« Les Deux parlementarismes - La Cour Suprême des États-Unis » : différence entre les versions

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Sans crainte, parce qu’ils sont inamovibles ''during good behaviour'', « tant que leur conduite est bonne, » et leur conduite est bonne tant qu’ils ne sont pas sous le coup d’une accusation d’''impeachment'' ; à peine en pourrait-on citer un eus depuis celui du juge Chase, en 1805 ; encore fut-il renvoyé indemne, et, par son acquittement, l’indépendance de la Cour, que peut-être on visait, fut sauvée <ref> James Bryce, ouvrage cité, t. I, p. 382. </ref>.
 
Il reste, malgré tout, ce danger, que, le nombre des juges de la Cour Suprême n’étant pas fixé dans la Constitution, le Président, avec la complicité du Congrès, serait à même de la modifier profondément, de la transformer radicalement, par « le système des fournées, » en augmentant ce nombre d’un seul coup, en le doublant au besoin, et en nommant aux nouveaux sièges des créatures de son parti, pour y faire majorité. Alors, oui, suivant un autre mot de M. James Bryce, « la garantie fournie pour le maintien de la Constitution disparaîtrait comme la brume du matin. » Mais, contre cette complicité hypothétique du Président et du Congrès, la Cour Suprême est protégée par sa conspiration tacite avec l’opinion publique, souveraine maîtresse aux Etats-Unis. Ce n’est pas seulement à tel ou tel représentant qu’elle inspire « orgueil et confiance ; » c’est au peuple, qui est le souverain maître.
 
Le crédit de la Cour est universel et sou prestige incomparable. « J’ai entendu, rapporte M. Bryce, j’ai entendu des hommes d’un âge mûr rappeler l’accueil sympathique qui fut fait, par le barreau de sa ville natale, à son retour, à un avocat éminent qui était allé, à l’époque de leur jeunesse, plaider une affaire devant le tribunal suprême. Je les ai écoutés raconter comment on se pressait en foule autour de lui pour recueillir des renseignemens sur le combat qui s’était livré dans cette arène où avaient lutté les intelligences d’élite de la nation, comment le respect avec lequel il parlait de la science et de l’impartialité de la Cour avait gagné ses auditeurs, comment l’admiration avait engendré l’acquiescement, et comment enfin tout le monde avait accepté la décision intervenue, bien qu’elle fût inattendue pour plusieurs, peut-être mal accueillie de la plupart. Quand on comprit que les juges avaient cherché honnêtement à interpréter la Constitution, et quand la force de leurs raisonnemens fut admise, le
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ressentiment qui avait pu subsister s’évanouit, l’obéissance du peuple fut assurée <ref> James Bryce, ouvrage cité, t. I, p. 380-381. </ref>. Et l’auteur de ''la République américaine'' d’en conclure ; — quelle autre conclusion serait plus saisissante ? — « La Cour Suprême est, aux Etats-Unis, comme une sorte de Mecque vers laquelle les visages des Croyans sont tournés. »
 
 
<center>III</center>
 
Ainsi conclut M. James Bryce ; mais, nous-mêmes, que devons-nous conclure de sa conclusion ? C’est qu’aux Etats-Unis, en matière constitutionnelle, on tient pour un axiome, pour un dogme politique auquel l’Union demeure fermement attachée, qu’une assemblée législative ne peut pas excéder ses pouvoirs ; que, si elle le fait, ses prétendues lois ne sont pas des lois, sont dépourvues de toute sanction. Et c’est que, par l’action de la Cour Suprême, le parlementarisme américain est un parlementarisme limité, tandis que le parlementarisme anglais et ses imitations, ses déformations, — presque toutes, ou toutes plus ou moins, — sont du parlementarisme illimité.
 
La question, pour nous, est donc de savoir d’abord si le parlementarisme américain est préférable au parlementarisme anglais ; autrement dit, si le parlementarisme limité vaut mieux que le parlementarisme illimité. Puis, dans le cas où, en effet, il vaudrait mieux, elle serait alors de savoir jusqu’à quel point nous pouvons, nous Français, rapprocher du parlementarisme américain notre parlementarisme modelé sur le parlementarisme anglais ; autrement dit, comment nous pourrions transformer en parlementarisme limité notre façon ou contrefaçon de parlementarisme illimité.
 
Premièrement, l’un vaut-il mieux que l’autre, et gagnerions-nous à l’opération ? Quand on songe à la médiocrité d’âme et d’esprit, à l’ignorance, à l’incohérence, à l’incompétence des Chambres issues du suffrage universel inorganique, à l’inclination vers l’omnipotence, au penchant vers le despotisme, de toute majorité sans frein ni contrepoids, la réponse n’est point douteuse. Oui, le parlementarisme limité vaut mieux que le parlementarisme illimité, et non seulement l’opération serait avantageuse, mais elle est nécessaire. En mettant les choses au
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pis, et en supposant que, limité, le parlementarisme ne fasse pas beaucoup plus de bien, il fera sûrement beaucoup moins de mal, et nous y gagnerons en bien tout le mal qu’il ne pourra pas faire.
 
