« Un Livre nouveau sur l’Islamisme » : différence entre les versions

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Le premier devoir d’une nation qui fait gloire de posséder des colonies est de se dépouiller de ses préventions naturelles contre les peuples dont les mœurs, les coutumes, les croyances diffèrent des siennes. Elle ne réussira à les gouverner qu’à la condition de se familiariser avec leurs idées et leurs habitudes d’esprit, d’admettre les diversités de la vie et de l’âme humaine, de se convaincre que tous les cerveaux ne sont pas faits comme les nôtres, que tout ce qui nous étonne n’est pas nécessairement absurde, qu’il y a souvent une raison cachée dans les déraisons apparentes qui nous choquent. Un peuple colonisateur doit apprendre à sortir de sa peau pour entrer dans celle des autres, se donner la peine de savoir ce qui peut bien se passer dans la tête d’un Annamite, d’un Malgache ou d’un Haoussa, se défaire de ses ignorances et de ses sots dédains.
 
La France possède aujourd’hui en Afrique un empire musulman qu’elle se promet d’agrandir encore ; il lui importe de se mettre en règle avec Mahomet, de savoir exactement ce qu’elle doit attendre, espérer ou craindre de lui, de régler là-dessus sa conduite et sa politique africaine. Le prophète a trouvé plus d’une fois en Europe des juges impartiaux et même des amis sympathiques, tels qu’un Anglais, M. Bosworth Smith, qui affirmait naguère « que, si les musulmans ont beaucoup à apprendre des chrétiens, tout en restant musulmans, les chrétiens ont de leur côté plus d’une leçon à recevoir des musulmans et qu’ils n’en seront que meilleurs chrétiens. » Mais ce n’est pas sur ce ton qu’on parle habituellement de l’islamisme. Les chroniqueurs du moyen âge le traitaient « de foi de chameaux et de buffles ou de religion de pourceaux. » Nous sommes devenus plus polis, nous ne sommes pas toujours plus équitables.
 
Le célèbre voyageur allemand M. Gerhard Rohlfs, mort depuis peu,
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a fait, dans son ''Voyage de Tripoli à l’oasis de Kufra'', un effroyable portrait des mahométans, quoiqu’il en eût rencontré en chemin de fort honnêtes et fort hospitaliers, et il engageait charitablement la France à exterminer « ces intrus asiatiques, ces brigands sémites, qui viennent du désert et sont dignes d’y retourner. » Comme M. Rohlfs, Renan s’est montré fort dur pour Mahomet et ses fidèles, il s’est départi à leur égard de son aménité accoutumée. Il estimait que l’Islam est l’irréconciliable ennemi de toute vraie civilisation, que l’Europe devrait se coaliser pour l’anéantir, qu’au surplus ce serait chose facile, que cette religion se décompose à vue d’œil, que sa dernière heure est proche. Ce grand penseur ne pouvait que détester et mépriser une doctrine dont le fondateur a été qualifié par un orientaliste allemand « de prophète des illettrés. » On n’est pas tenu d’aimer les illettrés et leurs prophètes ; mais on est tenu de leur rendre justice et de reconnaître que la terre et le soleil ont été faits pour eux aussi bien que pour les grands savans et les plus illustres mandarins.
 
Dans un livre récemment paru, M. le comte Henry de Castries a vengé l’islamisme des injures de M. Rohlfs et des mépris de l’auteur de la ''Vie de Jésus'' <ref> ''L’Islam, impressions et études'', par le comte Henry de Castries. Parts, 1896. Armand Colin et Cie, éditeurs. </ref>. En signalant à mon attention ce livre aussi captivant qu’instructif, l’aimable et savant secrétaire de la Société de géographie, M. Charles Maunoir, le définissait « un sourire de la Croix au Croissant. » Dans le chapitre de ses ''Confessions'' où il raconte son séjour à Venise, Rousseau nous dit qu’il avait apporté de Paris les préjugés qu’on avait dans ce pays-là contre la musique italienne, mais qu’il avait reçu de la nature cette sensibilité de tact contre laquelle les préjugés ne tiennent pas. Je soupçonne M. de Castries d’avoir apporté à Alger les préjugés qu’on peut avoir dans le faubourg Saint-Germain contre l’islamisme ; ils ont fondu bien vite au soleil de l’Afrique.
 
