc de la courtine extérieure
de droite et faisant face à l'escarpement, de manière qu'il était
impossible de voir cette entrée soit du plateau, soit du bas de l'escarpement
(voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 5, Donjon|Donjon]]). Notre profil fait comprendre comment il était difficile
à un assiégeant de se tenir dans le château inférieur sans posséder
en même temps le donjon supérieur; si, après s'être emparé du château,
il eût voulu s'y loger, il était infailliblement écrasé par la garnison du
donjon. Quant à s'emparer du donjon, enveloppé dans sa double enceinte,
on ne pouvait le tenter que par un blocus. Mais comment bloquer une
forteresse qui possédait une issue souterraine très-praticable communiquant
avec une défense inférieure commandée et une large rivière? Sous
le rapport stratégique, la position du château de la [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#La.Roche.Guyon|Roche-Guyon]] était
donc excellente et évidemment choisie pour garder cette presqu'île de
Bonnière si facile à défendre à la gorge. Deux ou trois mille hommes
dans la presqu'île, et quatre ou cinq cents hommes dans le château et ses
dépendances s'appuyant mutuellement, quoique séparés par la Seine,
pouvaient arrêter une armée considérable et paralyser ses mouvements
sur l'une ou l'autre rive de la Seine.
</div>
[[Image:Coupe.chateau.La.Roche.Guyon.png|center]]
<div class="text">
À quelques kilomètres de la [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#La.Roche.Guyon|Roche-Guyon]], en descendant la Seine,
nous rencontrons un château dont la position stratégique est plus forte et
mieux choisie encore que celle de la [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#La.Roche.Guyon|Roche-Guyon]]; c'est le château
Gaillard, près les Andelys. Bâti par Richard Cœur de Lion, après que ce
prince eut reconnu la faute qu'il avait faite, par le traité d'Issoudun, en
laissant à Philippe-Auguste le Vexin et la ville de Gisors, ce château
conserve encore, malgré son état de ruine, l'empreinte du génie militaire
du roi anglo-normand. Mauvais politique, Richard était un homme de
guerre consommé, et il réparait les fautes de l'homme d'État a force de
courage et de persévérance. À notre sens, le château Gaillard des Andelys
dévoile une partie des talents militaires de Richard. On est trop disposé à
croire que cet illustre prince n'était qu'un batailleur brave jusqu'à la
témérité; ce n'est pas seulement avec les qualités d'un bon soldat, payant
largement de sa personne, qu'on acquiert dans l'histoire une aussi grande
place. Richard était mieux qu'un Charles le Téméraire, c'était un héros
d'une bravoure à toute épreuve; c'était encore un habile capitaine dont
le coup d'œil était sûr, un <i>ingénieur</i> plein de ressources, expérimenté,
prévoyant, capable de devancer son siècle, et ne se soumettant pas à la
routine. Grâce à l'excellent travail de M. A. Deville sur
Château-Gaillard<span id="note21"></span>[[#footnote21|<sup>21</sup>]],
chacun peut se rendre un compte exact des circonstances qui déterminèrent
la construction de cette forteresse, la clef de la Normandie, place
frontière capable d'arrêter longtemps l'exécution des projets ambitieux du
roi français. La rive droite de la Seine étant en la possession de Philippe-Auguste
jusqu'aux Andelys, une armée française pouvait, en une journée,
se trouver au cœur de la Normandie et menacer Rouen. S'apercevant trop
tard de ce danger, Richard voulut en garantir sa province du continent.
Avec ce coup d'œil qui n'appartient qu'aux grands capitaines, il choisit
l'assiette de la forteresse destinée à couvrir la capitale normande, et une
fois son projet arrêté, il en poursuivit l'exécution avec une ténacité et une
volonté telles qu'il brisa tous les obstacles opposés à son entreprise, et
qu'en un an, non-seulement la forteresse fut bâtie, mais encore un
système complet d'ouvrages défensifs fut appliqué, avec un rare talent,
sur les rives de la Seine, au point où ce fleuve peut couvrir Rouen contre
une armée sortie de Paris. Nous trouvons encore là les qualités qui
distinguent les fortifications normandes, mais mises en pratique par un
homme de génie. Il s'agit ici non de la défense d'un domaine, mais d'une
grande province, d'un point militaire aussi bon pour protéger une capitale
contre un ennemi que pour le surprendre et l'attaquer, et cela dans les
conditions de délimitation de frontières les plus défavorables. Nos lecteurs
voudront bien nous permettre dès lors de nous étendre quelque peu sur
la position et la construction du château Gaillard.
 
De Bonnières à Gaillon, la Seine descend presque en ligne droite vers le
nord-nord-ouest. Près de Gaillon, elle se détourne brusquement vers le
nord-est jusqu'aux Andelys, puis revient sur elle-même et forme une
presqu'île, dont la gorge n'a guère que deux mille six cents mètres
d'ouverture. Les Français, par le traité qui suivit la conférence d'Issoudun,
possédaient sur la rive gauche Vernon, Gaillon, Pacy-sur-Eure; sur la
rive droite, Gisors, qui était une des places les plus fortes de cette partie
de la France. Une armée dont les corps, réunis à Évreux, à Vernon et à
Gisors, se seraient simultanément portés sur Rouen, le long de la Seine,
en se faisant suivre d'une flottille, pouvait, en deux journées de marche,
investir la capitale de la Normandie et s'approvisionner de toutes choses
par la Seine. Planter une forteresse à cheval sur le fleuve, entre les deux
places de Vernon et de Gisors, en face d'une presqu'île facile à garder,
c'était intercepter la navigation du fleuve, couper les deux corps d'invasion,
rendre leur communication avec Paris impossible, et les mettre dans la
fâcheuse alternative d'être battus séparément avant d'arriver sous les murs
de Rouen. La position était donc, dans des circonstances aussi défavorables
que celles où se trouvait Richard, parfaitement choisie. La presqu'île de
Bernières, située en face les Andelys, pouvant être facilement retranchée
à la gorge, appuyée par une place très-forte de l'autre côté du fleuve,
permettait l'établissement d'un camp approvisionné par Rouen et que
l'on ne pouvait songer à forcer. La ville de Rouen était couverte, et
Philippe-Auguste, s'il eût eu l'intention de marcher sur cette place,
n'aurait pu le faire sans jeter un regard d'inquiétude sur le château Gaillard
qu'il laissait entre lui et la France. Cette courte description fait déjà connaître
que Richard était mieux qu'un capitaine d'une bravoure emportée.
</div>
[[Image:Carte.Chateau.Gaillard.png|center]]
<div class="text">
Voici comme le roi anglo-normand disposa l'ensemble des défenses de
ce point stratégique (10). À l'extrémité de la presqu'île A, du côté de la
rive droite, la Seine côtoie des escarpements de roches crayeuses fort
élevées qui dominent toute la plaine d'alluvion. Sur un îlot B qui divise le
fleuve, Richard éleva d'abord un fort octogone muni de tours, de fossés
et de palissades<span id="note22"></span>[[#footnote22|<sup>22</sup>]]; un pont de bois passant à travers ce châtelet unit les
deux rives. À l'extrémité de ce pont, en C, sur la rive droite, il bâtit une
enceinte, large tête de pont qui fut bientôt remplie d'habitations et prit le
nom de <i>Petit-Andely</i>. Un étang, formé par la retenue des eaux de deux
ruisseaux en D, isola complètement cette tête de pont. Le grand Andely E,
qui existait déjà avant ces travaux, fut également fortifié, enclos de fossés
que l'on voit encore et sont remplis par les eaux des deux ruisseaux. Sur
un promontoire élevé de plus de cent mètres au-dessus du niveau de la
Seine, et qui ne se relie à la chaîne crayeuse que par une mince langue
de terre, du côté sud, la forteresse principale fut assise en profitant de
toutes les saillies du rocher. En bas de l'escarpement, et enfilée par le
château, une estacade F, composée de trois rangées de pieux, vint barrer
le cours de la Seine<span id="note23"></span>[[#footnote23|<sup>23</sup>]]. Cette estacade était en outre protégée par des
ouvrages palissadés établis sur le bord de la rive droite et par un mur
descendant d'une tour bâtie à mi-côte jusqu'au fleuve; de plus, en amont,
et comme une vedette du côté de la France, un fort fut bâti sur le bord
de la Seine en H, et prit le nom de <i>Boutavant</i>. La presqu'île retranchée à
la gorge et gardée, il était impossible à une armée ennemie de trouver
l'assiette d'un campement sur un terrain raviné, couvert de roches
énormes. Le val situé entre les deux Andelys, rempli par les eaux abondantes
des ruisseaux, commandé par les fortifications des deux bourgs
situés à chacune de ses extrémités, dominé par la forteresse, ne pouvait
être occupé, non plus que les rampes des coteaux environnants. Ces dispositions
générales prises avec autant d'habileté que de promptitude, Richard
apporta tous ses soins à la construction de la forteresse principale qui
devait commander l'ensemble des défenses. Placée, comme nous l'avons
dit, à l'extrémité d'un promontoire dont les escarpements sont très-abrupts,
elle n'était accessible que par cette langue de terre qui réunit le
plateau extrême à la chaîne crayeuse; toute l'attention de Richard se porta
d'abord de ce côté attaquable.
</div>
[[Image:Plan.Chateau.Gaillard.png|center]]
<div class="text">
Voici (11) quelle fut la disposition de ses défenses; car il faut dire que
le roi anglo-normand présidait lui-même à l'exécution de ce château,
dirigeait les ouvriers, hâtait leur travail, et ne les quitta pas que l'œuvre
ne fût achevée conformément à ses projets. En A, en face de la langue de
terre qui réunit l'assiette du château à la hauteur voisine, il fit creuser un
fossé profond dans le roc vif et bâtit une forte et haute tour dont les
parapets atteignaient le niveau du plateau dominant, afin de commander le
sommet du coteau. Cette tour fut flanquée de deux autres plus petites B;
les courtines A D vont en dévallant et suivent la pente naturelle du rocher;
la tour A commandait donc tout l'ouvrage avancé A D D. Un second fossé,
également creusé dans le roc, sépare cet ouvrage avancé du corps de la
place. L'ennemi ne pouvait songer à se loger dans ce second fossé qui
était enfilé et dominé par les quatre tours D D C C. Les deux tours C C
commandaient certainement les deux tours D D<span id="note24"></span>[[#footnote24|<sup>24</sup>]]. On observera que
l'ouvrage avancé ne communiquait pas avec les dehors, mais seulement
avec la <i>basse-cour</i> du château. C'était là une disposition toute normande,
que nous retrouvons à la [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#La.Roche.Guyon|Roche-Guyon]]. La première enceinte E du
château, en arrière de l'ouvrage avancé, et ne communiquant avec lui que
par un pont de bois, contenait les écuries, des communs et la chapelle H;
c'était la <i>basse-cour</i>. Un puits était creusé en F; sous l'aire de la cour en
G sont taillées, dans le roc, de vastes caves, dont le plafond est soutenu
par des piliers de réserve, qui prennent jour dans le fossé I du château et
qui communiquent, par deux boyaux creusés dans la craie, avec les
dehors. En K s'ouvre la porte du château; son seuil est élevé de plus de
deux mètres au-dessus de la contrescarpe du fossé L. Cette porte est
masquée pour l'ennemi qui se serait emparé de la première porte E, et il
ne pouvait venir l'attaquer qu'en prêtant le flanc à la courtine I L et le dos
à la tour plantée devant cette porte. De plus, du temps de Richard, un
ouvrage posé sur un massif réservé dans le roc, au milieu du fossé, couvrait
la porte K, qui était encore fermée par une herse, des vantaux, et
protégée par deux réduits ou postes. Le donjon M s'élevait en face de
l'entrée K et l'enfilait. Les appartements du commandant étaient disposés
du côté de l'escarpement, en N, c'est-à-dire vers la partie du château où
l'on pouvait négliger la défense rapprochée et ouvrir des fenêtres. En P
est une poterne de secours, bien masquée et protégée par une forte
défense O. Cette poterne ne s'ouvre pas directement sur les dehors, mais
sur le chemin de ronde R percé d'une seconde poterne en S<span id="note25"></span>[[#footnote25|<sup>25</sup>]] qui était la
seule entrée du château. Du côté du fleuve en T s'étagent des tours et flancs
taillés dans le roc et munis de parapets. Une tour V, accolée au rocher, à pic
sur ce point, se relie à la muraille X qui barrait le pied de l'escarpement et
les rives de la Seine, en se reliant à l'estacade Y destinée à intercepter la
navigation. Le grand fossé Z descend jusqu'en bas de l'escarpement et est
creusé à main d'homme; il était destiné à empêcher l'ennemi de filer le
long de la rivière, en se masquant à la faveur de la saillie du rocher, pour
venir rompre la muraille ou mettre le feu à l'estacade. Ce fossé pouvait
aussi couvrir une sortie de la garnison vers le fleuve, et était en communication
avec les caves G au moyen des souterrains dont nous avons parlé.
 
Une année avait suffi à Richard pour achever le château Gaillard et
toutes les défenses qui s'y rattachaient. «Qu'elle est belle, ma fille d'un
an!» s'écria ce prince lorsqu'il vit son entreprise terminée<span id="note26"></span>[[#footnote26|<sup>26</sup>]]. L'examen
seul de ce plan fait voir que Richard n'avait nullement suivi les traditions
normandes dans la construction du château Gaillard, et l'on ne peut
douter que non-seulement les dispositions générales mais aussi les détails
de la défense n'aient été ordonnés par ce prince. Cet ouvrage avancé très-important
qui s'avance en coin vers la langue de terre rappelle les
enceintes extérieures du donjon de la [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#La.Roche.Guyon|Roche-Guyon]]; mais le fossé qui
sépare cet ouvrage du corps de la place, qui l'isole complètement, les
flanquements obtenus par les tours, appartiennent à Richard. Jusqu'alors
les flanquements, dans les châteaux des XI<sup>e</sup> et XII<sup>e</sup> siècles, sont faibles,
autant que nous pouvons en juger; les constructeurs paraissent s'être
préoccupés de défendre leurs enceintes par l'épaisseur énorme des murs,
bien plus que par de bons flanquements. Richard, le premier peut-être,
avait cherché un système de défense des murailles indépendant de leur
force de résistance passive. Avait-il rapporté d'Orient ces connaissances
très-avancées pour son temps? C'est ce qu'il nous est difficile de savoir.
Était-ce un reste des traditions romaines<span id="note27"></span>[[#footnote27|<sup>27</sup>]]?... Ou bien ce prince avait-il,
à la suite d'observations pratiques, trouvé dans son propre génie les idées
dont il fit alors une si remarquable application?... C'est dans la dernière
enceinte du château Gaillard, celle qui entoure le donjon des trois côtés
nord, est et sud, que l'on peut surtout reconnaître la mise en pratique des
idées ingénieuses de Richard.
 
Si nous jetons les yeux sur le plan fig. 11, nous remarquerons la configuration singulière de la dernière enceinte elliptique; c'est une suite de
segments de cercle de trois mètres de corde environ, séparés par des
portions de courtine d'un mètre seulement. En plan, chacun de ces
segments donne la figure suivante (12), qui présente un flanquement
continu très-fort, eu égard aux armes de jet de cette époque, ainsi que
l'indiquent les lignes ponctuées. En élévation, cette muraille bossuée, dont
la base s'appuie sur le roc taillé à pic, est d'un aspect formidable<span id="note28"></span>[[#footnote28|<sup>28</sup>]] (voy. 13).
Aucune meurtrière n'est ouverte dans la partie inférieure; toute la
défense était disposée au sommet<span id="note29"></span>[[#footnote29|<sup>29</sup>]]. Les défenses du donjon ne sont pas
moins intéressantes à étudier en ce qu'elles diffèrent de toutes celles
adoptées avant Richard (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 5, Donjon|Donjon]]), et qu'elles sont surtout combinées
en vue d'une attaque très-rapprochée. Richard semble avoir cherché, dans
la construction des défenses du château Gaillard, à se prémunir contre le
travail du mineur; c'est qu'en effet la mine et la sape étaient alors (au
XII<sup>e</sup> siècle) les moyens les plus généralement employés par des assiégeants
pour faire brèche dans les murs d'une place forte, car les engins de jet
n'étaient pas assez puissants pour entamer des murailles tant soit peu
épaisses. On s'aperçoit que Richard, en vue de ce moyen d'attaque, a
voulu flanquer avec soin la base des courtines, ne se fiant pas seulement
aux escarpements naturels et à la profondeur des fossés pour arrêter
l'assaillant.
</div>
[[Image:Detail.plan.Chateau.Gaillard.png|center]]
<div class="text">
Le plan d'une portion de la muraille elliptique (fig. 12), est en cela
d'un grand intérêt; son tracé dénote de la part de son auteur un soin,
une recherche, une étude et une expérience de l'effet des armes de jet
qui ne laissent pas de surprendre. Les portions de cylindre composant cette
courtine ne descendent pas verticalement jusqu'à l'escarpe du fossé, mais
pénètrent des portions de cônes en se rapprochant de la base, de manière
à ce que les angles rentrants compris entre ces cônes et les murs intermédiaires
ne puissent masquer un mineur. C'est enfin la ligne tirée dans
l'axe des meurtrières latérales A qui a fait poser les points de rencontre B
des bases des cônes inférieurs avec le talus du pied de la muraille. De
plus, par les meurtrières A on pouvait encore, à cause de la disposition
des surfaces courbes, viser un mineur attaché au point tangeant D, ainsi
que l'indique la ligne C D. Si les portions de cylindres eussent été descendues verticalement, ou si ces segments eussent été des portions de cône sans
surfaces gauches et sans changements de courbes, ainsi qu'il est indiqué
en X, fig. 12 (en ne supposant pas les empattements plus forts que ceux
donnés au rempart du château Gaillard, afin de ne pas faciliter l'escalade),
les triangles P eussent été à l'abri des traits tirés dans l'axe des meurtrières
latérales A. Par ces pénétrations très-subtiles de cylindres et de cônes,
visibles dans la fig. 13, Richard découvrit tous les points de la base de la
courtine à flanquement continu, ce qui était fort important dans un temps
où l'attaque et la défense des places fortes ne devenaient sérieuses que
lorsqu'elles étaient très-rapprochées. Aujourd'hui, tous les ingénieurs
militaires nous diront que le tracé d'un bastion, ses profils bien ou mal
calculés, peuvent avoir une influence considérable sur la conservation
plus ou moins longue d'une place attaquée. Ces soins minutieux apportés
par Richard dans le tracé de la dernière défense du château Gaillard,
défense qui n'était prévue qu'en cas d'une attaque à
<i>pied-d'œuvre</i> par la
sape et la mine, nous indiquent assez le génie particulier de cet homme de
guerre, sachant calculer, prévoir, attachant une importance considérable
aux détails les moins importants en apparence, et possédant ainsi ce qui
fait les grands hommes, savoir: la justesse du coup d'œil dans les conceptions
d'ensemble et le soin, la recherche même, dans l'exécution des
détails.
</div>
[[Image:Fortification.Château.Gaillard.png|center]]
<div class="text">
Dans tous ces ouvrages, on ne rencontre aucune sculpture, aucune
moulure; tout a été sacrifié à la défense; la maçonnerie est bien faite,
composée d'un blocage de silex reliés par un excellent mortier revêtu
d'un parement de petit appareil exécuté avec soin et présentant sur quelques
points des assises alternées de pierres blanches et rousses.
 
Tant que vécut Richard, Philippe-Auguste, malgré sa réputation bien
acquise de grand preneur de forteresses, n'osa tenter de faire le siége du
château Gaillard; mais après la mort de ce prince, et lorsque la Normandie
fut tombée aux mains de Jean sans Terre, le roi français résolut de s'emparer
de ce point militaire qui lui ouvrait les portes de Rouen. Le siège de
cette place, raconté jusque dans les plus menus détails par le chapelain du
roi Guillaume le Breton, témoin oculaire, fut un des plus grands faits
militaires du règne de ce prince; et si Richard avait montré un talent
remarquable dans les dispositions générales et dans les détails de la défense
de cette place, Philippe-Auguste conduisit son entreprise en homme de
guerre consommé.
 
Le triste Jean sans Terre ne sut pas profiter des dispositions stratégiques
de son prédécesseur. Philippe-Auguste, en descendant la Seine, trouve la
presqu'île de Bernières inoccupée; les troupes normandes, trop peu nombreuses
pour la défendre, se jettent dans le châtelet de l'île et dans le petit
Andely, après avoir rompu le pont de bois qui mettait les deux rives du
fleuve en communication. Le roi français commence par établir son
campement dans la presqu'île, en face du château, appuyant sa gauche au
village de Bernières et sa droite à Toëni (voy. fig. 10), en réunissant ces
deux postes par une ligne de circonvallation dont on aperçoit encore
aujourd'hui la trace K L. Afin de pouvoir faire arriver la flottille destinée
à l'approvisionnement du camp, Philippe fait rompre par d'habiles nageurs
l'estacade qui barre le fleuve, et cela sous une grêle de projectiles lancés
par l'ennemi<span id="note30"></span>[[#footnote30|<sup>30</sup>]].
 
«Aussitôt après, dit Guillaume le Breton, le roi ordonne d'amener de
larges navires, tels que nous en voyons voguer sur le cours de la Seine,
et qui transportent ordinairement les quadrupèdes et les chariots le
long du fleuve. Le roi les fit enfoncer dans le milieu du fleuve, en les
couchant sur le flanc, et les posant immédiatement l'un à la suite de
l'autre, un peu au-dessous des remparts du château; et, afin que le
courant rapide des eaux ne pût les entraîner, on les arrêta à l'aide de
pieux enfoncés en terre et unis par des cordes et des crochets. Les pieux
ainsi dressés, le roi fit établir un pont sur des poutres soigneusement
travaillées,» afin de pouvoir passer sur la rive droite... «Puis il fit
élever sur quatre navires deux tours, construites avec des troncs d'arbres
et de fortes pièces de chêne vert, liés ensemble par du fer et des chaînes
bien tendues, pour en faire en même temps un point de défense pour le
pont et un moyen d'attaque contre le châtelet. Puis les travaux, dirigés
avec habileté sur ces navires, élevèrent les deux tours à une si grande
hauteur, que de leur sommet les chevaliers pouvaient faire plonger leurs
traits sur les murailles ennemies» (celles du châtelet situé au milieu de
l'île).
 
Cependant Jean sans Terre tenta de secourir la place: il envoya un
corps d'armée composé de trois cents chevaliers et trois mille hommes à
cheval, soutenus par quatre mille piétons et la bande du fameux Lupicar<span id="note31"></span>[[#footnote31|<sup>31</sup>]].
Cette troupe se jeta la nuit sur les circonvallations de
Philippe-Auguste,
mit en déroute les ribauds, et eût certainement jeté dans le fleuve le camp
des Français s'ils n'eussent été protégés par le retranchement et si quelques
chevaliers, faisant allumer partout de grands feux, n'eussent rallié
un corps d'élite qui, reprenant l'offensive, rejeta l'ennemi en dehors des
lignes. Une flottille normande qui devait opérer simultanément contre les
Français arriva trop tard; elle ne put détruire les deux grands beffrois de
bois élevés au milieu de la Seine, et fut obligée de se retirer avec de
grandes pertes.
 
«Un certain Galbert, très-habile nageur, continue Guillaume le Breton,
ayant rempli des vases avec des charbons ardents, les ferma et les frotta
de bitume à l'extérieur avec une telle adresse, qu'il devenait impossible
à l'eau de les pénétrer. Alors il attache autour de son corps la corde qui
suspendait ces vases, et plongeant sous l'eau, sans être vu de personne,
il va secrètement aborder aux palissades élevées en bois et en chêne, qui
enveloppaient d'une double enceinte les murailles du châtelet. Puis,
sortant de l'eau, il va mettre le feu aux palissades, vers le côté de la
roche Gaillard qui fait face au château, et qui n'était défendu par
personne, les ennemis n'ayant nullement craint une attaque sur ce
point... Tout aussitôt le feu s'attache aux pièces de bois qui forment
les retranchements et aux murailles qui enveloppent l'intérieur du
chatelet.» La petite garnison de ce poste ne pouvant combattre les
progrès de l'incendie, activée par un vent d'est violent, dut se retirer
comme elle put sur des bateaux. Après ces désastres, les habitants du
petit Andely n'osèrent tenir, et Philippe-Auguste s'empara en même
temps et du châtelet et du bourg dont il fit réparer les défenses pendant
qu'il rétablissait le pont. Ayant mis une troupe d'élite dans ces postes,
il alla assiéger le château de Radepont, pour que ses fourrageurs ne
fussent pas inquiétés par sa garnison, s'en empara au bout d'un mois
et revint au château Gaillard. Mais laissons encore parler Guillaume le
Breton, car les détails qu'il nous donne des préparatifs de ce siége mémorable
sont du plus grand intérêt.
 
«La roche Gaillard cependant n'avait point à redouter d'être prise à la
suite d'un siége, tant à cause de ses remparts, que parce qu'elle est
environnée de toutes parts de vallons, de rochers taillés à pic, de collines
dont les pentes sont rapides et couvertes de pierres, en sorte que,
quand même elle n'aurait aucune autre espèce de fortification, sa
position naturelle suffirait seule pour la défendre. Les habitants du
voisinage s'étaient donc réfugiés en ce lieu, avec tous leurs effets, afin
d'être plus en sûreté. Le roi, voyant bien que toutes les machines de
guerre et tous les assauts ne pourraient le mettre en état de renverser
d'une manière quelconque les murailles bâties sur le sommet du rocher,
appliqua toute la force de son esprit à chercher d'autres artifices pour
parvenir, à quelque prix que ce fût, et quelque peine qu'il dût lui en
coûter, à s'emparer de ce nid dont toute la Normandie est si fière.
 
«Alors donc le roi donne l'ordre de creuser en terre un double fossé
sur les pentes des collines et à travers les vallons (une ligne de contrevallation
et de circonvallation), de telle sorte que toute l'enceinte de son
camp soit comme enveloppée d'une barrière qui ne puisse être franchie,
faisant, à l'aide de plus grands travaux, conduire ces fossés depuis le
fleuve jusqu'au sommet de la montagne, qui s'élève vers les cieux,
comme en mépris des remparts abaissés sous elle<span id="note32"></span>[[#footnote32|<sup>32</sup>]], et plaçant ces
fossés à une assez grande distance des murailles (du château) pour
qu'une flèche, lancée vigoureusement d'une double arbalète, ne puisse
y atteindre qu'avec peine. Puis, entre ces deux fossés, le roi fait élever
une tour de bois et quatorze autres ouvrages du même genre, tous tellement
bien construits et d'une telle beauté, que chacun d'eux pouvait
servir d'ornement à une ville, et dispersés en outre de telle sorte,
qu'autant il y a de pieds de distance entre la première et la seconde
tour, autant on en retrouve encore de la seconde à la troisième...
Après avoir garni toutes ces tours de serviteurs et de nombreux chevaliers,
le roi fait en outre occuper tous les espaces vides par ses troupes,
et, sur toute la circonférence, disposant les sentinelles de telle sorte
qu'elles veillent toujours, en alternant d'une station à l'autre; ceux qui
se trouvaient ainsi en dehors s'appliquèrent alors, selon l'usage des
camps, à se construire des cabanes avec des branches d'arbre et de la
paille sèche, afin de se mettre à l'abri de la pluie, des frimas et du
froid, puisqu'ils devaient demeurer longtemps en ces lieux. Et, comme
il n'y avait qu'un seul point par où l'on pût arriver vers les murailles
(du château), en suivant un sentier tracé obliquement et qui formait
diverses sinuosités<span id="note33"></span>[[#footnote33|<sup>33</sup>]], le roi voulut qu'une double garde veillât nuit et
jour et avec le plus grand soin à la défense de ce point, afin que nul ne
pût pénétrer du dehors dans le camp, et que personne n'osât faire
ouvrir les portes du château ou en sortir, sans être aussitôt ou frappé de
mort, ou fait prisonnier...»
 
Pendant tout l'hiver de 1203 à 1204, l'armée française resta dans ses
lignes. Roger de Lascy, qui commandait dans le château pour Jean sans
Terre, fut obligé, afin de ménager ses vitres, de chasser les habitants du
petit Andely qui s'étaient mis sous sa protection derrière les remparts de
la forteresse. Ces malheureux, repoussés à la fois par les assiégés et les
assiégeants, moururent de faim et de misère dans les fossés, au nombre
de douze cents.
</div>
[[Image:Siege.Chateau.Gaillard.png|center]]
<div class="text">
Au mois de février 1204, Philippe-Auguste, qui sait que la garnison du
château Gaillard conserve encore pour un an de vivres, «impatient en son
cœur,» se décide à entreprendre un siége en règle. Il réunit la plus
grande partie de ses forces sur le plateau dominant, marqué R sur notre
fig. 10. De là il fait faire une chaussée pour aplanir le sol jusqu'au fossé
en avant de la tour A (fig. 11)<span id="note34"></span>[[#footnote34|<sup>34</sup>]]. «Voici donc, du sommet de la montagne,
jusqu'au fond de la vallée, et au bord des premiers fossés, la
terre est enlevée à l'aide de petits hoyaux, et reçoit l'ordre de se défaire,
de ses asperités rocailleuses, afin que l'on puisse descendre du haut
jusqu'en bas. Aussitôt un chemin, suffisamment large et promptement
tracé à force de coups de hache, se forme à l'aide de poutres posées les
unes à côté des autres et soutenues des deux côtés par de nombreux
poteaux en chêne plantés en terre pour faire une palissade. Le long de
ce chemin, les hommes, marchant en sûreté, transportent des pierres,
des branches, des troncs d'arbres, de lourdes mottes de terre garnies
d'un gazon verdoyant, et les rassemblent en monceaux, pour travailler
à combler le fossé... (14)<span id="note35"></span>[[#footnote35|<sup>35</sup>]]... Bientôt s'élèvent sur divers points
(résultat que nul n'eût osé espérer) de nombreux pierriers et des mangonneaux,
dont les bois ont été en peu de temps coupés et dressés, et
qui lancent contre les murailles des pierres et des quartiers de rocs
roulant dans les airs. Et afin que les dards, les traits et les flèches,
lancés avec force du haut de ces murailles, ne viennent pas blesser sans
cesse les ouvriers et manœuvres qui, transportant des projectiles, sont
exposés à l'atteinte de ceux des ennemis, ont construit entre ceux-ci et
les remparts une palissade de moyenne hauteur, formée de claies et de
pieux, unis par l'osier flexible, afin que cette palissade, protégeant les
travailleurs, reçoive les premiers coups et repousse les traits trompés dans
leur direction. D'un autre côté, on fabrique des tours, que l'on nomme
aussi beffrois, à l'aide de beaucoup d'arbres et de chênes tout verts que
la doloire n'a point travaillés et dont la hache seule a grossièrement
enlevé les branchages; et ces tours, construites avec les plus grands
efforts, s'élèvent dans les airs à une telle hauteur, que la muraille
opposée s'afflige de se trouver fort au-dessous d'elles...
 
«À l'extrémité de la Roche et dans la direction de l'est (sud-est), était
une tour élevée (la tour A, fig. 11), flanquée des deux côtés par un mur
qui se terminait par un angle saillant au point de sa jonction. Cette
muraille se prolongeait sur une double ligne depuis le plus grand des
ouvrages avancés (la tour A) et enveloppait les deux flancs de l'ouvrage
le moins élevé<span id="note36"></span>[[#footnote36|<sup>36</sup>]]. Or voici par quel coup de vigueur nos gens parvinrent
à se rendre d'abord maîtres de cette tour (A). Lorsqu'ils virent le fossé
à peu près comblé, ils y établirent leurs échelles et y descendirent
promptement. Impatients de tout retard, ils transportèrent alors leurs
échelles vers l'autre bord du fossé, au-dessus duquel se trouvait la tour
fondée sur le roc. Mais nulle échelle, quoiqu'elles fussent assez longues,
ne se trouva suffisante pour atteindre au pied de la muraille, non plus
qu'au sommet du rocher, d'où partait le pied de la tour. Remplis
d'audace, nos gens se mirent à percer alors dans le roc, avec leurs
poignards ou leurs épées, pour y faire des trous où ils pussent poser
leurs pieds et leurs mains, et, se glissant ainsi le long des aspérités du
rocher, ils se trouvèrent tout à coup arrivés au point où commençaient
les fondations de la tour<span id="note37"></span>[[#footnote37|<sup>37</sup>]]. Là, tendant les mains à ceux de leurs
compagnons qui se traînaient sur leurs traces, ils les appellent à participer
à leur entreprise; et, employant des moyens qui leur sont connus,
ils travaillent alors à miner les flancs et les fondations de la tour, se
couvrant toujours de leurs boucliers, de peur que les traits lancés sur
eux sans relâche ne les forcent à reculer, et se mettant ainsi à l'abri
jusqu'à ce qu'il leur soit possible de se cacher dans les entrailles mêmes
de la muraille, après avoir creusé au-dessous. Alors ils remplissent ces
creux de troncs d'arbres, de peur que cette partie du mur, ainsi suspendue
en l'air, ne croule sur eux et ne leur fasse beaucoup de mal en
s'affaissant; puis aussitôt qu'ils ont agrandi cette ouverture, ils mettent
le feu aux arbres et se retirent en un lieu de sûreté.» Les étançons
brûlés, la tour s'écroule en partie. Roger, désespérant alors de s'opposer à
l'assaut, fait mettre le feu à l'ouvrage avancé et se retire dans la seconde
enceinte. Les Français se précipitent sur les débris fumants de la brèche,
et un certain Cadoc, chevalier, plante le premier sa bannière au sommet
de la tour à demi renversée. Le petit escalier de cette tour, visible dans
notre plan, date de la construction première; il avait dû, à cause de sa
position enclavée, rester debout. C'est probablement par là que Cadoc put
atteindre le parapet resté debout.
 
Mais les Normands s'étaient retirés dans le château séparé de l'ouvrage
avancé par un profond et large fossé. Il fallait entreprendre un nouveau
siége. «Jean avait fait construire l'année précédente une certaine maison,
contiguë à la muraille et placée du côté droit du château, en face du
midi<span id="note38"></span>[[#footnote38|<sup>38</sup>]]. La partie inférieure de cette maison était destinée à un service
qui veut toujours être fait dans le mystère du cabinet<span id="note39"></span>[[#footnote39|<sup>39</sup>]], et la partie
supérieure, servant de chapelle, était consacrée à la célébration de la
messe: là il n'y avait point de porte au dehors, mais en dedans (donnant
sur la cour) il y en avait une par où l'on arrivait à l'étage supérieur, et
une autre qui conduisait à l'étage inférieur. Dans cette dernière partie
de la maison était une fenêtre prenant jour sur la campagne et destinée.
à éclairer les latrines.» Un certain Bogis, ayant avisé cette fenêtre, se
glissa le long du fond du fossé, accompagné de quelques braves compagnons,
et s'aidant mutuellement, tous parvinrent à pénétrer par cette
fenêtre dans le cabinet situé au rez-de-chaussée. Réunis dans cet étroit
espace, ils brisent les portes, l'alarme se répand parmi la garnison occupant
la basse-cour, et croyant qu'une troupe nombreuse envahit le
bâtiment de la chapelle, les défenseurs accumulent des fascines et y
mettent le feu pour arrêter l'assaillant; mais la flamme se répand dans la
seconde enceinte du château, Bogis et ses compagnons passent à travers
le logis incendié et vont se réfugier dans les grottes marquées G sur notre
plan (fig. 11). Roger de Lascy et les défenseurs, réduits au nombre de
cent quatre-vingt, sont obligés de se réfugier dans la dernière enceinte,
chassés par le feu. «À peine cependant la fumée a-t-elle un peu diminué,
que Bogis sortant de sa retraite, et courant à travers les charbons
ardents, aidé de ses compagnons, coupe les cordes et abat, en le faisant
rouler sur son axe, le pont mobile qui était encore relevé<span id="note40"></span>[[#footnote40|<sup>40</sup>]], afin
d'ouvrir un chemin aux Français pour sortir par la porte. Les Français
donc s'avancent en hâte et se préparent à assaillir la haute citadelle
dans laquelle l'ennemi venait de se retirer en fuyant devant Bogis.
 
«Au pied du rocher par lequel on arrivait à cette citadelle était un
pont taillé dans le roc vif<span id="note41"></span>[[#footnote41|<sup>41</sup>]], que Richard avait fait ainsi couper autrefois,
en même temps qu'il fit creuser les fossés. Ayant fait glisser une
machine sur ce pont<span id="note42"></span>[[#footnote42|<sup>42</sup>]], les nôtres vont, sous sa protection, creuser au
pied de la muraille. De son côté, l'ennemi travaille aussi à pratiquer
une contre-mine, et ayant fait une ouverture, il lance des traits contre
nos mineurs et les force ainsi à se retirer<span id="note43"></span>[[#footnote43|<sup>43</sup>]]. Les assiégés cependant
n'avaient pas tellement entaillé leur muraille qu'elle fût menacée d'une
chute; mais bientôt une catapulte lance contre elle d'énormes blocs de
pierre. Ne pouvant résister à ce choc, la muraille se fend de toute
parts, et, crevant par le milieu, une partie du mur s'écroule...» Les
Français s'emparent de la brèche, et la garnison, trop peu nombreuse
désormais pour défendre la dernière enceinte, enveloppée, n'a même pas
le temps de se réfugier dans le donjon et de s'y enfermer. C'était le
6 mars 1204. C'est ainsi que Philippe-Auguste s'empara de ce château,
que ses contemporains regardaient comme imprenable.
 