Deuxièmement, suffira-t-il de limiter le parlementarisme ? Il est possible, il est probable que non ; ou, si cela doit présentement suffire, ce ne sera ni pour toujours, ni peut-être pour longtemps. D’avoir limité le parlementarisme n’empêchera pas qu’il faille encore le construire, le fonder sur une base solide, appareiller plus étroitement le régime politique et l’état social, organiser enfin le suffrage universel. Je dis bien le construire, et non pas, comme quelques-uns, le détruire. Sans en avoir le fétichisme et sans le croire du tout intangible, sans voir en lui un fait éternel et presque surnaturel ; tout en le circonscrivant, au contraire, en le localisant en tel coin du temps et de l’espace, c’est aujourd’hui dans le monde civilisé un fait trop général pour qu’il ne corresponde point par quelque côté aux conditions et aux besoins de nos sociétés en cette portion de l’espace et du temps. Le coupable, ce n’est pas le parlementarisme, en lui-même et quelle qu’en puisse être la forme ; mais telle forme défectueuse ou abusive du parlementarisme. En conséquence, il ne s’agit pas de détruire le parlementarisme sous toutes ses formes, parce que l’une ou l’autre est mauvaise ; il s’agit de trouver et de réaliser celle de ces formes qui correspond le plus exactement à nos conditions et à nos besoins. Mais, en attendant que nous l’ayons trouvée, et pour que nous puissions librement et posément la chercher, en premier lieu et comme première mesure, — ce sera, si l’on veut, la barrière, le garde-fou, l’échafaudage autour de la construction, — il s’agit dès maintenant et tout de suite de limiter le parlementarisme.
 
Pour le limiter, comment faire ? Si le parlementarisme américain est limité, c’est que la Constitution fixe aux pouvoirs du Congrès des bornes qu’il ne peut excéder. C’est qu’elle définit, détermine et délimite, — au sens rigoureux de ces trois mots, — les pouvoirs mêmes du Congrès ; elle les énumère, donc les compte et les pèse, et il n’en a pas, qu’elle ne les lui ait expressément donnés. Evidemment, elle le fait surtout en vue du partage de la souveraineté ou de l’autorité législative entre la Confédération et les Etats qui la composent : ceci à la Confédération, cela aux Etats ; et c’est en quoi la Constitution des Etats-Unis est proprement fédérale ; et c’est en quoi un pays unitaire comme la
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France ni ne saurait la suivre, ni ne saurait même avoir à la suivre.
 
Mais il est une autre manière de limiter le parlementarisme par la Constitution, toute simple, qui n’a rien de proprement fédéral, et qui conviendrait aussi bien à la France qu’aux Etats-Unis. Ce serait de poser dans la Constitution certains principes généraux qu’il ne serait jamais permis au Parlement de transgresser, devant lesquels la législature serait obligée de s’arrêter, et contre lesquels il n’y aurait pas de loi. Malheureusement, la Constitution française de 1875 ne pose pas de principes généraux : ce n’est qu’un compromis, un arrangement furtif et hâtif, et comme un accoutrement entre deux portes des pouvoirs strictement indispensables pour gouverner et administrer tant bien que mal, au jour le jour. Mais ce défaut n’est point sans remède, et le remède est à portée de la main.
 
Nous avons une Déclaration des Droits de l’homme, et nul n’est censé l’ignorer, tant on nous en rebat les oreilles. C’est à qui l’exalte, à qui s’en réclame, à qui proposera de la faire apprendre aux enfans ; on la réimprime en imitation de l’édition originale, on ouvre, pour l’encadrer dignement, des concours artistiques, on l’affiche à l’extérieur et à l’intérieur des édifices nationaux : universités, lycées, écoles, bientôt églises, hôpitaux et prisons. Que ne l’affiche-t-on aussi, pendant qu’on y est, dans toutes les salles et dans tous les couloirs de la Chambre des députés, et tous, tant qu’ils sont, nos faiseurs de lois, que ne les force-t-on à la savoir par cœur ! Elle n’est peut-être pas, — soumise à la froide analyse, — le monument parfait que des politiciens échauffés s’imaginent, et personnellement nous ne retirons aucune des critiques qu’avec d’autres et après d’autres, parmi lesquels Bentham, nous avons pu lui adresser <ref> ''Sophismes politiques de ce temps'', ch. IV. — Cf. Bentham, ''Examen de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen...citoyen…, Sophismes parlementaires'', sixième partie (''Sophismes anarchiques'') traduction d’Elias Regnault, 1 vol. in-8 ; 1840, Paguerre. </ref>. Mais enfin, c’est, depuis un siècle, la grande Charte des Français, le grand Concordat, le grand Contrat ; — eh bien ! que cette Charte soit une vérité !
 