Je crois savoir que nommé, sans qu’il l’eût demandé ni désiré, lieutenant au 1er régiment de tirailleurs algériens, à peine eut-il débarqué, il subit la séduction du pays arabe, dont il se promit aussitôt d’étudier la langue, la religion, l’histoire, la géographie. L’amour fait des miracles ; le sien le rendit topographe, au grand étonnement de ceux qui, à Saint-Cyr, l’avaient vu pâlir sur sa planchette. Détaché durant sept années, de 1874 à 1880, dans le service des affaires indigènes, il eut toujours à commander les tribus sahariennes, qu’il suivait dans leur migration hivernale. On l’expédia en 1880 dans le Sud oranais, pour surveiller la région des Ksours. En 1881, la connaissance qu’il avait acquise du pays et des indigènes le fit attacher à l’état-major du général Delebecque, commandant la colonne d’opération. On lui confia la direction d’une brigade topographique, chargée non seulement de reconnaître les itinéraires des colonnes, mais de dresser la carte de la
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région. En 1887, il fut dépêché en mission au Maroc pour remettre au sultan une carte de ses États en arabe, et il profita de l’occasion pour voir beaucoup de choses qu’on n’avait pas vues avant lui. On conviendra qu’ayant étudié, médité son sujet sur place, personne n’était plus autorisé que lui à dire son mot sur l’islamisme. Son livre, qui est une réhabilitation documentée de la religion du prophète, a la valeur d’un témoignage. Il a longtemps vécu auprès d’elle et avec elle, et quoique vivre avec les gens nous rende d’ordinaire plus sensible à leurs défauts qu’à leurs qualités, les qualités lui ont paru si séduisantes qu’il a fait grâce aux défauts.
 
Il a raconté d’une manière charmante la première impression qui décida de lui et de ses sentimens pour l’Islam. Ce fut dans le Sahara de la province d’Oran, entre Zergoum et Segguer, que son cœur parla et qu’il trouva son chemin de Damas : — « Derrière moi, trente superbes cavaliers de la tribu des Oulad Yagoub marchaient en groupe confus, l’ardeur de leurs montures rendant tout alignement impossible… Un peu en avant, monté sur une jument blanche qui énervait nos chevaux, un troubadour excitait l’enthousiasme du goum par une improvisation dont mon éloge faisait en partie les frais. J’étais pour ces cavaliers un véritable sultan, et ils rivalisaient à mon égard de ces prévenances serviles dont l’Orient a le secret. »
 
Les vers du troubadour disaient : « Sa tente est illustre en France. Vois les sentinelles chrétiennes le saluer au passage… Aïcha, belle comme (la lune au quatorzième jour, aux sourcils arqués, est venue dans sa tente la nuit passée ; nous avons entendu le cliquetis de ses khelkhal. Dénouez votre ceinture, ô fraîcheur de mon œil ! Objet d’amour, la femme à la ceinture dénouée ! Objet d’horreur, le cheval à la sangle lâche ! Le cavalier dont la selle tourne pendant le combat ne revoit plus sa maîtresse aimée. » Le jeune sultan avait vingt-cinq ans ; il se sentait comme exalté par une belle et lumineuse journée d’hiver saharien, et les parfums capiteux de l’armoise l’enivraient. A toutes ces sensations s’en mêlait une autre plus voluptueuse : il rêvait à cette Aïcha imaginaire, aux sourcils arqués, dont il n’avait jamais dénoué la ceinture. Tout à coup l’improvisateur interrompit son chant. et s’étant retourné, cria d’une voix grave : « Maître, c’est l’heure de ''l’asser''. » Ce qui signifiait : « L’heure de la prière commune a sonné. »
 
Aussitôt, sans en demander la permission à leur chef, tous les cavaliers mirent pied à terre, pour rendre leurs hommages à un plus grand maître que lui, au sultan d’en haut. Près d’eux, leurs chevaux, dont la bride traînait, subitement calmés, semblaient respecter leurs adorations et leur prière : — « Je m’éloignai, j’aurais voulu rentrer sous terre. Je voyais les amples burnous s’incliner tous à la fois dans un geste superbe aux prostrations rituelles. J’entendais, revenant sur un ton plus élevé, l’invocation : « ''Allah akber'', Dieu est grand ! » Et cet
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attribut de la divinité prenait dans mon esprit un sens que toutes les démonstrations métaphysiques des théodicées n’avaient jamais réussi à lui donner. J’étais en proie à un malaise indicible, fait de honte et de colère. Je sentais que, dans ce moment de la prière, ces cavaliers arabes si serviles tout à l’heure avaient conscience qu’ils reprenaient sur moi leur supériorité. J’aurais voulu leur crier que, moi aussi, je croyais, que je savais prier, que je savais adorer. »
 
