« Sur l’éducation des enfants » : différence entre les versions

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[9] De même que je recommande de ne prendre rien plus à cœur que l'éducation des enfants, de même aussi je déclare qu'il faut s'attacher à leur en donner une qui soit pure et saine, et les écarter le plus loin possible des billevesées d'apparat. Vouloir plaire à la multitude, c'est déplaire aux gens éclairés; et j'ai pour appuyer mon dire ces vers d'Euripide : "A parler en public je perds tout avantage. C'est entre peu d'amis, entre gens de mon âge, Que j'ai quelque mérite ; et d'autres, au rebours, Peu goûtés des savants, réussissent toujours Près de la multitude ...." Je vois, pour ma part, que ceux qui ont la prétention d'être des orateurs agréés et aimés des foules deviennent le plus souvent des hommes d'habitudes vicieuses et des débauchés. Et véritablement cela se conçoit. Car si pour en amuser d'autres ils négligent ce qui est honnête, bien moins encore sacrifieront-ils leur sensualité et leur mollesse à la droite et saine raison, bien moins encore poursuivront-ils les voies de la sagesse au lieu de rechercher le plaisir. A cet égard, quel enseignement utile donnerons-nous aux enfants ? A quelle méthode salutaire leur recommanderons-nous de s'attacher? Il est important de ne jamais parler, de ne jamais agir à l'aventure. Comme dit le proverbe : «Difficile est le beau» . Mais le discours des gens qui parlent sans préparation est essentiellement léger et de mauvais aloi; ils ne savent ni par où il faut commencer ni par où il faut finir. Sans que j'énumère leurs autres défauts, les parleurs qui improvisent tombent dans une intempérance extrême de langage et dans des redites continuelles. C'est grâce à la réflexion que l'on ne permet pas au discours de s'étendre au delà de justes limites. Une tradition nous apprend que souvent Périclès, quand le peuple l'appelait à la tribune, se montrait rebelle à cette invitation et disait qu'il n'était pas préparé. Pareillement Démosthène, qui se piquait de l'imiter dans sa conduite politique, résistait aux Athéniens quand ils lui demandaient son avis : «Je ne suis point préparé», disait-il également. Du reste, c'est là peut-être une tradition sans autorité et fabriquée à plaisir. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que le même orateur dans sa harangue contre Midias, établit d'une manière évidente l'utilité de la préparation. Voici ses paroles : «Je déclare, ô Athéniens, que j'ai médité ; et je ne ferai pas difficulté d'avouer que ma harangue a été préparée par moi avec tout le soin que je pouvais y apporter. Je serais un misérable si, dans la série d'assauts que je soutiens et que j'ai soutenus, je négligeais l'étude de ce que j'ai à dire en pareille circonstance". Prétendrai-je, pour cela, déprécier complétement la facilité d'improvisation, ou bien voudrai-je que l'on ne pratique pas cet exercice sur des matières d'une véritable valeur ? Non, certes. Mais je tiens qu'il faut en user comme on ferait d'un médicament; et je suis d'avis que l'on s'interdise tout discours improvisé avant d'avoir atteint l'âge viril. Quand une fois on aura bien affermi son talent, alors, selon la nécessité des conjonctures, il conviendra de se donner une liberté plus grande dans l'usage de la parole. En effet, comme les gens qui ont eu les pieds longtemps chargés de fers et qu'on en débarrasse ensuite, ne peuvent marcher à cause de leur longue habitude d'être enchaînés et n'avancent qu'en chancelant, ainsi ceux qui pendant longtemps ont resserré leurs discours, n'en conservent pas moins, s'il leur faut parler une fois d'abondance, le même caractère d'élocution. Mais permettre que dès l'enfance on s'habitue à improviser, c'est ouvrir la barrière au bavardage le plus vain. On rapporte qu'un méchant peintre ayant montré un tableau à Apelle, se mit à dire : «Je l'ai peint tout à l'heure". A quoi Apelle fit cette réponse : «Quand tu ne me l'aurais pas dit, je vois assez qu'il a été barbouillé à la hâte; et je m'étonne que tu n'en aies pas fait un plus grand nombre de semblables". De même, donc, que je recommanderai, car j'en reviens à mon sujet, d'éviter une diction théâtrale et maladroitement tragique, de même je proscris la trivialité, la bassesse du débit, et j'avertis qu'on ait à s'en garder soigneusement. Car si l'une, dans son emphase, s'approprie mal aux affaires publiques, l'autre, dans son humilité, ne porte jamais coup; et comme le corps doit être non seulement bien portant, mais encore de bonne constitution, de même il faut que non seulement le discours soit exempt de défauts, mais aussi qu'il soit fort et robuste. Ce qui présente des conditions de sûreté, on se contente de le louer; mais ce qui est d'une exécution périlleuse force, en outre, l'admiration. C'est justement ce que je pense des dispositions de l'âme. Je demande que l'âme ne soit ni téméraire, ce qui tient de l'imprudence, ni lâche et tremblante, ce qui tient de la servilité : le talent, la perfection, c'est de suivre en tout un juste milieu. Je veux, pendant que je traite encore de l'instruction, épuiser ce que je pense sur cet exercice de la parole. N'avoir à sa disposition qu'un genre uniforme de style, me semble d'abord l'indice non douteux d'un esprit insuffisamment cultivé; ensuite, j'estime que la pratique d'études trop spéciales est fastidieuse et de tout point peu durable. Car en toute chose l'uniformité affadit et répugne, tandis que la variété intéresse; et cet effet se produit dans tout le reste, lorsque, par exemple, il s'agit de l'ouïe ou de la vue.