Si nous avons donné à peu près en entier la description de ce siége
mémorable écrit par Guillaume le Breton, c'est qu'elle met en évidence un
fait curieux dans l'histoire de la fortification des châteaux. Le château
Gaillard, malgré sa situation, malgré l'habileté déployée par Richard dans
les détails de la défense, est trop resserré; les obstacles accumulés sur un
petit espace devaient nuire aux défenseurs en les empêchant de se porter
en masse sur le point attaqué. Richard avait abusé des retranchements,
des fossés intérieurs; les ouvrages amoncelés les uns sur les autres
servaient d'abri aux assaillants, qui s'en emparaient successivement; il
n'était plus possible de les déloger; en se massant derrière ces défenses
acquises, ils pouvaient s'élancer en force sur les points encore inattaqués,
trop étroits pour être garnis de nombreux soldats. Contre une surprise,
contre une attaque brusque tentée par un corps d'armée peu nombreux,
le château Gaillard était excellent; mais contre un siége en règle dirigé
par un général habile et soutenu par une armée considérable et bien
munie d'engins, ayant du temps pour prendre ses dispositions et des
hommes en grand nombre pour les mettre à exécution sans relâche, il
devait tomber promptement du moment que la première défense était
forcée; c'est ce qui arriva. Il ne faut pas moins reconnaître que le château
Gaillard n'était que la citadelle d'un vaste ensemble de fortifications étudié
et tracé de main de maître, que Philippe-Auguste, armé de toute sa puissance,
avait dû employer huit mois pour le réduire, et qu'enfin Jean sans
Terre n'avait fait qu'une tentative pour le secourir. Du vivant de Richard,
l'armée française, harcelée du dehors, n'eût pas eu le loisir de disposer
ses attaques avec cette méthode; elle n'aurait pu conquérir cette forteresse
importante, le boulevard de la Normandie, qu'au prix de bien plus grands
sacrifices, et peut-être eût-elle été obligée de lever le siége du château
Gaillard avant d'avoir pu entamer ses ouvrages extérieurs. Dès que
Philippe se fut emparé de ce point stratégique si bien choisi par Richard,
Jean sans Terre ne songea plus qu'à évacuer la Normandie, ce qu'il fit
peu de temps après, sans même tenter de garder les autres forteresses qui
lui restaient encore en grand nombre dans sa province, tant l'effet moral
produit par la prise du château Gaillard fut décisif<span id="note44"></span>[[#footnote44|<sup>44</sup>]].
 
Nous avons dû nous occuper des châteaux normands des XI<sup>e</sup> et XII<sup>e</sup> siècles
de préférence à tous ceux qui furent élevés pendant cette période
dans les autres provinces de la France, parce que ces châteaux ont un
caractère particulier, qu'ils diffèrent en beaucoup de points des premières
forteresse du moyen âge bâties pendant le même temps sur le sol français,
et surtout parce qu'ils nous semblent avoir fait faire un pas considérable
à l'art de la fortification.
</div>
[[Image:Plan.chateau.Montargis.png|center]]
<div class="text">
Au XIII<sup>e</sup> siècle, les châteaux français semblent avoir profité des dispositions
de détails prises par les Normands dans leurs châteaux, mais en
conservant cependant quelque chose des traditions mérovingiennes et
carlovingiennes. Nous en trouvons un exemple remarquable dans le
château de Montargis, dont la construction remontait au XIII<sup>e</sup> siècle et dont
nous donnons le plan (15). Bâti en plaine, il commandait la route de Paris
à Orléans qui passait sous les portes défendues A et B. Des fossés S enveloppaient
les défenses extérieures. La route était battue de flanc par un
front flanqué de tours et communiquait au château par une porte C
(voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7, Porte|Porte ]]). Une autre porte D, passant à travers une grosse tour isolée
(suivant une méthode qui appartient à la Loire, et que nous voyons surtout
pratiquée au XIV<sup>e</sup> siècle dans la basse Loire et la Bretagne par le connétable
Olivier de Clisson), était d'un accès très-difficile. Quant aux dispositions
intérieures du château, elles sont d'un grand intérêt et indiquent
nettement les moyens défensifs des garnisons des châteaux français. Les
tours sont très-saillantes sur les courtines, afin de les bien flanquer; au
nord, point saillant, et faible par conséquent, était élevé un gros ouvrage
présentant deux murs épais élevés l'un derrière l'autre, éperonnés par un
mur de refend flanqué de deux tours d'un diamètre plus fort que les
autres. En G était la grand'salle, à deux étages, dans laquelle toute la
garnison pouvait être réunie pour recevoir des ordres, et de là se répandre
promptement sur tous les points de l'enceinte par un escalier à trois
rampes I. La réunion de cet escalier à la grand'salle pouvait être coupée,
et la grand'salle servir de retrait si l'enceinte était forcée. La grand'salle
est un des traits caractéristiques du château français, ainsi que nous
l'avons dit au commencement de cet article. Dans le château normand, la
grand'salle est située dans le donjon, ou plutôt le donjon n'est que la
grand'salle devenue défense principale. Dans le château français du
XIII<sup>e</sup> siècle, la grand'salle se distingue du donjon; c'est le lieu de réunion
des hommes d'armes du seigneur franc; il y a là un dernier souvenir
des mœurs du chef germain et de ses compagnons.
 
Le gros donjon F est au centre de la cour, comme dans le château
primitif du moyen âge (fig. 1) ; il est à plusieurs étages, avec une cour
circulaire au centre; il était mis en communication avec la grand'salle,
au premier étage, au moyen d'une galerie K, pouvant être de même
coupée à son extrémité. Ce donjon commandait toute l'enceinte et ses
bâtiments; mais, n'ayant pas de sortie sur les dehors comme le donjon
normand, il n'offrait pas les mêmes avantages pour la défense. la garnison
était casernée dans les bâtiments L du côté où l'enceinte était le plus
accessible. En O étaient les écuries, la boulangerie, les magasins; en H
la chapelle, et en N un poste à proximité de l'entrée D. Les petits bâtiments
qui entouraient le donjon étaient d'une date postérieure à sa
construction. La poterne E donnait accès dans de vastes jardins entourés
eux-mêmes d'une enceinte<span id="note45"></span>[[#footnote45|<sup>45</sup>]].
 
En France et en Normandie, dès l'époque carlovingienne, les enceintes
des châteaux étaient flanquées de tours. Mais sur les bords du Rhin et les
provinces voisines de la Germanie, il ne paraît pas que ce moyen de
défense ait été usité avant le XIII<sup>e</sup> siècle, ce qui ferait supposer que les
tours flanquantes étaient une tradition gallo-romaine.
 
«Les monuments féodaux du X<sup>e</sup> siècle jusqu'aux croisades, dit M. de
Krieg<span id="note46"></span>[[#footnote46|<sup>46</sup>]], ont, sur les deux rives du Rhin, leur type commun. On y trouve
d'abord la tour carrée (rarement cylindrique) qui est ou assise sur des
soubassements romains, ou copiée religieusement d'après ces modèles,
avec leur socle, leur porte d'entrée au-dessus du sol et leur
plate-forme.
Ces tours ont pris le nom allemand de <i>berch frid</i>, en latin <i>berefredus</i>, en
français <i>beffroi</i>... Les enceintes de ces plus anciens châteaux manquent
absolument de flanquement extérieur. Elles sont surmontées d'une
couronne de merlons...»
 
Nous irons plus loin que M. de Krieg, et nous dirons même que les
tours employées comme moyen de flanquement des enceintes ne se
rencontrent que très-rarement dans les châteaux des bords du Rhin et des
Vosges avant le XV<sup>e</sup> siècle. <span id=Hohen-Koenigsbourg1><span id=Koenigsheim>Le château de Saint-Ulrich, la partie ancienne
du château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes H#Hohen-Koenigsbourg|Hohenkœnigsbourg]], le château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes K#Koenigsheim|Kœnigsheim]], celui de
Spesbourg, bien que bâtis pendant les XIII<sup>e</sup> et XIV<sup>e</sup> siècles, sont totalement
dépourvus de tours flanquantes<span id="note47"></span>[[#footnote47|<sup>47</sup>]]. Ce sont des bâtiments formant des
angles saillants, des figures géométriques rectilignes à l'extérieur et
venant se grouper autour du donjon ou beffroi. La plupart de ces châteaux,
élevés sur des points inaccessibles, prennent toute leur force dans la situation
de leur assiette et ne sont que médiocrement défendus. Le donjon
surmontant les bâtiments permettait de découvrir au loin la présence d'un
ennemi, et la garnison, prévenue, pouvait facilement empêcher l'escalade
de rampes abruptes, barrer les sentiers et arrêter un corps d'armée nombreux
loin du château, sans même être obligée de se renfermer derrière
ses murs.
 
Cependant des situations analogues n'empêchaient pas les seigneurs
français de munir de tours les flancs et angles saillants de leurs châteaux
pendant les XII<sup>e</sup>, XIII<sup>e</sup> et XIV<sup>e</sup> siècles.
 
Il se fit, dans la construction des châteaux, au XIII<sup>e</sup> siècle, une révolution
notable. Jusqu'alors ces résidences ne consistaient, comme nous l'avons
vu, que dans des enceintes plus ou moins étendues, simples ou doubles,
au milieu desquelles s'élevaient le donjon qui servait de demeure seigneuriale
et la salle quelquefois comprise dans le donjon même. Les autres
bâtiments n'étaient que des appentis en bois séparés les uns des autres,
ayant plutôt l'apparence d'un cantonnement que d'une résidence fixe. La
chapelle, les réfectoires, cuisines, magasins et écuries étaient placés dans
l'intérieur de l'enceinte et ne se reliaient en aucune façon aux fortifications.
Nous avons vu que, dans le plan du château de Montargis (fig. 15),
déjà les bâtiments de service sont attenants aux murailles, qu'ils sont bâtis
dans un certain ordre et que ce sont des logis fixes. Il semblerait qu'au
XIII<sup>e</sup> siècle les habitudes des seigneurs et de leurs gens, plus civilisés,
demandaient des dispositions moins barbares que celles acceptées jusqu'alors.
Nous voyons combien les logis fixes ont peu d'importance encore
dans le château Gaillard, résidence souveraine élevée à la fin du XII<sup>e</sup> siècle.
On a peine à comprendre comment une garnison de quelques centaines
d'hommes pouvait vivre dans cet étroit espace, presque exclusivement
occupé par les défenses. Les soldats devaient coucher pêle-mêle dans les
tours et sous quelques appentis adossés aux murailles.
 
En Angleterre, où les documents écrits abondent sur les habitations
seigneuriales anciennes, on trouve les preuves de cette révolution apportée
par le XIII<sup>e</sup> siècle. À cette époque, les résidences royales fortifiées reçoivent
de nombreuses adjonctions en bâtiments élevés avec un certain luxe, les
châteaux des barons prennent un caractère plus domestique; souvent
même le donjon, ainsi que le dit M. Parker dans son <i>Architecture domestique</i><span id="note48"></span>[[#footnote48|<sup>48</sup>]],
fut abandonné pour une salle et des chambres construites dans
l'enceinte intérieure. C'est à cause de ce changement que, dans presque
toutes les descriptions de châteaux bâtis du temps de Henri III et
d'Edward I<sup>er</sup>, les grandes tours ou donjons sont représentés comme étant
dans un état délabré et généralement sans couvertures. Ils avaient été
abandonnés, comme habitation, à cause de leur peu de commodité, bien
que par la force de leur construction ils pussent encore, moyennant
quelques réparations, être employés en temps de guerre. Les ordres de
restaurations aux «maisons royales» dans divers châteaux sont
très-nombreux
pendant le XIII<sup>e</sup> siècle. Ces ordres ne s'appliquent pas aux
châteaux d'Edward (Edwardian castles), édifices généralement bâtis par
Edward I<sup>er</sup>, et dans lesquels de nombreux appartements destinés à différents
usages étaient disposés suivant un plan général, mais bien aux
châteaux de date normande, qui dès lors prirent un caractère d'habitation
par des constructions plus récentes. Les ordres donnés par Henri III pour
les réparations et additions aux manoirs royaux prouvent qu'aucun plan
systématique n'était adopté lorsqu'il s'agissait de ces adjonctions. Lorsqu'une
grande surface de terrain était entourée d'une clôture fortifiée et
formait ce que l'on appelait une cour (<i>curia</i>), dans laquelle le logis
primitif était insuffisant, il devint assez ordinaire, au XIII<sup>e</sup> siècle, d'augmenter
ce logement, selon les besoins, en élevant successivement de
nouvelles constructions, telles que chambres, chapelles, cuisines, qui
d'abord furent semées çà et là sur la surface de l'enclos. Lorsqu'un
certain nombre de ces bâtiments avaient ainsi été appropriés ou créés, on
les réunissait successivement par des passages couverts (<i>aleia</i>) construits
en bois, quelquefois en façon de portiques ouverts, mais plus souvent
fermés sur les côtés. Ces bâtiments étaient jetés au milieu des enceintes,
laissant les défenses libres, comme le serait un bourg ou village enclos de
murs. Au XIII<sup>e</sup> siècle, les services se relient davantage à l'enceinte même,
que les bâtiments intérieurs contribuent à renforcer; c'est seulement
alors qu'apparaît le château sous le rapport architectonique, les établissements
antérieurs n'étant que des défenses plus ou moins fortes et
étendues enveloppant des habitations et des bâtiments de service de toute
nature et de dimensions fort diverses sans aucune idée d'ensemble. Le
XIII<sup>e</sup> siècle vit élever de magnifiques châteaux qui joignaient à leurs qualités
de forteresses celles de résidences magnifiques abondamment
pourvues de leurs services et de tout ce qui est nécessaire à la vie d'un
seigneur vivant au milieu de son domaine entouré d'une petite cour et
d'une garnison.
 
À partir de saint Louis, la féodalité décroît; elle est absorbée par la
royauté d'une part, et entamée par le peuple de l'autre; les édifices qu'elle
élève se ressentent naturellement de cette situation politique; ils se
dressent sur le sol lorsqu'elle reprend de l'influence; ils sont plus rares
ou plus pauvres lorsque le pouvoir royal et l'organisation nationale
prennent de la force et se constituent. À la mort de
Philippe-Auguste, en
1223, la féodalité, qui avait aidé ce prince à réunir à la couronne les plus
belles provinces de France, se trouvait riche et puissante; à l'exemple du
roi, quelques grands vassaux avaient absorbé nombre de fiefs, soit par des
alliances, soit comme prix de leurs services, soit par suite de la ruine des
nobles qui avaient tout perdu pendant les croisades du XII<sup>e</sup> siècle. Pendant
les premières années de la minorité de saint Louis, il s'était formé,
comme chacun sait, une ligue formidable contre la couronne de France
gardée par une femme encore jeune et dont on ne soupçonnait pas les
grandes qualités politiques. <span id=Coucy1>Parmi les vassaux de la couronne de France
coalisés contre le roi enfant, un des plus puissants était Enguerrand III,
sire de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]], seigneur de Saint-Gobain, d'Assis, de Marle, de la Fère, de
Folembray, etc. Son esprit indomptable, son caractère indépendant étaient
excités par d'immenses richesses; un instant ce vassal pensa pouvoir
mettre la main sur la couronne de France; mais ses sourdes menées et ses
projets ambitieux furent déjoués par la politique adroite de la reine
Blanche, qui sut enlever à la coalition féodale un de ses plus puissants
appuis, le comte de Champagne. Le sire de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]] fut bientôt obligé de
prêter serment de fidélité entre les mains du roi, qui ne voulut pas se
souvenir de ses projets. C'est à l'époque des rêves ambitieux d'Enguerrand III qu'il faut faire remonter la construction du château magnifique
dont nous voyons encore les ruines gigantesques. Le château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]]
dut être élevé très-rapidement, ainsi que l'enceinte de la ville qui l'avoisine,
de 1225 à 1230. Le caractère de la sculpture, les profils, ainsi que la
construction, ne permettent pas de lui assigner une époque plus ancienne
ni plus récente<span id="note49"></span>[[#footnote49|<sup>49</sup>]].
 
Le château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]] n'est plus une enceinte flanquée enveloppant des
bâtiments disposés au hasard; c'est un édifice vaste, conçu d'ensemble et
élevé d'un seul jet, sous une volonté puissante et au moyen de ressources
immenses. Son assiette est admirablement choisie et ses défenses disposées
avec un art dont la description ne donne qu'une faible idée<span id="note50"></span>[[#footnote50|<sup>50</sup>]].
</div>
[[Image:Plan.chateau.Coucy.png|center]]
<div class="text">
Bâti à l'extrémité d'un plateau de forme très-irrégulière, le château de
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]] domine des escarpements assez roides qui s'élèvent de cinquante
mètres environ au-dessus d'une riche vallée, terminée au nord-ouest par
la ville de Noyon et au nord-nord-est par celle de Chauny; il couvre une
surface de dix mille mètres environ. Entre la ville et le château est une
vaste basse-cour fortifiée, dont la surface est triple au moins de celle
occupée par le château. Cette basse-cour renfermait des salles assez
étendues dont il reste des amorces visibles encore aujourd'hui, enrichies
de colonnes et chapiteaux sculptés, avec voûtes d'arêtes, des écuries et
une chapelle orientée tracée en A sur notre plan du rez-de-chaussée (16).
Cette chapelle était évidemment d'une époque antérieure aux constructions
d'Enguerrand III. On ne communiquait de la ville à la basse-cour ou
esplanade que par une porte donnant sur la ville et défendue contre elle<span id="note51"></span>[[#footnote51|<sup>51</sup>]]
par deux petites tours. La basse-cour était protégée par le donjon B qui
domine tout son périmètre et ses remparts flanqués par les deux tours du
château C D. Un fossé de vingt mètres de largeur sépare le château de la
basse-cour. Un seul pont jeté en E sur ce fossé donnait entrée dans le
château; il était composé de piles isolées avec deux tabliers à bascule en
bois, défendus par deux portes avancées E' E'' et deux corps de garde F
F' posés sur des piles de manière à laisser libre le fond du fossé. La porte
en G est munie de doubles herses et de vantaux. Cette porte s'ouvre sur
un long passage voûté qu'il était facile de défendre et qui devait être muni
de machicoulis. Des deux côtés du couloir sont disposées des salles de
gardes H voûtées et pouvant contenir des postes nombreux. Au-dessus
s'élevait un logis à plusieurs étages dominant la porte et se reliant à la
courtine I. Du couloir d'entrée on débouchait dans la cour K du château
entourée de bâtiments appuyés sur les courtines. En L se trouvaient des
bâtiments de service voûtés à rez-de-chaussée et surmontés de deux
étages; en M les appartements d'habitation à trois étages du côté où le
château est le moins accessible du dehors et desservis par le grand escalier
M'; en N de vastes magasins voûtés à rez-de-chaussée (celliers) avec
caves au-dessous fermées en berceau ogival. Les magasins N, au premier
étage, portaient la grand'salle éclairée sur les dehors. En O, les soubassements
de la chapelle qui, au premier étage, se trouvait de plain-pied
avec la grand'salle. Les cuisines étaient très-probablement placées en P,
avec escalier particulier P' communiquant aux caves; elles possédaient
une cour particulière en R à laquelle on arrivait sous la chapelle dont le
rez-de-chaussée reste à jour. Les tours C, D, S, T possèdent deux étages
de caves et trois étages de salles au-dessus du sol, sans compter l'étage
des combles. Elles sont, comme on le remarquera, très-saillantes sur les
courtines, de manière à les bien flanquer. Ces tours, qui n'ont pas moins
de dix-huit mètres de diamètre hors œuvre sur trente-cinq mètres de
hauteur environ au-dessus du sol extérieur, ne sont rien auprès du donjon
qui porte trente-un mètres de diamètre hors œuvre sur soixante-quatre
mètres depuis le fond du fossé jusqu'au couronnement. Outre son fossé,
ce donjon possède une enceinte circulaire extérieure ou chemise qui le
protège contre les dehors du côté de la basse-cour. On montait du sol de
la cour au chemin de ronde de la chemise par la rampe V, près l'entrée
du donjon. On communiquait des salles P, au moyen d'un escalier, au
fond du fossé de la chemise, avec les dehors par une poterne percée en X,
munie de vantaux, de machicoulis et de herses, correspondant à une
seconde poterne Y avec pont-levis donnant sur l'escarpement et masquée
par la tour C. Un chemin de ronde inférieur X' voûté en demi-berceau
percé au niveau du fond du fossé suit la circonférence de la courtine, et
était évidemment destiné à arrêter les travaux des mineurs, comme nos
galeries de contre-mine permanentes ménagées sous les revêtements des
courtines et bastions. Dans ce souterrain en X'' se trouve une source
excellente à fleur de terre, à l'usage de la cuisine. En W sont des
latrines
prises aux dépens de l'épaisseur du mur de la chemise, pour les gardes de
cette enceinte et les gens de cuisine. En Z était une cage avec escalier de
bois pouvant être détruit facilement, qui mettait le souterrain intérieur en
communication avec le chemin de ronde supérieur. Le petit escalier Q
donnant dans la salle P desservait la herse et le machicoulis de la poterne
X. Le souterrain inférieur X' se trouvait encore en communication avec
l'escalier U desservant les ouvrages supérieurs de la porte. Si l'assiégeant
s'était emparé de la poterne X (ce qui était difficile, puisqu'il fallait franchir
la première porte Y et son pont-levis, traverser le chemin Y X sous
les projectiles lancés de la partie supérieure de la chemise et du crénelage
ouvert sur le mur J, forcer deux vantaux et affronter un machicoulis), il
se trouvait en face la herse donnant sur le fond du fossé de la chemise,
ayant à sa gauche la porte ferrée qui fermait le bas de l'escalier de la
cuisine, et arrêté dans la galerie inférieure X' par la source X'' qui est un
véritable puits dans un souterrain obscur. S'il forçait la herse, il pénétrait
dans le fond du fossé intérieur V', lequel est dallé et sans communication
avec le sol de la cour; battu par les défenses supérieures du donjon qui
lui envoyaient des projectiles d'une hauteur de 60 mètres et par le chemin
de ronde de la courtine, il était perdu, d'autant plus que les hommes occupant
ce chemin de ronde pouvaient descendre par l'escalier Z, passer
dans le souterrain X', traverser la source sur une planche, et lui couper
la retraite en reprenant la poterne derrière lui. Si, du fond du fossé extérieur,
il parvenait à miner le pied de la chemise, il trouvait le souterrain
occupé; ce travail de sape ne pouvait en aucune façon affaiblir les murs
de la chemise, car on remarquera que ce souterrain est pris aux dépens
d'un talus, d'un soubassement, derrière lequel la maçonnerie de la
chemise reste intacte.
 
De toutes les défenses du château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]], le donjon est de beaucoup
la plus forte et la mieux traitée. Cette belle construction mérite une étude
particulière, que nous développons à l'article [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 5, Donjon|Donjon]].
 
Les tours et donjon du château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]] sont garnis, dans leur partie
supérieure, de corbeaux saillants en pierre destinés à recevoir des hourds
en bois (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 6, Hourd|Hourd]]). À la fin du XIV<sup>e</sup> siècle, la grand'salle et les bâtiments
d'habitation M furent reconstruits, ainsi que les étages supérieurs de la
porte; des jours plus larges furent percés à l'extérieur, et les courtines
reçurent des machicoulis avec parapets en pierre, suivant la méthode du
temps, au lieu des consoles avec hourds en bois. Les autres parties du
château restèrent telles qu'Enguerrand III les avait laissées.
 
Ce ne fut que pendant les troubles de la Fronde que cette magnifique
résidence seigneuriale fut entièrement ravagée. Son gouverneur, nommé
Hébert, fut sommé, par le cardinal Mazarin, de rendre la place entre les
mains du maréchal d'Estrée, gouverneur de Laon. Hébert ayant résisté à
cette sommation, en prétextant d'ordres contraires laissés par le roi
Louis XIII, le siége fut mis, le 10 mai 1652, devant la ville, qui fut bientôt
prise; puis, quelque temps après, la garnison du château se vit contrainte
de capituler. Le cardinal Mazarin fit immédiatement démanteler les
fortifications. Le sieur Métezeau, fils de l'ingénieur qui construisit la
digue de la Rochelle, fut celui que le cardinal envoya à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]] pour
consommer cette œuvre de destruction. Au moyen de la mine, il fit sauter
la partie antérieure de la chemise du donjon et la plupart de celles des
autres tours, incendia les bâtiments du château et le rendit inhabitable.
Depuis lors, les habitants de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]], jusqu'à ces derniers temps, ne cessèrent
de prendre dans l'enceinte du château les pierres dont ils avaient
besoin pour la construction de leurs maisons, et cette longue destruction
compléta l'œuvre de Mazarin. Cependant, malgré ces causes de ruine, la
masse du château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]] est encore debout et est restée une des plus
imposantes merveilles de l'époque féodale<span id="note52"></span>[[#footnote52|<sup>52</sup>]]. Si on eût laissé au temps
seul la tâche de dégrader la résidence seigneuriale des sires de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]],
nous verrions encore aujourd'hui ces énormes constructions dans toute
leur splendeur primitive, car les matériaux, d'une excellente qualité,
n'ont subi aucune altération; les bâtisses étaient conçues de manière à
durer éternellement, et les peintures intérieures, dans les endroits abrités,
sont aussi fraîches que si elles venaient d'être faites<span id="note53"></span>[[#footnote53|<sup>53</sup>]].
 
Autant qu'on peut le reconnaître dans la situation actuelle, le château
de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]] est traversé dans ses fondations par de nombreux et vastes
souterrains, qui semblent avoir été systématiquement disposés pour établir
des communications cachées entre tous les points de la défense intérieure
et les dehors. La tradition va même jusqu'à prétendre qu'un de ces
souterrains, dont l'entrée se voit dans les grandes caves sous les bâtiments
d'habitation M, se dirigeait à travers les coteaux et vallées jusqu'à l'abbaye
de Prémontré. Nous sommes loin de garantir le fait, d'autant que des
légendes semblables s'attachent aux ruines de tous les châteaux du moyen
âge en France; mais il est certain que de tous côtés, dans les cours, on
aperçoit des bouches de galeries voûtées qui sont aujourd'hui remplies de
décombres<span id="note54"></span>[[#footnote54|<sup>54</sup>]].
 
Nous donnons (17) le plan du premier étage du château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]]. On
voit en A les logis placés au-dessus de la porte d'entrée, en B le donjon
avec sa chemise. On trouvera, à l'article [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 5, Donjon|Donjon]], la description de cette
magnifique construction. En B la chapelle orientée, largement conçue et
exécutée avec une grandeur sans pareille, si l'on en juge par les fragments
des meneaux des fenêtres qui jonchent le sol; en D la grand'salle du
tribunal, dite des Preux, parce qu'on y voyait, dans des niches, les
statues des neuf preux. Deux cheminées chauffaient cette salle, largement
éclairée à son extrémité méridionale par une grande verrière ouverte dans
le pignon. Une charpente en bois avec berceau ogival en bardeaux couvrait
cette salle. En E la salle des <i>neuf Preuses</i>, dont les figures étaient sculptées en ronde-bosse sur le manteau de la cheminée. Un boudoir F, pris
aux dépens de l'épaisseur de la courtine, accompagnait cette salle; cette
pièce, éclairée par une grande et large fenêtre donnant sur la campagne
du côté de Noyon, était certainement le lieu le plus agréable du château;
elle était chauffée par une petite cheminée et voûtée avec élégance par de
petites voûtes d'arêtes.
 
Ces dernières bâtisses datent de la fin du XIV<sup>e</sup> siècle; on voit parfaitement
comment elles furent incrustées dans les anciennes constructions;
comment, pour les rendre plus habitables, on suréleva les courtines d'un
étage; car, dans la construction primitive, ces courtines n'atteignaient
certainement pas un niveau aussi élevé, laissaient aux cinq tours un
commandement plus considérable, et les bâtiments d'habitation avaient
une beaucoup moins grande importance. Du temps d'Enguerrand III, la
véritable habitation du seigneur était le donjon; mais quand les mœurs
féodales, de rudes qu'elles étaient, devinrent au contraire, vers la fin du
XIV<sup>e</sup> siècle, élégantes et raffinées, ce donjon dut paraître fort triste, sombre
et incommode; les seigneurs de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]] bâtirent alors ces élégantes
constructions ouvertes sur la campagne, en les fortifiant suivant la méthode
de cette époque. Le donjon et sa chemise, les quatre tours d'angle, la
partie inférieure des courtines, les soubassements de la grand'salle, le
rez-de-chaussée de l'entrée et la chapelle, ainsi que toute l'enceinte de la
basse-cour, appartiennent à la construction primitive du château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]]
sous Enguerrand III.
</div>
[[Image:Plan.chateau.Coucy.2.png|center]]
<div class="text">
Ces quatre tours méritent que nous en disions quelques mots. Chaque
chambre, à partir du rez-de-chaussée, se compose, à l'intérieur, de six pans
avec niches, dont quelques-unes sont percées d'embrasures. Ces pièces
sont voûtées, et les niches se chevauchent à chaque étage, les pleins étant
au-dessus des vides et vice-versa (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 9, Tour|Tour ]]). Des cheminées sont ouvertes
dans les salles, qui sont en outre accompagnées de latrines (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 6, Latrines|Latrines]]).
On remarquera que les escaliers à vis ne montent pas de fond, mais s'interrompent,
à partir du premier étage, pour reprendre de l'autre côté de
l'entrée de la tour. C'est là une disposition fréquente dans les tours de
cette époque, afin d'éviter les trahisons et de forcer les personnes qui
veulent monter sur les parapets de passer par l'une des salles. C'était un
moyen de rendre la surveillance facile et de reconnaître les gens de la
garnison qui montaient aux parapets pour le service; car les parapets des
courtines n'étaient accessibles que par les tours, et les escaliers des tours
desservaient, par conséquent, toutes les défenses supérieures. Nous avons
figuré en G (fig. 17) le pont volant mettant en communication la grand'salle D
avec le chemin de ronde de la basse-cour du côté du sud. Si, par
escalade, l'ennemi se fût emparé du chemin de ronde H de la chemise, il
lui fallait forcer soit la porte I, soit la porte K, pour pénétrer dans le
château. Les postes établis en A ou en L le jetaient par dessus les parapets
ou dans le fossé de la chemise. Le poste A servait la terrasse crénelée M,
au-dessus de la porte, de même que le poste L servait le chemin de ronde
N commandant le pont volant G. Quant à la garnison du donjon, du
premier étage elle pénétrait sur le chemin de ronde de la courtine par un
pont volant O, mais en passant par le corps de garde L. Avec des défenses
aussi bien entendues, il n'y avait pas de surprises à craindre, pour peu
que la garnison du château connût parfaitement ces nombreux détours,
les ressources qu'ils présentaient, et qu'elle mît quelque soin de se garder.
Une vue cavalière (18), prise du côté de la basse-cour, fera comprendre
les dispositions intérieures et extérieures du château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]]<span id="note55"></span>[[#footnote55|<sup>55</sup>]].
</div>
[[Image:Chateau.Coucy.png|center]]
 
[[Image:Chateau.Coucy.2.png|center]]
<div class="text">
Il faut reconnaître qu'un long séjour dans un château de cette importance
devait être assez triste, surtout avant les modifications apportées
par le XIV<sup>e</sup> siècle, modifications faites évidemment avec l'intention de
rendre l'habitation de cette résidence moins fermée et plus commode. La
cour, ombragée par cet énorme donjon, entourée de bâtiments élevés et
d'un aspect sévère, devait paraître étroite et sombre, ainsi qu'on peut en
juger par la vue présentée (19)<span id="note56"></span>[[#footnote56|<sup>56</sup>]]. Tout est colossal dans cette forteresse;
quoique exécutée avec grand soin, la construction a quelque chose de
rude et de sauvage qui rapetisse l'homme de notre temps. Il semble que
les habitants de cette demeure féodale devaient appartenir à une race de
géants, car tout ce qui tient à l'usage habituel est à une échelle supérieure
à celle admise aujourd'hui. Les marches des escaliers (nous parlons des
constructions du XIII<sup>e</sup> siècle), les alléges des créneaux, les bancs sont faits
pour des hommes d'une taille au-dessus de l'ordinaire. Enguerrand III,
seigneur puissant, de mœurs farouches, guerrier intrépide, avait-il voulu
en imposer par cette apparence de force <i>extra-humaine</i>, ou avait-il
composé la garnison d'hommes d'élite? C'est ce que nous ne saurions
décider. Mais en construisant son château, il pensait certainement à le
peupler de géants. Ce seigneur avait toujours avec lui cinquante chevaliers,
ce qui donnait un chiffre de cinq cents hommes de guerre au moins en
temps ordinaire. Il ne fallait rien moins qu'une garnison aussi nombreuse
pour garder le château et la basse-cour. Les caves et magasins immenses
qui existent encore sous le rez-de-chaussée des bâtiments du château
permettaient d'entasser des vivres pour plus d'une année, en supposant
une garnison de mille hommes. Au XIII<sup>e</sup> siècle, un seigneur féodal possesseur
d'une semblable forteresse et de richesses assez considérables pour
s'entourer d'un pareil nombre de gens d'armes, et pour leur fournir des
munitions et des vivres pendant un siége d'un an, pouvait défier toutes les
armées de son siècle. Or, le sire de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]] n'était pas le seul vassal du roi de
France dont la puissance fut à redouter. Les rudes travaux du règne de
Philippe-Auguste avaient non-seulement donné un vif éclat à la couronne
de France, mais présenté pour lui cet avantage d'occuper sans trève sa
noblesse, dont la guerre était la vie. Toujours tenue en haleine par l'activité
et l'ambition de Philippe-Auguste, qui avait à conquérir de riches provinces,
à lutter contre des ennemis aussi puissants que lui, mais moins
opiniâtres et moins habiles, la féodalité perdait ses loisirs, et trouvait,
en secondant ce grand prince, un moyen de s'enrichir et d'augmenter ses
domaines; en lui prêtant l'appui de son bras, elle augmentait la puissance
royale, mais elle n'avait pas lieu de regretter ses services. Il faut
se rappeler que la plupart des seigneurs féodaux étaient entourés d'un
certain nombre de chevaliers qu'on ne soldait point, mais qui recevaient,
suivant leurs mérites, une portion plus ou moins considérable de
terre à titre de fief; une fois possesseurs de cette fraction du domaine
seigneurial, ils s'y bâtissaient des manoirs, c'est-à-dire des maisons fortifiées
sans donjon et sans tours, et vivaient ainsi comme propriétaires du
sol, n'ayant que quelques droits à payer au seigneur, lui prêtant leur
concours et celui de leurs hommes en cas de guerre, et lui rendant hommage.
En prolongeant l'état de guerre, tout seigneur féodal avait donc
l'espoir d'agrandir son domaine au détriment de ses voisins, d'augmenter
les fiefs qui relevaient de la châtellenie, et de s'entourer d'un plus grand
nombre de vassaux disposés à le soutenir.
 
Philippe-Auguste, par ses conquêtes, put satisfaire largement cette
hiérarchie d'ambitions, et, quoiqu'il ne perdît aucune des occasions qui
s'offrirent à lui d'englober les fiefs dans le domaine royal, de les diviser et
de diminuer l'importance politique des grands vassaux, en faisant relever
les petits fiefs directement de la couronne; cependant il laissa, en mourant,
bon nombre de seigneurs dont la puissance pouvait porter ombrage à un
suzerain ayant un bras moins ferme et moins d'activité à déployer. Si
Philippe-Auguste eût vécu dix ans de plus et qu'il eût eu à gouverner ses
provinces en pleine paix, il est difficile de savoir ce qu'il aurait fait pour
occuper l'ambition des grands vassaux de la couronne, et comment il s'y
serait pris pour étouffer cette puissance qui pouvait se croire encore rivale
de la royauté naissante. Le court règne de Louis VIII fut encore rempli
par la guerre; mais pendant la minorité de Louis IX, une coalition des
grands vassaux faillit détruire l'œuvre de Philippe-Auguste. Des circonstances
heureuses, la division qui se mit parmi les coalisés, l'habileté de
la mère du roi, sauvèrent la couronne; les luttes cessèrent, et le pouvoir
royal sembla de nouveau raffermi.
 