Il comparait ces hommes majestueusement drapés dans leurs vêtemens de laine au Français qui les commandait, son uniforme étriqué à leurs amples burnous qui semblaient s’harmoniser avec l’immensité du désert, la noblesse de leur attitude à son air de confusion et d’embarras, la fausse pudeur d’une foi qui se ménage et se cache à la courageuse certitude d’une piété fière de se prosterner à la face du soleil. Il les trouvait très grands, il se sentait très petit, et soudain la solennelle prédiction de la Genèse lui revint à la mémoire : « Que Dieu habite la tente de Sem ! Que Dieu donne l’étendue à Japhet ! » — « Ils étaient bien là face à face les descendans des deux fils de Noé : eux, les fils de Sem, fiers de leur foi, adorant le Dieu de leurs pères, le Dieu qui avait visité la tente d’Abraham ; moi, l’aryen, fils de Japhet, celui qui s’étend par la conquête… Il me semblait que dans cette vie nomade du désert, j’avais réellement vu, pour la première fois, des hommes rendre hommage à la divinité. Ma pensée se reportait à ces temples chrétiens où le plus souvent les femmes seules sont en prière, et l’indignation me venait contre cette irréligion des hommes d’Occident. »
 
Il rêva dès lors d’écrire un livre intitulé : ''le Génie de l’Islamisme''. Il ne l’a pas écrit ; il s’est défié de ses premières impressions, il a attendu pour prendre la plume d’avoir achevé ses études. Le livre qu’il nous a donné est l’œuvre d’un esprit mûr, qui a beaucoup médité et réfléchi. Il pourrait se faire toutefois, et il s’y attend, que tel orientaliste de cabinet, qui n’a jamais vécu dans le monde musulman, et qui fait peu de cas des impressions, n’en ayant jamais eu, le traitât dédaigneusement « d’arabisant d’Algérie », et relevât dans son précieux petit volume quelques assertions contestables.
 
Peut-être lui reprochera-t-on d’avoir avancé que Mahomet tira tout de son fonds, d’avoir fait une trop grande part à son inspiration personnelle. Il faut avouer que l’islamisme a tous les caractères d’une religion syncrétique, dont le fondateur emprunta aux juifs le principe de l’unité absolue de Dieu, au christianisme le dogme de l’immortalité de l’âme. Sans le traiter, comme on l’a fait, de plagiaire ou de » prophète pillard », on peut admettre qu’il s’appropria les doctrines qui répondaient aux besoins de son âme, qu’il a pris son bien où il l’a trouvé. Quelques savans affirment que plus de mille ans avant l’hégire, des tribus de race israélite s’établirent en Arabie, que leurs colonies
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s’augmentèrent sans cesse par de nouvelles émigrations, qu’au temps de Mahomet les Juifs étaient tout-puissans à Médine <ref> Babylonierthum, Judenthum und Christenthum'', von Dr Adolf Wahrmund, Leipzig. 1882, p. 228. </ref>. M. de Castries allègue que Mahomet était un illettré, qu’il n’a jamais lu la Bible, qu’il n’a pu s’instruire qu’en conversant avec lui-même. Mais M. de Castries sait mieux que nous que l’Orient est le pays de la transmission orale, que la parole y a des ailes. Le rhapsode de génie qui, s’inspirant de ballades populaires, composa l’''Iliade'' et l’''Odyssée'', ne savait ni lire ni écrire ; il savait cependant tout ce qu’on pouvait savoir de son temps, et ses poèmes sont comme une encyclopédie de la Grèce primitive.
 
Peut-être aussi accusera-t-on M. de Castries d’être parfois un commentateur aussi complaisant qu’ingénieux. On le chicanera, j’en suis certain, sur le sens symbolique qu’il prête au paradis musulman, aux voluptés charnelles promises aux croyans par le Prophète. Croirons-nous que ces jardins de délices, où jaillissent des sources vives, que ces belles filles aux seins arrondis et aux grands yeux noirs, enfermées dans des pavillons et pareilles à des perles soigneusement cachées, ne soient que des emblèmes des félicités spirituelles et de la vision béatifique ? » A la vérité, il est écrit dans le Coran « que Dieu ne rougit pas d’offrir en parabole jusqu’à un moucheron, que ceux dont le cœur dévie de la vraie route courent après la métaphore. » Mais la plupart des hommes courent après la métaphore, et Mahomet ne s’est point soucié de les faire revenir de leur erreur ; il ne les a point avertis qu’il s’était accommodé à la grossièreté de leurs pensées en matérialisant des joies mystiques par des images terrestres, que les vierges célestes n’ont pas des seins arrondis, que les houris sont des idées. Il nous a laissés libres d’en penser ce qu’il nous plairait, et c’est le cas de dire que qui ne dit mot consent.
 
