« Sur l’éducation des enfants » : différence entre les versions
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[9] De même que je recommande de ne prendre rien plus à cœur que l'éducation des enfants, de même aussi je déclare qu'il faut s'attacher à leur en donner une qui soit pure et saine, et les écarter le plus loin possible des billevesées d'apparat. Vouloir plaire à la multitude, c'est déplaire aux gens éclairés; et j'ai pour appuyer mon dire ces vers d'Euripide : "A parler en public je perds tout avantage. C'est entre peu d'amis, entre gens de mon âge, Que j'ai quelque mérite ; et d'autres, au rebours, Peu goûtés des savants, réussissent toujours Près de la multitude ...." Je vois, pour ma part, que ceux qui ont la prétention d'être des orateurs agréés et aimés des foules deviennent le plus souvent des hommes d'habitudes vicieuses et des débauchés. Et véritablement cela se conçoit. Car si pour en amuser d'autres ils négligent ce qui est honnête, bien moins encore sacrifieront-ils leur sensualité et leur mollesse à la droite et saine raison, bien moins encore poursuivront-ils les voies de la sagesse au lieu de rechercher le plaisir. A cet égard, quel enseignement utile donnerons-nous aux enfants ? A quelle méthode salutaire leur recommanderons-nous de s'attacher? Il est important de ne jamais parler, de ne jamais agir à l'aventure. Comme dit le proverbe : «Difficile est le beau» . Mais le discours des gens qui parlent sans préparation est essentiellement léger et de mauvais aloi; ils ne savent ni par où il faut commencer ni par où il faut finir. Sans que j'énumère leurs autres défauts, les parleurs qui improvisent tombent dans une intempérance extrême de langage et dans des redites continuelles. C'est grâce à la réflexion que l'on ne permet pas au discours de s'étendre au delà de justes limites. Une tradition nous apprend que souvent Périclès, quand le peuple l'appelait à la tribune, se montrait rebelle à cette invitation et disait qu'il n'était pas préparé. Pareillement Démosthène, qui se piquait de l'imiter dans sa conduite politique, résistait aux Athéniens quand ils lui demandaient son avis : «Je ne suis point préparé», disait-il également. Du reste, c'est là peut-être une tradition sans autorité et fabriquée à plaisir. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que le même orateur dans sa harangue contre Midias, établit d'une manière évidente l'utilité de la préparation. Voici ses paroles : «Je déclare, ô Athéniens, que j'ai médité ; et je ne ferai pas difficulté d'avouer que ma harangue a été préparée par moi avec tout le soin que je pouvais y apporter. Je serais un misérable si, dans la série d'assauts que je soutiens et que j'ai soutenus, je négligeais l'étude de ce que j'ai à dire en pareille circonstance". Prétendrai-je, pour cela, déprécier complétement la facilité d'improvisation, ou bien voudrai-je que l'on ne pratique pas cet exercice sur des matières d'une véritable valeur ? Non, certes. Mais je tiens qu'il faut en user comme on ferait d'un médicament; et je suis d'avis que l'on s'interdise tout discours improvisé avant d'avoir atteint l'âge viril. Quand une fois on aura bien affermi son talent, alors, selon la nécessité des conjonctures, il conviendra de se donner une liberté plus grande dans l'usage de la parole. En effet, comme les gens qui ont eu les pieds longtemps chargés de fers et qu'on en débarrasse ensuite, ne peuvent marcher à cause de leur longue habitude d'être enchaînés et n'avancent qu'en chancelant, ainsi ceux qui pendant longtemps ont resserré leurs discours, n'en conservent pas moins, s'il leur faut parler une fois d'abondance, le même caractère d'élocution. Mais permettre que dès l'enfance on s'habitue à improviser, c'est ouvrir la barrière au bavardage le plus vain. On rapporte qu'un méchant peintre ayant montré un tableau à Apelle, se mit à dire : «Je l'ai peint tout à l'heure". A quoi Apelle fit cette réponse : «Quand tu ne me l'aurais pas dit, je vois assez qu'il a été barbouillé à la hâte; et je m'étonne que tu n'en aies pas fait un plus grand nombre de semblables". De même, donc, que je recommanderai, car j'en reviens à mon sujet, d'éviter une diction théâtrale et maladroitement tragique, de même je proscris la trivialité, la bassesse du débit, et j'avertis qu'on ait à s'en garder soigneusement. Car si l'une, dans son emphase, s'approprie mal aux affaires publiques, l'autre, dans son humilité, ne porte jamais coup; et comme le corps doit être non seulement bien portant, mais encore de bonne constitution, de même il faut que non seulement le discours soit exempt de défauts, mais aussi qu'il soit fort et robuste. Ce qui présente des conditions de sûreté, on se contente de le louer; mais ce qui est d'une exécution périlleuse force, en outre, l'admiration. C'est justement ce que je pense des dispositions de l'âme. Je demande que l'âme ne soit ni téméraire, ce qui tient de l'imprudence, ni lâche et tremblante, ce qui tient de la servilité : le talent, la perfection, c'est de suivre en tout un juste milieu. Je veux, pendant que je traite encore de l'instruction, épuiser ce que je pense sur cet exercice de la parole. N'avoir à sa disposition qu'un genre uniforme de style, me semble d'abord l'indice non douteux d'un esprit insuffisamment cultivé; ensuite, j'estime que la pratique d'études trop spéciales est fastidieuse et de tout point peu durable. Car en toute chose l'uniformité affadit et répugne, tandis que la variété intéresse; et cet effet se produit dans tout le reste, lorsque, par exemple, il s'agit de l'ouïe ou de la vue.
