« La Guerre hispano-américaine et le Droit des gens » : différence entre les versions

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{{journal|La guerre hispano-américaine et le droit des gens|[[Arthur Desjardins]]|[[Revue des Deux Mondes]] tome 147, 1898}}
 
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Au tribunal de l’opinion publique, une guerre est juste quand elle est déterminée par une cause légitime ou, pour emprunter l’expression même de Grotius, « lorsqu’elle est entreprise pour obtenir justice ». Mais les Romains donnaient le plus souvent un autre sens aux mots ''bellum justum'' : une juste guerre était encore, à leurs yeux, celle qu’on avait déclarée régulièrement et dans le cours de laquelle les lois de la guerre étaient observées. M. Phelps, — ancien ministre des Etats-Unis à Londres, — s’est naguère proposé, dans une lettre remarquable, adressée à l’honorable Levi P. Morton, sous ce titre : ''L’intervention des États-Unis à Cuba'', d’étudier au premier point de vue la légitimité de la guerre hispano-américaine.
 
Nous n’avons pas à rentrer dans cette discussion. Mais on s’est un peu moins pressé d’étudier la question sous cette autre face : les lois de la guerre sont-elles observées ? Sur ce terrain, la politique cède la place au droit international. Une mauvaise cause peut être défendue par des moyens juridiques, comme une bonne cause peut être défendue par de mauvais moyens. Cette étude est un peu plus technique et plus ardue, mais non moins utile. Peut-être même intéresse-t-elle un plus grand nombre de gens. En effet, les pays neutres, c’est-à-dire tous les pays du monde autres que les Etats-Unis et l’Espagne ont besoin de savoir jusqu’à quel point les opérations de leur commerce peuvent être paralysées par les belligérans, et par suite de connaître l’étendue de leurs droits et de leurs devoirs.
 
 
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<center>I. — LA DÉCLARATION DE GUERRE ET LES ARMEMENS EN COURSE</center>
 
Il est impossible de ne pas remarquer d’abord que les Etats-Unis ont ouvert les hostilités sans déclaration de guerre préalable, dès que le gouvernement espagnol eut connu l’ultimatum par lequel ils exigeaient l’évacuation de Cuba dans un délai de trois jours. Il est vrai que ce gouvernement avait remis immédiatement, sans attendre la signification de l’ultimatum, ses passeports à l’ambassadeur américain ; mais on sait que l’interruption des rapports diplomatiques ne crée pas l’état de guerre. Cependant la marine militaire des Etats-Unis captura sur-le-champ et sans autre forme de procès plusieurs navires marchands espagnols. Pour dissiper toute équivoque, le Sénat et la Chambre des représentans votèrent une résolution conjointe qui fut signée par le Président et promulguée le 25 avril : « La guerre existe ; elle est par ces présentes déclarée exister et elle a existé depuis le 21 avril 1898, ce jour inclus, entre les États-Unis d’Amérique et le royaume d’Espagne. » Mais a-t-il pu dépendre du Congrès de donner un effet rétroactif à cette résolution ? Il nous paraît très douteux que les cours de prises américaines valident de telles saisies opérées dans cette première période de cinq jours et, quand elles les valideraient, leurs arrêts ne seraient pas sanctionnés par l’opinion du monde civilisé. La pente est glissante et dangereuse. A quelles extrémités n’arriverait-on pas si l’on pouvait faire dater l’état de guerre, par un effort d’imagination législative, d’une époque où l’on était encore en pleine paix ? Les parlemens sont tout-puissans, si ce n’est quand il s’agit de faire remonter les fleuves vers leur source et de modifier après coup la nature des faits accomplis.
 
Cependant, dès le 14 avril, les journaux anglais avaient annoncé que le gouvernement des Etats-Unis ne délivrerait pas de « lettres de marque » pendant la guerre hispano-américaine. Ces journaux étaient bien informés. Un nouveau télégramme, daté du 21 avril, informa l’Europe que ce gouvernement, sans renoncer à chercher des auxiliaires dans la marine marchande, et tout en armant, par exemple, comme croiseur le paquebot-poste ''Paris'' de l’''American line'', ne se proposait pas d’employer des corsaires : cette détermination fut notifiée à toutes les puissances.
 
Il est à peine utile de rappeler au lecteur ce qui distingue la
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course de la piraterie. Le pirate arme sans autorisation de son gouvernement ; c’est un voleur de mer : il est réputé l’ennemi du genre humain (''communis hostis gentium''), il est excommunié, dénationalisé, hors la loi. Les corsaires se proposent, sans doute, comme les pirates, de mettre la main sur les navires marchands de l’ennemi et sur leurs cargaisons ; mais leurs prises doivent être attribuées par des tribunaux réguliers : ce qui les caractérise, c’est qu’ils reçoivent une commission de l’autorité publique. L’Etat lui-même utilise leur concours.
 
Le 23 avril, à la suite d’une communication officielle faite aux deux Chambres italiennes par M. Visconti-Venosta, le député Fasco et le sénateur Camporeale exprimèrent le vœu que l’Espagne suivît l’exemple des Etats-Unis. Mais ce vœu ne fut point exaucé. Le décret espagnol publié le 24 avril par la ''Gazette de Madrid'' contient la disposition suivante : « Le gouvernement espagnol, maintenant son droit de concéder des patentes de course qu’il s’est réservé dans la note adressée par lui à la France le 16 mai 1857, organisera pour le moment avec des navires de la marine marchande des croiseurs auxiliaires de la marine militaire, qui coopéreront avec celle-ci aux nécessités de la campagne et seront placés sous la juridiction de la marine de guerre. »
 
Si l’on suppose que, de deux Etats belligérans, l’un n’ait pas ou presque pas de commerce maritime, l’autre importe ou exporte par mer beaucoup de marchandises, le premier peut avoir un grand intérêt à la pratique des armemens en course. Il ruinera d’autant plus sûrement son adversaire qu’il pourra saisir et capturer plus de navires marchands avec leurs cargaisons. La totalité des marchandises importées par l’Espagne atteignait 748 986 377 francs en 1896, 793 341 121 francs en 1897 ; les exportations n’ont pas dépassé 892 328 618 francs en 1896, 924 936 947 francs en 1897. La totalité des marchandises importées par les États-Unis atteint 823 millions de dollars pour l’année fiscale 1895-1896, 856 millions de dollars pour l’année 1896-1897 ; pour les mêmes périodes, le chiffre des exportations s’élève à 1 054 millions et à 1 151 millions de dollars. L’Espagne, d’après la statistique de 1895, n’a que 427 steamers jaugeant 313 178 tonnes, et 1 041 voiliers jaugeant 172 729 tonnes. La flotte marchande des Etats-Unis, d’après la statistique de 1897, comprend 13 904 voiliers jaugeant 1 904 153 tonnes et 6 599 steamers
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jaugeant 2 358 577 tonnes <ref> Abstraction faite des petits bateaux (''barges et canal boats''). En les ajoutant, on atteint le chiffre de 22 633 navires, jaugeant 4 769 020 tonnes. </ref>, riche proie pour les corsaires, à la condition qu’il y ait encore assez de corsaires espagnols pour entrer en lice et porter des coups sensibles à la marine américaine. En effet, nous sommes bien loin de l’époque où Louis XIV délivrait des lettres de marque aux flibustiers et aux boucaniers qui dévastèrent les mers du sud, où la Hollande utilisa la sauvage ardeur des ''gueux de mer''. S’il est inexact que les corsaires n’aient pas été employés en temps de guerre depuis 1856, comme M. Balfour l’a dit à la Chambre des Communes le 12 mars 1898, la course est néanmoins, pour nos contemporains, un anachronisme.
 
Cependant l’Espagne, en annonçant qu’elle concédera, le cas échéant, des lettres de marque, use d’un droit incontestable. Il faut, pour déterminer avec quelque précision cette situation juridique, revenir à ce Congrès de Paris qui résolut, il y a près d’un demi-siècle, au moins pour quelques années, la question d’Orient et régla sur quatre points fondamentaux le droit de la guerre. En 1856, sept puissances proposaient et trente-quatre États des deux mondes acceptaient, — outre l’immunité soit de la propriété ennemie sous pavillon neutre, soit de la propriété neutre sous pavillon ennemi (la contrebande de guerre exceptée) et la suppression des blocus fictifs, — l’abolition de la course. Cependant trois puissances maritimes, l’Espagne, les Etats-Unis, le Mexique, refusaient de sanctionner ce nouveau pacte. D’autre part, plusieurs des signataires eux-mêmes ne signaient qu’à contre-cœur. M. Drouyn de Lhuys a rappelé, dans un mémoire lu à l’Académie des sciences morales le 4 avril 1868, que la France avait dû tout d’abord, pour désarmer la résistance et lever les scrupules de l’Angleterre, insister sur le caractère temporaire de cette concession, quoique, dans la pensée de notre gouvernement, ce régime « en apparence transitoire » fût destiné « à se perpétuer par la force même des choses et d’un consentement unanime ».
 
C’est pourquoi les auteurs du questionnaire dressé pour l’Institut de droit international dans les travaux préparatoires à la session de la Haye (1875) crurent devoir poser encore la question suivante : « La déclaration de 1856, combinée avec les actes et les traités antérieurs, a-t-elle eu pour effet de faire entrer dans le domaine du droit des gens positif l’abolition de la course ? » Or cette question est complexe.
 
