« Souvenirs d’une actrice » : différence entre les versions

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Dans une de ces soirées, dont Fabre d’Églantine faisait souvent partie, on se racontait toutes sortes d’anecdotes. Un jour que l’on parlait à Fabre de son mariage avec mademoiselle Lesage, il nous raconta d’une façon fort plaisante comment l’opéra du ''Magnifique'' lui avait servi à enlever sa femme.
 
Le ''Magnifique'', opéra de Sedaine, musique de Grétry, ne se joue plus depuis longtemps, et des
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personnes en ont conservé une légère idée. On citait le morceau du ''Quart-d’Heur''e, qui dure juste ce temps, et fait le principal intérêt de la pièce : il fut aussi la principale cause du mariage de Fabre.
 
Un tuteur garde avec soin une jeune et belle fille qui lui a été confiée. Son père, en partant pour les Indes, a transmis tous ses droits sur sa fille et sur ses biens au seigneur Aldobrandin. Le laps de temps qui s’est écoulé, sans qu’on n’en ait reçu aucune nouvelle, fait croire que ce père n’existe plus. D’après cela, Aldobrandin, qui convoite la fortune, cherche à se l’assurer en épousant sa pupille. Comme presque toutes les pupilles de comédie, elle ne connaît que son tuteur ; plus docile, elle s’est résignée à sa volonté ; mais ce fripon d’amour, qui n’a jamais fait autre chose que de se jouer des jaloux, vient traverser ses projets.
 
Un beau seigneur, connu à Florence par sa richesse, sa bonne mine et sa générosité, qui l’a fait surnommer le ''Magnifique'', a entendu parler vaguement d’une beauté mystérieuse. Il a fait peu d’attention à ces discours ; mais, un jour de solennité
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publique, il aperçoit sur un balcon la plus charmante personne qu’il ait jamais rencontrée sur son chemin. Le beau Florentin, attirant tous les regards par la magnificence de sa suite, son superbe coursier et sa bonne grâce à le manier, ne pouvait manquer d’attirer l’attention de la jeune pupille. Leurs yeux se rencontrèrent, et cette étincelle électrique, ce magnétisme du cœur, qui fait qu’on se comprend sans s’être jamais parlé, qui fait rêver à un objet à peine entrevu, ce magnétisme qui existait avant que le mot n’en fût inventé, les frappa tous deux au même moment. Rentrée dans sa retraite, la jeune fille fut triste et rêveuse, et au milieu des fêtes, le seigneur Octavio ne cessa de penser à cette charmante apparition. Il parla au seigneur Aldobrandin, dans l’espoir qu’on pourrait lui donner quelques renseignements sur sa pupille ; mais personne ne savait rien sur cette merveille constamment dérobée à tous les regards.
 
Le lendemain, il fait venir dans son palais un certain Fabio, espèce de Figaro ; celui-ci n’est point barbier, mais courtier d’affaires des gens importants
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de Florence, et fort au courant de ce qui s’y passe. Il a surtout une grande connaissance en chevaux, ce qui fait qu’on l’emploie pour toutes les acquisitions de ce genre. Le Magnifique possède le plus beau haras du pays, et le seigneur Aldobrandin, qui est grand amateur, a remarqué, le jour de la course, la haquenée du Florentin avec autant de plaisir que celui-ci a admiré sa pupille. Tous deux s’adressent à Fabio par un motif bien différent : le tuteur veut faire l’acquisition du cheval. Octavio, charmé d’apprendre qu’il peut y avoir quelques rapports entr’eux, répond à la proposition de l’avare tuteur par ces mots : « Ma haquenée n’est point à vendre ; cependant, comme je voudrais de tout mon cœur obliger le seigneur Aldobrandin, je la lui céderai pour dix mille ducats. »
 
On pense que le seigneur Aldobrandin trouve cette somme exorbitante, et qu’il aime mieux renoncer au cheval que de le posséder à ce prix. Après plusieurs pourparlers, par l’entremise de Fabio, Octavio, voyant l’extrême envie du tuteur, et cherchant à l’exciter, se résume ainsi : «
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J’ai entendu vanter la beauté de la pupille du seigneur Aldobrandin, je désirerais savoir si son esprit est égal à ses charmes ; qu’il me permette de causer un quart-d’heure avec elle, en sa présence, mais sans qu’il puisse nous entendre, et mon cheval est à lui. »
 
Le tuteur, choqué de la proposition, la rejette avec indignation ; cependant il s’en occupe. Fabio, qui trouve qu’un quart-d’heure de conversation pour un cheval de dix mille ducats est un marché excellent, l’engage beaucoup à l’accepter ; il lui chante même à ce sujet un morceau très bien fait sur les détails de la beauté et des qualités du cheval, l’assurant qu’il n’a point vu de plus fier animal[55]. Enfin, à force d’y réfléchir, le tuteur trouva un moyen de concilier son avarice et sa jalousie, après avoir fait prier le Magnifique de venir chez lui afin de connaître s’il peut lui permettre de
 
Causer, jaser, en tout honneur,
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Sans nulle expression badine.
Sans nul mot qui choque son cœur.
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Les choses bien convenues, l’heure prise, le tuteur est assez embarrassé de s’en expliquer avec sa pupille ; il cherche d’abord à exciter son indignation, l’assure qu’il n’a consenti que pour punir ce jeune homme de sa présomption, et qu’il attend d’elle qu’elle lui témoignera son mépris en ne répondant pas un mot aux discours qu’il pourra lui tenir : d’ailleurs il sera présent et observera attentivement.
 
L’acte commence. Clémentine est placée près d’une table sur laquelle l’on voit une corbeille de fleurs ; elle tient à sa main une rose. Le Florentin arrive, la salue profondément ; il est paré de tout ce que le désir de plaire a pu lui suggérer de plus élégant. Le tuteur se place à dix pas, il tient à sa
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main une montre ; Octavio remet la sienne à Fabio, et le quart-d’heure commence (je joins ici les paroles pour l’entente de la scène) :
 
Pardonnez, ô belle Clémentine,
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Dont la contrainte à la fois blesse
L’amour et la délicatesse,
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Mon honneur et votre sagesse.
Ah ! à vous approuvez mon dessein,
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Il faut savoir, maintenant, comment cet opéra contribua au mariage de Fabre d’Églantine.
 
Il était dans une ville du Languedoc, où il jouait les rôles de Molé et de Larive, assez médiocrement, dit-on ; il rêvait déjà poésie et littérature, où il devait mieux réussir que dans la comédie. Il eût été
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heureux pour lui qu’il n’eût jamais fait que ce rêve-là. Mademoiselle Lesage[56] était attachée au même théâtre que Fabre ; elle chantait les prime donne ; elle avait une voix superbe, et elle était aimée autant qu’estimée, dans cette ville, ainsi que sa famille. Fabre en devint éperdument amoureux ; il ne lui déplut pas, elle lui permit même de demander sa main ; mais ses parents ne furent pas du même avis ; on la lui refusa très positivement. Les obstacles irritent l’amour ; ils s’aimaient, bientôt ils s’adorèrent ; mais ils étaient surveillés avec une telle vigilance, qu’ils ne pouvaient se dire un mot, encore moins s’écrire.
 
Fabre, dont l’esprit avec beaucoup d’invention (il nous l’a bien prouvé dans son ''Intrigue Épistolaire''), se creusait cependant en vain la tête pour trouver quelque moyen ; il n’en vit pas de plus sur que d’enlever sa belle et d’aller se marier à Avignon : on serait bien alors forcé à ratifier le mariage ; c’était la seule réparation qu’on pût exiger, et il était plus que disposé à s’y
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conformer ; mais cela ne pouvait guère se faire sans le consentement de la demoiselle, et comment l’obtenir ? comment s’entendre sans se parler ? Fabre était extrêmement lié avec le chef d’orchestre, auquel il faisait des paroles pour sa musique, et qui l’aidait de ses conseils dans ses amours.
 
— Ne pourrais-je pas, lui dit-il un jour, entreprendre de jouer l’opéra ? j’aurais au moins l’occasion de lui parler pendant les ritournelles.
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— Es-tu fou ? le rôle du Magnifique ! et le _quart-d’heure_, qui en est recueil !
— C’est justement sur le ''quart-d’heure'' que je compte pour expliquer à ma Clémentine mon projet ; la rose, tombant d’un côté convenu, sera le signal de son consentement.
— Fort bien, si tout cela pouvait se faire en parlant, mais en chantant !
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Fort bien, si tout cela pouvait se faire en parlant, mais en chantant !
— Tu verras, tu verras, l’amour rend capable de tout.
— Mais l’amour ne fait pas chanter ceux qui n’ont pas de voix !
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Tombez, tombez, rose charmante.
 
C’était au point que le chef d’orchestre était sur les épines, et tremblait qu’il n’en perdit ton et mesure. Tout fut convenu entre eux ; il enleva la demoiselle,
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et ils partirent sur-le-champ pour Avignon, espèce de _Gretna green_[57] où l’on était marié, grâce au nonce du pape. Ils écrivirent de là pour obtenir leur pardon. La famille ne pouvait plus refuser, et ils revinrent ratifier leur mariage. Cela fit un tel bruit dans la ville, qu’on voulut les revoir dans cet opéra, source de leur bonheur, et on leur jeta ces vers sur la scène :
 
Le Magnifique à l’amour le dispose,
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Aventure comique de Dugazon • Les costumes de Talma • Son début dans ''Henri VIII'', en 1791 • Mademoiselle Desgarcins ; son talent, ses amours • Mesdemoiselles Sainval aîné et cadette ; leur frère, officier ; anecdote.
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Lorsque Talma voulut décidément profiter du décret sur la liberté des théâtres, pour quitter celui du Faubourg-Saint-Germain, il y eut de grands débats. Dugazon et Nauderse provoquèrent, et un duel eut lieu entre eux.
 
On attaqua Talma sur l’engagement qu’il avait contracté avec la Comédie-Française ; on voulut lui intenter un procès, et l’on commença par mettre
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arrêt sur ses costumes, qui, selon l’usage, étaient renfermés dans la loge où il s’habillait.
 
C’eût été une perte immense, mais on ne voyait trop par quel moyen on aurait pu engager les sociétaires du Théâtre-Français à renoncer à leurs prétentions. On craignait qu’ils n’employassent tous ceux avoués par la loi.
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La discussion et l’arrêt mis sur la garde-robe de Talma se terminèrent de la manière la plus burlesque, grâce à la folle imagination de Dugazon.
 
Une assemblée avait été convoquée pour discuter les intérêts respectifs. Les avocats des deux parties, les huissiers, étaient sous le péristyle, où l’on disputait déjà par avance, attendant que l’assemblée fût ouverte. Pendant tout ce tumulte, Dugazon monte au théâtre ; il y trouve les comparses qui attendaient le capitaine des gardes qui devait les exercer ; mais le capitaine des gardes avait bien autre chose à faire : il était en bas à écouter ce qui allait se décider. Dugazon ne perd pas de temps ; il prend huit figurants auxquels il montrera, dit-il, ce qu’ils ont à faire ; il les emmène au magasin des costumes, qui est désert,
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les fait habiller en licteurs, leur fait prendre quatre de ces grandes corbeilles qui servent à transporter les habits, puis il monte à la loge de Talma, dont il s’était procuré les clés, dépose les cuirasses, les armes, les casques dans les corbeilles qu’il drape avec des manteaux et des toges, s’affuble lui-même du costume d’Achille, la visière basse, le bouclier et la lance au poing, fait prendre les corbeilles par ses gardes, descend et passe gravement à travers ce monde rassemblé, qui, tout ébahi et ne sachant ce que cela veut dire, le laisse gagner la porte.
 