L’originalité de l’islamisme n’est pas dans le dogme, mais dans la personne du fondateur, qui seul entre tous les législateurs religieux, ne s’est point donné pour un Dieu, pour un être surnaturel, pour un thaumaturge, ni même pour un saint, pour un impeccable. La miséricorde divine à laquelle il recommandait ses frères lui était nécessaire comme à eux, et il l’implorait pour lui-même. Il a toujours déclaré qu’il n’était qu’un homme, que son seul privilège était sa mission prophétique et les communications qu’il avait reçues du ciel pour le bien de son peuple. M. de Castries en convient, Mahomet, qui avait de la divinité une conception si élevée, n’avait qu’une médiocre idée de l’humanité, et il faisait une large part à ses faiblesses et à ses passions. Il n’a point entendu créer une de ces religions idéalistes qui commandent à l’homme de violenter sa nature, de devenir un homme nouveau. Il aurait cru blasphémer s’il avait dit : « Soyez parfaits comme votre père qui est aux cieux. » Nous ne sommes qu’une vile poussière ; notre néant
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prétendra-t-il s’égaler à Dieu par ses vertus ? Il n’a pas dit non plus : « Si votre œil, si votre main sont pour vous des occasions de chute, arrachez-les. » Il n’a pas dit : « Aimez vos ennemis, priez pour vos persécuteurs ; ne vous mettez pas en souci du lendemain ; portez votre croix et donnez votre bien aux pauvres. » Il dit : « Donnez aux nécessiteux une notable portion de votre revenu ; on s’enrichit en faisant l’aumône. »
 
Ce prophète, qui n’était et ne voulait être qu’un homme, s’est proposé d’instituer une religion qui servit à maintenir les hommes dans l’ordre, à leur faire mériter les miséricordes de Dieu par l’acquiescement à certaines formules, par des actes intérieurs et par de bonnes actions, par la prière, les dévotions, les observances. Aussi l’islamisme est peut-être la seule religion de la terre qui puisse être pratiquée exactement et à la lettre, sans recourir aux accommodemens, à la distinction subtile des préceptes et des conseils. Faite pour une race chez qui les appétits des sens et le penchant sexuel sont très forts, elle n’a eu garde de lui proposer une perfection chimérique, de lui prêcher des vertus surhumaines. Partant, il est permis de croire que le bonheur qu’elle lui promet dans une autre vie n’a rien non plus qui surpasse la nature, et comme le dit si bien M. de Castries, « la possession de deux êtres l’un par l’autre donnera toujours à nos esprits, si spiritualisés qu’ils puissent être, l’image la plus rapprochée de la jouissance infinie. »
 
Mais il faut ajouter que dans la pensée du Prophète les joies de la chair n’excluent point celles de l’esprit. « Dieu a promis aux croyans, hommes et femmes, lit-on dans le Coran, des jardins arrosés par des cours d’eau ; mais la satisfaction de Dieu est quelque chose de plus grand encore ; c’est un bonheur immense. » M. de Castries cite ce mot d’un pieux musulman, Cheik-el-Alem : « Le paradis, Seigneur, n’est souhaitable que parce qu’on vous y voit, car sans l’éclat de votre beauté il nous serait ennuyeux. » Un autre disait : « Ah ! Seigneur, faites de moi tout ce qu’il vous plaira, pourvu que je ne sois jamais séparé de vous… Cent mille morts les plus cruelles se peuvent souffrir, car elles n’ont rien de si terrible que la privation de votre divine face… Votre absence est ce qui cause tous les maux de l’enfer. » On croit lire l’''Imitation''. Des houris et des joies mystiques, le paradis de Mahomet n’est fermé à aucun genre de félicité. Il avouait lui-même avec candeur qu’il aimait trois choses en ce monde, les femmes, les parfums, mais par-dessus tout la prière. Il disait aussi, s’il en faut croire la tradition, que la jouissance des femmes le rendait plus fervent à l’oraison. Ses fidèles trouveront dans le paradis qu’il leur ouvre et des parfums suaves et des femmes exquises et des prières plus fraîches que la rosée, plus douces que le miel. L’islamisme est en quelque sorte une religion à hauteur d’appui ou, pour mieux dire, à hauteur d’homme ; c’est ce qui lui attire les mépris des idéalistes, mais c’est aussi ce qui fait sa force. Cet
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habit va si bien à une grande partie de l’humanité que, ne l’eût-elle porté qu’un jour durant, elle n’en veut plus changer.
 
