« Souvenirs d’une actrice » : différence entre les versions

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Un tour de M. de Cazalès • Je lui rends la pareille • Un prince de Rohan • M. de Rolin, avocat-général au parlement de Grenoble • Le comte de Lacase • Son mariage avec une grisette • M. de Catelan, avocat-général au parlement de Toulouse.
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« Madame,
 
« Depuis que nous sommes revenus des eaux de
« Depuis que nous sommes revenus des eaux de Bagnères et que vous êtes retournée à votre Paris, nous sommes tristes et maussades. Nous n’avons plus ces aimables soirées à la campagne, où vous nous entreteniez des plaisirs de la capitale, que nous autres, pauvres provinciaux, n’avons qu’entrevue et que nous regardons comme la terre promise. Je désirais bien revoir Paris avant que vous y fussiez ; mais jugez combien je le désire davantage à présent que vous pouvez me rendre ce séjour plus agréable encore, par l’amitié que vous voulez bien me témoigner et la réunion de votre société. Si je ne suis pas dans l’âge où l’on se fait écouter, je suis déjà dans celui où l’on peut apprécier les autres. Ce n’est qu’à Paris que l’on rencontre les artistes distingués, et tout cet appareil de fête et de cour. À propos de cour et de princes, puisque vous voulez que je vous entretienne de tout ce qui se passe dans notre cercle, il faut que je vous raconte le tour que m’a joué M. de Cazalès, que je commence à aimer un peu plus cependant, parce qu’il est fort aimable et fort gai ; mais je dois dire en toute humilité que s’il me fait rire, il s’amuse souvent aussi à mes dépens, et je soupçonne qu’il me croit un peu niaise.
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« Depuis que nous sommes revenus des eaux de Bagnères et que vous êtes retournée à votre Paris, nous sommes tristes et maussades. Nous n’avons plus ces aimables soirées à la campagne, où vous nous entreteniez des plaisirs de la capitale, que nous autres, pauvres provinciaux, n’avons qu’entrevue et que nous regardons comme la terre promise. Je désirais bien revoir Paris avant que vous y fussiez ; mais jugez combien je le désire davantage à présent que vous pouvez me rendre ce séjour plus agréable encore, par l’amitié que vous voulez bien me témoigner et la réunion de votre société. Si je ne suis pas dans l’âge où l’on se fait écouter, je suis déjà dans celui où l’on peut apprécier les autres. Ce n’est qu’à Paris que l’on rencontre les artistes distingués, et tout cet appareil de fête et de cour. À propos de cour et de princes, puisque vous voulez que je vous entretienne de tout ce qui se passe dans notre cercle, il faut que je vous raconte le tour que m’a joué M. de Cazalès, que je commence à aimer un peu plus cependant, parce qu’il est fort aimable et fort gai ; mais je dois dire en toute humilité que s’il me fait rire, il s’amuse souvent aussi à mes dépens, et je soupçonne qu’il me croit un peu niaise.
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et je soupçonne qu’il me croit un peu niaise.
 
« Vous savez qu’on ne voit pas de prince en province, et quoique mon oncle en ait élevé deux, j’en ai peu rencontré sur mon chemin. Il me semblait donc qu’un prince devait être environné d’une suite nombreuse, tout chamarré d’or et de croix et qu’il ne pouvait marcher sans ce pompeux appareil. Il y a quelques jours M. de Cazalès vint me dire d’un air de confidence que l’on attendait un prince à Toulouse et qu’il viendrait chez M. de Grammont. Je voulus savoir s’il ne m’avait pas fait une mystification, et je fus aux informations. On m’assura que c’était la vérité.
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— Rien de plus facile, vous êtes souvent à la campagne avec votre belle-mère : vous serez invitée ce jour là.
 
« En effet, nous arrivâmes le matin avec plusieurs autres dames et nous montâmes après dîner dans notre chambre pour nous habiller. Lorsque je descendis, il y avait déjà quelques personnes dans la galerie du jardin. Je me plaçai en face de la
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porte, espérant chaque fois que j’entendais du bruit qu’elle allait s’ouvrir avec fracas et que je verrais arriver le prince et sa suite. Il y avait près de moi un jeune officier qui me parlait toujours, m’ennuyait beaucoup, et auquel je répondais avec distraction. Enfin ne pouvant plus résister à mon impatience, je fus demander à M. de Cazalès quand ce prince arriverait.
 
— Eh ! mais, vous causez avec lui depuis que vous êtes descendue, me dit-il. Ce malencontreux officier était un prince de la maison de Rohan, qui voyage avec son gouverneur. On s’est joliment moqué de moi ; il ne manquait que vous pour m’achever, madame. Malgré cela, il me tarde bien de vous revoir, car c’est vous qui animez tout, et je ne puis vous dire maintenant qu’un triste adieu.
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À la même.
 
« Ah ! madame, si M. de Cazalès s’est moqué de moi, je le lui ai bien rendu hier. Vous savez combien il est indolent, et vous savez aussi qu’il courtise
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toutes les belles. Il avait, depuis quelques jours, une de ces nouvelles épingles en petit médaillon de cristal dans lequel on met des cheveux ; on l’avait beaucoup plaisanté sur la boucle blonde qu’il renfermait. Hier, assez tard, il s’amusait à nous faire des tours de cartes, lorsque je me suis aperçue que les cheveux avaient changé de couleur et qu’ils étaient devenus d’un très beau noir. J’ai fait un signe à madame L***, qui, s’approchant de lui, s’est écriée : « quoi ! déjà ? » Ce qu’il y a de charmant c’est qu’il ne s’était pas douté du changement et qu’il ne pouvait concevoir comment il s’était opéré[24]. Vous pensez si on l’a plaisanté sur les tours qu’il ne savait pas prévoir et si j’ai pris ma revanche de ses moqueries, pour mon prince de Rohan et sa suite. Lui qui veut apprendre à escamoter, a trouvé un maître habile, mais il ne le nommera pas.
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À la même.
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« Un nouvel arrivé (car il n’a nullement l’air d’un nouveau débarqué), vient d’égayer un peu nos languissantes soirées. C’est M. de Rolin de Savoie[25], avocat-général au parlement de Grenoble ; il a de l’esprit, de cet esprit qui vous plaît et qui n’est pas celui de tout le monde. Il donne un tour original à tout ce qu’il dit. Il faut que je vous raconte notre première entrevue, afin que vous fassiez plus promptement connaissance avec lui. C’était non pas dans les horreurs d’une profonde nuit, mais à la noce de M. le comte de Lacase[26], ou pour mieux dire, à ses fiançailles ; il vient, comme vous le savez, d’épouser sa maîtresse, par respect pour les mœurs. Il s’était cru obligé, ainsi que le M. de Moncade de l'''École des bourgeois'', d’inviter toute la parenté de cette petite grisette, et il aurait pu nous dire :
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— C’est aujourd’hui que je vous encanaille,
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— Oserais-je vous demander, madame, si c’est le jour ou le lendemain du mariage ?
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— C’est le jour de la signature du contrat, monsieur.
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— Je vous demande pardon, je suis tout à fait neuf dans ce pays, comme vous pouvez vous en apercevoir ; c’est le marquis de Grammont qui m’a amené du spectacle ici, et qui m’a laissé en me disant qu’il allait revenir. J’ai rencontré cette dame, me dit-il, en me montrant la fiancée qui était tout en blanc, presqu’en costume de mariée ; elle était suivie de la famille : cela ressemblait à la noce de l’opéra du ''Déserteur''. Me trouvant près d’elle au bas de l’escalier, je me suis empressé de lui offrir la main ; mais elle n’a jamais voulu l’accepter, et m’a forcé de monter devant elle. Il a fallu céder malgré ma résistance, et depuis ce moment je suis à chercher quelqu’un qui ait assez d’indulgence pour me mettre au fait ; car je crains de faire encore quelque gaucherie.
 
