« La Bague d’Annibal » : différence entre les versions

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<br/>
 
 
<poem>
Poète de cape et d’épée
À qui n’a jamais résisté
Ni la Muse ni la Beauté,
Ni la Grâce désoccupée,
Thaumaturge d’amour, qui peux d’une poupée
Faire un démon de volupté !
 
Tu redemandes cette histoire
Qu’aux temps si fous de mon passé
J’écrivis, un soir, de mémoire,
Avec de l’encre rose et noire,
Et la gaieté d’un cœur brisé.
 
 
Revois ce portrait d’une femme
Dont le sourire était mortel,
Argile inaccessible aux chaleurs dé la flamme,
Corps charmant, mais vide d’une âme…
C’est de la vengeance… au pastel !
</poem>
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<poem>
 
Une vengeance… faible chose !
Qui ne rachète rien des maux qu’on a soufferts !
Elle s’énerve dans ma prose…
Mais comme un fort poison dans des parfums de rose,
Elle enivrerait dans tes vers ! </poem>
 
 
 
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/185]]==
 
Il y a quelques années, les premières strophes de
cette nouvelle parurent ; mais la publication ne fut
pas continuée, par la raison qui fait tourner un portrait par trop ressemblant contre le mur. Aujourd'hui que le temps a influé ou sur le portrait ou sur le modèle, et peut-être sur tous les deux, les raisons qui firent interrompre la publication de ce conte ne subsistent plus, et nous le publions avec de nombreux changements et comme il doit rester — s'il reste.
 
 
 
 
<poem>
<small>''The'' ''chariest'' ''maid'' ''is'' ''prodigal'' ''enough''
''If'' ''she'' ''unmasks'' ''her'' ''beauty'' ''to'' ''the'' ''moon''.
</poem>
SHAKESPEARE, ''Hamlet'' (''I'', ''3'')
(Une fille prudente est déjà assez coquette,
Si elle permet à la lune de considérer sa beauté.)</small>
 
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==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/187]]==
 
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<center><br>
<br>
''À mon ami G.-S. TRÉBUTIEN''<br>
<br>
<small>conservateur-adjoint de la Bibliothèque de Caen</small><br>
<br>
</center>
 
''L'amour donne une bague : pourquoi l'amitié n'en donnerait-elle pas une aussi ? Voici la mienne, mon cher Trébutien. Je vous l'offre comme un souvenir d'amitié et des jours qui ne sont plus ; — des jours où cette bagatelle fut écrite à la clarté de votre sourire bienveillant et à la douce chaleur, de votre approbation.''
 
''Je regrette qu'il n'y ait pas du génie là-dedans, pour que ce soit plus digne de vous ; mais les amis sont comme les plus belles filles du monde, qui ne peuvent donner que ce qu'elles ont. Ce que j'ai surtout et ce que je vous donne, c'est une affection vraiment fraternelle, que je puis bien attester ici, mais exprimer comme je la sens, jamais !''
 
''À vous,''
 
Jules-A. BARBEY D'AUREVILLY
 
 
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/190]]==
 
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I
 
… Pourquoi ne vous dirais-je point cette histoire Madame ? Vous
êtes trop spirituelle sans doute pour n’avoir pas des moments
d’ennui comme une sotte ; — car les gens d’esprit de cette intéressante
époque ont volé aux sots la faculté de s’ennuyer, qu’ils
possédaient seuls autrefois. — Eh bien ! si cette histoire vous
trouve dans un de ces moments terribles, tant mieux pour elle, en
vérité. Ne valût-elle rien, elle vaudra quelque chose si elle interrompt
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/192]]==
vos ennuis. Pour moi, je l’ai écrite, Madame, dans la situation
où je voudrais que vous fussiez pour la lire, et que Byron se
rappelait sans nul doute quand il disait, dans ses Mémoires,
qu’écrire ''La'' ''Fiancée'' ''d’Abydos'' l’avait empêché de mourir.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/193]]==
 
 
II
 
C’est aussi l’histoire d’une ''fiancée'', — mais mon poème est moins
idéal que le sien, — l’histoire d’une fiancée, une pure fiancée, qui
devint… — Mais pourquoi le dire ? Lisez toujours, et vous le
saurez. J’ai passé toute ma journée au coin de mon feu à écouter
la pluie battre aux fenêtres, et ce soir je suis resté sans lumière
longtemps à regarder les lueurs du foyer danser au plafond
comme des spectres, chose fort peu réjouissante pour un être
aussi mélancolique que moi. Je pouvais sortir, aller dans le
monde ; mais il eût fallu s’habiller, cette grande affaire de la vie !
Et le monde, malgré toutes ses joies, est encore plus triste pour
moi que la solitude. Je n’avais donc que la ressource du cigare et
du thé ; mais l’un me donne des nausées et l’autre m’alourdit la
tête et me noie le cœur, — ce cœur qu’il faut, hélas ! toujours finir
par repêcher. — Ce n’était donc pas une ressource. J’étais perdu,
si je n’avais pensé qu’une histoire à raconter m’irait à ravir.
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III
 
