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Le Centenaire de l’École des Chartes
Gabriel Hanotaux

Revue des Deux Mondes tome 61, 1921
LE CENTENAIRE
DE
L’ÉCOLE DES CHARTES

L’École des Chartes, qui va célébrer, le 22 février, dans l’amphithéâtre Richelieu, à la Sorbonne, en présence de M. le Président de la République, le centenaire de sa fondation, trouve à ses origines une pensée et une volonté de Napoléon : du château de Finkenstein, en Prusse, le 19 avril 1807, au cours de la campagne d’Iéna, il adressait à Champagny une note répondant à un rapport de son ministre : « Savoir ce que l’on a perdu, distinguer les fragments originaux des suppléments écrits par de bons ou de mauvais commentateurs, cela seul est presque une science ou, du moins, un objet important d’études… S’il y avait une école spéciale d’histoire et que l’on y fit, d’abord, un cours de bibliographie, un jeune homme, au lieu d’employer des mois à s’égarer dans des lectures insuffisantes ou dignes de peu de confiance, serait dirigé vers les meilleurs ouvrages et arriverait plus facilement et plus promptement à une meilleure instruction… »

L’enseignement dont l’Empereur trace les lignes essentielles est précisément celui qui se donne à l’École des Chartes : la bibliographie, l’étude approfondie des textes, la recherche et le commentaire des documents originaux, la diplomatique, tels sont les sujets des leçons professées par ses maîtres. En y ajoutant la connaissance des langues du moyen âge, l’étude des institutions et celle de l’archéologie nationale, on achève le cycle. Et ce sont précisément ces sources de l’Histoire nationale dont Napoléon disait qu’elles sont un « important sujet d’études. »

Après diverses vicissitudes et faux départs, l’École des Chartes fut instituée définitivement par ordonnance royale du 22 février 1821. Le comte Siméon, ministre du roi Louis XVIII, disait, dans le rapport précédant le projet d’ordonnance : « L’homme instruit dans la science de nos chartes et de nos manuscrits est, sans doute, bien inférieur à l’historien ; mais il marche à ses côtés, il lui sert d’intermédiaire avec les temps anciens et il met à sa disposition les matériaux qui ont échappé à la ruine des siècles. Que ces utiles matériaux manquent à l’homme appelé par son génie à écrire l’histoire, une partie de sa vie se consumera dans des études toujours pénibles et souvent stériles… Autrefois la studieuse congrégation de Saint-Maur s’était livrée avec succès à ce genre de science. Aujourd’hui, par l’effet du changement qui s’est produit dans nos lois politiques et dans nos lois civiles, ces mêmes études, que ne soutiennent plus ni la tradition, ni aucun enseignement public, et auxquelles les individus n’ont aucun intérêt à se livrer, s’éteignent complètement[1]… »

En fondant ainsi le « séminaire » où la science des antiquités nationales devait refleurir, la Restauration allait au-devant d’un mouvement de l’opinion publique. Précisément en ces fécondes années 1819-1821, le romantisme éclatait, si j’ose dire, par la publication des Poésies d’André Chénier, des Méditations de Lamartine et des premiers poèmes de Victor Hugo. Dès lors, le Moyen-Age hantait les esprits. Victor Hugo donnait Odes et Ballades et il préparait Notre-Dame de Paris. On était las « des Grecs et des Romains. » Les Brutus et les Anacharsis avaient abusé. Comme il arrive quand une génération violemment dominatrice a succombé, les successeurs se séparaient violemment de ces ancêtres emphatiques et péremptoires. Prétendant découvrir à leur tour la vérité et la simplicité, ils recherchaient, à la suite de Walter Scott, l’émotion pittoresque dans la contemplation des siècles du Moyen-Age arrangés selon le caprice et la fantaisie de la mode nouvelle.