L’air dont il nous parlait était si comiquement niais et faisait un tel contraste avec son sourire
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malin, que je me mis à rire comme une folle, et dès ce moment, la confiance s’établit entre nous. Ma belle-mère lui raconta qu’on avait persuadé à ce pauvre M. de Lacase, qu’il avait séduit cette jeune personne (qui du reste était fort jolie), que pour l’acquit de sa conscience, il devait l’épouser ; et qu’il s’y était prêté de la meilleure grâce du monde, malgré les conseils de ses amis et l’opposition de ses parents. Mais comme il était bien d’âge à savoir la sottise qu’il faisait, on avait fini par en rire.
 
Toutes les réparties de M. de Rolin, toutes ses remarques étaient d’une finesse et d’une originalité charmantes. Enfin, cette soirée où nous croyions nous ennuyer à mourir, a été une des plus gaies que nous ayons passées depuis votre départ.
 
M. de Savoie a été présenté dans les premières maisons de la ville ; mais autant qu’il le peut, il passe ses soirées avec nous, ainsi que M. de Catelan[27] ; il doit bien, dit-il, cette reconnaissance à l’hospitalité
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que nous lui avons accordée, lors de notre première rencontre. Lui et mon père se conviennent beaucoup.
 
« Louise Fleury. »
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Je me marie • Fusil part pour Marseille • Les chanteurs et les chanteuses à cette époque • Progrès de la musique • Le chanteur Garat • Madame Marrât • Une soirée musicale chez Piccini • La voix de madame Piccini à l’âge de 75 ans • Mon départ pour Bruxelles • La sœur de Marie-Antoinette • La révolution en Belgique • Événements d’Anvers en 1790 ; atrocités • Je vais à Gand • Je chante l’hymne des patriotes belges • Mon retour à Anvers • J’arrive à Bruxelles • Les miracles de la Vierge-Noire.
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Comme je ne parle guère de moi que lorsque cela met en scène quelques personnages marquants, et que mon mariage intéresse peu le public, je dirai seulement que j’épousai Fusil à Toulouse. Nous étions bien jeunes l’un et l’autre, et mon père avait grandement raison, lorsqu’il hésitait à y consentir.
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Fusil regretta bientôt l’indépendance de la vie de garçon. Comme j’avais reçu des propositions brillantes de la Belgique, pour les concerts, il fut d’avis que je devais les accepter, attendu que, ne jouant pas encore la comédie, je ne pouvais rien faire à Marseille, où il était engagé ; il partit donc pour cette ville, et me laissa chez mon père jusqu’au temps où je devais me rendre à Bruxelles.
 
Les chanteuses de cette époque étaient moins payées qu’à présent ; cependant celles de la bonne école étaient fort recherchées. Gluck, Saccini, Piccini, avaient opéré une révolution dans la musique. Les méthode italienne et allemande commençaient à faire d’autant plus de progrès, que le théâtre de Monsieur, où l’on avait fait venir des chanteurs italiens, était en grande faveur : c’est à cette école que se sont formés Garat, Martin, mesdames Scio, Rosine. C’est aussi cette école italienne et allemande qui nous a donné Méhul, Gossec, Lesueur et Boïeldieu ; ils eussent été de grands compositeurs dans tous les temps, parce qu’ils avaient du génie ; mais ils ont formé leur mélodie, et leur instrumentation
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d’après ces grands modèles. Madame Saint-Huberty est la première pour laquelle Piccini ait écrit un air chanté à l’Opéra. Ceux qui s’imaginent que dans ce temps-là on chantait comme Lainé, se trompent fort ; nous nous moquions de sa voix criarde et cadencée, qui n’eût pas été supportée par le public, sans la chaleur et l’entraînement de son exécution. C’était sans contredit un excellent acteur, mais un ridicule chanteur. Laïs, Chéron, Chardini, madame Chéron, se faisaient déjà distinguer par une meilleure méthode. Depuis ce temps, la musique a marché avec le siècle, et augmenté ses progrès. Lorsqu’on est dans la bonne voie, il n’y a plus qu’à suivre ; les moyens peuvent manquer avec l’âge, mais le goût est toujours le même : nous l’avons vu pour Garat, pour Martin, nous le voyons pour Ponchard. Garat avait une organisation telle, qu’il chantait déjà admirablement avant d’être bon musicien. C’était le chanteur de la reine ; il exécutait souvent des morceaux avec elle. On connaît toute l’originalité de Garat, et combien il était toujours artiste avant tout. Un jour qu’on lui rappelait ses
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soirées de musique à la cour, quelqu’un lui dit :
 
— N’avez-vous pas chanté tel morceau avec la reine ?…
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C’est lui qui le premier a développé, dans toute leur étendue, les beaux moyens de madame Mainvielle-Fodor, qui est venue à Paris après madame Barrilli, admirable chanteuse qui l’eût été dans tous les temps.
 
Les Italiens conservent mieux que nous la fraîcheur de la voix dans un âge avancé. Madame Marrât avait plus de soixante ans lorsque j’ai chanté avec elle le beau duo de ''Mithridate''. Ses moyens étaient encore d’une grande étendue, et sa voix moëlleuse et légère. Je lui ai l’obligation de m’avoir donné de très bons conseils, et j’ai eu en elle un excellent modèle ; mais la personne la plus étonnante que j’aie entendue dans ce genre là, c’est la femme du vieux Piccini. Il rassemblait tous les jeudis ses élèves, qui, réunis à sa famille, formaient un concert nombreux, et faisait exécuter la plupart du
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temps des morceaux de ses opéras. ''Athis'' était de ses compositions celle qu’il préférait[28]. Un jour qu’une de ses chanteuses lui manquait, il appela madame Piccini, et la pria de la remplacer. Nous étions là, toutes jeunes femmes, et il ne nous fallut rien moins que le respect et la vénération que nous portions à cette famille dans son chef, pour contenir le fou rire qui nous gagnait.
 
Madame Piccini avait 75 ans, elle était d’une laideur plus que permise même à cet âge ; bossue, le col court, un embonpoint très-prononcé, et par-dessus tous ces avantages, elle avait une toilette qui aurait pu la faire prendre pour la cuisinière de son mari ; ce qu’elle était bien un peu par le fait, car sans cesse occupée de son ménage, on ne la voyait jamais dans le salon, ni dans la salle d’étude. Mariée fort jeune, comme toutes les Italiennes, elle avait eu un si grand nombre d’enfants, qu’ils en étaient déjà à la troisième génération.
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Madame Piccini ôta le tablier dans lequel elle avait des cornichons qu’elle allait mettre au vinaigre, et s’approcha du piano de son mari. Lorsqu’elle commença le solo, il s’échappa de cette masse informe des sons si frais, si suaves, que pas une de ses filles, de ses petites-filles, ni de nous, n’eussent pu en faire entendre de semblables. Nous restâmes en extase ; de temps en temps je mettais ma main sur mes yeux, pour compléter l’illusion. Il me semblait entendre le chant des vierges de Sion. Elle continua ainsi toute la soirée.
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Il était logé dans la maison d’un fermier-général, sur la place Vendôme ; c’était alors un luxe de ces messieurs d’offrir une noble hospitalité aux grands compositeurs.
 