[10] Il faut donc qu'un enfant de condition libre ne reste étranger, ni par les oreilles, ni par les yeux, à aucune des autres connaissances dont le cercle forme une instruction complète.
[11] Il est utile aussi de ne pas négliger les luttes du corps. Qu'on envoie les enfants chez le gymnaste ; qu'ils s'y fatiguent aux exercices, autant qu'il le faut pour acquérir à la fois la grâce des mouvements et la vigueur. Les assises d'une belle vieillesse, c'est la bonne constitution physique préparée dès l'enfance. De même que quand le temps est calme il faut tout disposer en prévision de la tempête, de même l'on doit, par la régularité et la tempérance du jeune âge, se réserver des ressources pour la vieillesse. Toutefois il faut ménager la fatigue physique des enfants, de manière à ne pas les épuiser et à ne pas les rendre incapables de s'occuper de leur instruction. Car, suivant Platon, «sommeils et fatigues sont les ennemis des sciences». Mais pourquoi ces digressions ? Hâtons-nous d'exposer ce qui résume le plus succinctement tout ce que j'ai dit. Il faut exercer les enfants aux combats militaires, les briser au maniement du javelot, de la flèche, à la chasse des bêtes sauvages : car dans les combats les biens des vaincus sont des prix offerts aux vainqueurs. La guerre ne s'accommode pas de la constitution de corps qui aient végété à l'ombre ; au contraire, un seul soldat fluet et maigre, habitué aux luttes stratégiques, culbute des phalanges d'athlètes étrangers à la guerre. Mais quoi ! dira ici quelqu'un : vous avez promis de donner des conseils touchant l'éducation des enfants de condition libre, et voilà que, négligeant d'une façon visible celle des enfants du peuple et de la classe pauvre, vous persistez à n'adresser vos préceptes qu'aux fils des riches. A cette objection la réponse n'est pas difficile. Je voudrais de grand cœur que mes instructions fussent utiles à tous, sans excepter qui que ce soit; mais si quelques-uns, par insuffisance personnelle de ressources, sont incapables de profiter des préceptes que je donne, c'est la fortune qu'ils doivent accuser et non pas celui qui offre des conseils. En tout cas donner à ses enfants, dans la mesure du possible, la direction la meilleure, est un devoir pour les pères, même pour ceux qui sont pauvres; sinon, ils leur doivent au moins celle qui se trouve à leur portée. Maintenant que du surcroît de cette réflexion j'ai chargé cet endroit de mon discours, je reprends, sans plus m'interrompre, la série des choses qui me restent à dire sur la bonne éducation des jeunes gens.