L’École des Chartes fut donc portée à ses débuts par le courant romantique. Mais elle ne s’en attacha que plus fortement au principe sévère de son institution. On l’avait confinée dans l’érudition ; elle devait se contenter de « travailler pour les historiens ; » son rôle était tout de labeur minutieux, d’investigation scrupuleuse, de science appliquée. En somme, on l’avait placée au bas bout de la table : elle s’y installa. Avec une modestie orgueilleuse, elle se consacra à ce que l’un de ses maîtres a appelé « la méthode en soi. » Elle travailla non pour le gain, non pour la gloire, mais pour l’œuvre elle-même. Aucune besogne ne la rebuta, aucune longueur de temps n’usa sa patience, aucune douceur d’existence ne la séduisit. Elle mit son idéal sur une crête aride et escarpée ; et ce fut précisément l’idéal de Saint-Maur qui devint celui de ces « Bénédictins laïques. »

Il fut entendu, dans le monde de la littérature et de l’histoire, que l’École des Chartes était la Cendrillon de la pensée française. Il lui appartenait, — car c’était la métaphore courante, — « d’apporter les matériaux ; » d’autres « élèveraient le monument. »

L’École des Chartes a, depuis cent ans, travaillé dans cet esprit et selon ces principes. Qu’a-t-elle produit ? Les œuvres et les hommes répondent pour elle.

Disons d’abord les œuvres.

Les Chartistes, reprenant la suite du travail des mains des Bénédictins, se sont mis, avant toute chose, à débrouiller l’amas confus des vieilles archives françaises. Par leur application pénétrante, obstinée, inlassable, ces masses documentaires, jusqu’alors impénétrables, se sont ouvertes : elles sont devenues accessibles et même familières à l’étude et à l’opinion. Ainsi les titres de la nation lui ont été rendus.

Prenons un exemple pour être clair. Les archives du ministère des Affaires étrangères avaient gardé jalousement leur secret avant qu’elles aient été abordées selon l’esprit de l’École des Chartes. La France ignorait les principes et les traditions de sa séculaire action au dehors. Comment, pour quelles raisons, par quels moyens, avaient agi Richelieu, Mazarin, Lyonne, Choiseul, Talleyrand, Napoléon lui-même, personne ne le savait au juste, puisque les documents où ce passé est inscrit dormaient sous les triples serrures des armoires de chêne. Pourtant ils étaient là : depuis le temps de Louis XIV, les maroquins du Levant les protégeaient somptueusement ; de rares visiteurs officiels étaient seuls admis à parcourir ces salles immenses, à caresser des yeux ces alignements muets. Il fallut une sorte de révolution intérieure pour qu’une mine si précieuse s’ouvrît et que la France connût enfin sa propre richesse. Les archives des Affaires étrangères furent inventoriées, classées, cataloguées, estampillées selon les méthodes de l’École des Chartes. Je n’apprends rien aux lecteurs de la Revue en leur rappelant que des travaux d’une valeur historique sans prix ont été mis au jour à la suite de ces libérales initiatives : je citerai deux noms seulement, ceux d’Albert Sorel et de Vandal. L’histoire des époques auxquelles ils se sont consacrés s’est renouvelée du fait des procédés de la bibliographie nouvelle. Par eux et par leurs émules, la France commence à connaître les lois de sa politique extérieure que la prétentieuse indolence des âges antérieurs lui avait obstinément cachées.

Cet exemple, appliquez-le à toutes les parties de l’histoire du pays. Aux archives nationales dormaient inexplorés ou mal connus les diplômes de nos rois, les dossiers des Parlements, les délibérations des Conseils, les actes publics et privés depuis les siècles les plus reculés jusqu’à nos jours : là reposait et repose encore le détail exact et passionnant de la vie publique et de la vie privée de nos pères ; là on trouve tout ce que l’on peut espérer d’apprendre sur la propriété, les salaires, les transactions économiques, les relations des familles, des communes, des provinces, des États qui ont peu à peu, en s’agglomérant, formé le pays. Tous nos ancêtres sont là, — tous. Cet ossuaire, enseveli, mais vivant, c’est la France. Par les archives on sait ou l’on saura où habitaient Villon et Molière, quelle fut la vie particulière de Montaigne et de Jean-Jacques, où s’est caché le « philosophe inconnu, » si Louis XVII a disparu du Temple, où est née et où est morte Manon Lescaut, comment a disparu du nombre des humains « le masque de Fer. » Les archives racontent tout cela et mille autres secrets encore ; mais c’est le travail de termite de nos bons archivistes paléographes qui nous a mis à même de les explorer.