Il était déjà sur la place, avant qu’ils fussent revenus de leur surprise, et informés du mot de cette énigme en action. On conçoit que la foule qui commençait à les suivre sur la place s’augmentait à mesure qu’ils avançaient. Enfin ils arrivent au théâtre du Palais-Royal, où Dugazon fait déposer les dépouilles opimes. Le duc d’Orléans, informé de ce bruit, qui ne ressemble en rien à une émeute, puisque tout le monde rit, veut voir Dugazon, qui lui conte ses exploita de la manière la plus comique. Le lendemain, Paris retentissait de cette folie. Le
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théâtre du faubourg Saint-Germain n’osa pas donner suite à une aussi burlesque comédie, dans la crainte du ridicule. Ce qu’il y a de charmant, c’est que Talma n’en savait rien lui-même.
 
Talma débuta quelque temps après dans le rôle de ''Henri VIII'', avec un succès extraordinaire. Je n’insisterai pas là-dessus, parce qu’il est des admirations qui s’expriment mieux par le silence. Le costume, le physique, étaient du temps ; tout avait ce cachet qui n’appartenait qu’à Talma. Madame Vestris jouait le rôle d’Anne de Boulen, madame Desgarcins celui de lady Seymour. La pièce obtint le plus grand succès, et fit prévoir un bel avenir de poète pour Marie-Joseph Chénier.
 
Talma joua peu de temps après le ''Maure de Venise'', où mademoiselle Desgarcins remplissait le rôle d’Hédelmone, c’est moi qui chantais la romance du saule, dans la coulisse. L’auteur, M. Ducis, trouvait que ma voix était la seule qui pût s’harmonier avec l’organe de mademoiselle Desgarcins. C’est une singulière remarque à faire, qu’une personne qui possède un joli organe a souvent la voix
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fausse, et rarement le sentiment du chant, tandis qu’une chanteuse, douée d’une voix sensible, harmonieuse, n’a point d’onction dans l’organe en parlant. On me demandait cette romance chaque fois que j’arrivais chez Talma.
 
Mademoiselle Desgarcins n’était pas moins remarquable que Talma dans cette tragédie, et ce n’était pas sa beauté qui faisait une si grande impression sur les spectateurs, tant il est vrai qu’une actrice peut se dispenser d’être jolie, lorsqu’elle a du charme, de la sensibilité et une voix touchante. Lord Byron a dit :
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« L’amour n’a pas dans son carquois une flèche qui pénètre le cœur aussi avant qu’un charmant organe. »
 
C’était une des qualités que possédait le plus éminemment mademoiselle Desgarcins ; sa voix était une douce mélodie ; elle avait une expression de mélancolie dans le regard, un mol abandon dans sa démarche, quelque chose de suave qui l’embellissait en parlant. C’était surtout dans le rôle d’Hédelmone
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et dans celui de Saléma ''d’Abufar'', qu’elle était entraînante. Talma, qui avait alors toute la verdeur de la jeunesse, toute la fougue des passions, faisait un contraste parfait avec elle ; aussi, dans leur scène de jalousie, ces deux mots si simples : « _Hédelmone, Othello, »_ produisaient-ils toujours un grand effet, et dans son récit, lorsqu’elle lui dit que son père l’a menacée de se tuer à ses yeux si elle ne signait ce billet,
 
— J’ai signé.
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ce peu de mots avait un accent si vrai, si persuasif, qu’on se sentait indigné que le jaloux Othello ne fût pas convaincu.
 
Mademoiselle Desgarcins a fait naître des passions très vives, et j’en suis peu surprise ; elle devait faire passer dans l’âme ce qu’elle exprimait si vivement. Notre grand acteur s’était lui-même inspiré de son amour pour la touchante Hédelmone ; plus tard, à son tour, elle éprouva une de ces passions qui peuvent porter aux dernières extrémités celles qui en
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sont malheureusement atteintes, mais qui fatiguent bientôt celui qui en est l’objet. C’était pour un jeune jurisconsulte d’une figure et d’une tournure agréables, homme d’esprit, de goût, et enthousiaste du talent de cette charmante actrice.
 
Leur liaison dura longtemps, mais enfin M. Allard se lassa tellement de l’exigence de sa maîtresse, de cet esclavage de tous les instants qui l’arrachait à ses études, à sa société habituelle, qu’il songea sérieusement à s’en affranchir. Il employa tous les moyens capables d’amener une rupture sans trop d’éclat, mais ce fut inutilement. Il feignit une absence dont elle devina promptement le motif ; elle écrivit lettres sur lettres. Il prit le parti de ne plus répondre à ses continuelles doléances, à ses reproches sans fin. L’on est cruel lorsqu’on n’aime plus. Quelques semaines se passèrent sans qu’il entendit parler de sa jalouse amante ; il espérait que la fierté était enfin venue en aide à l’amour outragé ; dans d’autres moments cependant il craignait qu’elle n’eût succombé à l’excès de sa douleur, car il ne la voyait plus annoncée
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dans les rôles qu’elle jouait le plus habituellement. Il n’osait prendre des informations trop directes, car il appréhendait de témoigner un intérêt qui aurait pu amener une réconciliation.
 
Tandis qu’il se perdait en conjectures, espérant pourtant que tout était enfin terminé, il entend un matin frapper violemment à la porte de la rue. Il demeurait sur la place Dauphine, à l’entresol ; il met la tête à la fenêtre, et reconnaît sa belle dans un état d’exaspération qui le fait frémir de la scène qui ne peut manquer de s’ensuivre. Elle entre, et tombe éperdue sur un fauteuil placé près de la croisée. Il se fait un moment de silence que le pauvre amant se garde bien d’interrompre le premier ; bientôt elle semble se recueillir et réfléchir profondément.
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— Pas un mot de plus, oui ou non ?
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— Eh bien, puisque vous ne voulez accueillir aucune raison, oui ; mais…
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— Je veux avoir mes lettres, il me les faut sur-le-champ !
 
Le jeune homme passe dans sa chambre à coucher pour les prendre dans son secrétaire. Pendant ce temps, elle dépose un papier sur une table placée à côté d’elle, tire de son sein un couteau et se frappe à plusieurs reprises. Si la scène était tragique, le poignard l’était malheureusement aussi, car c’était un véritable poignard. M. Allard, entendant du bruit, accourt et trouve mademoiselle Desgarcins étendue sur le parquet et baignée dans son sang ; on peut juger de son effroi. Il appelle du secours à grands cris. L’on monte en tumulte. Quelques marchandes étalagistes qui se tenaient sur la place Dauphine s’imaginent que c’est le beau jeune homme qui a tué la dame blonde ; elles allaient lui faire un mauvais parti, si l’officier de police et le médecin, qu’on avait envoyé chercher, ne fussent arrivés
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à temps. Pendant que ce dernier donnait ses soins à la blessée, l’officier de police avait ouvert le papier déposé sur la table ; elle y déclarait que c’était de sa propre et libre volonté qu’elle avait voulu en finir avec la vie. Ceci calma un peu les amantes du quartier, d’autant plus que le médecin assura que les blessures n’étaient pas mortelles. L’on ébruita le moins possible cette affaire, et l’on ne nomma point la dame, qui resta chez M. Allard, attendu qu’il était impossible de la transporter sans danger. Il lui donna tous ses soins pendant le cours de la maladie et de la convalescence, qui fut longue, et qu’elle prolongea peut-être pour en jouir plus longtemps ; mais, inutile espoir ! cette catastrophe, bien loin d’avoir ramené l’amant de la délaissée, l’en avait éloigné plus que jamais. Le danger une fois passé, il l’avait prise dans une aversion qui ne se conçoit pas ; il fut peu touché, peu reconnaissant de cette preuve d’amour.
 
Mademoiselle Desgarcins fut longtemps avant de reparaître sur la scène, et quoiqu’on ait voulu attribuer son absence à une maladie ordinaire, cela
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transpira dans le public. Elle reparut dans le rôle de Saléma et fut accueillie froidement ; elle eut la maladresse de vouloir adresser au public ces vers de son rôle :
 
Ainsi donc mes funestes amours
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Il y eut une espèce de murmure. L’on n’aime pas les scènes tragiques hors du théâtre. Si l’on eut fait des feuilletons à cette époque, cette anecdote eût été répétée de bien des manières, et du moins l’on eût évité les erreurs qu’on a commises lorsqu’on a fait un vaudeville sur mademoiselle Desgarcins. Ce n’était point une jolie femme, et elle n’était pas élève de Florence, mais de Larive. C’est au théâtre de la République qu’elle a joué Hédelmone dans ''Othello'', et non au Théâtre-Français.
 
Mademoiselle Desgarcins resta quelques années encore au théâtre de la République, et finit par se retirer à la campagne, par raison de santé. On sait que, destinée aux grandes catastrophes, elle fut
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attaquée dans sa maison par les compagnies de Jésus et les chauffeurs. Elle se jeta à leurs pieds pour les conjurer d’épargner sa fille, jeune enfant de cinq à six ans. Ces brigands enfermèrent les femmes, ainsi que les domestiques dans une cave, et pendant ce temps dévalisèrent la maison. Après leur départ, les cris de ces malheureuses ayant attiré les paysans du voisinage, elles furent délivrées, mais mademoiselle Desgarcins avait éprouvé une telle commotion par la frayeur et la crainte de voir égorger son enfant devant elle, que sa tête en fut dérangée. Elle avait des crises nerveuses qui lui faisaient voir sans cesse les brigands. Elle leur parlait, les implorait ; c’était un spectacle déchirant.
 
Je ne puis terminer les portraits des artistes sans parler des demoiselles Sainval qui jouissaient d’une égale réputation, quoique dans un genre différent. L’aînée, dans les rôles de reine, avait un talent remarquable, d’après ce que j’en ai entendu dire aux acteurs qui l’avaient connue dans le temps le plus brillant de sa carrière, mais sa diction était emphatique.
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Lorsque je l’ai vue, elle jouait en représentation ; il ne lui restait plus que des éclairs de ce talent, souvent admirable à la vérité, mais accompagné de tous les ridicules qui peuvent exciter l’hilarité des jeunes gens qui ne prennent pas la peine de rien voir au-delà. Elle était tellement facile à contrefaire, que nous nous donnions volontiers ce plaisir.
 