Un des côtés du caractère de saint Louis qu'on ne saurait trop admirer,
c'est la parfaite connaissance du temps et des hommes au milieu desquels
il vivait; avec un esprit de beaucoup en avance sur son siècle, il comprit
que la paix était pour la royauté un dissolvant en face de la féodalité ambitieuse,
habituée aux armes, toujours mécontente lorsqu'elle n'avait plus
d'espérances d'accroissements; les réformes qu'il méditait n'étaient pas
encore assez enracinées au milieu des populations pour opposer un obstacle
à l'esprit turbulent des seigneurs. Il fallait faire sortir de leurs nids ces
voisins dangereux qui entouraient le trône, user leur puissance, entamer
leurs richesses; pour obtenir ce résultat, le roi de France avait-il alors à
sa disposition un autre moyen que les croisades? Nous avons peine à
croire qu'un prince d'un esprit aussi droit, aussi juste et aussi éclairé que
saint Louis n'ait eu en vue, lorsqu'il entreprit sa première expédition en
Orient, qu'un but purement personnel. Il ne pouvait ignorer qu'en abandonnant
ses domaines pour reconquérir la terre sainte, dans un temps où
l'esprit des croisades n'était rien moins que populaire, il allait laisser en
souffrance les grandes réformes qu'il avait entreprises, et que devant Dieu
il était responsable des maux que son absence volontaire pouvait causer
parmi son peuple. Le royaume en paix, les membres de la féodalité
entraient en lutte les uns contre les autres; c'était la guerre civile permanente,
le retour vers la barbarie; vouloir s'opposer par la force aux prétentions
des grands vassaux, c'était provoquer de nouvelles coalitions contre
la couronne. Entraîner ces puissances rivales loin de la France, c'était
pour la monarchie, au XIII<sup>e</sup> siècle, le seul moyen d'entamer profondément
la féodalité et de réduire ces forteresses inexpugnables assises jusque sur les
marches du trône. Si saint Louis n'avait été entouré que de vassaux de la
trempe du sire de Joinville, il est douteux qu'il eût entrepris ses croisades;
mais l'ascendant moral qu'il avait acquis, ses tentatives de gouvernement
monarchique n'eussent pu rompre peut-être le faisceau féodal, s'il n'avait
pas occupé et ruiné en même temps la noblesse par ces expéditions lointaines.
Saint Louis avait pour lui l'expérience acquise par ses prédécesseurs,
et chaque croisade, quelle que fut son issue, avait été, pendant les
XI<sup>e</sup> et XII<sup>e</sup> siècles, une cause de déclin pour la féodalité, un moyen pour le
suzerain d'étendre le pouvoir monarchique. Quel moment saint Louis
choisit-il pour son expédition? C'est après avoir vaincu la coalition armée,
à la tête de laquelle se trouvait le comte de Bretagne, après avoir protégé
les terres du comte de Champagne contre les seigneurs ligués contre lui,
c'est après avoir délivré la Saintonge des mains du roi d'Angleterre et du
comte de la Marche, c'est enfin après avoir donné la paix à son royaume
avec autant de bonheur que de courage, et substitué la suzeraineté de fait
à la suzeraineté de nom. Dans une semblable occurrence, la paix, le calme,
les réformes et l'ordre pouvaient faire naître les plus graves dangers au
milieu d'une noblesse inquiète, oisive, et qui sentait déjà la main du
souverain s'étendre sur ses privilèges.
 
Il est d'ailleurs, dans l'histoire des peuples, une disposition morale à
laquelle, peut-être, les historiens n'attachent pas assez d'importance,
parce qu'ils ne peuvent pénétrer dans la vie privée des individus; c'est
l'ennui. Lorsque la guerre était terminée, lorsque l'ordre renaissait et par
suite l'action du gouvernement, que pouvaient faire ces seigneurs féodaux
dans leurs châteaux fermés, entourés de leurs familiers et gens d'armes?
S'ils passaient les journées à la chasse et les soirées dans les plaisirs, s'ils
entretenaient autour d'eux, pour tuer le temps, de joyeux compagnons,
ils voyaient bientôt leurs revenus absorbés, car ils n'avaient plus les ressources
éventuelles que leur procuraient les troubles et les désordres de
l'état de guerre. Si, plus prudents, ils réformaient leur train, renvoyaient
leurs gens d'armes et se résignaient à vivre en paisibles propriétaires, leurs
forteresses devenaient un séjour insupportable, les heures pour eux
devaient être d'une longueur et d'une monotonie désespérantes; car si
quelques nobles, au XIII<sup>e</sup> siècle, possédaient une certaine instruction et se
livraient aux plaisirs de l'esprit, la grande majorité ne concevait pas
d'autres occupations que celles de la guerre et des expéditions aventureuses.
L'ennui faisait naître alors les projets les plus extravagants dans
ces cerveaux habitués à la vie bruyante des camps, aux émotions de la
guerre.
 
Saint Louis, qui n'avait pas cédé à la noblesse armée et menaçante,
après l'avoir forcée de remettre l'épée au fourreau, ne se crut peut-être pas
en état de lutter contre l'ennui et l'oisiveté de ses vassaux, de poursuivre,
entre les forteresses jalouses dont le sol était couvert, les réformes qu'il
méditait.
 
«Les croisades dévorèrent une grande quantité de seigneurs, et firent
retourner au trône leurs fiefs devenus vacants. Mais, sous aucun règne,
elles ne contribuèrent davantage à l'accroissement du domaine royal que
sous celui de saint Louis; il est facile de s'en rendre raison: les croisades
étaient déjà un peu vieillies au temps de saint Louis, les seigneurs
ne croyaient plus y être exposés, et n'avaient par conséquent ni armes
ni chevaux, ni provisions de guerre; il fallait emprunter; ils engagèrent
leurs fiefs au roi, qui, étant riche, pouvait prêter. À la fin de la croisade,
ceux des seigneurs qui survivaient à leurs compagnons d'armes revenaient
si pauvres, si misérables, qu'ils étaient hors d'état de dégager
leurs fiefs, qui devenaient alors la propriété définitive de ceux qui les
avaient reçus en nantissement. Cette espèce d'usure politique parut
naturelle dans le temps où elle eut lieu; les envahissements de saint Louis
étaient couverts par la droiture de ses intentions; personne n'eût osé le
soupçonner d'une chose injuste. Il semblait, par l'empire de ses vertus,
consacrer jusqu'aux dernières conséquences de sa politique<span id="note57"></span>[[#footnote57|<sup>57</sup>]].»
 
Saint Louis, au moyen de ces expéditions outre-mer, non-seulement
ruinait la féodalité, l'enlevait à ses châteaux, mais centralisait encore, sous
son commandement, une nombreuse armée, qu'à son retour, et malgré ses
désastres, il sut employer à agrandir le domaine royal, sous un prétexte
religieux. De même que, sous le prétexte de se prémunir contre les menaces
du <i>Vieux de la Montagne</i>, il établit une garde particulière autour de sa
personne, qui «jour et nuit étoit en cure diligente de son corps bien
garder<span id="note58"></span>[[#footnote58|<sup>58</sup>]],» mais qui, par le fait, était bien plutôt destinée à prévenir les perfidies des seigneurs.
 
Joinville rapporte qu'en partant pour la croisade et pour se mettre en
état, il engagea à ses amis une grande partie de son domaine, «tant qu'il
ne lui demoura point plus hault de douze cens livres de terre de rente.»
Arrivé en Chypre, il ne lui restait plus d'argent vaillant que deux cent
livres tournois d'or et d'argent lorsqu'il eut payé son passage et celui de
ses chevaliers. Saint Louis, l'ayant su, l'envoya quérir et lui donna huit
cents livres tournois pour continuer l'expédition. Au moment de partir
pour la seconde croisade, «le roy de France et le roy de Navarre, dit
Joinville, me pressoient fort de me croisser, et entreprandre le chemin
du pélerinage de la croix. Mais je leur répondi, que tandis que j'avois
esté oultre mer ou service de Dieu, que <i>les gens et officiers du roy de
France avoient trop grevé et foullé mes subgets</i>, tant qu'ilz en estoient
apovriz: <i>tellement que jamais il ne seroit, que eulz et moy ne nous ensantissions.»
Certes il y a tout lieu de croire que Joinville était un bon
seigneur et qu'il disait vrai; mais combien d'autres, en se croisant et
laissant leurs sujets gouvernés par les officiers du roi, leur permettaient
ainsi de passer d'un régime insupportable sous un gouvernement moins
tracassier en ce qu'il était moins local et partait de plus haut? Les
seigneurs féodaux possédaient l'autorité judiciaire sur leurs terres; les
baillis royaux, chargés par Philippe-Auguste de recevoir tous les mois aux
assises les plaintes des sujets du roi, de nommer dans les prévôtés un
certain nombre d'hommes sans lesquels aucune affaire concernant les
villes ne pouvait être décidée, de surveiller ces magistrats, furent entre les
mains de saint Louis une arme puissante dirigée contre les prérogatives
féodales. Ce prince fit instruire dans le droit romain ceux qu'il destinait
aux fonctions de baillis; il étendit leur pouvoir en dehors des tribunaux en
les chargeant de la haute administration, et bientôt ces hommes dévoués
à la cause royale attaquèrent ouvertement l'autorité judiciaire des barons
en créant les <i>cas royaux</i>. «C'est-à-dire qu'ils firent recevoir en principe,
que le roi, comme chef du gouvernement féodal, avait, de préférence à
tout autre, le droit de juger certaines causes nommées pour cela <i>cas
royaux</i>. À la rigueur, cette opinion était soutenable; mais il fallait
déterminer clairement les cas royaux, sous peine de voir le roi devenir
l'arbitre de toutes les contestations; or, c'est ce que ne voulurent jamais
faire les baillis: prières, instances, menaces, rien ne put les y décider;
toutes les fois qu'ils entendaient débattre dans les cours seigneuriales
une cause qui paraissait intéresser l'autorité du roi, ils s'interposaient
au milieu des partis, déclaraient la cause cas royal, et en attiraient le
jugement à leurs cours<span id="note59"></span>[[#footnote59|<sup>59</sup>]].» Les empiétements des baillis sur les juridictions
seigneuriales étaient appuyés par le parlement, qui enjoignait, dans
certains cas, aux baillis, d'entrer sur les terres des seigneurs féodaux et
d'y saisir tels prévenus, bien que ces seigneurs fussent hauts-justiciers,
et, selon le droit, pouvant «porter armes pour justicier leurs terres et
fiefs<span id="note60"></span>[[#footnote60|<sup>60</sup>]].» En droit féodal, le roi pouvait assigner à sa cour le vassal qui
eût refusé de lui livrer un prévenu, considérer son refus comme un acte de
félonie, prononcer contre lui les peines fixées par l'usage, mais non
envoyer ses baillis exploiter dans une seigneurie qui ne lui appartenait pas<span id="note61"></span>[[#footnote61|<sup>61</sup>]].
À la fin du XIII<sup>e</sup> siècle, la féodalité, ruinée par les croisades, attaquée
dans son organisation par le pouvoir royal, n'était plus en situation d'inspirer
des craintes sérieuses à la monarchie, ni assez riche et indépendante
pour élever des forteresses comme celle de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]]. D'ailleurs, à cette
époque, aucun seigneur ne pouvait construire ni même augmenter et
fortifier de nouveau un château, sans en avoir préalablement obtenu la
permission de son suzerain. Nous trouvons, dans les <i>Olim</i>, entre autres
arrêts et ordonnances sur la matière, que l'évêque de Nevers, qui actionnait
le prieur de la Charité-sur-Loire parce qu'il voulait élever une
forteresse, avait été lui-même actionné par le bailli du roi pour avoir
simplement fait <i>réparer</i> les créneaux de la sienne. Saint Louis s'était
arrogé le droit d'octroyer ou de refuser la construction des forteresses;
et s'il ne pouvait renverser toutes celles qui existaient de son temps sur
la surface de ses domaines et qui lui faisaient ombrage, il prétendait au
moins empêcher d'en construire de nouvelles; et, en effet, on rencontre
peu de châteaux de quelque importance élevés de 1240 à 1340, c'est-à-dire
pendant cette période de la monarchie française qui marche résolûment
vers l'unité de pouvoir et de gouvernement.
 
À partir du milieu du XIV<sup>e</sup> siècle, au contraire, nous voyons les vieux
châteaux réparés ou reconstruits, de nouvelles forteresses s'élever sur le
territoire français, à la faveur des troubles et des désastres qui désolent le
pays; mais alors l'esprit féodal s'était modifié, ainsi que les mœurs de la
noblesse, et ces résidences revêtent des formes différentes de celles que
nous leur voyons choisir pendant le règne de Philippe-Auguste et au
commencement de celui de saint Louis; elles deviennent des palais fortifiés,
tandis que, jusqu'au XIII<sup>e</sup> siècle, les châteaux ne sont que des forteresses
pourvues d'habitations. Ces caractères bien tranchés sont faciles à
saisir; ils ont une grande importance au point de vue architectonique, et
le château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]], tel qu'il devait exister avant les reconstructions de la
fin du XIV<sup>e</sup> siècle, sert de transition entre les châteaux de la première et
de la seconde catégorie; ce n'est plus l'enceinte contenant des habitations
disséminées, comme un village fortifié dominé par un fort principal, le
donjon; et ce ne devait pas être encore le palais, la réunion de bâtiments
placés dans un ordre régulier soumettant la défense aux dispositions
exigées par l'habitation, le véritable château construit d'après une donnée
générale, une ordonnance qui rentre complètement dans le domaine de
l'architecture.
 
Aujourd'hui, toutes les résidences seigneuriales sont tellement ruinées
qu'on ne peut plus guère se faire une idée exacte des parties qui servaient
à l'habitation; les tours et les courtines, plus épaisses que le reste des
constructions, ont pu résister à la destruction, et nous laissent juger des
dispositions défensives permanentes, sans nous donner le détail des distributions
intérieures, ainsi que des nombreuses défenses extérieures qui
protégeaient le corps de la place. Il nous faut, pour nous rendre compte
de ce que devait être un château pendant la première moitié du XIII<sup>e</sup> siècle,
avoir recours aux descriptions contenues dans les chroniques et les romans;
heureusement ces descriptions ne nous font pas défaut et elles sont souvent
assez détaillées. L'une des plus anciennes, des plus complètes et des plus
curieuses, est celle qui est contenue dans la première partie du <i>Roman de
la Rose</i>, et qui, sous le nom du Château de la Jalousie, nous dépeint le
Louvre de Philippe-Auguste. Personne n'ignore que la grosse tour ou
donjon du Louvre avait été bâtie par ce prince pour renfermer son trésor
et servir au besoin de prison d'État; tous les fiefs de France relevaient de
la tour du Louvre, dans laquelle les grands vassaux rendaient hommage
et prêtaient serment de fidélité au roi. Les autres constructions de ce
château avaient été également élevées par Philippe-Auguste. Mais laissons
parler Guillaume de Lorris<span id="note62"></span>[[#footnote62|<sup>62</sup>]]:
</div>
<center>
«Dès or est drois que ge vous die<br>
La contenance Jalousie,<br>
Qui est en male souspeçon:<br>
Où païs ne remest maçon<br>
Ne pionnier qu'ele ne mant.<br>
Si fait faire au commancement<br>
Entor les Rosiers uns fossés<br>
Qui cousteront deniers assés,<br>
Si sunt moult lez et moult parfont.<br>
Li maçons sus les fossés font<br>
Ung mur de quarriaus tailléis,<br>
Qui ne siet pas sus croléis (qui n'est pas assis sur terre meuble),<br>
Ains est fondé sus roche dure:<br>
Li fondement tout à mesure<br>
Jusqu'au pié du fossé descent,<br>
Et vait amont en estrecent (et s'élève en talus);<br>
S'en est l'uevre plus fors assés.<br>
Li murs si est si compassés,<br>
Qu'il est de droite quarréure;<br>
Chascuns des pans cent toises dure,<br>
Si est autant lons comme lés<span id="note63"></span>[[#footnote63|<sup>63</sup>]].<br>
Les tornelles sunt lés à lés (de distance en distance),<br>
Qui richement sunt bataillies (fortifiées)<br>
Et sunt de pierres bien taillies,<br>
As quatre coingnés (coins) en ot quatre<br>
Qui seroient fors à abatre;<br>
Et si i a quatre portaus<br>
Dont li mur sunt espés et haus,<br>
Ung en i a ou front devant<br>
Bien déffensable par convant<span id="note64"></span>[[#footnote64|<sup>64</sup>]],<br>
Et deux de coste, et ung derriere<span id="note65"></span>[[#footnote65|<sup>65</sup>]],<br>
Qui ne doutent cop de perrière.<br>
Si a bonnes portes coulans<br>
Por faire ceus defors doulans,<br>
Et por eus prendre et retenir,<br>
S'il osoient avant venir<span id="note66"></span>[[#footnote66|<sup>66</sup>]].<br>
Ens où milieu de la porprise (de l'enceinte)<br>
Font une tor par grant mestrise<br>
Cil qui du fere furent mestre<span id="note67"></span>[[#footnote67|<sup>67</sup>]];<br>
Nule plus bele ne pot estre,<br>
Qu'ele est et grant, et lée, et haute<span id="note68"></span>[[#footnote68|<sup>68</sup>]];<br>
Li murs ne doit pas faire faute<br>
Por engin qu'on saiche getier;<br>
Car l'en destrempa le mortier<br>
De fort vin-aigre et de chaus vive<span id="note69"></span>[[#footnote69|<sup>69</sup>]]<br>
La pierre est de roche naïve<br>
De quoi l'en fist le fondement,<br>
Si iert dure cum aïment.<br>
La tor si fu toute réonde,<br>
Il n'ot si riche en tout le monde,<br>
Ne par dedens miex ordenée.<br>
Elle iert dehors avironnée<br>
D'un baille qui vet tout entor,<br>
...<br>
Dedens le chastel ot perrières<br>
Et engins de maintes manières.<br>
Vous poïssiés les mangonniaus<br>
Véoir pardessus les creniaux<span id="note70"></span>[[#footnote70|<sup>70</sup>]];<br>
Et as archieres tout entour<br>
Sunt les arbalestes à tour<span id="note71"></span>[[#footnote71|<sup>71</sup>]],<br>
Qu'armeure n'i puet tenir (résister),<br>
Qui près du mur vodroit venir,<br>
Il porroit bien faire que nices.<br>
Fors des fossés a unes lices<br>
De bons murs fors à creniaux bas,<br>
Si que cheval ne puent pas<br>
Jusqu'as fossés venir d'alée,<br>
Qu'il n'i éust avant mellée<span id="note72"></span>[[#footnote72|<sup>72</sup>]].<br>
Jalousie a garnison mise<br>
Où chastel que ge vous devise,<br>
Si m'est avis que Dangier porte<br>
La clef de la première porte<br>
Qui ovre devers orient<span id="note73"></span>[[#footnote73|<sup>73</sup>]]<br>
Avec li, au mien escient,<br>
A trente sergens tout à conte<span id="note74"></span>[[#footnote74|<sup>74</sup>]]<br>
Et l'autre porte garde Honte,<br>
Qui ovre par devers midi<span id="note75"></span>[[#footnote75|<sup>75</sup>]],<br>
El fut moult sage, et si vous di<br>
Qu'el ot sergens à grant planté (en grand nombre)<br>
Près de faire sa volenté,<br>
Paor (Peur) ot grant connestablie,<br>
Et fu à garder establie,<br>
L'autre porte, qui est assise,<br>
A main senestre devers bise<span id="note76"></span>[[#footnote76|<sup>76</sup>]],<br>
Paor n'i sera ja seure,<br>
S'el n'est fermée à serréure,<br>
Et si ne l'ovre pas sovent;<br>
Car, quant el oit (entend) bruire le vent,<br>
Ou el ot saillir deus langotes,<br>
Si l'en prennent fievres et gotes (gouttes).<br>
Male-bouche (Mauvais propos, médisance), que Diex maudie!<br>
Ot sodoiers de Normandie<span id="note77"></span>[[#footnote77|<sup>77</sup>]].<br>
Si garde la porte destrois<span id="note78"></span>[[#footnote78|<sup>78</sup>]];<br>
Et si sachiés qu'as autres trois<br>
Va souvent et vient<span id="note79"></span>[[#footnote79|<sup>79</sup>]]. Quant il scet<br>
Qu'il doit par nuit faire le guet,<br>
Il monte le soir as creniaus<span id="note80"></span>[[#footnote80|<sup>80</sup>]],<br>
Et atrempe ses chalemiaus (prépare ses chalumeaux)<br>
Et ses busines (trompettes), et ses cors.<br>
...<br>
Jalousie, que Diex confonde!<br>
A garnie la tor réonde (le donjon):<br>
Et si sachiés qu'ele i a mis<br>
Des plus privés de ses amis,<br>
Tant qu'il i ot grant garnison<span id="note81"></span>[[#footnote81|<sup>81</sup>]].»<br>
</center>
<div class="text">
C'est là un château royal; la nécessité où se trouvait un seigneur de placer
un poste, une petite garnison, dans chaque porte principalement, faisait
qu'on ne multipliait pas les issues, d'autant plus que les attaques étaient
toujours tentées sur ces points. Ce passage du <i>Roman de la Rose</i> nous fait
connaître que, dans les châteaux considérables, la multiplicité des défenses
exigeait des garnisons comparativement nombreuses. Or ces garnisons
ruinaient les seigneurs; s'ils les réduisaient, le système défensif adopté
au commencement du XIII<sup>e</sup> siècle, excellent lorsqu'il était convenablement
muni d'hommes, était mauvais lorsque tous les points ne pouvaient pas
être bien garnis et surveillés. Alors ces détours, ces solutions de communications
devenaient au contraire favorables aux assiégeants. Nous verrons
comme, au XIV<sup>e</sup> siècle, les châtelains ayant reconnu ces défauts cherchèrent
à y remédier et à se bien défendre avec des garnisons que leur
état de fortune ne leur permettait plus d'entretenir très-nombreuses.
 
Voici maintenant des descriptions de travaux exécutés dans des châteaux
de seigneurs féodaux qui datent de la même époque (commencement du
XIII<sup>e</sup> siècle):
</div>
<center>
«Vers son chastel point tant et broche<span id="note82"></span>[[#footnote82|<sup>82</sup>]]<br>
Qu'il en a véue la roche<span id="note83"></span>[[#footnote83|<sup>83</sup>]];<br>
Venuz est, si descent au pont<span id="note84"></span>[[#footnote84|<sup>84</sup>]].<br>
Les ovriers qui les euvres font<br>
Amoneste de tost ovrer<span id="note85"></span>[[#footnote85|<sup>85</sup>]]<br>
Et de lor porte delivrer,<br>
Et de reparer ses fossez,<br>
Car moult bien estoit apanssez (il se préoccupait fort)<br>
Se li Rois vient sur lui à ost (avec son armée),<br>
Qu'il n'a pas pooir qu'il l'en ost,<br>
Einçoiz en seroit moult penez.<br>
Moult s'esforce li forcenez<br>
De faire fossez et tranchiées,<br>
Tot entor lui à sis archiées,<br>
Fait un fossé d'eve parfont (rempli d'eau profonde)<br>
Riens n'i puet entrer qui n'afont (qui ne tombe au fond).<br>
Desor fu li ponz tornéiz<br>
Moult bien tornez toz coléiz<span id="note86"></span>[[#footnote86|<sup>86</sup>]].<br>
Desor la tor sont les perrieres<br>
Qui lanceront pierres plenieres<span id="note87"></span>[[#footnote87|<sup>87</sup>]]:<br>
N'est nus hom qui en fust féruz,<br>
Qui à sa fin ne fust venuz.<br>
Les archières sont as querniax<br>
Par où il trairont les quarriax<br>
Por damagier la gent le roi.<br>
Moult est Renart de grant desroi<br>
Qui si contre le roi s'afete (se prépare).<br>
Sor chascune tor une gaite<br>
A mise por eschargaitier<span id="note88"></span>[[#footnote88|<sup>88</sup>]],<br>
Qar il en avoit grant mestier (grand besoin).<br>
Moult fut bien d'eye (d'eau) avironez,<br>
Einsi s'est Renart atornez.<br>
Hordéiz ot et bon et bel,<br>
Par defors les murs dou chastel<span id="note89"></span>[[#footnote89|<sup>89</sup>]]<br>
Ses barbacanes fist drecier<br>
Por son chastel miaux enforcier<span id="note90"></span>[[#footnote90|<sup>90</sup>]].<br>
...»<br>
</center>
<div class="text">
Il mande des soldats, des gens de pied et à cheval pour défendre le
château; ils se rendent en grand nombre à son appel.
</div>
<center>
«...Grant joie en fist<br>
Renart, et maintenant les mist<br>
Es barbacanes por deffense<span id="note91"></span>[[#footnote91|<sup>91</sup>]],<br>
Nus ne puet savoir ce qu'il pense,<br>
Moult s'est Renart bien entremis<br>
D'aide faire à ses amis,<br>
Que bien quide sanz nul retor<br>
Qu'ii soit assis dedenz sa tor<span id="note92"></span>[[#footnote92|<sup>92</sup>]].»<br>
</center>
<div class="text">
Outre les dépenses qu'occasionnaient aux seigneurs féodaux la construction
des châteaux et l'entretien d'une garnison suffisante en prévision
d'une attaque, il leur fallait faire exécuter des travaux considérables, s'ils
voulaient être en état de résister à un siége en règle, approvisionner
quantité de munitions de bouche et de guerre. Les hourdages en bois
dont, pendant les XII<sup>e</sup> et XIII<sup>e</sup> siècles, on garnissait les sommets des tours
et courtines, exigeaient l'apport, la façon et la pose d'une quantité considérable
de charpentes, par conséquent un nombre énorme d'ouvriers. Ces
ouvrages transitoires se détérioraient promptement pendant la paix; ce
n'était pas une petite affaire de posséder et de garder un château à cette
époque.
 
Dans un autre poëme, contemporain de ce dernier (commencement du
XIII<sup>e</sup> siècle), nous trouvons encore des détails intéressants,
non-seulement
sur les défenses des châteaux, mais sur les logements, les dépendances,
les armes et les passe-temps des seigneurs. Nous demanderons à nos
lecteurs la permission de leur citer encore ce passage:
</div>
<center>
«...<br>
Li chastiax sist an une roche<span id="note93"></span>[[#footnote93|<sup>93</sup>]];<br>
Li aigue jusc'à mur s'aproche,<br>
La roche fut dure et naïve,<br>
Haute et large jusc'à la rive;<br>
Et sist sor une grant montaigne<br>
Qui samble qu'as nues se teigne.<br>
El chastel n'avoit c'une entrée<span id="note94"></span>[[#footnote94|<sup>94</sup>]];<br>
Trop riche porte i ot fermée<span id="note95"></span>[[#footnote95|<sup>95</sup>]]<br>
Qui sist sor la roche entaillie.<br>
De cele part fut la chaucie,<br>
Li fossez et li rolléis (les palissades, littéralement les bâtons).<br>
Et si fut li ponz levéiz<span id="note96"></span>[[#footnote96|<sup>96</sup>]]<br>
Si estoit assiz li chastiax<br>
Que parrière ne mangoniax<br>
Ne li grevast de nulle part:<br>
Por nul anging, ne por nul art<br>
Nel' poïst-on adamaigier,<br>
Tant k'il éussent à maingier<br>
Cil ki del chastel fussent garde,<br>
N'éussent de tot le monde garde.<br>
Moult fut estroite li antreie,<br>
Qu'ansi fut faite et compasseie,<br>
Par devant la haute montaigne;<br>
I covient c'uns solx hom i veigne.<br>
J'ai dui ni vauroient ansamble<span id="note97"></span>[[#footnote97|<sup>97</sup>]].<br>
D'autre part devers l'aigue sambre,<br>
Por ceu k'il siet en si haut mont,<br>
Qu'il doie chéoir en .i. mont.<br>
De tant com om trait d'un quarrel<br>
N'aprochoit nuns hons lo chastel.<br>
Il i ot portes colléisces (herses),<br>
Bailles (enceintes extérieures), fossez et murz et lices<span id="note98"></span>[[#footnote98|<sup>98</sup>]],<br>
Trestot fut an roche antaillet.<br>
Moult i ot ferut et tailliet<br>
Ainçoiz ke li chastels fust fais;<br>
Onkes tels ne fut contrefaiz<br>
Trop par fut fors et bien assiz<span id="note99"></span>[[#footnote99|<sup>99</sup>]].<br>
. . . . . . . . . <br>
Sor la roche ki fut pandans,<br>
Grant fut et large par dedans,<br>
Trop i ot riche herberjaige<span id="note100"></span>[[#footnote100|<sup>100</sup>]];<br>
En la tor (le donjon) ot moult riche estaige,<br>
Bien fut herbergiez tot entor<span id="note101"></span>[[#footnote101|<sup>101</sup>]]<br>
Li pallais sist prest de la tor<span id="note102"></span>[[#footnote102|<sup>102</sup>]]<br>
Qui moult fut haus et bons et leis (larges)<br>
Li estauble (écuries) furent deleis,<br>
Greniers et chambres et cuisines;<br>
Moult i ot riches officines.<br>
Moult fut la salle grans et large<span id="note103"></span>[[#footnote103|<sup>103</sup>]]:<br>
Maint fort escut et mainte targe<br>
Et mainte lance et maint espiet (épieu)<br>
Et bon cheval et bon apiet<br>
Dont li fer sont bon et tranchant,<br>
Et maint cor bandeit d'argent<br>
Avoit pandut por lo pallais<span id="note104"></span>[[#footnote104|<sup>104</sup>]].<br>
. . . . . . .<br>
Vers l'estanc furent les fenestres,<br>
Lai fut li sires apoieis;<br>
Ne sai c'il estoit annuiés,<br>
Mais, en pansant, l'aigue esgardoit (regardait l'eau),<br>
An esgardant, les cignes voit<br>
Qui estoient et bel et gent.<br>
Dont comandoit tote sa gent<br>
Que moult doucement les véissent;<br>
. . . . . . .<br>
</center>
<div class="text">
Les fenêtres des appartements donnent sur l'étang dont les eaux enveloppent
le château; le seigneur, qui s'ennuie (le poëte penche à le croire
et nous aussi), regarde l'eau, puis les cygnes; il leur jette du pain et
du blé, et appelle ses gens afin de jouir de ce spectacle en compagnie...
Tout est bon à ceux qui s'ennuient, et cette vie monotone
du château, lorsqu'elle n'était pas remplie par la guerre ou la chasse,
s'attachait aux moindres accidents pour y trouver un motif de distraction.
Le pèlerin qui frappait à la porte et réclamait un gîte pour la nuit, le
moine qui venait demander pour son couvent, le trouvère qui débitait ses
vers, apportaient seuls des bruits et nouvelles du dehors entre ces murailles
silencieuses. Cela explique le succès de ces lais, gestes, chansons et
légendes qui abondaient à cette époque et occupaient les longs loisirs d'un
châtelain, de sa famille et de ses gens.
 
Si le seigneur était riche, il cherchait à embellir sa demeure féodale,
faisait bâtir une chapelle, et la décorait de peintures et de vitraux; il
garnissait ses appartements de tapisseries, de meubles précieux, de belles
armes; de là ce goût effréné pour le luxe qui, dès le XIII<sup>e</sup> siècle, trouve sa
place chez des hommes encore rudes, cette excitation de l'imagination,
cet amour pour le merveilleux, pour la poésie, la musique, le jeu, les
aventures périlleuses. Pendant que le peuple des villes participait chaque
jour davantage à la vie politique du pays, devenait industrieux, riche par
conséquent, était tout occupé de l'existence positive et prenait ainsi une
place plus large, le seigneur, isolé dans son château, repaissait son imagination
de chimères, comprimait difficilement ses instincts turbulents,
nourrissait des projets ambitieux de plus en plus difficiles à réaliser
entre la royauté qui s'affermissait et s'étendait, et la nation qui commençait
à se sentir et se connaître.
 
Dès l'époque de saint Louis, la féodalité française n'était plus qu'un
corps hétérogène dans l'État, elle ne pouvait plus que décroître. Au point
de vue militaire, les guerres du XIV<sup>e</sup> siècle lui rendirent une certaine
importance, la forcèrent de rentrer dans la vie publique (sous de tristes
auspices, il est vrai), et prolongèrent ainsi son existence; la noblesse
releva ses châteaux, adopta des moyens de défense nouveaux, appropriés
aux temps, fit faire ainsi un pas à l'art de la fortification, jusqu'au moment
où, l'artillerie à feu devenant un moyen d'attaque puissant, elle dut se
résigner à ne plus jouer qu'un rôle secondaire en face de la royauté, et à
ne considérer ses châteaux que comme de vieilles armes que l'on conserve
en souvenir des services qu'elles ont rendus, sans espérer pouvoir s'en
servir pour se défendre. De Charles VI à Louis XI, les barons semblent ne
vouloir pas faire à l'artillerie l'honneur de la reconnaître; ils persistent,
dans la construction de leurs châteaux, à n'en point tenir compte, jusqu'au
moment où ses effets terribles viennent détruire cette vaine protestation
au moyen de quelques volées de coups de canon<span id="note105"></span>[[#footnote105|<sup>105</sup>]].
 
Mais nous n'en sommes pas encore arrivés à cette époque de transition
où le château n'est plus qu'un vain simulacre de défense militaire, et
cache encore, par un reste des traditions antérieures, la maison de plaisance
sous une apparence guerrière.
 
Revenons au Louvre, non plus au Louvre de Philippe-Auguste, mais au
Louvre tel que l'avait laissé Charles V, c'est-à-dire à la forteresse qui se
transforme en palais réunissant les recherches d'une habitation royale à
la défense extérieure.
</div>
[[Image:Plan.chateau.Louvre.png|center]]
<div class="text">
Voici (20) le plan du rez-de-chaussée du château du Louvre réparé et
reconstruit en grande partie sous Charles V<span id="note106"></span>[[#footnote106|<sup>106</sup>]]. Philippe-Auguste avait bâti
le château du Louvre en dehors de l'enceinte de Paris, pour défendre les
bords de la Seine en aval contre des ennemis arrivant de la basse Seine,
et aussi pour maintenir la ville sous son autorité, tout en conservant sa
liberté d'action. C'était comme un fort détaché protégeant la ville et se
défendant au besoin contre ses habitants. Notre plan, ou plutôt celui de
M. le comte de Clarac, dressé sur les données les plus exactes que l'on
puisse se procurer aujourd'hui, fait voir en SHLI des parties de l'enceinte
de Paris élevée par Philippe-Auguste. La configuration générale de ce
plan, qui se rapporte à la description de Guillaume de Lorris, fait voir
que Charles V conserva les tours, les portes et le donjon du XIII<sup>e</sup> siècle.
La description de Guillaume de Lorris n'existerait-elle pas, que la forme,
le diamètre, l'espacement des tours, la disposition des portes se rapprochent
bien plus du système défensif adopté au commencement du XIII<sup>e</sup> siècle
que de celui du XIV<sup>e</sup>. Le tableau conservé autrefois dans l'abbaye de
Saint-Germain-des-Prés, et qui date du commencement du XV<sup>e</sup> siècle,
représentant le Louvre et l'abbaye, les gravures d'Israël Sylvestre, n'indiquent
pas, pour les tours, les dispositions de défense usitées du temps de
Charles V, mais bien plutôt celles employées du temps de saint Louis.
Toutefois, Charles V suréleva les courtines et y adossa des bâtiments
d'habitation (c'est l'opinion de Sauval); il fit bâtir le grand escalier et la
galerie mettant le donjon en communication avec la porte du nord. Peut-être
qu'il franchit le périmètre du château de Philippe-Auguste, du côté J
vers l'ouest, en élevant sur ce point des corps de logis très-épais. Il semblerait
que les constructions primitives s'arrêtaient de ce côté à la tour Z,
et que le mur intérieur de l'aile occidentale était l'ancienne courtine. Alors
le donjon, plus rapproché de cette courtine, devait mieux commander la
campagne vers le point où une attaque sérieuse était le plus à craindre.
Les constructions entreprises par Charles V furent confiées à Raimond du
Temple, son «bien aimé sergent d'armes et maçon<span id="note107"></span>[[#footnote107|<sup>107</sup>]].»
 
La porte de la ville (voy. la fig. 20) donnait issue entre deux murs
flanqués de tournelles, le long de la rivière, et aboutissait à une première
porte extérieure K donnant sur la berge, au point où se trouve aujourd'hui
le balcon de la galerie d'Apollon. À côté de cette porte était la tour
du Bois, qui correspondait à la tour de Nesle sur l'emplacement de l'Institut.
On entrait, de la ville, dans les lices du Louvre par la porte H; c'était
la porte principale. Mais, pour pénétrer dans le château, il fallait traverser
un châtelet N construit en avant du fossé. La tour I faisait le coin sur la
Seine, vers Paris. En A était le donjon de Philippe-Auguste, entouré de
son fossé particulier B; son entrée en C était protégée par un corps-de-garde G.
En F était une fontaine. Un large fossé à fond de cuve, avec
contrescarpe revêtue, chemin de ronde et échauguettes, régnait en U tout
autour du château. Les basses-cours du côté de la ville se trouvaient en R
entre la muraille de Philippe-Auguste et le fossé. Du côté du nord en W
et sur le terre-plain O étaient plantés des jardins avec treilles. Les tours
d'angle X et la porte principale avec ses deux tours Y devaient appartenir
à la construction du commencement du XIII<sup>e</sup> siècle. La chapelle était en
<i>a</i>; en <i>m</i> un grand vestibule servant de salle des gardes. Les appartements
de la reine tenaient l'aile <i>h</i>, <i>c</i>, <i>e</i>, <i>f</i>, <i>k</i>, <i>j</i>; le jeu de paume, la salle <i>g</i>. Le
bâtiment V contenait la ménagerie, et ceux P T Q le service de l'artillerie
depuis Charles V. Ce qui faisait l'orgueil de Raimond du Temple était
l'escalier à vis E, qui passait pour un chef-d'œuvre, construction à jour
ornée de niches et statues représentant les rois de France; puis la galerie
D mettant le donjon en communication avec le premier étage de l'aile du
nord.
</div>
[[Image:Plan.chateau.Louvre.2.png|center]]
<div class="text">
Au premier étage (21), la chambre des comptes occupait en D le dessus
de la porte principale; la salle des joyaux (le trésor de Charles V était fort
riche en objets d'or et d'argent) était placée en A au-dessus de la salle des
gardes, et la bibliothèque dans la tournelle B<span id="note108"></span>[[#footnote108|<sup>108</sup>]]. Le cabinet du roi était
en C; la chambre des requêtes en E; la chambre à coucher du roi en F,
son oratoire en G; un cabinet et une salle de bain en H H. Le jeu de
paume prenait la hauteur du rez-de-chaussée et du premier étage en I.
Une chapelle haute en M se trouvait au-dessus de la chapelle basse, cette
dernière étant réservée aux gens du château. En N, le roi possédait une
seconde chambre à coucher, précédée d'une antichambre P, d'un oratoire
O, d'une salle de bain et cabinet R R. La salle de parade (du Trône) était
en Q, et la grand'salle dite de Saint-Louis en S. Il existait un appartement
d'honneur avec salle de parade en V, X, T. Le premier étage du donjon
L était divisé en quatre pièces contenant une chambre, un oratoire et des
cabinets. Les galeries Y ou portiques servaient de communication pour le
service, et, comme nous l'avons dit plus haut, la galerie K donnait entrée
dans le donjon, au premier étage.
 