De même pour les départements et les anciennes provinces, pour la marine, les colonies, la guerre, pour tous les domaines où l’action de la France s’est exercée, pour les tâches infiniment diverses où son génie s’est déployé. À chacun de ces « lieux » de l’histoire, vous trouverez un élève de l’École des Chartes procédant au relevé du passé et orientant, par le passé, l’avenir. Dans toutes les préfectures, les archivistes, les bibliothécaires nourris des doctrines de l’École, sont au travail. L’impression des inventaires des archives départementales commença en 1861. En juin 1920, la collection comprenait 540 volumes (grand in-4o) dont 370 sont dus à des archivistes paléographes ; et la collection des inventaires d’archives communales et hospitalières forme 273 volumes dont 100 ont été rédigés par d’anciens élèves de l’École, et tous selon son esprit. Cela veut dire qu’il n’y a pas un coin de notre histoire provinciale qui n’ait été touché maintenant par un rayon de lumière.

Rien de plus attachant que ces inventaires. Pas un nom de famille française qui n’y soit mentionné en quelque endroit ; le plus humble de nos paysans trouverait là sa généalogie, ses titres de noblesse nés de la terre qu’il cultive ; il y lirait aussi les conditions de l’existence ancestrale, comment ses mœurs, sa langue, sa propriété, ses voisinages, son bonheur et son malheur publics et privés se sont formés et produits. Il saurait le sang qui coule dans ses veines, la portée de ses actions, même instinctives, de ses gestes même inconscients, de sa vigueur ou de ses tares physiques, intellectuelles et morales ; il saurait pourquoi il est Breton, Picard, Gascon, Provençal ; et comment, par l’effort persévérant des siècles, ses ancêtres, ces êtres humains dispersés dans les bois et dans les marécages de l’ancienne Gaule, sur un sol sans unité originelle, sont devenus des Français. Un peu de curiosité suffit désormais pour l’apprendre. Mais quel labeur il a fallu à ceux qui ont mis ces lumières à notre portée et qui nous ont guidés dans ce labyrinthe !


Personne ne le conteste, les archivistes sont excellents pour les catalogues et les inventaires. Ils ont entretenu le feu sacré de l’histoire dans la plus reculée de nos provinces. Mais, est-ce tout ? — Attendez.

Ces vieux parchemins, il ne suffit pas de les conserver et de les classer : il faut savoir les lire. Eh bien ! l’École et l’École seule détient cet autre secret. Sickel écrivait en 1887 : « Si la France occupe le premier rang dans les études paléographiques, elle le doit à l’organisation du travail relatif à ces études. L’École des Chartes peut se considérer comme la continuatrice des Bénédictins. Dans tout le pays, elle est la seule école spéciale pour cet objet : elle a reçu ses élèves de toute la France et a répandu dans toute la France ses travaux et ses méthodes. Cette unité dans l’étude de la paléographie a été pour la science un avantage précieux. »

Et il ne suffit pas de lire les anciens manuscrits, il faut les comprendre. Dans quel jargon barbare sont-ils rédigés ? Faites attention, ici encore : car ce sont ces langues, filles de celle de Virgile et de Tite-Live, qui nous ont transmis le suc de la civilisation antique ; et ce sont ces mêmes langues qui, par l’usage, sont peu à peu devenues la langue française ; en un mot, il s’agit des langues romanes, celles qui furent parlées par quinze siècles de notre histoire. Elles s’écrivent et se parlent encore. Si la langue est une âme, elles sont l’âme du passé. Or, l’enseignement des langues romanes, c’est précisément la gloire des leçons de l’École.

Bas latin, latin médiéval, provençal, dialectes picard, champenois, lorrain, ces langues ont eu leurs écrivains, leurs penseurs, leurs poètes, en un mot leur littérature. Nous ne connaîtrions pas les lentes évolutions de la pensée française et des sentiments français, si elles ne nous en avaient transmis l’expression ; nous ignorerions ce mot si doux de « doulce France, » nous ignorerions le chant si frais des « aubades » et la grâce des troubadours et l’abondance inventive des trouvères, nous n’aurions pas vu rayonner jusqu’à nous la splendeur de l’épopée française, la gloire des « chansons de geste, » la virilité naissante de l’histoire nationale avec les Villehardouin, les Joinville et les Froissart, si la connaissance de ces langues oubliées n’avait été conservée et approfondie quelque part, si les manuscrits n’avaient été retrouvés, lus, colligés, si des éditions savantes ne nous avaient été fournies, si la science et la critique des Gaston Paris et des Paul Meyer n’avaient amené sous notre main ces richesses négligées. Ils ont sinon ouvert, du moins infiniment élargi le cycle. Par eux notre vie nationale s’est replantée, si j’ose dire, sur sa propre racine.