 
[10] Il faut donc qu'un enfant de condition libre ne reste étranger, ni par les oreilles, ni par les yeux, à aucune des autres connaissances dont le cercle forme une instruction complète. llIl doit les apprendre en courant, comme pour y goûter, car il est impossible d'être complet en tout; mais c'est de la philosophie qu'il devra faire profession. Je puis au moyen d'une image exposer nettement ma pensée. Ainsi, il est intéressant d'avoir abordé dans beaucoup de villes, mais il est avantageux de fixer son séjour dans celle dont le régime est le meilleur. Le philosophe Bion disait aussi avec finesse, que, comme les prétendants de Pénélope ne pouvant obtenir ses faveurs s'en consolaient dans les bras de ses suivantes, de même ceux qui sont incapables d'atteindre à la philosophie se déssèchentdessèchent sur les autres études qui n'ont pas de valeur. Il faut donc faire, en quelque sorte, de la philosophie l'objet capital entre les autres branches de l'instruction. En effet, pour le soin du corps, les hommes ont créé deux sciences, la médecine et la gymnastique, dont l'une nous maintient en bonne santé, l'autre nous assure une bonne constitution; mais contre les infirmités et les maladies de l'âme il n'y a qu'un remède : c'est la philosophie. Par elle et avec elle il est donné de connaître ce qui est beau, ce qui est honteux, ce qui est juste, ce qui est injuste, ce qu'il faut généralement préférer, ce que l'on doit fuir, comment on doit se conduire à l'égard des dieux, de ses parents, des vieillards, des lois, des étrangers, de ses supérieurs, de ses amis, de sa femme, de ses enfants, de ses domestiques. Elle prescrit d'adorer les dieux, d'honorer ses parents, de respecter les vieillards, de se soumettre aux lois, d'obéir aux magistrats, de chérir ses amis, d'être sage et réservé avec sa femme, tendre avec ses enfants, exempt d'insolence avec ses esclaves, et, ce qui est le plus important, de ne se laisser ni enivrer par la prospérité, ni abattre par le malheur, de n'être ni dissolu dans ses plaisirs, ni emporté dans la colère jusqu'à devenir une bête furieuse. Voilà, de tous les privilégesprivilèges que constitue la philosophie, ceux que je regarde comme les plus précieux, En effet, jouir noblement de la bonne fortune est naturel à une âme bien née, mais en jouir sans exciter l'envie c'est le propre d'un homme qui sait se modérer. Pouvoir par la raison triompher des plaisirs appartient aux sages, mais dominer sa colère n'est pas donné au premier venu. Je regarde comme accomplis les hommes qui sont capables d'allier les talents politiques à la philosophie et de les réunir en eux; et j'estime qu'ils ont atteint à la possession de deux avantages très grands : leur existence est à la fois utile à leur patrie, grâce à leurs talents administratifs, et pleine de calme et de sérénité, grâce à leur pratique de la philosophie. Il y a, en effet, trois espèces de vies : la vie d'action, la vie contemplative, et la vie de jouissances. Celui qui se livre aux plaisirs au point d'en être l'esclave, montre une âme abjecte et bestiale. L'homme absorbé dans la pratique des affaires sans posséder la philosophie, manque de culture et commet beaucoup de fautes. Le contemplateur, qui n'entend rien à la politique, n'est d'aucune utilité. Il faut donc vaquer, autant que possible, au soin des affaires de l'État et tout ensemble pratiquer la philosophie selon la mesure que permettent les circonstances. Ainsi entendaient la vie publique Périclès, Archytas de Tarente, Dion de Syracuse, Epaminondas de Thèbes; et ces deux derniers étaient des familiers de Platon. Touchant l'instruction, je n'ai rien, que je sache, à ajouter de plus. Mais, outre ce que j'ai dit, il sera utile ou plutôt indispensable de ne pas apporter, non plus, de l'indifférence à l'acquisition d'écrits anciens. Il faut même en faire des recueils, comme en agriculture on s'approvisionne d'outils; car, de la même manière, les outils de la science ce sont les livres; et l'on a occasion de reconnaître que l'instruction en découle comme d'une source.