Au moyen du tableau de Saint-Germain-des-Prés, des gravures d'Israël
Sylvestre et d'un dessin du commencement du XVII<sup>e</sup> siècle qui est en notre
possession, nous avons essayé de restituer une vue cavalière du château
du Louvre de Charles V; nous la donnons ici (22). L'aspect que nous avons
choisi est celui du sud-est, car c'est sur ce côté du Louvre que l'on peut
réunir le plus de documents antérieurs aux reconstructions des XVI<sup>e</sup> et
XVII<sup>e</sup> siècles. Notre vue montre la quantité de défenses qui protégeaient
les abords du château, et le soin apporté par Charles V dans les reconstructions;
elle fait comprendre comment les tours de Philippe-Auguste
avaient dû être engagées par la surélévation des courtines servant de
façades extérieures aux bâtiments neufs. Vers le nord, on aperçoit l'escalier
de Raimond du Temple et les riches bâtiments auxquels il donnait
accès. Du côté de l'est, sur le devant de notre dessin, passe l'enceinte de
la ville bâtie par Philippe-Auguste, terminée sur la Seine par une haute
tour qui subsista jusqu'au commencement du XVII<sup>e</sup> siècle; derrière cette
tour sont les deux portes, l'une donnant entrée dans la ville le long de la
première enceinte du Louvre, l'autre entrant dans cette enceinte. Ce front
de l'enceinte de Paris, bâti par Philippe-Auguste, se défendait nécessairement
du dehors au dedans depuis la Seine jusqu'à la barrière des Sergents;
c'est-à-dire que le fossé de ses courtines et tours était creusé du côté de
la ville et non du côté du Louvre. Cette portion d'enceinte dépendait
ainsi du château et le protégeait contre les entreprises des habitants.
</div>
[[Image:Chateau.Louvre.png|center]]
<div class="text">
Du temps de Charles V, le château du Louvre et ses dépendances
contenaient tout ce qui est nécessaire à la vie d'un prince. Il y avait, dit
Sauval, «la maison du four, la panneterie, la sausserie, l'épicerie, la
pâtisserie, le garde-manger, la fruiterie, l'échançonnerie, la bouteillerie,
le lieu où l'on fait l'hypocras... On y trouvait la fourerie, la lingerie,
la pelleterie, la lavanderie, la taillerie, le buchier, le charbonnier; de
plus la conciergerie, la maréchaussée, la fauconnerie, l'artillerie, outre
quantité de celliers et de poulaillers ou galliniers, et autres appartements
de cette qualité.» Les bâtiments de l'artillerie, situés au
sud-ouest,
avaient une grande importance. Ils sont indiqués dans notre plan
(fig. 20), en P Q T. «Dans le compte des baillis de France rendu en la
Chambre en 1295, dit Sauval, il est souvent parlé des cuirs, des nerfs
de bœuf, et des arbalètes gardées dans l'artillerie du Louvre... Lorsque
les Parisiens s'emparèrent du Louvre en 1358, ils y trouvèrent engins,
canons, arbalètes à tour, garrots et autre artillerie en grande quantité...»
Le maître de l'artillerie y était logé, y possédait un jardin et des étuves;
en 1391, quoique l'artillerie à feu fût déjà connue, elle n'était guère
employée à la défense des places fortes. Il y avait encore, ajoute Sauval,
à cette époque, «une chambre pour les empenneresses, qui empennoient
les sagettes et viretons; de plus un atelier où l'on ébauchoit tant les
viretons que les flèches, avec une armoire à trois pans (trois côtés),
longue de cinq toises, haute de sept pieds, large de deux et demi, où
étoient enfermés les cottes de mailles, platers, les bacinets, les haches,
les épées, les fers de lance et d'archegayes et quantité d'autres sortes
d'armures nécessaires pour la garnison du Louvre.» Ainsi, au XIV<sup>e</sup> siècle,
un château devait contenir non-seulement ce qui était nécessaire à la
vie journalière, mais de nombreux ateliers propres à la confection et à
l'entretien des armes; il devait se suffire à lui-même sans avoir besoin de
recourir aux fournisseurs du dehors. Comme l'abbaye du XII<sup>e</sup> siècle, le
château féodal formait une société isolée, une petite ville renfermant ses
soldats, ses ouvriers, fabricants, sa police particulière. Résidence royale,
le château du Louvre avait, comme tous les châteaux féodaux, dans ses
basses-cours, des fermiers qui, par leurs baux, devaient fournir la
volaille, les œufs, le blé; il possédait en outre une ménagerie bâtie par
Philippe de Valois, en 1333, sur l'emplacement de granges achetées à
Geoffroi et Jacques Vauriel; de beaux jardins; plantés à la mode du
temps, c'est-à-dire avec treilles, plants de rosiers, tonnelles, préaux,
quinconces<span id="note109"></span>[[#footnote109|<sup>109</sup>]].
 
Le plan carré ou parallélogramme paraît avoir été adopté pour les
châteaux féodaux de plaine depuis le XIII<sup>e</sup> siècle; mais il est rare de
rencontrer, ainsi que nous l'avons dit précédemment, le donjon placé au
milieu du rectangle; cette disposition est particulière au château du
Louvre. Au château de Vincennes, bâti pendant le XIV<sup>e</sup> siècle, le donjon
est placé le long de l'un des grands côtés, et pouvait, dès lors, se rendre
indépendant de l'enceinte en ayant sa poterne s'ouvrant directement sur
les dehors; mais il faut voir dans le château de Vincennes une place forte,
une vaste enceinte fortifiée, plutôt qu'un château proprement dit<span id="note110"></span>[[#footnote110|<sup>110</sup>]]
(voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1, Architecture militaire|Architecture Militaire]]). Les tours carrées qui flanquent ses courtines
appartiennent bien plus à la défense des villes et places fortes de cette
époque qu'à celle des châteaux.
 
Un des caractères particuliers aux châteaux de la fin du XIII<sup>e</sup> siècle et du
XIV<sup>e</sup>, c'est l'importance relative des tours, qui sont, sauf de rares exceptions,
cylindriques, d'un fort diamètre, épaisses dans leurs œuvres, hautes
et très-saillantes en dehors des courtines, de manière à les bien flanquer.
Les engins d'attaque s'étant perfectionnés pendant le XIII<sup>e</sup> siècle, on avait
jugé nécessaire d'augmenter le diamètre des tours, de faire leurs murs
plus épais et de rendre leur commandement très-puissant. Cette observation
vient encore appuyer notre opinion sur la date des défenses du
Louvre. Si Charles V les eût rebâties, il n'eût certainement pas conservé
ces tours d'un faible diamètre et passablement engagées dans les courtines.
</div>
[[Image:Plan.chateau.Villandraut.png|center]]
<div class="text">
Le château de Villandraut près Bazas, bâti vers le milieu du XIII<sup>e</sup> siècle,
nous fait voir déjà des tours très-fortes et saillantes sur les courtines,
flanquant à chaque angle un parallélogramme de 47<sup>m</sup>,50 sur 39<sup>m</sup>,00 dans
œuvre. Ce château, publié déjà par la commission des monuments historiques
de la Gironde, et dont nous donnons le plan (23), est parfaitement
régulier, comme presque tous les châteaux de plaine; son unique entrée
est flanquée de deux tours très-fortes et épaisses; des logements étaient
disposés à l'intérieur le long des quatre faces, de manière à laisser une
cour de 25<sup>m</sup>,00 sur 30<sup>m</sup>,00 environ<span id="note111"></span>[[#footnote111|<sup>111</sup>]]. Ici, pas de donjon, ou plutôt le
château lui-même compose un véritable donjon entouré de fossés larges
et profonds. Les dépendances, et probablement des enceintes extérieures,
protégeaient cette forteresse, qui était très-bien défendue pour l'époque,
puisque, en 1592, les ligueurs s'étant emparés de la place, le maréchal
de Matignon dut en faire le siége, qui fut long et opiniâtre, les assiégés ne
s'étant rendus qu'après avoir essuyé douze cent soixante coups de canon.
Les tours du château de Villandraut ont 27<sup>m</sup>,00 de hauteur, non compris
les couronnements qui sont détruits, sur 11<sup>m</sup>,00 et 12<sup>m</sup>,00 de diamètre;
elles commandaient de beaucoup les courtines, dont l'épaisseur est de
2<sup>m</sup>,70. Ce plan paraît avoir été fréquemment suivi à partir de la seconde
moitié du XIII<sup>e</sup> siècle, pour les châteaux de plaine d'une médiocre étendue;
toutefois l'importance que l'on attachait à la défense des portes (point
vers lequel tendaient tous les efforts de l'assaillant avant l'artillerie à feu)
fit que l'on ne se contenta pas seulement des deux tours flanquantes, et
qu'on éleva en avant un châtelet isolé au milieu du fossé. C'est ainsi
qu'était défendue la porte du château de Marcoucies élevé, sous Charles VI,
par Jean de Montaigu. Ces châtelets remplaçaient les anciennes barbacanes
des XII<sup>e</sup> et XIII<sup>e</sup> siècles, qui, le plus souvent, n'étaient que des ouvrages de
terre et de bois, et furent remplacés à leur tour, à la fin du XV<sup>e</sup> siècle, par
des boulevards en terre, avec ou sans revêtements, faits pour recevoir du
canon.
 
Sous Philippe le Hardi, Philippe le Bel et Philippe de Valois, les dispositions
des châteaux se modifient peu; la France n'avait pas à lutter contre
les invasions étrangères; elle était forte et puissante; la noblesse féodale
semblait se résigner à laisser prendre à la monarchie une plus grande place
dans l'État. Saint Louis n'avait vu qu'un péril pour le trône; c'était celui
qu'il avait eu à combattre dans sa jeunesse: le pouvoir démesuré des
grands vassaux. Pendant qu'il cherchait, par de nouvelles institutions, à
conjurer à jamais un danger qui avait failli lui faire perdre la couronne
de Philippe-Auguste; qu'il ruinait ses barons, empiétait sur leurs droits
et les mettait dans l'impossibilité d'élever des forteresses, il cédait une
partie des provinces françaises au roi Henri III d'Angleterre, par des
considérations toutes personnelles et dont il est bien difficile aujourd'hui
de reconnaître la valeur. Aux yeux de l'histoire, cette concession est une
faute grave, peut-être la seule commise par ce prince; elle eut, cent ans
plus tard, des résultats désastreux, et provoqua les longs revers de la
France pendant les XIV<sup>e</sup> et XV<sup>e</sup> siècles; elle eut encore pour effet, contrairement
aux tendances de celui qui l'avait commise, de prolonger l'existence
de la féodalité; car, pendant ces guerres funestes, ces troubles et cette
fermentation incessants, les seigneurs, reprenant leurs allures de chefs de
bandes, vendant tour à tour leurs services à l'un et à l'autre parti, quelquefois
aux deux à la fois, regagnèrent cette indépendance, cet esprit
d'isolement, de domination sans contrôle, qui, sous les derniers Carlovingiens,
les avaient poussés à s'enfermer dans des demeures imprenables
pour, de là, se livrer à toutes sortes de méfaits et d'actes d'agression.
Après une première crise terrible, la France, sous Charles V, retrouva
pendant quelques années le repos et la prospérité. De tous côtés, les
seigneurs, instruits sur ce qu'ils pouvaient redouter du peuple par la
Jacquerie, et de la prédominance croissante des habitants des cités, songèrent
à mettre leurs demeures en état de résister aux soulèvements
populaires, aux empiétements de la royauté et aux courses périodiques
des ennemis du dehors. Déjà habitués au luxe, à une vie recherchée
cependant, les seigneurs qui élevèrent des châteaux, vers la fin du XIV<sup>e</sup> siècie,
modifièrent leurs anciennes résidences, en leur donnant une apparence
moins sévère, se plurent à y introduire de la sculpture, à rendre les
bâtiments d'habitation plus étendus et plus commodes, à les entourer de
jardins et de vergers, en modifiant le système défensif de manière à
pouvoir résister plus efficacement à l'agression extérieure avec des garnisons
moins nombreuses mais plus aguerries. Sous ce rapport, les châteaux
de la fin du XIV<sup>e</sup> siècle sont fort remarquables, et les crises par lesquelles
la féodalité avait dû passer lui avaient fait faire de notables progrès dans
l'art de fortifier ses demeures. Ce ne sont plus, comme au XII<sup>e</sup> siècle, des
enceintes étendues assez basses, flanquées de quelques tours étroites,
isolées, protégées par un donjon et ne contenant que des bâtiments de
peu de valeur, mais de nobles et spacieux corps de logis adossés à des
courtines très-élevées, bien flanqués par des tours rapprochées et formidables,
réunies par des chemins de ronde couverts, munis également dans
tout leur pourtour de bonnes défenses. Le donjon se fond dans le château;
il n'est plus qu'un corps de logis dominant les autres, dont les œuvres
sont plus épaisses et mieux protégées; le château tout entier devient
comme un vaste donjon bâti avec un grand soin dans tous ses détails.
Déjà le système de défense isolée perd de son importance; le seigneur
paraît se moins défier de sa garnison, car il s'efforce de la réduire autant
que possible et de gagner, par les dispositions défensives d'ensemble, ce
qu'il perd en hommes. La nécessité faisait loi; après les effroyables
désordres qui ensanglantèrent la France, et particulièrement les provinces
voisines de l'Île de France, vers le milieu du XIV<sup>e</sup> siècle, après que la
Jacquerie eut été étouffée, les campagnes, les villages et même les petits
bourgs s'étaient dépeuplés; les habitants s'étaient réfugiés dans les villes
et bourgades fermées. Lorsque le calme fut rétabli, les seigneurs revenant
de courses ou des prisons d'Angleterre trouvèrent leurs terres
abandonnées, partant leurs revenus réduits à rien. Les villes affranchissaient
les paysans, qui s'étaient réfugiés derrière leurs murailles, de la
servitude de main-morte, des corvées et vexations de toutes natures auxquelles
ils étaient soumis sur les terres seigneuriales. Les barons furent
obligés, pour repeupler leurs domaines, de faire des concessions, c'est-à-dire
d'offrir à leurs sujets émigrés ainsi qu'à ceux qui menaçaient d'abandonner
leurs domaines les avantages qu'ils trouvaient dans les villes. C'est
ainsi qu'Enguerrand VII, sire de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]], en rentrant en France après avoir
été envoyé en Angleterre comme otage de la rançon du roi Jean, se vit
contraint d'accorder à vingt-deux des bourgs et villages qui relevaient de
son château une charte collective d'affranchissement. Cette charte, dont
le texte nous est conservé, explique clairement les motifs qui l'avaient
fait octroyer; en voici quelques passages: «...Lesquelles personnes
(nos hommes et femmes de main-morte et de fourmariaige<span id="note112"></span>[[#footnote112|<sup>112</sup>]]) en allant
demourer hors de nostre dicte terre, en certains lieux, se affranchissent
sanz notre congié et puet afranchir toutes fois que il leur plaist; et
pour haine d'icelle servitude plusieurs personnes délaissent à demourer
en nostre dicte terre, et par ce est et demoure icelle terre en grant
partie non cultivée, non labourée et en riez (en friche), pourquoy nostre
dicte terre en est grandement moins valable; et pour icelle servitude
détruire et mettre au néant, ont ou temps passé nos devanciers seigneurs
de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]], et par espécial nostre très-chéer et amé père, dont
Diex ait l'âme, esté requis de par les habitans pour le temps en ladicte
terre, en offrant par iceulz certaine revenue perpétuelle... Et depuis
que nous fûmes venus en aaige et que nous avons joy pleinement de
nostre dicte terre, les habitanz de nos villes de nostre dicte terre sont
venuz par plusieurs foiz devers nous, en nous requérant que ladicte
coustume et usaige voulsissions destruire et mettre au néant, et (de)
nostre dicte terre et villes, tous les habitans présens et advenir demourans
en icelles, afranchir desdites servitudes et aultres personnelles
quelzconques à tous jours perpétuelment, en nous offrant de chacune
ville ou pour la plus grande partie desdictes villes, certaine rente et
revenue d'argent perpétuelle pour nous, nos successeurs, etc...
Nous franchissons du tout, de toutes mortes mains et fourmariaige et
leur donnons pleine et entière franchise et à chascun d'eux perpétuelment
et à touz jours tant pour estre clerc comme pour avoir tous aultres
estats de franchise; sans retenir à nous servitude ne puissance de
acquérir servitude aulcune sur eulx... Toutes lesquelles choses dessus
dictes nous avons fait et faisons, se il plaist au roy nostre sire, auquel
seigneur nous supplions en tant que nous povons que pour accroistre et
profiter le fief que nous tenons de luy, comme dessus est dict, il veille
confirmer, loer et aprouver les choses dessus dictes... L'an
MCCCLXVIII au mois d'aoust...» Le roi confirma cette charte au mois
de novembre suivant<span id="note113"></span>[[#footnote113|<sup>113</sup>]].
 
La nécessité seule pouvait obliger les seigneurs féodaux à octroyer de
ces chartes d'affranchissement, qui leur assuraient à la vérité des revenus
fixes (car les sujets des bourgs, villes et villages, ne les obtenaient qu'en
payant au seigneur une rente annuelle), mais qui leur enlevaient des
droits dont ils abusaient souvent, mettaient à néant des ressources de
toutes natures que, dans l'état de féodalité pure, les barons savaient
trouver au milieu des populations qui vivaient sur leurs domaines. Une
fois les revenus des seigneurs limités, établis par des chartes confirmées
par le roi, il fallait songer à limiter les dépenses, à diminuer ces garnisons
dispendieuses, à prendre un train en rapport avec l'étendue des rentes
fixes, et dont les sujets n'étaient pas disposés à augmenter la quotité. D'un
autre côté, le goût du luxe, des habitations plaisantes, augmentait chez
les barons, ainsi que le besoin d'imposer aux populations par un état de
défense respectable, car l'audace de sujets auxquels on est contraint de
faire des concessions s'accroît en raison de l'étendue même de ces concessions.
 
Plus la nation tendait vers l'unité du pouvoir, plus la féodalité, opposée
à ce principe par son organisation même, cherchait, dans ses châteaux,
à former comme une société isolée, en opposition permanente contre tout
acte émané soit du roi et de ses parlements, soit du sentiment populaire.
Ne pouvant arrêter le courant qui s'était établi depuis saint Louis et ne
voulant pas le suivre, les seigneurs cherchaient du moins à lui faire
obstacle par tous les moyens en leur puissance. Sous des princes dont la
main était ferme et les actes dictés par une extrême prudence, cette
conspiration permanente de la féodalité contre l'unité, l'ordre et la discipline
dans l'État, n'était pas dangereuse, et ne se trahissait que par de
sourdes menées bientôt étouffées; mais si le pouvoir royal tombait en des
mains débiles, la féodalité retrouvait, avec ses prétentions et son arrogance,
ses instincts de désorganisation, son égoïsme, son mépris pour la discipline,
ses rivalités funestes à la chose publique. Brave isolément, la
féodalité agissait ainsi devant l'ennemi du pays, en bataille rangée, comme
si elle eût été lâche ou traître, sacrifiant souvent à son orgueil les intérêts
les plus sacrés de la nation. Vaincue par sa faute en rase campagne, elle
se réfugiait dans ses châteaux, en élevait de nouveaux, ne se souciant ni
de l'honneur du pays, ni de l'indépendance du souverain, ni des maux de
la nation, mais agissant suivant son intérêt personnel ou sa fantaisie. Ce
tableau de la féodalité sous le règne du malheureux Charles VI n'est pas
assombri à dessein, il n'est que la fidèle image de cette triste époque.
 
«Et quant les vaillans entrepreneurs (chefs militaires), dit Alain Chartier<span id="note114"></span>[[#footnote114|<sup>114</sup>]],
dont mercy Dieu encores en a en ce royaulme de bien esprouvez,
mettent peine de tirer sur champs les nobles pour aucun bienfaire, ils
delaient si longuement à partir bien enuis, et s'avancent si tost de
retourner voulentiers, que à peine se puet riens bien commencer; mais
à plus grant peine entretenir ne parfaire. Encores y a pis que ceste
négligence. Car avec la petite voulenté de plusieurs se treuve souvent
une si grant arrogance que ceulx qui ne sçauroient riens conduire par
eux, ne vouldroyent armes porter soubz autruy; et tiennent à deshonneur
estre subgects à celuy soubz qui leur puet venir la renommée
d'honneur, que par eulx ils ne vouldroyent de acquerir. 0 arrogance
aveugle de folie, et petite congnoissance de vertus! 0 très-périlleuse
erreur en faits d'armes et de batailles! Par ta malediction sont desconfites
et desordonnées les puissances, et les armes desjoinctes et divisées;
quant chascun veult croire son sens, et suyvre son opinion. Et pour soy
cuyder equiparer aux meilleurs, font souvent telles faultes, dont ilz
sont deprimez soubz tous les moindres... En mémoire me vient, que
j'ai souvent à plusieurs ouy dire: «Je n'iroye pour riens soubz le panon
de tel. Car mon père ne fu onques soubz le sien.» Et ceste parolle n'est
pas assez pesée, avant que dicte. Car les lignaiges ne font pas les chiefz
de guerre, mais ceulx à qui Dieu, leurs sens, ou leurs vaillances, et
l'auctorité du Prince en donnent la grâce, doivent estre pour telz obeitz:
laquelle obéissance n'est mie rendue à personne, mais à l'office et à
l'ordre d'armes (grade) et discipline de chevalerie, que chascun noble
doit preferer à tout aultre honneur...»
 
Cette noblesse indisciplinée qui n'avait guère conservé de l'ancienne
féodalité que son orgueil, qui fuyait en partie à la journée d'Azincourt,
corrompue, habituée au luxe, aimait mieux se renfermer dans de bonnes
forteresses, élégamment bâties et meublées; que de tenir la campagne:
</div>
<center>
«Les bons anciens batailleurs,<br>
</center>
<div class="text">
<br>
dit encore Alain Chartier dans ses vers pleins d'énergie et de droiture de
cœur<span id="note115"></span>[[#footnote115|<sup>115</sup>]],
</div>
<center>
«Furent-ilz mignotz, sommeilleurs,<br>
Diffameurs, desloyaulx, pilleurs?<br>
Certes nenny.<br>
Ilz estoient bons, et tous uny.<br>
Pourquoy est le monde honny,<br>
Et sera encores comme ny<br>
A secouru.<br>
Car honneur a bien peu couru,<br>
Et n'y a on point recouru.<br>
Puisque le bon Bertran (Duguesclin) mouru.<br>
On a gueuchié<br>
Aux coups, et de costé penchié.<br>
Prouffit a honneur devanchié.<br>
On n'a point les bons avanchié.<br>
Mais mignotise,<br>
Flaterie, oultrage, faintise,<br>
Vilain cueur paré de cointise,<br>
Ont régné avec convoitise,<br>
Qui a tiré;<br>
Dont tout a été deciré,<br>
Et le bien publique empiré.<br>
...»<br>
</center>
<div class="text">
 
Alors, les romans de chevalerie étaient fort en vogue; on aimait les
fêtes, les tournois, les revues; chaque petit seigneur, sous cette monarchie
en ruine, regrettant les concessions faites, songeait à se rendre important,
à reconquérir tout le terrain perdu pendant deux siècles, non par des
services rendus à l'État, mais en prêtant son bras au plus offrant, en
partageant les débris du pouvoir royal, en opprimant le peuple, en pillant
les villages et les campagnes, et, pour s'assurer l'impunité, les barons
couvraient le sol de châteaux mieux défendus que jamais. Les mœurs de la
noblesse offraient alors un singulier mélange de raffinements chevaleresques
et de brigandage, de courtoisie et de marchés honteux. Au delà d'un
certain point d'honneur et d'une galanterie romanesque, elle se croyait
tout permis envers l'État, qui n'existait pas à ses yeux, et le peuple qu'elle
affectait de mépriser d'autant plus qu'elle avait été forcée déjà de compter
avec lui. Aussi est-ce à dater de ce moment que la haine populaire contre
la féodalité acquit cette énergie active qui, transmise de générations en
générations, éclata d'une manière si terrible à la fin du siècle dernier.
Haine trop justifiée, il faut le dire! Mais ces derniers temps de la féodalité
chevaleresque et corrompue, égoïste et raffinée, doivent-ils nous empêcher
de reconnaître les immenses services qu'avait rendus la noblesse féodale
pendant les siècles précédents?... La féodalité fut la trempe de l'esprit
national en France; et cette trempe est bonne. Aujourd'hui que les
châteaux seigneuriaux sont détruits pour toujours, nous pouvons être
justes envers leurs anciens possesseurs; nous n'avons pas à examiner leurs
intentions, mais les effets, résultats de leur puissance.
 
Au XI<sup>e</sup> siècle, les monastères attirent tout à eux, non-seulement les
âmes délicates froissées par l'effrayant désordre qui existait partout, les
esprits attristés par le tableau d'une société barbare où rien n'était assuré,
où la force brutale faisait loi, mais aussi les grands caractères qui prévoyaient
une dissolution générale si on ne parvenait pas à établir, au
milieu de ce chaos, des principes d'obéissance et d'autorité absolue,
appuyés sur la seule puissance supérieure qui ne fût pas contestée, celle
de Dieu (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1, Architecture monastique|Architecture Monastique]]). Bientôt, en effet, les monastères,
qui renfermaient l'élite des populations, furent non-seulement un modèle
de gouvernement, le seul, mais étendirent leur influence en dehors des
cloîtres et participèrent à toutes les grandes affaires religieuses et politiques
de l'Occident. Mais, par suite de son institution même, l'esprit
monastique pouvait maintenir, régenter, opposer une digue puissante au
désordre; il ne pouvait constituer la vie d'une nation, sa durée eût enfermé
la civilisation dans un cercle infranchissable. Chaque ordre religieux était
un centre dont on ne s'écartait que pour retomber dans la barbarie.
 
À la fin du XII<sup>e</sup> siècle, l'esprit monastique était déjà sur son déclin; il
avait rempli sa tâche. Alors l'élément laïque s'était développé dans les
villes populeuses; les évêques et les rois lui offrirent, à leur tour, un point
de ralliement en bâtissant les grandes cathédrales (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2, Cathédrale|Cathédrale]]). Autre
danger; il y avait à craindre que la puissance royale, secondée par les
évêques, ne soumît cette société à un gouvernement théocratique, immobile
comme les anciens gouvernements de l'Égypte. C'est alors que la
féodalité prend un rôle politique, peut-être à son insu, mais qu'il n'est
pas moins important de reconnaître. Elle se jette entre la royauté et
l'influence cléricale, empêchant ces deux pouvoirs de se confondre en un
seul, mettant le poids de ses armes tantôt dans l'un des plateaux de la
balance, tantôt dans l'autre. Elle opprime le peuple, mais elle le force de
vivre; elle le réveille, elle le frappe ou le seconde, mais l'oblige ainsi à se
reconnaître, à se réunir, à défendre ses droits, à les discuter, à en appeler
même à la force; en lui donnant l'habitude de recourir aux tribunaux
royaux, elle jette le tiers-état dans l'étude de la jurisprudence; par ses
excès mêmes, elle provoque l'indignation de l'opprimé contre l'oppresseur.
L'envie que causent ses priviléges devient un stimulant énergique, un
ferment de haine salutaire, car il empêche les classes inférieures d'oublier
un instant leur position précaire, et les force à tenter chaque jour de
s'en affranchir. Mieux encore, par ses luttes et ses défiances, la féodalité
entretient et aiguise l'esprit militaire dans le pays, car elle ne connaît que
la puissance des armes; elle enseigne aux populations urbaines l'art de la
fortification; elle les oblige à se garder; elle conserve d'ailleurs certains
principes d'honneur chevaleresque que rien ne peut effacer, qui relevèrent
l'aristocratie pendant les XVI<sup>e</sup> et XVII<sup>e</sup> siècles, et qui pénétrèrent peu à peu
jusque dans les plus basses classes de la société.
 
Il en est de l'éducation des peuples comme de celle des individus, qui,
lorsqu'ils sont doués d'un tempérament robuste, apprennent mieux la vie
sous des régents fantasques, durs et injustes même, que sous la main
indulgente et paternelle de la famille. Sous le règne de Charles VI, la
féodalité défendant mal le pays, le trahissant même, se fortifiant mieux
que jamais dans les domaines, n'ayant d'autres vues que la satisfaction de
son ambition personnelle, dévastant les campagnes et les villes sous le
prétexte de nuire à tel ou tel parti, met les armes dans les mains du
peuple, et Charles VII trouve des armées.
 
Si les provinces françaises avaient passé de l'influence monastique sous
un régime monarchique absolu, elles eussent eu certainement une jeunesse
plus heureuse et tranquille; leur agglomération sous ce dernier pouvoir
eût pu se faire sans secousses violentes, mais auraient-elles éprouvé ce
besoin ardent d'union, d'unité nationale qui fait notre force aujourd'hui
et qui tend tous les jours à s'accroître? C'est douteux. La féodalité avait
d'ailleurs un avantage immense chez un peuple qui se développait: elle
entretenait le sentiment de la responsabilité personnelle, que le pouvoir
monarchique absolu tend au contraire à éteindre; elle habituait chaque
individu à la lutte; c'était un régime dur, oppressif, vexatoire, mais sain.
Il secondait le pouvoir royal en forçant les populations à s'unir contre les
châtelains divisés, à former un corps de nation.
 
Parmi les lois féodales qui nous paraissent barbares, il en était beaucoup
de bonnes et dont nous devons, à nos dépens, reconnaître la sagesse,
aujourd'hui que nous les avons détruites. L'inaliénabilité des domaines,
les droits de chasse et de pêche entre autres, n'étaient pas seulement
avantageux aux seigneurs, ils conservaient de vastes forêts, des étangs
nombreux dont le défrichement et l'assèchement deviennent la cause de
désastres incalculables pour le territoire, en nous envoyant ces inondations
et ces sécheresses périodiques qui commencent à émouvoir les esprits
disposés à trouver que tout est pour le mieux dans notre organisation
territoriale actuelle. À cet égard, il est bon d'examiner d'un œil non
prévenu ces lois remplies de détails minutieux sur la conservation des
domaines féodaux. Ces lois sont dictées généralement par la prudence,
par le besoin d'empêcher la dilapidation des richesses du sol. Si aujourd'hui,
malgré tous les soins des gouvernements armés de lois protectrices,
sous une administration pénétrant partout, il est difficile d'empêcher les
abus de la division de la propriété, dans quels désordres la culture des
campagnes ne serait-elle pas tombée au moyen âge, si la féodalité n'eût
pas été intéressée à maintenir ses priviléges de possesseurs de terres,
priviléges attaqués avec plus de passion que de réflexion, par un sentiment
d'envie plutôt que par l'amour du bien général. Si ces priviléges sont
anéantis pour jamais; s'ils sont contraires au sentiment national, ce que
nous reconnaissons; s'ils ne peuvent trouver place dans notre civilisation
moderne, constatons du moins ceci: c'est qu'ils n'étaient pas seulement
profitables aux grands propriétaires du sol, mais au sol lui-même, c'est-à-dire
au pays. Laissons donc de côté les discours banals des détracteurs
attardés de la féodalité renversée, qui ne voient, dans chaque seigneur
féodal, qu'un petit tyran tout occupé à creuser des cachots et des oubliettes;
ceux de ses amis qui nous veulent représenter ces barons comme des
chevaliers défenseurs de l'opprimé et protecteurs de leurs vassaux,
couronnant des rosières, et toujours prêts à monter à cheval pour Dieu et
le roi; mais prenons la féodalité pour ce qu'elle fut en France, un stimulant
énergique, un de ces éléments providentiels qui concoururent
(aveuglément, peu importe) à la grandeur de notre pays; respectons les
débris de ses demeures, car c'est peut-être à elles que nous devons d'être
devenus en Occident la nation la plus unie, celle dont le bras et l'intelligence
ont pesé et pèseront longtemps sur les destinées de l'Europe.
 
Examinons maintenant cette dernière phase, brillante encore, de la
demeure féodale, celle qui commence avec le règne de Charles VI.
 
La situation politique du seigneur s'était modifiée; il ne pouvait plus
compter, comme dans les beaux temps de la féodalité, sur le service de
ses hommes des villages et campagnes (ceux-ci ayant manifesté leur haine
profonde pour le système féodal); il savait que leur concours forcé eût été
plus dangereux qu'utile; c'était donc à leurs vassaux directs, aux chevaliers
qui tenaient des fiefs dépendant de la seigneurie et à des hommes
faisant métier des armes qu'il fallait se fier, c'est-à-dire à tous ceux qui
étaient mus par les mêmes intérêts et les mêmes goûts; c'est pourquoi le
château de la fin du XIV<sup>e</sup> siècle prend, plus encore qu'avant cette époque,
l'aspect d'une forteresse, bien que la puissance féodale ait perdu la plus
belle part de son prestige. Le château du commencement du XV<sup>e</sup> siècle
proteste contre les tendances populaires de son temps, il s'isole et se
ferme plus que jamais; les défenses deviennent plus savantes parce qu'elles
ne sont garnies que d'hommes de guerre. Il n'est plus une protection
pour le pays, mais un refuge pour une classe privilégiée qui se sent
attaquée de toutes parts, et qui fait un suprême effort pour ressaisir la
puissance.
 
Au XII<sup>e</sup> siècle, le château de Pierrefonds, ou plutôt de Pierre-fonts,
était déjà un poste militaire d'une grande importance, possédé par un
comte de Soissons, nommé Conon. Il avait été, à la mort de ce seigneur
qui ne laissait pas d'héritiers, acquis par Philippe-Auguste, et ce prince
avait confié l'administration des terres à un bailli et un prévôt, abandonnant
la jouissance des bâtiments seigneuriaux aux religieux de
Saint-Sulpice.
Par suite de cette acquisition, les <i>hommes coutumiers</i> du bourg
avaient obtenu du roi une «charte de commune qui proscrivoit l'exercice
des droits de servitude, de main-morte et de formariage et en
reconnaissance de cette immunité, les bourgeois de Pierrefonds devaient
fournir au roi soixante sergents, avec une voiture attelée de quatre
chevaux<span id="note116"></span>[[#footnote116|<sup>116</sup>]].» Par suite de ce démembrement de l'ancien domaine, le
château n'était guère plus qu'une habitation rurale; mais sous le règne
de Charles VI, Louis d'Orléans, premier duc de Valois, jugea bon d'augmenter
ses places de sûreté, et se mit en devoir, en 1390, de faire
reconstruire le château de Pierrefonds sur un point plus fort et mieux
choisi, c'est-à-dire à l'extrémité du promontoire qui domine une des plus
riches vallées des environs de Compiègne, en profitant des escarpements
naturels pour protéger les défenses sur trois côtés, tandis que l'ancien
château était assis sur le plateau même, à cinq cents mètres environ de
l'escarpement. La bonne assiette du lieu n'était pas la seule raison qui dût
déterminer le choix du duc d'Orléans. Si l'on jette les yeux sur la carte
des environs de Compiègne, on voit que la forêt du même nom est environnée
de tous côtés par des cours d'eau, qui sont: l'Oise, l'Aisne et les
deux petites rivières de Vandi et d'Automne. Pierrefonds, appuyé à la
forêt vers le nord, se trouvait ainsi commander un magnifique domaine
facile à garder sur tous les points, ayant à sa porte une des plus belles
forêts des environs de Paris. C'était donc un lieu admirable, pouvant servir
de refuge et offrir les plaisirs de la chasse au châtelain. La cour de
Charles VI était très-adonnée au luxe, et parmi les grands vassaux de ce
prince, Louis d'Orléans était un des seigneurs les plus magnifiques,
aimant les arts, instruit, ce qui ne l'empêchait pas d'être plein d'ambition
et d'amour du pouvoir; aussi voulut-il que son nouveau château fut, à la
fois, une des plus somptueuses résidences de cette époque et une forteresse
construite de manière à défier toutes les attaques. Monstrelet en parle
comme d'une place de premier ordre et un lieu admirable.
 