Piccini est mort dans un état voisin de la misère. Il habitait alors l’hôtel d’Angevilliers où on lui avait accordé une retraite comme à divers artistes, peintres,
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gens de lettres, etc. : c’est là qu’il est mort. Il a composé jusqu’au dernier moment de sa vie ; son lit était couvert de feuilles de musique. On donna au bénéfice de sa famille une représentation de l’un de ses opéras. Il y avait bien peu de monde : dans un autre temps la salle eut été remplie. Il en est arrivé autant pour la fille de Molé[29]. Les affaires absorbaient tout, et si l’on s’occupait parfois des arts, ce n’était plus que pour se distraire des malheurs du temps.
 
Enfin je partis pour Bruxelles, après avoir passé quelques mois à Paris pour travailler avec Piccini. Tout le monde me félicitait de quitter la France où l’on devait s’attendre à un bouleversement. J’arrivai cependant dans un pays où l’on n’était guère plus tranquille. Je fus le soir au spectacle ; on y donnait ''l’École des Pères'', comédie de M. Peyre. La princesse royale[30] assistait à cette représentation. Lorsque l’oncle dit, en parlant de la maîtresse de son neveu :
 
— Commençons d’abord par chasser la princesse.
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Le public lui fit application de ce vers, et il partit un applaudissement général.
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— Vous arrivez dans un mauvais moment, me dit-il. Je suis fâché d’avoir engagé Fistum[31] à vous faire venir, nous partirons demain pour La Haye.
 
En effet la révolution fit de rapides progrès. Je fus d’abord à Anvers. En traversant la place de Mer où je devais loger, j’aperçois des canons braqués, et personne sur cette place. Je ne rencontrais aucun habitant ; il semblait que la ville fût déserte. Cet appareil de guerre m’effraya beaucoup, comme on le peut croire. Cependant on m’assura que ce n’était que par précaution que l’on avait placé ces canons, et que dans aucun temps on ne voyait beaucoup de monde dans les rues. Les fenêtres ayant vue sur la place étaient fermées, et l’on n’habitait que la partie de la maison qui donnait sur les cours et sur
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les jardins. Cela donnait à cette place un aspect extrêmement triste. Le lendemain, ayant entendu un grand mouvement, je me mis à la fenêtre et j’aperçus de loin une procession, suivie d’une nombreuse population que je n’aurais jamais soupçonnée dans la ville.
 
La révolution de la Belgique ne ressemblait pas à la nôtre ; le principal motif en était la religion. Les prêtres étaient à la tête du mouvement et faisaient des processions pour remercier Dieu après la victoire. Les familles qui avaient des craintes étaient renfermées dans la citadelle sous la protection de la garnison. Pendant ce temps-là, le peuple pillait leurs maisons. Il faut convenir cependant que ces pillages n’étaient pas des vols. On faisait un immense bloc de tous les objets que l’on jetait par les fenêtres et l’on y mettait le feu. Souvent même, il arrivait que l’on vous proposait à voix basse de faire l’acquisition d’un bijou ou de tout autre objet de prix ; mais si l’on cédait à cette amorce, malheur vous en arrivait.
 
Malgré tout ce bruit, on jouait la comédie, et je
Malgré tout ce bruit, on jouait la comédie, et je ne pus m’empêcher de rire au milieu de ce triste drame d’un épisode assez comique. On donnait au Théâtre-Français de cette ville un petit opéra intitulé l'''Epreuve villageoise''. Le jockey de M. de la France doit apporter à Denise un bouquet, dans lequel est renfermé un billet. Au lieu du bouquet, il arrive avec un large médaillon suspendu à une énorme chaîne, et au lieu de dire « ''monsieur de la France m’envoie avec ce petit bouquet'' » il substitua : ''Monsieur de la France m’envoie avec ce petit portrait''.
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Malgré tout ce bruit, on jouait la comédie, et je ne pus m’empêcher de rire au milieu de ce triste drame d’un épisode assez comique. On donnait au Théâtre-Français de cette ville un petit opéra intitulé l'''Epreuve villageoise''. Le jockey de M. de la France doit apporter à Denise un bouquet, dans lequel est renfermé un billet. Au lieu du bouquet, il arrive avec un large médaillon suspendu à une énorme chaîne, et au lieu de dire « ''monsieur de la France m’envoie avec ce petit bouquet'' » il substitua : ''Monsieur de la France m’envoie avec ce petit portrait''.
 
Au même instant, les cris de vive Van-der-Noot[32] se firent entendre, et la pauvre Denise fut obligée de passer à son cou, la chaîne et le portrait, qui, par sa largeur, ne ressemblait pas mal à l’armet de Mambrin. Chaque fois qu’elle se trouvait en face du parterre, on redoublait les cris.
 
Quelques jours après mon arrivée, je reçus une invitation de me rendre à Gand, pour y chanter l’hymne des patriotes belges.
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Des Belges gémissants,
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Avant d’orner son char.
 
La musique, qui était d’un compositeur célèbre, produisit un enthousiasme tel qu’on devait l’attendre de la circonstance. Ce morceau fut redemandé pour le lendemain ; mais ce lendemain devait amener la plus triste catastrophe. Il n’y avait que deux régiments autrichiens qui gardaient la citadelle, celui de Bender et celui de Clairfay ; l’armée était éloignée de la ville et rien n’annonçait qu’elle dût s’en approcher, puisque les patriotes étaient occupés ailleurs. Cependant, comme il y avait eu dans plusieurs endroits des attaques imprévues de l’armée d’opposition, on pouvait s’attendre à quelque chose de pareil. En effet, la citadelle fut attaquée au moment où l’on y pensait le moins, par un petit
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nombre de patriotes. Le commandant prit cela pour une ruse de guerre, et se persuada que l’armée était aux portes, car autrement on ne pouvait penser qu’une poignée de jeunes gens eussent voulu tenter une attaque. Après une légère résistance, la garnison peu nombreuse met bas les armes et abandonne la citadelle. Les vainqueurs au lieu de poursuivre les troupes, s’amusent à chanter victoire et à boire à la santé des Autrichiens ; mais bientôt la garnison reconnaît son erreur. Furieuse d’avoir été trompée, elle se répand dans la ville, entre dans les maisons et massacre tout ce qu’elle rencontre. Tout ce qu’il y avait d’hommes en état de porter les armes était hors des murs ; il ne restait donc que des bourgeois sans défense. L’épouvante et le carnage deviennent horribles, chacun court sans savoir où. On vient nous dire : « ''sauvez-vous au théâtre, on ne pourra vous y supposer à cette heure ; fermez les portes et éteignez toutes les lumières.'' » C’est la première fois, je crois, que le théâtre fut un asile inviolable. Nous y restâmes toute la nuit dans des transes mortelles, car nous ignorions ce qui
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se passait, et plusieurs de ces dames avaient dans la mêlée leur mari ou leur père. Lorsque les troupes s’éloignèrent, nous sortîmes de notre cachette ; mais les détails que nous apprîmes nous firent frémir. Toutes les cruautés que la guerre peut enfanter avaient été commises par ces deux régiments qui furent appelés ''les Bouchers de Gand''. Ils jetaient les enfants dans les fournaises ou les perçaient de leurs baïonnettes pour les lancer à travers les fenêtres, égorgeaient les vieillards ; enfin la rage était telle, que les officiers mêmes, chez lesquels on peut s’attendre à trouver secours et protection, étaient sans pitié. Trois jeunes personnes charmantes appartenant à une des meilleures familles et dont le père était absent pour quelques jours, reconnaissant un officier qui avait été reçu chez leurs parents, se jettent au-devant de lui pour implorer son secours. Il détourne la tête sans répondre.
 