De quelque manière qu’on apprécie ou qu’on juge la religion du Prophète, il est un point qu’il faut accorder sans réserve à M. de Castries et une vérité dont il importe de nous bien pénétrer : nous ne saurions trop nous persuader que l’islamisme est une puissance avec laquelle il faut compter. Renan se plaisait à croire à son irrémédiable décadence, et M. Barthélémy Saint-Hilaire, qui lui rendait plus de justice, ne laissait pas de dire : « Le mahométisme ne fait plus de nouveaux prosélytes. » C’est une énorme erreur : l’islamisme est au contraire la seule religion qui fasse preuve d’une irrésistible force d’expansion. Il est de tous les cultes le plus universel, si l’on entend par-là qu’aucune race ne lui est absolument réfractaire. Cette religion sémitique a conquis sur les Aryens la Perse et une partie de l’Inde ; elle s’est emparée de l’Asie centrale, et le Turc lui appartient ; elle compte en Chine vingt millions de fidèles ; un savant russe ne croit pas impossible qu’elle se substitue à la doctrine de Sakia-Mouni dans le céleste empire.
 
Que cette prédiction s’accomplisse ou non, il est certain que l’islamisme a fait et continue de faire d’immenses progrès en Afrique. « C’est l’Afrique, dit M. de Castries, qui reste la terre d’élection de l’Islam ; il s’y sent chez lui comme le christianisme en Europe. Depuis Sierra-Leone, écrivait le colonel de Polignac, jusqu’au Mozambique portugais, en passant par le Maroc, les États barbaresques et le canal de Suez, toute la ligne côtière, d’une manière non interrompue, est habitée par des populations musulmanes. Si des côtes nous pénétrons vers l’intérieur, nous constatons que l’hinterland de l’Islam forme un territoire compact s’étendant de la Mer-Rouge à l’Atlantique… Sa marche a dépassé le Soudan et se continue vers les régions équatoriales. » Depuis que nous nous sommes établis dans le bassin du Niger et que nous occupons les affluens nord du Congo, nous sommes devenus les proches voisins de ces conquérans ; que cela nous agrée ou nous déplaise, nous aurons souvent affaire à eux.
 
Comment s’expliquent les prodigieux succès de la propagande islamique parmi les populations fétichistes du continent noir ? C’est une religion très simple, qui convient à merveille aux simples. Que propose-t-elle ou qu’impose-t-elle à des esprits courts et durs ? La croyance au Dieu unique, la prière et le Coran. Les Soudaniens adoptent facilement l’habitude de la prière, à laquelle ils attribuent sans doute une vertu magique, et lorsqu’ils ont appris à lire un peu d’arabe, le Coran leur procure des plaisirs que ne leur donnèrent jamais leurs fétiches.
 
« Peut-on attribuer à l’inspiration purement humaine d’un illettré. s’écrie l’auteur de l’''Islam'', ces pages qui, entendues pour la première fois par Okba-ben-Rebia, le plongèrent dans le ravissement et dont la
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beauté littéraire suffit à la conversion d’Omar ? » Je me souviens d’avoir vu un jour à Smyrne un portefaix turc assis sur un des ballots qui encombraient une grande cour ; on l’avait fait venir pour aider au chargement des chameaux, et ayant interrompu un instant son travail, il avait tiré de sa poche son Coran, qu’il lisait avec un recueillement béat : quand je veux penser à un homme parfaitement heureux, j’évoque l’image de ce portefaix et de son turban. Le livre qui l’enchantait exerce, parait-il, la même fascination sur les noirs que sur les Turcs et les Arabes. M. de Castries aurait pu en appeler au témoignage d’un homme bien informé, de M. Edward Blyden, ex-ministre plénipotentiaire de la république de Libéria auprès de la cour de Saint-James. Il a constaté que les Haoussas, les Foulahs, les Mandingues, les Sousous trouvent dans les versets sacrés, dont le sens leur échappe souvent, une beauté sans nom, c’est un charme subtil, indéfinissable, une musique céleste. Comme les Africains n’ont aucune répugnance pour les moyens violens, ils recourent à la contrainte pour décider leurs fils à partager leur plaisir. « Le jour de la grande fête, raconte M. Blyden, j’entrai chez le juge, et m’étant avisé que ses enfans étaient à la chaîne : « Qu’ont-ils donc fait ? lui demandai-je. Ne les mettras-tu pas en liberté ? » Il répondit : « Je ne les détacherai que lorsqu’ils sauront le Coran par cœur <ref> ''Christianity, Islam and the Negro Race'', by Edward W. Blyden. Londres, 1887. </ref>. »
 