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D’abord il est hors de doute que l’Espagne, les États-Unis et le Mexique ont pu, dans la plénitude de leur indépendance, s’abstenir de participer à la déclaration. L’amour de la patrie espagnole fut assurément le mobile de l’Espagne. Elle crut, non sans quelque raison, que l’abolition de la course favoriserait les plus forts aux dépens des puissances maritimes secondaires : un de ses publicistes autorisés, Ignacio de Negrin, commissaire de la flotte et chef de bureau de l’amirauté, soutint encore en 1873, dans son Traité de droit international maritime, que la course était une « émanation » du droit naturel de défense. M. Buchanan, ministre américain à Londres, avait employé le même argument en 1854 : « Supposons, disait-il à lord Clarendon, une guerre avec l’Angleterre : ses forces navales en bâtimens de guerre étant de beaucoup supérieures à celles des Etats-Unis, le seul moyen praticable de balancer quelque peu cette supériorité numérique serait de convertir en corsaires ceux de nos bâtimens marchands qui pourraient être employés à la guerre. » Les Etats-Unis se placèrent un peu plus tard, il est vrai, sur un autre terrain. S’ils résistaient à l’abolition de la course, c’est qu’elle était à leurs yeux une demi-mesure. Il fallait, à les en croire, aller jusqu’au bout, c’est-à-dire exempter la propriété particulière ennemie de toute saisie sur l’Océan par les croiseurs des belligérans. Ils voulaient tout ou ne voulaient rien, et, comme on ne leur céda point, ils ne cédèrent pas. Bien plus, le président Buchanan fit un pas en arrière : dans une lettre adressée à la Chambre de commerce de New-York, il finit par déclarer qu’il faudrait, pour obtenir l’adhésion de son gouvernement, accorder non seulement l’inviolabilité de la propriété privée sur mer, mais encore l’interdiction du blocus des navires marchands dans les ports.
 
Mais le refus des Etats-Unis, de l’Espagne et du Mexique allait-il dégager les quarante et une puissances signataires ? On le soutint à plusieurs reprises au Parlement anglais, surtout le 3 mars 1877. Cependant les champions de cette thèse n’obtinrent jamais soit dans l’une, soit dans l’autre Chambre la majorité des suffrages. Disraeli, dans l’opposition, après avoir qualifié de « suicide politique » l’œuvre du Congrès, proclama, le 21 avril 1871, que la dénonciation du traité jetterait « un rayon de lumière sur un des points les plus sombres de l’histoire britannique » ; mais Disraeli, ministre, ne dénonça rien. Sir W. Vernon Harcourt en Angleterre, Hautefeuille en France, l’un et l’autre adversaires de la déclaration, furent obligés de convenir que les signataires
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étaient rivés à leur signature. C’est pourquoi les trois puissances belligérantes ne délivrèrent aucune lettre de marque, en 1859, pendant la campagne d’Italie. Le 25 juillet 1870, notre gouvernement adressa les instructions suivantes aux commandans de la flotte française : « Tous les Etats de la Confédération de l’Allemagne du Nord, ayant adhéré à la déclaration du 16 avril, ont renoncé pour leurs sujets à l’exercice de la course. En conséquence, tout corsaire rencontré sous pavillon de cette Confédération devra être saisi et traité comme pirate », et la France ne retenait pas, bien entendu, le droit qu’elle déniait à l’Allemagne <ref> Voir, entre autres textes, l’article 13 des instructions complémentaires, intitulé : « Pavillon des prises. »</ref>. De son côté la Prusse, répudiant l’opinion violente qu’avait exprimée M. Wollheim da Fonseca <ref> Ce publiciste avait dit : « La déclaration n’est pas seulement discutable ; mais elle n’a aucune valeur et ne peut même prétendre à devenir une règle pour le droit maritime moderne, et à lier moralement et juridiquement les puissances signataires de cet acte. En particulier, l’article 1er, concernant l’abolition de la course, serait, en cas de guerre, dommageable et dangereux pour la Prusse, ''par conséquent'' non obligatoire pour elle. »</ref>, reconnaissait expressément l’illégitimité de la course. Au début de la dernière guerre turco-russe, le journal de Saint-Pétersbourg du 14/26 mai 1877 publia la déclaration suivante : « Conformément à la déclaration de 1856, la course est considérée comme abolie, et la délivrance des lettres de marque est interdite. » Le 21 avril 1897, au commencement de la guerre gréco-turque, le gouvernement hellénique adressa la circulaire suivante à ses représentans : « Veuillez, par note officielle, porter à la connaissance du gouvernement auprès duquel vous êtes accrédité que le gouvernement royal, d’ordre de Sa Majesté le Roi, vient de donner des ordres pour que dans la poursuite de la guerre entre la Grèce et la Turquie, les commandans de ses forces de terre et de mer observent scrupuleusement envers les puissances neutres les règles du droit international, et pour qu’ils se conforment notamment aux principes posés dans la déclaration de Paris, savoir : la course est et demeure abolie… »
 
Mais il est hors de doute que les dissidens ont gardé leur liberté d’action. La déclaration de Paris contient, en effet, un alinéa final ainsi conçu : « La présente déclaration n’est et ne sera obligatoire qu’entre les puissances qui y ont ou qui y auront accédé. » C’est pourquoi l’article 4 du décret espagnol publié par la
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''Gazette de Madrid'' du 24 avril 1898 n’a suscité, de la part des cabinets, aucune objection.
 
Pendant la guerre de Sécession, J. Davis, président des Etats du Sud révoltés, avait invité, par sa proclamation du 17 avril 1861, les particuliers qui voudraient armer en course à demander des lettres de marque, et le Congrès des séparatistes avait promis tout d’abord aux équipages des corsaires pour chaque prisonnier une prime de 125 francs, pour chaque navire appartenant aux fédéraux qui serait détruit dans un combat naval, autant de fois 100 francs qu’il aurait d’hommes à bord. Les « Sudistes » allaient lancer de nouveaux bâtimens corsaires, plus légers et non moins redoutables que les vaisseaux de guerre, qui devaient prendre ou détruire en peu de temps le cinquantième de la grande flotte marchande des Etats-Unis. Le président Lincoln aperçut le péril et cessa de partager les scrupules de M. Buchanan : il offrit d’adhérer à la déclaration de Paris, mais pourvu que la nouvelle déclaration fût obligatoire pour le Sud comme pour le Nord (dépêche du 20 août 1861). Les corsaires du Sud eussent été par-là même assimilables à des pirates et les vaisseaux de toutes les puissances maritimes auraient pu leur courir sus. Lord Russell comprit sans peine la portée de cette proposition complexe et répondit, le 28 août : « L’Angleterre, ayant déjà reconnu aux confédérés du Sud le caractère de belligérans, leur a implicitement reconnu le droit d’armer en course. » Les négociations furent donc rompues.
 
Si la guerre hispano-américaine se prolonge, les Etats-Unis se repentiront peut-être d’avoir avisé les cabinets qu’ils ne se proposaient pas d’autoriser les arméniens en course. Pourront-ils se rétracter ? Je le crois. Sir Travers Twiss, un des premiers jurisconsultes de l’Angleterre, avait bien proposé à l’Institut de droit international, dans sa session de Turin (1882), d’astreindre, même dans un cas pareil, les puissances adhérentes ou signataires à la rigoureuse observation du principe adopté par le Congrès de Paris. Mais la docte assemblée décida que l’armement en course devait être permis à titre de rétorsion contre les belligérans qui armeraient eux-mêmes en course. Peu importe que ces derniers n’aient pas souscrit à la déclaration de Paris ou l’enfreignent après y avoir adhéré. Aucune puissance ne peut être en effet tenue de supporter les entreprises des corsaires sans répondre à ce moyen d’attaque par un semblable moyen de défense. On ne saurait
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blâmer l’Italie d’avoir inséré dans son code de la marine marchande une disposition ainsi conçue : « L’armement en course est aboli. Toutefois, quels que soient les engagemens pris par la convention de Paris du 16 avril 1856, l’armement en course contre les puissances qui n’auraient pas adhéré à cette convention ou qui s’en seraient départies pourra être autorisé à titre de représailles pour les prises qui seraient faites au détriment de la marine marchande nationale. » Le gouvernement britannique, nous en sommes convaincu, ne résoudrait pas autrement la question <ref> Voir les explications données sur ce point spécial au Parlement anglais, le 3 mars 1877, par le sous-secrétaire d’État Bourke. </ref>.
 
Charles Giraud, membre de l’Institut de France et professeur à la Faculté de droit de Paris, avait prédit en 1860 que, dès qu’une guerre générale éclaterait, les nouveaux traités seraient éludés. Un certain nombre de publicistes soutiennent que cette prédiction s’est accomplie depuis la guerre franco-allemande de 1870. Nous abordons une des questions les plus graves qui s’agitent aujourd’hui dans la sphère du droit international public.
 
Le gouvernement prussien rétablissait-il la course par un moyen détourné, lorsqu’il organisait, le 24 juillet 1870, une marine volontaire pu auxiliaire (''freiwillige Seewehr''), conviant les particuliers à mettre aux mains du gouvernement, pour attaquer la marine ''militaire'' ennemie, les navires en état de faire la guerre et laissant aux armateurs le soin d’enrôler tout leur équipage ? Le marquis de la Valette adressa presque aussitôt (20 août 1870) une note au comte Granville : celui-ci, après avoir consulté les avocats de la Couronne, répondit que la Prusse ne lui paraissait pas avoir enfreint la convention de 1856. Le gouvernement français annonça néanmoins son intention de traiter ces nouveaux bâtimens comme des corsaires. A vrai dire, il était difficile au comte Granville, du moins dans la première phase des hostilités, de faire une autre réponse, puisque le roi Guillaume avait interdit à ses sujets par une première ordonnance (18 juillet 1870) la capture des navires de commerce français <ref> Excepté, bien entendu, ceux qui auraient été soumis à la capture, s’ils avaient été neutres. </ref> ; mais, à partir du 19 janvier 1871, cette ordonnance ayant été rapportée, l’Allemagne aurait pu lancer les nouveaux bâtimens de sa marine auxiliaire contre nos navires de commerce : la question se présentait dès lors sous son aspect complexe et menaçant.
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L’Allemagne ne s’arrêta pas d’ailleurs à mi-chemin. En 1871, sa « marine auxiliaire » n’avait existé que sur le papier. Par sa loi du 13 juin 1873, elle enjoignit aux possesseurs de navires de se mettre à la disposition de l’administration militaire, sur réquisition, pour les besoins de la guerre. Elle prit, à partir de 1881, des mesures pour transformer en croiseurs les vapeurs transatlantiques naviguant sous son pavillon. L’amirauté britannique avait déjà, depuis plusieurs années, averti les armateurs des conditions auxquelles elle subordonnait l’achat des ''steamers'' par l’Etat et leur transformation en vaisseaux de guerre ; en 1880, sir Astley Coo-per Key déclarait publiquement, au nom du gouvernement, que tout était prêt dans les arsenaux pour armer immédiatement en guerre, à la première occasion, trente ou quarante navires à vapeur du commerce. Les Etats-Unis, bien entendu, ne s’étaient pas laissé devancer. La loi fédérale de 1872 accordait aux navires à vapeur en fer d’au moins mille tonneaux une énorme prime à la construction (10 dollars par an pendant cinq ans, soit 250 francs par tonneau), mais seulement si les bâtimens avaient certaines formes et s’ils étaient construits sur un type qui permît, en cas de guerre, de les transformer en navires de combat. On a beaucoup légiféré sur cet objet. C’est ainsi qu’une autre loi (10 mai 1892) permit d’enregistrer comme navires américains des bâtimens construits à l’étranger, réunissant certaines conditions, appartenant à des citoyens américains ou à des sociétés américaines : ces bâtimens devaient pouvoir être employés par le gouvernement des États-Unis, en temps de guerre, comme croiseurs ou transports, moyennant une indemnité. On s’assurait par-là même en temps de guerre, fit-on remarquer au Congrès, la possession d’admirables croiseurs, tels que les paquebots de la compagnie Cunard et d’autres paquebots faisant alors le service entre Anvers et New-York.
 