— Sauvez au moins ma mère ! lui crie la plus jeune.
 
Cette malheureuse femme était évanouie dans
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les bras de ses enfants. Les soldats se précipitaient pour la frapper.
 
— Je n’y puis rien, répond l’officier en s’éloignant.
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Cette cruelle réponse redoubla l’audace et la fureur de ces misérables. Il faut tirer le rideau sur de semblables événements.
 
Je partis pour Anvers, où il s’en préparait d’autres, qui n’étaient pas plus rassurant. Il y avait dans la citadelle, qui domine la ville, une très forte garnison ; tous les proscrits s’y étaient renfermés. On commençait à y manquer de vivres, et cette garnison menaçait de tirer à boulets rouges, si on ne laissait passer des secours. À chaque instant on placardait des écrite sur les arbres de la promenade, sur les murailles des maisons, et avec une longue-vue il était facile de s’apercevoir qu’ils se disposaient à exécuter leur menace. Comme il était dangereux de les réduire à la dernière extrémité, on laissa donc entrer des provisions ; et je profitai de l’ouverture de cette porte pour sortir de la ville. Je pris la barque de Bruges pour aller à Bruxelles. Ce charmant petit voyage, le
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paysage pittoresque et tranquille qui s’offrait à moi, rafraîchit et reposa mon imagination tourmentée par tant de craintes et de tableaux effrayants.
 
On était dans la joie à Bruxelles. La Vierge-Noire y faisait des miracles en faveur de la révolution. Elle est en grande vénération en Belgique. Placée près de la ville de Bruxelles, dans un endroit écarté, entouré d’arbres touffus, elle reçoit sans cesse les invocations d’une population fervente.
 
La Vierge-Noire venait de manifester sa protection pour Van-der-Noot, le Lafayette du Brabant. Un soir, on avait aperçu dans sa main droite un papier, que l’on supposa devoir être d’une grande importance. Un des magistrats de la ville se présenta pour le recevoir ; mais la Vierge retira son bras. On appela un membre du clergé, qui eut tout aussi peu de succès ; mais lorsqu’elle aperçut Van-der-Noot, elle avança gracieusement la main et lui remit ce papier, qui ne devait être confié qu’à lui, et assurer le succès de son entreprise. Il se prosterna avec un saint respect, ainsi que ceux qui l’entouraient. Il fut
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reconduit par la foule aux cris de vive Van-der-Noot !
 
Le lendemain, Van-der-Noot, précédé du clergé qui portait une superbe châsse, et suivi des autorités de la ville, fut chercher la Vierge-Noire, pour la transporter en grande pompe à l’église Métropolitaine ; un Te Deum fut chanté, et des actions de grâce lui furent rendues. Mais il paraît que cette Vierge préférait l’air pur et le calme des champs ; car, à la grande surprise des habitants, on la retrouva le lendemain dans son champêtre asile.
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Mon retour en France • Une fête chez le vicomte de Rouhaut • La marquise de Chambonas • M. de Genlis • M. de Vauquelin • M. Millin, chanteur et antiquaire • Mon herbier • Le langage des fleurs • Les petites-maîtresses.
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Les troubles de la Belgique hâtèrent mon retour en France. Je devais m’arrêter à Amiens où m’attendaient MM. Saint-Georges et Lamothe ; j’avais contracté avec eux un engagement pour les concerts de la semaine-sainte. Mon mari qui était à Paris vint au-devant de moi. Nous nous arrêtâmes à Amiens, où il allait donner des représentations pendant la quinzaine de Pâques. Le vicomte de Rouhaut
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possédait une belle terre entre Abbeville et Amiens. Il vint me voir et me pria de me charger d’un petit rôle dans une pièce composée pour la fête de la marquise de Chambonas, qui était encore convalescente d’une maladie dangereuse. C’était une beauté brillante de la société d’alors. Elle était bonne et aimable ; aussi tout le monde l’aimait. Comme cette fête était une surprise qu’on lui ménageait, il ne fallait pas qu’elle se doutât de la présence des personnes qui devaient en faire partie. Pour ce motif, on m’avait logée dans un joli pavillon près du jardin où le théâtre était construit. Nous nous rassemblâmes pour la répétition, car tout le monde savait déjà ses rôles, ou à peu près du moins.
 
MM. de Genlis[33] et de Vauquelin[34], auteur de ce petit vaudeville, avaient placé dans mon rôle tous les airs des romances à la mode, mais le reste était de mauvais ''Ponts-neufs'', chantés dans des ouvrages de Piis et Barré à la naissance du Vaudeville de la rue de Chartres. J’ignorais la plupart des timbres qu’on
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me demandait, j’entendais répéter à tout le monde : « ''Ah ! si Millin était là, il nous les dirait lui, car il les sait tous, il faut l’attendre.'' »
 
Je ne connaissais pas alors M. Millin ; je crus que c’était un de nos beaux chanteurs de société, le coryphée des amateurs, et j’étais impatiente de le voir arriver, lorsqu’on s’écria : « ''Ah ! le voici !'' » Je vis entrer un petit homme fort laid ; et lorsqu’il voulut indiquer l’air du vaudeville qu’on lui demandait, je crus entendre chanter polichinelle. Il me prit un tel fou rire, que je fus obligée de me sauver dans la pièce voisine : il courut après moi d’un air enchanté.
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Je m’excusai de mon mieux et la répétition continua. M. Millin jouait un rôle de bailly et je jugeai promptement qu’il était aussi mauvais acteur que mauvais chanteur.
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— Quel est donc cet original ? demandai-je à M. de Vauquelin.
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— Je suis bien heureuse de ne pas être du nombre des jolies femmes, car je serais bien fâchée d’en raffoler.
 
Cette fête fut très belle, très bien entendue, et une des dernières données dans cette réunion, car les grands événements approchaient. C’était au moment où les ambassadeurs de Tippoo avaient excité la curiosité générale. Quelques-uns de ces messieurs
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arrangèrent à ce sujet une petite scène charmante. Ils s’étaient procuré des costumes exacts et d’une grande magnificence. M. de Vauquelin, connu par son savoir dans les langues orientales, dit à madame de Chambonas qu’il avait voulu leur servir d’interprète et d’introducteur. Il ajouta que ces illustres étrangers, ayant vu ce qu’il y avait de plus intéressant en France, n’avaient pas voulu passer aussi près de l’habitation d’une des plus jolies et des plus aimables dames, sans lui être présentés et lui offrir quelques objets rares de leur pays. C’était le jour de la fête de la marquise, et cette galanterie du vicomte de Rouhaut fut trouvée de très bon goût. La scène fut si bien amenée et si bien exécutée, que beaucoup de personnes y furent trompées, et que l’on vint me chercher dans mon pavillon pour que je pusse voir incognito les ambassadeurs ; mais je reconnus bientôt Saint-Georges dans l’ambassadeur cuivré. Ils étaient tous trois d’excellents acteurs de société.
 