Pendant sa construction, le château de Pierrefonds, défendu par Bosquiaux,
capitaine du parti des Armagnacs, fut attaqué par le comte de
Saint-Pol, envoyé par Charles VI pour réduire les places occupées par son
frère; Bosquiaux, plutôt que de risquer de laisser assiéger ce beau château
encore inachevé, sur l'avis du duc d'Orléans, rendit la place, qui, plus
tard, lui fut restituée. Le comte de Saint-Pol ne la quitta toutefois qu'en
y mettant le feu. Louis d'Orléans répara le dommage et acheva son œuvre.
En 1420, le château de Pierrefonds, dont la garnison était dépourvue de
vivres et de munitions, ouvrit ses portes aux Anglais. Charles d'Orléans et
Louis XII complétèrent cette résidence; toutefois il est à croire que ces
derniers travaux ne consistaient guère qu'en ouvrages intérieurs, car la
masse encore imposante des constructions appartient aux commencements
du XV<sup>e</sup> siècle.
 
Le château de Pierrefonds, dont nous donnons le plan (24), au niveau
du rez-de-chaussée de la cour<span id="note117"></span>[[#footnote117|<sup>117</sup>]], est à la fois une forteresse de premier
ordre et une résidence renfermant tous les services destinés à pourvoir à
l'existence d'un grand seigneur et d'une nombreuse réunion de chevaliers.
Séparée du plateau à l'extrémité duquel il est assis par un fossé A creusé
à main d'homme dans le roc, son entrée principale G est précédée d'une
vaste basse-cour C, autour de laquelle s'élevaient les écuries, étables et
logements des serviteurs. On voit encore en C' l'abreuvoir circulaire
destinée au bétail et aux chevaux. La porte d'entrée de la basse-cour était
percée dans le mur de clôture de l'est. Les trois côtés nord, ouest et est
du château dominent des escarpements très-prononcés au bas desquels
s'étend le bourg de Pierrefonds. Pour pénétrer dans le château, il fallait
franchir une porte ouverte à l'extrémité du mur des lices vers le point D,
suivre sous les remparts les terrasses E E' E", entrer par la porte orientale
de la basse-cour vers F, traverser diagonalement cette basse-cour, et se
présenter devant l'entrée G percée d'une porte charretière et d'une
poterne en équerre s'ouvrant de flanc. Cette première défense franchie
sous l'énorme tour I du donjon qui la commande perpendiculairement, on
se trouvait sur un pont de bois soutenu par deux piles isolées, et on arrivait
aux ponts-levis H et K de la porte et de la poterne. Outre les
ponts-levis,
le couloir d'entrée L était muni de deux portes et d'une herse tombant en
arrière de la petite porte du corps de garde M. Ce corps de garde occupait
le rez-de-chaussée d'une haute tour de guet carrée, munie de son petit
escalier particulier et de ses latrines N à tous les étages. Par
elle-même,
cette entrée est bien défendue, et la porte charretière de la défense extérieure étant ouverte, il était impossible à des gens placés dans la basse-cour
de voir ce qui se passait dans la cour intérieure du château. Mais ce
qui vient surtout rendre cette entrée difficile à forcer, c'est la grosse tour
I du donjon dont les murs, d'une épaisseur considérable (4<sup>m</sup>,60), ne sont,
à rez-de-chaussée, percés d'aucune ouverture et dont les machicoulis
supérieurs devaient permettre d'écraser les assaillants qui se seraient
emparés soit du pont, soit du fossé. La tour I se relie au donjon proprement
dit, de forme carrée, divisé en plusieurs salles, et qui, par sa
position, commande au loin les deux seuls points accessibles du château,
c'est-à-dire ses faces sud et sud-est. Mais la construction de ce donjon
mérite que nous l'étudiions avec soin, d'autant mieux qu'il diffère de ceux
des XII<sup>e</sup> et XIII<sup>e</sup> siècles.
</div>
[[Image:Plan.chateau.Pierrefonds.png|center]]
<div class="text">
À Pierrefonds, le donjon est non-seulement le point principal de la
défense, c'est encore l'habitation seigneuriale, construite avec recherche,
et contenant un grand nombre de services propres à rendre ses appartements
agréables. Il se compose d'un étage de caves, d'un rez-de-chaussée
voûté dont nous donnons le plan, qui ne pouvait servir que de magasins,
de dépôts de provisions, et de trois étages de salles munies de cheminées.
À chaque étage, la distribution était pareille à celle du rez-de-chaussée;
mais les salles, séparées par des planchers, ne possédaient plus les
colonnes que nous voyons sur notre plan. De la salle principale des étages
supérieurs, à laquelle on arrivait par le grand escalier P, on communiquait
à la tour carrée O par un passage pratiqué dans l'angle de jonction, et ces
salles principales étaient éclairées chacune par deux larges et hautes fenêtres
percées dans le mur oriental de chaque côté des cheminées. Ce donjon
était couvert par deux combles avec chéneau intermédiaire sur le mur de
refend qui le coupe de l'est à l'ouest. Deux pignons à l'est et deux
pignons à l'ouest fermaient ces deux combles. Entre le donjon et la tour
sud-est étaient de grandes latrines J auxquelles on arrivait par un passage
détourné; entre ces latrines et la petite salle sud-est du donjon est un
retrait prenant jour sur la cour Q. De cette même salle sud-est, au niveau
des caves, on communiquait à une petite poterne R donnant sur le fossé
et à l'escalier de la tour d'angle. Un gros contrefort S, à l'angle du
donjon, sur la cour principale, était probablement terminé par une
échauguette, sorte de petit redan qui commandait le couloir de l'entrée
L. Le grand escalier P était précédé, du côté le plus en vue, sur la cour,
par un large perron et une loge ou portique qui permettaient au seigneur
et à ses principaux officiers de réunir la garnison dans la cour et de lui
donner des ordres d'un point élevé<span id="note118"></span>[[#footnote118|<sup>118</sup>]]. La disposition de ce perron dut
être modifiée; nous avons lieu de croire qu'il n'était dans l'origine qu'une
terrasse avec un petit escalier posé sur le côté. Une annexe importante
du donjon de Pierrefonds, c'est la tour carrée O. Posée à l'angle nord-est,
elle est flanquée de contreforts portant à leur sommet des échauguettes,
qui permettaient de voir ce qui se passait dans la campagne par-dessus la
courtine T, la seule qui ne soit pas doublée par des bâtiments, car l'espace
Q est une cour. En V, la courtine T est percée d'une large poterne munie
de vantaux et d'un pont-levis; le seuil de cette poterne est placé à huit
mètres au-dessus de la base extérieure de la muraille. À partir de cette
base, l'escarpement du plateau étant assez abrupt, il n'est guère possible
d'admettre qu'un pont à niveau donnait accès à la poterne; quoique en
face, à cinquante mètres environ du rempart, il existe un mamelon qui
paraît élevé en partie à main d'homme et qui semble avoir été surmonté
d'un châtelet. Nous serions disposés à croire que la poterne V était
munie d'une de ces trémies assez fréquemment employées dans les
châteaux pour faire entrer, au moyen d'un treuil, les approvisionnements
de toute nature, sans être obligé d'admettre des personnes étrangères à la
garnison dans l'enceinte intérieure; dans ce cas, le châtelet, placé sur le
mamelon en dehors, aurait été destiné à masquer et à protéger l'introduction
des approvisionnements. Comme surcroît de précaution, le
contrefort nord-est de la tour O, relié à la chapelle Y, est percé d'une
porte garnie de vantaux et d'une herse. Si donc il était nécessaire
d'admettre des étrangers dans la cour Q pour l'approvisionnement du
château, ceux-ci ne pouvaient pénétrer dans la cour intérieure, ni même
voir ce qui s'y passait. Nous verrons tout à l'heure quelle était l'utilité
double de cette porte X. La tour carrée O possède cinq étages au-dessus
du rez-de-chaussée, se démanchant avec les planchers du donjon et ne
communiquant, comme nous l'avons dit, avec ceux-ci que par des
passages détournés et des bouts de rampes. C'était un ouvrage qui, au
besoin, pouvait s'isoler, commandait les dehors par son élévation, donnait
des signaux aux défenses supérieures de la grosse tour I et en pouvait
recevoir. Les deux entrées principales du château G et V étaient ainsi
fortement protégées par des ouvrages très-élevés et puissants, et les deux
angles sud-ouest et nord-est du donjon, bien appuyés, bien flanqués,
couvraient sa masse. Quant à l'angle sud-est, le plus exposé, il était
devancé par une tour très-haute Z possédant une guette et cinq étages de
défenses. Ce n'était pas par sa propre construction que le donjon de
Pierrefonds, l'habitation seigneuriale, se défendait, mais par les appendices
considérables dont il était entouré.
 
Les autres parties du château de Pierrefonds ne sont pas moins intéressantes
à observer. La grand'salle était en <i>a</i>, couverte par une charpente
avec entraits apparents, suivant l'usage. Une large cheminée la chauffait.
La grand'salle était en communication avec une seconde salle <i>b</i>, d'où l'on
parvenait à la tour du coin <i>c</i>. La construction de cette tour est fort singulière,
et nous pensons qu'on peut la regarder comme destinée aux
oubliettes. Il n'est pas un château dans lequel les <i>Guides</i> ne vous fassent
voir des oubliettes, et généralement ce sont les latrines qui sont accusées
d'avoir englouti des victimes humaines sacrifiées à la vengeance des
châtelains féodaux; mais, cette fois, il nous parait difficile de ne pas voir
de véritables oubliettes dans la construction de la tour sud-ouest du château
de Pierrefonds. Au-dessus du rez-de-chaussée est un étage voûté en arcs
ogives, et au-dessous de cet étage une cave d'une profondeur de 7 mètres,
voûtée en calotte elliptique. On ne peut descendre dans cette cave que par
un œil percé à la partie supérieure de la voûte, c'est-à-dire au moyen
d'une échelle ou d'une corde à nœuds; au centre de l'aire de cette cave
circulaire est creusé un puits, qui nous a paru avoir huit mètres de
profondeur, bien qu'en partie comblé; puits dont l'ouverture de 1m,60
de diamètre correspond à l'œil pratiqué au centre de la voûte elliptique
de la cave. Cette cave, qui ne reçoit ni jour ni air de l'extérieur, est
accompagnée d'un siége d'aisance pratiqué dans l'épaisseur du mur. Elle
était donc destinée à recevoir un être humain, et le puits creusé au centre
de son aire était probablement une tombe toujours ouverte pour les
malheureux que l'on voulait faire disparaître à tout jamais<span id="note119"></span>[[#footnote119|<sup>119</sup>]] (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 6, Oubliettes|Oubliettes]]).
 
Ce qui viendrait appuyer encore notre opinion, c'est que la grand'salle <i>a</i>
servait, suivant l'usage, de tribunal (son parquet était placé en <i>a'</i>). Les
justiciables cités devant le tribunal du seigneur étaient introduits par le
corps de garde M dans la salle d'attente <i>b</i>, sans pouvoir entrer dans la
cour du château, puisque la herse du passage L est placée au delà de
l'entrée du corps de garde. C'était là, en effet, un point important, aucune
personne étrangère à la garnison ne devant, à cette époque, pénétrer dans
un château, à moins d'une permission spéciale. Après avoir subi la question
dans la tour <i>e</i> joignant la grand'salle, si les accusés étaient reconnus
coupables, ils étaient ramenés devant la tribune <i>a'</i> pour entendre prononcer
leur condamnation, et de là entraînés dans la tour du coin <i>c</i> pour
y être enfermés soit dans la salle du rez-de-chaussée, soit dans la cave,
soit enfin dans le cul de basse-fosse que nous venons de décrire, suivant
la rigueur de la peine qu'ils devaient subir. S'ils étaient reconnus innocents,
ils sortaient par le corps de garde comme ils étaient entrés, sans
pouvoir donner les moindres détails sur les dispositions intérieures du
château, puisqu'ils n'avaient vu que le tribunal et ses annexes.
La grand'salle <i>a</i> et cette annexe <i>b</i> occupaient toute la hauteur du
bâtiment en aile. La tour <i>e</i> était munie de cinq étages de défenses, flanquait
la courtine et commandait le dehors des lices.
 
La garnison logeait dans l'aile du nord, et au rez-de-chaussée les
cuisines étaient très-probablement disposées en <i>l</i>. Un grand escalier à
vis <i>f</i> montait aux deux étages de cette aile au-dessus du rez-de-chaussée.
La tour <i>g</i> contient de grandes latrines à tous les étages, ce qui indique
sur ce point un nombreux personnel. Ces latrines sont ingénieusement
disposées pour éviter l'odeur. Elles ont à l'étage inférieur une large fosse
avec conduit latéral pour l'extraction des matières, et tuyau de ventilation<span id="note120"></span>[[#footnote120|<sup>120</sup>]].
Un poste était établi dans les salles <i>h</i>. Les deux tours UU', les
mieux conservées de tout le château, sont admirables comme construction
et dispositions défensives; tous leurs étages, sauf les caves, sont munis de
cheminées. Deux autres salles réservées à la garnison sont situées en <i>m</i>.
C'était par la salle <i>n</i> que l'on descendait aux vastes caves qui s'étendent
sous l'aile de l'ouest. Nous donnons en B le plan de l'étage inférieur de
l'aile du nord au niveau du sol des lices, qui se trouve à huit mètres en
contrebas du sol de la cour intérieure. En <i>p</i> est une petite poterne fermée
seulement par des vantaux. C'était par cette poterne que devaient sortir et
rentrer les rondes en cas de siége et avant la prise des lices. Pour se faire
ouvrir la porte, les rondes se faisaient reconnaître au moyen d'un porte-voix
pratiqué à la gauche de cette poterne, et qui, se divisant en deux
branches dans l'épaisseur du mur de refend, correspondait au poste du
rez-de-chaussée <i>h</i> et au premier étage. Il fallait ainsi que deux postes
séparés eussent reconnu la ronde pour faire ouvrir la poterne par des
hommes placés dans un entresol situé au-dessus de l'espace <i>q</i>, à mi-étage.
Mais ces hommes n'entendaient pas le mot de passe jeté par ceux du
dehors dans le porte-voix, et ne devaient aller ouvrir la poterne, en descendant
par un escalier de bois pratiqué en <i>u</i>, qu'après en avoir reçu avis
du poste supérieur. D'ailleurs, en cas de trahison, le poste voûté de
l'entresol, ne communiquant pas avec le rez-de-chaussée de la cour, n'eût
pas permis à l'ennemi de s'introduire dans le château, en admettant qu'il
fût parvenu à surprendre ce poste. Une fois la ronde entrée par la poterne
<i>p</i>, il était nécessaire qu'elle connût les distributions intérieures du
château; car, pour parvenir à la cour, il lui fallait suivre à gauche le
couloir <i>s</i>, se détourner sous l'aile de l'est, monter par le petit escalier à
vis <i>t</i>, passer sur un pont volant assez élevé au-dessus de la cour Q, et se
présenter devant la porte X fermée de vantaux et par une herse. Si une
troupe ennemie s'introduisait par la poterne <i>p</i>, trois couloirs se présentaient
à elle, dont deux, les couloirs r et k, sont des impasses; elle
risquait ainsi de s'égarer et de perdre un temps précieux.
 
Si les dispositions défensives du château de Pierrefonds n'ont pas la
grandeur majestueuse de celles du château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]], elles ne laissent pas
d'être combinées avec un art, un soin et une recherche dans les détails,
qui prouvent à quel degré de perfection étaient arrivées les constructions
des places fortes seigneuriales à la fin du XIV<sup>e</sup> siècle, et jusqu'à quel point
les châtelains à cette époque étaient en défiance des gens du dehors.
 
Les lices EE'E'' étaient autrefois munies de merlons détruits pour placer
du canon à une époque plus récente; elles dominent l'escarpement naturel
qui est de vingt mètres environ au-dessus du fond du vallon. Au sud de la
basse-cour, le plateau s'étend de plain-pied en s'élargissant et se relie à
une chaîne de collines en demi-lune présentant sa face concave vers la
forteresse. Cette situation était fâcheuse pour le château, du moment que
l'artillerie à feu devenait un moyen ordinaire d'attaque, car elle permettait
d'envelopper la face sud d'un demi-cercle de feux convergents. Aussi, dès
l'époque de Louis XII, deux forts en terre, dont on retrouve encore la
trace, avaient été élevés au point de jonction du plateau avec la chaîne de
collines. Entre ces forts et la basse-cour, de beaux jardins s'étendaient sur
le plateau, et ils étaient eux-mêmes entourés de murs de terrasses avec
parapets.
 
Nous avons vainement cherché les restes des aqueducs qui devaient
nécessairement amener de l'eau dans l'enceinte du château de Pierrefonds.
Nulle trace de puits dans cette enceinte, non plus que dans la
basse-cour. Les approvisionnements d'eau étaient donc obtenus au moyen
de conduites qui prenaient les sources que l'on rencontre sur les rampants
des collines se rattachant au plateau. Tout ce qui est nécessaire à la vie
journalière d'une nombreuse garnison et à sa défense est trop bien prévu
ici pour laisser douter du soin apporté par les constructeurs dans l'exécution
des aqueducs. Il serait intéressant de retrouver la trace de ces
conduits au moyen de fouilles dirigées avec intelligence.
 
Une vue cavalière du château de Pierrefonds, prise du côté des lices du
nord (25), fera saisir l'ensemble de ces dispositions, qui sont encore
aujourd'hui très-imposantes malgré l'état de ruine des constructions.
</div>
[[Image:Chateau.Pierrefonds.png|center]]
<div class="text">
Mais ce qui doit particulièrement attirer notre attention dans cette
magnifique résidence, c'est le système de défense nouvellement adopté à
cette époque. Chaque portion de courtine est défendue à sa partie supérieure
par deux étages de chemins de ronde, l'étage inférieur étant muni
de machicoulis, créneaux et meurtrières; l'étage supérieur, sous le comble,
de créneaux et meurtrières seulement (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1, Architecture militaire|Architecture Militaire]], fig. 37).
Les sommets des tours possèdent trois, quatre et cinq étages de défenses,
un chemin de ronde avec machicoulis et créneaux au niveau de l'étage
supérieur des courtines, un ou deux étages de créneaux avec meurtrières
intermédiaires et un parapet crénelé autour des combles. Si l'on s'en
rapporte à une vignette assez ancienne (XVI<sup>e</sup> siècle), la tour <i>e</i>, bâtie au
milieu de la courtine de l'ouest, vers la ville, possédait cinq étages de
défenses, ainsi que celles du coin Z et du donjon I. Une guette très-élevée
surmontait celle du coin. Malgré la multiplicité de ces défenses, elles
pouvaient être garnies d'un nombre de défenseurs relativement restreint,
car elles sont disposées avec ordre, les communications sont faciles, les
courtines sont bien flanquées par des tours saillantes et rapprochées, les
rondes peuvent se faire de plain-pied tout autour du château à la partie
supérieure sans être obligé de descendre des tours sur les courtines et de
remonter de celles-ci dans les tours, ainsi que l'on était forcé de le faire
dans les châteaux des XII<sup>e</sup> et XIII<sup>e</sup> siècles. On remarquera qu'aucune meurtrière
n'est percée à la base des tours. Ce sont les crénelages des murs
extérieurs des lices qui seuls défendaient les approches. La garnison,
forcée dans cette première enceinte, se réfugiait dans le château, et, occupant
les étages supérieurs, bien couverts par de bons parapets, écrasait
les assaillants qui tentaient de s'approcher du pied des remparts.
 
Bertrand Du Guesclin avait attaqué quantité de châteaux bâtis pendant
les XII<sup>e</sup> et XIII<sup>e</sup> siècles, et profitant du côté faible des dispositions défensives
de ces places fortes, il faisait, le plus souvent, appliquer des échelles
le long des courtines basses des châteaux de cette époque, en ayant le soin
d'éloigner les défenseurs par une grèle de projectiles; il brusquait l'assaut
et prenait les places autant par échelades que par les moyens lents de la
mine et de la sape.
 
Nous avons indiqué, dans les notes sur la description du Louvre de
Guillaume de Lorris, comment la défense des anciens châteaux des XII<sup>e</sup> et
XIII<sup>e</sup> siècles exigeait un grand nombre de postes divisés, se défiant les uns
des autres et se gardant séparément. Ce mode de défense était bon contre
des troupes n'agissant pas avec ensemble, et procédant, après un investissement
préalable, par une succession de sièges partiels ou par surprise;
il était mauvais contre des armées disciplinées entraînées par un chef
habile qui, abandonnant les voies suivies jusqu'alors, faisait sur un point
un grand effort, enlevait les postes isolés sans leur laisser le temps de se
reconnaître et de se servir de tous les détours et obstacles accumulés dans
la construction des forteresses. Pour se bien défendre dans un château du
XIII<sup>e</sup> siècle, il fallait que la garnison n'oubliât pas un instant de profiter de
tous les détails infinis de la fortification. La moindre erreur ou négligence
rendait ces obstacles non-seulement inutiles, mais même nuisibles aux
défenseurs; et dans un assaut brusqué, dirigé avec énergie, une garnison
perdait ses moyens de résistance à cause même de la quantité d'obstacles
qui l'empêchaient de se porter en masses sur un point attaqué. Les
défenseurs, obligés de monter et de descendre sans cesse, d'ouvrir et de
fermer quantité de portes, de filer un à un dans de longs couloirs et des
passages étroits, trouvaient la place emportée avant d'avoir pu faire usage
de toutes leurs ressources. Cette expérience profita certainement aux
constructeurs de forteresses à la fin du XIV<sup>e</sup> siècle; ils élevèrent les courtines
pour se garantir des échelades, n'ouvrirent plus de meurtrières dans
les parties basses des ouvrages, mais les renforcèrent par des talus qui
avaient en outre l'avantage de faire ricocher les projectiles tombant des
machicoulis; ils mirent les chemins de ronde et courtines en communication
directe, afin de présenter, au sommet de la fortification, une ceinture
non-interrompue de défenseurs pouvant facilement se rassembler en
nombre vers le point attaqué et recevant les ordres avec rapidité; ils
munirent les machicoulis de parapets solides bien crénelés et couverts,
pour garantir les hommes contre les projectiles lancés du dehors. Les
chemins de ronde donnant dans les salles supérieures servant de logements
aux troupes (des bâtiments étant alors adossés aux courtines), les
soldats pouvaient à toute heure et en un instant occuper la crête des
remparts.
 
Le château de Pierrefonds remplit exactement ce nouveau programme.
Nous avons fait le calcul du nombre d'hommes nécessaire pour garnir
l'un des fronts de ce château. Ce nombre pouvait être réduit à soixante
hommes pour les grands fronts et à quarante pour les petits côtés. Or
pour attaquer deux fronts à la fois, il faudrait supposer une troupe très-nombreuse,
deux mille hommes au moins, tant pour faire les approches
que pour forcer les lices, s'établir sur les terre-plains E E'E'', faire
approcher les engins et les protéger. La défense avait donc une grande
supériorité sur l'attaque. Par les larges machicoulis des chemins de ronde
inférieurs, elle pouvait écraser les pionniers qui auraient voulu s'attacher
à la base des murailles. Pour que ces pionniers pussent commencer leur
travail, il eût fallu soit creuser des galeries de mines, soit établir des
passages couverts en bois; ces opérations exigeaient beaucoup de temps,
beaucoup de monde et un matériel de siége. Les tours et courtines sont
d'ailleurs renforcées à la base par un empattement qui double à peu près
l'épaisseur de leurs murs, et la construction est admirablement faite en
bonne maçonnerie, avec revêtement de pierre de taille dure. Les assaillants
se trouvaient, une fois dans les lices, sur un espace étroit, ayant
derrière eux un précipice et devant eux de hautes murailles couronnées
par plusieurs étages de défenses; ils ne pouvaient se développer, leur
grand nombre devenait un embarras; exposés aux projectiles de face et
d'écharpe, leur agglomération sur un point devait être une cause de
pertes sensibles; tandis que les assiégés, bien protégés par leurs chemins
de ronde couverts, dominant la base des remparts à une grande hauteur,
n'avaient rien à redouter et ne perdaient que peu de monde. Une garnison
de trois cents hommes pouvait tenir en échec un assiégeant dix fois plus
fort pendant plusieurs mois. Si, après s'être emparé des deux forts du
jardin et de la basse-cour de Pierrefonds, l'assiégeant voulait attaquer le
château par le côté de l'entrée, il lui fallait combler un fossé
très-profond
enfilé par la grosse tour I du donjon et par les deux tours de coin; sa
position était plus mauvaise encore, car soixante hommes suffisaient
largement sur ce point pour garnir les défenses supérieures; et, pendant
l'attaque, une troupe, faisant une sortie par la poterne <i>p</i>, allait prendre
l'ennemi en flanc dans le fossé, soit par le terre-plain E, soit par celui E''.
Le châtelain de Pierrefonds pouvait donc, à l'époque où ce château fut
construit, se considérer comme à l'abri de toute attaque, à moins que le
roi n'envoyât une armée de plusieurs mille hommes bloquer la place et
faire un siége en règle. L'artillerie à feu seule pouvait avoir raison de
cette forteresse, et l'expérience prouva que, même devant ce moyen
puissant d'attaque, la place était bonne; Henri IV voulut la réduire; elle
était encore entre les mains d'un ligueur nommé Rieux<span id="note121"></span>[[#footnote121|<sup>121</sup>]]; le duc d'Épernon
se présenta devant Pierrefonds, en mars 1591, avec un gros corps d'armée
et du canon; mais il n'y put rien faire, et leva le siége après avoir reçu
un coup de feu pendant une attaque générale qui fut repoussée par Rieux
et quelques centaines de routiers qu'il avait avec lui. Toutefois, ce capitaine,
surpris avec un petit nombre des siens pendant qu'il faisait le
métier de voleur de grand chemin, fut pendu à Noyon, et la place de
Pierrefonds, commandée par son lieutenant, Antoine de Saint-Chamant,
fut de nouveau assiégée par l'armée royale, sous les ordres de François
des Ursins, qui n'y fit pas mieux que d'Épernon. Une grosse somme
d'argent donnée au commandant de Pierrefonds fit rentrer enfin cette
forteresse dans le domaine royal<span id="note122"></span>[[#footnote122|<sup>122</sup>]].
 
En 1616, le marquis de Cœuvre, capitaine de Pierrefonds, ayant
embrassé le parti des Mécontents, le cardinal de Richelieu fit décider
dans le conseil du roi que la place serait assiégée par le comte d'Auvergne.
Cette fois elle fut attaquée avec méthode et en profitant de la disposition
des collines environnantes. Des batteries, protégées par de bons épaulements
qui existent encore, furent élevées sur la crête de la demi-lune de
coteaux qui cerne le plateau à son extrémité sud. Les deux fortins ayant
été écrasés de feux furent abandonnés par les assiégés; le comte d'Auvergne
s'en empara aussitôt, y établit des pièces de gros calibre, et, sans
laisser le temps à la garnison de se reconnaître, ouvrit contre la grosse
tour du donjon, la courtine sud et les deux tours du coin, un feu terrible
qui dura deux jours sans relâche. À la fin du second jour, la grosse tour
du donjon s'écroula, entraînant dans sa chute une partie des courtines
environnantes. Le capitaine Villeneuve, qui commandait pour le marquis,
s'empressa dès lors de capituler, et Richelieu fit démanteler la place,
trancher les tours du nord, et détruire la plus grande partie des logements.
 
Tel qu'il est encore aujourd'hui, avec ses bâtiments rasés et ses tours
éventrées à la sape, le château de Pierrefonds est un sujet d'études
inépuisable. Des fouilles ont déjà dégagé les ouvrages du sud vers le fossé,
et si ces travaux étaient continués, ils donneraient des renseignements
précieux; car c'est de ce côté que devaient être les défenses les plus fortes,
comme étant le plus accessible. On voit encore dans les salles ruinées du
donjon des traces qui indiquent leur décoration intérieure et qui consistait
principalement en boiseries appliquées contre les murs. Les rainures
destinées à recevoir les bâtis de ces lambris existent, ainsi que de nombreux
scellements et quantité de clous à crochets propres à suspendre
des tapisseries. Bien que la destruction de cette forteresse ait été une
nécessité, on ne peut, en voyant ses ruines importantes, s'empêcher de
regretter qu'elle ne soit pas parvenue intacte jusqu'à nos jours, car elle
présentait certainement le spécimen le plus complet d'un château bâti
d'un seul jet, à une époque où l'artillerie à feu n'était pas encore employée
comme moyen d'attaque contre les forteresses, et où cependant les armes
à jet du moyen âge et tous les engins de siége avaient atteint leur plus
grande perfection. Il nous donnerait une idée de ce qu'étaient ces
demeures déjà richement décorées à l'intérieur, où les habitudes de luxe
et de <i>comfort</i> même commençaient à prendre, dans la vie des seigneurs,
une grande place.
</div>
[[Image:Plan.chateau.Sully.sur.Loire.png|center]]
<div class="text">
Si nous voulons voir un château de la même époque, mais bâti dans
des proportions plus modestes, il nous faut aller à Sully-sur-Loire. Le
plan que nous en donnons (26) est à la même échelle que celui de Pierrefonds<span id="note123"></span>[[#footnote123|<sup>123</sup>]].
Les tours de ces deux forteresses, combinées de la même manière
au point de vue de la défense à leur sommet, sont de diamètres égaux.
Mais Pierrefonds est un château bâti sur un escarpement, tandis que
Sully est un château de plaine élevé sur le bord de la Loire, entouré de
larges et profonds fossés B alimentés par le fleuve. C'est le bâtiment
principal F, le donjon, qui fait face à la Loire et qui n'en est séparé que
par un fossé et une levée assez étroite. En avant de l'unique entrée C est
la basse-cour entourée d'eau et protégée par des murs d'enceinte dont les
soubassements existent seuls aujourd'hui. La porte est, conformément
aux dispositions adoptées dès le XIII<sup>e</sup> siècle, divisée en porte charretière
et poterne, ayant l'une et l'autre leur pont-levis particulier. Lorsqu'on est
entré dans la cour D, on ne peut pénétrer dans le donjon F qu'en passant
sur un second pont-levis jeté sur un fossé et une porte bien défendue
flanquée de deux tourelles, dont l'une contient l'escalier qui dessert les
trois étages de ce bâtiment. Outre cet escalier principal, chaque tour
possède son escalier de service. Les étages des tours, comme à Pierrefonds,
ne sont point voûtés, mais séparés par des planchers en bois. Le
corps de logis F, divisé en deux salles, possède un rez-de-chaussée et deux
étages fort beaux<span id="note124"></span>[[#footnote124|<sup>124</sup>]], le second étant mis en communication avec les chemins
de ronde munis de machicoulis, de meurtrières et de créneaux. Comme
à Pierrefonds aussi, les tours dominent de beaucoup le grand corps de
logis F, qui lui-même commande les bâtiments en aile. Les côtés G étaient
seulement défendus par des courtines couvertes et une tour de
coin<span id="note125"></span>[[#footnote125|<sup>125</sup>]].
 
La vue cavalière de ce château (27), prise vers l'angle sud-ouest du
donjon, explique la disposition générale des bâtiments et les divers
commandements. Il n'y a qu'un étage de défenses à Sully, mais la largeur
des fossés remplis d'eau était un obstacle difficile à franchir; il n'était pas
nécessaire, comme à Pierrefonds, de se prémunir contre les approches et
le travail des mineurs<span id="note126"></span>[[#footnote126|<sup>126</sup>]].
</div>
[[Image:Chateau.Sully.sur.Loire.png|center]]
<div class="text">
Nous ne croyons pas nécessaire de multiplier les exemples de châteaux
bâtis de 1390 à 1420, car, en ce qui touche à la défense, ces constructions
ont, sur toute la surface de la France, une analogie frappante. Si, au
XII<sup>e</sup> siècle, on rencontre des différences notables dans la façon de fortifier
les résidences seigneuriales, au commencement du XV<sup>e</sup> siècle il y avait
unité parfaite dans le mode général de défense des places et dans les habitudes
intérieures du châtelain. Une grande révolution se préparait cependant,
révolution qui devait à tout jamais détruire l'importance politique
des châteaux féodaux; l'artillerie à feu devenait un moyen terrible
d'attaque et de défense; employée d'abord en campagne contre les armées
mobiles, on reconnut bientôt qu'elle pouvait servir à la défense des forteresses.
On plaça donc des bouches à feu à l'entour des châteaux, le long
des lices et sur les plates-formes. Beaucoup de donjons et de tours virent
enlever leur toiture, qui fut remplacée par des terrasses pour loger de
l'artillerie. Toutefois ces engins, posés sur des points très-élevés, devaient
causer au milieu des assaillants plus d'effroi que de mal; leur feu plongeant
et assez rare (ces pièces étant fort longues à charger) ne causait pas
grand dommage. D'un autre côté, les assiégeants amenèrent aussi des
pièces de fort calibre pour battre les murailles, et leur effet fut tel que les
possesseurs des châteaux reconnurent bientôt qu'il fallait modifier les
défenses pour les préserver contre ces nouveaux engins de destruction.
Ce ne fut qu'à grand'peine cependant qu'ils se rendirent à l'évidence,
tant les vieilles tours de leurs châteaux leur inspiraient de confiance.
L'artillerie à feu fut, au contraire, adoptée avec empressement par les
armées nationales, par le peuple et la royauté. Le peuple, soit instinct,
soit calcul, comprit rapidement qu'il avait enfin entre les mains le moyen
de détruire cette puissance féodale à laquelle, depuis le XIV<sup>e</sup> siècle, il avait
voué une haine mortelle. Une armée de vilains ne savait pas résister à ces
hommes couverts de fer, habitués dès l'enfance au maniement des armes
et possédant cette confiance en leur force et leur courage qui supplée au
nombre. Les tentatives de révolte ouverte avaient été d'ailleurs cruellement
châtiées pendant le XIV<sup>e</sup> siècle, et à la place des vieux châteaux du
XII<sup>e</sup> siècle, les populations des campagnes et des bourgades avaient vu,
pendant le règne de Charles V et au commencement de celui de Charles VI,
leurs seigneurs dresser de nouvelles forteresses aussi imposantes d'aspect
qu'elles étaient bien munies et combinées pour la défense. Les barons,
plus orgueilleux que jamais, malgré la diminution de leur puissance
politique, n'avaient pas à craindre les soulèvements populaires derrière
leurs murailles, et regardaient alors un bon château comme un moyen de
composer avec les partis qui déchiraient le pays. La royauté affaiblie,
ruinée, sans influence sur ses grands vassaux, semblait en être revenue
aux humiliations des derniers Carlovingiens. L'invasion étrangère ajoutait
encore à ces malheurs, et les seigneurs, soit qu'ils restassent fidèles au roi
de France, soit qu'ils prissent parti pour les Bourguignons et les Anglais,
conservaient leurs places fortes comme un moyen d'obtenir des concessions
de l'un ou l'autre parti au détriment des populations, qui, dans ces
intrigues et ces marchés, étaient toujours foulées et supportaient seules
les frais et les dommages d'une guerre désastreuse.
 
Cependant des bourgeois, des gens de métier cherchaient à tirer parti
de la nouvelle puissance militaire que le XIV<sup>e</sup> siècle avait vu naître, et,
vers 1430, grâce à leurs efforts, les armées royales pouvaient déjà dresser
des batteries de canons devant les châteaux (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1, Architecture militaire|Architecture Militaire]]).
 
Mais alors, en France, la noblesse comme le peuple étaient tout occupés
à chasser les Anglais du royaume, et la grande guerre étouffait ces querelles
de seigneur à seigneur, non qu'elles n'eussent toujours lieu, mais
elles n'avaient pas d'importance en face des événements qui agitaient la
nation. Aussi, peu de châteaux furent élevés pendant cette période de
luttes terribles. Dans les châteaux bâtis vers le milieu du XV<sup>e</sup> siècle, on voit
cependant que l'artillerie à feu commence à préoccuper les constructeurs;
ceux-ci n'abandonnent pas l'ancien système de courtines flanquées de
tours, système consacré par un trop long usage pour être mis brusquement
de côté; mais ils le modifient dans les détails; ils étendent les défenses
extérieures et ne songent pas encore à placer du canon sur les tours et
courtines. Conservant les couronnements pour la défense rapprochée, ils
garnissent de bouches à feu les parties inférieures des tours.
 
<span id=Bonaguil>Cette transition est fort intéressante à étudier, et quoique nous possédions
peu de châteaux qui aient été bâtis d'un seul jet pendant le règne
de Charles VII, il en est un cependant que nous donnerons ici, tant à cause
de son état de conservation que parce que son système de défense est
suivi avec méthode dans toutes ses parties; c'est le château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Bonaguil|Bonaguil]].
Sis à quelques kilomètres de Villeneuve-d'Agen, ce château est bâti sur
un promontoire qui commande un défilé; son assiette est celle de tous les
châteaux de montagne; entouré d'escarpements, il n'est accessible que
d'un seul côté.
</div>
[[Image:Plan.chateau.Bonaguil.png|center]]
<div class="text">
En voici le plan (28)<span id="note127"></span>[[#footnote127|<sup>127</sup>]]: en A est la première entrée, munie d'un
pont-levis
et s'ouvrant dans un ouvrage avancé, sorte de barbacane ou de
boulevard O. On voit ici déjà que les constructeurs se sont efforcés de
flanquer cette première défense. En R étaient des écuries probablement.
 
