« Albertine disparue » : différence entre les versions

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ne cherchait qu’un prétexte pour revenir. Donc je n’avais qu’à faire ce qu’elle me disait, à lui écrire que j’avais besoin d’elle et elle reviendrait. J’allais donc la revoir, elle, l’Albertine de Balbec (car depuis son départ, elle l’était redevenue pour moi ; comme un coquillage auquel on ne fait plus attention quand on l’a toujours sur sa commode, une fois qu’on s’en est séparé, pour le donner, ou l’ayant perdu, et qu’on pense à lui, ce qu’on ne faisait plus, elle me rappelait toute la beauté joyeuse des montagnes bleues de la mer). Et ce n’est pas seulement elle qui était devenue un être d’imagination, c’est-à-dire désirable, mais la vie avec elle qui était devenue une vie imaginaire, c’est-à-dire affranchie de toutes difficultés, de sorte que je me disais : « Comme nous allons être heureux ! » Mais du moment que j’avais l’assurance de ce retour, il ne fallait pas avoir l’air de le hâter, mais au contraire effacer le mauvais effet de la démarche de Saint-Loup que je pourrais toujours plus tard désavouer en disant qu’il avait agi de lui-même, parce qu’il avait toujours été partisan de ce mariage. Cependant, je relisais sa lettre et j’étais tout de même déçu du peu qu’il y a d’une personne dans une lettre. Sans doute les caractères tracés expriment notre pensée, ce que font aussi nos traits : c’est toujours en présence d’une pensée que nous nous trouvons. Mais tout de même, dans la personne, la pensée ne nous apparaît qu’après s’être diffusée dans cette corolle du visage épanouie comme un nymphéa. Cela la modifie tout de même beaucoup. Et c’est peut-être une des causes de nos perpétuelles déceptions en amour que ces perpétuelles déviations qui font qu’à l’attente de l’être idéal que nous aimons, chaque rendez-vous nous apporte, en réponse, une personne de chair qui tient déjà si peu de notre rêve. Et puis quand nous réclamons quelque chose de cette personne, nous recevons d’elle une lettre où même de la personne il reste très peu, comme, dans les lettres de l’algèbre, il ne reste plus la détermination des chiffres de l’arithmétique, lesquels déjà ne contiennent plus les qualités des fruits ou des fleurs additionnés. Et pourtant, l’amour, l’être aimé, ses lettres, sont peut-être tout de même des traductions (si insatisfaisant qu’il soit de passer de l’un à l’autre) de la même réalité, puisque la lettre ne nous semble insuffisante qu’en la lisant, mais que nous suons mort et passion tant qu’elle n’arrive pas, et qu’elle suffit à calmer notre angoisse, sinon à remplir, avec ses petits signes noirs, notre désir qui sait qu’il n’y a là tout de même que l’équivalence d’une parole, d’un sourire, d’un baiser, non ces choses mêmes.
 
J’écrivis à Albertine :