L’émulation fut générale. Immédiatement après la guerre turco-russe de 1877, alors que la Grande-Bretagne ne voulait pas reconnaître le traité de San Stefano, la Russie entreprit de lever une sorte de flotte volontaire, et dépêcha des capitaines commissionnés en Amérique pour y acheter des croiseurs. Une souscription nationale fut ouverte : elle atteignait dès le mois de septembre 1878 trois millions de roubles. Le ''Journal de Saint-Pétersbourg'' publia diverses annonces de constructeurs allemands qui offraient des vaisseaux de guerre aux Russes assez riches pour les acheter. Un important avis du Conseil de l’Empire, approuvé
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par l’Empereur le 9 juillet 1888, modifia la loi sur le service militaire obligatoire en ce qui concerne les volontaires de la marine. En 1896, la « flotte volontaire russe » se composait <ref> Voir, pour de plus amples renseignemens sur la flotte volontaire russe, le chapitre du ''Statesman’s handbook for Russia'', de M. le secrétaire d’État de Koulomesine, intitulé : ''The naval forces''. </ref> de treize steamers, dont quatre en construction. La loi autrichienne du 27 décembre 1893, en accordant certaines primes à la navigation et à l’armement, ajoute : « Les armateurs qui jouissent de ces faveurs pour leurs navires sont tenus, en cas de guerre et de mobilisation, de les mettre à la disposition de l’Etat, moyennant une juste indemnité. » Au début de la dernière guerre gréco-turque, la Turquie avait nolisé de petits navires pour courir sus aux bateaux grecs et nous ne savons pas même au juste si le Sultan leur avait délivré des lettres de marque <ref> Le gouvernement hellénique avisa les ambassadeurs que la Porte avait organisé une expédition de pirates (l’''Acropolis'' du 19 juin/1{{er}} juillet 1897). </ref>. La Grèce tenta, de son côté, d’organiser une marine volontaire : plusieurs navires de commerce transformés en croiseurs devaient former une division nouvelle de sa flotte <ref> Le ''Messager d’Athènes'' du 12/24 avril 1897. </ref>. Enfin, la France ne se borne pas à exercer un droit de réquisition sur tous les navires de commerce en cas de guerre ; elle accorde, par sa loi du 30 janvier 1893, une surprime de navigation de 25 pour 100 aux navires à vapeur construits sur des plans préalablement approuvés par le département de la marine <ref> La loi du 29 janvier 1881 n’accordait qu’une surprime de 15 p. 100. </ref>. « L’élévation de cette surprime, écrivait le 27 septembre 1893 notre ministre de la marine aux officiers généraux supérieurs et autres commandant à la mer, a eu pour but d’encourager la construction de bâtimens à vapeur à grande marche que l’Etat pourrait, en temps de guerre, utiliser comme croiseurs auxiliaires ; elle permet d’exiger des navires appelés à en bénéficier des qualités meilleures et notamment une vitesse plus considérable. »
 
L’ensemble de ces mesures inspire à quelques publicistes de sombres réflexions. « Les puissances maritimes, a dit M. Th. Funck-Brentano, professeur à l’Ecole libre des Sciences politiques, abolissent en fait la déclaration de Paris, qui abolissait elle-même la course : les noms seuls sont changés ; les corsaires s’appelleront des croiseurs, les lettres de marque seront remplacées par des patentes de commission et les capitaines corsaires deviendront
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des capitaines commissionnés. » C’est, selon nous, aller trop loin.
 
Le gouvernement français put, du moins à partir du 19 janvier 1871, accuser la Prusse de rétablir indirectement la course. Sans doute, elle donnait à ses volontaires un brevet et un uniforme ; mais les équipages étaient entièrement formés, les officiers mêmes devaient être nommés par les armateurs ; en outre, le gouvernement prussien attribuait au capteur une quotité proportionnelle de la valeur des bâtimens et disait expressément : « Ces primes seront payées aux propriétaires des navires, qui s’entendront avec l’équipage sur la répartition. » Il est vrai que les navires de la ''Seewehr'' volontaire devaient être placés, d’une façon générale, sous les ordres de la marine militaire ; mais cette subordination vague ne transformait pas des opérations privées en opérations de guerre. On peut très bien concevoir, au contraire, qu’une partie de la flotte marchande soit effectivement versée dans la flotte militaire ; les volontaires peuvent recevoir de la nation qui les emploie, non seulement un brevet et l’uniforme national, mais encore (c’est le point essentiel, ainsi que l’ont exactement jugé les tribunaux des États-Unis) <ref> V. I ''Wolworth’s U. S. Circ''. Ct. Rep., 236, 257. </ref>, des chefs empruntés à l’armée. La composition des équipages étant alors contrôlée par le gouvernement, ces équipages étant soumis aux mêmes règlemens, à la même discipline que la marine militaire et ne jouissant quant à l’attribution ; des prises d’aucun privilège, on n’a pas rétabli la course d’une manière indirecte. Les Etats qui n’ont pas accepté la déclaration ; de Paris perdent assurément une partie des avantages sur lesquels ils ont cru pouvoir compter ; mais la déclaration de Paris n’a pas interdit la constitution loyale d’une marine militaire auxiliaire.
 
La ''Revue générale de droit international public'', déroutée par ce développement des marines auxiliaires, a naguère tenté de tracer une nouvelle ligne de démarcation : « A notre avis, dit-elle <ref> Ann. 1897, p. 696. </ref>, une distinction est nécessaire, suivant que cette marine aura ou non pour mission de courir sus à la propriété privée ennemie : dans le premier cas, ce sera le rétablissement de la course et l’autre belligérant aura le droit de traiter les navires de la marine volontaire en pirates ; dans le second cas, au contraire, ce ne sera pas le rétablissement de la course. » On ne manquera pas de répondre qu’il faut être logique. De deux choses l’une : ou cette partie de la flotte marchande se rattache légalement, par son
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organisation même, à la marine militaire proprement dite, ou elle n’en fait point partie. Dans le premier cas, elle a toutes les prérogatives de cette marine et peut être employée non seulement au transport des troupes, au ravitaillement des croisières, mais encore à la capture des navires marchands ennemis, de la propriété privée ennemie. Il n’en serait autrement que si le gouvernement, pouvant rédiger à sa guise ses lettres de marque ou ses commissions, en avait restreint la portée.
 
Nous préjugeons par là même la solution d’une question posée à plusieurs reprises depuis qu’ont éclaté les hostilités entre l’Espagne et les États-Unis : les corsaires peuvent-ils pratiquer le droit de visite à l’effet de chercher et de saisir la contrebande de guerre sur les bâtimens neutres ? C’est à ce sujet, selon toute vraisemblance, que le député Julien Lukats, demanda dans la première semaine de mai, à Budapest, si le gouvernement de François-Joseph avait pris des mesures pour que les bâtimens battant pavillon austro-hongrois ne fussent pas troublés dans leurs voyages par des navires armés en course.
 
Au cours de la discussion qui s’éleva sur la déclaration de Paris, en 1860, dans l’Académie des sciences morales, le professeur Giraud, tout en plaidant pour les corsaires, avait reconnu qu’il faudrait leur enlever la police des neutres, « parce qu’ils sont trop intéressés à trouver un ennemi sous le pavillon neutre ». D’accord ; mais comment la leur enlever, tout au moins s’ils ont reçu des lettres de marque pures et simples, si leur commission n’est pas limitée par des instructions ou par un traité, comme le traité anglo-russe du 5/17 juin 1801 <ref> « Le droit de visiter les navires marchands appartenant aux sujets de l’une des puissances contractantes et naviguant sons le convoi d’un vaisseau de guerre de ladite puissance, ne sera exercé que par les vaisseaux de guerre de la partie belligérante et ne s’étendra jamais aux armateurs, corsaires… » </ref> ? Même alors, on ne les empêchera pas facilement d’arrêter et de visiter en pleine mer un navire, neutre en apparence, suspect à leurs yeux, ne fût-ce que pour vérifier sa neutralité. C’est pourquoi les instructions généralement adressées aux corsaires anglais avant la déclaration de Paris ne limitaient pas leur droit de visiter les bâtimens neutres et d’y saisir la contrebande. M. Perels, directeur au ministère de la marine, à Berlin, enseigne aussi que ce droit appartient aux corsaires « pour autant qu’il en existe encore ». « Les corsaires, dit à son tour le professeur français Despagnet <ref> ''Cours de droit international public'', p. 697. </ref>, peuvent procéder
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à la visite dans les rares pays qui n’ont pas aboli la course. » Le gouvernement espagnol a donc pu, sans violer le droit des gens, insérer dans son décret du 24 avril 1898 un article ainsi conçu : « Afin de capturer les navires ennemis et de confisquer la marchandise ennemie sous son propre pavillon et la contrebande de guerre sous quelque pavillon que ce soit, la marine royale, ''les croiseurs auxiliaires'' et plus tard ''les corsaires'', exerceront le droit de visite en pleine mer et dans les eaux soumises à la juridiction ennemie selon le droit international et les instructions qui seront publiées <ref> Bien entendu, les corsaires n’auront pas plus de droits que les bâtimens de la marine militaire espagnole. Ceux-ci ne pouvant pas, comme nous l’expliquerons plus loin, capturer la marchandise inoffensive sous pavillon neutre, les corsaires américains ne le pourront pas davantage. La ''Société pour la défense du commerce de Marseille'' ayant exprimé des craintes à ce sujet, M. Hanotaux l’a, sur-le-champ, rassurée. </ref>. » On peut se demander toutefois s’il ne conviendrait pas d’imposer au corsaire avant la visite, comme le propose Haute feuille, la production de ses lettres de marque. Il nous paraîtrait utile de généraliser cette pratique, adoptée dans l’Amérique du Nord pendant la guerre de Sécession <ref> Mais c’est à tort qu’on se prévaut à ce sujet (voir Calvo, ''le Droit, international'', etc., § 2 958) de la pratique anglaise. Sir Travers Twiss invoque, au contraire, la pratique anglaise pour soutenir qu’on n’a pas le droit de faire exhiber par le commandant du corsaire sa commission et ses papiers de bord, (''Le Droit des gens en temps de guerre'', § 199.)</ref>.
 