 
[11] Il est utile aussi de ne pas négliger les luttes du corps. Qu'on envoie les enfants chez le gymnaste ; qu'ils s'y fatiguent aux exercices, autant qu'il le faut pour acquérir à la fois la grâce des mouvements et la vigueur. Les assises d'une belle vieillesse, c'est la bonne constitution physique préparée dès l'enfance. De même que quand le temps est calme il faut tout disposer en prévision de la tempête, de même l'on doit, par la régularité et la tempérance du jeune âge, se réserver des ressources pour la vieillesse. Toutefois il faut ménager la fatigue physique des enfants, de manière à ne pas les épuiser et à ne pas les rendre incapables de s'occuper de leur instruction. Car, suivant Platon, «sommeils et fatigues sont les ennemis des sciences». Mais pourquoi ces digressions ? Hâtons-nous d'exposer ce qui résume le plus succinctement tout ce que j'ai dit. Il faut exercer les enfants aux combats militaires, les briser au maniement du javelot, de la flèche, à la chasse des bêtes sauvages : car dans les combats les biens des vaincus sont des prix offerts aux vainqueurs. La guerre ne s'accommode pas de la constitution de corps qui aient végété à l'ombre ; au contraire, un seul soldat fluet et maigre, habitué aux luttes stratégiques, culbute des phalanges d'athlètes étrangers à la guerre. Mais quoi ! dira ici quelqu'un : vous avez promis de donner des conseils touchant l'éducation des enfants de condition libre, et voilà que, négligeant d'une façon visible celle des enfants du peuple et de la classe pauvre, vous persistez à n'adresser vos préceptes qu'aux fils des riches. A cette objection la réponse n'est pas difficile. Je voudrais de grand cœur que mes instructions fussent utiles à tous, sans excepter qui que ce soit; mais si quelques-uns, par insuffisance personnelle de ressources, sont incapables de profiter des préceptes que je donne, c'est la fortune qu'ils doivent accuser et non pas celui qui offre des conseils. En tout cas donner à ses enfants, dans la mesure du possible, la direction la meilleure, est un devoir pour les pères, même pour ceux qui sont pauvres; sinon, ils leur doivent au moins celle qui se trouve à leur portée. Maintenant que du surcroît de cette réflexion j'ai chargé cet endroit de mon discours, je reprends, sans plus m'interrompre, la série des choses qui me restent à dire sur la bonne éducation des jeunes gens.
 
[12] C'est ainsi que j'ai une autre recommandation à faire. Il faut amener les enfants à la pratique du bien par des exhortations, des paroles, et non pas, grands dieux ! par des coups et des mauvais traitements : (je passe sous silence l'indignité d'un pareil système, applicable plutôt à des es- clavesesclaves qu'à des jeunes gens de condition libre). A ce régime l'enfant devient comme hébété, et il prend le travail en horreur, tant à cause de la souffrance des coups qu'à la suite des humiliations. La louange et le blâme sont plus efficaces que tous sévices sur des enfants de condition libre. La louange les encourage au bien, le blâme les détourne de ce qui est honteux. Il faut, par l'emploi successif et varié des réprimandes et des éloges, tantôt leur faire honte en les reprenant s'ils se laissent aller à la présomption, tantôt les relever par des encouragements. Ainsi le pratiquent les nourrices, qui, après avoir fait pleurer les petits enfants, leur présentent ensuite le sein pour les consoler. Il ne faut pas, non plus, les enorgueillir et les gonfler par des éloges ; car l'excès des louanges les rend insolents et les énerve.