Mademoiselle Sainval était laide ; elle avait une si grande conviction de sa laideur, que son geste le plus habituel semblait toujours vouloir lui cacher le visage ; elle avançait le bras à la hauteur de la figure, comme on le fait lorsque les rayons du soleil vous fatiguent les yeux. Elle avait souvent des transitions spontanées qui entraînaient les applaudissements et qui n’appartenaient qu’à elle, car les autres actrices ne s’en étaient pas même doutées et ne pouvaient concevoir qu’un mot produisit un tel enthousiasme ; mais ce mot était préparé par un silence, par un coup-d’œil, un jeu de physionomie, et c’était admirable. Malheureusement elle reprenait bientôt sa diction ampoulée et son ton déclamatoire
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qu’elle ne quittait pas même dans la vie privée. Elle recevait souvent du monde dans sa maison de la Cour-des-Fontaines. Comme Monvel en occupait un étage, c’est chez lui que j’ai vu plus intimement mademoiselle Sainval ; elle était tellement préoccupée du sentiment de sa laideur, qu’elle portait un voile épais et ne le soulevait que jusqu’à la bouche, se tenant de préférence dans l’endroit le plus obscur de l’appartement. Cependant elle allait dans le monde ; elle y portait son originalité et son voile, sous prétexte que le jour ou la lumière lui fatiguait les yeux. Elle n’en était pas moins fort recherchée comme une personne d’un mérite supérieur. Les étrangers, et particulièrement les Russes, en faisaient le plus grand cas. Le prince Baratinsky l’avait connue lorsqu’il était ambassadeur en Franco, et dans les plus beaux jours de son talent ; il en avait souvent parlé à sa fille, la princesse Dolgourouky. Lorsqu’elle vint à Paris pendant la paix d’Amiens, il s’empressa d’inviter cette actrice célèbre, et lui fit l’accueil le plus distingué. C’est mademoiselle Sainval qui m’avait présentée chez la
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princesse, qui recherchait les chanteuses et en général tous les artistes avec empressement Mademoiselle Sainval y disait souvent des scènes avec une extrême complaisance, et nous nous faisions un plaisir de lui donner les répliques.
 
Mademoiselle Sainval cadette était loin d’être jolie, mais cependant moins laide que sa soeur. Je ne lui ai jamais vu jouer que le rôle de la comtesse, du ''Mariage de Figaro'' ; on dit qu’elle était admirable de sensibilité et d’âme dans les jeunes princesses, mais surtout dans les Iphigénies. Sa physionomie était expressive ; elle avait de la dignité, quoique petite, maigre et noire.
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Elle fit un voyage en Russie au commencement du règne de l’empereur Alexandre. Elle y fut accueillie d’après sa réputation, comme tous les artistes de talent l’ont toujours été dans ce pays. On fit arranger pour elle un théâtre au palais de la Tauride ; elle y joua ''Iphigénie en Tauride''.
 
Dix ans plus tôt, ce voyage lui eût mieux réussi. Cette jeune cour l’applaudit, par égard pour ce qu’elle montrait encore avoir été, mais on la trouva
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un peu trop vieille pour ce genre de rôles, d’autant plus qu’elle avait conservé ses costumes d’autrefois, sauf la poudre et les paniers. Ces habits lui donnaient une tournure si grotesque, que l’on eut de la peine à s’empêcher de rire en la voyant entrer. Elle n’en revint pas moins comblée d’honneurs et de présents.
 
Ces deux demoiselles Sainval étaient de bonne famille ; leur mère avait été attachée au service de la reine Marie Leczinska ; leur père était chevalier de Saint-Louis, et leur frère, officier. Ce jeune homme eut une horrible affaire, que j’ai entendu raconter par Monvel et par mon père ; il fut accusé d’avoir tué un de ses amis, officier dans le même régiment. Ils avaient pris querelle pour un passe-droit, à l’occasion d’une promotion ; le jeune Sainval avait, disait-on, plongé son épée dans le cœur de son camarade, avant qu’il n’eût le temps de se mettre en garde. Comme il n’y avait aucun témoin de cette malheureuse affaire, il fut mis à la question et supporta ce supplice sans jamais rien avouer. Il persista à dire qu’il s’était battu loyalement, qu’il
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n’avait frappé que par une juste défense, qu’il n’avait point attaqué le premier dans cette querelle, dont la mort de son ami avait été la suite. Il fut livré aux tribunaux civils, supporta toutes les douleurs avec un courage extraordinaire, ne voulant pas, disait-on, déshonorer sa famille.
 
On le mit à une nouvelle épreuve, en faisant paraître tout-à-coup le corps de son camarade, caché par un rideau. On pensait que l’émotion de son visage pourrait le trahir… Mais avec une présence d’esprit rare en semblable moment, il se précipita sur ce corps afin de cacher son trouble, en s’écriant :
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« Que ne peux-tu revenir à la vie, pour me justifier et confondre mes ennemis !… Tu leur dirais que, si j’ai eu le malheur de tuer mon ami, c’est en me défendant en homme d’honneur !… »
 
Il ne put être condamné à mort, mais il fut estropié pour le reste de sa vie. Je l’ai vu une seule fois chez sa sœur ; il marchait avec des béquilles.
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béquilles.
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Cailhava • Le Club de midi à quatorze heures • Laujon et ses chansonnettes • Philipon de la Madeleine et son épitaphe • Les dîners du Caveau.
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Je retrouvai à Paris dans ce même temps (1791) Cailhava, que j’avais connu dans mon enfance. Il y avait chez lui, au Palais-Royal, trois fois par semaine, une réunion qui se tenait de midi à quatre heures, et qu’ils nommaient ''le Club de midi à quatorze heures''. Les habitués de cette assemblée d’amis étaient le plus souvent le vieux Laujon, Philipon de la Madelaine, MM. Cailly et Vial père. Le plus
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jeune d’entre eux avait bien soixante ans, mais il est impossible de rencontrer des hommes plus spirituels, plus aimables et plus gais que ne l’étaient ces charmants vieillards, qui montraient avec coquetterie leurs cheveux blancs, comme l’a dit un de nos spirituels vaudevillistes.
 
Cailhava était très lié avec mon père ; c’était à Toulouse que je l’avais connu, et j’allais souvent déjeuner avec lui. Les jours de ses réunions, j’y menais quelquefois mes jeunes amies, et nous en revenions toujours enchantées, tant ces vieillards étaient aimables et bons. Ils me faisaient de charmantes paroles pour mes romances, dont de jeunes musiciens composaient la musique. C’étaient Lamparelli, d’Alvimar, Fabri-Garat, Bouffé, agréable chanteur de salon. On voyait que Laujon avait été un petit-maître du temps de Louis XV. Je le ravissais en lui chantant des morceaux de son ''Amoureux de quinze ans'' :
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— De n’avoir plus quinze ans, s’écriait-il.
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Et sa jolie chansonnette de :
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« Mes chers confrères, leur dit l’abbé Delille, je pense qu’il est important que M. de Laujon soit nommé cette fois, il a quatre-vingt-deux ans, vous savez où il va ? Laissons-le passer par l’Académie. »
 
Ce fut Laujon qui, n’ayant jamais voulu chanter la République, fut dénoncé à sa section. Le vaudevilliste Piis, qui était son ami, lui en donna avis et l’engagea à faire quelques couplets. Le vieillard se fit d’abord beaucoup prier, mais voyant qu’il s’agissait
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pour lui d’une question de vie ou de mort, il envoya à Piis quelques chansonnettes et mit au bas : ''le citoyen Laujon sans culotte pour la vie''. Cailhava rappelait aussi ce qu’il avait dû être dans sa jeunesse ; son port, sa démarche étaient d’un homme distingué. Il était auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels on peut compter : ''le Tuteur dupé ou la Maison à deux portes'' ; pièce d’un excellent comique, que n’eussent pas désavouée nos grands maîtres. Il avait composé quelques libretti et traduit des opéras italiens, et ses ''Ménechmes grecs'' ont été joués au théâtre de la République. C’est de lui que j’ai appris les plus jolis airs languedociens de Goudouli, son auteur favori.
 
Hélas ! lorsque je suis revenue de l’étranger, en 1813, aucun de ces bons vieillards n’existait plus. À mesure qu’on avance dans la vie, on fait tous les jours de nouvelles pertes : parents, amis, connaissances intimes, tout nous quitte ! Il suffit de dix ans pour cela. Ceux qui leur succèdent n’ont plus le même attrait pour nous ; ils ne nous ont pas vus parés des grâces de la jeunesse ; ils n’ont point assisté à
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nos triomphes, à nos succès ; ils ne savent rien de nous, et nous prennent au mot sur ce qu’ils voient. Ils se persuaderaient volontiers que nous avons toujours été ainsi, et sommes venus au monde à l’âge où ils nous ont rencontrés pour la première fois.
 
Lorsque je revins en France, je fus visiter le cimetière du Père-Lachaise, compter les amis jeunes et vieux qui m’y avaient précédés. Le luxe des tombeaux fut ce qui m’occupa le moins. Il y a partout des pauvres et des riches sur la terre ; mais dessous, c’est là qu’on est de niveau !…
 
Errants au hasard, mes yeux se fixèrent sur une modeste croix de bois noir ; j’y lus le nom de Philipon de la Madeleine. Il était mort dans un âge très avancé ; probablement ses vieux amis l’avaient précédé, et ceux qui restaient l’avaient oublié ! C’est du moins ce qu’annonçait une inscription touchante, écrite en lettres blanches, sur cette croix qui avait été mise par sa vieille gouvernante. La naïveté, le manque d’orthographe de cette inscription dictée par le cœur m’émurent au dernier point ! Je l’écrivis aussitôt, telle qu’elle était, sur un petit souvenir :
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<center>« TOUT SES AMIS L’ONT ABANDONNÉS, C’EST MOI THÉRÈSE QUI AI FAIT METTRE CETTE PETITE CROI, QUE DIEU L’AIE EN SA SAINTE GARDE. »</center>
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Philipon devait avoir une petite rente, je l’avais entendu dire à Cailhava ; mais c’est le sort des célibataires : ceux qui en héritent s’en occupent peu après leur mort. Depuis ce temps cependant le tombeau de ce joyeux chansonnier du caveau a dû être transporté ailleurs, car je l’ai cherché il y a quelque temps, et ne l’ai plus retrouvé.
 
On sait combien furent gais les dîners du caveau, où se réunissaient Désaugiers, Brazier, Rougemont et tous les chansonniers dont les noms sont si connus ! Les artistes musiciens voulurent aussi avoir leurs jours. Plus de trente d’entre eux se trouvant réunis pour chanter le charmant canon de Berton : ''Au guet ! au feu !'' cela fit un tel tapage, qu’une multitude de peuple se rassembla devant le Rocher de
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Cancale ; la garde survint, et l’on eut toutes les peines du monde à lui persuader qu’on chantait un canon, et que ce canon n’était nullement dangereux pour la sûreté publique. On fit monter celui qui commandait le poste ; il se montra bientôt à la fenêtre, un verre de champagne à la main, et chantant avec les autres : ''Au guet ! au feu ! au guet ! au feu !
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au guet ! au feu !
''
 
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Mort de Mirabeau • Mon départ pour Lille • Je vais donner des concerts à Tournay • La première émigration • Changement des drapeaux • Le colonel Vergnette • L’oriflamme de Charles-Martel.
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Avril 1791.
 