 
<center>II. — LA NEUTRALITÉ, LE DROIT DE VISITE ET LA CONTREBANDE DE GUERRE</center>
 
La puissance neutre est celle qui ne participe ni directement ni indirectement à des hostilités engagées entre plusieurs Etats.
 
On confond trop aisément les actes accomplis par l’Etat neutre lui-même ou par ses agens et les opérations entreprises à titre particulier par ses nationaux. Par exemple, une dépêche de Lisbonne (6 mai) annonce que le gouvernement portugais a reçu du cabinet américain une note énergique. Celui-ci, dit-on, reproche au Portugal d’avoir enfreint la neutralité en « facilitant l’envoi » de neuf cents caisses de munitions et de vivres au Cap Vert, à destination de l’escadre espagnole. Or, en principe, un gouvernement n’est pas responsable d’une opération commerciale, fût-ce un envoi d’armes, faite par un de ses nationaux à ses risques et périls. Un pays peut interdire, comme l’ont fait en 1870 la Belgique et la Suisse, de semblables envois, mais n’y est pas obligé. L’Allemagne a laissé ses grandes usines vendre des armes aux États
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belligérans pendant la guerre de Crimée, pendant la guerre de Sécession, pendant la guerre turco-russe de 1877, et, quand elle dénonça, en 1870, au gouvernement anglais, les mêmes fournitures faites par des maisons anglaises, on ne l’écouta pas. L’État portugais n’aurait enfreint la neutralité que s’il avait coopéré lui-même d’une façon quelconque à l’envoi des fournitures militaires. Quant aux fournitures de vivres, elles sont permises, sauf le cas de partialité manifeste, par exemple quand on les accorde à l’un des belligérans en les refusant à l’autre. Les jurisconsultes français eux-mêmes n’approuvent pas la France d’avoir fait du riz, en 1885, un article de contrebande.
 
Il ne faut pas non plus confondre, ainsi qu’on l’a fait parfois depuis le début de la guerre actuelle, la neutralité même avec la déclaration de neutralité. Les journaux français du 2 mai publièrent une dépêche de Madrid ainsi conçue : « On commence à voir les avantages obtenus par l’empereur d’Allemagne, qui a refusé de proclamer la neutralité de l’Allemagne, ce qui permet aux fabriques allemandes de continuer à fournir à l’Espagne du matériel de guerre. » Mais ces fabriques, en vendant un matériel de guerre, reprendraient, je viens de l’expliquer, des opérations commerciales auxquelles elles se sont livrées dans les guerres précédentes : il n’importe, dans cet ordre d’idées, que l’Etat neutre, à moins qu’il ne se propose de prendre une mesure prohibitive exceptionnelle, publie ou ne publie pas une déclaration. De même, l’Autriche n’ayant pas jusqu’à présent « déclaré » sa neutralité, on a tiré de ce silence les conséquences les plus hasardées, et la ''Neue Presse'' du 5 mai a dû remarquer que l’inaccomplissement de cette procédure ne modifiait pas le fond des choses. Les États font bien d’insérer dans leurs bulletins de législation intérieure certaines règles permanentes du droit des neutres, telles que l’acte anglais du 9 août 1870 concernant les enrôlemens étrangers, mieux encore de rédiger en outre des actes « accidentels » au début de chaque guerre afin de placer sous les yeux de la nation entière le tableau de ses devoirs et de ses droits. En s’abstenant, un gouvernement peut devenir responsable de l’ignorance dans laquelle il aura laissé ses sujets et des infractions qu’elle aura causées. Mais il ne cesse pas d’être « neutre » parce qu’il n’a point jugé bon de donner certaines informations au public sur la conduite à tenir envers les belligérans.
 
On disserte à perte de vue sur la question suivante : les
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vaisseaux de guerre des belligérans peuvent-ils séjourner dans les ports et dans les eaux territoriales du neutre ? On peut toutefois dégager de ce débat deux principes généraux : 1° Un État neutre a la ''faculté'', mais non l’obligation d’accorder à cette catégorie de navires le droit de séjourner dans les mers territoriales ; 2° en cas de détresse, l’asile ne ''doit'' pas leur être refusé.
 
I. On déroge au droit de la guerre en accordant à l’Etat neutre cette faculté puisque, dans les guerres continentales, les forces militaires des belligérans ne peuvent être reçues sur le territoire neutre sans y être internées et désarmées. Cette dérogation s’explique non seulement par la nature spéciale des rapports maritimes, mais encore parce que les bâti mens de guerre représentent, en quelque lieu qu’ils se trouvent, l’Etat auquel ils appartiennent. Les journaux du 15 mai annoncent que le cabinet de Washington interpellera le gouvernement belge « sur le départ du navire espagnol ''Ravenna'' avec un chargement d’armes et de munitions de guerre ». On pourrait reprocher à ce gouvernement d’avoir permis au ''Ravenna'' de s’équiper dans un port belge, mais non de l’avoir laissé partir avec son chargement.
 
Toutefois l’Etat neutre ne peut user de cette faculté qu’à la double condition de placer les belligérans sur un pied d’égalité complète et de ne leur laisser commettre aucun acte d’hostilité. Les autorités françaises ont agi de la façon la plus irréprochable en recevant le même jour dans le port de Saint-Pierre (Martinique) le croiseur américain ''Harvard'', les torpilleurs espagnols ''Furor'' et ''Terror''. On apprend, en outre, coup sur coup : 1° que le ''Harvard'' est entré à Saint-Pierre « dans le dessein supposé d’expédier des télégrammes à Washington » ; 2° que le gouvernement des Etats-Unis nous demandera des explications « au sujet du retard subi par les dépêches américaines annonçant la présence de l’escadre espagnole dans les parages de la Martinique <ref> Le fait est mal éclairci : d’après des télégrammes ultérieurs, c’est le capitaine du ''Harvard'' qui se serait lui-même abstenu d’envoyer ces dépêches, parce qu’elles devaient passer par Fort-de-France, où se trouvait un torpilleur espagnol. Nous ne comprenons pas bien ce qu’aurait voulu dire ce capitaine. </ref> », révoquera la concession du câble français et le coupera si des explications satisfaisantes ne sont pas données dans les vingt-quatre heures. Mais, si le ''Harvard'' avait, d’aventure, tenté d’abuser de notre territoire soit pour concerter des mesures offensives ou défensives, soit même pour correspondre avec le ministère de la
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marine et les commandans d’escadre au sujet d’opérations stratégiques, nous aurions, en lui laissant la libre disposition du télégraphe, enfreint les lois de la neutralité. Le gouvernement des Etats-Unis, qui vient d’interdire (16 mai) aux compagnies des câbles sous-marins la transmission des dépêches relatives aux mouvemens de ses flottes, sait très bien quel concours l’usage ou l’abus du télégraphe peut apporter à l’un des belligérans.
 
L’Etat neutre peut d’ailleurs, s’il craint de favoriser indirectement les hostilités, fermer ses ports aux belligérans, sauf le cas de relâche forcée, comme le firent l’Autriche en 18oi, pour Cattaro, l’Angleterre pour les ports, rades et eaux des îles Bahama pendant le guerre de Sécession, et la Suède en 1870 pour ses cinq ports militaires. Il peut se borner à limiter la durée du séjour. C’est ainsi que le récent décret de neutralité publié par le Portugal permet l’entrée des navires belligérans dans les ports de cette puissance, mais « pour un court séjour seulement » ; que la déclaration du gouvernement britannique leur interdit de rester plus de vingt-quatre heures dans un port anglaisa moins de mauvais temps, de réparations ou de réapprovisionnemens urgens ; que la déclaration russe du 18 avril 1898 n’accorde également aux bâtimens de guerre qu’une hospitalité de vingt-quatre heures, que notre gouvernement leur défend de séjourner avec des prises pendant plus de vingt-quatre heures dans les ports ou rades de la France, de ses colonies et des pays protégés.
 
Enfin, d’après un principe généralement admis, un bâtiment de guerre ne peut quitter un port neutre moins de vingt-quatre heures après le départ d’un navire ennemi qu’il cherche à poursuivre <ref> Bluntschli, Règle 776 ''bis''. </ref>. La déclaration russe vient de confirmer cette règle.
 
II. L’asile est de droit en cas de détresse et l’on donne à ce mot l’acception la plus large. M. Richard Kleen a rangé parmi les cas de détresse, dans ses ''Lois et usages de la neutralité'', le manque d’eau, de charbon <ref> Ce publiciste fait observer que « la houille rentre dans la catégorie des moyens d’existence pour les navires de construction moderne ». </ref>, de vivres ou le besoin de réparations, et nous croyons qu’il ne s’est pas trompé. Telle est la portée de la déclaration anglaise. La déclaration russe réserve au gouvernement impérial le droit d’accorder une prolongation d’asile « dans les cas de mauvais temps, de dénuement à bord d’objets ou provisions nécessaires à l’entretien de l’équipage ou pour cause de
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réparations indispensables. » Le délai normal du séjour fixé par certaines déclarations de neutralité part évidemment du moment où cesse la nécessité de la relâche.
 