On disait jadis : « Quand le soleil se couche, toute l’Afrique danse. » Depuis qu’elle entretient commerce avec Mahomet, l’Afrique noire danse moins ; elle prie cinq fois par jour, et de temps à autre elle se grise de la musique du Coran. C’est le seul genre d’ivresse qui lui soit permis et la seule violence que Mahomet ait faite à la nature humaine : il a proscrit les boissons fermentées, créé des millions de buveurs d’eau, et l’insoluble question de l’alcoolisme a été résolue par lui dans le Soudan. Est-ce à dire que personne ne boive en Afrique ? Là comme ailleurs, il y a des règles pour les petits qui ne sont pas faites pour les puissans. L’islamisme a, lui aussi, ses docteurs relâchés, dont les opinions probables mettent les consciences en sûreté. N’est-il pas dans l’intérêt de la religion « de ne rebuter qui que ce soit pour ne pas désespérer le monde ? » Le mahdi n’a pas porté les fardeaux qu’il imposait à ses sujets ; ce voluptueux, cet homme de bonne chère leur prêchait toutes les abstinences, sans se croire tenu de se rien refuser, et son successeur en fait autant.
 
Ce qui contribue plus que tout le reste aux progrès de l’islamisme, c’est la personne de ses propagateurs et leur méthode pour convertir les peuples primitifs. « Ce sont les seuls missionnaires, dit M. Blyden, qui soient absolument étrangers à tout préjugé de race. » Le christianisme, religion sémitique par ses origines, universelle par son esprit,
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est devenu de fait la propriété exclusive d’une race qui l’a accommodé à ses besoins. Il a absorbé la Grèce et Rome et produit une civilisation qui croit avec raison à sa supériorité, mais qui la fait trop sentir. Si charitable, si dévoué à sa tâche que soit le missionnaire européen, l’orgueil du civilisé perce toujours sous son humilité chrétienne, et quand il traite de frères les fétichistes qu’il évangélise, c’est un effort de condescendance qui lui coûte, et ses catéchumènes s’en aperçoivent.
 
Les missionnaires musulmans ne méprisent rien ni personne ; où qu’ils se trouvent, ils se plient sans peine aux coutumes, aux habitudes d’esprit des indigènes. Aussi bien sont-ils pour la plupart des natifs convertis qui, à la fois marchands et prédicateurs, sont à l’affût des occasions et font du prosélytisme sans en avoir l’air. L’islamisme est la plus égalitaire des religions. Non seulement le noir qui se convertit devient libre, il peut aspirer à tout, et que sait-on ? peut-être un jour, par un coup de fortune, sera-t-il empereur. « Craignez Dieu, a dit le prophète, et obéissez à mon successeur, lors même qu’il serait un esclave noir. » Les missionnaires musulmans se fixent volontiers dans les villages où ils ont ouvert des boutiques, qui sont des écoles. Ils épousent des femmes du pays, et quand les femmes et les enfans s’en mêlent, la cause est gagnée. Ces mariages, souvent très féconds, font plus pour la propagande de l’islamisme que les plus éloquentes prédications. Y a-t-il beaucoup de missionnaires anglicans ou méthodistes qui consentissent à épouser une négresse ? Ils craindraient peut-être, dans le secret de leur cœur, que cette mésalliance ne déshonorât leur Dieu autant qu’eux-mêmes.
 
Tous les Français qui connaissent l’Afrique centrale accorderont à M. de Castries qu’il y a des contagions auxquelles on ne résiste pas, qu’il est difficile, sinon impossible, d’arrêter l’Islam dans sa marche victorieuse, de combattre un mouvement d’expansion si puissant. Mais ils ajouteront que c’est un malheur pour nous. Le général Borgnis-Desbordes, qui, dans sa mémorable expédition du Sénégal au Niger, a vu tant de choses et les a si bien vues, m’a dit plus d’une fois : « Les fétichistes sont nos amis naturels, les musulmans sont nos pires ennemis. » — « Ils ne sont pas encore chez moi, me disait de son côté le gouverneur du Congo, M. de Brazza ; mais je les attends de jour en jour et je les redoute. » Si les fétichistes sont nos amis, ce n’est pas qu’ils nous aiment ; mais faibles et sans résistance, incapables de s’unir en corps de nation, ils ont souvent besoin de nous pour se défendre contre des voisins qui les molestent. Les musulmans sont dangereux parce qu’ils donnent à ces peuples en poussière une sorte d’organisation politique, et font de leurs protégés les dociles instrumens de leurs turbulentes entreprises.
 