Le soir, M. de Genlis improvisa quelques couplets. C’était le récit de ce qui s’était passé dans la journée, sur l’air de ''Tarare (Povero Calpigi)''. La
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petite paysanne du vaudeville, dont j’avais conservé le costume, racontait tout ce qu’elle avait vu dans la journée, et son refrain était toujours :
 
— Ah ! Je n’en peux pas revenir !
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— Je vous prierai seulement, madame, me dit M. Millin, de ne pas trop déranger mes petites bêtises que vous verrez sur une grande table, des papillons, des scarabées, des plantes dans un grand livre.
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— Oh ! monsieur, j’aurai beaucoup de respect pour votre herbier ; j’herborise quelquefois.
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Je ne me doutais guère que cet homme, qui m’avait fait une si burlesque impression au premier abord, serait plus tard un de mes amis les plus intimes, et dont le souvenir me sera toujours cher. Je n’attendis pas si long-temps pour apprécier ses qualités aimables et solides. Lorsqu’il fut arrêté en 93, ce fut par un singulier moyen que je pus l’avertir de ce qui l’intéressait.
 
La marquise de Chambonas était le type des petites maîtresses. Il existait alors parmi les femmes du grand monde, du monde élégant, un instinct de
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coquetterie, bien autre que celui d’aujourd’hui, les choses étaient moins sérieuses, le siècle plus frivole, on faisait du plaisir sa principale affaire. Les femmes s’occupaient peu de littérature ; tout se concentrait chez elles dans un insatiable désir de plaire, de briller, d’éclipser une rivale par sa beauté, son élégance. On mettait son ambition à faire parler de son bon goût, d’une toilette que personne n’avait encore vue, et que l’on se hâtait de quitter aussitôt qu’elle avait été adoptée par d’autres. On aimait les lettres, la musique par ton, on protégeait les arts sans y attacher d’autre importance que celle de la mode ; on les effleurait pour soi-même. Il entrait dans l’éducation d’une demoiselle du grand monde d’apprendre le piano, la harpe, le dessin ; mais une fois mariée, on ne s’en occupait plus. Une femme jolie pensait, ainsi que la chansonnette de ce bon M. Delrieu, que
 
Dès l’instant qu’on plaît on sait tout.
 
L’art de la coquetterie se portait essentiellement sur l’arrangement des draperies, sur le choix des couleurs
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de l’ameublement qui devait s’harmonier avec le teint, les cheveux, le plus ou moins de fraîcheur de la petite maîtresse qui en était entourée. Quoi de plus choquant, par exemple, que la couleur jaune pour une blonde, verte pour celle qui a le sang près de la peau ? On calculait la manière d’ouvrir un rideau, d’assombrir ou de masquer une trop vive lumière ; un abat-jour disposé avec art empêchait l’éclat des bougies de porter l’ombre sur la figure, de façon à creuser les traits. Le fauteuil, le canapé se plaçaient dans un jour favorable ; enfin un peintre ne met pas plus de soin à faire valoir son tableau, qu’une jolie femme n’en apportait à prévoir ce qui pouvait lui nuire ou la rendre plus gracieuse.
 
La chambre à coucher était d’une élégance recherchée, car l’usage permettait d’y recevoir des visites avant son lever. Les ruelles ont été chantées par les poètes du temps, et c’était le temple où se prodiguait le premier encens. Lorsqu’une dame sonnait ses femmes, la première camériste, dont le petit bonnet, le chignon, le toupet et le caraco, ne la mettaient pas en rapport avec la maîtresse, cette
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femme de chambre, leste et adroite, prenait dans un carton une baigneuse, et remplaçait le bonnet froissé de la belle dormeuse, lui passait un frais manteau de lit ; pendant ce temps ses femmes enlevaient le couvre-pieds de satin piqué, les oreillers, et faisaient succéder des mousselines brodées, ornées de dentelle, et posées sur un taffetas de la couleur des rideaux. Ces arrangements terminés, on jetait des parfums dans l’athénienne, on plaçait des fleurs sur les consoles, des jardinières aux deux côtés du lit ; on entrouvrait les doubles rideaux assez seulement pour pouvoir jeter un coup-d’œil sur le roman envoyé la veille, ou les billets déposés sur le guéridon.
 
En Angleterre il serait de la plus grande inconvenance de recevoir aucun homme dans la chambre à coucher d’une dame. Le médecin n’y entre que lorsqu’il y a impossibilité qu’elle vienne dans son parloir ; le père y est seul admis, les frères rarement ont ce privilège, les cousins jamais.
 
Vers deux heures les visites arrivaient ; c’étaient des femmes d’un moins grand monde qui sortaient
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dans la matinée, et quelques élégants courant les ruelles en négligé de cheval. Le gilet, la cravate et le chapeau rond n’étaient tolérés que le matin chez les dames[35]. On parlait de ce que l’on ferait dans la journée ; on racontait des nouvelles de salon ; on médisait un peu pour égayer la conversation.
 
Lorsque tout le monde était parti, la belle dame s’habillait d’une redingote du matin, et passait dans son oratoire.
 
Ce réduit mystique était éclairé d’une lampe d’albâtre en forme de globe, qui projetait une lueur pâle, semblable au crépuscule du soir. Sur un petit autel entouré de fleurs, on voyait un crucifix et une image de la Vierge ; vis-à-vis étaient un prie-Dieu recouvert d’une draperie en velours et le coussin pareil ; un livre d’Heures orné de belles images et fermé par des crochets d’un travail précieux ; sur une tablette se trouvaient réunis les sermons de Bossuet, de Massillon, de Fléchier ; des méditations
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et autres livres saints : des cassolettes où brûlaient des parfums, embaumaient ce lieu consacré à la piété.
 
C’est là que l’on venait se recueillir dans les jours de bonheur, se consoler dans les jours de tristesse.
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— ah ! bon Dieu ! comment, j’ai porté cela, moi ?
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— Oui, Madame, et vous étiez charmante avec cette coiffure.
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— Cela n’est pas possible.
 
Une toilette à la duchesse était couverte d’essences, de poudres, de boîtes en laque ou en vermeil, de coffrets d’ivoire merveilleusement travaillés, de flacons en verre de Bohême ; enfin de tout ce que l’art peut inventer de plus élégant et de plus riche. Des sachets parfumés, un sultan, des bouquets artificiels s’offraient de tous côtés. Des glaces entourées de petits tableaux de Boucher ; au plafond des Amours et des Grâces, des bergers et des guirlandes et une petite cheminée à colonnettes. Tel était l’arrangement de cet asile éclairé d’une manière savante. Alors on livrait sa tête à son coiffeur, qui attendait depuis une heure ; c’était un élève de Léonard[26]. Ce professeur en lançait dans tout le grand monde. (Il a fait la fortune de plus d’un.) On le faisait jaser, car son babil était amusant ; il apportait quelque nouvelle ou trahissait quelques secrets de toilette confiés à sa discrétion. On en riait sans penser qu’il en allait révéler autant
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en sortant ; mais on lui passait tout, et il en abusait : c’était le fou des reines de la mode.
 
Lorsque l’approche du printemps ramenait l’époque de Longchamps, c’est alors que le luxe étalait toutes ses merveilles. Cette réunion, bien plus brillante qu’aujourd’hui, était une affaire sérieuse pour les femmes du monde élégant. La noblesse, la robe et la finance formaient trois classes bien distinctes, et les costumes, en voulant même s’imiter, ne se ressemblaient pas.
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On faisait une demi toilette pour aller à la promenade. C’était une redingote large et croisée de taffetas, garnie en blonde, la calèche baleinée et le demi-voile pour atténuer le grand jour. L’hiver, la douillette de satin et le capuchon blanc, le manchon ou l’éventail.
 