Mais le sol de la France nous offre d’autres spectacles. Ces passionnés de notre histoire absconse et cachée, ces fouilleurs de cryptes, ces amis de nos antiquités, ignoreraient-ils les monuments qui sont là debout et que leur cher Moyen-Age a élevés ? Ce qu’a bâti le Français, opus francigenum, nos cathédrales, nos châteaux, les vieilles villes, les vieilles demeures, n’est-ce pas aussi un sujet incomparable de curiosité et d’études ? Notre-Dame de Paris, Notre-Dame de Chartres, Notre-Dame de Reims, quel mystère ! Ce mystère, c’est encore l’École des Chartes qui l’a percé.

Sans les travaux de Jules Quicherat, sans son cours à l’École des Chartes, sans ses admirables découvertes, sans sa théorie de la « croisée d’ogive, » sans les travaux innombrables de ses disciples et de ses successeurs, nous ne ferions que balbutier en présence de ces monuments dont les siècles intermédiaires avaient dédaigné de nous transmettre la loi. Noms et technique des bâtisseurs, tout était perdu. N’eût-elle fait que retrouver le mot d’une telle énigme, l’École des Chartes aurait rempli sa destinée : elle aurait dépassé les bornes que lui assignaient Napoléon et son fondateur, elle aurait fondé une science et ennobli l’art lui-même.


De telles œuvres parlent pour l’École. Et, je n’ai pas dit la centième partie de ce qu’elle a fait, de ce qu’elle a maintenu. Elle a maintenu la dignité de l’histoire française. Son indépendance s’est mise au-dessus des partis ; elle a travaillé selon sa conscience et pour la vérité. La solidité des résultats obtenus par elle, la vigueur de ses méthodes, son application persévérante, l’indépendance de son caractère, la pureté de ses mœurs littéraires font sa juste renommée. L’École peut être fière de n’avoir pas dévié de sa ligne droit et forte depuis cent ans.

Mais, que sont les œuvres sans les hommes ? Et quels furent donc les hommes de l’École des Chartes ?

Je veux ici laisser parler mes souvenirs : car, moi aussi, — quoique indigne, — j’ai été élève de l’École des Chartes !

Quand je me suis présente aux examens d’entrée, en 1879, Jules Quicherat la dirigeait encore. C’est lui qui m’a pris par la main, qui m’a conduit à la porte et qui m’a poussé un peu rudement pour que j’entre. C’était sa manière.

Ayant vaguement commencé alors quelques recherches historiques, je n’avais pas craint de m’attaquera l’une des parties les plus rudes de l’histoire médiévale, celle des Croisades. Et, je n’étais pas de l’École !… Jules Quicherat le sut ; il m’appela. Il me fit comprendre que, sans ces études préliminaires, je ne saurais jamais rien de précis ni d’exact sur notre lointain passé. Il me dit cela de telle façon que je n’avais qu’à obéir. J’obéis. Et, à sa mémoire je garde une fidèle gratitude, — parce que cette résolution, prise un peu en dehors de ma volonté, a incliné le reste de ma carrière. Le souvenir que j’ai gardé surtout de cette explication un peu rude, c’est celui de l’homme lui-même.

Jeune provincial, frais émoulu de mon lycée et assez embarrassé de mes premiers diplômes, j’ai vu qu’un homme judicieux, sage et bon me regardait amicalement et qu’il prenait la peine de guider mes premiers pas. Cet homme qui savait le passé de la France s’intéressait à moi qui avais la passion de le connaître ! Jules Quicherat était, sans que je l’eusse compris très bien en ce temps-là, une des plus grandes valeurs intellectuelles de sa génération. Il savait, il devinait, il voyait. L’histoire était sa chose. Il la prenait non seulement comme un homme d’hier, mais comme un homme d’aujourd’hui et de demain. Grave, austère, sévère pour lui-même, il s’enfermait dans sa technique, mais elle ne le dominait pas. Le penseur restait intact dans l’érudit.