Un large fossé taillé dans le roc sépare l'ouvrage avancé du château, dans
lequel on pénètre par un second pont-levis B avec porte et poterne C. Un
donjon E, de forme bizarre, commande les dehors, l'ouvrage avancé O et
les fossés. En P sont élevés les bâtiments d'habitation auxquels on arrive
par un bel escalier à vis J. D est la rampe qui monte à la porte surélevée
du donjon E. En S est un ouvrage séparé du château par le donjon. Comme
à Pierrefonds, le donjon établit une séparation entre deux cours. Les
ponts-levis relevés, on ne pouvait s'introduire dans le château qu'en franchissant
la poterne F percée dans le mur de contre-garde extérieur, en
suivant le fond du fossé N, en franchissant une seconde porte G percée
dans une traverse, une troisième porte H donnant sur une belle
plate-forme
M, en prenant l'escalier I, et passant par un petit pont-levis K. Là
on trouvait un bel et large escalier à paliers ne communiquant à l'escalier J
intérieur que par un étroit et sombre couloir sur lequel, à droite et à
gauche, s'ouvrent des meurtrières. Le grand escalier ne monte que
jusqu'au rez-de-chaussée, surélevé de la cour intérieure; sa cage se
termine à son sommet par une grosse tour carrée en communication avec
les appartements. On voit qu'ici, comme dans les anciens châteaux
féodaux, toutes les précautions les plus minutieuses étaient prises pour
masquer les entrées et les rendre d'un accès difficile. Par le fait, il n'y a
qu'une seule entrée, celle A B, les détours que nous venons de décrire
ne pouvant être pratiqués que par les familiers du château et pour faire
des sorties lorsque besoin était. Mais des dispositions, toutes nouvelles
alors, viennent modifier l'ancien système défensif; d'abord l'ouvrage
avancé O avec la plate-forme M donnent des saillants considérables, qui
battent les dehors au loin, et flanquent le château du côté où il est accessible
de plain-pied; puis au ras de la contrescarpe des fossés, au niveau de
la crête des murs de contre-garde, des embrasures pour du canon sont
percées à rez-de-chaussée dans les courtines et les étages inférieurs des
tours; les tours sont à peine engagées, pour mieux flanquer les courtines.
Si l'on en juge par l'ouverture des portes qui donnent entrée dans les
tours, les pièces mises ainsi en batterie à rez-de-chaussée ne pouvaient
être d'un gros calibre. Quant aux couronnements, ils sont munis de
chemins de ronde saillants avec machicoulis et créneaux; mais les
consoles portant les parapets de la grosse tour cylindrique ne sont plus de
simples corbeaux de 0,30 c. à 0,40 c. d'épaisseur; ce sont de gros encorbellements,
des pyramides posées sur la pointe, qui résistaient mieux au
boulet que les supports des premiers machicoulis (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 6 Mâchicoulis|Mâchicoulis]]). Les
merlons des parapets sont percés de meurtrières qui indiquent évidemment,
par leur disposition, l'emploi d'armes à feu de mains.
</div>
[[Image:Chateau.Bonaguil.png|center]]
<div class="text">
Voici (29) une vue cavalière de ce château, prise du côté de
l'entrée<span id="note128"></span>[[#footnote128|<sup>128</sup>]].
On voit, dans cette figure, que les embrasures destinées à l'artillerie à feu
sont percées dans les étages inférieurs des constructions, et suivent la déclivité
du terrain, de manière à raser les alentours. Pour les couronnements
des tours, la méthode adoptée au XIV<sup>e</sup> siècle est encore suivie. La transition
est donc évidente ici, et le problème que les architectes militaires cherchaient
à résoudre dans la construction des places fortes vers le milieu du
XV<sup>e</sup> siècle pourrait être résumé par cette formule: «Battre les dehors au
loin, défendre les approches par un tir rasant de bouches à feu, et se
garantir contre l'escalade par un commandement très-élevé, couronné
suivant l'ancien système pour la défense rapprochée.<span id="note129"></span>[[#footnote129|<sup>129</sup>]]» Le donjon,
couvert en terrasse et fortement voûté, était fait aussi pour recevoir du
canon à son sommet, ce qui était d'ailleurs justifié par les abords qui,
d'un côté, commandent le château.
 
Sous Louis XI, la ligue du Bien Public marqua le dernier effort de
l'aristocratie féodale pour ressaisir son ancienne puissance; à cette époque,
beaucoup de seigneurs garnirent leurs châteaux de nouvelles défenses appropriées
à l'artillerie; ces défenses consistaient principalement en ouvrages
extérieurs, en grosses tours épaisses et percées d'embrasures pour recevoir
du canon, en plates-formes ou boulevards commandant les dehors.
 
<span id=Arques2>Le plan du château d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Arques|Arques]], que nous avons donné (fig. 4), a conservé
en B un ouvrage de la fin du XV<sup>e</sup> siècle, disposé en avant de l'ancienne
entrée pour battre le plateau situé en face du côté du nord, et empêcher
un assiégeant d'enfiler la cour du château, au moyen de batteries montées
sur ce plateau, qui n'en est séparé que de deux cents mètres. Ces défenses
jouèrent un rôle assez important pendant la journée d'Arques, le 21 septembre
1589, en envoyant quelques volées de leurs pièces au milieu de la
cavalerie de Mayenne, au moment où la victoire était encore incertaine.
L'ouvrage avancé du château d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Arques|Arques]] est bien construit et possède, pour
l'époque, d'assez bons flanquements. Dans les positions déjà
très-fortes
par la situation des lieux, les seigneurs féodaux prirent généralement peu
de souci de l'artillerie et se contentèrent de quelques fortins élevés autour
de leurs demeures pour protéger les abords et commander les chemins;
c'est surtout autour des châteaux de plaine que des travaux furent
exécutés, à la fin du XV<sup>e</sup> siècle, pour présenter des obstacles à l'artillerie à
feu, que l'on découronna un grand nombre de tours afin de les terrasser
et d'y placer du canon, que l'on fit des remblais derrière les courtines
pour pouvoir mettre sur leur crête des pièces en batterie, et que l'on
supprima les vieilles barbacanes pour les remplacer par des
plates-formes
ou boulevards, carrés ou circulaires. Cependant les seigneurs qui bâtissaient
à neuf des châteaux de montagne avaient égard aux nouveaux
moyens d'attaque.
 
Le château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Bonaguil|Bonaguil]] nous a fait voir déjà comment on avait cherché,
vers le milieu du XV<sup>e</sup> siècle, à munir d'artillerie une demeure féodale par
certaines dispositions de détail qui ne changeaient rien, en réalité, aux
dispositions générales antérieures à cette époque. Il n'en fut pas longtemps
ainsi, et les châtelains reconnurent, à leurs dépens, que, pour protéger
leur demeure féodale, il fallait planter des défenses en avant et indépendantes
des bâtiments d'habitation; qu'il fallait s'étendre en dehors, sur
tous les points saillants, découverts, afin d'empêcher l'ennemi de placer
ses batteries de siége sur quelque plateau commandant le château.
</div>
[[Image:Plan.chateau.Hoch.Koenigsbourg.png|center]]
<div class="text">
<span id=Hohen-Koenigsbourg2>Ce commencement de la transition entre l'ancien système de défense et
le nouveau est visible dans le château du [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes H#Hohen-Koenigsbourg|Hohenkœnigsbourg]], situé entre
Sainte-Marie aux Mines et Schelestadt, sur le sommet d'une des montagnes
les plus élevées de l'Alsace. Au XV<sup>e</sup> siècle, les seigneurs du
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes H#Hohen-Koenigsbourg|Hohenkœnigsbourg]] s'étaient rendus redoutables à tous leurs voisins par
leurs violences et leurs actes de brigandage<span id="note130"></span>[[#footnote130|<sup>130</sup>]]. Les plaintes devinrent si
graves que l'archiduc Sigismond d'Autriche, landgrave de l'Alsace supérieure,
s'allia avec l'évêque de
Strasbourg, landgrave de l'Alsace
inférieure, avec les seigneurs de
Ribeaupierre, l'évêque et la ville de
Bale, pour avoir raison des seigneurs
du [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes H#Hohen-Koenigsbourg|Hohenkœnigsbourg]]. Les
alliés s'emparèrent en effet du château,
en 1462, et le démolirent. Ce
domaine, par suite d'une de ces
transmissions si fréquentes dans
l'histoire des fiefs, fut cédé à la
maison d'Autriche. Dix-sept ans
après la destruction du [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes H#Hohen-Koenigsbourg|Hohenkœnigsbourg]],
l'empereur Frédéric IV le
concéda en fief aux frères Oswald
et Guillaume, comtes de Thierstein,
ses conseillers et serviteurs<span id="note131"></span>[[#footnote131|<sup>131</sup>]]. Ceux-ci
s'empressèrent de relever le [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes H#Hohen-Koenigsbourg|Hohenkœnigsbourg]]
de ses ruines et en
firent une place très-forte pour l'époque,
autant à cause de son
assiette naturelle que par ses défenses
propres à placer de l'artillerie
a feu.
 
Nous donnons (30) le plan de
l'ensemble de la place. Pour s'expliquer
la forme bizarre de ce plan, il
faut savoir que le [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes H#Hohen-Koenigsbourg|Hohenkœnigsbourg]]
est assis sur le sommet d'une montagne
formant une crête de rochers
abrupts dominant la riche vallée de
Schelestadt et commandant deux
défilés. Les constructions, à des niveaux
très-différents, par suite de la
la nature du sol, s'enfoncent dans un
promontoire de roches du côté A,
et, se relevant sur un pic en B,
suivent la pente de la montagne
jusqu'au point C. Les bâtiments
d'habitation sont élevés en D, probablement sur l'emplacement du
vieux château dont on retrouve des portions restées debout et englobées
dans les constructions de 1479. Les frères Oswald et Guillaume firent
trancher une partie du plateau pour établir les gros ouvrages de contre-approche E.
Car c'est par ce côté seulement que le château est abordable.
À deux cents mètres environ de ce point, sur le prolongement de la crête
de la montagne, s'élevait un fortin détruit aujourd'hui,
mais dont l'assiette importait à la
sûreté de la place. L'ouvrage E, terrassé en F,
oppose des épaisseurs énormes de maçonnerie
du seul côté où l'assiégeant pouvait établir
des batteries de siége. Vers le rampant de
la crête en G est un ouvrage supérieur muni de
tours flanquantes pour du canon, et en H une
enceinte inférieure se terminant en étoile et
percée d'embrasures pour des arquebusiers ou
des pièces de petit calibre. Outre ces défenses
majeures, une enceinte I flanquée de tourelles
bat l'escarpement et devait enlever aux assaillants
tout espoir de prendre le château par
escalade. L'entrée est en K, et l'on arrive,
après avoir pourtourné le gros ouvrage G, aux
parties supérieures occupées par les bâtiments
d'habitation, dont nous donnons le plan (31).
La tour carrée L est le donjon qui domine
l'ensemble des défenses et paraît appartenir à
l'ancien château; en M est la grand'salle, une
des plus grandioses conceptions du moyen âge
qui se puisse voir. Nous avons l'occasion de revenir
sur cette belle construction au mot [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 8, Salle|Salle ]].
</div>
[[Image:Plan.chateau.Hoch.Koenigsbourg.2.png|center]]
<div class="text">
Quoique le château du [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes H#Hohen-Koenigsbourg|Hohenkœnigsbourg]]
présente un singulier mélange des anciennes et
nouvelles dispositions défensives, on y trouve
déjà cependant une intention bien marquée d'employer l'artillerie à feu et
de s'opposer à ses effets; sous ce rapport, et à cause de la date précise de
sa construction, cette place mérite d'être étudiée. Les constructions paraissent avoir été élevées à la hâte et en partie avec des débris plus anciens;
mais on trouve dans leur ensemble une grandeur, une hardiesse qui
produisent beaucoup d'effet. La partie réservée à l'habitation particulièrement
semble appartenir à des temps héroïques. La grand'salle M, à deux
étages, était voûtée à sa partie supérieure, probablement pour placer du
canon sur la terrasse. Posées en travers de la crête du rocher, les batteries
en barbette, établies sur cette plate-forme très-élevée, commandaient
d'un côté le gros ouvrage E et le revers de celui G. Le donjon L est
complétement dépourvu d'ouvertures, sauf la porte, qui est étroite et
basse. C'était probablement dans cette tour qu'étaient conservées les
poudres. Sa partie supérieure, à laquelle on ne pouvait arriver que par un
petit escalier extérieur, servait de guette, car elle domine, autant par son
assiette sur une pointe de rocher que par sa hauteur, l'ensemble des
défenses.
 
En 1633, le château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes H#Hohen-Koenigsbourg|Hohenkœnigsbourg]], entretenu et habité par une
garnison jusqu'alors, fut assiégé par les Suédois. Ceux-ci, s'étant emparés
du fortin extérieur, y montèrent une batterie de mortiers et bombardèrent
la place, qui n'était pas faite pour résister à ces terribles engins. Elle
fut en partie détruite, incendiée, et la garnison fut obligée de se rendre.
 
Mais, à la fin du XV<sup>e</sup> siècle, l'artillerie à feu allait commencer le grand
nivellement de la société française. L'artillerie à feu exigeait l'emploi de
moyens de défense puissants et dispendieux. Les seigneurs n'étaient plus
assez riches pour bâtir des forteresses en état de résister d'une manière
sérieuse à ce nouvel agent de destruction, pour les munir efficacement,
ni assez indépendants pour pouvoir élever des châteaux purement militaires
en face de l'autorité royale, sous les yeux de populations décidées à
ne plus supporter les abus du pouvoir féodal. Déjà à cette époque
les seigneurs paraissent accepter leur nouvelle condition; s'ils bâtissent
des châteaux, ce ne sont plus des forteresses qu'ils élèvent, mais des
maisons de plaisance dans lesquelles cependant on trouve encore, comme
un dernier reflet de la demeure féodale du moyen âge. Le roi donne
lui-même l'exemple; il abandonne les châteaux fermés. La forteresse,
devenue désormais citadelle de l'État destinée à la défense du territoire,
se sépare du château qui n'est plus qu'un palais de campagne, réunissant
tout ce qui peut contribuer au bien-être et à l'agrément des habitants. Le
goût pour les résidences somptueuses que la noblesse contracta en Italie
pendant les campagnes de Charles VIII, de Louis XII et de François I<sup>er</sup>, porta
le dernier coup au château féodal. Beaucoup de seigneurs ayant visité les
villas et les palais d'outre-mont trouvèrent, au retour, leurs vieilles forteresses
patrimoniales sombres et tristes. Conservant le donjon et les tours
principales comme signe de leur ancienne puissance, ils jetèrent bas les
courtines fermées qui les réunissaient, et les remplacèrent par des bâtiments
largement ouverts, accompagnés de loges, de portiques décorés
avec luxe. Les bailles ou basses-cours, entourées de défenses et de tours,
furent remplacées par des avant-cours contenant des communs destinés
au logement des serviteurs, des écuries splendides, des parterres garnis
de fleurs, des fontaines, jeux de paume, promenoirs, etc. Les seigneurs
ne songeaient plus alors à se faire servir par leurs hommes de corvée,
comme cela avait lieu deux siècles avant; ils avaient des serviteurs à
gages, qu'il fallait loger et nourrir dans le château et ses dépendances.
Peu à peu, les tenanciers à tous les degrés s'étaient exonérés, au moyen
de rentes perpétuelles ou de sommes une fois payées, des corvées et de
tous les droits seigneuriaux qui sentaient la servitude.
 
Dès le commencement du XVI<sup>e</sup> siècle, beaucoup de paysans étaient
propriétaires et n'avaient, les divers impôts payés, rien à démêler avec
leur seigneur. Depuis le XIII<sup>e</sup> siècle, la population des campagnes n'a pas
abandonné un seul jour l'espoir de s'affranchir d'abord, puis de devenir
propriétaire du sol qu'elle cultive. Il serait curieux (si la chose était
possible) de supputer les sommes énormes qu'elle a successivement
sacrifiées à cette passion pour la terre. Elle a peu à peu racheté les droits
seigneuriaux sur les personnes, droits de main-morte, de formariage, de
corvées, de redevances en nature, puis les droits sur la terre; puis enfin,
poursuivant son but jusqu'à nos jours, elle a consenti des baux, sous
forme de fermages; d'amphithéoses, ne laissant échapper aucune occasion,
non-seulement de se maintenir sur le sol, mais de l'acquérir.
Aujourd'hui, le paysan achète la terre à des prix énormes, bien plus par
amour de la propriété que par intérêt, puisque son capital ne lui rapporte
souvent qu'un demi pour cent. Il semble ainsi, par instinct, destiné combattre
l'abus du principe de la division de la propriété admis par la révolution
du siècle dernier. En face de cette marche persistante de la classe
agricole, la féodalité, au XVI<sup>e</sup> siècle, ayant besoin d'argent pour reconstruire
ses demeures et entretenir un personnel toujours croissant de serviteurs
à gages, abandonne la plus grande partie de ses droits, se dépouille de
ses priviléges, droits de chasse, de pêche, droits sur les routes, ponts,
cours d'eau. Les uns sont absorbés par la royauté, les autres par la population
des campagnes. Pendant que la noblesse songe à ouvrir ses
châteaux, ne comptant plus s'y défendre, qu'elle les rebâtit à grands frais,
que son amour pour le luxe et le bien-être s'accroît, elle tarit la source
de ses revenus pour se procurer de l'argent comptant. Une fois sur cette
voie, on peut prévoir sa ruine définitive. Quelque étendues que fussent ses
concessions, quelque affaiblie que fût sa puissance, le souvenir de
l'oppression féodale du moyen âge resta toujours aussi vif dans les
campagnes; et le jour où, criblés de dettes, leurs châteaux ouverts, la
plupart de leurs droits n'existant plus que dans leurs archives, les
seigneurs furent surpris par les attaques du tiers-état, les paysans se
ruèrent sur leurs demeures pour en arracher jusqu'aux dernières pierres.
 
La nouvelle forme que revêt la demeure féodale au commencement du
XVI<sup>e</sup> siècle mérite toute notre attention; car, à cette époque, si l'architecture
religieuse décroît rapidement pour ne plus se relever, et ne présente
que de pâles reflets d'un art mourant qui ne sait où il va, ce qu'il veut ni
ce qu'il fut, il n'en est pas de même de l'architecture des demeures
seigneuriales. En perdant leur caractère de forteresses, elles en prennent
un nouveau, plein de charmes, et dont l'étude est une des plus intéressantes
et des plus instructives qui se puisse faire. On a répété partout
et sous toutes les formes que l'architecture de la renaissance en France
avait été chercher ses types en Italie; on a même été jusqu'à dire que ses
plus gracieuses conceptions étaient dues à des artistes italiens. On ne
saurait nier que la révolution qui se produit dans l'art de l'architecture, à
la fin du XV<sup>e</sup> siècle, coïncide avec nos conquêtes en Italie; que la noblesse
française, sortant de ses tristes donjons, s'était éprise des riantes villas
italiennes, et que, revenue chez elle, son premier soin fut de transformer
ses sombres châteaux en demeures somptueuses, étincelantes de marbres
et de sculptures. Mais ce qu'il faut bien reconnaître, en face des monuments
témoins irrécusables, c'est que le désir des seigneurs français fut
interprété par des artistes français qui surent satisfaire à ces nouveaux
programmes d'une manière complétement originale, qui leur appartient,
et qui n'emprunte que bien peu à l'Italie. Il ne faut pas être
très-expert
en matière d'architecture pour voir qu'il n'y a aucun rapport entre les
demeures de campagne des Italiens de la fin du XV<sup>e</sup> siècle et nos châteaux
français de la renaissance. Nulle analogie dans les plans, dans les distributions,
dans la façon d'ouvrir les jours et de couvrir les édifices; aucune
ressemblance dans les décorations intérieures et extérieures. Le palais de
ville et celui des champs, en Italie, présentent toujours une certaine
masse rectiligne, des dispositions symétriques, que nous ne retrouvons
dans aucun château français de la renaissance et jusqu'à Louis XIV. Si
l'architecture ne consistait qu'en quelques profils, quelques pilastres ou
frises décorés d'arabesques, nous accorderions volontiers que la renaissance
française s'est faite italienne; mais cet art est heureusement
au-dessus de ces puérilités; les principes en vertu desquels il doit se
diriger et s'exprimer dérivent de considérations bien autrement sérieuses.
La convenance, la satisfaction des besoins, l'harmonie qui doit exister
entre les nécessités et la forme, entre les mœurs des habitants et l'habitation,
le judicieux emploi des matériaux, le respect pour les traditions et
les usages du pays, voilà ce qui doit diriger l'architecte avant tout, et ce
qui dirigea les artistes français de la renaissance dans la construction des
demeures seigneuriales: ils élevèrent des châteaux encore empreints des
vieux souvenirs féodaux, mais revêtant une enveloppe nouvelle en rapport
avec cette société élégante, instruite, polie, chevaleresque, un peu
pédante et maniérée que le XVI<sup>e</sup> siècle vit éclore et qui jeta un si vif éclat
pendant le cours du siècle suivant. Soit instinct, soit raison, l'aristocratie
territoriale comprit que la force matérielle n'était plus la seule puissance
prépondérante en France, que ses forteresses devenaient presque ridicules
en face de la prédominance royale; ses donjons redoutables, de
vieilles armes rouillées ne pouvant plus inspirer le respect et la crainte au
milieu de populations chaque jour plus riches, plus unies, et commençant à sentir leur force, à discuter, à vivre de la vie politique. En
gens de goût, la plupart des seigneurs s'exécutèrent franchement et
jetèrent bas les murs crénelés, les tours fermées, pour élever à leur
place des demeures fastueuses, ouvertes, richement décorées à l'intérieur
comme à l'extérieur, mais dans lesquelles cependant on retrouve bien
plus la trace des arts français que celle des arts importés d'Italie. Les
architectes français surent tirer un parti merveilleux de ce mélange
d'anciennes traditions avec des mœurs nouvelles, et les châteaux qu'ils
élevèrent à cette époque sont, la plupart, des chefs-d'œuvre de goût, bien
supérieurs à ce que la renaissance italienne sut faire en ce genre.
Toujours fidèles à leurs anciens principes, ils ne sacrifièrent pas la raison
et le bon sens à la passion de la symétrie et des formes nouvelles, et
n'eurent qu'un tort, celui de laisser dire et croire que l'Italie était la
source de leurs inspirations.
 
Mais, avant de présenter à nos lecteurs quelques exemples de ces
châteaux des premiers temps de la renaissance, et pour faire comprendre
comment ils satisfaisaient aux mœurs de leurs habitants, il est nécessaire
de connaître les penchants des seigneurs à cette époque. On a pu
voir que le château féodal fortifié sacrifia tout à la défense, même dans
des temps où l'aristocratie avait déjà pris des habitudes de luxe et de
bien-être fort avancées. Les moyens de défense de ces demeures consistaient
principalement en dispositions imprévues, singulières, afin de
dérouter un assaillant; car si tous les châteaux forts eussent été bâtis à
peu près sur le même modèle, les mêmes moyens qui eussent réussi
pour s'emparer de l'un d'eux auraient été employés pour les prendre tous.
Il était donc important, pour chaque seigneur qui construisait une place
de sûreté, de modifier sans cesse les détails de la défense, de surprendre
l'assaillant par des dispositions que celui-ci ne pouvait deviner. De là une
extrême variété dans ces demeures, un raffinement de précautions dans
les distributions intérieures, une irrégularité systématique; car chacun
s'ingéniait à faire mieux ou autrement que son voisin. Des habitudes de
ce genre, contractées par des générations qui se succèdent pendant
plusieurs siècles, ne peuvent être abandonnées du jour au lendemain; et
un châtelain, faisant rebâtir son château au commencement du XVI<sup>e</sup> siècle,
eût été fort mal logé, à son point de vue, s'il n'eût rencontré à chaque
pas, dans sa nouvelle demeure, ces détours, ces escaliers interrompus,
ces galeries sans issues, ces cabinets secrets, ces tourelles flanquantes du
château de son père ou de son aïeul. Les habitudes journalières de la vie
s'étaient façonnées, pendant plusieurs siècles, à ces demeures compliquées
à l'intérieur, et ces habitudes, une fois prises, devaient influer sur le
programme des nouveaux châteaux, bien que l'utilité réelle de tant de
subterfuges architectoniques, commandés par la défense, n'existât plus de
fait. Un seigneur du moyen âge, logé dans un des châteaux du XVII<sup>e</sup> siècle,
où les distributions sont larges et symétriques, où les pièces
s'enfilent, sont presque toutes de la même dimension et comprises dans
de grands parallélogrammes, où le service est direct, facile, où les escaliers
sont vastes et permettent de pénétrer immédiatement au cœur de
l'édifice, se fût trouvé aussi mal à l'aise que si on l'eût parqué, lui et sa
famille, dans une grande pièce divisée par quelques cloisons. Il voulait
des issues secrètes, des pièces petites et séparées des grandes salles par
des détours à lui connus, des vues de flanc sur ses façades, des chambres
fermées et retirées pour le soir, des espaces larges et éclairés pour les
assemblées; il voulait que sa vie intime ne fût pas mêlée à sa vie
publique, et le séjour du donjon laissait encore une trace dans ses habitudes.
Telle salle devait s'ouvrir au midi, telle autre au nord. Il voulait
voir ses bois et ses jardins sous certains aspects, ou bien l'église du
village sous laquelle reposaient ses ancêtres, ou telle route, telle rivière.
Les yeux ont leurs habitudes comme l'esprit, et on peut faire mourir
d'ennui un homme qui cesse de voir ce qu'il voyait chaque jour, pour
peu que sa vie ne soit pas remplie par des préoccupations
très-sérieuses.
La vie des seigneurs, lorsque la guerre ne les faisait pas sortir de leurs
châteaux, était fort oisive, et ils devaient passer une bonne partie de leur
temps à regarder l'eau de leurs fossés, les voyageurs passant sur la route,
les paysans moissonnant dans la plaine, l'orage qui s'abattait sur la forêt,
les gens qui jouaient dans la basse-cour. Le châtelain contractait ainsi, à
son insu, des habitudes de rêverie qui lui faisaient préférer telle place,
telle fenêtre, tel réduit. Il ne faut donc pas s'étonner si, dans des châteaux
rebâtis au XVI<sup>e</sup> siècle, on conservait certaines dispositions étranges qui
étaient évidemment dictées par les habitudes intimes du seigneur et des
membres de sa famille; certes, l'Italie n'avait rien à voir
là-dedans, mais
bien les architectes auxquels les châtelains confiaient leurs désirs, résultats
d'un long séjour dans un même lieu. Il existe encore en France
un assez grand nombre de ces châteaux qui servent de transition entre la
demeure fortifiée des seigneurs du moyen âge et le palais de campagne
de la fin du XVI<sup>e</sup> siècle. Leurs plans sont souvent irréguliers comme ceux
des châteaux du XII<sup>e</sup> au XIV<sup>e</sup> siècle, soit parce qu'en les rebâtissant on
utilisait les anciennes fondations, soit parce qu'on voulait jouir de certains
points de vue, conserver des dispositions consacrées par l'usage, ou profiter
de l'orientation la plus favorable à chacun des services.
</div>
[[Image:Plan.chateau.Creil.png|center]]
<div class="text">
Tel était, par exemple, le château de Creil, élevé sur une île de l'Oise,
commencé sous Charles V et rebâti entièrement à la fin du XV<sup>e</sup> siècle et au
commencement du XVI<sup>e</sup>. Nous en donnons le plan (32)<span id="note132"></span>[[#footnote132|<sup>132</sup>]]. En A était le
pont qui réunissait l'île aux deux rives de l'Oise défendu par un petit
châtelet; en B, l'entrée de la basse-cour. On pénétrait dans la demeure
seigneuriale par un second pont C jeté sur un large fossé rempli d'eau;
en D est la cour, entourée des bâtiments d'habitation. Suivant un usage
assez fréquent, une petite église, élevée dans la basse-cour, servait de
chapelle seigneuriale et de paroisse aux habitants de la ville. En E était
un jardin réservé aux habitants du château. Ce plan fait ressortir ce que
nous disions tout à l'heure à propos du goût que la noblesse avait conservé
pour les dispositions compliquées du château féodal. Celui de Creil,
quoiqu'il fût naturellement protégé par son assiette au milieu d'une
rivière, n'était point fait pour soutenir un siége; et cependant nous y
retrouvons, sinon les tours formidables des châteaux du moyen âge,
quantité de tourelles flanquantes, de pavillons en avant-corps uniquement
disposés pour jouir de la vue extérieure, et offrir, à l'intérieur, ces cabinets,
ces réduits si fort aimés des châtelains. La vue (33) que nous
donnons, prise du châtelet A<span id="note133"></span>[[#footnote133|<sup>133</sup>]], nous dispensera de plus longs commentaires;
elle indique bien clairement que ces tours étroites et ces pavillons
saillants n'étaient pas élevés pour les besoins de la défense, mais pour
l'agrément des habitants et pour simuler, en quelque sorte, la grande
forteresse féodale. On multipliait les guettes, les couronnements aigus,
comme pour rappeler, sur une petite échelle, l'aspect extérieur des
anciens châteaux hérissés de défenses; mais ce n'était plus là qu'un jeu,
un caprice d'un riche seigneur qui, sans prétendre se mettre en guerre
avec ses voisins, voulait encore cependant que sa résidence conservât
l'apparence d'une demeure fortifiée.
</div>
[[Image:Chateau.Creil.png|center]]
<div class="text">
<span id=Chantilly>C'était d'après ces données que le château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chantilly|Chantilly]] avait été élevé
un peu plus tard, mais sur des proportions plus grandioses. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chantilly|Chantilly]],
situé à quatre kilomètres environ de Senlis, est un des plus charmants
lieux de cette partie de la France; de belles eaux, des prairies étendues,
des bois magnifiques avaient fait choisir l'assiette du château, qui était
moins encore que Creil destiné à la défense. Nous donnons (34) le plan
des dispositions d'ensemble de cette résidence, qui fut l'asile de tant de
personnages illustres et de beaux esprits. Voici ce qu'en dit Ducerceau<span id="note134"></span>[[#footnote134|<sup>134</sup>]]:
«Le bastiment consiste en deux places; la première est une court E, en
laquelle sont quelques bastimens ordonnez pour les offices; la seconde
est une autre court estant comme triangulaire, et est eslevée plus haute
que la première de quelque neuf ou dix pieds, et faut monter de la
première pour parvenir à la seconde.» On voit en effet, à côté du pont,
le petit escalier qui gagne la différence de niveau entre les deux cours.
«Entour de laquelle (court triangulaire) de tous costez est le bastiment
seigneurial, faict de bonne manière et bien basty. Iceluy bastiment et
court sont fondez sur un rocher, dans lequel y a caves à deux estages,
sentant plutost, pour l'ordonnance, un laberinthe qu'une cave, tant y
a d'allées les unes aux autres, et toutes voultées. Pour le regard de
l'ordonnance du bastiment seigneurial <i>il ne tient parfaictement de l'art
antique ne moderne, mais des deux meslez ensemble</i>. Les faces en sont
belles et riches... En la court première est l'entrée du logis,» par la
grande salle D. «Les faces des bastimens estans en icelle tant dans la
court que dehors, suivent l'art antique, bien conduicts et accoustrez.
Ces deux courts avec leurs bastimens sont fermez d'une grande eau en
manière d'estang dont entre icelles y a séparation comme d'un fossé,
par laquelle séparation ladite eau passe au travers. Au-dessus y a un
pont pour aller et venir d'une des courts à l'autre. Joignant le grand
corps de logis y a une terrace A, pratiquée d'un bout du parc, à laquelle
on va de la court du logis seigneurial par le moyen d'un pont P estant
sur l'eau, lequel faict séparation du logis seigneurial et de la terrace, et
d'icelle on vient au parc pardessus un arc, sur lequel est praticqué un
passage couvert... Ce lieu est accompagné d'un grand jardin B, à l'un
des costez duquel est une galerie à arceaux (portique), eslevée un peu
plus haut que le rez du jardin. D'un costé d'iceluy jardin est la basse-court I,
en laquelle sont plusieurs bastimens ordonnés pour écuries.
Outre le grand jardin, et prochain iceluy, y en a un autre, non pas de
telle grandeur. Iceux jardins sont environnés de places, esquelles
aucunes sont bois, prez, taillis, cerizaies, forts d'arbres, et autres commoditez.
Aucunes d'icelles places sont fermées par canaux, les autres
non; et en ces places est la haironnerie. Le parc est fort grand, à
l'entrée duquel à sçavoir du costé du chasteau, est une eau, qui donne
un grand plaisir. Ce lieu est fermé du costé de Paris, de la forest de
Senlis, dans laquelle y a une voûte pour aller du lieu au grand chemin
de Paris. En somme, ce lieu est tenu pour une des plus belles places de
France.»
</div>
[[Image:Plan.chateau.Chantilly.png|center]]
<div class="text">
Dans cette résidence, qui, au point de vue de la construction, n'a rien
en réalité d'une forteresse; nous voyons encore toutes les dispositions du
château féodal conservées. Isolement au moyen d'étangs et de fossés pleins
d'eau, ponts étroits d'un accès peu facile, tourelles flanquantes aux angles,
avant-cour avec les offices, basse-cour avec ses dépendances, jardins clos
avec promenoir, logis irréguliers et disposés suivant la dimension des
pièces qu'ils contiennent, passages détournés, caves immenses permettant
d'amasser des provisions considérables, et enfin passage long, voûté pour
communiquer, sans être vu, avec la grande route. Cependant le château
de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chantilly|Chantilly]] ne pouvait, pas plus que celui de Creil, opposer une défense
sérieuse à une attaque à main armée<span id="note135"></span>[[#footnote135|<sup>135</sup>]]. Les courtines et les tourelles du
château étaient ouvertes par de larges fenêtres, les combles garnis de
belles lucarnes; mais le chemin de ronde supérieur avec les machicoulis
traditionnels sont encore conservés. Si ces galeries supérieures ne pouvaient
plus protéger le château contre les effets de l'artillerie, elles étaient
souvent conservées pour les besoins du service; car elles donnaient de
longs couloirs permettant de desservir toutes les pièces des étages élevés,
et facilitaient la surveillance.
 
On remarquera que tous les corps de logis des châteaux, encore à cette
époque, sont simples en épaisseur, c'est-à-dire qu'ils n'ont que la largeur
des pièces disposées en enfilade; celles-ci se commandaient, et les couloirs
supérieurs, comme les caves, offraient du moins une circulation indépendante
des salles et chambres, à deux hauteurs différentes<span id="note136"></span>[[#footnote136|<sup>136</sup>]]. Ce ne fut
guère qu'au XVII<sup>e</sup> siècle que l'on commença, dans les châteaux, à bâtir
des corps de logis doubles en épaisseur.
 