On allait au boulevard en voiture, ou s’asseoir aux Tuileries ; on y était bientôt environné de tous les élégants, cette faction d’ennuyés que l’on rencontre partout. On rentrait pour dîner ; si c’était chez soi, on restait en négligé, à moins cependant qu’il n’y eût un bal ou des visites. Alors les coiffures, les robes
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étaient telles qu’on les voit souvent dans nos comédies, à l’exception des chapeaux à la Henri IV qu’on n’y a point encore adoptés. Ces petits chapeaux en velours, relevés sur le devant avec une ganse en diamant ou en perle, et surmontés de plumes blanches, étaient de fort bon goût.
 
On trouve dans nos vieilles chroniques que l’abbaye de Longchamps fut fondée par Isabelle, sœur de saint Louis. C’est là que l’on entendit les premiers concerts spirituels ; ils s’y donnaient les mercredi, jeudi et vendredi saints. C’était la nuit. Les voix les plus mélodieuses chantaient les cantiques. Les jeunes filles qui célébraient les louanges de Dieu étaient cachées par un rideau ; ces hymnes célestes semblaient le concert des anges. Ces concerts furent supprimés par l’archevêque, mais non la promenade. Bientôt ce ne fut plus une mode, mais une frénésie. Les concerts se donnaient à l’Opéra ; il n’y avait pas d’autre spectacle dans la semaine sainte.
 
On peut penser d’après le goût des dames pour le luxe, que c’était surtout à Longchamps qu’il étalait toutes ses merveilles. Longtemps à l’avance, on ne
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songeait qu’à inventer quelques modes, dont personne n’eût encore eu l’idée ; on se cachait de son coiffeur comme d’un traître capable de livrer les plans de la tactique féminine qu’il ne devait connaître qu’au moment de les exécuter. La marchande de modes, la tailleuse, étaient achetées à prix d’or, et venaient passer des heures à concerter l’attaque ; elles se réunissaient en conseil de guerre. On était sûr de la victoire.
 
Il arrivait cependant (ainsi que dans toutes les combinaisons qui obligent à confier son secret à la fidélité des autres), qu’il était vendu à celle qui doublait le prix ; alors ce n’était pas seulement une défaite, mais une déroute complète, un véritable désespoir. Quelle honte d’arriver à Longchamps, ou au retour dans un salon, et d’y apercevoir cette coiffure, cette robe, qu’on avait rêvées, composées avec autant de soin qu’une déclaration de guerre ou un traité de paix ! On rentrait chez soi humiliée, le cœur froissé d’avoir été précédée ou suivie, après tant de temps employé à cette œuvre mystérieuse ! N’avoir été vue que la seconde, c’était un véritable guet-apens, surtout
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si la comparaison avait pu être un moment douteuse. Oh ! alors c’était un chagrin si réel, que les amis se croyaient obligés de venir le lendemain consoler la désolée, la distraire, car cet événement avait eu du retentissement, on savait qu’elle n’avait point paru au souper, ces soupers qui s’animaient toujours par son esprit et ses mots piquants. La migraine avait été horrible. Ses adorateurs n’avaient pu parvenir à lui faire oublier cet affront sanglant, qui la rendait la fable des salons. Quant au mari, on n’en parle pas ; il paraissait à peine, un moment dans le salon de Madame, et il eût été du plus mauvais ton de souper avec elle. Il allait faire le Sigisbé chez une autre, la consoler peut-être d’un semblable échec, dont il avait plaisanté sa femme : ce qui avait prodigieusement augmenté son humeur. Elle ne reparaissait qu’au bout de quelques jours dans un négligé de malade. Car c’était encore là un des grands ressorts de cette coquetterie perdue à tout jamais.
 
Ce négligé n’était pas celui du matin, ni des jours ordinaires ; il était calculé de manière à annoncer une indisposition, ou une convalescence, à inspirer enfin
Ce négligé n’était pas celui du matin, ni des jours ordinaires ; il était calculé de manière à annoncer une indisposition, ou une convalescence, à inspirer enfin un grand intérêt. Lorsqu’on voyait une beauté du jour avec un long peignoir de mousseline garni de dentelle et tombant sur des petits pieds chaussés de pantoufles piquées ou fourrées ; une grande baigneuse sous laquelle les cheveux relevés avec un peigne et couverts d’une demi poudre laissaient échapper quelques boucles de côté ; de longues manches fermées au poignet par un ruban ; un fichu noué de même ; un petit mantelet blanc ouaté ; un capuchon ou une calèche : tout cet arrangement qui avait un cachet particulier, ne pouvait désigner qu’une jolie femme indisposée. Aussi ne s’y trompait-on pas : on accourait près de la charmante malade, qui oubliait bientôt son air dolent au récit de mille folies dont on cherchait à la distraire. Elle était toujours accompagnée d’une amie, ou d’une dame de compagnie qui n’était jamais trop jolie. On ne la quittait qu’après l’avoir remise dans sa voiture et lui avoir fait promettre de venir le soir dans sa loge grillée, à l’Opéra ou à la Comédie-Française, dans ce charmant négligé de malade qui lui allait à ravir, et auquel elle ne manquait pas cependant de substituer une redingote de taffetas et une baigneuse en blonde sur laquelle on posait une légère coiffe en gaze de laine claire qui se nouait sous le cou. On a perdu le secret de ces gazes qui allaient si bien, et qui ne ressemblaient nullement à celles que l’on nomme ainsi maintenant ; elles étaient d’un blanc un peu roux, et les fils en étaient tissés comme ceux d’une toile d’araignée. Le moyen de reconnaître à présent un costume de malade ou de bain, quand toutes les femmes, le matin comme le soir, sont vêtues de même, à peu de chose près (excepté dans les salons ou à l’Opéra-Italien) et encore, les modes s’y ressemblent-elles.
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Ce négligé n’était pas celui du matin, ni des jours ordinaires ; il était calculé de manière à annoncer une indisposition, ou une convalescence, à inspirer enfin un grand intérêt. Lorsqu’on voyait une beauté du jour avec un long peignoir de mousseline garni de dentelle et tombant sur des petits pieds chaussés de pantoufles piquées ou fourrées ; une grande baigneuse sous laquelle les cheveux relevés avec un peigne et couverts d’une demi poudre laissaient échapper quelques boucles de côté ; de longues manches fermées au poignet par un ruban ; un fichu noué de même ; un petit mantelet blanc ouaté ; un capuchon ou une calèche : tout cet arrangement qui avait un cachet particulier, ne pouvait désigner qu’une jolie femme indisposée. Aussi ne s’y trompait-on pas : on accourait près de la charmante malade, qui oubliait bientôt son air dolent au récit de mille folies dont on cherchait à la distraire. Elle était toujours accompagnée d’une amie, ou d’une dame de compagnie qui n’était jamais trop jolie. On ne la quittait qu’après l’avoir remise dans sa voiture et lui avoir fait promettre de venir le soir dans sa loge grillée, à l’Opéra ou à la Comédie-Française, dans ce charmant négligé de malade qui lui allait à ravir, et auquel elle ne manquait pas cependant de substituer une redingote de taffetas et une baigneuse en blonde sur laquelle on posait une légère coiffe en gaze de laine claire qui se nouait sous le cou. On a perdu le secret de ces gazes qui allaient si bien, et qui ne ressemblaient nullement à celles que l’on nomme ainsi maintenant ; elles étaient d’un blanc un peu roux, et les fils en étaient tissés comme ceux d’une toile d’araignée. Le moyen de reconnaître à présent un costume de malade ou de bain, quand toutes les femmes, le matin comme le soir, sont vêtues de même, à peu de chose près (excepté dans les salons ou à l’Opéra-Italien) et encore, les modes s’y ressemblent-elles.
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de substituer une redingote de taffetas et une baigneuse en blonde sur laquelle on posait une légère coiffe en gaze de laine claire qui se nouait sous le cou. On a perdu le secret de ces gazes qui allaient si bien, et qui ne ressemblaient nullement à celles que l’on nomme ainsi maintenant ; elles étaient d’un blanc un peu roux, et les fils en étaient tissés comme ceux d’une toile d’araignée. Le moyen de reconnaître à présent un costume de malade ou de bain, quand toutes les femmes, le matin comme le soir, sont vêtues de même, à peu de chose près (excepté dans les salons ou à l’Opéra-Italien) et encore, les modes s’y ressemblent-elles.
 