On ne savait du fond de son être, que ce qu’il en laissait percer par une boutade, un propos sarcastique, une repartie brève, où l’homme du secret et de la contention parfois s’ouvrait. Mais la figure, un instant éclaircie, se refermait vite. Ayant vécu sous l’Empire, il se gardait. Philosophe, voltairien, républicain, disons le mot stoïcien, J. Quicherat se rattachait directement à la lignée des « grands ancêtres. » Je pense bien que, comme tant d’autres, à partir de 1848, il n’avait plus fait confiance à la vie. Ayant consacré le reste de son existence à l’étude scrupuleuse de notre passé, il eût répété sans doute le propos de Mme de Staël : que « ce qui est ancien en France ce n’est pas le despotisme, mais la liberté. » Ce grand connaisseur des cathédrales était un « laïque » déclaré. Mais ce voltairien était aussi un dévot de Jeanne d’Arc ; et, au fond, c’est lui qui, par la publication magistrale des Procès, donna à l’auteur de la Pucelle la plus jolie volée de bois vert qu’un disciple ait jamais administrée à son maître.

De cet érudit aux doctrines antiques et aux jeunes initiatives toutes les œuvres sont magistrales. Jamais plus il ne sera possible de parler de Jeanne d’Arc et du xve siècle sans en revenir à Jules Quicherat. Jamais plus, il ne sera possible de parler de l’art roman et de l’art gothique sans en revenir à Jules Quicherat. Son temps l’ignorait ou presque. Il n’en fut pas moins un fondateur et un créateur ; non sans ressemblance avec cet autre méconnu, Fustel de Goulanges, qui, grand historien, fut ligoté par la critique dans les fils ténus de sa scrupuleuse érudition.

Aux premiers temps de l’École Jules Quicherat donna ce haut caractère moral, ce stoïcisme intellectuel, ce goût du difficile et de l’absolu, cette fermeté de conscience qui étaient sa nature même. J’entends encore, dans les bâtiments lépreux de la rue des Francs-Bourgeois, au fond de cette cour humide, assombrie par les hauts murs de l’Hôtel Soubise, dans cette salle obscure si mal faite pour la lecture des manuscrits, j’entends encore la voix mâle, l’accent probe, la parole un peu lente, mais soutenue et convaincante du maître. Comme son geste était créateur quand il traçait au tableau l’épure d’un arc roman ou d’une archivolte, comme sa démonstration était pressante et logique, comme elle se contenait pour laisser à l’esprit des auditeurs le temps de s’imbiber du flot de sa propre pensée ; et, la leçon finie, comme nous sortions pleins et satisfaits ! J’ai beaucoup aimé ce directeur, ce savant, ce républicain : mais, discrètement ; car il n’eût pas admis que les sentiments l’approchassent de trop près. Je n’aurais pu le faire réellement que si je lui eusse soumis un travail bien fait. Alors peut-être sa rude physionomie se fût éclairée d’un sourire et aurais-je aperçu les roses de cette âme qui fleurissaient en dedans.

Mon premier professeur à l’École fut Léon Gautier. Il enseignait la paléographie. C’était bien tout l’opposé de J. Quicherat. Catholique ardent, bourdonnant, il avait, avec sa grande barbe au milieu du visage, tout à fait l’air de descendre des âges dont il enseignait les écritures. Infatigable, il dansait sur les textes, comme David devant l’arche, avec un entrain, une vivacité, un brio qu’on n’eût pas attendu de sa figure monacale et de son âge déjà marqué. Si quelque pièce difficile faisait ânonner notre trop jeune science, il fondait sur nous et ne nous faisait merci que quand sa forte poigne nous avait enlevé dans les sphères de la « lecture impeccable. » L’abréviation, les lettres onciales, les notes tironiennes n’avaient pas de secret pour lui. Il savait tout, ne sachant guère que cela. Mais cette âme trépidante s’élevait parfois jusqu’à la plus noble exaltation, c’était quand sa religion était en cause. Alors, Léon Gautier apparaissait le vrai et pur chrétien ; la foi rayonnait de son visage soudain illuminé ; quelque chose d’infiniment respectable venait de lui à nous. Il se transfigurait. Sa barbe et ses yeux levés au ciel le dessinaient apôtre : la voix chaude, le geste large, l’âme forte et prenante, il vibrait. Le rire s’arrêtait sur nos lèvres. Nous étions conquis jusqu’à la minute où sa fièvre paléographique le reprenait et nous faisait descendre précipitamment du ciel sur la terre.

Quicherat le stoïque et Léon Gautier le catholique étaient les meilleurs amis du monde et s’accordaient très bien.

De mes professeurs aux Chartes, celui qui m’a laissé le souvenir le plus charmant, celui dont je puis bien dire qu’il fut mon ami, c’est Anatole de Montaiglon. Déjà j’aimais les livres ; or, Montaiglon était le maître des livres : il enseignait la bibliographie. En fait, il était une bibliothèque vivante, d’aucuns disaient, — car il n’y avait pas d’homme de plus de désordre, — une bibliothèque renversée.