Cependant, il ne faudrait pas croire que l'irrégularité des plans fût, au
commencement du XVI<sup>e</sup> siècle, une sorte de nécessité, le résultat d'une
idée préconçue; au contraire, à cette époque, on cherchait, dans les
demeures seigneuriales, la symétrie; on lui sacrifiait même déjà les distributions
intérieures, avec l'intention de présenter, à l'extérieur, des
façades régulières, un ensemble de bâtiments d'un aspect monumental.
Sous ce rapport, l'Italie avait exercé une influence sur les constructeurs
français; mais c'était, avec l'emprunt de quelques détails architectoniques,
tout ce que les architectes avaient pris aux palais italiens; car, d'ailleurs, le
château seigneurial conservait son caractère français, soit dans l'ensemble
des dispositions générales, soit dans les distributions intérieures, ses flanquements
par des tourelles, ou par la manière de couvrir les bâtiments.
</div>
[[Image:Chateau.du.Verger.png|center]]
<div class="text">
Le beau château du Verger en Anjou, demeure des princes de
Rohan-Guémené,
joignait ainsi les anciennes traditions du château féodal aux
dispositions monumentales en vogue au commencement du XVI<sup>e</sup> siècle. Il
se composait (35) d'une basse-cour dans laquelle on pénétrait par une
porte flanquée de tourelles, avec grosses tours aux angles, bâtiments de
service symétriquement placés en aile; puis de la demeure seigneuriale,
séparée de l'avant-cour par un fossé, flanqué également de quatre grosses
tours rondes réunies par de grands corps de logis à peu près symétriques.
Un fossé extérieur entourait l'ensemble du château. On voit, dans cette
vue, que la courtine de face et ses deux tours sont encore percées à leur
base d'embrasures pour recevoir des bouches à feu, qu'elles sont garnies
de machicoulis et de créneaux. Ce n'était plus là qu'un signe de puissance,
non une défense ayant quelque valeur. Mais, comme nous le disions plus
haut, les seigneurs ne pouvaient abandonner ces marques ostensibles de
leur ancienne indépendance; pour eux, il n'y avait pas de château sans
tours et sans créneaux, sans fossés et pont-levis.<span id=Bury>
</div>
[[Image:Plan.chateau.Bury.png|center]]
<div class="text">
Tel était aussi le beau château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Bury|Bury]], situé à huit kilomètres de Blois,
proche de la Loire. Les bâtiments avaient été élevés par le sire Florimond
Robertet, secrétaire d'État sous les rois Charles VIII, Louis XII et François I<sup>er</sup>.
Ils réunissaient tout ce qui composait une demeure seigneuriale
du moyen âge. On entrait dans la cour principale du château par un pont-levis A
flanqué de deux tourelles (36). Cette cour F était bordée de trois
côtés par des corps de logis parfaitement réguliers, bien qu'ils fussent
destinés à contenir des services divers, et terminés aux quatres angles par
quatre tours. Du corps de logis du fond on descendait dans un jardin
particulier E, avec fontaine monumentale au centre, terminé par deux
autres tours isolées aux angles, contenant des logis, et une petite chapelle
G. À gauche, en C, était la basse-cour avec son entrée particulière B, des
écuries, magasins et dépendances; en D par derrière, une seconde basse-cour
avec jardins, treilles, arbres fruitiers, et gros colombier en forme de
tour en K. Le parc s'étendait au delà des bâtiments, et le devant du château
ainsi que la basse-cour étaient entourés de fossés pleins d'eau. Les logis
propres à l'habitation étaient au fond de la cour seigneuriale, à gauche
étaient les offices, cuisines; à droite, en H, la galerie,
c'est-à-dire la
grand'salle que nous voyons conservée encore comme dernier souvenir
des mœurs féodales. Un portique élevé derrière la courtine antérieure
réunissait les deux ailes de droite et de gauche, et ne s'élevant que d'un
rez-de-chaussée, ne masquait pas la vue des étages supérieurs des trois
corps de logis. Ici, bien que des tours garnies de machicoulis à leur partie
supérieure conservent la forme cylindrique, elles donnent à l'intérieur
des chambres carrées, cette disposition étant beaucoup plus commode pour
l'habitation que la forme circulaire. Ainsi les usages nouveaux commandaient
des distributions qui n'étaient plus en harmonie avec les anciennes
traditions, et ces tours, qui ne servaient que pour l'habitation, gardaient
encore à l'extérieur leur forme de défense militaire. Le colombier lui-même
se donne les airs d'un donjon isolé. On ne faisait plus alors que
<i>jouer</i> au château féodal. Quoi qu'il en soit, ces demeures sont, au point de
vue de l'art, de charmantes créations, et la vue cavalière que nous donnons
du château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Bury|Bury]] (37)<span id="note137"></span>[[#footnote137|<sup>137</sup>]] fait ressortir, mieux qu'une description, tout
ce qu'il y a d'élégance dans ces habitations seigneuriales de la renaissance
qui venaient remplacer les sombres châteaux fermés du moyen âge.
</div>
[[Image:Chateau.Bury.png|center]]
<div class="text">
<span id=Chenonceau><span id="Amboise1"><span id="Azay-le-Rideau2">Nous ne multiplierons pas ces exemples; ils sont entre les mains de
tout le monde, et les monuments sont là qui parlent éloquemment.
Blois, Gaillon, [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Azay-le-Rideau|Azay-le-Rideau]], [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chenonceau|Chenonceau]], [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Amboise|Amboise]], le château neuf
de Loches, le château d'Ussé et tant d'autres demeures seigneuriales du
commencement du XVI<sup>e</sup> siècle, offrent un charmant sujet d'études pour
les architectes; elles sont la plus brillante expression de la renaissance
française et, ce qui ne gâte rien, la plus raisonnable application
de l'art antique chez nous. La royauté donnait l'exemple, et c'est autour
d'elle que s'élèvent les plus beaux châteaux du XVI<sup>e</sup> siècle. Souveraine
de fait, désormais, elle donnait l'impulsion aux arts comme à la
politique. François I<sup>er</sup>, ce roi chevalier qui porta le dernier coup à la
chevalerie, détruisait les anciennes résidences royales, et son exemple fit
renverser plus de donjons que tous ses devanciers et successeurs réunis
ne purent faire par la force. Il jeta bas la grosse tour du Louvre, de
laquelle relevaient tous les fiefs de France. Quel seigneur de la cour, après
cela, pouvait songer à conserver son nid féodal? Ce prince commence et
achève la transition entre la demeure seigneuriale du moyen âge et le
château moderne, celui de Louis XIII et de Louis XIV. <span id=Chambord>Il bâtit [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chambord|Chambord]]
et Madrid. Le premier de ces deux palais conserve encore l'empreinte du
château féodal; le second n'est qu'une demeure de plaisance, dans
laquelle on ne trouve plus trace des anciennes traditions. Quoique nous
ne soyons pas un admirateur passionné du château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chambord|Chambord]], il s'en
faut de beaucoup, cependant nous ne pouvons le passer sous silence; il
doit naturellement clore cet article. Nous en donnons ici le plan (38)<span id="note138"></span>[[#footnote138|<sup>138</sup>]].
</div>
[[Image:Plan.chateau.Chambord.png|center]]
<div class="text">
Il n'est personne en France qui n'ait vu cette singulière résidence.
Vantée par les uns comme l'expression la plus complète de l'art de
l'architecture au moment de la renaissance, dénigrée par les autres
comme une fantaisie bizarre, un caprice colossal, une œuvre qui n'a ni
sens ni raison, nous ne discuterons pas ici son mérite; nous prendrons le
château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chambord|Chambord]] pour ce qu'il est, comme un essai dans lequel on
a cherché à réunir deux programmes sortis de deux principes opposés, à
fondre en un seul édifice le château fortifié du moyen âge et le palais de
plaisance. Nous accordons que la tentative était absurde; mais la renaissance
française est, à son début, dans les lettres, les sciences ou les
arts, pleine de ces hésitations; elle ne marche en avant qu'en jetant
parfois un regard de regret derrière elle; elle veut s'affranchir du passé
et n'ose rompre avec la tradition; le vêtement gothique lui paraît usé, et
elle n'en a pas encore un autre pour le remplacer.
 
Le château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chambord|Chambord]] est bâti au milieu d'un territoire favorable à
la chasse, entouré de bois couvrant une plaine agreste; éloigné des villes,
c'est évidemment un lieu de plaisir, retiré, parfaitement choisi pour jouir
à la fois de tous les avantages qu'offrent la solitude et l'habitation d'un
palais somptueux. Pour comprendre [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chambord|Chambord]], il faut connaître la cour
de François I<sup>er</sup>. Ce prince avait passé les premières années de sa jeunesse
près de sa mère, la duchesse d'Angoulême, qui, vivant en mauvaise intelligence
avec Anne de Bretagne, éloignée de la cour, résidait tantôt dans
son château de Cognac, tantôt à Blois, tantôt à sa maison de Romorantin.
François avait conservé une affection particulière pour les lieux où
s'était écoulée son enfance dans la plus entière liberté. Parvenu au trône,
il voulut faire de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chambord|Chambord]], qui n'était jusqu'alors qu'un vieux manoir
bâti par les comtes de Blois, un château magnifique, une résidence royale.
On prétend que le Primatice fut chargé de la construction de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chambord|Chambord]];
le Primatice serait-il là pour nous l'assurer, nous ne pourrions le
croire, car [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chambord|Chambord]] n'a aucun des caractères de l'architecture italienne
du commencement du XVI<sup>e</sup> siècle; c'est, comme plan, comme aspect et
comme construction, une œuvre non-seulement française, mais des bords
de la Loire. Si l'on veut nous accorder que le Primatice ait élevé [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chambord|Chambord]]
en cherchant à s'approprier le style français, soit; mais alors cette œuvre
n'est pas de lui, il n'y a mis que son nom, et cela nous importe peu<span id="note139"></span>[[#footnote139|<sup>139</sup>]].
 
Le plan de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chambord|Chambord]] est le plan d'un château français; au centre est
l'habitation seigneuriale, le donjon, flanqué de quatre tours aux angles.
De trois côtés, ce donjon est entouré d'une cour fermée par des bâtiments,
munis également de tours d'angles. Conformément à la tradition du château
féodal, le donjon donne d'un côté directement sur les dehors et ne se
réunit aux dépendances que par deux portiques ou galeries. La grand'salle,
figurant une croix, forme la partie principale du donjon. Au centre
est un grand escalier à double vis permettant à deux personnes de
descendre et monter en même temps sans se rencontrer, et qui communique
du vestibule inférieur à la grand'salle, puis à une plate-forme
supérieure. Cet escalier se termine par un couronnement à jour et une
lanterne qui sert de guette. Dans les quatre tours et les angles compris
entre les bras de la salle, en forme de croix, sont des appartements ayant
chacun leur chambre de parade, leur chambre, leurs retraits,
garde-robes,
privés et escalier particulier. La tour A contient, au premier étage, la
chapelle. Les bâtiments des dépendances, simples en épaisseur suivant
l'usage, sont distribués en logements; des fossés entourent l'ensemble des
constructions. Du donjon on descendait dans un jardin terrassé et environné
de fossés, situé en B. Les écuries et la basse-cour occupaient les
dehors du côté de l'arrivée par la route de Blois. Comme ensemble, c'est
là un château féodal, si ce n'est que tout est sacrifié à l'habitation, rien à
la défense; et cependant ces couloirs, ces escaliers particuliers à chaque
tour, cet isolement du donjon rappellent encore les dispositions défensives
du château fortifié, indiquent encore cette habitude de l'imprévu, des
issues secrètes et des surprises. Ce n'était plus, à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chambord|Chambord]], pour dérouter
un ennemi armé que toutes ces précautions de détail étaient prises, mais
pour faciliter les intrigues secrètes de cette cour jeune et toute occupée
de galanteries. C'était encore une guerre.
 
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chambord|Chambord]] est au château féodal des XIII<sup>e</sup> et XIV<sup>e</sup> siècles ce que l'abbaye
de Thélème est aux abbayes du XII<sup>e</sup> siècle; c'est une parodie. Plus riche
que Rabelais, François I<sup>er</sup> réalisait son rêve; mais ils arrivaient tous deux
au même résultat: la parodie écrite de Rabelais sapait les institutions
monastiques vieillies, comme la parodie de pierre de François I<sup>er</sup> donnait
le dernier coup aux châteaux fermés des grands vassaux. Nous le répétons,
il n'y a rien d'italien en tout ceci, ni comme pensée ni comme forme.
 
À l'extérieur, quel est l'aspect de cette splendide demeure? C'est une
multitude de combles coniques et terminés par des lanternes s'élevant sur
les tours, des clochetons, d'immenses tuyaux de cheminée richement
sculptés et incrustés d'ardoises, une forêt de pointes, de lucarnes de
pierre; rien enfin qui ressemble à la demeure seigneuriale italienne,
mais, au contraire, une intention évidente de rappeler le château français
muni de ses tours couvertes par des toits aigus, possédant son donjon, sa
plate-forme, sa guette, ses escaliers à vis, ses couloirs secrets, ses souterrains
et fossés.
</div>
[[Image:Modification.tour.png|center]]
<div class="text">
Mais [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chambord|Chambord]] nous donne l'occasion de signaler un fait curieux. Dans
beaucoup de châteaux reconstruits en partie au commencement du
XVI<sup>e</sup> siècle, on conserva les anciennes tours, autant à cause de leur extrême
solidité et de la difficulté de les démolir que parce qu'elles étaient la
marque de la demeure féodale. Mais pour rendre ces tours habitables, il
fallait les éclairer par de larges fenêtres.
Pratiquer des trous à chaque étage et
construire des baies en sous-œuvre eût été
un travail difficile, dispendieux et long.
On trouva plus simple, dans ce cas, pour
les tours avec planchers de bois (et c'était
le plus grand nombre), de pratiquer du
haut en bas une large tranchée verticale et
de remonter dans cette espèce de créneau
autant de fenêtres qu'il y avait d'étages, en
reprenant seulement ainsi les pieds-droits
les linteaux et alléges. Une figure est nécessaire
pour faire comprendre cette opération.
Soit (39) une tour fermée; on y pratiquait
une tranchée verticale, ainsi qu'il est indiqué
en A, tout en conservant les planchers
intérieurs. Puis (39 bis) on bâtissait
les fenêtres nouvelles, ainsi qu'il est indiqué
dans cette figure. Pour dissimuler
la reprise et éviter la difficulté de raccorder
les maçonneries neuves des pieds-droits
avec les vieux parements extérieurs
des tours, qui souvent étaient fort grossiers,
on monta, de chaque côté des baies,
des pilastres peu saillants se superposant à
chaque étage. Cette construction en raccordement,
donnée par la nécessité, devint un motif de décoration dans
les tours neuves que l'on éleva au commencement du XVI<sup>e</sup> siècle, ainsi
que nous le voyons dans les vues des châteaux de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Bury|Bury]] et de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chambord|Chambord]].
Les machicoulis devinrent aussi l'occasion d'une décoration architectonique là où on n'en avait plus que faire pour la défense; à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chambord|Chambord]],
les tours et murs des bâtiments sont couronnés par une corniche qui
rappelle cette ancienne défense; elle se compose de coquilles posées sur
des corbeaux et formant ainsi un encorbellement dont la silhouette figure
des machicoulis. Rien d'italien dans ces traditions, qui sont à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chambord|Chambord]]
la décoration principale de tous les extérieurs.
</div>
[[Image:Modification.tour.2.png|center]]
<div class="text">
Au XVI<sup>e</sup> siècle, le sol français était couvert d'une multitude de châteaux
qui faisaient l'admiration des étrangers. Car, à côté des vieilles demeures
féodales que leur importance ou leur force avaient fait conserver, à la
place de presque tous les châteaux de second ordre, les seigneurs avaient
élevé des habitations élégantes et dans la construction desquelles on cherchait
à conserver l'ancien aspect pittoresque des demeures fortifiées. Les
guerres de religion, Richelieu et la Fronde en détruisirent un grand
nombre. Alors la noblesse dut s'apercevoir, un peu tard, qu'en rasant
elle-même ses forteresses pour les remplacer par des demeures ouvertes,
elle avait donné une force nouvelle aux envahissements de la royauté.
C'est surtout pendant les luttes de la fin du XVI<sup>e</sup> siècle et du commencement
du XVII<sup>e</sup> que les suprêmes efforts de la noblesse féodale se font
sentir. Agrippa d'Aubigné nous paraît être le dernier rejeton de cette race
puissante; c'est un héros du XII<sup>e</sup> siècle qui surgit, tout d'une pièce, dans
des temps déjà bien éloignés, par les mœurs, de cette grande époque. Le
dernier peut-être il osa se renfermer dans les forteresses de Maillezay et
du Dognon, les garder contre les armées du roi, auxquelles il ne les rendit
pas; en quittant la France il les vendit à M. de Rohan. Avec cet homme
d'un caractère inébranlable, mélange singulier de fidélité et d'indépendance,
plus partisan que français, s'éteint l'esprit de résistance de la
noblesse. Quand, de gré ou de force, sous la main de Richelieu et le
régime absolu de Louis XIV, la féodalité eut renoncé à lutter désormais
avec le pouvoir royal, ses demeures prirent une forme nouvelle qui ne
conservait plus rien de la forteresse seigneuriale du moyen âge.
 
Cependant le château français, jusqu'au XVIII<sup>e</sup> siècle, fournit des exemples
fort remarquables et très-supérieurs à tout ce que l'on trouve en ce genre
en Angleterre, en Italie et en Allemagne. <span id=Breves><span id=Blerancourt><span id=Ancy-le-Franc>Les châteaux de Tanlay, d'Ancy-le-Franc,
de Verneuil, de Vaux, de Maisons, l'ancien château de Versailles,
les châteaux détruits de Meudon, de Rueil, de Richelieu, de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Breves|Brèves]] en
Nivernais, de Pont en Champagne, de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Blerancourt|Blérancourt]] en Picardie, de Coulommiers
en Brie, offrent de vastes sujets d'études pour l'architecte. On
y trouve la grandeur du commencement du XVII<sup>e</sup> siècle, grandeur solide,
sans faux ornements; des dispositions larges et bien entendues, une
richesse réelle. Dans ces demeures, il n'est plus trace de tours, de
créneaux, de passages détournés; ce sont de vastes palais ouverts,
entourés de magnifiques jardins, faciles d'accès. Le souverain peut seul
aujourd'hui remplir de pareilles demeures, aussi éloignées de nos habitudes
journalières et de nos fortunes de parvenus que le sont les châteaux
fortifiés du moyen âge.
 
La révolution de 1792 anéantit à tout jamais le château, et ce que l'on
bâtit en ce genre aujourd'hui, en France, ne présente que de pâles copies,
d'un art perdu, parce qu'il n'est plus en rapport avec nos mœurs. Un pays
qui a supprimé l'aristocratie et tout ce qu'elle entraîne de priviléges avec
elle ne peut sérieusement bâtir des châteaux. Car qu'est-ce qu'un château
avec la division de la propriété, sinon un caprice d'un jour? Une demeure
dispendieuse qui périt avec son propriétaire et ne laissant aucun souvenir,
est destinée à servir de carrière pour quelques maisons de paysans ou des
usines.
 
Nos vieilles églises du moyen âge, toutes dépouillées qu'elles soient,
sont encore vivantes; le culte catholique, ne s'est pas modifié; et s'il est
survenu, depuis le XIII<sup>e</sup> siècle, quelques changements dans la liturgie, ces
changements n'ont pas une assez grande importance pour avoir éloigné de
nous les édifices sacrés. Mais les châteaux féodaux appartiennent à des
temps et à des mœurs si différents des nôtres, qu'il nous faut, pour les
comprendre, nous reporter par la pensée à cette époque héroïque de notre
histoire. Si leur étude n'a pour nous aujourd'hui aucun but pratique, elle
laisse dans l'esprit une trace profondément gravée. Cette étude n'est pas
sans fruits; sérieusement faite, elle efface de la mémoire les erreurs qu'on
s'est plu à propager sur la féodalité; elle met à nu des mœurs empreintes
d'une énergie sauvage, d'une indépendance absolue, auxquelles il est bon
parfois de revenir, ne fût-ce que pour connaître les origines des forces,
encore vivantes heureusement, de notre pays. La féodalité était un rude
berceau; mais la nation qui y passa son enfance et put résister à ce dur
apprentissage de la vie politique, sans périr, devait acquérir une vigueur
qui lui a permis de sortir des plus grands périls sans être épuisée. Respectons
ces ruines, si longtemps maudites, maintenant qu'elles sont silencieuses
et rongées par le temps et les révolutions; regardons-les, non
comme des restes de l'oppression et de la barbarie, mais bien comme
nous regardons la maison, désormais vide, où nous avons appris, sous un
recteur dur et fantasque, à connaître la vie et à devenir des hommes. La
féodalité est morte; elle est morte vieillie, détestée; oublions ses fautes,
pour ne nous souvenir que des services qu'elle a rendus à la nation
entière en l'habituant aux armes, en la plaçant dans cette alternative ou
de périr misérablement ou de se constituer, de se réunir autour du pouvoir
royal; en conservant au milieu d'elle et perpétuant certaines lois d'honneur
chevaleresque que nous sommes heureux de posséder encore
aujourd'hui et de retrouver dans les jours difficiles. Ne permettons pas
que des mains cupides s'acharnent à détruire les derniers vestiges de ses
demeures, maintenant qu'elles ont cessé d'être redoutables, car il ne
convient pas à une nation de méconnaître son passé, encore moins de le
maudire.
 
<br><br>
----
 
<span id="footnote1">[[#note1|1]] : <i>De bell. Gall.</i>, I, VI, c. 23.
 
<span id="footnote2">[[#note2|2]] : <i>Demor. Germ.</i>, c. 16.
 
<span id="footnote3">[[#note3|3]] : Voy.l'<i>Hist. de la civil. en France</i>, par M. Guizot, leçon 8<sup>e</sup>.
 
<span id="footnote4">[[#note4|4]] : <i>Hist. de la civil. en France</i>, leçon 8<sup>e</sup>.
 
<span id="footnote5">[[#note5|5]] : Grégoire de Tours parle de plusieurs châteaux assiégés par l'armée de Théodoric... «Ensuite, dit-il, liv. III,
Chastel-Marlhac fut assiégé (dans le Cantal, arrond.
de Mauriac). <i>Tunc obsessi Meroliacensis castri...</i> Il est entouré, non par un mur,
mais par un rocher taillé de plus de cent pieds de hauteur. Au milieu est un grand
étang, dont l'eau est très-bonne à boire; dans une autre partie sont des fontaines
si abondantes, qu'elles forment un ruisseau d'eau vive qui s'échappe par la porte
de la place; et ses remparts renferment un si grand espace, que les habitants y
cultivent des terres et y recueillent des fruits en abondance.» On le voit, cet
établissement présente plutôt les caractères d'un vaste camp retranché que d'un
château proprement dit.
 
<span id="footnote6">[[#note6|6]] : <i>Expéd. des Normands</i>, par M. Depping, liv. IV, chap. III.--<i>Recherches sur le [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes H#Haguedike|Haguedike]] et les prem. étab. milit. des Normands sur nos côtes</i>.--<i>Mém. de la Soc. des antiq. de Normandie, ann.</i> 1831-33, par M. de Gerville.
 
<span id="footnote7">[[#note7|7]] : Voy., dans les <i>Actes de l'ac. imp. de Bordeaux</i>, la notice de M. Léo Drouyn sur <i>quelques châteaux du moyen âge</i>, 1854.
 
<span id="footnote8">[[#note8|8]] : En Angleterre même, les Gallois qui sont de même race que les Bretons, encore
aujourd'hui, ne se regardent pas comme Anglais; pour eux les Anglais sont toujours
des Saxons ou des Normands.
 
<span id="footnote9">[[#note9|9]] : Les bordiers devaient le curage des biefs de moulins, la couve des blés et du
foin, des redevances en nature comme chapons, œufs, taillage des haies, certains transports, etc.
 
<span id="footnote10">[[#note10|10]] : Les <i>vavasseurs</i> et les <i>hôtes</i> étaient des hommes libres: les premiers tenant des
terres par droit héréditaire et payant une rente au seigneur; les seconds possédant
un tènement peu important, une maison, une cour et un jardin, et payant cette
jouissance au seigneur au moyen de redevances en nature s'ils étaient établis à la campagne, ou d'une charge d'hébergeage s'ils étaient dans une ville. La condition des
hôtes diffère peu d'ailleurs de celle du paysan.
 
<span id="footnote11">[[#note11|11]] : Hic Willelmus castrum Archarum in cacumine ipsius montis condidit (Guillaume
de Jumiéges). Arcas castrum in pago Tellau primus statuit. <i>Chron. de Fontenelle</i>.
 
<span id="footnote12">[[#note12|12]] : Lib. VII, cap. I.
 
<span id="footnote13">[[#note13|13]] : On voit encore des restes assez considérables de cette enceinte extérieure,
notamment du côté de la porte vers Dieppe.
 
<span id="footnote14">[[#note14|14]] : Le plan est complété, en ce qui regarde les bâtiments intérieurs, au moyen du plan déposé dans les archives du château de Dieppe, dressé au commencement du
XVIII<sup>e</sup> siècle, et réduit par M. Deville dans son <i>Histoire du château d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Arques|Arques]]</i>. Rouen,
1839.
 
<span id="footnote15">[[#note15|15]] : <i>Le Roman de Rou</i>, Rob. Wace, vers 8600 et suiv.
 
<span id="footnote16">[[#note16|16]] : <i>Le Roman de Rou</i>, vers 10211.
 
<span id="footnote17">[[#note17|17]] : Le roi de France, afin de corrompre les vassaux du duc Robert de Normandie.
<i>Roman de Rou</i>, vers 15960.
 
<span id="footnote18">[[#note18|18]] : Il avait de l'or à boisseaux.
 
<span id="footnote19">[[#note19|19]] : Marquis, seigneurs chargés de la défense des marches ou frontières.
 
<span id="footnote20">[[#note20|20]] : Le château inférieur fut presque entièrement reconstruit au XV<sup>e</sup> siècle; cependant
de nombreux fragments de constructions antérieures à cette époque existent
encore, entre autres une poterne du commencement du XIII<sup>e</sup> siècle et des caves qui
paraissent fort anciennes.
 
<span id="footnote21">[[#note21|21]] : <i>Hist. du château Gaillard et du siége qu'il soutint contre Philippe-Auguste</i>, en
1203 et 1204, par A. Deville. Rouen, 1849.
 
<span id="footnote22">[[#note22|22]] : Les parties intérieures de cet ouvrage existent encore:
</div>
<center>
«Endroit la vile d'Andeli,<br>
Droit en mi Sainne, a une ilete,<br>
Qui comme un cerne ost réondete;<br>
Et est de chascune partie<br>
Sainne parfonde et espartie.<br>
Cele ilete, qui s'en eléve,<br>
Est si haute au-dessus de l'éve (l'eau),<br>
Que Sainne par nule cretine (crue)<br>
N'a povoir d'i faire ataïne.<br>
Ne jusqu'au plain desus reclorre,<br>
Li Roy Richart l'ot faite clorre,<br>
A cui ele estoit toute quite,<br>
De forz murs à la circuite,<br>
Bien crenelez d'euvre nouvele.<br>
En mi ot une tour trop bele;<br>
Le baille (l'enceinte extérieure) et le maisonnement,<br>
Fu atournez si richement<br>
Aus pierres metre et asséoir,<br>
Que c'iert un déduit du veoir.<br>
Pont i ot qui la rabeli,<br>
Pour passer Sainne à Andeli<br>
Qui là endroit est grant et fiére.<br>
</center>
<div class="text">
(Guill. Guiart, <i>Branche des roy. lignages</i>, vers 3162 et suiv.)
 
<span id="footnote23">[[#note23|23]] :
</div>
<center>
«Au desus et travers de Sainne,<br>
Estoïent en cete semainne<br>
Ordenéement, comme **aliz**,<br>
Entroit Gaillart trois granz paliz<br>
A touchant l'une et l'autre rive.<br>
N'i furent pas mis par oidive,<br>
Mes pour faire aus nés destourbance<br>
Que l'en amenast devers France.<br>
Jamais nule nef ne fut outre<br>
Qui ne féist les piex descoutre;<br>
Dont là ot plainnes maintes barges.»<br>
</center>
<div class="text">
(Guill. Guiart, <i>Branche des roy. lignages</i>, vers 3299 et suiv.)
 
<span id="footnote24">[[#note24|24]] : Ces quatre tours sont dérasées aujourd'hui; on n'en distingue plus que le plan et quelques portions encore debout.
 
<span id="footnote25">[[#note25|25]] : Les traces des défenses de ce chemin de ronde sont à peine visibles aujourd'hui.
Nous avons eu le soin de n'indiquer que par un trait les ouvrages complétement
dérasés.
 
<span id="footnote26">[[#note26|26]] : «Ecce quam puichra filia unius anni!» (Bromton, <i>Hist. angl. scriptores antiqui.</i> col. 1276.)--<i>Hist. du chât. Gaillard</i>, par A. Deville. C'était, comme le dit Guillaume
Guiart,
</div>
<center>
«Un des plus biaus chastiaus du monde<br>
Et des plus forz, si com je cuide,<br>
Au deviser mist grant estuide (Richard)<br>
Tuit cil qui le voïent le loent.<br>
Trois paires de forz murs le cloent,<br>
Et sont environ adossez<br>
De trois paires de granz fossez<br>
Là faiz on le plain de sayve,<br>
Acisel, en roche nayve,<br>
Ainz que li liens fu entaillez,<br>
En fu maint biau deniers bailliez.<br>
Ne croi, ne n'ai oï retraire,<br>
Que nus homs féist fossez faire<br>
En une espace si petite<br>
Comme est la place desus dite,<br>
Puis le tens au sage Mellin (l'enchanteur Merlin);<br>
Qui coustassent tant estellin.»<br>
</center>
<div class="text">
(Guill. Guiart, vers 3202 et suiv.)
 
Nous verrons tout à l'heure comment cette agglomération de défenses sur un petit
espace fut précisément la cause, en grande partie, de la prise du château Gaillard.
 
<span id="footnote27">[[#note27|27]] : Jean de Marmoutier, moine chroniqueur du XII<sup>e</sup> siècle, raconte que Geoffroy
Plantagenet, grand-père de Richard Cœur de Lion, assiégeant un certain château
fort, étudiait le traité de Végèce.
 
<span id="footnote28">[[#note28|28]] :
</div>
<center>
...<br>
«Mes l'autre (la seconde enceinte) est quatre tanz plus bèle,<br>
Trop sont plus bèles les entrées;<br>
Et les granz tours, dont les ventrées<br>
Ens el fonz du fossé s'espandent,<br>
Trop plus haut vers le ciel s'estandent.<br>
... <br>
Entre les deus a grant espace,<br>
Pour ce que, se l'en préist l'une,<br>
L'autre à deffendre fut commune.<br>
Tout amont comme en réondèce,<br>
Resiet la mestre forterèce (la dernière enceinte)<br>
Qui rest noblement façonnée,<br>
Et de fossez environnée;<br>
Onques tiex ne feurent véuz.<br>
S'un rat estoit dedanz chéuz,<br>
Là seroit qui ne l'iroit querre.»<br>
</center>
<div class="text">
(Guill. Guiart, vers 3238 et suiv.)
 
 
En effet, les fossés sont creusés à pic, et, comme le dit Guillaume, nul n'aurait
pu aller chercher un rat qui serait tombé au fond.
 
<span id="footnote29">[[#note29|29]] : Les constructions sont dérasées aujourd'hui au niveau du point 0 (fig. 13); il est
probable que des hourds ou bretèches se posaient, en cas de siège, au sommet de la
partie antérieure des segments, ainsi que nous l'avons indiqué en B, afin d'enfiler les
fossés, de battre leur fond et d'empêcher ainsi le mineur de s'y attacher. Nous en
sommes réduits sur ce point aux conjectures.
 
<span id="footnote30">[[#note30|30]] :
</div>
<center>
«Pluseurs François garnis de targes,<br>
Que l'en doit entiex faiz loer,<br>
Prennent nus par Sainne à noer;<br>
À dalouères et à haches,<br>
Vont desrompant piex et estaches;<br>
Les gros fuz de leur place lièvent.<br>
Cil de Gaillart forment les grièvent,<br>
Qui entr'eus giètent grosses pierres,<br>
Dars et quarriaus à tranchanz quierres,<br>
Si espés que tous les en queuvrent.<br>
Non-pour-quant ileuques tant euvrent,<br>
Comment qu'aucuns ocis i soient,<br>
Que les trois paliz en envoient,<br>
Ronz et tranchiez, contreval Sainne,<br>
Si que toute nef, roide ou plainne<br>
Puet par là, sans destourbement,<br>
Passer assez legièrement.»<br>
</center>
<div class="text">
(Guill. Guiart, vers 3310 et suiv.)
 
<span id="footnote31">[[#note31|31]] :
</div>
<center>
«Anglois meuvent, le jour décline;<br>
Leur ost, qui par terre chemine,<br>
S'en va le petit pas serrée.<br>
Là ot tante lance serrée,<br>
Tante arbaleste destendue,<br>
Et tante targe à col pendue,<br>
Painte d'or, d'azur et de sable,<br>
Que li véoirs est délitable.<br>
</center>
<div class="text">
(Guill. Guiart, vers 3445 et suiv.)
 
<span id="footnote32">[[#note32|32]] : Ce passage explique parfaitement l'assiette du camp de Philippe-Auguste qui se
trouvait en R (fig. 10), précisément au sommet de la colline qui domine la roche
Gaillard et qui ne s'y réunit que par cette langue de terre dont nous avons parlé.
On voit encore, d'ailleurs, les traces des deux fossés de contrevallation et de circonvallation
creusés par le roi. Ces travaux de blocus ont les plus grands rapports avec
ceux décrits par César et exécutés à l'occasion du blocus d'Alésia; ils rappellent
également ceux ordonnés par Titus lors du siége de Jérusalem.
 
<span id="footnote33">[[#note33|33]] : C'est le sentier qui aboutit à la poterne S (voy. la fig. 11); c'était en effet la seule entrée du château Gaillard.
 
<span id="footnote34">[[#note34|34]] : Cette chaussée est encore visible aujourd'hui.
 
<span id="footnote35">[[#note35|35]] : La fig. 14 représente à vol d'oiseau le château Gaillard au moment où, les approches
étant à peu près terminées, les assiégeants se disposent à aller combler le
fossé. On voit en A l'estacade rompue par les gens de
Philippe-Auguste pour pouvoir
faire passer les bateaux qui devaient attaquer l'île B; en C le
Petit-Andely, en E
l'étang entre le petit et le grand Andely; D les tours de la ligne de circonvallation
et de contrevallation tracée par Philippe-Auguste, afin de rendre l'investissement du
château Gaillard complet; F le val où moururent de faim et de misère la plupart des
malheureux qui s'étaient réfugiés dans le château et que la garnison renvoya pour
ne pas épuiser ses vivres. On voit aussi, à l'extrémité de la chaussée faite par
l'armée assiégeante, pour arriver par une pente au fossé de l'ouvrage avancé, deux
grandes pierrières qui battent la tour saillante contre laquelle toute l'attaque est
dirigée; puis, en arrière, un beffroi mobile que l'on fait avancer pour battre tous
les couronnements de cet ouvrage avancé et empêcher les assiégés de s'y maintenir.
 
<span id="footnote36">[[#note36|36]] : Il s'agit ici, comme on le voit, de tout l'ouvrage avancé dont les deux murailles,
formant un angle aigu au point de leur réunion avec la tour principale A, vont en
déclinant suivant la pente du terrain. La description de Guillaume est donc parfaitement exacte.
 
<span id="footnote37">[[#note37|37]] : La fidélité scrupuleuse de la narration de Guillaume ressort pleinement lorsqu'on
examine le point qu'il décrit ici. En effet, le fossé est creusé dans le roc, à
fond de cuve; il a dix mètres de large environ sur sept à huit mètres de profondeur.
On comprend très-bien que les soldats de Philippe-Auguste, ayant jeté quelques
fascines et des paniers de terre dans le fossé, impatients, aient posé des échelles le
long de la contrescarpe et aient voulu se servir de ces échelles pour escalader
l'escarpe, espérant ainsi atteindre la base de la tour; mais il est évident que le fossé
devait être comblé en partie du côté de la contrescarpe, tandis qu'il ne l'était pas
encore du côté de l'escarpe, puisqu'il est taillé à fond de cuve; dès lors les échelles
qui étaient assez longues pour descendre ne l'étaient pas assez pour remonter de
l'autre côté. L'épisode des trous creusés à l'aide de poignards sur les flancs de la
contrescarpe n'a rien qui doive surprendre, le rocher étant une craie mêlée de silex.
Une saillie de soixante centimètres environ qui existe entre le sommet de la contrescarpe
et la base de la tour a pu permettre à de hardis mineurs de s'attacher aux
flancs de l'ouvrage. Encore aujourd'hui, le texte de Guillaume à la main, on suit pas
à pas toutes ces opérations de l'attaque, et pour un peu on retrouverait encore les
trous percés dans la craie par ces braves pionniers lorsqu'ils reconnurent que leurs
échelles étaient trop courtes pour atteindre le sommet de l'escarpe.
 
<span id="footnote38">[[#note38|38]] : C'est le bâtiment H tracé sur notre plan, fig. 11.
 
<span id="footnote39">[[#note39|39]] : C'étaient les latrines; dans son histoire en prose, l'auteur s'exprime ainsi: "Quod
quidem religioni contrarium videbatur." Les latrines étaient donc placées sous la
chapelle, et leur établissement, du côté de l'escarpement, n'avait pas été suffisamment
garanti contre une escalade, comme on va le voir. Les latrines jouent un rôle
important dans les attaques des châteaux par surprise; aussi on verra comme, pendant
les XIII<sup>e</sup> et XIV<sup>e</sup> siècles, elles furent l'objet d'une étude toute spéciale.
 
<span id="footnote40">[[#note40|40]] : C'est le pont marqué sur notre plan et communiquant de l'ouvrage avancé à la basse-cour E.
 
<span id="footnote41">[[#note41|41]] : C'est le pont L (fig. 14).
 
<span id="footnote42">[[#note42|42]] : Un <i>chat</i> (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1, Architecture militaire|Architecture Militaire]]).
</div>
<center>
«Un chat fait sur le pont atraire.»<br>
</center>
<div class="text">
(Guill. Guiart, vers 4340.)
 
<span id="footnote43">[[#note43|43]] : Richard avait eu le tort de ne pas ménager des embrasures à rez-de-chaussée
pour enfiler ce pont, et le chat garantissant les mineurs français contre les projectiles
lancés du sommet de la muraille, les assiégés sont obligés de créneler la muraille
au niveau du sol de la cour.
 