« Un an s’est à peine écoulé depuis cette fête donnée
« Un an s’est à peine écoulé depuis cette fête donnée par Mirabeau, et il est déjà dans la tombe[58]. Jamais mort ne fera une pareille sensation. Depuis le commencement de sa maladie, la rue où il demeurait était remplie d’une foule qui s’étendait jusqu’au boulevard. On se passait les bulletins avec une anxiété inconcevable. Enfin, lorsque la nouvelle de sa mort a été annoncée, un cri prolongé s’est fait entendre et des pleurs et des sanglots ont éclaté : la consternation était générale. Mille contes absurdes ont été répandus, mais celui qui a pris le plus de crédit dans le premier moment, c’est qu’il avait été empoisonné par des danseuses de l’Opéra, et voici ce qui donna lieu à cette absurde conjecture.
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« Un an s’est à peine écoulé depuis cette fête donnée par Mirabeau, et il est déjà dans la tombe[58]. Jamais mort ne fera une pareille sensation. Depuis le commencement de sa maladie, la rue où il demeurait était remplie d’une foule qui s’étendait jusqu’au boulevard. On se passait les bulletins avec une anxiété inconcevable. Enfin, lorsque la nouvelle de sa mort a été annoncée, un cri prolongé s’est fait entendre et des pleurs et des sanglots ont éclaté : la consternation était générale. Mille contes absurdes ont été répandus, mais celui qui a pris le plus de crédit dans le premier moment, c’est qu’il avait été empoisonné par des danseuses de l’Opéra, et voici ce qui donna lieu à cette absurde conjecture.
 
« La veille de la première atteinte de son mal, il devait en effet souper chez M. de ***, avec deux dames de l’Opéra, qui avaient une extrême envie de se rencontrer avec cet homme célèbre dont le nom retentissait dans toute l’Europe. M. Millin, qui était très lié avec le maître de la maison, promit de l’amener, mais sous la condition qu’il n’y aurait
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aucune autre personne invitée. Ces deux messieurs se firent longtemps attendre, et l’on commençait à désespérer qu’ils vinssent, lorsque vers minuit ils arrivèrent. Mirabeau fit les excuses les plus galantes à ces dames ; il ne voulut pas souper, se sentant, disait-il, indisposé, et ne prit qu’un biscuit dans un petit verre de malaga. Il se trouva beaucoup plus malade le lendemain, et mourut peu de jours après. C’est ce fameux souper dont il fut tant parlé, et voilà comme tout se raconte[59] !
 
« Enfin, le jour de son enterrement, toutes les boutiques étaient fermées et personne ne pouvait se montrer sans un signe de deuil, sous peine d’être honni par la foule. La sensation de sa mort a retenti dans toutes les villes de France. Je partis le lendemain pour Lille, et dans tous les endroits par lesquels nous passâmes, on nous arrêtait pour savoir s’il était bien vrai que Mirabeau fût mort et qu’on l’eût empoisonné.
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« On racontait aussi que Combs, son secrétaire particulier, s’était donné un coup de poignard ; il passait pour son fils naturel : pourquoi ne se serait-il pas tué de désespoir ? On ne veut jamais croire que les gens célèbres puissent mourir comme les autres hommes.
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« Louise Fusil. »
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À la même.
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« Je suis bien fâchée d’avoir quitté Paris et de ne pouvoir aller à Boulogne. Tout est ici dans la rumeur et dans le trouble depuis l’arrestation du roi à Varennes. Cet événement a jeté la consternation parmi les militaires ; presque tous les officiers émigrent. La route de Tournay est encore libre, mais on s’attend que d’un jour à l’autre il y aura des mesures prises à ce sujet. Les défenses les plus sévères sont déjà faites relativement à l’exportation de l’argent ; on parle aussi de changer les drapeaux des régiments. Cette crainte cause une grande fermentation dans la ville. Je ne sais, mais je prévois quelque chose d’affreux, d’après ce que j’entends de tous côtés. Je suis fort triste, et j’ai peur de vous faire partager ma mélancolie. Quel malheureux temps ! toujours des tourments pour soi ou pour les autres, ce qui est plus fâcheux encore. Un auteur de maximes a dit :
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« Le chagrin que l’on supporte le plus facilement c’est celui d’autrui. »
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« Chère madame Lemoine,
 
« Tournay, comme vous le savez, est à une très courte distance de Lille. Je vais toutes les semaines y chanter au concert de souscription du jeudi, et je rencontre là tous les officiers émigrés ; je suis la petite poste pour eux. À chaque départ, des personnes de leurs familles ou de leurs amis viennent me prier de
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me charger des lettres qu’ils n’osent plus confier à la grande poste.
 
« Lorsque je passe sur la place, ma voiture est aussitôt entourée de tous ces brillants uniformes ; ces messieurs me nomment leur providence, et j’ai des succès nombreux ; mais, comme il y a toujours compensation dans la vie, au bien comme au mal, l’on m’assure que cela pourrait bien me faire siffler, à Lille par quelques chevaliers discourtois. L’on n’est pas extrêmement d’accord des deux côtés de la frontière, et je vois ici des cocardes blanches que je suis tout étonnée de trouver tricolores à Lille quelques jours après. Enfin, arrive ce qui pourra : pourquoi ne pas rendre service quand on le peut ? Vous savez d’ailleurs que la prudence n’est pas mon fort en toute occasion, et, lorsqu’il s’agit d’obliger, je ne la consulte jamais.
 
« En terminant cette dernière phrase, je ne m’attendais pas que ma prudence et mon obligeance fussent sitôt mises à l’épreuve pour une chose très grave, je vous prie de le croire. Si j’avais consulté mes amis, je suis persuadée qu’on m’en aurait détournée ;
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mais je n’en ai pas eu le temps, à vrai dire, ni la volonté. Enfin voici ce qui m’est arrivé, sans un plus long préambule.
 
« Je me disposais à partir pour Tournay après mon dîner, lorsqu’un Anglais, milord Purfroid, se fit annoncer ; je le connaissais de vue seulement. C’est un homme d’un certain âge, d’un abord aussi froid que son nom, d’une figure imposante, et qui passe pour avoir beaucoup d’esprit. Après s’être excusé de sa visite un peu brusque et inattendue :
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— Le voici : Vous ne vous doutez pas sans doute de quelle importance peut être un drapeau pour un officier qui en est dépositaire ; mais, pour vous en donner une idée, je vous dirai que cela en a plus encore qu’un élégant chapeau pour une jolie femme.
 
—Ah ! monsieur, lui dis-je en riant, vous me
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prenez pour une personne très frivole, je vois cela.
 
— Non ; mais pour une personne très jeune.
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— Venons au fait.
 
— Eh bien ! si un drapeau est un dépôt sacré, comme je vous le disais tout à l’heure, jugez ce que doit être l’oriflamme de Charles-Martel, qui, de temps immémorial, a été confié au régiment dont M. de Vergnette est le colonel. Il part ce soir pour Tournay avec plusieurs de ses officiers, qui passeront par des portes différentes ; mais, d’après la nouvelle loi, il est observé, on peut le soupçonner de vouloir émigrer. Il mourrait plutôt que d’abandonner cette oriflamme ; mais, en l’emportant lui-même, s’il est arrêté, il se perdra sans le sauver. Il n’y a qu’une femme tout à fait désintéressée dans
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cette affaire qui puisse s’en charger sans exciter les soupçons. Je ne vous proposerai pas de mettre un prix à ce service, je sais que vous ne l’accepteriez pas.
 
— Vous m’avez bien jugée, monsieur, et je vous en remercie ; c’était le moyen de m’y décider. Je suis artiste, on me voit souvent aller et venir sur cette route. Comme j’ai eu peu de relations avec M. de Vergnette, je ne vois rien qui puisse donner des soupçons.
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— Sir Gardner viendra vous prendre à quatre heures dans un cabriolet, me dit-il ; je vous suivrai à cheval, et si à la frontière vous éprouviez quelques difficultés de la part des douaniers, nous dirions que ce cabriolet nous appartient et que nous vous y avons offert une place. De cette manière, vous ne pouvez être compromise. S’il y avait le moindre danger à courir, nous ne vous le proposerions pas.
 
« Il y en avait cependant, mais je n’y réfléchis pas. Je fis toutes mes dispositions, et, à l’heure convenue, je vis arriver un de ces messieurs. Je mis l’oriflamme sous une redingote de voyage, large et croisée ;
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il était peu embarrassant pour la grandeur, mais les franges dont il était entouré le rendaient fort lourd. La voiture était un de ces anciens cabriolets de voyage, qui avait sur le devant une malle en cuir ; cette malle était remplie de sacs d’argent, circonstance que j’ignorais. Je ne m’en aperçus même qu’en chemin, lorsque le mouvement de la voiture en eut détaché les ficelles qui les retenaient. L’argent se répandit alors dans le coffre, et cela faisait un bruit qui s’entendait d’assez loin. On voulut les rattacher, mais c’était impossible. Il n’en fallait pas davantage pour nous faire arrêter à la frontière, puisque la loi défendait d’emporter de l’argent. Si j’eusse été fouillée, j’étais perdue.
 
« Enfin nous atteignîmes le poteau qui sert de limites. Un douanier vint nous demander si nous n’avions rien de contraire aux ordonnances. Il était monté sur le marche-pied, et sa main était posée sur la malheureuse malle. S’il m’eut regardée, ma pâleur m’aurait trahie. M. Gardner me dit en anglais qu’il allait lui donner un louis d’or ; je lui arrêtai le bras.
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— Non, vingt-quatre sols, lui dis-je.
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— Oh ! vous n’avez rien, nous dit le douanier, messieurs les Anglais ne vont à Tournay que pour s’amuser, et madame est une connaissance : elle passe par ici souvent.
 
« Il descendit du marche-pied, et je commençai à respirer plus à l’aise… Nous fîmes aller le cheval bien doucement pour éviter le bruit de l’argent ; mais, lorsque nous fûmes hors de portée d’être entendus, nous nous arrêtâmes. J’avais grand besoin de reprendre haleine, je n’en pouvais plus ; cependant j’étais aussi contente et aussi fière qu’un général qui vient de remporter une victoire. Nous trouvâmes, à Tournay, monsieur et madame de Vergnette ; cette dernière était partie dans un fiacre avec ses enfants. Elle avait passé par une autre porte de la ville pour éviter les soupçons. On peut penser combien on me remercia, combien on me félicita de mon ''admirable'' courage, de ma présence d’esprit. Je logeai dans l’appartement des enfants de
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madame de Vergnette. Je comptais rester jusqu’au surlendemain, mais une personne de confiance, qui appartenait à M. Gardner, vint l’avertir qu’il y avait un tapage effroyable à Lille ; que les soldats du régiment de ''la colonel général'' juraient d’exterminer ceux qui avaient favorisé l’enlèvement de l’oriflamme ; que l’on parlait d’une femme. Il y en avait journellement sur la route de Tournay. On tint conseil, et on décida que je devais partir sur-le-champ, pour empêcher de remarquer que je n’étais pas à Lille. On chargea le valet de chambre qui était venu donner l’éveil de me chercher une voiture, et par un de ces hasards singuliers, qui semblent survenir dans les circonstances difficiles, ce fut le fiacre qui avait conduit madame de Vergnette et ses enfants que l’on prit pour me ramener. J’appris aussi, dans la suite, que le cabriolet de voyage dans lequel j’étais partie avec ces messieurs était celui du colonel, et il était bien reconnaissable, car son cheval était borgne. Il était resté assez longtemps à ma porte. Tous ces indices auraient mis sur la voie, si l’on eût conçu le moindre soupçon. Heureusement
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cela n’arriva pas. Plusieurs personnes vinrent chez moi, le jour de mon arrivée, et surtout plusieurs officiers du régiment du colonel. Tout le monde me demanda si je l’avais vu et si j’avais entendu parler de quelque chose. Je répondis que non, avec cet air de vérité qui persuade. Je me gardai bien de laisser rien soupçonner, même aux personnes qui pouvaient y prendre le plus d’intérêt, une indiscrétion aurait pu me perdre. Je quittai Lille peu de temps après, car les choses devenaient de plus en plus sérieuses. Je n’y étais plus, grâce au ciel, lorsque cet excellent monsieur de Dillon fut massacré. Il aurait bien pu m’arriver malheur aussi, car je ne cessais de faire des imprudences[60]. »
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Le 10 août • Michot, Fusil et Baptiste cadet dans cette journée • Le petit Pierre • Les deux poissardes • Anecdotes • M. Coupigny • M. de Sercilly.
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J’étais de retour à Paris à l’époque du 10 août ; cette époque appartient à l’histoire, mais les épisodes qui s’y rattachent sont relatifs à ceux qui en ont été témoins ; car il y avait un drame dans chaque situation. Ces mouvants tableaux qui ont effrayé ma jeunesse repassent devant moi comme des ombres et sont aussi présents à ma mémoire que s’ils étaient encore récents. Chaque circonstance de cette terrible
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scène portait un intérêt particulier. Qui de nous n’avait là des parents, des amis ou des connaissances intimes ? Chacun voit les choses du point où il est placé. Mais n’anticipons point sur les détails de ces malheureuses journées ! Je les prévoyais si peu le 9 août, que je n’avais jamais été, je crois, dans une aussi parfaite sécurité depuis mon retour de Lille. La capitale était tranquille, on s’occupait de plaisirs, de toilette ; les bals du Wauxhall, du Ranelagh, étaient brillants ; on portait des modes à la Coblentz ; on parlait assez librement sur toutes choses ; enfin on dansait sur un volcan sans en prévoir l’éruption.
 