Pour que la Cour Suprême garde la Constitution, il faut au préalable que nous ayons une Constitution : constitutionnalisons donc la Déclaration des Droits de l’homme : lions-la,
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soudons-la à notre Constitution, incorporons-l’y ; et que, de la même façon, selon la même procédure que la Cour Suprême des Etats-Unis empêche la loi d’outrepasser la Constitution fédérale, une Cour Suprême de France soit chargée d’empêcher que rien ne puisse être fait, par le législateur, au moyen de la loi, qui soit en contradiction ou en désaccord avec la Constitution française, Déclaration des Droits comprise.
 
Un exemple. L’article 4 de la Déclaration de 1791 est ainsi conçu : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ;... l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits...droits… » Si la Déclaration des Droits eût fait partie intégrante de la Constitution, si nous avions eu une Cour Suprême, et si des citoyens lésés dans leur « liberté » et dans « l’exercice » de leurs droits naturels » eussent porté devant elle certaine loi récemment votée, pense-t-on que la Cour eut pu ne pas la condamner comme attentatoire à la Déclaration des Droits, c’est-à-dire à la Constitution même ? Autre exemple. Sur l’article 6 : « Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux (aux yeux de la loi), sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celles de leurs vertus et de leurs talens ; » pense-t-on que certaine loi, dont on nous menace, ne serait ; pas atteinte du coup, et que le tranchant ne s’en émousserait pas, — ''lelum imbelle sine ictu'', — si nous avions une Cour Suprême ; si quelqu’un de nous l’y déférait, — vous, moi, X. ou Y. contre Leygues, je suppose ; — si la Déclaration des Droits était dans la Constitution et de la Constitution ; si nous avions, au lieu du parlementarisme illimité, le parlementarisme limité ?
 
Mais limiter le parlementarisme, n’est-ce pas limiter la souveraineté nationale ? et il y a des mines qui s’effarent, et il y a des gens qui s’effraient. A ce « mais, » à cette objection, — on en trouve toujours à tout, — il faut répondre avec une pleine franchise. Je ne suis pas de ceux qu’arrête la superstition des mots, et, fort au-dessus des prétendus dogmes d’une prétendue philosophie politique, je place les réalités, dont la première est la nécessité de vivre, et, pour vivre, de respecter les conditions de la vie, ce qui fait la vie commune acceptable et supportable à tous. J’aime mieux que la nation vive en limitant sa souveraineté que de se suicider pour ne la limiter point. Or, c’est l’alternative ;
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ou laisser le parlementarisme illimité légiférer tout à son aise, en long et en large, et d’un bout à l’autre, et, s’il le veut, abolir successivement toutes les « garanties, » toutes les « libertés, » tous les « droits, » supprimer toute « sûreté, » ruiner toute « propriété, » enchaîner toute « résistance à l’oppression, » couper en deux la nation, y rétablir à notre usage une sorte de servitude civique, et faire par la loi la révolution sociale ; — ou bien le limiter, sans retard, et pas après-demain, — demain. Le débat est à présent entre la démocratie absolue et la démocratie constitutionnelle, comme il était jadis entre la monarchie absolue et la monarchie constitutionnelle. La démocratie absolue, comme la monarchie absolue, c’est l’arbitraire et la tyrannie, mais c’est l’arbitraire double et c’est la tyrannie multiple. Il n’y a contre elle que deux recours : la Constitution ou l’insurrection. Hésiter serait criminel.
 
Des trois moyens connus de limiter le parlementarisme : ''juridiquement'', par une Cour Suprême, populairement, par le ''referendum'', despotiquement, par diverses combinaisons, la meilleure, incontestablement, incomparablement, est le moyen juridique, la Cour Suprême. Nous conclurons donc, nous Français, pour qui il y a urgence à limiter le parlementarisme, que la France devrait se bâter de se donner une Cour Suprême, imitée, avec les modifications que conseillent les différences historiques ou politiques, de celle des Etats-Unis. Au prix des bénéfices que nous en retirerions, la difficulté de former et de recruter cette Cour, les autres difficultés que l’on peut prévoir, ne sont rien. Maintenant, ailleurs qu’en Amérique, le parlementarisme à l’américaine, le parlementarisme limité, réussirait-il ? M. James Bryce semble en douter <ref> James Bryce, ouvr. cité, t. I, p. 372. </ref>. Mais nous, s’il est une chose dont nous ne doutons plus, c’est qu’en France, et partout sur le continent, le parlementarisme illimité, le parlementarisme à l’anglaise, a pitoyablement et irréparablement échoué. — Ou nous nous ferons un autre parlementarisme, ou c’en est fait du parlementarisme.
 
 
CHARLES BENOIST.
 
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