[12] C'est ainsi que j'ai une autre recommandation à faire. Il faut amener les enfants à la pratique du bien par des exhortations, des paroles, et non pas, grands dieux ! par des coups et des mauvais traitements : (je passe sous silence l'indignité d'un pareil système, applicable plutôt à des
[13] Autre chose : j'ai vu certains pères qui, à force d'aimer leurs enfants, en étaient venus à ne les aimer point. Que veux-je dire en parlant ainsi ? Un exemple rendra plus claire ma pensée. Dans leur ardent désir de voir promptement leurs fils être les premiers en tout, ils leur imposent un travail qui n'a pas de proportion, sous lequel ils succombent découragés ; et d'ailleurs, accablés par l'excès de la fatigue, ils ne reçoivent plus l'instruction avec docilité. Eh bien, comme les végétaux se développent si on les arrose modérément, mais que trop d'eau les étouffe, de même l'esprit s'accroît par des études mesurées, mais il est comme noyé sous des travaux excessifs. Il faut donc qu'on laisse les enfants reprendre haleine, loin de les occuper sans relâche. Que l'on y réfléchisse : toute l'existence est une alternative de repos et de travail ; et c'est dans ce but que non seulement l'état de veille, mais encore le sommeil a été institué par le Créateur. Il n'y a pas uniquement guerre : il y a paix aussi; non uniquement tempête, mais aussi calme; non uniquement labeur actif, mais aussi jours fériés. Pour le dire en un mot, le repos est l'assaisonnement du travail. Et ce n'est pas chez les seuls êtres vivants que l'on voit cet effet se produire, c'est aussi dans les objets inanimés; car nous relâchons les cordes des arcs et des lyres, afin de pouvoir les tendre de nouveau. D'une manière générale, la santé du corps s'entretient par une alternative de besoin et de satiété, celle de l'âme, par le relâche combiné avec le travail. Il y a lieu de blâmer certains pères qui, après avoir confié leurs enfants à des précepteurs et à des maîtres, ne s'occupent absolument plus de voir ou d'entendre par eux-mêmes comment on les instruit. C'est un tort sans excuse. Il faut qu'à peu de jours d'intervalle les uns des autres ils s'assurent des progrès de leurs enfants, et qu'ils ne s'en reposent pas, pour ce qui concerne de si chères espérances, sur les dispositions d'instituteurs mercenaires. Et d'ailleurs, ceux-ci ne donneront que plus de soins à leurs élèves, quand ils auront à chaque instant des comptes à rendre. C'est ici le lieu d'appliquer le bon mot de l'écuyer : «rien n'engraisse aussi bien le cheval que l'oeil du Roi». Ce qu'il faut surtout exercer et fortifier par l'habitude chez les enfants, c'est la mémoire. Elle est comme le trésor de la science. Aussi la fable dit-elle que la mère des Muses est Mnémosyne : donnant à comprendre par cet
[14] Il faut aussi détourner les enfants des conversations déshonnêtes. "Le langage est l'ombre des actions", disait Démocrite. On s'attachera également à ce qu'ils soient prévenants et affectueux dans leurs paroles. Car autant les caractères manquant d'affabilité méritent d'exciter la répulsion, autant les enfants seront sûrs de ne pas se faire détester de ceux avec qui ils vivent s'ils se gardent d'être intraitables dans les discussions. Ce n'est pas seulement le triomphe qui est beau: il est également honorable de savoir succomber là où le triomphe pourrait avoir des conséquences fâcheuses et deviendrait véritablement une autre victoire à la Cadmus. Je puis produire pour garant de ce que j'avance une citation du sage Euripide :
[15] Tout ce que j'ai exposé jusqu'ici dans l'intérêt de la convenance et de la sagesse indispensables aux enfants, je l'ai développé sans avoir un instant éprouvé le moindre trouble et la moindre hésitation. Pour ce qui me reste à dire je me sens frappé d'incertitude, et je flotte irrésolu. Je laisse pencher la balance tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, sans pouvoir me décider. En raison même du sujet, ma répugnance est extrême à conseiller ou à dissuader. Il faut, pourtant, que j'aie le courage d'aborder cette matière. La question est celle-ci: doit-on laisser ceux qui professent l'amour des garçons, vivre avec eux et les fréquenter; ou, au rebours, convient-il de les écarter de ce commerce avec les enfants et de le leur interdire? Quand mes yeux se portent sur ces pères dont la sévérité, la rigidité, va jusqu'à la rudesse, qui, en raison des outrages que pourrait subir la pudeur de leurs fils, redoutent de les exposer à la fréquentation des amoureux, je crains de me constituer l'avocat et le partisan de semblables commerces. Mais lorsque, d'autre part, je songe à Socrate, à Platon, à Xénophon, à Eschine, à Cébès, à toute la pléiade de ces hommes illustres qui ont approuvé l'amour des garçons, et qui ont dirigé les progrès de leurs jeunes amis dans les sciences, dans les affaires publiques, dans les vertus privées, je me trouve être d'un avis différent, et je me range du côté de pareils hommes. Un témoignage en faveur de cette dernière opinion, ce sont ces deux vers d'Euripide : "D'un autre amour encor les mortels font usage, Que ne repousse point une âme juste et sage". Je ne dois pas omettre non plus ces paroles de Platon, qui présentent une pensée à la fois agréable et sérieuse : «Il faut, dit-il, permettre à ceux qui se sont distingués par quelque action éclatante d'aimer qui il leur plaira parmi les beaux garçons". Toutefois il conviendra d'écarter ceux qui ne seront passionnés que pour la beauté corporelle, et l'on n'admettra absolument que ceux qui seront amoureux de l'âme. Les amours tels qu'on les voit se pratiquer à Thèbes, dans Élis, méritent qu'on les fuie, aussi bien que les rapts à la Crétoise. Les amours de garçons, tels qu'ils existent chez les Athéniens et les Spartiates, peuvent être suivis et imités.
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