Mon père était à Paris depuis quelques jours pour y terminer des affaires ; il logeait rue Saint-Honoré, en face de moi : nous habitions, ainsi que plusieurs autres artistes, un logement dans l’enceinte du théâtre Richelieu. Il paraît que ce jour même du 9 août on s’attendait à quelque chose d’inquiétant, car la garde nationale était commandée pour occuper différents postes.
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Michot et mon mari étaient de la même section ; je les vis arriver en uniforme, ainsi que quelques autres de leurs camarades, mais je n’y fis pas grande attention, attendu qu’ils étaient souvent de service. Je travaillais à une écharpe, en attendant le souper (on soupait encore) ; plusieurs de ces messieurs causaient à voix basse dans la pièce voisine. Mon mari se mit à écrire à mon bureau et mon père se promena d’un air soucieux ; Michot vint regarder mon ouvrage.
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— Est-ce que je prend » garde aux chiffons des femmes, répondit celui-ci en continuant d’écrire.
 
— Enfin, ajouta Michot, vous finissez cela pour
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aller demain au Ranelagh : êtes-vous bien sûre d’y aller ?
 
— Je voudrais bien savoir ce qui pourrait m’en empêcher ?
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On apporta le souper. Mon mari prit Michot à part et se remit à son bureau ; il ne voulut pas venir à table, quoiqu’on lui fît observer qu’il devait passer la nuit. J’entre dans ces petits détails pour faire voir que, lorsque notre pauvre esprit n’est pas sur la voie de ce qui peut nous donner des appréhensions, nous ne devinons rien : il arrive même quelquefois que nous ne sommes jamais plus gais que lorsqu’un grand malheur nous menace à notre insu ; tandis que, si nous craignons un mal souvent imaginaire, tout ce qui y a rapport nous semble un pressentiment.
 
Michot se mit à table à côté de moi et me raconta mille folies, que sa manière de dire rendait encore plus comiques. Je crois n’avoir jamais tant ri ; je ne m’aperçus pus le moins du monde des chuchotements
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et de la préoccupation des autres, ni que l’on courait à la porte chaque fois que l’on sonnait, pour prévenir sans doute de ne parler de rien devant moi. Baptiste cadet, qui était dans les grenadiers, arriva, son fusil à la main ; il logeait dans la maison.
 
— Mais vous êtes donc tous de garde aujourd’hui ?
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— Mais pourquoi donc déranger mon père ? il n’est pas bien loin de moi ; ce n’est pas la première fois qu’il n’y a pas d’homme la nuit dans la maison.
 
Enfin, mon père m’ayant dit lui-même qu’il préférait rester près de moi, je passai dans sa chambre pour voir si rien n’y manquait. Ces messieurs partirent vers onze heures ; mon mari alla embrasser sa fille
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dans son berceau, et revint sur ses pas pour m’embrasser aussi.
 
— Oh ! mon Dieu, lui dis-je en riant, mais comme tu es tendre aujourd’hui ; ton voyage ne sera probablement pas bien long cependant.
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De grand matin elle entre dans ma chambre et ouvre mes rideaux ; elle était si pâle, la pauvre fille, qu’elle me fit peur.
 
— Que se passe-t-il donc ? lui dis-je tout effrayée,
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en jetant une robe de chambre sur moi ; où est mon père ?
 
— Il est sorti depuis plus d’une heure.
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J’ouvris précipitamment mon secrétaire, me rappelant que mon mari avait écrit toute la soirée : que devins-je lorsque je vis que cet écrit était un testament et des renseignements sans fin, que je ne pus même lire, tant ma vue était troublée et ma tête en feu.
 
J’étais folle, ma pauvre petite criait dans son berceau ; enfin, je m’échappai des mains de Marianne, et descendis les escaliers telle que j’étais. Des enfants, des femmes aussi effrayées que moi, encombraient les marches et ne pouvaient me donner aucun renseignement ; seulement on me dit que les grilles étaient fermées et que l’on tirait sur la maison
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comme sur un château fort dont on voudrait faire le siége. Je fus jusqu’en bas et j’appris qu’il y avait un passage ouvert sur la rue Saint-Honoré ; j’y courus. Heureusement, je vis mon père, qui, me trouvant dans cet état, me fit remonter et remonta avec moi ; mais ce ne fut que pour un moment, car on appelait tous les hommes aux armes ; l’on venait les chercher jusque dans les maisons, et quoique nous fussions au cinquième étage, il craignait d’y attirer ces furieux ; il n’eut que le temps de me dire que la section de mon mari était aux Champs-Élysées. Je rapportai ma pauvre enfant, qui avait trouvé moyen de sortir de son berceau et pleurait au haut de l’escalier. Son grand-père avait pris un fusil, mais il m’avait promis de ne pas quitter la rue Saint-Honoré tant que cela lui serait possible, ou du moins les alentours de la Cour-des-Morts. C’était ainsi qu’on appelait le côté que nous habitions ; il n’était, hélas ! que trop bien nommé en ce moment, car c’était là qu’il y avait le plus de malheurs. Marianne avait eu la précaution d’aller chercher du
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pain et des provisions dès le matin, prévoyant bien que plus tard elle trouverait les boutiques fermées. C’est en sortant dans cette intention qu’elle avait rencontré des misérables portant au bout des piques la tête de Duvigier et celle de l’abbé de Bouillon, qu’elle connaissait très bien et qu’elle voyait souvent à la maison ; ce furent les deux premières victimes de cette affreuse journée.
 
Le plus grand tumulte était près de nous, à cause du voisinage des Tuileries ; ceux qui étaient parvenus à se sauver s’étaient réfugiés derrière les grilles, et l’on tirait des deux côtés. Malgré cela cependant, la petite Sophie, femme de Michot, trouva le moyen d’arriver jusque chez moi avec une de ses amies qui demeurait dans la même maison. Ces deux jeunes dames, toutes frêles, toutes mignonnes, étaient d’une intrépidité qu’on n’aurait pas supposée à les voir. Une d’elle s’intéressait vivement à un officier de service chez le roi, ce qui lui causait de grandes inquiétudes. Elles avaient été obligées de passer au milieu des boulets, de la fusillade,
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des dangers de toute espèce, dans l’espoir d’apprendre quelque chose. Une personne que Sophie me nomma lui avait dit que son mari et le mien avaient failli être massacrés par le peuple pour avoir voulu sauver des Suisses ; mais qu’il était arrivé du renfort, et qu’ils étaient parvenus à enfermer ces malheureux Suisses dans l’écurie d’une maison du Faubourg-Saint-Honoré, où ils les gardaient avec ceux qui étaient venus à leur aide, ayant dit au peuple qu’ils en répondaient. La foule s’était enfin portée ailleurs ; nous ne sûmes rien de plus sur eux de tout le jour.
 
Mon père montait de temps en temps ; je le vis arriver vers trois heures avec un nommé Molin, avocat, de notre connaissance, homme de beaucoup d’esprit, qui travaillait aux ''Actes des Apôtres''. Ce n’était pas une recommandation dans ce moment ; il était avec M. Coupigny[61], que je connaissais peu
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alors ; il arrivait d’Amérique. Nous accueillions avec empressement tous ceux qui se présentaient, car nous espérions toujours apprendre quelque chose de nouveau ; mais les récits sont si peu fidèles dans les premiers instants de trouble ! on répète ce que l’on a entendu, on accueille ce que l’on désire ou ce que l’on craint ; la même circonstance se redit de vingt manières différentes : ces versions ne servaient qu’à nous alarmer davantage. Coupigny et Molin n’étaient rien moins que rassurants ni rassurés, bien qu’ils aient voulu me persuader depuis qu’ils n’avaient pas eu la moindre peur ; mais c’est toujours ainsi lorsque le danger est passé : tout le monde veut y avoir pris part ou l’avoir supporté courageusement.
 
Il y avait à la maison un petit Savoyard, âgé tout au plus de huit ans, dont j’avais fait un jockey. C’était un enfant intelligent et dévoué qui n’avait peur de rien. Depuis le matin il me tourmentait pour le laisser aller du côté des Champs-Élysées, parce qu’il avait entendu dire que Monsieur y était.
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— Mais, mon pauvre enfant, tu te feras tuer, lui disais-je, tu vois bien que l’on tire des coups de fusil, ça attrape tout le monde.
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— Eh bien, puisque tu veux absolument sortir, va au Faubourg-Saint-Germain, chez mes belles-soeurs qui doivent être bien inquiètes de nous. »
 
De ce côté d’ailleurs il ne courait pas autant de danger. Il y alla en effet, mais il commença par les Champs-Élysées, ce que je ne sus que le lendemain. Toute la soirée il ne fit qu’aller et venir du Carrousel à la place du Louvre ; il se fourrait partout, il écoutait tout. C’est lui qui nous a donné les nouvelles les plus exactes. La fureur et l’aveuglement étaient tels, qu’on tuait ceux qui portaient des habits rouges. Ces habits ayant été à la mode un an auparavant, beaucoup de personnes en avaient encore. Les malheureux restaurateurs auxquels l’on donnait le nom de ''Suisses'', les concierges des grandes maisons, rien ne fut épargné. Il n’était pas possible
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de faire entendre la moindre raison à ces furieux : les hommes sont comme les tigres, lorsqu’ils ont senti l’odeur du sang, l’on ne peut plus les arrêter.
 