Les deux règles que nous venons d’exposer s’appliquent-elles aux corsaires comme à la marine nationale proprement dite ?
 
En fait, tous les Etats neutres ne suivent pas la même ligne de conduite. Par exemple, l’ordonnance italienne de 1864, concernant la neutralité dans les ports, mise en vigueur par décret royal du 26 juillet 1870, place expressément sur le même plan les corsaires et les vaisseaux de guerre proprement dits <ref> Voir le texte des articles 1, 2, 8, 11. </ref>. L’Espagne avait procédé de même pendant la guerre de Sécession. La déclaration française d’avril 1898 ne distingue pas davantage. D’autres puissances, sans fermer absolument les ports neutres aux corsaires, ne leur accordent pas le même traitement qu’aux navires de guerre proprement dits <ref> Voir, entre autres documens, l’''avis'' du gouvernement néerlandais (art. 3 et 4), daté de la Haye le 20 juillet 1870. </ref>. Quelques-unes, comme la Suède et la Norvège, en ouvrant leurs ports à tous les autres navires des belligérans, les ferment aux corsaires <ref> Circulaire suédoise du 15 décembre 1853. </ref>. C’est ainsi que procèdent, dans la guerre actuelle, le Portugal et la République haïtienne <ref> Voir ''le Journal des Débats'' du 30 avril et du 1{{er}} mai 1898. </ref>. Or ces derniers États, en déniant aux navires armés en course ce qu’ils pourraient, à la rigueur, refuser aux bâtimens de la marine nationale, usent assurément de leur droit. Ils ne l’excéderaient pas encore, à notre avis, alors qu’ils ont souscrit au pacte de 1856, en refusant, même « en cas de ''détresse'' », l’accès de leurs eaux territoriales aux corsaires qui naviguent sous le pavillon d’un Etat signataire de la déclaration <ref> Sauf le cas où les mesures prises par un belligérant non signataire légitimeraient l’emploi des arméniens en course par voie de rétorsion. </ref>, et qu’ils peuvent, en conséquence, assimiler à des pirates. Mais ils manqueraient à un devoir international s’ils refusaient l’asile, dans le même cas, aux corsaires naviguant sous le pavillon d’un Etat dissident et munis de leurs papiers. Ce genre d’assistance, écrivait Bluntschli, est commandé par l’humanité. Or il n’y a pas de motif pour mettre des marins protégés par l’alinéa final de la déclaration hors la loi de l’humanité.
 
L’Espagne et les Etats-Unis ont adhéré, dès le début des hostilités, à la seconde et à la troisième maximes contenues dans la Déclaration de Paris : « Le pavillon neutre couvre la
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marchandise ennemie, sauf la contrebande de guerre ; la marchandise neutre, sauf la contrebande de guerre, est insaisissable sous pavillon ennemi. » La marine militaire de ces belligérans est donc tenue de respecter la marchandise inoffensive ennemie sous pavillon neutre comme la marchandise inoffensive neutre sous pavillon ennemi.
 
Mais on s’est demandé si, dans l’état actuel des rapports entre des peuples civilisés, les bâtimens neutres sont encore astreints à subir le droit de visite et si le moment n’est pas venu de déclarer que l’exercice de ce droit exorbitant est inconciliable avec l’indépendance des Etats.
 
Il est à peine utile de rappeler que la mémorable discussion suscitée dans les Chambres françaises en 1842 n’eut pas pour objet le droit de visite en temps de guerre. Il ne s’agissait que de savoir si notre parlement laisserait pénétrer dans la loi des nations le droit de visite réciproque en pleine paix à bord des navires soupçonnés de transporter des esclaves. Sans doute, il faut reconnaître que certains publicistes contemporains, esquissant un tableau des réformes à introduire dans le droit international, appellent de leurs vœux la suppression totale du droit de visite sous prétexte : 1° qu’il est contraire à la souveraineté du pavillon neutre ; 2° qu’il n’y a pas lieu de rechercher la contrebande de guerre dans la haute mer, la marchandise transportée ne devenant contrebande qu’au moment où elle est remise à l’ennemi ; 3° que le blocus suffit à prévenir cette remise <ref> Kleen, ''Lois et Usages de la neutralité'' (1898), t. I, p. 57 et suiv. </ref>. Mais aucune puissance, à l’heure présente, ne coopère à ce gigantesque projet. Dans l’état actuel du droit international, chacun des Etats en guerre peut arrêter, même dans la haute mer, les bâtimens neutres à destination de l’Etat ennemi pour examiner s’ils ne transportent pas des articles de contrebande. Comme on ne peut pas en général, bloquer effectivement tous les ports d’un belligérant, il n’y a pas un gouvernement prêt à répudier ce moyen beaucoup plus efficace d’empêcher que les neutres ne participent aux hostilités. L’Espagne s’est donc, en maintenant le droit de visite dans son décret d’avril 1898, conformée purement et simplement à la pratique universelle.
 
Ce qu’il faut regretter, c’est que les peuples civilisés n’aient pu s’entendre, jusqu’à ce jour, pour définir la contrebande de guerre.
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La détermination uniforme de cette contrebande eût dissipé tant d’incertitudes et prévenu tant de captures inutiles ou frustrations ! Voilà la réforme que le commerce maritime des deux mondes appelle de tous ses vœux.
 
Catherine II l’avait tentée, d’accord avec le gouvernement français, dans sa mémorable déclaration du 9 mars 1780. Après avoir expliqué, dans un vigoureux préambule, qu’elle entendait affranchir le commerce de toutes les nations neutres par tous les moyens compatibles avec sa dignité comme avec le bien-être de son peuple et, pour atteindre ce but, exposer à l’Europe des principes fixes, d’ailleurs « consignés dans le droit primitif des nations », elle annonçait sa résolution de se conformer, quant à la détermination de la contrebande, aux articles 10 et 11 de son traité de commerce avec la Grande-Bretagne, « en étendant ses obligations à toutes les puissances en guerre ». Or le traité anglo-russe du 20 juin 1766, après avoir autorisé les sujets des deux hautes parties contractantes à transporter, « à l’exception des munitions de guerre, toutes autres sortes de marchandises, ainsi que des passagers, sans le moindre empêchement » (art. 10), contenait (art. 11) cette énumération restrictive : « tous les canons, mortiers, armes à feu, pistolets, bombes, grenades, boulets, balles, fusils, pierres à feu, mèches, poudre, salpêtre, soufre, cuirasses, piques, épées, ceinturons, poches à cartouches, selles et brides, au-delà de la quantité qui peut être nécessaire pour l’usage du vaisseau ou au-delà de celle que doit avoir chaque homme servant sur le vaisseau et passager, seront réputés munitions ou provisions de guerre et, s’il s’en trouve, ils seront confisqués selon les lois, comme contrebande ou effets prohibés… » La déclaration de 1780 échappe donc au reproche que le professeur autrichien Neumann adressait il y a vingt-trois ans à la déclaration de 1856 ; elle ne laisse rien dans le vague. C’est, ainsi que je l’expliquais en 1894 à l’Académie des sciences morales et politiques, qu’il fallait à tout prix, au Congrès de Paris, obtenir l’adhésion de l’Angleterre et que Catherine, sans renoncer à l’obtenir tôt ou tard, commençait par s’en passer. L’Angleterre avait toujours essayé, depuis son traité du 17 septembre 1625 avec la Hollande, de donner aux mots « contrebande de guerre » un sens extensif, tandis que la France s’était attachée, surtout depuis le traité des Pyrénées, à faire prévaloir un avis contraire dans la jurisprudence internationale. Si les principes de 1780 l’avaient emporté, la
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Grande-Bretagne ou les Etats-Unis n’auraient pas pu classer plus tard parmi les articles de contrebande les objets appropriés à des usages pacifiques comme à des usages militaires, par exemple l’eau-de-vie, le beurre, le fromage, les bois de charpente, le matériel de construction des chemins de fer, le matériel télégraphique ou même, comme dans l’affaire du ''Bermuda'', un matériel d’imprimerie ; la Chine n’aurait peut-être pas non plus, en 1894, transformé le chlorate de potasse en contrebande de guerre sous prétexte qu’il peut servir à fabriquer des allumettes.
 
Chacun des Etats belligérans ou neutres peut donc encore dresser, en ne consultant que son propre intérêt, sa liste particulière d’articles de contrebande. Cette diversité de vues et de règlemens offre les inconvéniens les plus graves. D’abord, comme on ne sait jamais à quoi s’en tenir, elle paralyse beaucoup d’opérations inoffensives et porte la plus grave atteinte au commerce du monde entier. Ensuite, comme la validité des prises est jugée non par des commissions mixtes, mais par des tribunaux nationaux, chaque belligérant capteur statue dans sa propre cause et généralement d’après son propre droit. Ces tribunaux, obligés d’opter entre la coutume internationale et les ordonnances rendues par l’Etat dont ils relèvent, ne pourront pas toujours se dispenser d’appliquer le règlement local et, quand ils le pourront, ne s’en soucieront pas. Des neutres seront donc condamnés après s’être conformés strictement, dans leurs opérations commerciales, non seulement à la loi de leur pays, mais à la loi des nations.
Le décret espagnol du 24 avril 1898 énumère aussi les articles de contrebande : « Sont compris, dit-il, sous la dénomination de contrebande de guerre : les canons, les mitrailleuses, obus, fusils de toutes sortes, armes blanches et à feu, balles, bombes, grenades fulminantes, capsules, mèches, poudres, soufre, dynamite, les explosifs de toute espèce, ainsi que les uniformes, courroies, bâts, équipemens d’artillerie et de cavalerie, machines pour naviguer et en général tous objets servant à la guerre. » On a remarqué que le soufre était porté sur cette liste et que le charbon n’y figurait pas.
 