À cette époque les filles étaient les seules qui imitassent les grandes dames, et plus d’une Laïs ou d’une Phryné aurait pu soutenir la comparaison avec les beautés de l’antique Grèce. Leur luxe surpassait souvent celui des femmes de qualité, dont les maris blâmaient la dépense tout en prodiguant l’or à leurs maîtresses.
 
C’est au milieu de cette vie frivole et inoccupée que la Révolution vint fondre tout-à-coup sur cette
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société si futile, et s’abattre sur la tête de ces faibles femmes comme un vautour sur de pauvres colombes.
 
Elles furent bientôt dispersées dans des contrées différentes ; elles y montrèrent, pendant long-temps encore, ce goût du luxe indolent de la brillante société parisienne. Mais l’émigration qui les avait ruinées les força bientôt à réfléchir plus mûrement. Le malheur donne expérience et courage à ceux qui savent le supporter noblement ; elles se retrempèrent à son école. Parmi les dames émigrées, celles qui avaient profité tant bien que mal de l’éducation qu’elles avaient reçue, des talents d’agrément qu’elles n’avaient fait qu’effleurer, cherchèrent à les perfectionner pour les transmettre à des élèves. Accueillies avec bonté dans les pays étrangers, elles y portèrent cette fleur de bon goût, d’urbanité, de politesse, qui a toujours distingué les Françaises. Forcées de recourir au travail ou aux arts, elles s’en firent un honorable moyen d’existence pour elles et pour leur famille. On les vit maîtresses de langue, de piano, de chant, de harpe, de guitare,
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Madame de la Tour-du-Pin, femme jeune, jolie et riche, habituée à tout le luxe du grand monde, à toutes les aisances de la vie élégante, était fermière aux États-Unis ; elle allait, couverte d’un grand chapeau de paille, et montée sur son âne, vendre ses fruits, son beurre et ses fromages à la crème qui avaient une grande renommée ; c’est ainsi qu’elle apparut à M. de Talleyrand. Et l’on n’a pas oublié le charmant épisode que lui a consacré l’abbé Delille dans son poëme de ''la Pitié''. La plupart des femmes ont supporté noblement et sans se plaindre ce temps d’infortune. Quelques-unes ont montré, dans la Vendée, un courage au-dessus de leur sexe, et cela depuis madame de la Rochejacquelin, jusqu’à l’héroïne de Mitié ; cette mère qui ayant placé un baril de poudre au milieu de sa chaumière, s’entoura de ses enfants, et, armée d’un pistolet, fit reculer les soldats qui voulaient pénétrer dans son asile.
 
La frivolité peut être dans l’esprit sans attaquer le cœur ni détruire l’énergie. Nos brillants colonels parfumés, qui s’établissaient devant un métier de tapisserie et découpaient des oiseaux et des clochers
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avec une adresse qui faisait l’admiration des belles, n’en avaient pas moins de valeur au jour du danger, et le jeune d’Assas, ce Décius français, qui sous le feu et les baïonnettes, cria : « ''À moi Auvergne, voilà l’ennemi !'' » était probablement un charmant élégant de salon.
 
Je revis M. Millin chez Julie Talma, à laquelle il n’avait pas manqué de raconter son peu de succès auprès de moi dans le genre lyrique, à la fête de la marquise de Chambonas. M. Millin était un homme d’un commerce agréable, savant sans pédanterie, d’une activité inconcevable, faisant marcher ensemble des habitudes de société et son travail d’antiquaire du cabinet des médailles à la Bibliothèque-Royale, dont il était conservateur ; ses cours de botanique, d’antiquités, d’histoire naturelle, ses recherches sur les manuscrits et son Magasin encyclopédique. Son aimable caractère, sa gaîté inépuisable, le faisaient rechercher des jeunes femmes, parce qu’il les amusait[37]. Tout au travail le matin, tout au
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plaisir le soir, il en jouissait comme un homme qui a besoin de distraire son esprit d’une application fatigante ; mais aussi il ne fallait pas s’aviser de venir l’interrompre dans ses graves occupations, pour lui demander un ouvrage, pour mener quelques dames au cabinet des antiques, à une heure inaccoutumée.
 
Il me fit un matin cette réponse laconique : « ''L’on voit le cabinet des antiques à jour fixe ; quant à moi, l’on peut me voir tous les jours, mais il faut prendre mieux son temps.'' »
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M. Millin était un ami dévoué et d’excellent conseil ; je lui dois beaucoup, car il m’a donné l’amour de l’étude. Ce plaisir survit à la jeunesse, il empêche de s’apercevoir de la marche du temps, fait supporter la mauvaise fortune et rend philosophe sans qu’on s’en doute. Lorsqu’on vit dans le souvenir du passé en s’occupant du présent, on rêve un avenir meilleur, qu’on ne verra peut-être pas, mais il semble qu’un génie bienfaisant vous le montre dans le lointain ; la vie se termine en rêvant ainsi.
 
En 1790, la littérature, les arts, les modes, tout
En 1790, la littérature, les arts, les modes, tout portait l’empreinte de ce premier enthousiasme qui faisait croire à ces jeunes gens que la grandeur romaine allait renaître. On ne jouait au Théâtre-Français-Richelieu que les tragédies de ''Brutus, la Mort de César, Virginie'', ou d’autres ouvrages nouveaux dans le même genre, ''Caïus Gracchus, Epicharis et Néron'' ; à l’Opéra, ''Miltiade à Marathon, Horatius Coclès''. Il fallait bien s’instruire pour comprendre ce qui se passait autour de soi. Les femmes s’occupaient de l’histoire, dont beaucoup parmi elles, moi la première, se souvenaient à peine d’avoir fait quelques extraits dans leurs études premières. Mais quand les proscriptions de ''Brutus'' et de ''Sylla'', n’eurent que trop d’imitateurs, nous apprîmes ce siècle par un triste parallèle. Les années 1792, 93, 94 surtout, par les malheurs qu’elles traînaient à leur suite, portaient notre esprit vers l’histoire romaine. M. Millin dirigeait mes lectures, mais j’avoue que je préférais l’histoire grecque. Ce siècle de Périclès m’enchantait. ''Anacharsis'', l’ouvrage du docteur Paw, les comédies de Plaute, de Ménandre, étaient mes lectures favorites.
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En 1790, la littérature, les arts, les modes, tout portait l’empreinte de ce premier enthousiasme qui faisait croire à ces jeunes gens que la grandeur romaine allait renaître. On ne jouait au Théâtre-Français-Richelieu que les tragédies de ''Brutus, la Mort de César, Virginie'', ou d’autres ouvrages nouveaux dans le même genre, ''Caïus Gracchus, Epicharis et Néron'' ; à l’Opéra, ''Miltiade à Marathon, Horatius Coclès''. Il fallait bien s’instruire pour comprendre ce qui se passait autour de soi. Les femmes s’occupaient de l’histoire, dont beaucoup parmi elles, moi la première, se souvenaient à peine d’avoir fait quelques extraits dans leurs études premières. Mais quand les proscriptions de ''Brutus'' et de ''Sylla'', n’eurent que trop d’imitateurs, nous apprîmes ce siècle par un triste parallèle. Les années 1792, 93, 94 surtout, par les malheurs qu’elles traînaient à leur suite, portaient notre esprit vers l’histoire romaine. M. Millin dirigeait mes lectures, mais j’avoue que je préférais l’histoire grecque. Ce siècle de Périclès m’enchantait. ''Anacharsis'', l’ouvrage du docteur Paw, les comédies de Plaute, de Ménandre, étaient mes lectures favorites.
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Lorsque M. Denon revint d’Égypte, je lus chez M. Millin, son ouvrage, avant qu’il parût dans le monde. Je fis alors une connaissance plus intime avec ''Isis'' et ''Osiris'', et il me reprit aussi une grande passion pour la botanique que j’avais un peu négligée ; d’ailleurs c’était la mode. Toutes les femmes élégantes herborisaient, allaient au Jardin des Plantes au cours de M. Millin et à celui de Van-Spandonck pour dessiner les fleurs. Ceci me ramène à une circonstance singulière. M. Millin, comme je l’ai dit, me guidait dans mes études, mais les choses trop sérieuses ne pouvaient longtemps m’occuper, Le hasard me fit rencontrer une dame qui herborisait ainsi que moi ; elle avait habité longtemps les Indes où son mari était attaché à une ambassade. Elle y avait appris des choses fort amusantes, relatives aux fleurs et aux plantes ; elle m’en communiqua plusieurs. Je formai un herbier symbolique que j’intitulai : ''Rêveries d’une Femme''.
 