De bonne race. Français jusqu’aux moelles, esprit de « haulte graisse, » dans la tradition de Rabelais et de La Fontaine, il se dispersait sur mille sujets, butinait sur toutes les fleurs, lutinait toutes les Muses, se prodiguait en mille joutes et labeurs intellectuels ; tout l’amusait. Masque de faune, bouche édentée, figure usée, sourire narquois, franc, bon raillard et bon vivant, les repas, quand il était de frairie, ne finissaient jamais avec lui ; car il avait toutes les compétences, même la culinaire, et il était d’une génération qui n’avait pas dit tout à fait adieu à la dive bouteille. Son enseignement était, comme sa conversation, abondant et surabondant, parfois d’une fantaisie qui touchait à l’incohérence, parfois d’une précision qui allait jusqu’à la minutie, mais toujours intéressant, captivant, « suggestif » comme on dit, initiateur. Ayant rencoigné son existence dans un logis donnant sur une arrière-cour en la place Royale, célibataire, sans ambition, sans passion, le plus inoffensif des hommes, il aimait la vie pour ce qu’elle nous donne et la pensée pour la manière dont elle s’exprime. Le verbe lui suffisait. La destinée, pour lui, c’était de découvrir un texte curieux, de le publier, de le commenter copieusement. Ses jours s’écoulaient ainsi, dans les petites chambres de son petit appartement, tout encombrées de livres écroulés les uns sur les autres, mais qui n’en étaient que mieux à la portée de sa main. Je le vois encore, content de peu dans l’ordinaire de la vie, se nourrissant d’un morceau de fromage et d’un quignon de pain sur le coin du délicieux trictrac Louis XVI qui lui servait à la fois de table et de bureau. Ce fureteur, ce curieux, cet artiste était aussi un poète. En pensant à lui, je retrouve un je ne sais quoi d’Heredia, — qui, lui aussi, fut de l’École des Chartes et qui reste sa parure, — bien entendu, sans la grâce souveraine ni la flamme du génie. Dans ces après-midi du dimanche que j’allais passer chez Montaiglon, tandis que les derniers rayons du soleil caressaient l’or de ses reliures, il me lisait, de sa voix cassée, des vers, — des vers un peu vieillots, des vers d’avant les sujets de pendule, des vers de la suite du chevalier de Parny, des Odes à Glycère. L’homme était si candide, si sincère, tellement satisfait de son modeste sort, son érudition immense était si toute a tous, il aimait d’un si bel amour l’aimable étude, il avait tant d’esprit et du meilleur et du plus fin, qu’après avoir ri de ce qui le faisait rire et un peu de lui-même, on ne pouvait lui résister.

C’était un survivant du xviiie siècle, légèrement teinté de romantisme. Peut-être avait-il connu Chènedollé, Fontanes, peut-être André Chénier ; car, de l’ancienne France il connaissait tout le monde. Ce gentilhomme marchait de plain pied dans toute notre histoire. Son affaire étant, maintenant, de nous dire à nous, jeunes gens, ce qu’il avait vu, vécu, connu au cours des âges, il nous le transmettait comme il se fait du père aux enfants ou de l’oncle aux neveux. C’était cela son enseignement. Son existence coulait ainsi très douce. Il savait bien qu’il ne mourrait pas, — pas plus que le passé qui durait en lui. Donc, joyeux, plaisant et éternel !… Quel délicieux professeur !


Avec de tels maîtres, l’École des Chartes forma des hommes. Je me suis arrêté devant ceux-ci parce que je les ai plus particulièrement approchés. Leurs traits suffisent pour marquer le large esprit d’indépendance et de tolérance cordiale qui fut la marque spéciale de ce monde peu connu, réservé et clos. Ils indiquent aussi comme on se trouvait bien dans l’abri de cette cellule, in angulo cum libello. Combien d’autres ont trouvé la joie et la beauté et la noblesse d’une existence tout entière consacrée à vivre sous la loi de cette tradition ! Léopold Delisle fut le plus laborieux, le plus ingénieux, le plus sagace des bénédictins. Gaston Paris et Paul Meyer, frères siamois des langues romanes, créèrent toute une école de romanistes incomparables. Giry savait comme personne la diplomatique et il renouvela l’histoire des Communes que la belle prose d’Augustin Thierry avait un peu faussée ; d’Arbois de Jubainville fut un maître dans la critique, un novateur dans la science celtique, nature mordante et incisive et qui eût fait carrière d’homme d’esprit s’il n’eût préféré les rudes besognes de l’érudition ; Courajod fut le « trouveur » de l’ancien art français ; Héron de Villefosse fut un curieux du beau, un homme de goût maître de la science de l’art ; Jules Lair appliqua les méthodes de l’École aux temps plus modernes ; il fut, dans toute la force du terme, un historien.