Il était aussi très dangereux d’être rencontré en habit militaire ; M. de Sercilly et M. D…[62] étaient renfermés avec le roi dans la salle des députés.
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— Nous déguiser toutes les deux en poissardes, lui dit madame Michot, et leur porter des habits bourgeois dans nos tabliers. »
 
Elle lui sauta au cou et se disposa à aller rue Saint-Thomas du Louvre chercher des habits pour ces deux officiers. Elle savait que M. D… ne voudrait pas quitter son ami, s’il courait quelque danger. On fit ce que l’on put pour détourner ces deux têtes exaltées d’un projet aussi dangereux, car, malgré
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leur dévouement, elles pouvaient ne point parvenir jusqu’à eux, et, si elles eussent été reconnues, travesties de cette manière, elles eussent été perdues. Elles ne voulurent rien entendre. La jeune dame courut chercher tout ce qu’il fallait et revint habillée avec les vêtements de sa cuisinière. Sophie mit ceux de Marianne, qui voulait lui donner les plus beaux et s’indignait fort qu’elle voulût prendre son bonnet enfumé. Elles se salirent la figure et les mains ; malgré cela elles avaient bien de la peine à n’être pas jolies.
 
Elles prirent les allures poissardes le mieux qu’il leur fut possible. On jouait encore dans ce temps des pièces de Vadé. Elles se disposèrent à partir après avoir mis les habits d’homme dans un mauvais tablier de cuisine. Nous les vîmes descendre en frémissant, car en vérité nous ne croyions pas les revoir, et cette idée était affreuse. Je dis à mon petit Pierre de les suivre de loin et d’attendre pour nous en donner quelques nouvelles. Le ciel protégea leur bonne action ; elles eurent le bonheur, à
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la faveur du désordre, de parvenir jusqu’à ces Messieurs, par des corridors obscurs, et de leur faire savoir l’endroit où elles s’étaient réfugiées.
 
Ce fut M. de Sercilly qui vint le premier et qui fit un signe à son ami. Leur changement s’opéra sans inconvénient, mais il s’agissait de rapporter les uniformes qui auraient pu mettre sur la trace de ceux auxquels ils appartenaient. Les deux amis voulaient absolument s’y opposer. Comme on n’avait pas beaucoup de temps pour délibérer, elles s’enfuirent en les emportant. Il n’y a pas de doute que, si elles eussent été arrêtées en chemin par quelques-unes de ces horribles femmes, plus cruelles encore que les hommes, elles eussent été massacrées. La Providence veillait sur elles ! nous les vîmes revenir saines et sauves. Je courus les embrasser ; j’en pleurais de joie et je sentais mon cœur soulagé d’un grand poids. C’était une crainte de moins, il nous en restait encore assez !
 
J’admirais le courage de l’une de ces dames, mais je blâmais l’imprudence de l’autre, qui n’avait
J’admirais le courage de l’une de ces dames, mais je blâmais l’imprudence de l’autre, qui n’avait pas pour s’exposer à une mort presque inévitable un aussi puissant intérêt. Les femmes ont montré dans toutes ces funestes occasions une abnégation d’elles-mêmes qui était vraiment admirable. Mon petit Pierre m’avait apporté une lettre de mes belles-soeurs. On ne connaissait encore aucun détail au Faubourg-Saint-Germain ; toutes les issues étaient gardées et l’on y abordait difficilement. Elles m’écrivaient qu’elles entendaient dire des choses qu’elles ne pouvaient croire. Malheureusement il était difficile de rien inventer qui ne fût surpassé par une triste réalité. Les places, les rues étaient jonchées de morts, la place du Palais-Royal surtout. Il faut tirer le rideau sur ces détails ; le souvenir de cette journée pèse encore sur mon cœur en la retraçant. Nous n’étions pas éloignés cependant de tableaux encore plus funestes, car si ce 10 août était une fièvre de rage, l’on pouvait au moins vendre cher sa vie ; mais les 2 et 3 septembre on égorgeait de sang-froid des malheureux sans défense, et cela a duré trois jours !
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J’admirais le courage de l’une de ces dames, mais je blâmais l’imprudence de l’autre, qui n’avait pas pour s’exposer à une mort presque inévitable un aussi puissant intérêt. Les femmes ont montré dans toutes ces funestes occasions une abnégation d’elles-mêmes qui était vraiment admirable. Mon petit Pierre m’avait apporté une lettre de mes belles-soeurs. On ne connaissait encore aucun détail au Faubourg-Saint-Germain ; toutes les issues étaient gardées et l’on y abordait difficilement. Elles m’écrivaient qu’elles entendaient dire des choses qu’elles ne pouvaient croire. Malheureusement il était difficile de rien inventer qui ne fût surpassé par une triste réalité. Les places, les rues étaient jonchées de morts, la place du Palais-Royal surtout. Il faut tirer le rideau sur ces détails ; le souvenir de cette journée pèse encore sur mon cœur en la retraçant. Nous n’étions pas éloignés cependant de tableaux encore plus funestes, car si ce 10 août était une fièvre de rage, l’on pouvait au moins vendre cher sa vie ; mais les 2 et 3 septembre on égorgeait de sang-froid des malheureux sans défense, et cela a duré trois jours !
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Aussi je passerai rapidement sur ces horribles époques, je dirai seulement que M. de Sercilly et M. D…, que ces pauvres femmes avaient sauvés du danger, au péril de leur vie, se trouvaient alors à Sainte-Pélagie. N’étant point sortie de chez moi, je ne savais aucun détail précis. Quelques jours après, je priai mon mari de s’en informer, autant qu’on pouvait le faire cependant sans se compromettre. On lui dit que M. D… avait été vu parmi les morts ; un garde national assura qu’il l’avait reconnu. Lorsqu’on put aborder les prisons, cette jeune dame, qui n’avait encore aucune certitude qu’il eût été arrêté, vint me supplier d’y aller avec elle. On lui avait donné des nouvelles directes de M. de Sercilly qui était à Sainte-Pélagie, et elle espérait avoir de lui quelques éclaircissements. Nous nous assurâmes d’abord de la possibilité d’entrer dans cette prison, et nous nous hasardâmes enfin à demander M. de Sercilly. Il vint dans une cour où l’on nous avait permis de l’attendre ; il nous fit un horrible récit de ce qu’il avait vu et souffert dans ces affreuses journées, puis il ajouta :
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— Je n’ai pas la certitude que mon ami ait été arrêté en même temps que moi ; il aura peut-être eu le bonheur de se sauver. Mais il me fit un signe qui me confirma ce qui m’avait été dit[63]. » Je revins chez moi la tête en feu.
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— Mais je le crois bien, tu vas dans un endroit qui ne peut te rappeler que d’horribles scènes ; ça ne change rien aux événements et cela te fait beaucoup de mal : retourne à Lille chez lady Montaigue, si tu le veux.
 
C’était bien mon projet, mais je ne pus l’exécuter dans ce moment, car je tombai très malade. J’étais à
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peine remise, lorsque Dumouriez arriva de la Belgique, et qu’une fête lui fut donnée chez Talma. Julie voulut absolument que je ne partisse qu’après, et je lui fis volontiers ce sacrifice.
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Fête donnée par Talma à Dumouriez, après les conquêtes de la Belgique.--Entrée de
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Marat ; ses paroles adressées à Dumouriez.--Plaisanterie de Dugazon.--Comment l’on écrit l’histoire.--Le siége de Lille.
 
 
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À madame Lemoine-Dubarry, à Toulouse.
 
« Je ne sais comment vous raconter la scène la plus bizarre et la plus effrayante qui se soit encore vue, je croîs. Pour fêter le général Dumouriez après
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ses conquêtes de la Belgique, Julie Talma et son mari avaient réuni tous leurs amis dans leur jolie maison de la rue Chantereine. Vergniaud, Brissot, Boyer-Ducos, Boyer-Fonfrède, Millin, le général Santerre, J.-M. Chénier, Dugazon, madame Vestris, mesdemoiselles Desgarcins et Candeille, Allard, Souque, Riouffe, Coupigny, nous et plusieurs autres faisaient partie de cette réunion. Mademoiselle Candeille était au piano, lorsqu’un bruit confus annonça l’entrée de Marat, accompagné de Dubuisson, Pereyra[64] et Proly, membres du comité de sûreté générale. C’est la première fois de ma vie que j’ai vu Marat, et j’espère que ce sera la dernière. Mais, si j’étais peintre, je pourrais faire son portrait, tant sa figure m’a frappée. Il était en carmagnole, un mouchoir de Madras rouge et sale autour de la tête, celui avec lequel il couchait probablement depuis fort long-temps. Des cheveux gras s’en échappaient par mèches, et son cou était entouré d’un mouchoir
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à peine attaché. Je n’ai pas oublié un mot de son discours, le voici :
 
« --Citoyen, une députation des Amis de la Liberté s’est rendue au bureau de la guerre, pour y communiquer les dépêches qui te concernent. On s’est présenté chez toi ; on ne t’a trouvé nulle part. Nous ne devions pas nous attendre à te rencontrer dans une semblable maison, au milieu d’un ramas de concubines et de contre-révolutionnaires[65]. »
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« --Cette maison est un foyer de contre-révolution. »
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« Et il sortit en proférant les plus effrayantes menaces.
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« Adieu.
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« L. F. »
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Si l’on eût mieux connu les faits, on n’aurait pu ignorer que Julie Talma possédait encore sa jolie maison de la rue Chantereine, dont elle faisait trop bien les honneurs pour que son mari eût besoin de s’adresser à mademoiselle Candeille, qui, d’ailleurs, n’avait pas de maison, et qui, seulement, était au nombre des invités.
 
On devait faire de la musique, et tous les artistes se firent
On devait faire de la musique, et tous les artistes se firent un plaisir d’être agréables à Julie dans cette soirée. Les dames n’y étaient pas en costume romain ni grec, attendu que nous étions en 1792, et que ces modes ne furent adoptées qu’au temps du Directoire, et au commencement du Consulat, en 1797, par mesdames Tallien, Beauharnais, Regnault de Saint-Jean-d’Angély et autres femmes élégantes qui donnaient alors le ton. L’_immodestie_ de ce costume ne se fit donc pas remarquer dans cette réunion. Il n’y eut point de bal, et madame Roland ne s’y trouvait pas. Talma ne put donc dire : « _Venez, mesdemoiselles, on vous attend pour danser_. » Mademoiselle Monvel avait alors quatre ans, et madame Roland m’a toujours paru peu disposée à la danse. D’ailleurs madame Roland venait rarement chez Talma, et je ne l’y ai même vue qu’une seule fois.
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On devait faire de la musique, et tous les artistes se firent un plaisir d’être agréables à Julie dans cette soirée. Les dames n’y étaient pas en costume romain ni grec, attendu que nous étions en 1792, et que ces modes ne furent adoptées qu’au temps du Directoire, et au commencement du Consulat, en 1797, par mesdames Tallien, Beauharnais, Regnault de Saint-Jean-d’Angély et autres femmes élégantes qui donnaient alors le ton. L’_immodestie_ de ce costume ne se fit donc pas remarquer dans cette réunion. Il n’y eut point de bal, et madame Roland ne s’y trouvait pas. Talma ne put donc dire : « _Venez, mesdemoiselles, on vous attend pour danser_. » Mademoiselle Monvel avait alors quatre ans, et madame Roland m’a toujours paru peu disposée à la danse. D’ailleurs madame Roland venait rarement chez Talma, et je ne l’y ai même vue qu’une seule fois.
 