L’islamisme a été fondé par un prophète qui portait le casque et l’épée et s’était fait un trésor en rançonnant les caravanes de la Mecque.
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Les sultans soudaniens qui se réclament de son nom ont l’amour de la rapine, et ils croient lui être agréables en s’emparant du bien des infidèles. Ils ressemblent fort peu à ces très honnêtes musulmans, qui ont le cœur droit et toutes les vertus d’un bon chien. Ces renards artificieux, grands dévastateurs de poulaillers, joignent à l’humeur pillarde la perception confuse, mais très juste de beaucoup de choses, et ils ne manquent pas de génie ; ils n’en sont que plus pervers : il est difficile à l’Africain d’acquérir des idées sans perdre des scrupules.
 
Heureusement l’islamisme s’entend mieux à créer qu’à conserver ; ces empires musulmans sont des créations éphémères. Celui que fonda Omar-Al-Hadji a disparu comme le ricin qui ombragea la tête du prophète Jonas et se flétrit en une nuit, séché par un ver. « L’anarchie est le mal endémique de l’Islam, Ismaël dresse toujours sa tente à l’encontre de celle de son frère. » Les sultans disparaissent, mais les fétichistes convertis n’oublient pas de prier et de lire le Coran : l’Islam n’est pas une église gouvernée d’en haut, c’est une foi qui a tant de prise sur les cerveaux que, lorsqu’elle y est entrée, elle n’en sort plus. Nous ne pouvons nous dissimuler que nous avons en Afrique d’incommodes voisins, que nous sommes appelés à les surveiller sans cesse, mais que nous devons les ménager. Nous avons fait de brillantes campagnes, dont le résultat a déçu notre attente. Nous en avons fini avec Ahmadou ; mais que de fois nous a-t-on assuré que Samory était détruit, et il est plus vivant que jamais ! Il nous l’a prouvé. Nous songeons désormais à nous accommoder avec lui ; peut-être eussions-nous mieux fait de commencer par là. Ne nous brouillons pas avec Mahomet, et pour avoir raison de lui, comptons sur notre diplomatie plus que sur nos canons : la plus dangereuse des erreurs est de croire à la faiblesse des forts.
 
Prompts à entreprendre, prompts à nous rebuter, nous sommes disposés à croire les choses plus faciles qu’elles ne sont, et leurs résistances nous étonnent. On peut nous excuser de n’avoir pas pris Samory au sérieux, nous avons commis un plus gros péché en nous faisant si longtemps de grandes illusions sur les Arabes d’Algérie. En 1865, M. Delangle, chargé de rédiger le rapport sur le sénatus-consulte, écrivait : « Le moment n’est pas loin où une population, chez qui le sentiment de l’honneur est ardent, ressentira un légitime orgueil à partager sans restriction les destinées d’une nation qui tient dans le monde civilisé une si grande place. » M. Delangle n’avait pas étudié de près l’orgueil musulman ; il ne se doutait pas qu’un Arabe révère moins notre civilisation qu’un seul poil de la barbe d’un de ses marabouts ; mais il y a des choses qu’on n’apprend qu’en sortant de chez soi, et il y a des hommes qui, même en voyageant, ne sortent jamais de chez eux. « Un peu de patience ! disons-nous aujourd’hui sur un ton plus modeste ; avec le temps les Arabes deviendront des sujets loyaux et
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dévoués. » Pourquoi nous seraient-ils dévoués ? Nous leur avons pris beaucoup et peu donné. Ne faisons fond que sur leur résignation ; c’est une vertu enseignée dans le Coran.
 
— « Tant qu’ils resteront musulmans, nous ne ferons rien de ces gens-là ; convertissons-les. » Malheureusement ces grands convertisseurs sont eux-mêmes inconvertissables. « L’Islam, dit M. de Castries, est la seule religion qui ne compte pas d’apostats. » Mahomet regardait le fils de Marie comme un vrai prophète, un homme inspiré et envoyé de Dieu ; mais il s’indignait contre son apothéose. Fermement convaincus que de la divinité à nous la distance est infinie, serviteurs d’un Allah qui n’engendre point et n’est pas engendré, monothéistes intransigeans, les fils de l’Islam traitent d’idolâtrie une religion qui enseigne un Dieu en trois personnes, un Dieu qui eut un fils, un Dieu qui a revêtu une chair humaine et dont on montre les images, un Dieu qui se révèle à ses croyans sous les espèces du pain et du vin. Au surplus, expliquant par la volonté divine tout ce qui se passe dans le monde, et trop respectueux pour lui demander des comptes, notre goût pour la recherche scientifique des causes secondes leur est suspect, ils la tiennent pour une secrète impiété. On a plus facilement raison de la haine que du mépris ; le musulman éprouve à notre égard une sorte de défiance méprisante ; si elle venait à s’affaiblir, les confréries religieuses, dont les affiliés pullulent, auraient bientôt fait de la réveiller.
 