 
[13] Autre chose : j'ai vu certains pères qui, à force d'aimer leurs enfants, en étaient venus à ne les aimer point. Que veux-je dire en parlant ainsi ? Un exemple rendra plus claire ma pensée. Dans leur ardent désir de voir promptement leurs fils être les premiers en tout, ils leur imposent un travail qui n'a pas de proportion, sous lequel ils succombent découragés ; et d'ailleurs, accablés par l'excès de la fatigue, ils ne reçoivent plus l'instruction avec docilité. Eh bien, comme les végétaux se développent si on les arrose modérément, mais que trop d'eau les étouffe, de même l'esprit s'accroît par des études mesurées, mais il est comme noyé sous des travaux excessifs. Il faut donc qu'on laisse les enfants reprendre haleine, loin de les occuper sans relâche. Que l'on y réfléchisse : toute l'existence est une alternative de repos et de travail ; et c'est dans ce but que non seulement l'état de veille, mais encore le sommeil a été institué par le Créateur. Il n'y a pas uniquement guerre : il y a paix aussi; non uniquement tempête, mais aussi calme; non uniquement labeur actif, mais aussi jours fériés. Pour le dire en un mot, le repos est l'assaisonnement du travail. Et ce n'est pas chez les seuls êtres vivants que l'on voit cet effet se produire, c'est aussi dans les objets inanimés; car nous relâchons les cordes des arcs et des lyres, afin de pouvoir les tendre de nouveau. D'une manière générale, la santé du corps s'entretient par une alternative de besoin et de satiété, celle de l'âme, par le relâche combiné avec le travail. Il y a lieu de blâmer certains pères qui, après avoir confié leurs enfants à des précepteurs et à des maîtres, ne s'occupent absolument plus de voir ou d'entendre par eux-mêmes comment on les instruit. C'est un tort sans excuse. Il faut qu'à peu de jours d'intervalle les uns des autres ils s'assurent des progrès de leurs enfants, et qu'ils ne s'en reposent pas, pour ce qui concerne de si chères espérances, sur les dispositions d'instituteurs mercenaires. Et d'ailleurs, ceux-ci ne donneront que plus de soins à leurs élèves, quand ils auront à chaque instant des comptes à rendre. C'est ici le lieu d'appliquer le bon mot de l'écuyer : «rien n'engraisse aussi bien le cheval que l'oeil du Roi». Ce qu'il faut surtout exercer et fortifier par l'habitude chez les enfants, c'est la mémoire. Elle est comme le trésor de la science. Aussi la fable dit-elle que la mère des Muses est Mnémosyne : donnant à comprendre par cet emblêmeemblème, que rien n'est plus capable que la mémoire de féconder et nourrir l'esprit. Cette faculté doit donc être exercée dans deux cas différents, et lorsque les enfants ont naturellement de la facilité à retenir, et lorsque au contraire ils oublient vite. Nous ajouterons ainsi au bienfait de la nature, et nous suppléerons à son insuffisance ; ceux qui sont bien doués surpasseront leurs camarades, les autres se surpasseront eux-mêmes : car c'est une belle parole que celle d'Hésiode: "Que peu s'ajoute à peu, mais s'ajoute sans cesse, Sous nos mains à la longue un vaste amas se dresse". Ainsi donc les pères n'oublieront pas non plus cette vérité, que les soins donnés à la mémoire durant les études contribuent non seulement à l'intructionl’instruction, mais encore, pour une part qui n'est pas minime, au succès des affaires dans le monde : car le souvenir des choses passées devient un exemple, lorsqu'il s'agit de prendre des décisions sages en vue de l'avenir.