Et je vous ai prise pour mon ''audience'', Madame, comme dit Bossuet,
vous, et vous toute seule, qui me prêteriez votre blanche
oreille si je vous en demandais le tuyau ; mais je n’ai point une
telle exigence. Je ne vous imposerai pas la nécessité d’écouter
mon histoire. Prenez-la, laissez-la, oubliez-la ou rêvez-y. Je ne
parle pas, j’écris, et vous resterez libre. Pour moi, les mobilités de
la femme sont saintes, et je ne crois plus qu’en la divinité du
caprice. Seulement, si vos yeux ne tombent pas ici, vous ne
saurez jamais qu’un soir où peut-être vous étiez dans le monde,
parée, souriante et coquette, vous n’aviez pas — pour moi —
quitté votre chambre, et qu’en papillotes et en peignoir, les pieds
au feu, sur la même causeuse, la lampe derrière nous, vous
m’écoutiez. Plaisirs innocents de la poésie, valez-vous une
réalité ?
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IV
 
Il y avait à Paris, dans cet hiver-là, une jeune femme — mais on
ne savait si elle était fille ou veuve — qui était bien le plus joli
petit phénomène qu’il fût possible d’imaginer, même avec beaucoup
d’imagination. Comme il faut un nom à toute force, je
l’appellerai Mme d’Alcy, — Joséphine d’Alcy. — Joséphine est un
nom qui, de toute éternité, fut inféodé à ces femmes dont
Mme d’Alcy était le type, hélas ! trop achevé. J’en sais une surtout,
— mais pourquoi médire ? — j’en sais une qui, si elle lisait cette
histoire, croirait peut-être que j’ai voulu tracer un portrait. C’est
la manie de tant de femmes, de croire qu’on pense à elles
toujours !
 
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V
 
Joséphine d’Alcy avait vingt-sept ans, à ce qu’il semblait : car qui
fut jamais sûr de l’âge d’une femme ?… Elle n’était ni belle ni
jolie, disaient les femmes qui la rencontraient ; mais elle avait des
choses ''fort'' ''bien'' : manière de convenir de ce qui était désolant et
irrésistible, aveu qui paraissait désintéressé ! Quoi qu’il en soit, ce
jugement était plus vrai que mille autres prononcés par ces
dames, et contre lesquels nous, les bronzés de l’indifférence, ne
nous sommes jamais révoltés, quoiqu’ils nous parussent d’une
impartialité un peu suspecte.
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VI
 
Joséphine n’était donc ni belle ni jolie… Mais on sentait que,
deux jours après l’avoir vue, on pouvait l’aimer comme un fou.
Elle s’enfonçait doucement dans l’imagination, et puis elle y
restait. Elle ne produisait jamais cette mystérieuse sympathie qui
s’établit tout à coup entre deux cœurs comme un courant électrique,
magnétisme subtil et caché, le ''coup'' ''de'' ''foudre'' du dix-huitième
siècle. — Non ! elle commençait par laisser froid ou
déplaire ; mais, à la voir un peu davantage, elle déplaisait déjà
moins, — et enfin, — enfin l’amour éclatait plus fort de tout le
temps qu’il avait mis à naître. — J’ai toujours cru les êtres
impressifs à la façon de Joséphine plus dangereux que ceux qui
produisent l’ivresse nerveuse au premier regard.
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VII
 
Elle était blonde, cette ''seule'' couleur de la jeunesse ; car, malgré
l’acte de naissance, toute femme brune ne fut jeune jamais. —
Elle était blonde. — Dernièrement j’ai rencontré, Madame, une
femme blonde aussi, comme Joséphine, qui, certes ! aurait
embarrassé le plus habile coloriste, s’il se fût agi de la peindre.
Or, ce qu’il eût manqué, je ne l’essaierai pas. C’était, comme
sculptée par un procédé surhumain, et vivante, l’irisation qu’un
soleil de printemps fait étinceler sur des feuilles nouvellement
dépliées. Elle ressemblait, par la couleur, à ce qu’est la ligne
courbe, toujours ondulante, jamais perdue, sur le marbre de la
Vénus de Médicis. À l’ovale de ses joues, à ses épaules, aux
tempes, dans les racines de ses blonds cheveux, il y avait, pâlissant
parfois, mais éternellement distincte, la couleur dorée dans
laquelle les feuilles vertes du bouquet qu’elle tenait dans ses
mains d’ambre étaient trempées… Quelle substance était-ce que
cette femme ? Je ne sais. Elle me faisait peur, quoiqu’elle fût
charmante. En s’approchant d’elle,
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on l’eût respirée, peut-être
fanée… Son amant doit craindre, chaque matin, d’avoir à la
mettre dans son herbier.
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VIII
 