— « Si nous ne pouvons les convertir, dit-on encore, appliquons-nous à les instruire. » Nous nous moquons des fétichistes, et nous avons nos fétiches ; tel libre penseur attribue à l’enseignement primaire la vertu d’une amulette ou d’un breuvage magique. Hélas ! un membre de l’Université, qui fit une tournée dans l’Algérie, écrivait à son retour : « L’hostilité d’un indigène se mesure à son degré d’instruction française ; plus il est instruit, plus il y a lieu de s’en défier. » — « Laissons-les donc à leur crasse ignorance, mais obligeons-les du moins à se faire naturaliser. » En vertu de la convention d’Alger, nous n’avons pas le droit de leur imposer la naturalisation, nous ne pouvons que la leur offrir à titre de faveur ; c’est une faveur dont ils font peu de cas. — « Soit ! disent les grincheux, les violens, les rapaces qui convoitent leurs terres, donnons-leur force dégoûts ; nous les contraindrons à s’en aller, et s’ils ne s’en vont pas, peut-être les verrons-nous disparaître peu à peu, comme les Peaux-Rouges ont disparu au contact des Yankees. » C’est encore une illusion. Les musulmans arabes ont une étonnante faculté d’endurance, ils sont capables de beaucoup pâtir, de tout supporter sans en mourir. Loin de disparaître, ils font beaucoup plus d’enfans que nous, et cette race féconde multiplie d’année en année.
 
Que faut-il donc faire ? Tout d’abord, dit M. de Castries, renonçons à nous les assimiler. « Au fond, ajoute-t-il, cette assimilation flatte
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surtout notre goût déplorable pour l’uniformité ; tout fonctionnaire rêve d’une Algérie qui, malgré son sol, son climat et sa population, serait absolument semblable à la métropole. » Les musulmans verront toujours en nous des étrangers ; eh ! qu’importe, pourvu qu’ils soient inoffensifs et que de plus en plus ils se laissent persuader de travailler pour nous, de se rendre utiles à nos colons. C’est par la politique des bons procédés que nous les amènerons peu à peu à accepter leur sort. Délivrons-nous de la manie que nous avons de vouloir rendre les gens heureux non à leur façon, mais à la nôtre. « Si nos gouvernans veulent étudier cette population indigène qu’ils connaissent si mal, si leurs efforts tendent à satisfaire quelques-unes de ses aspirations, à alléger quelques-unes de ses charges, elle cessera d’être un danger, et la colonisation trouvera en elle son plus précieux auxiliaire. »
 
Surtout appliquons-nous à les comprendre. Je sais que les Arabes de la Régence sont plus faciles à conduire que leurs frères de l’Occident, mais s’ils nous ont donné si peu d’ennuis, cela tient aussi à ce que dès le début nous leur avons envoyé des hommes très intelligens, capables de les comprendre et de les apprivoiser. Il y a peu d’années, à Kairouan, M. Tochon, pour qui la langue du Coran et l’âme arabe n’ont point de secrets, et qui était alors contrôleur civil de la cité sainte, me racontait que des conférences religieuses avaient eu lieu dans la mosquée principale et qu’à sa vive surprise on l’avait invité à y prendre part. Son tour venu, il avait lu quelques versets du Coran, en les accompagnant d’un commentaire, et son auditoire l’avait écouté avec une respectueuse attention. On se disait : « Ce chrétien mérite d’être entendu ; il comprend Mahomet. »
 
M. de Castries, lui aussi, a compris Mahomet ; et son livre, j’en suis sûr, sera goûté par les esprits ouverts et libres. L’''Islam'' a paru en temps opportun puisqu’un comité, dans lequel figurent de bons catholiques, s’occupe de construire une mosquée à Paris. C’est un projet louable, inspiré à la fois par un sentiment d’humanité et par une vue juste de nos vrais intérêts. Bourdaloue reprochait au jansénisme de prêcher « un Christ aux bras étroits. » Comme le zèle religieux, la science et la politique ont leurs préjugés, dieux intolérans et jaloux, qui n’aiment pas à ouvrir leurs bras : ce sont de mauvais patrons pour un peuple qui a des colonies. Toute nation qui aspire à se répandre jusqu’aux extrémités de la terre est tenue d’élargir son esprit et son cœur.
 
 
G. VALBERT.