La première remarque a été faite par les Italiens. L’''Esercito'' du 26 avril signala le préjudice que le gouvernement espagnol allait porter au commerce de la Sicile en classant le soufre parmi les articles de contrebande : le ministre de la guerre, ajoutait cette feuille, devait soumettre la question au conseil des ministres
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pour amener l’Espagne à rapporter cette mesure, « attendu qu’aujourd’hui la poudre n’est pas seulement faite avec du soufre ». Le soufre, nous le reconnaissons, n’est pas expressément compris dans l’énumération faite par la convention italo-américaine du 26 février 1871, qu’on a citée plusieurs fois comme le type le plus parfait des traités restrictifs conclus dans la seconde moitié du XIXe siècle, et quelques publicistes contemporains le retranchent de la liste en même temps que le salpêtre, l’un et l’autre étant des matières premières qui, pour devenir un moyen de guerre, comportent une transformation préalable. Toutefois l’Espagne, en rédigeant son décret, n’était pas sortie de la coutume internationale, enracinée depuis plus d’un siècle et demi <ref> Et non pas seulement depuis 1778, comme l’a dit le professeur de Boeck. Voir le ''traité anglo-russe'' du 2 décembre 1734, art. 12. </ref>, confirmée par la déclaration de 1780.
 
Faut-il classer la houille parmi les articles de contrebande ? Aucune question de droit international n’a suscité, depuis cinquante ans, de plus vifs débats. La houille, disent les uns, est le nerf de la guerre maritime, car un navire de bon tonnage en consomme par jour environ 100 000 kilogrammes, un croiseur de moyennes dimensions 60 000 ou 65 000 ; la houille, répondent les autres, est un simple agent de locomotion et n’augmente les moyens d’action offensifs ou défensifs que d’une façon indirecte.
 
Que pense, au juste, l’Angleterre ? La question est à peu près insoluble, d’abord parce qu’elle est pour nos voisins, de l’ordre politique et non de l’ordre juridique, comme toute la réglementation de la contrebande, ensuite parce que le gouvernement de S. M. britannique la tranche de deux manières différentes selon qu’il est belligérant ou neutre, enfin parce qu’on est exposé sans cesse à confondre, dans les notes ou dans les déclarations anglaises, la contrebande ''absolue'' et la contrebande ''conditionnelle'', celle-ci comprenant les marchandises douteuses qu’il est tantôt licite et tantôt illicite, selon les conjonctures, de porter à l’un des belligérans. C’est ainsi que, durant la guerre de Sécession, la Grande-Bretagne rangea la houille parmi les articles saisissables ''quand elle serait vendue pour aider ou achever l’exécution d’un acte hostile'' : le comte Sclopis exigeait de même, dans le procès de l’''Alabama'', le 25 juillet 1872, pour que cette marchandise fût réputée ''res hostilis'', un concours de circonstances particulières. Un décret britannique défendit de la transporter directement, pendant
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la guerre franco-allemande, aux navires français stationnant dans la Baltique, mais sans en prohiber l’exportation dans nos ports. Quant à la France, elle s’est formellement abstenue, depuis 1859, de ranger le charbon parmi les articles de contrebande et nous ne saurions la désapprouver <ref> Nous avions approuvé, il y a vingt ans, la réponse faite en 1872 par M. Sclopis au tribunal arbitral de Genève. Nous nous sommes rattaché, dans la session de l’''Institut de droit international'' tenue à Venise en 1896, à la théorie française. </ref>.
 
Elle n’a donc pas, dans sa déclaration de neutralité, limité la quantité de houille qui pourrait être fournie aux belligérans. Au contraire, d’après une dépêche de l’île Saint-Thomas, datée du 16 mai, les navires des belligérans ne seront désormais admis à faire du charbon que sur l’autorisation du gouvernement danois et chaque navire n’embarquera qu’une quantité de combustible fixée par les autorités. Enfin les instructions anglaises sont ainsi conçues : « Les navires de guerre des belligérans ne seront autorisés à prendre, tant qu’ils séjourneront dans les ports, rades et eaux territoriales de la juridiction du gouvernement de Sa Majesté, aucunes provisions, sinon celles qui seraient nécessaires à la subsistance de l’équipage, ni du charbon, si ce n’est la quantité strictement nécessaire pour les mener jusqu’au port le plus voisin de leur propre pays ou jusqu’à quelque destination plus rapprochée. En outre, on ne donnera pas de nouveau, dans les trois mois qui suivront, du charbon au même navire de guerre dans le même port ou dans tout autre ou dans des eaux quelconques soumises à la juridiction territoriale de Sa Majesté, sans une permission particulière. »
 
Ce n’est pas là précisément, qu’on le remarque, refuser du charbon aux belligérans. Du reste, à la Chambre des communes, le 22 avril 1898, sir E. Gourley ayant demandé si quelque convention postérieure à la déclaration de 1856 permettait de ranger parmi les articles de contrebande le charbon et le combustible liquide (pétrole, etc.), sir R. Webster, attorney général, répondit qu’à sa connaissance il n’existait aucune convention semblable, et que « si le charbon ou le combustible liquide étaient contrebande de guerre, il deviendrait illicite d’en fournir aux belligérans. » Cette réponse implique que le charbon ne serait pas de bonne prise à bord d’un navire neutre, puisque le pavillon neutre couvre la marchandise à l’exception de la contrebande, et par conséquent le navire anglais ''Twickenham'' aurait pu, comme l’annoncent les
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journaux du 21 mai, transporter 2 800 tonnes de charbon en vertu d’un contrat avec l’Espagne sans s’exposer à une capture. Il est à peine utile de faire ressortir l’importance de cette solution.
 
En outre il y a lieu de remarquer que le président Mac Kinley n’a pas assimilé, dans sa déclaration, le charbon à la contrebande de guerre ; il s’est contenté d’en prohiber l’exportation (22 avril 1898).
 
Or le correspondant du ''Daily Chronicle'' à Washington a déclaré, le 14 mai, que, d’après ses renseignemens particuliers (dont l’exactitude est d’ailleurs problématique), si les autorités françaises de la Martinique « offraient des facilités » pour donner du charbon à l’escadre espagnole, les États-Unis regarderaient ce procédé comme un acte « anti-amical » (''unfriendly''), engageant la responsabilité de la France. Tâchons de mieux poser la question, car il n’y a rien de plus difficile à résoudre qu’une question mal posée. Que signifient les mots « offrir des facilités » ?
 
Il est certain que le gouvernement français n’aurait pas le droit, quoique s’étant abstenu de classer le charbon parmi les articles de contrebande, de laisser organiser, dans une de ses colonies, des stations ou dépôts de houille pour l’usage d’un belligérant. Il y aurait, dans une pareille façon d’agir, abus du territoire neutre. Or c’est, au premier chef, un abus de territoire que de laisser installer des stations ou dépôts non seulement de munitions, mais de provisions, propres à faciliter le ravitaillement des forces belligérantes pour la guerre. Il est non moins certain que de simples particuliers appartenant à la nationalité française peuvent faire, à titre individuel, des fournitures de houille à l’un des belligérans ; ils pourraient faire au même titre, avons-nous dit, des fournitures d’armes ! A plus forte raison, le gouvernement français ne peut-il pas s’immiscer dans l’expédition d’une marchandise que ni la France ni les belligérans eux-mêmes n’ont classée parmi les articles de contrebande <ref> « Le commerce des charbons est en lui-même permis aux neutres, même lorsque ces charbons sont destinés à des navires de guerre. » (Bluntschli, Règle 763, II. 5.) « Il est généralement permis de faire les réparations indispensables un navire et à ses canots, de prendre de l’eau, des provisions et du charbon ; les déclarations de neutralité récentes restreignent ''parfois'' cependant le charbon à la quantité nécessaire pour un temps déterminé. » (Perels, ''Manuel de Droit maritime international'', trad. A rend t, p. 243.)</ref>.
 
Toutefois, si notre gouvernement se transformait lui-même, au profit d’un des belligérans, en fournisseur de houille, on pourrait lui reprocher d’accorder, sous une forme déguisée, un
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véritable subside, par conséquent de prêter un concours plus ou moins direct à l’action d’un État engagé dans la lutte et de manquer aux lois de la neutralité.
 
 
<center>III. — BLOCUS. BOMBARDEMENT</center>
 
Le 22 avril 1898, le président Mac Kinley proclamait dans les termes suivans le blocus d’une partie du littoral cubain : « Je déclare par la présente que les Etats-Unis ont établi et maintiendront un blocus du littoral septentrional de Cuba, comprenant les ports de ce littoral entre Cardenas et Bahia-Honda, et le port de Cienfuegos sur le littoral méridional de Cuba. Ce blocus aura lieu conformément aux lois des États-Unis et au droit des gens applicable dans des circonstances semblables. Des forces suffisantes iront stationner pour empêcher l’entrée et la sortie des navires des ports susmentionnés. Tout navire neutre s’approchant de ces ports ou tentant de les quitter sans avoir connu l’établissement de ce blocus sera dûment avisé par le commandant des forces du blocus qui enregistrera le fait sur le livre de bord avec la date et le lieu de l’enregistrement. Si le navire ainsi prévenu tente à nouveau d’entrer dans le port ainsi bloqué, il sera capturé et expédié au port le plus voisin et le mieux approprié pour la procédure de prise qui peut être jugée nécessaire contre lui et contre sa cargaison. Les bâtimens neutres, qui se trouvent dans les ports ci-dessus mentionnés au moment de l’établissement du blocus, auront trente jours pour en sortir. »
 
Le blocus maritime, en temps de guerre, consiste à cerner un port ou une portion de côte au moyen de forces navales permanentes, de façon à empêcher toute communication et principalement tout commerce avec le dehors par la voie de la mer. Le Congrès de Paris a posé la règle suivante en 1856 : « Les blocus, pour être obligatoires, doivent être effectifs, c’est-à-dire maintenus par une force suffisante pour interdire réellement l’accès du littoral ennemi. » Le décret espagnol du 24 avril 1898 reproduit textuellement cette phrase. La proclamation du président Mac Kinley est un peu moins nette, puisqu’elle se réfère à la fois aux « lois des États-Unis », et d’une manière vague au « droit des gens applicable ». Cependant elle diffère manifestement de la déclaration publiée à Washington le 19 avril 1861, pendant la guerre de Sécession. On avait dit alors : « Le Président des États-Unis,
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voulant rétablir la tranquillité publique, a jugé opportun de mettre sur pied des forces de blocus devant les ports des États rebelles : une force navale effective sera donc expédiée pour empêcher l’entrée et la sortie des navires en ''croisant'' devant les ports rebelles. » C’était annoncer un blocus par croisière. Les Etats-Unis ne pouvaient pas procéder autrement à cette époque, alors qu’ils voulaient bloquer une étendue de côtes de 3500 kilomètres, comprenant quatre-vingts ports ou embouchures, avec une flotte de quarante-cinq vaisseaux de guerre <ref> A laquelle on ajouta, pendant les hostilités, une cinquantaine de navires marchands. </ref>. M. Mac Kinley annonce au contraire que des forces suffisantes iront « stationner » pour empêcher l’entrée et la sortie des navires.
 
