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8 REVUE DES DEUX MONDES.

aux facultés de raisonnement philosophique qui lui manquaient
aux facultés de raisonnement philosophique qui lui manquaient
par la subtile pénétration de sa race et la défiance cauteleuse de son milieu. Il avait vu et il voyait à deux années de distance les deux extrêmes du sentiment patriotique : le riche et industrieux Moscou brûlé par haine de l’étranger, dévoûment sauvage et sublime qui l’avait frappé d’horreur et d’admiration, — le brillant et splendide Paris sacrifiant l’honneur à l’humanité, et regardant comme un devoir de sauver à tout prix la civilisation dont il est l’inépuisable source. Ce Russe était à beaucoup d’égards sauvage lui-même, et il se crut en droit de mépriser profondément Paris et la France.
par la subtile pénétration de sa race et la défiance cauteleuse de
son milieu. Il avait vu et il voyait à deux années de distance les
deux extrêmes du sentiment patriotique : le riche et industrieux
Moscou brûlé par haine de l’étranger, dévoûment sauvage et sublime
qui l’avait frappé d’horreur et d’admiration, — le brillant
et splendide Paris sacrifiant l’honneur à l’humanité, et regardant
comme un devoir de sauver à tout prix la civilisation dont il est
l’inépuisable source. Ce Russe était à beaucoup d’égards sauvage
lui-même, et il se crut en droit de mépriser profondément Paris et
la France.


Il ne se disait pas que Moscou ne s’était pas détruit de ses propres mains, et que les peuples esclaves n’ont pas à être consultés ; ils sont héroïques bon gré mal gré, et n’ont point à se vanter de leurs involontaires sacrifices. Il ne savait point que Paris n’avait pas été consulté pour se rendre, plus que Moscou pour être brûlé, que la France n’était que très relativement un peuple libre, qu’on spéculait en haut lieu de ses destinées, et que la majorité des Parisiens eût été dès lors aussi héroïque qu’elle l’est de nos jours <ref>Janvier 1871</ref>.
Il ne se disait pas que Moscou ne s’était pas détruit de ses propres

mains, et que les peuples esclaves n’ont pas à être consultés;

ils sont héroïques bon gré mal gré , et n’ont point à se vanter de
Pas plus que l’habitant de la France, l’étranger venu des rives du Tanaïs ne pénétrait dans le secret de l’histoire. Au moment de la brutalité de son cheval, il avait compris le Parisien du faubourg. Il avait lu sur son front soucieux, dans ses yeux courroucés. Il s’était dit : ce peuple a été trahi, vendu peut-être ! En présence des honteuses sympathies de la noblesse, il ne comprenait plus. Il se disait : cette population est lâche. Au lieu de la caresser, notre tsar
leurs involontaires sacrifices. Il ne savait point que Paris n’avait pas
été consulté pour se rendre, plus que Moscou pour être brûlé, que
la -France n’était que très relativement un peuple libre, qu’on spéculait
en haut lieu de ses destinées, et que la majorité des Parisiens
eût été dès lors aussi héroïque qu’elle l’est de nos jours (1).
Pas plus que l’habitant de la France, l’étranger venu des rives
du Tanaïs ne pénétrait dans le secret de l’histoire. Au moment de
la brutalité de son cheval, il avait compris le Parisien du faubourg.
Il avait lu sur son front soucieux, dans ses yeux courroucés. Il s’était
dit : ce peuple a été trahi, vendu peut-être! En présence des
honteuses sympathies de la noblesse, il ne comprenait plus. Il se
disait : cette population est lâche. Au lieu de la caresser, notre tsar
devrait la fouler aux pieds et lui cracher au visage.
devrait la fouler aux pieds et lui cracher au visage.
Alors les sentimens humains et généreux se trouvant étouffés et
comme avilis dans son cœur par le spectacle d’une lâcheté inouie,
il se trouva lui-même en proie à l’enivrement des instincts sau.vages.
Il se dit que cette ville était riante et folle, que cette population
était facile et corrompue, que les femmes qui venaient s’ofirir
et s’attacher elles-mêmes au char du vainqueur étaient de beaux
troph ’es. Dès lors, tout au désir farouche, à la soif des jouissances,
il traversa Paris, l’œil enflammé, la narine frémissante, et le cœur
hautain.


Alors les sentimens humains et généreux se trouvant étouffés et comme avilis dans son cœur par le spectacle d’une lâcheté inouie, il se trouva lui-même en proie à l’enivrement des instincts sauvages. Il se dit que cette ville était riante et folle, que cette population était facile et corrompue, que les femmes qui venaient s’offrir et s’attacher elles-mêmes au char du vainqueur étaient de beaux trophées. Dès lors, tout au désir farouche, à la soif des jouissances, il traversa Paris, l’œil enflammé, la narine frémissante, et le cœur hautain.
Le tsar, refusant avec une modestie habile d’entrer aux Tuileries,

alla aux Champs-Elysées passer la revue de sa magnifique armée
d’élite, donnant jusqu’au bout le spectacle à ces Parisiens
Le tsar, refusant avec une modestie habile d’entrer aux Tuileries, alla aux Champs-Elysées passer la revue de sa magnifique armée d’élite, donnant jusqu’au bout le spectacle à ces Parisiens avides de spectacles ; après quoi, il se disposait à occuper l’hôtel de l’Elysée.
avides de spectacles; après quoi, il se disposait à occuper l’hôtel de
l’Elysée.


En ce moment, il eut à régler deux détails d’importance fort
En ce moment, il eut à régler deux détails d’importance fort
(i) Janvier 1871.