Un historien ! L’École a donc fait craquer ses cadres ! Elle ne devait travailler qu’à « fournir des matériaux. » Et elle se mettrait à « élever le monument ! »

Eh bien ! oui. C’était inévitable. Le pas fut franchi. L’École s’est délivrée de ses lisières : elle aussi compte des historiens, d’excellents historiens. Quicherat est un historien, qu’y faire ? Léopold Delisle est un historien (Classes agricoles en Normandie); Simon Luce est un historien ; Morel-Fatio, Noël Valois, Lasteyrie, Durrieu, Gustave Fagniez, La Roncière, Lefèvre-Pontalis et tant d’autres sont des historiens. Qu’y faire ?… Pourquoi ces hommes qui ont appris et qui ont réfléchi ne sauraient-ils pas s’exprimer ? Qui donc a établi ces catégories, la science d’une part et la forme de l’autre ? Comparer, approfondir, pénétrer, juger, c’est l’érudition, mais c’est aussi l’histoire. L’École n’avait pas à refuser cette part qu’elle n’avait pas cherchée, mais qui venait si naturellement vers elle.

Comme elle s’était consacrée à la France, elle sut parler de la France ; comme elle s’était consacrée à la vérité, elle sut parler le langage de la vérité. Que faut-il de plus ? Une grande passion et un grand scrupule font les honnêtes gens et les excellents écrivains. Si l’on veut me pousser sur cette matière, j’ajouterai que la simplicité, la raison et le tact sont seuls capables des œuvres durables et je m’abriterai, s’il le faut, derrière la forte parole de Charles Renouvier plaidant pour la littérature aride :

« J’aurais mauvaise grâce, dit-il, à vouloir déprécier des dons de l’esprit dont on ne me trouvera que médiocrement doué. Cependant, je me rends ce témoignage que l’étude, le travail, puis l’effort pour m’entendre moi-même, et me faire entendre, m’ont précisément conduit à laisser s’oblitérer (mais est-ce bien le mot ?), à régler sévèrement ce que la nature pouvait m’avoir départi d’imagination. Il faut que chaque chose soit à sa place : la poésie avec la jeunesse, avec l’âge mûr la raison. Mais, il y a pour tout âge, et la vérité porte en elle une autre poésie que ne connaissent pas ces poètes qui veulent toujours être jeunes et qui ne sont quelquefois que de vieux enfants. L’humanité ainsi, en suivant son cours, passe lentement et péniblement des temps de la poésie aux temps de la raison et les nations restées les plus jeunes ne sont pas, je crois, les meilleures. Quand on accuse le monde de devenir prosaïque, on le flatte sans le vouloir : on ne voit pas qu’alors même il s’élève à la poésie virile. »

Cette poésie virile, cette vérité virile, cette histoire virile, ce furent celles que se proposaient les méthodes de l’École des Chartes ; c’était le plan sur lequel s’avançaient d’un pas ferme les Quicherat, les Léopold Delisle, les Gaston Paris. À mon sens, ces hommes écrivaient fort bien parce qu’ils pensaient juste et quand ils se sont élevés jusqu’aux grands sujets, ils ont été des historiens. Ainsi l’École n’a pas eu à faire craquer ses cadres ; elle n’a pas outrepassé sa loi.

Après cent ans, elle peut se rendre cette justice qu’elle a formé de bons Français qui ont bien travaillé pour la France. Ne doit-elle pas s’enorgueillir de les avoir vus partout à leur devoir et dignes d’elle ? Pendant la Grande Guerre, malgré le recrutement si restreint de l’École, cinquante-deux de ces braves enfants sont « morts pour la France. »

Gabriel Hanotaux.
  1. Ces renseignements sont extraits d’une Histoire de l’École des Chartes par M. Maurice Prou, qui va paraître incessamment et dont l’auteur a eu l’extrême obligeance de me communiquer les épreuves.