Or le Congrès de Paris, il faut le reconnaître, en décidant que les blocus doivent être effectifs pour devenir obligatoires, n’a pas défini le blocus « effectif ». Quoique la déclaration eût certainement proscrit, tout au moins, les blocus sur le papier, pratiqués par l’Angleterre en 1689, en 1775, en 1806, M. Marcy, secrétaire d’Etat d’Amérique, a pu dire dès le 28 juillet 1856 : « Ce que l’on doit entendre par une force réellement suffisante pour interdire l’accès de la côte ennemie a été une question très souvent débattue, et la déclaration, en répétant simplement une maxime incontestée de droit maritime, n’enlève rien au sujet de sa difficulté. » Un très grand nombre de navires entrèrent donc pendant la guerre de Sécession dans les ports que les fédéraux prétendaient bloquer, et le ''Sumter'', navire cou fédéré, y ramena librement, jusqu’au 25 août 1861, soixante-quinze prises, ce qui n’empêcha pas lord John Russell d’envisager, dans un discours du 10 mars 1862, le blocus de ces ports comme effectif. En définitive, le ''consensus gentium'' ne s’est pas établi sur la question suivante : le blocus n’est-il effectif que si des vaisseaux ''stationnent'' devant la côte ennemie, de manière à cerner le lieu bloqué, n’étant pas séparés les uns des autres par une distance supérieure à une double portée de canon et flanqués d’une escadre volante, comme l’enseigne le jurisconsulte français Fauchille ? ou le blocus par croisière peut-il encore être pratiqué, même par les signataires de la déclaration, comme l’affirmait lord Palmerston le 10 mars 1862 ? A notre avis, ce dernier mode de blocus n’est pas indistinctement licite, mais n’est pas indistinctement prohibé par la déclaration de Paris. Ce n’est point par inadvertance que les plénipotentiaires
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de 1856, ayant sous les yeux les définitions précises faites en 1780 et en 1800 par les deux ligues de neutralité armée, n’en ont pas reproduit le texte dans le nouveau pacte <ref> La déclaration de 1780 disait : « Pour déterminer ce qui caractérise un port bloqué, on n’accorde cette dénomination qu’à celui où il y a, par la disposition de la puissance qui l’attaque avec des bâtimens de guerre ''arrêtés et suffisamment proches'', un danger évident d’entrer. »</ref>. Si la majorité des puissances avait exigé ce texte précis, elle n’aurait pas obtenu l’adhésion de l’Angleterre. Un blocus par croisière qui laisse subsister le « danger évident » d’entrer dans le port, par exemple lorsque les croiseurs passent et repassent assez souvent devant les lieux bloqués pour qu’il soit très difficile de tromper leur surveillance, n’est pas interdit par la déclaration. D’interminables discussions de fait devaient donc s’ouvrir, au cours de chaque guerre maritime sur cette question : le blocus est-il effectif ? Mais tel est le régime qu’avaient accepté les puissances et, si l’on n’a pas fait autrement, c’est qu’on n’a pas pu mieux faire.
 
Le blocus établi le 22 avril par le gouvernement de Washington peut être d’ailleurs effectif, même au sens le plus étroit du mot. Il laisse de côté la partie orientale de l’île et n’embrasse, au nord que 200 kilomètres de côte, au sud que le port de Cienfuegos. Il n’est pas très difficile d’intercepter les communications sur cette portion restreinte de la mer littorale.
 
Mais ce blocus est-il réellement effectif ? On l’a contesté dès le 28 avril au Sénat espagnol. M. Sanchez de Toca, sénateur, s’est efforcé d’établir, en citant divers faits, que les communications n’étaient pas interceptées et que les Américains méconnaissaient les règles du droit international ; il ajoutait que les neutres, lésés dans leurs opérations commerciales par cette apparence dé blocus, pouvaient en prendre à leur aise, et demandait au gouvernement d’aviser les puissances. Le ministre de la marine promit de se concerter avec son collègue des affaires étrangères : le gouvernement entrerait en pourparlers, le cas échéant, avec les cabinets des Etats neutres.
 
Il ne faut pas se figurer, avec quelques journaux, qu’un blocus cesse d’être effectif, par cela seul que certains bâtimens de mer pénètrent dans le port bloqué. Divers traités, comme celui du 27 octobre 1860 entre l’Italie et la république de San Salvador, du 19 décembre 1862 entre le Danemark et le Venezuela, du 28 août 1869 entre le Zollverein et le Mexique ; quelques règlemens
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intérieurs, comme l’ordonnance danoise du 16 février 1864 et l’ordonnance italienne du 20 juin 1866, énoncent qu’aucun navire ''de commerce'' ne peut avoir accès dans les lieux bloqués : l’entrée du port ne serait donc pas interdite aux vaisseaux de guerre, même portant des marchandises ; et c’est ainsi que, pendant la guerre de Sécession, le gouvernement fédéral, fidèle à ses instructions du 24 décembre 1846, laissa formellement aux vaisseaux de guerre des neutres le droit d’entrer dans les ports interdits et d’en sortir <ref> M. Seward à M. Tassara, ministre d’Espagne (2 mai 1861) ; lord Lyons au contre-amiral sir Milne (11 mai 1861). ''Archives diplomatiques'', 1861, III, 443. </ref>. Donc le caractère effectif du blocus ne saurait être contesté sous prétexte que l’aviso français ''Fulton'' aurait quitté la Havane sans être inquiété, se dirigeant vers la Vera-Cruz avec des réfugiés espagnols <ref> Dépêche de Key-West adressée le 10 mai à tous les journaux.</ref> ou qu’on aurait laissé pénétrer librement dans le même port notre vaisseau le ''Dubourdieu''. L’Etat bloquant a fait souvent une autre exception pour les paquebots de correspondances ; par exemple, avant la déclaration de Paris, les Etats-Unis eux-mêmes dans leurs instructions du 14 mai 1846 relatives au blocus de certains ports mexicains ; et après la déclaration de Paris, en 1862, la France, qui laissa continuer le service du paquebot anglais, en dépit d’un blocus sévère, avec le port de Tampico <ref> M. Drouyn de Lhuys exprima, mais inutilement, le même désir au gouvernement espagnol en 1865, au cours du différend hispano-chilien. </ref>. En 1863, pendant la guerre de Sécession, le ''Peterhof'', bâtiment de commerce anglais chargé de la malle publique, fut assurément confisqué, mais parce qu’il voulait introduire dans le port bloqué des marchandises neutres : en lisant l’arrêt de confiscation (1{{er}} août 1863) <ref> ''Archives diplomatiques'', 1863, IV, 105 à 109. </ref>, on s’aperçoit aisément que, s’il n’avait transporté que la malle, on ne l’aurait pas écarté de la place investie. Le président Mac Kinley a donc pu déclarer, dans sa proclamation du 26 avril, que « les courriers ne seraient pas inquiétés, si ce n’est au cas de suspicion fondée ». Grotius élargissait bien autrement le cercle des exceptions.
 
Les neutres pouvaient déjà, au contraire, contester le caractère effectif du blocus en faisant observer que le paquebot espagnol ''Montserrat'' avait deux fois, sans difficulté, trompé la surveillance des croiseurs américains, d’abord en pénétrant à Cienfuegos avec les troupes qu’il amenait d’Espagne, puis en contournant la côte occidentale de Cuba et en entrant à la Havane. Mais la
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démonstration est devenue beaucoup plus facile depuis que six bâtimens de l’escadre de l’amiral Sampson, chargée d’assurer le blocus de Cuba, sont rentrés à Key-West, pour y renouveler leur provision de charbon et sont ensuite partis pour une destination nouvelle. Les télégrammes du 13 mai nous ont bientôt appris que trois de ces bâtimens, le cuirassé ''Iowa'', le cuirassé ''Indiana'', le croiseur ''New-York'' avaient pris une part active au bombardement de San Juan de Puerto-Rico. Or il est avéré que, si l’escadre de blocus s’éloigne volontairement, même pour un temps, le blocus ne lie plus les neutres. « Tout blocus levé ou ''interrompu'', disent les instructions complémentaires françaises de 1870, doit être rétabli et notifié de nouveau dans les formes prescrites. » Telle est d’ailleurs l’opinion de James Kent, le plus illustre des jurisconsultes anglo-américains, le grand professeur de Columbia-College, ''chief-justice'' à New-York de 1804 à 1814, chancelier de l’État de New-York jusqu’en 1823 <ref> ''Commentary of international law'', Cambridge, 1866, p. 366. L’''Institut de droit international'' a dit aussi, dans son ''Règlement international des prises'' (art. 38) : « Si les navires bloquans s’éloignent de leur station pour un motif autre que le mauvais temps constaté, le blocus sera considéré comme levé ; il doit alors être de nouveau déclaré et notifié. »</ref>. S’il est vrai, comme les télégrammes du 16 mai nous l’apprennent, que deux navires espagnols, le ''Conde de Venadito'' et la ''Nueva España'', ayant fait une sortie, quatre navires bloquans aient dû s’éloigner pour remorquer un cinquième navire avarié, le blocus serait devenu de moins en moins effectif.
 