<span id="footnote44">[[#note44|44]] : Le château Gaillard fut réparé par Philippe-Auguste après qu'il s'en fut emparé,
et il est à croire qu'il améliora même certaines parties de la défense. Il supprima,
ainsi qu'on peut encore aujourd'hui s'en assurer, le massif de rocher réservé au
milieu du fossé de la dernière enceinte elliptique, et supportant le pont, ce massif
ayant contribué à la prise de la porte de cette enceinte. Le château Gaillard fut
assiégé une seconde fois au XV<sup>e</sup> siècle, et repris par le roi Charles VII aux Anglais,
ainsi que le raconte Alain Chartier dans son histoire de ce prince. «Ce mois de
septembre (1449), le seneschal de Poictou, et Monseigneur de Cullant, mareschal
de France, messire Pierre de Brezé, messire Denys de Chailly, et plusieurs
autres, le roy présent, firent mettre le siége devant Chasteau Gaillard, où eut à
l'arrivée de grans vaillances faictes, et de belles armes. Le siége y fut longuement.
<i>Car c'est un des plus forts chateaulz de Normandie</i>, assis sur tout le hault
d'un rocq ioignant de la rivière de Seine; en telle manière que nuls engins ne le
pouvoient grever. Le roy s'en retourna au soir au giste à Louviers, et de jour en
jour, tant qu'il y fut, alloit veoir et fortifier ledit siége, auquel l'en fit <i>plusieurs
bastilles</i>. Et après la fortification s'en retournèrent lesdits seigneurs françois, fors
seulement lesdits de Brezé et de Chailly, qui là demourèrent accompaignez de
plusieurs francs-archers pour la garde d'icelles bastilles. Ils se y gouvernèrent
tous grandement et sagement; et tant que au bout de cinq sepmaines, lesdits
Anglois se rendirent, et mirent ledit Chasteau Gaillard en l'obéissance du roy...»
Il est évident que ce siége n'est qu'un blocus et que les Anglais n'eurent pas à soutenir
d'assauts; le manque de vivres les décida probablement à capituler, car ils
sortirent leurs corps et biens saufs; la garnison se composait de deux cent vingt
combattants. Même à cette époque encore, où l'artillerie à feu était en usage, le
château Gaillard était une place très-forte.
 
<span id="footnote45">[[#note45|45]] : Ce château n'existe plus; le plan des élévations et détails, d'un grand intérêt,
sont donnés par Ducerceau dans ses <i>Maisons royales de France</i>.
 
<span id="footnote46">[[#note46|46]] : Notes insérées dans le <i>Bulletin monum.</i> Vol. IX, p. 246 et suiv.
 
<span id="footnote47">[[#note47|47]] : Voy. <i>les Notes sur quelques châteaux de l'Alsace</i>, par M. Al. Ramé. Paris, 1855.
 
<span id="footnote48">[[#note48|48]] : <i>Some account of Domest. Archit. in Eng. from the conq. to the end of the thirteenth century</i>. Ch. III.
 
<span id="footnote49">[[#note49|49]] : Il est entendu que nous ne parlons pas ici des reconstructions entreprises et terminées à la fin du XIV<sup>e</sup> siècle.
 
<span id="footnote50">[[#note50|50]] : Voyez, pour l'assiette du château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]], à l'article [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1, Architecture militaire|Architecture Militaire]], fig.20.
 
<span id="footnote51">[[#note51|51]] : Cette porte pouvait aussi être défendue, mais beaucoup plus faiblement, contre la baille, dans le cas où celle-ci eût été prise avant la ville.
 
<span id="footnote52">[[#note52|52]] : Depuis peu, M. le ministre d'État et de la maison de l'Empereur a donné des
ordres pour que ces restes puissent être conservés et pour que des fouilles soient
entreprises. Ces travaux, commencés sous la surveillance de la Commission des
monuments historiques, sauveront d'une ruine totale le château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]], et permettront
de retrouver des dispositions anciennes d'un grand intérêt pour l'histoire de
l'art de la fortification au moyen âge.
 
<span id="footnote53">[[#note53|53]] : Les peintures, en grand nombre, que l'on trouve encore dans les intérieurs des
tours du château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]], sont d'un grand intérêt, et nous aurons occasion d'en
parler dans l'article [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7, Peinture|Peinture ]].
 
<span id="footnote54">[[#note54|54]] : Nous espérons bientôt reconnaître et dégager l'ensemble des souterrains de
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]] et pouvoir dire le dernier mot sur cette partie si peu connue de l'art de la
fortification au XIII<sup>e</sup> siècle.
 
<span id="footnote55">[[#note55|55]] : Cette vue est faite au moyen des ruines existantes et de la vue donnée par
Ducerceau dans ses <i>plus excellents bâtiments de France</i>. Nous avons figuré, au sommet
du donjon et de la tour de droite, une portion de hourds posés.
 
<span id="footnote56">[[#note56|56]] : Cette vue de l'intérieur de la cour du château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]] est supposée prise à
côté de la chapelle regardant l'entrée. À droite, on voit se dresser le donjon avec sa
poterne et son pont à bascule; au troisième plan est la porte principale et la chemise;
au premier plan, la chapelle et le commencement du degré montant au chemin de
ronde de la chemise.
 
<span id="footnote57">[[#note57|57]] : <i>Instit. de saint Louis</i>, le comte Beugnot.
 
<span id="footnote58">[[#note58|58]] : Guill. de Nangis.
 
<span id="footnote59">[[#note59|59]] : <i>Instit. de saint Louis</i>, le comte Beugnot.
 
<span id="footnote60">[[#note60|60]] : <i>Les Olim</i> (Ordonnances, t. I, p. 411).
 
<span id="footnote61">[[#note61|61]] : <i>Ibid.</i>, note 35.
 
<span id="footnote62">[[#note62|62]] : <i>Le Roman de la Rose</i>, vers 3813.
 
<span id="footnote63">[[#note63|63]] : Guillaume de Lorris double ici les dimensions en longueur et largeur; mais il faut bien permettre l'exagération aux poëtes.
 
<span id="footnote64">[[#note64|64]] : En effet, devant la porte principale, vers la Seine, était un petit ouvrage avancé propre à contenir un poste.
 
<span id="footnote65">[[#note65|65]] : Ces quatre portes étaient une exception; généralement les châteaux ne possédaient,
à cette époque, qu'une ou deux portes au plus, avec quelques poternes. Mais
le Louvre était un château de plaine à proximité d'une grande ville, et la multiplicité
des portes était motivée par les défenses extérieures qui étaient fort importantes
et par la nécessité où se trouvait le souverain de pouvoir recevoir dans son château
un grand concours de monde. Nous voyons cette disposition de quatre portes conservée,
au XIV<sup>e</sup> siècle, à Vincennes et au château de la Bastille, qui n'était cependant
qu'un fort comparativement peu important comme étendue. Les quatre portes étaient
surtout motivées, nous le croyons, par le besoin qui avait fait élever ces forteresses
plantées autour de la ville de Paris pour maintenir la population dans le respect. Il
ne s'agissait pas ici de se renfermer et de se défendre comme un seigneur au milieu
de son domaine; mais encore, dans un cas pressant, de détacher une partie de la
garnison sur un point de la ville en insurrection, et, par conséquent, de ne pas se
laisser bloquer par une troupe d'insurgés qui se seraient barricadés devant l'unique
porte. Bien en prit, longtemps après, à Henri III, d'avoir plusieurs portes à son
Louvre.
 
<span id="footnote66">[[#note66|66]] : Il est évident qu'il s'agit ici de herses (portes coulans).
 
<span id="footnote67">[[#note67|67]] : Les maîtres de l'œuvre élèvent une tour avec une grande habileté au milieu de
l'enceinte; il est question ici du donjon du Louvre, qui, contrairement aux habitudes
des XII<sup>e</sup> et XIII<sup>e</sup> siècles, se trouvait exactement au milieu de l'enceinte carrée. Mais
n'oublions pas que le donjon du Louvre était une tour exceptionnelle, un trésor
autant qu'une défense. D'ailleurs les quatre portes expliquent parfaitement la situation
de ce donjon, qui les masquait et les enfilait toutes les quatre.
 
<span id="footnote68">[[#note68|68]] : Il y a encore ici exagération de la part de Guillaume de Lorris; le donjon du
Louvre n'avait que vingt mètres de diamètre environ sur trente mètres de haut; le
donjon de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]] est bien autrement important, son diamètre étant de trente-un
mètres et sa hauteur de soixante-cinq environ; cependant le donjon de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]] devait
être élevé lorsque notre poëte écrivait son roman. Il est certain que ce donjon ne fut
bâti qu'après celui de Philippe-Auguste. L'orgueilleux châtelain de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]], faisant
dresser à la hâte les murs de son château, dans l'espoir de mettre la couronne de
France sur sa tête, voulut-il faire plus et mieux que le suzerain auquel il prétendait
succéder?
 
<span id="footnote69">[[#note69|69]] : Pensait-on, du temps de Guillaume de Lorris, que la chaux éteinte avec du
vinaigre fit de meilleur mortier? et cette méthode était-elle employée?
 
<span id="footnote70">[[#note70|70]] : Ce passage mérite la plus sérieuse attention; il ne s'agit plus ici du donjon, mais
de l'ensemble du château. Les courtines du Louvre de Philippe-Auguste n'étaient
point doublées de bâtiments à l'intérieur, et le château du Louvre se composait
seulement encore, comme les châteaux des XI<sup>e</sup> et XII<sup>e</sup> siècles, d'une enceinte flanquée
de tours avec un donjon au centre. Le seigneur habitait le donjon et la garnison les
tours. On comprend comment alors on pouvait voir par-dessus les crénelages des
courtines la partie supérieure des pierrières et mangonneaux établis sur l'aire de la
cour. Il n'était pas possible de songer à placer ces énormes engins sur les chemins de
ronde des courtines, encore moins sur les tours. Guillaume de Lorris dit bien
«dedens le chastel,» c'est-à-dire en dedans des murs; et les descriptions de Guillaume
de Lorris sont toujours précises. S'il y eût eu des bâtiments adossés aux courtines,
ces bâtiments auraient été couverts par des combles, et on n'aurait pu voir le
sommet des engins par-dessus les créneaux. Ce passage du poëte explique un fait qui
paraît étrange lorsqu'on examine les fortifications de la première moitié du XIII<sup>e</sup> siècle,
et particulièrement celles des châteaux. Presque toutes les forteresses féodales de
cette époque qui n'ont point été modifiées pendant les XIV<sup>e</sup> et XV<sup>e</sup> siècles présentent
une suite de tours très-élevées et de courtines relativement basses; c'est qu'en effet,
alors, les tours étaient des postes, des fortins protégeant une enceinte, qui avaient
assez de relief pour garantir les grandes machines de jet, mais qui n'étaient pas assez
élevées pour que ces machines ne pussent jeter des pierres sur les assaillants par-dessus
les crénelages. Lorsque Simon de Montfort assiége Toulouse, il s'empare du
château extérieur, qui passait, à tort ou à raison, pour être un ouvrage romain, mais
dont les murs étaient fort élevés. Pressé par le temps, plutôt que de déraser les murs
entre les tours, pour permettre l'établissement de grands engins, il fait faire des
terrassements à l'intérieur. Ainsi, le système défensif des châteaux antérieurs à la
seconde moitié du XIII<sup>e</sup> siècle consiste en des tours d'un commandement considérable,
réunies par des courtines peu élevées, libres à l'intérieur, afin de permettre l'établissement
de puissantes machines de jet posées sur le sol. Ceci explique comment il
se fait que, dans la plupart de ces châteaux, on ne voit pas trace de bâtiments
d'habitation adossés à ces courtines. Au Château-Gaillard des Andelys, il n'y a que
deux logis adossés aux courtines, l'un dans l'enceinte extérieure, l'autre dans l'enceinte
intérieure; mais ces logis sont élevés du côté de l'escarpement à pic, qui ne
pouvait permettre à l'assiégeant de s'établir en face des remparts. Nous verrons
bientôt comment et pourquoi ce système fut complétement modifié au XV<sup>e</sup> siècle.
 
<span id="footnote71">[[#note71|71]] : Les chemins de ronde supérieurs des donjons se trouvaient munis d'armes de
jet à demeure, outre les armes transportables apportées par chaque soldat au moment de la défense.
 
<span id="footnote72">[[#note72|72]] : En dehors de la porte du sud (porte principale) donnant sur la Seine, une première
défense, assez basse, flanquée de tours, avait été bâtie à cinquante mètres
environ de l'entrée du Louvre; cette première défense était double avec une porte à
chaque bout. C'était comme un petit camp entouré de murailles formant, en avant de
la façade sud du Louvre, ce qu'on appelait alors une lice. Ces ouvrages avaient une
grande importance, car ils laissaient à la garnison d'un château, si elle parvenait à
les conserver, toute sa liberté d'action; elle facilitait les sorties et remplissait l'office
des [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2, Barbacane|Barbacanes]] des grandes places fortes (voy. ce mot). Comme le dit Guillaume de
Lorris, ces ouvrages bas, plantés en dehors des fossés,
empêchaient la troupe ennemie
de venir d'emblée jusqu'au bord du fossé, sans trouver de résistance. À une
époque où les armes de jet n'avaient pas une portée très-longue, il était fort important
d'entourer les châteaux d'ouvrages extérieurs très-considérables; car, autrement,
la nuit et par surprise, une troupe aurait pu combler le fossé en peu d'instants
et écheller les murailles. Ce fait se présente fréquemment dans l'histoire de nos
guerres en France, lorsqu'il s'agit de châteaux de peu de valeur ou qui n'avaient pas
une garnison assez nombreuse pour garnir les dehors.
 
<span id="footnote73">[[#note73|73]] : Du côté de Saint-Germain-l'Auxerrois.
 
<span id="footnote74">[[#note74|74]] : Ce passage est fort curieux; il nous donne une idée de la disposition des postes
dans les châteaux. Chaque porte composait une défense qui pouvait s'isoler du reste
de la forteresse, véritable châtelet muni de ses tours, de ses salles, cuisines, fours,
puits, caves, moulins même; le seigneur en confiait la garde à un capitaine ayant un
certain nombre d'hommes d'armes sous ses ordres. Il en était de même pour la garde
des tours de quelque importance. Ces postes, habituellement, n'étaient pas relevés
comme de nos jours; la garnison d'un château n'était dès lors que la réunion de
plusieurs petites garnisons, comme l'ensemble des défenses n'était qu'une réunion
de petits forts pouvant au besoin se défendre séparément. Les conséquences du
morcellement féodal se faisaient ainsi sentir jusque dans l'enceinte des châteaux.
De là ces fréquentes trahisons d'une part, ou ces défenses désespérées de l'autre,
de postes qui résistent encore lorsque tous les autres ouvrages d'une forteresse sont
tombés. De là aussi l'importance des donjons qui peuvent protéger le seigneur contre
ces petites garnisons séparées qui l'entourent. Nous trouvons encore, dans ce passage
de la description du Louvre, la confirmation de ce que nous disions tout à
l'heure au sujet de la disposition des courtines et des tours. Les tours étant des
ouvrages isolés reliés seulement par des courtines basses qu'elles commandaient,
les rondes étaient difficiles, ou du moins ne pouvaient se faire qu'à un étage; les
communications entre ces postes séparés étaient lentes; cela était une conséquence
du système défensif de cette époque, basé sur une défiance continuelle. Ainsi, à une
attaque générale, à un siége en règle, on opposait 1º les courtines basses munies
par-derrière d'engins envoyant des projectiles par-dessus les remparts; 2º les crénelages
de ces courtines garnis d'archers et d'arbalétriers; 3º les tours qui commandaient
la campagne au loin et les courtines si elles étaient prises par escalade. Pour
se garantir contre les surprises de nuit, pour empêcher qu'une trahison partielle pût
faire tomber l'ensemble des défenses entre les mains de l'ennemi, on renfermait,
chaque soir, les postes dans leurs tours séparées, et on évitait qu'ils pussent communiquer
entre eux. Des guetteurs placés aux créneaux supérieurs des tours par les
postes qu'elles abritaient, des sentinelles sur les chemins de ronde posées par le
connétable et qui ne dépendaient pas des postes enfermés dans les tours, exerçaient
une surveillance double, contrôlée pour ainsi dire. Ce ne sont pas là des conjectures
basées sur un seul texte, celui d'un poëte; Sauval, qui a pu consulter un grand
nombre de pièces perdues aujourd'hui, entre autres les registres des œuvres royaux
de la chambre des comptes, et qui donne sur le Louvre des détails d'un grand intérêt,
dit (p. 14, liv, VII.): «Une bonne partie des tours, chacune, avoit à part son capitaine
ou concierge, plus ou moins qualifié, selon que la tour étoit grosse, ou détachée
du Louvre. Le comte de Nevers fut nommé, en 1411, concierge de celle de
Windal, le 20 septembre. Sous Charles VI, les capitaines de celles du Bois, de
l'Écluse et de la Grosse tour furent cassés plusieurs fois.» Le commandement
d'une tour n'était donc pas une fonction transitoire, mais un poste fixe, une charge
donnée par le seigneur.
 
<span id="footnote75">[[#note75|75]] : Du côté de la Seine.
 
<span id="footnote76">[[#note76|76]] : Du côté de la rue du Coq. Peur a la charge de grand connestable; la porte qui
lui est confiée restant toujours fermée. Il semblerait que, du temps de Guillaume de
Lorris, la porte du nord demeurait le plus souvent fermée, à cause du vent de bise.
Cette porte n'était d'ailleurs qu'une poterne percée à la base d'une grosse tour servant
probablement de logement à la connétablie du Louvre. La garde de cette poterne
étant facile, puisqu'elle était fort étroite et habituellement fermée, pouvait être
confiée au connétable, dont les fonctions consistaient à surveiller tous les postes, à
donner les ordres généraux et à se faire remettre chaque soir les clefs des différentes
portes.
 
<span id="footnote77">[[#note77|77]] : Ceci est une épigramme à l'adresse des Normands.
 
<span id="footnote78">[[#note78|78]] : Du côté des Tuileries.
 
<span id="footnote79">[[#note79|79]] : Pour médire, répandre de mauvais bruits.
 
<span id="footnote80">[[#note80|80]] : Chaque chef de poste faisait donc le guet à tour de rôle.
 
<span id="footnote81">[[#note81|81]] : La garnison du donjon, composée des plus fidèles, et en grand nombre.
 
<span id="footnote82">[[#note82|82]] : Le <i>Roman du Renart</i>, vers 18463 et suiv.
 
<span id="footnote83">[[#note83|83]] : Renart fuit et se réfugie dans son château qu'il fait réparer.
 
<span id="footnote84">[[#note84|84]] : Il était rare que l'on entrât à cheval dans le château même, les écuries étant
généralement bâties dans la basse-cour comprise dans une première enceinte; on
laissait les montures devant le pont du château.
 
<span id="footnote85">[[#note85|85]] : Renart engage les ouvriers à terminer promptement leur travail.
 
<span id="footnote86">[[#note86|86]] : Il fait faire un pont à bascule (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7, Pont|Pont ]]).
 
<span id="footnote87">[[#note87|87]] : Il est encore question ici d'engins fixes dressés sur les chemins de ronde des tours.
 
<span id="footnote88">[[#note88|88]] : Il fait élever une guette sur chaque tour pour guetter les dehors.
 
<span id="footnote89">[[#note89|89]] : Il fait faire des hourds en dehors des murs (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 6, Hourd|Hourd]]).
 
<span id="footnote90">[[#note90|90]] : Des ouvrages avancés en bois pour défendre les dehors.
 
<span id="footnote91">[[#note91|91]] : En temps de guerre, on faisait faire, en dehors des châteaux, de grandes barbacanes
de bois, que l'on garnissait de gens d'armes appelés par le seigneur. Celui-ci
n'aimait guère à introduire, dans l'enceinte même du château, des soudoyers, les
hommes qui lui devaient un service temporaire, et de la fidélité desquels il ne pouvait
être parfaitement assuré.
 
<span id="footnote92">[[#note92|92]] : Ce dernier trait peint les mœurs du seigneur féodal. Personne du dehors ne
connaît ses desseins.
 
<span id="footnote93">[[#note93|93]] : <i>Extraits de Dolopathos</i> d'Herbers, p. 282.
 
<span id="footnote94">[[#note94|94]] : Presque tous les châteaux n'ont qu'une entrée, ainsi que nous l'avons dit plus
haut à propos du Louvre. Dans <i>Li Romans de Parise la Duchesse</i>, nous trouvons ces
vers:
 
<center>
«An la porte devant a fet .i. pont lever.<br>
. . .<br>
N'i ot que .i. antrée, bien la firent garder.»<br>
</center>
 
Et dans la seconde branche du roman d'Auberi le Bourguignon (voy. la chanson de
Roland, XII<sup>e</sup> siècle, pub. par Francisque Michel, 1837, p. XL):
</div>
<center>
«Fu li chastiax et la tors environ;<br>
Bien fu "assise par grant devision (réflexion, prévoyance)<br>
De nulle part habiter (entrer) n'i puet-on<br>
Fors d'<i>une part</i>, si comme nous cuidonz;<br>
Là est l'antrée et par là i va-on.<br>
Pont torneiz (à bascule) et barre à quareillon (à serrure)<br>
Selve (forêt) i ot vielle dès le tans Salemon;<br>
Bien fu garnie de riche venoison.<br>
Las (proche) la rivière sont créu li frès jon<br>
Et l'erbe drue que coillent li garson.<br>
Li marois sont entor et environ<br>
Et li fossé qui forment (entourent) sont parfont;<br>
Li mur de maubre, de chaus et de sablon,<br>
Et les tornelles où mainnent li baron.<br>
Et li vivier où furent li poisson.<br>
Si fort chastel ne vît onques nus hom;<br>
Là dedens ot sa sale et son donjon<br>
Et sa chapelle por devant sa maison.<br>
...<br>
</center>
<div class="text">
<span id="footnote95">[[#note95|95]] : La défense de la porte est toujours considérée comme devant être très-forte.
 
<span id="footnote96">[[#note96|96]] : Les ponts-levis étaient assez rares au XIII<sup>e</sup> siècle; du moins ils ne tenaient pas
encore aux ouvrages mêmes des portes, mais ils étaient posés en avant, à l'entrée ou
au milieu des ponts, et se composaient d'un grand châssis mobile posé sur deux piles
ou deux poteaux, roulant sur un axe et relevant un tablier au moyen de deux chaînes
de suspension (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1, Architecture militaire|Architecture Militaire]], [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7, Pont|Pont ]]).
 
<span id="footnote97">[[#note97|97]] : Une chaussée conduisait à l'entrée, qui était fort étroite. Deux hommes n'y pouvaient passer de front.
 
<span id="footnote98">[[#note98|98]] : On faisait une distinction entre les <i>bailles</i> et les <i>lices</i>, les premières étaient,
comme nous l'avons vu au château d'[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes A#Arques|Arques]], une encloserie extérieure, une basse-cour,
comme encore au château de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy]]; les lices étaient les espaces laissés entre
deux enceintes à peu près parallèles, entre les murs du château et les palissades extérieures.
 
<span id="footnote99">[[#note99|99]] : Lorsque l'assiette d'un château avait été choisie sur le sommet d'un escarpement,
on taillait souvent le rocher qui devait lui servir de base de manière à rendre les
escarpements plus formidables; souvent même on creusait les fossés à même le
rocher, comme à Château-Gaillard, à la [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes L#La.Roche.Guyon|Roche-Guyon]], et on réservait, à l'extérieur,
une défense prise aux dépens du roc. Ces travaux sont ordinaires autour des châteaux
assis sur du tuf, de la craie ou des calcaires tendres.
 
<span id="footnote100">[[#note100|100]] : Il s'y trouvait de nombreux logements.
 
<span id="footnote101">[[#note101|101]] : Des logements étaient encore disposés autour du donjon.
 
<span id="footnote102">[[#note102|102]] : <i>Li palais</i>, c'est la demeure du seigneur, distincte des <i>herberjaiges</i>, qui paraissent destinés au casernement de la garnison.
 
<span id="footnote103">[[#note103|103]] : Voici la grand'salle, cette dépendance indispensable de tout château.
 
<span id="footnote104">[[#note104|104]] : Dans les salles étaient suspendues les armes, les écus, les cors; c'était la principale
décoration des intérieurs; et dans un grand nombre de châteaux, on voit encore
la place des tablettes, des crochets de fer qui servaient à porter des panoplies d'armes
et d'ustensiles de guerre et de chasse.
 
<span id="footnote105">[[#note105|105]] : N'avons-nous pas vu encore, à la fin du dernier siècle, la noblesse française agir
en face des grandes émotions populaires comme elle avait agi, deux siècles et demi
plus tôt, en face de l'artillerie?
 
<span id="footnote106">[[#note106|106]] : Ce plan est réduit sur celui donné par M. le comte de Clarac dans son <i>Musée de sculpture ant. et mod.</i>, 1826-1827.
 
<span id="footnote107">[[#note107|107]] : Voy. les <i>Titres concern. Raimond du Temple, archit. du roi Charles V</i>. Bib. de
l'École des chartes, 2<sup>e</sup> série, t. III, p. 55. Raimond du Temple cumulait, auprès du
roi Charles V, les fonctions de sergent d'armes et de maître des œuvres, et les titres
dont il est ici question font connaître les sentiments d'estime que le roi de France
professait pour son garde-du-corps, architecte.
 
<span id="footnote108">[[#note108|108]] : La bibliothèque de Charles V était nombreuse et riche; c'est dans cette petite
salle ronde que se forma l'un des noyaux de la Bibliothèque impériale.
 
<span id="footnote109">[[#note109|109]] : Lorsque Charles V veut faire les honneurs de son Louvre à l'empereur
Charles IV, il y fait conduire ce prince en bateau: «Au Louvre arrivèrent; le Roy
monstra à l'Empereur les beauls murs et maçonnages qu'il avoit fait au Louvre
édifier; l'Empereur, son filz et ses barons moult bien y logia, et partout estoit le
lieu moult richement paré; en la sale dina le Roy, les barons avec lui, et l'Empereur
en sa chambre.» <i>Des faits du sage Roy Charles V</i>, Cristine de Pizan, ch. XLII.
 
<span id="footnote110">[[#note110|110]] : Ce qui prouve encore que la place de Vincennes n'avait pas été considérée par
son fondateur comme un château, c'est ce passage de Cristine de Pisan, extrait de
son <i>Livre des faits et bonnes meurs du sage Roy Charles V</i>. «Item, dehors Paris, le
chastel du bois de Vincenes, qui moult est notable et bel, avoit entencion (le roi)
de faire ville fermée; et là aroit establie en beauls manoirs la demeure de pluseurs
seigneurs, chevaliers et autres ses mieulz amez, et à chascun y asseneroit rente à
vie selon leur personne: celleci lieu voult le Roy qu'il fust franc de toutes servitudes,
n'aucune charge par le temps avenir, ne redevance demander.» Chap, XI.
 
<span id="footnote111">[[#note111|111]] : M. Jules Quicherat a trouvé, dans la province de Burgos (vieille Castille), un
village qui porte le nom de ce château devenu célèbre, au XIII<sup>e</sup> siècle, par le séjour
qu'y fit l'archevêque Bertrand de Goth, après l'avoir fait reconstruire. Selon M. Quicherat,
au commencement du XIII<sup>e</sup> siècle, un cadet de Biscaye, don Alonzo Lopès,
apanagé de Villandraut (villa Andrando), eut deux fils, dont le plus jeune, don André,
vint en France à la suite de Blanche de Castille, et s'arrêta en Guienne près Bazas,
dans le lieu qui a conservé le nom de Villandraut. Un demi-siècle plus tard, l'alliance
de la fille ou petite-fille d'André avec un membre de la famille de Goth fit passer
cette seigneurie dans cette maison et bientôt dans la possession de celui qui, d'abord
archevêque de Bordeaux, ne tarda pas à être élevé dans la chaire de saint Pierre,
sous le nom de Clément V. 1306-1316. <i>Comm. des mon. hist. de la Gironde</i>.
 
<span id="footnote112">[[#note112|112]] : Fourmariaige, forimarige, taxe qu'un serf était tenu de payer à son seigneur pour
pouvoir épouser une femme de condition libre ou une serve d'un autre seigneur.
 
<span id="footnote113">[[#note113|113]] : <i>Hist. de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Coucy|Coucy-le-Château]]</i>, par Melleville; Laon, 1848.
 
<span id="footnote114">[[#note114|114]] : <i>Le Quadrilogue invectif</i>, édit. de 1617, p. 447.
 
<span id="footnote115">[[#note115|115]] : <i>Le Livre des quatre Dames</i>, édit. de 1617, p. 665.
 
<span id="footnote116">[[#note116|116]] : <i>Compiègne et ses environs</i>, par L. Ewig.
 
<span id="footnote117">[[#note117|117]] : Ce plan est à l'échelle de 0,001 mill. pour mètre.
 
<span id="footnote118">[[#note118|118]] : Les perrons jouent un rôle important, à partir du XIII<sup>e</sup> siècle, dans les châteaux (voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7, Perron|Perron ]]).
 
<span id="footnote119">[[#note119|119]] : Ces sortes de tours servant de prisons sont désignées, pendant les XII<sup>e</sup> et
XIII<sup>e</sup> siècles, sous le nom de <i>cartre</i>.
</div>
<center>
« Or fu Ogier en la grant cartre obscure<br>
Où il estoit et en fers et en buis.<br>
. . . . . . »<br>
</center>
<div class="text">
(<i>Ogier l'Ardenois</i> vers 10281).
 
Et plus haut:
</div>
<center>
«Et morrai chi en celle cartre obscure.<br>
. . . . . . . »<br>
En une crote (grotte) estoit li dux Ogier<br>
Qui si iert basse ne se pooit drechier<br>
Et si estroite ne se pooit couchier.»<br>
</center>
<div class="text">
(Vers 10254).
 
<span id="footnote120">[[#note120|120]] : Voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 6, Latrines|Latrines]].
 
<span id="footnote121">[[#note121|121]] : Voyez le curieux discours de ce chef de bande, dans la <i>Satyre Ménippée</i>.
 
<span id="footnote122">[[#note122|122]] : Il existait, dans la galerie des Cerfs de Fontainebleau, une vue peinte de Pierrefonds,
qui se trouvait ainsi au nombre des premières places du royaume.
 
<span id="footnote123">[[#note123|123]] : Échelle de 0,001 mill. pour mètre.
 
<span id="footnote124">[[#note124|124]] : Nous avons donné, à l'article [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 3, Charpente|Charpente]], la coupe de l'étage supérieur. Autrefois
il n'y avait qu'une seule salle occupant toute la longueur du bâtiment F, et la cheminée
qui la chauffait était pratiquée dans le pignon de gauche à l'ouest. (Voir la
vue cavalière, fig. 27.)
 
<span id="footnote125">[[#note125|125]] : Cette dernière partie du château est dérasée aujourd'hui à quelques mètres
au-dessus du sol de la cour.
 
<span id="footnote126">[[#note126|126]] : Aujourd'hui, quoique le château soit en partie habité par M. de Sully, les tours
sont démantelées et le donjon à peu près abandonné; mais il existe, dans le château
même, un modèle en relief des bâtiments exécuté dans le dernier siècle, et qui est
fort exact; ce modèle nous a servi à compléter les parties détruites pendant la révolution,
Le grand Sully habita ce château après la mort de Henri IV et fit percer, à
tous les étages, des fenêtres qui n'existaient pas avant cette époque, les jours étant
pris du côté de la cour intérieure.
 
<span id="footnote127">[[#note127|127]] : Ce plan est à l'échelle de 0,007 mill. pour mètre.
 
<span id="footnote128">[[#note128|128]] : Nous n'avons rétabli dans cette vue que les charpentes qui n'existent plus; quant
aux maçonneries, elles sont presque intactes.
 
<span id="footnote129">[[#note129|129]] : Voy. [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1, Architecture militaire|Architecture Militaire]].
 
<span id="footnote130">[[#note130|130]] : Nous devons les curieux renseignements que nous possédons sur ce château à l'obligeance bien connue du savant archiviste de Strasbourg, M. Schéegans, et à notre confrère M. Bœswilwald.
 
<span id="footnote131">[[#note131|131]] : «Une lettre fort importante,» dit M. Schéegans dans une notice inédite sur le [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes H#Hohen-Koenigsbourg|Hohenkœnigsbourg]], «que l'empereur écrivit aux magistrats de Strasbourg, et conservée
dans les archives de cette ville, donne acte de cette cession. Par cette lettre,
datée du 14 mars 1479, l'empereur Frédéric informe les magistrats: qu'en reconnaissance
des services à lui rendus par les comtes de Thierstein, et pour d'autres
motifs justes, il leur a concédé en fief le château ruiné de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes H#Hohen-Koenigsbourg|Hohenkœnigsbourg]], avec
ses dépendances, et qu'il <i>leur a permis de le reconstruire</i>. En conséquence, l'empereur,
en vertu du pouvoir impérial, prie les magistrats de Strasbourg et leur ordonne
de venir en aide aux comtes de Thierstein, de leur prêter secours et assistance
contre tous ceux qui chercheraient à les contrarier dans la prise de possession,
reconstruction et jouissance dudit château, de ne pas souffrir qu'ils y soient troublés,
et de leur fournir secours fidèle, au nom du Saint-Empire, contre tous ceux
qui oseraient porter atteinte à leurs droits.»
 
<span id="footnote132">[[#note132|132]] : À l'échelle de 0,007 mil. pour dix mètres.
 
<span id="footnote133">[[#note133|133]] : Cette vue ainsi que le plan sont tirés de l'œuvre de Ducerceau sur les <i>Bâtiments en France</i>, le château étant détruit depuis la Révolution.
 
<span id="footnote134">[[#note134|134]] : <i>Les plus excellens bastimens de France</i>, liv. II.
 
<span id="footnote135">[[#note135|135]] : Toutes les constructions ne dataient pas de la même époque; les plus anciennes
remontaient à la fin du XV<sup>e</sup> siècle. Mais, pendant le XVI<sup>e</sup> siècle, les bâtiments, surtout
à l'intérieur, furent en grande partie décorés avec un grand luxe d'architecture. Plus
tard encore, pendant le XVII<sup>e</sup> siècle, les communs furent modifiés.
 
<span id="footnote136">[[#note136|136]] : Voy., dans <i>Les plus excellens bastimens de France</i>, de Ducerceau, les vues et
détails des constructions de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chantilly|Chantilly]].
 
<span id="footnote137">[[#note137|137]] : Voy. Ducerceau et l'œuvre (petite) d'Israël Sylvestre. Voy. aussi, dans le <i>Guide
hist. du voyage à Blois et aux environs</i>, par M. De la Saussaye, 1815, une excellente
notice sur ce beau château de la renaissance.
 
<span id="footnote138">[[#note138|138]] : À l'échelle d'un demi-millimètre pour mètre.
 
<span id="footnote139">[[#note139|139]] : Notre vieux poëte, Charles de Sainte-Marthe, né en 1542, mort en 1555, écrivait,
dans ses <i>Conseils aux poëtes</i>, pendant que l'on bâtissait [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chambord|Chambord]], ces vers
pleins de sens, et qui font connaître quelle était alors la manie des beaux-esprits en
France de ne rien trouver de bon que ce qui venait d'Italie:
<br>
</div>
<center>
«Ne veulx-tu donq, ô François, y entendre?<br>
Ne veulx-tu donq virilement contendre<br>
Contre quelcuns barbares estrangiers<br>
Qui les François disent estre légiers?<br>
D'où prennent-ils d'ainsi parler audace?<br>
C'est seulement à la mauvaise grace<br>
Que nous avons des nostres dépriser<br>
Et sans propos les aultres tant priser.<br>
 
<br>
 
Qu'a l'Italie ou toute l'Allemaigne,<br>
La Grèce, Escosse, Angleterre ou Espaigne<br>
Plus que la France? Est-ce point de tous biens?<br>
Est-ce qu'ils ont aux arts plus de moyens?<br>
Ou leurs esprits plus aiguz que les nostres?<br>
Ou bien qu'ils sont plus savants que nous aultres?<br>
Tant s'en fauldra que leur veuillons céder<br>
Que nous dirons plus tost les excéder.<br>
 
<br>
 
Un seul cas ont (et cela nous fait honte),<br>
C'est que des leurs ils tiennent un grand compte,<br>
Et par amour sont ensemble conjoincts,<br>
Mais nous, François, au contraire, disjoincts.<br>
Car nous avons à écrire invectives.<br>
...<br>
</center>
<div class="text">
C'est quelque maître des œuvres français, quelque Claude ou Blaise de Tours ou
de Blois, qui aura bâti [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Chambord|Chambord]]; et si le Primatice y a mis quelque chose, il n'y
paraît guère. Mais avoir à la cour un artiste étranger, en faire une façon de surintendant
des bâtiments, le combler de pensions, cela avait meilleur air que d'employer
Claude ou Blaise, natif de Tours ou de Blois, bonhomme qui était sur son chantier
pendant que le peintre et architecte italien expliquait les plans du bonhomme aux
seigneurs de la cour émerveillés. Nos lecteurs voudront bien nous pardonner cette
sortie à propos du Primatice; mais nous ne voyons en cet homme qu'un artiste
médiocre qui, ne pouvant faire ses affaires en Italie, où se trouvaient alors cent
architectes et peintres supérieurs à lui, était venu en France pour emprunter une
gloire appartenant à des hommes modestes, de bons praticiens dont le seul tort était
d'être né dans notre pays et de s'appeler Jean ou Pierre.