Les paroles adressées par Marat à Dumouriez furent imprimées le lendemain dans l’_Ami du peuple_, mais le citoyen Marat se garda bien de publier la réponse de Talma et celle de Dumouriez.
 
Le jour des funérailles de Marat, on arrêta Dugazon
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et il passa la journée au corps-de-garde du Palais-Royal. On le remit le soir même en liberté. Lorsqu’il s’informa du sujet pour lequel on l’avait arrêté, on lui dit qu’il n’était pas digne d’assister à l’apothéose de ce grand homme.
 
J’ai été témoin oculaire de tous les faits que je raconte, et je défie qu’on puisse les démentir. Je puis avoir mal jugé, mais les lettres que j’écrivais étaient le récit fidèle de ce qui s’était passé sous mes yeux. Ne voulant pas répéter ce que d’autres ont déjà dit, beaucoup mieux sans doute, j’ai parcouru toutes les anecdotes contemporaines, non celles de l’Empire (qui ne les connaît, bon Dieu !) : on les a commentées de toutes les façons. La plupart des témoins et des acteurs existent encore, et les faits sont trop récens pour qu’on puisse se tromper, à moins qu’on ne le veuille absolument. Mais, lorsqu’on remonte aux temps de la République, du Directoire, même du Consulat, tous ces noms doivent être bien surpris de se trouver ensemble. On réunit des gens qui ne se sont jamais connus, et on est étonné de trouver dans
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cette galerie de tableaux, que l’on fait dater de 1792, des femmes qui n’existaient déjà plus, et d’autres qui n’existaient pas encore. Mesdemoiselles Luzy, Arnould, Guimard, étaient déjà des douairières ; mademoiselle Olivier était morte. Enfin, on se contente des faits matériels, tout le reste est d’invention, ou bien pris au hasard dans ce qu’on a entendu raconter, comme on raconte les choses que l’on n’a pas vues. On fait un joli roman qui a d’autant plus d’intérêt, que ce sont des gens d’esprit qui l’écrivent.
 
La plupart des détails dont je parle se retrouvent dans des ouvrages sérieux, et ce serait le cas de dire : « _Voilà comme on écrit l’histoire ! _ » si les faits politiques et militaires ne se recueillaient dans les pièces authentiques et dans le _Moniteur_.
 
Mais, par le temps qui court, bien heureuses sont celles qui, par le nom, la fortune ou la beauté n’ont pas été assez célèbres pour qu’on s’en souvienne, car ce n’est pas toujours avec indulgence ni même avec vérité qu’on les reproduit sur la scène du monde.
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J’étais encore sous l’impression des tristes événements qui venaient de s’accomplir, lorsque je partis pour Lille où je devais donner des concerts. Des émotions nouvelles m’attendaient. J’en adressai le récit à madame Lemoine.
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« Chère madame Lemoine,
 
« Lorsque vous recevez une lettre de moi, vous devez dire : Allons, elle s’est encore trouvée dans un nouvel événement. Mais pourquoi ne reste-t-elle pas tranquille à Paris ?… Tranquille ! cela vous est bien aisé à dire. Que l’on voyage ou que l’on reste chez soi, ne doit-on pas toujours s’attendre à voir des choses qui sortent de l’ordre habituel ? Il faut convenir que nos pères ont été bien heureux de n’en avoir pas vu de semblables de leur temps ! Les chanteurs ne sont-ils pas devenus des peuples nomades ? Enfin, pour en finir de mes doléances, je vous dirai
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donc que j’arrive du siége de Lille, car mon génie malfaisant me conduit toujours où il y a des dangers à courir. Cependant j’étais déjà depuis quelque temps à Lille, lorsque ce siége nous est arrivé tout d’un coup, et c’est bien le cas de dire, comme une bombe, car il me semble qu’on ne s’y attendait pas le moins du monde ; cependant on s’y est bientôt accoutumé. Dans le premier moment, les boulets rouges nous ont un peu surpris, mais ensuite on les prenait sur une poêle à frire ou sur toute autre machine en tôle, après qu’ils avaient un peu tourbillonné ; c’est de cette manière qu’on les empêchait d’éclater. Vous voyez que voilà une nouvelle découverte dont je ne me doutais pas ; faites-en votre profit, s’il vous arrive jamais, ce dont Dieu veuille bien vous garder, de vous trouver au milieu d’un siége. Je vous prie de croire que ce n’était pas moi qui les prenais ainsi ; je n’en ai été que le témoin oculaire.
 
« On commençait cependant à se lasser un peu de cette manière de vivre, et l’on murmurait tout bas ; mais le général Menou a fait proclamer que
« On commençait cependant à se lasser un peu de cette manière de vivre, et l’on murmurait tout bas ; mais le général Menou a fait proclamer que le premier qui parlerait de se rendre serait pendu. Après cet avis amical, personne n’a osé dire sa façon de penser. Il faut pourtant que je vous raconte cela un peu plus en détail, car lorsque le danger est passé la gaîté revient. Comme je vous l’ai dit, l’on ne s’attendait à rien, lorsque tout à coup nous apprenons que l’armée des Autrichiens s’avance par la route de Tournay. Aussitôt on s’enquiert pour avoir chevaux, voitures, chariots, afin de pouvoir quitter la ville, où les femmes, les enfants, les vieillards devenaient des bouches inutiles et ne faisaient qu’augmenter le danger. Mais ces hommes qui spéculent toujours, pour s’enrichir, sur les malheurs publics, mirent un prix tellement élevé aux moyens de transport, qu’il fut impossible à beaucoup d’habitans de céder à des prétentions aussi exagérées. Ceux qui avaient des bijoux, de l’argenterie, voulurent les vendre pour se procurer de l’argent ; mais les objets qu’on aurait achetés à un prix passable quelques jours auparavant, étaient dépréciés, et l’on offrait à peine un quart de leur valeur ; enfin nous apprenons que l’armée approche et que l’on va commencer l’assaut : jugez de notre effroi. On nous fait espérer cependant que l’on pourra sortir par la porte opposée, mais nous n’en avons pas le temps. Les premiers boulets lancés, le peuple se réunit en tumulte sur les places. Les familles se sauvent dans les caves sans avoir pu se munir des choses les plus nécessaires ; quelques personnes arrivent avec des vivres et des vêtements qu’ils ont emportés à la hâte. C’est là que j’ai vu la véritable égalité dont on nous parle si souvent ; le malheur réunit tout, rapproche les distances. Pauvre et riche s’entr’aidaient, car chacun courait les mêmes dangers, et l’on se donnait les uns aux autres les choses dont on manquait. Si l’on apportait un blessé, c’était à qui s’empresserait de le secourir ; on déchirait son linge pour étancher son sang, pour faire de la charpie. Si quelqu’un disait : « Je n’ai pas telle chose.--La voici, » répondait aussitôt un autre. Les habitants d’un hôtel qui était en feu recevaient l’hospitalité d’une pauvre famille ; des enfants, des vieillards étaient abrités dans une maison somptueuse qu’ils n’auraient peut-être pas osé espérer un secours quelques semaines auparavant. Pourquoi le monde n’est-il pas toujours ainsi ?
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le premier qui parlerait de se rendre serait pendu. Après cet avis amical, personne n’a osé dire sa façon de penser. Il faut pourtant que je vous raconte cela un peu plus en détail, car lorsque le danger est passé la gaîté revient. Comme je vous l’ai dit, l’on ne s’attendait à rien, lorsque tout à coup nous apprenons que l’armée des Autrichiens s’avance par la route de Tournay. Aussitôt on s’enquiert pour avoir chevaux, voitures, chariots, afin de pouvoir quitter la ville, où les femmes, les enfants, les vieillards devenaient des bouches inutiles et ne faisaient qu’augmenter le danger. Mais ces hommes qui spéculent toujours, pour s’enrichir, sur les malheurs publics, mirent un prix tellement élevé aux moyens de transport, qu’il fut impossible à beaucoup d’habitans de céder à des prétentions aussi exagérées. Ceux qui avaient des bijoux, de l’argenterie, voulurent les vendre pour se procurer de l’argent ; mais les objets qu’on aurait achetés à un prix passable quelques jours auparavant, étaient dépréciés, et l’on offrait à peine un quart de leur valeur ; enfin nous
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« On commençait cependant à se lasser un peu de cette manière de vivre, et l’on murmurait tout bas ; mais le général Menou a fait proclamer que le premier qui parlerait de se rendre serait pendu. Après cet avis amical, personne n’a osé dire sa façon de penser. Il faut pourtant que je vous raconte cela un peu plus en détail, car lorsque le danger est passé la gaîté revient. Comme je vous l’ai dit, l’on ne s’attendait à rien, lorsque tout à coup nous apprenons que l’armée des Autrichiens s’avance par la route de Tournay. Aussitôt on s’enquiert pour avoir chevaux, voitures, chariots, afin de pouvoir quitter la ville, où les femmes, les enfants, les vieillards devenaient des bouches inutiles et ne faisaient qu’augmenter le danger. Mais ces hommes qui spéculent toujours, pour s’enrichir, sur les malheurs publics, mirent un prix tellement élevé aux moyens de transport, qu’il fut impossible à beaucoup d’habitans de céder à des prétentions aussi exagérées. Ceux qui avaient des bijoux, de l’argenterie, voulurent les vendre pour se procurer de l’argent ; mais les objets qu’on aurait achetés à un prix passable quelques jours auparavant, étaient dépréciés, et l’on offrait à peine un quart de leur valeur ; enfin nous apprenons que l’armée approche et que l’on va commencer l’assaut : jugez de notre effroi. On nous fait espérer cependant que l’on pourra sortir par la porte opposée, mais nous n’en avons pas le temps. Les premiers boulets lancés, le peuple se réunit en tumulte sur les places. Les familles se sauvent dans les caves sans avoir pu se munir des choses les plus nécessaires ; quelques personnes arrivent avec des vivres et des vêtements qu’ils ont emportés à la hâte. C’est là que j’ai vu la véritable égalité dont on nous parle si souvent ; le malheur réunit tout, rapproche les distances. Pauvre et riche s’entr’aidaient, car chacun courait les mêmes dangers, et l’on se donnait les uns aux autres les choses dont on manquait. Si l’on apportait un blessé, c’était à qui s’empresserait de le secourir ; on déchirait son linge pour étancher son sang, pour faire de la charpie. Si quelqu’un disait : « Je n’ai pas telle chose.--La voici, » répondait aussitôt un autre. Les habitants d’un hôtel qui était en feu recevaient l’hospitalité d’une pauvre famille ; des enfants, des vieillards étaient abrités dans une maison somptueuse qu’ils n’auraient peut-être pas osé espérer un secours quelques semaines auparavant. Pourquoi le monde n’est-il pas toujours ainsi ?qu’
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ils n’auraient peut-être pas osé espérer un secours quelques semaines auparavant. Pourquoi le monde n’est-il pas toujours ainsi ?
 
« Un jour que l’on se croyait plus tranquille, le bombardement sembla vouloir redoubler. L’on ne pouvait imaginer à qui l’on devait cette nouvelle calamité lorsqu’on espérait que le siège était près de finir. Nous sûmes quelques jours après que l’archiduchesse d’Autriche était venue déjeuner au quartier-général, et que cela avait ranimé le courage des troupes. On appela cette journée le _déjeuner de l’archiduchesse_ !
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« Comment une femme ne pensa-t-elle pas que des vieillards, et des mères de famille pouvaient succomber dans cette affreuse matinée ? Mais la courageuse résistance de nos soldats et la fermeté du général Menou les forcèrent à lever le siége.
 