Sir Richard Webster eut à s’expliquer devant la Chambre des communes, le 22 avril 1898, sur la légitimité du blocus qu’on pratiquerait au moyen de mines sous-marines : « Ce serait, répondit-il, une innovation. » Nous ajoutons que cette innovation serait contraire aux principes du droit international. Il n’est pas un jurisconsulte qui ne se rappelle le grave incident suscité par les États-Unis en 1861. Pour remédier à l’insuffisance de leurs forces navales, ils inaugurèrent un nouveau mode de blocus en coulant des navires chargés de pierres à l’entrée du port de Charleston. Ce « blocus par pierres » motiva sur-le-champ deux protestations : celle de l’association des armateurs de Liverpool, celle du cabinet britannique (13 et 16 janvier 1862). A vrai dire, ce qui frappait surtout lord Lyons, c’est que l’obstruction du port ainsi comblé pouvait causer un dommage permanent, irréparable, en conséquence paralyser après la
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guerre la libre navigation des neutres : le dommage que causerait un blocus « par mines sous-marines » semble devoir être, au contraire, transitoire et réparable. Mais l’un et l’autre procédés soulèvent des objections communes. Au cas de fermeture complète, le passage est interdit même aux navires qui gardent le droit de passer, par exemple à ceux qui se trouvent déjà dans le port avant le blocus et qui en sortent sur lest ou avec une cargaison chargée avant la notification, même aux navires publics ou privés affectés au transport des malades et des blessés, etc. ; si des solutions de continuité subsistent, les conditions normales de l’investissement sont transformées, l’escadre de blocus peut être réduite à un très petit nombre de navires ; les bâtimens neutres qu’on ne pourra plus prévenir ou qui seront surpris par le mauvais temps seront exposés à des dangers analogues : dans un cas, ils se briseront contre la ligne de pierres qui barre l’entrée de la place ; dans l’autre, ils sauteront en l’air. C’est, pour reprendre l’expression de Jefferson Davis, une « odieuse barbarie <ref> Message du 12 janvier 1863. </ref> » dans un cas comme dans l’autre.
 
Le ''Lafayette'', grand navire de notre compagnie transatlantique, long de 107 mètres et jaugeant 3394 tonneaux, qui dessert la ligne de Saint-Nazaire à la Vera-Cruz (Mexique) avec escale à Santander, à la Corogne et à la Havane, a été capturé le 6 mai par trois navires de l’escadre de l’amiral Sampson, l’''Annapolis'', le ''Newport'', le ''Wilmington'', et conduit à Key-West par le ''Wilmington''. On s’est ému, chez nous, de cette capture : les Parisiens eux-mêmes se sont demandé pendant quarante-huit heures quels étaient, en pareil cas, les droits respectifs des neutres et du belligérant. Il faut bien confesser que le droit international n’a pas encore dit son dernier mot sur cette question et que la période des tâtonnemens n’est pas close. Nous sortirions de notre cadre en faisant connaître toutes ces divergences et nous nous bornons à résumer les principes adoptés par les Etats-Unis.
 
Tout blocus doit être notifié, parce qu’il faut éviter les surprises, et peut l’être de deux manières. On distingue la notification générale ou diplomatique officiellement adressée aux États neutres par le pays qui pratique le blocus et la notification spéciale faite sur place par l’escadre de blocus aux navires qui s’approchent des lieux bloqués. Une notification générale serait
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d’ailleurs inefficace, c’est de toute évidence, à l’égard des bâtimens qui ont déjà pris la mer au moment où elle est faite. Or le gouvernement même des Etats-Unis paraît avoir, soit dans ses instructions du 14 mai 1846, relatives au blocus des ports mexicains, soit dans la proclamation du blocus des ports confédérés, faite le 19 avril 1861, regardé la notification diplomatique comme superflue en exigeant ''dans tous les cas'' la notification spéciale <ref> « ''Aucun'' bâtiment neutre entrant dans le port bloqué ne pourra être capturé ou retenu s’il n’a préalablement reçu de l’un des bâtimens composant l’escadre de blocus une notification spéciale. » (''Instructions de 1846''.)</ref>. Mais telle n’est pas précisément l’opinion des cours américaines : elles ont, plusieurs fois, notamment dans les cas du ''Circassian'', de la ''Néréide'', du ''Hiawatha'', déclaré de bonne prise des navires qui n’avaient pas reçu la notification spéciale, ''parce qu’ils avaient déjà connaissance du blocus''. Les traités conclus par la grande république depuis 1795 sont généralement conformes à cette jurisprudence ; il nous suffira de citer l’importante convention italo-américaine du 26 février 1871 : « Comme il arrive souvent, dit-elle, que des bâtimens se dirigent vers un port ou une place appartenant à l’ennemi ''sans savoir'' que cette place est assiégée, bloquée ou investie, il est convenu que tout bâtiment ''qui se trouve dans ces conditions'' peut être repoussé à son approche dudit port ou de ladite place, mais il ne sera pas retenu, et aucune partie de sa cargaison, sauf la contrebande de guerre, ne sera confisquée, à moins qu’il n’ait tenté d’entrer après avoir reçu avis du blocus ou de l’investissement par un officier commandant un navire faisant partie des forces du blocus, au moyen d’une annotation faite par cet officier sur les papiers du navire avec mention de la date, de la latitude et de la longitude où a lieu l’annotation ; il lui sera permis d’aller dans tout autre port ou place qu’il jugera convenable. » La déclaration de blocus du 22 avril 1898, que nous avons citée plus haut, ne dit pas autre chose.
 
Le ''Lafayette'' avait quitté Saint-Nazaire le 21 avril, c’est-à-dire avant que la guerre fût déclarée ; puis il avait fait escale dans le port espagnol de la Corogne le 23 avril, encore avant la déclaration de guerre. Donc l’amiral Sampson ne pouvait pas se prévaloir contre ce navire de la notification générale faite par voie diplomatique. Mais on a peut-être attaché trop d’importance aux faits accomplis dans cette première phase. Il semble, en effet, quand on lit les divers télégrammes expédiés de New-York et de
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Key-West que la notification spéciale eût été faite ; tout au moins que l’''Annapolis'' eût entamé la procédure légale de cette notification ; et que le paquebot, avisé formellement, ait tenté de dépister la croisière. Dans ce cas, le transatlantique eût été de bonne prise, même quand il n’aurait pas transporté de contrebande de guerre. Cependant, une fois conduit à Key-West, il a été relâché. D’après quelques télégrammes, on a fini par découvrir que le ''Lafayette'' n’avait pas tenté de forcer le blocus. On a dit encore que notre ambassadeur avait demandé pour ce navire la permission d’embarquer à la Havane quelques passagers français ; que le gouvernement de Washington avait accordé cette autorisation « par dérogation aux règles strictes du blocus » ; et que l’amiral Sampson avait omis de communiquer ces instructions aux officiers capteurs. Enfin, quelques journaux anglais ont insinué que M. Mac Kinley ne s’était pas soucié d’entrer en conflit, à propos d’un tel incident, avec le gouvernement français. C’est bien possible, car ce gouvernement aurait pu facilement contester le caractère effectif du blocus, et mettre ainsi les États-Unis dans l’embarras.
 
Au Sénat espagnol, le comte de Peña de Ramiro ; à la Chambre, un député de Puerto-Rico, M. Garcia Molinas ont reproché vivement aux Américains d’avoir bombardé San Juan sans avis préalable. En effet, si le droit international ne proscrit pas le bombardement d’une ville protégée par des forts, il atténue l’horreur de cette pratique en imposant la formalité d’un avertissement. Cette règle fut observée par la France aux sièges d’Anvers, de Rome (en 1849), de Sébastopol. Il est vrai que l’armée allemande crut devoir bombarder à l’improviste, pendant la guerre de 1870-1871, la Fère et Paris. Le corps diplomatique fit remettre, on le sait, une protestation collective à M. de Bismarck par M. de Kern, ministre de Suisse (13 janvier 1871). Le chancelier répondit, sans doute, que la dénonciation préalable n’était point « exigée d’après les principes du droit des gens, ni reconnue obligatoire par les usages militaires » (17 janvier). Mais le corps diplomatique n’accepta pas cette réponse et réitéra sa protestation (23 janvier). Pendant la guerre de 1894, l’amirauté japonaise, à la demande de l’amiral anglais, sir R. Freemantle, promit de ne pas bombarder Weï-Haï-Weï ni Che-fou sans une déclaration préalable faite deux jours à l’avance. En 1896, quand, après la mort de Hamid-Seyid, sultan de Zanzibar, Saïd-Khaled se fut
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brusquement emparé du trône, les Anglais intimèrent à l’usurpateur, dans la soirée du 26 août, l’ordre de baisser le lendemain avant neuf heures son pavillon hissé sur le palais, sans quoi le bombardement commencerait. Encore le feu ne fut-il ouvert qu’après un second ultimatum, adressé le 27 à sept heures et demie du matin. Le ''consensus gentium'' est donc établi sur ce point, et nous nous figurons que, si le jeune empereur d’Allemagne avait à se prononcer, l’Allemagne prendrait aujourd’hui le parti le plus conforme aux intérêts de l’humanité. Si la place consent à se rendre, pourquoi ne pas la mettre à même d’éviter cette pluie de bombes et d’obus ? En tout cas, il faut laisser le temps d’abriter les femmes, les enfans, les malades et les blessés.
 
Ce qu’on reproche le plus volontiers aux jurisconsultes, c’est de ne pas s’accorder entre eux. Quels hommes ! dit parfois le public : quand on leur demande un avis, ils offrent le plus souvent trois ou quatre solutions ; les géomètres ou les chimistes ne nous laissent pas ainsi l’embarras du choix. Hélas ! aucune des sciences morales n’échappe à ce reproche ; a-t-on jamais vu, depuis le commencement du monde, les philosophes, les moralistes, les politiques se mettre d’accord ? Encore l’invention des codes, complétée par celle des tribunaux de cassation, a-t-elle, dans la sphère du droit civil, du droit commercial, du droit pénal, fixé beaucoup d’opinions et dissipé beaucoup d’incertitudes. Cela posé, j’avoue humblement que le droit international est toujours en voie de formation. Les puissances civilisées posent assurément, de temps à autre certaines règles, le lecteur a pu s’en convaincre ; mais avec quelle lenteur ! On comprend cette lenteur, puisque aucun pouvoir supérieur ne peut légiférer et puisque aucune juridiction commune ne peut juger. Il y a cependant, sur la surface du globe, une poignée de gens : publicistes, jurisconsultes, hommes d’Etat, qui travaillent avec une grande patience à l’ « unification » du droit international. Il faut les remercier de leurs efforts, souhaiter leur succès et, pour l’accélérer, dégager avec toute la vigueur possible les principes de justice universelle sur lesquels l’entente devra s’établir.
 
 
ARTHUR DESJARDINS.