 
[14] Il faut aussi détourner les enfants des conversations déshonnêtes. "Le langage est l'ombre des actions", disait Démocrite. On s'attachera également à ce qu'ils soient prévenants et affectueux dans leurs paroles. Car autant les caractères manquant d'affabilité méritent d'exciter la répulsion, autant les enfants seront sûrs de ne pas se faire détester de ceux avec qui ils vivent s'ils se gardent d'être intraitables dans les discussions. Ce n'est pas seulement le triomphe qui est beau: il est également honorable de savoir succomber là où le triomphe pourrait avoir des conséquences fâcheuses et deviendrait véritablement une autre victoire à la Cadmus. Je puis produire pour garant de ce que j'avance une citation du sage Euripide : "« Entre interlocuteurs dont l'un est en colère Quel est le plus sensé ? Celui qui se modère" ». Restent d'autres considérations aussi importantes qu'aucune de celles que j'ai exposées, et qui, même, réclament davantage l'attention des jeunes gens : je dois les développer. Il faut qu'ils s'exercent à vivre sans mollesse ; qu'ils retiennent leur langue; qu'ils maîtrisent leur colère; qu'ils gardent leurs mains nettes. Combien chacun de ces préceptes a d'importance, c'est ce qui vaut la peine d'être examiné; et des exemples le feront reconnaître plus clairement. Ainsi, pour commencer par la dernière des recommandations que je viens d'énumérer, quelques personnages ayant porté la main sur des proies illégitimes ont perdu la gloire de leur vie antérieure. Témoin Gylippe le Lacédémonien, qui ouvrit les sacs où était contenu l'argent du trésor public. et qui, condamné au bannissement, fut chassé de Sparte. Résister à la tentation de se mettre en colère est le propre du sage. Voyez Socrate. Un jeune insolent, d'une perversité inconcevable, lui avait donné des coups de pied; il vit que ceux qui l'entouraient étaient indignés et trépignaient au point de vouloir poursuivre l'agresseur. «Seriez-vous donc d'avis, dit-il, au cas où un âne m'aurait lancé des ruades, que je lui en rendisse à mon tour ?" » Du reste, l'autre n'en fut pas complétement quitte à si bon marché. Tout le monde l'accablant de reproches et l'appelant «l'homme aux ruades», il se pendit. Aristophane, quand il représenta ses Nuées, fit pleuvoir sur le même Socrate toutes les injures imaginables. Pendant que le sage était ainsi joué sur la scène, un des assistants lui dit : « Tu ne t'indignes pas, ô Socrate? — Non pas, en vérité, répondit-il : le théâtre me semble un grand festin où je suis le point de mire des railleurs ». On reconnaîtra une similitude et une concordance parfaite avec ces principes dans ce que firent Archytas de Tarente et Platon. Le premier, revenu d'une expédition militaire qu'il avait commandée, trouva son champ tout en friche. Il appela celui à qui le soin en avait été confié. «Je t'aurais fait pousser de beaux cris, lui dit-il, si je n'étais tellement fort en colère». Pour Platon, étant furieux contre un esclave gourmand et incorrigible, il appela Speusippe, le fils de sa sœur. «Sors avec ce misérable, lui dit-il, et administre-lui une correction : car moi, je suis trop irrité». Une pareille modération est bien difficile, pourra-t-on dire, et il n'est pas aisé de suivre de tels exemples. Je le sais comme un autre. Ce n'est donc que dans la mesure de ses moyens qu'il faut essayer de les mettre à profit, afin de réprimer en soi les excès d'une colère outrée qui peut aller jusqu'à la folie. Pour le reste non plus, nous ne pouvons rivaliser avec de tels modèles, soit en expérience, soit en vertus; mais nous n'en devons pas moins nous constituer, en quelque sorte, les prêtres et les desservants de ces illustres personnages comme s'ils étaient des êtres divins; nous devons entreprendre de les imiter en ce qui nous est possible et recueillir leurs exemples". Il faut maîtriser sa langue : c'est, d'entre les prescriptions énumérées par moi, celle qui me reste à développer. Regarder ce précepte comme une puérilité sans importance, ce serait commettre une erreur des plus graves. Le silence observé à propos est un acte de sagesse qui vaut mieux que toutes les paroles du monde; et, selon moi, les anciens en fondant des initiations mystiques ont voulu que la réserve et la crainte apportée aux cérémonies religieuses nous habituât à la discrétion que réclament les affaires humaines. Jamais on ne s'est repenti d'être resté muet; et combien de gens, au contraire, ont eu à gémir de leur loquacité ! Révéler ce qui avait été mis sous le sceau du silence est chose facile, mais reprendre ce qu'on a dit est impossible. Je sais pour ma