« Milady Montaigue me presse de venir passer quelque temps avec elle pour me reposer de toutes ces émotions. Son mari nous cherche une habitation
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dans les environs de Boulogne-sur-Mer, dans un endroit écarté et tranquille, s’il en est par le temps qui court. Pensez un peu à vos amis, et écrivez-leur plus souvent.
 
« L. F. »
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Je vais à Boulogne-sur-
Je vais à Boulogne-sur-Mer.--Rencontre d’un détachement de l’armée révolutionnaire.--L’hôtel de la Bergère dans un bois.--Je vais en Écosse avec lady Montaigue.--Montagnes d’Écosse, grotte de Fingal, dite des _Géants_.--Retour.--Aventure à Dunkerque.
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Je vais à Boulogne-sur-Mer.--Rencontre d’un détachement de l’armée révolutionnaire.--L’hôtel de la Bergère dans un bois.--Je vais en Écosse avec lady Montaigue.--Montagnes d’Écosse, grotte de Fingal, dite des _Géants_.--Retour.--Aventure à Dunkerque.
 
C’était donc après le siège de Lille, au mois de novembre, je crois, que j’allai à Boulogne-sur-Mer rejoindre lady Montaigue. J’avais un cabriolet de louage et je pris des chevaux de poste. Arrivée vers six heures du soir dans un petit bourg, j’y trouvai un détachement de l’armée révolutionnaire. Ces militaires avaient fait un tel ravage dans toutes les hôtelleries,
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que les aubergistes avaient ôté leurs enseignes et fermé leurs maisons ; ils ne recevaient plus de voyageurs, et on ne pouvait avoir des chevaux à la poste. Je demandai en vain que l’on me donnât à coucher ou que les mêmes chevaux me conduisissent après s’être reposés ; je ne pus rien obtenir.
 
—Ce ne serait pas un grand service à vous rendre, me dit le maître de la maison, que de vous donner à coucher, car une jeune femme et un enfant ne leur en imposeraient guère. Vous pourriez ne pas _vous en trouver la bonne marchande_ (je n’ai pas oublié le terme) ; avec ça que vous êtes bien élégante : cachez donc votre montre et votre chaîne.
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Un gros paysan, qui était devant la porte, me dit :
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—Je vous mènerais ben, moi, ma p’tite citoyenne, mais mon cheval est déjà si fatigué, qu’il n’pourra aller plus loin qu’chez nous, à l’hôtel _de la Bergère_ : c’est une petite lieue. Vous y coucherez, et demain nous partirons dès le matin pour Boulogne.
 
Il n’y avait pas à hésiter ; je lui donnai ce qu’il me demanda, et je le priai de partir le plus tôt possible, car les soldats qui étaient sur la place regardaient déjà de travers la muscadine, et je n’étais pas trop rassurée. Ma pauvre petite fille, fraîche comme une rose, imprévoyante du danger, dormait à mes côtés. Enfin le paysan mit son cheval à la voiture, et nous partîmes. J’avais pour tout bagage un sac de nuit ; mais cela suffisait pour un trajet aussi court. Comme me l’avait fait observer judicieusement le maître de poste, j’étais une trop élégante voyageuse pour un pareil temps : c’est pourquoi tout me faisait peur. Je vis que mon conducteur ne prenait pas la grande route et qu’il allait à travers champs pour gagner une forêt.
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—Mais, lui dis-je timidement, il me semble que nous nous éloignons beaucoup du chemin et que cela nous fera faire un long détour.
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—Oh ! nenni, nous prendrons par les traverses.
 
À cette époque, nous ne lisions que les romans d’Anne Radcliffe, et les mélodrames de l’Ambigu étaient pleins de voleurs et d’assassins, d’auberges au milieu des forêts, et dans lesquelles la servante montrait au public des objets ensanglantés ; on n’y voyait que trappes sous les lits, des brigands aux manches retroussées, à la barbe noire, et dont la ceinture était garnie de poignards et de pistolets. Ils n’étaient pas, comme Fra-Diavolo, couverts _de manteaux du velours le plus beau_. Certainement l’auberge de _la Bergère_ était bien la chose du monde la plus effrayante et la plus semblable à toutes les forêts périlleuses. Il n’y manquait que la petite servante qui sauve toujours le beau jeune homme ; quant à l’hôtesse, elle était fort peu gracieuse. Elle prit un mauvais bout de chandelle et me fit monter une espèce d’échelle qu’elle appelait
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un escalier, et nous introduisit dans une soupente qu’elle décorait du nom de chambre ; elle me montra ensuite un lit n’ayant qu’un matelas de paille, et fut chercher deux draps de grosse toile grise ; il y avait dans cette soupente une cheminée énorme tout à fait moyen-âge, une table boiteuse et deux chaises dépaillées.
 
—Ne pourrais-je, lui dis-je, avoir du feu et une lampe de nuit ?
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Je comptais bien ne pas me coucher ni même me déshabiller. J’enveloppai ma fille dans la couverture et la posai sur le lit ; pendant ce temps elle chantait. Mon Dieu ! me disais-je, s’ils me tuaient, que feraient-ils de cette pauvre enfant ?
 
L’hôtesse remonta pour me demander si je voulais manger ; je n’en avais pas grande envie ; cependant je lui dis de m’apporter quelque chose. L’enfant
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mangea de bon appétit et s’endormit comme dans un bon lit. Je m’efforçai de lire un livre que j’avais emporté, mais je ne pus y parvenir. Nous étions au-dessus de la cuisine, et le plancher mal joint me laissait presque apercevoir ce qui s’y passait. Je vis arriver des gens qui criaient, juraient ; ils étaient peut-être deux ou trois, mais je me figurai qu’il y en avait au moins une douzaine. J’étais comme les poltrons à qui la peur double les objets. Cela dura assez long-temps ; enfin ils finirent sans doute par s’endormir, car le bruit cessa. J’en fus quitte pour un peu de frayeur et pour mes visions de mélodrame : ce qui prouve que notre imagination (cette folle de la maison) nous crée des fantômes pour nous donner la peine de les combattre. Je fus sur pied la première, et je pressai mon gros paysan, que j’avais pris pour un chef de brigands, de mettre son cheval à la voiture, et je partis. J’arrivai à Boulogne, et je fis bien rire avec mes tribulations de l’hôtel de _la Bergère_.
 
Milord et milady Montaigue, étant forcés d’aller
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passer quinze jours en Écosse pour régler quelques affaires, je partis avec eux.
 
Je me faisais un grand plaisir de voir les montagnes d’Écosse, et surtout cette grotte de cristallisation où les yeux se fatiguent à découvrir les objets qui se multiplient à mesure qu’on les fixe. Le ciseau du sculpteur, le pinceau du peintre le plus habile, ne pourraient qu’imparfaitement les imiter. Comment rendre la délicatesse de ce travail de la nature, ces arceaux, ces portiques, ces colonnes, ces découpures, qui ont dû servir de modèles aux hommes, lorsqu’ils ont voulu construire les premiers temples ? Plus on examine avec attention, plus on y découvre de chefs-d’œuvre nouveaux.
 
C’est dans ces montagnes d’Écosse qu’on aime à lire les poésies d’Ossian. J’avais avec moi les traductions de Baour de Lormian et les imitations de Chénier sur les chants de Morven, de Selma. À l’âge que j’avais alors, l’imagination est si fraîche et si brillante, qu’elle nous identifie aux lieux où nous sommes ! La poésie, la musique, nous électrisent,
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et l’on se sent transporté au-delà de soi-même. Je conçois que, l’imagination ainsi excitée, les arts puissent enfanter des chefs-d’œuvre !
 
Je fus bientôt ramenée sur la terre par une lettre que je reçus de France. On nous apprenait les mesures sévères adoptées non-seulement contre les émigrés, mais contre leurs familles, et le temps limité qu’on accordait pour rentrer en France. Je ne me serais jamais consolée d’une inconséquence qui aurait pu compromettre la tranquillité de mes parents ; je me décidai donc à partir sur-le-champ. Comme mes amis avaient terminé leurs affaires et qu’ils craignaient d’ailleurs de trouver quelque difficulté à rentrer eux-mêmes à Boulogne, où ils comptaient se fixer quelques années, nous revînmes ensemble, et le frère de lady Montaigue nous accompagna. Par le plus grand bonheur, mon absence fut inaperçue. Boulogne, dans ce moment, était la ville où l’on pouvait le plus facilement aller et venir, sans être presque remarqué.
 
Nous passâmes par Dunkerque ; mais les événements
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marchaient avec une telle rapidité, que nous trouvâmes déjà les esprits changés.
 
Nous comptions rester quelques jours à Dunkerque, pour voir le port et la ville, dont alors le commerce était renommé. La foire de Dunkerque attirait beaucoup de marchands étrangers : nos messieurs nous proposèrent d’aller au spectacle ; mais, comme il y avait un acteur en représentation, il fui impossible de trouver des places, lis allaient revenir sans avoir pu en obtenir, lorsque M. de Lermina, une des personnes importantes de la ville, sachant que c’était pour des dames, offrit sa loge, qui, donnant positivement sur la scène, était très en vue. Nous fîmes une espèce de toilette ; nous avions des robes de crêpe noir, c’était la mode alors, avec des écharpes jaunes qui faisaient le tour de la taille et se nommaient _à la Coblentz_ ; nous étions coiffées d’une pointe de fichu en crêpe blanc, qui venait faire un nœud sur le côté ; j’avais arrangé cette espèce de turban sur mes cheveux et sur ceux de lady Montaigue.
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Montaigue.
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À notre entrée dans la loge, chacun ne manqua pas de demander quelles étaient ces deux dames élégantes (car on appelait déjà ainsi la toilette la plus simple, surtout en province). On vit bien que ma compagne était Anglaise ; quant à moi, je fus prise pour une chanteuse italienne, ou pour une Française qui _rentrait_ : en cela ils ne se trompaient pas trop. Après nous avoir bien regardées, on s’avisa de penser à ce fichu noué sur le côté, et l’on se mit à crier : « _À bas la cocarde blanche_ ! »
 
Je me doutais si peu que ces cris s’adressaient à nous, que j’avançai la tête pour voir à qui l’on en voulait. Le propriétaire de la loge, s’apercevant que nous ne nous doutions de rien, vint pour nous prévenir de ce qui se passait. Qu’on juge de notre surprise ! Le parterre regardait cette pantomime assez tranquillement, en voyant mon empressement à dénouer mon fichu ; je leur montrai ensuite que ce n’était nullement une cocarde, et on applaudit à ma docilité. Lorsque je voulus détacher celui de lady Montaigue, les messieurs qui étaient avec nous m’arrêtèrent le bras pour
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s’y opposer ; et parlèrent vivement à M. de Lermina. Alors les cris recommencèrent : « _À bas ! respect à la loi_ ! » Cette dame arracha son fichu avec humeur. Nous sortîmes de la loge, et je crois qu’il était temps. Quelques mois plus tard, cette affaire eût pu devenir plus sérieuse.
 
Nous partîmes le soir même, et je ne fus plus tentée d’employer mes talents pour la coiffure, tant que je fus en voyage.