Je faisais chaque jour de nouvelles découvertes. C’était une manière d’écrire en chiffres d’une espèce bizarre. Quand j’eus bien classé toutes mes richesses,
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je fus, toute fière de mon savoir, m’en vanter à M. Millin qui se moqua de moi, comme on peut le penser.
 
— Mais enfin, lui disais-je, les anciens ne prêtaient-ils pas des symboles aux fleurs ? En Allemagne, on attache encore une idée de sentiment à l’arbre planté le jour de la naissance d’un enfant ; il croit avec lui et on s’attriste s’il dépérit ; on se réjouit s’il prospère : il semble qu’une sorte de magnétisme agisse sur ces deux plantes d’une si différente espèce. Combien de fleurs dont les noms nous expriment une pensée ! Un souci, un cyprès, un saule pleureur, ne sont-ils pas l’expression muette de la mélancolie ? Une pâquerette, cette marguerite des champs, est un présage pour les jeunes filles. Le chèvre-feuille peint la persévérance ; une petite ''Ne m’oubliez pas'', se nomme ainsi dans toutes les langues.
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Je me trouvai fort désappointée, et me promis bien à l’avenir de ne plus faire part de mes découvertes à ce sévère professeur.
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Cependant, il était un peu comme ces maris qui se moquent de leurs femmes, en les voyant tirer les cartes, et qui regardent de côté.
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Tous les jours cette allée du milieu, qui fait face au palais, était remplie de femmes, d’enfants, de vieillards ; on se voyait à peine à travers des carreaux grillés, mais le cœur devinait ce que les yeux n’apercevaient qu’avec difficulté. On errait le soir comme des ombres silencieuses. Une corde tendue empêchait d’avancer, et des sentinelles placées de distance en distance épiaient le coup-d’œil ou le mouvement furtif de ces malheureux.
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Cependant on trouvait moyen de tromper leur vigilance. C’est d’une de ces fenêtres que M. M. de C. guettait un regard d’une jeune et belle femme qui donnait la main à un joli enfant, et en portait un autre près de devenir orphelin. Elle m’inspirait un vif intérêt ; elle s’en aperçut et chercha les moyens de venir causer avec moi. Le malheur rend communicatif. Ayant remarqué que j’avais toujours des fleurs à la main, elle m’en demanda le motif, et je lui racontai ce que j’ai dit plus haut. On peut penser combien elle fut charmée de cette découverte. De ce moment, nous ne nous occupâmes plus que des moyens de faire parvenir un alphabet de fleurs. Ce n’était pas chose facile, car tout paraissait suspect. Cependant, avec de l’argent, nous parvînmes à persuader un des hommes employés au service des prisons.
 
— Cela ne peut en rien vous compromettre, lui dis-je, il n’y aura aucun papier caché. S’il y en avait, il vous serait bien facile de vous en apercevoir. Des fleurs, cela fait tant de plaisir à un pauvre prisonnier !
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seulement à les voir, à les respirer ! C’est un souvenir de sa femme et de ses enfants.
 
Enfin, à force de pérorer, il finit par y consentir. Nous parvînmes au moins à nous distraire par cette occupation, et nous consultions nos oracles. Je ne suis pas superstitieuse, mais le hasard produit quelquefois des rapprochements si bizarres, que, lorsqu’ils se rapportent à notre pensée, on est entraîné sans même s’en apercevoir. Si l’on n’y croit pas, au moins cela charme un moment nos ennuis, surtout si nous y trouvons du rapport avec ce qui nous intéresse. Mais, lorsqu’on est accablé sous le poids de l’adversité, c’est alors que l’âme est plus entraînée à la faiblesse ; on croit découvrir une inspiration céleste dans chacune des idées qui frappent notre pauvre imagination malade. Casanova n’a-t-il pas cru voir le jour et l’heure de sa délivrance dans l’arrangement et le nombre de lettres d’un vers italien ? Si les plus grands hommes même se sont souvent laissés bercer par ces illusions, on peut bien nous les pardonner à nous, faibles femmes, toujours séduites par un sentiment.
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Ce fut, hélas ! par une scabieuse, symbole de veuvage, et un souci, que l’on m’apprit la mort de M. M. de C. Je la cachai le plus longtemps que je pus à cette pauvre jeune mère, qui était dans son lit en ce moment, et fort heureusement incapable d’en sortir. Elle ne le sut que lorsque le char funèbre emporta un si grand nombre de victimes, qu’il n’était plus possible de rien ignorer ni de tromper personne.
 
On n’a vraiment pas rendu assez de justice aux femmes de cette époque. J’en ai connu, vivant mal avec leurs maris, s’étant même séparées d’eux pour différence d’opinion. Et bien ! lorsque ces mêmes maris se trouvèrent compromis, ou coururent des dangers, on les vit s’employer pour eux avec un zèle admirable, rester aux portes de ceux dont elles espéraient la plus faible grâce, Par tous les temps, par toutes les saisons, cette malheureuse madame Dubuisson[38], si petite maîtresse, si élégante, courait dans la boue, par la pluie ; par la neige, supportait toutes les intempéries des saisons, toutes les humiliations, pour porter quelque adoucissement au
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sort de son mari. Cela n’aurait eu rien d’étonnant s’ils eussent bien vécu ensemble, mais depuis longtemps ils étaient séparés ; elle habitait Bruxelles, et n’avait aucune relation avec lui. Elle accourut, lorsqu’elle le sut en péril ; elle ne put le sauver, et mourut de douleur quelques temps après lui. L’amitié se réveille, les torts s’oublient dans de pareils moments.
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Le comte de Tilly • Rivarol • Vers d’une dame à Rivarol • Champcenetz • Tours que jouait Champcenetz à ses créanciers • Ses bons mots en allant à l’échafaud • Le chevalier de Saint-Georges • Son talent musical • Les amours et
=== no match ===
la mort du pauvre oiseau • Son ami Lamothe •
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