part, les ayant entendu citer, des milliers de catastrophes produites par l'intempérance de la langue. Pour laisser de côté toutes les autres, je ne mentionnerai qu'une ou deux d'entre elles, à titre d'exemples. Ptolémée Philadelphe ayant épousé sa sœur Arsinoé, Sotadès s'avisa de dire : "Vers un trou non permis ton aiguillon se porte". Durant plusieurs années il pourrit dans une prison, subissant pour son bavardage intempestif un châtiment qu'on ne saurait désapprouver ; et après en avoir fait rire d'autres, il pleura lui-même bien longtemps. L'indiscrétion et le sort du sophiste Théocrite peuvent le disputer à cet exemple et marcher de front avec lui; son supplice fut même beaucoup plus terrible. Alexandre avait ordonné aux Grecs de préparer des habits de pourpre, afin que quand il serait de retour ils assistassent à des sacrifices offerts en l'honneur de victoires par lui remportées sur les Barbares. Les peuples fournirent, par une contribution personnelle, l'argent nécessaire à cette dépense. Théocrite dit alors : «Auparavant j'hésitais sur le sens de certain mot d'Homère; mais aujourd'hui je comprends à merveille ce que veut dire la mort de pourpre». Par ces paroles il se fit un ennemi d'Alexandre. Le même Théocrite s'étant moqué de la difformité d'Antigone, roi de Macédoine, à qui il manquait un oeil, excita chez ce prince une colère démesurée. Antigone lui avait envoyé son premier maître d'hôtel, Entropion, qui se trouvait occuper une charge à la cour; et celui-ci devait inviter Théocrite à venir près du roi pour lui rendre des comptes en recevant les siens. Eutropion s'acquitta du message et alla plusieurs fois le trouver. "Je sais bien, Théocrite, que tu veux me servir tout crû au Cyclope.» C'était insulter l'un parce qu'il était borgne, l'autre parce qu'on voyait en lui un cuisinier. «Eh bien, lui répondit Eutropion, tu ne garderas pas ta tête : tu payeras la peine de cette légèreté de langue et de cette folie ». Il rapporta donc le propos au roi, et celui-ci envoya mettre à mort Théocrite. Mais par-dessus toutes ces recommandations, une des plus sacrées c'est d'habituer les enfants à dire ce qui est vrai, car le mensonge a quelque chose de servile. Il mérite d'être détesté par tous les hommes, et n'est pas même pardonnable chez des esclaves qui gardent quelque mesure.
 
[15] Tout ce que j'ai exposé jusqu'ici dans l'intérêt de la convenance et de la sagesse indispensables aux enfants, je l'ai développé sans avoir un instant éprouvé le moindre trouble et la moindre hésitation. Pour ce qui me reste à dire je me sens frappé d'incertitude, et je flotte irrésolu. Je laisse pencher la balance tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, sans pouvoir me décider. En raison même du sujet, ma répugnance est extrême à conseiller ou à dissuader. Il faut, pourtant, que j'aie le courage d'aborder cette matière. La question est celle-ci: doit-on laisser ceux qui professent l'amour des garçons, vivre avec eux et les fréquenter; ou, au rebours, convient-il de les écarter de ce commerce avec les enfants et de le leur interdire? Quand mes yeux se portent sur ces pères dont la sévérité, la rigidité, va jusqu'à la rudesse, qui, en raison des outrages que pourrait subir la pudeur de leurs fils, redoutent de les exposer à la fréquentation des amoureux, je crains de me constituer l'avocat et le partisan de semblables commerces. Mais lorsque, d'autre part, je songe à Socrate, à Platon, à Xénophon, à Eschine, à Cébès, à toute la pléiade de ces hommes illustres qui ont approuvé l'amour des garçons, et qui ont dirigé les progrès de leurs jeunes amis dans les sciences, dans les affaires publiques, dans les vertus privées, je me trouve être d'un avis différent, et je me range du côté de pareils hommes. Un témoignage en faveur de cette dernière opinion, ce sont ces deux vers d'Euripide : "D'un autre amour encor les mortels font usage, Que ne repousse point une âme juste et sage". Je ne dois pas omettre non plus ces paroles de Platon, qui présentent une pensée à la fois agréable et sérieuse : «Il faut, dit-il, permettre à ceux qui se sont distingués par quelque action éclatante d'aimer qui il leur plaira parmi les beaux garçons". Toutefois il conviendra d'écarter ceux qui ne seront passionnés que pour la beauté corporelle, et l'on n'admettra absolument que ceux qui seront amoureux de l'âme. Les amours tels qu'on les voit se pratiquer à Thèbes, dans Élis, méritent qu'on les fuie, aussi bien que les rapts à la Crétoise. Les amours de garçons, tels qu'ils existent chez les Athéniens et les Spartiates, peuvent être suivis et imités.