Joséphine n’était pas de ce blond étrange, insaisissable, tout
semblable à l’or mystérieux versé par l’aile d’émeraude de la
cantharide ! — Le reflet fauve de ses cheveux s’éteignait sous une
nuance gris de perle. Il n’y avait en elle rien de printanier, de vif,
d’étincelant et de frais. Son front, légèrement bombé, — marque
d’un caractère opiniâtre, — ainsi que son cou et ses épaules,
ressemblait à de l’ivoire un peu jauni. Ses yeux étaient d’un bleu
orageux comme la mer, les veilles de tempête, couleur indéterminée,
mais sombre, entre l’olive et le violet ; on n’aurait pu saisir
l’âme au travers. Sa lèvre, dont les dents rompaient à chaque
instant les veines, — habitude de coquetterie à la Pompadour, ou
peut-être passion réprimée, — était malade et épuisée ; mais son
sourire n’exprimait jamais ni désir, ni tendresse, ni mélancolie,
cette sainte trinité du sourire des femmes ! Quand je la regardais,
je ne pouvais m’empêcher de penser au Sphinx.
 
Que de fois j’eus la tentation de palper cette taille longue et
gracieuse, pour voir si quelque
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aile de griffon n’était pas cachée
dans le corsage, tandis que mon œil poursuivait aux bords de la
robe flottante la pointe d’un pied qui se moquait de la fable, et
qui disait que le Sphinx était une femme de partout.
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IX
 
Ô femmes ! femmes ! vous êtes toutes plus ou moins hypocrites.
Mais les gens d’esprit les plus fins sont assez aimables pour
n’avoir pas le moindre doute en présence des tartuferies de deux
beaux yeux noirs ou du machiavélisme d’un joli sourire. Alors, on
se repose dans l’erreur comme dans la vérité ; et je crois même le
repos dans l’erreur beaucoup plus profond. Eh bien ! c’était cette
sécurité dans la duperie, cette franche illusion sans arrière-pensée,
que Joséphine n’inspirait jamais. Elle ne trompait point
par un sentiment d’emprunt ; mais le sentiment qu’elle exprimait
était-il le sien ? Question à embarrasser les plus habiles ! Elle produisait
toujours le doute, elle transpirait l’anxiété. On ne savait à
quoi s’en tenir avec cette étrange créature, dont les souvenirs
étaient des hiéroglyphes, et les pensées qui apparaissaient de
temps en temps dans ses yeux aussi problématiques que les
taches dans le soleil et les linéaments bleus qui veinent la jaune
couleur de la lune.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/203]]==
 
 
 
X
 
Ah ! par tous les dieux immortels, pour nous, observateurs à
lorgnon carré et à gants blancs, qui courons, autour de ces âmes
de femmes, la bague de leur pensée secrète, — imperceptible
anneau qui désespéra souvent notre merveilleuse adresse, —
Joséphine était un problème d’imagination transcendante,
l’inconnu à dégager d’une équation formidable. Ce mystificateur
suprême, qu’on prit soixante ans pour un homme de génie, ce
composé d’un joueur de whist et d’une vieille femme, sous les
airs indolents d’une vipère endormie, M. de Talleyrand lui-même,
eût été plus facile à pénétrer.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/204]]==
 
 
 
XI
 
Car ''qui'' était-elle, ou ''quoi'' était-elle ?… Personne ou chose ? chair
ou poisson ? démon ou ange ? ou le nœud gordien du démon et
de l’ange, simplement femme, ce ''jour''-''et''-''nuit'' dans la grande
mascarade de la vie ?… J’eusse été le grand Newton lui-même,
que j’aurais donné mon système de la gravitation pour le savoir.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/205]]==
 
 
XII
 
Et, voyez-vous, je n’étais pas le seul à penser ainsi. Joséphine
excitait une curiosité extrême. Son caractère échappait à tous
comme sa vie. Bien des gens prétendaient la connaître ; mais,
quand ils avaient dit cela, les pauvres gens avaient tout dit.
Quelle était sa famille ? D’où venait-elle ? Qui diable pouvait se
vanter d’avoir rencontré M. d’Alcy ? Comme le Nil, elle cachait
son origine dans une nuit profonde ; mais cette nuit ne faisait à
personne l’effet d’être la nuit du temps. C’était une rareté toute
moderne. On la disait plus astucieuse que spirituelle. Cependant
son langage était agréable, surtout quand il commençait à tarir.
C’était une espèce de ''bas''-''bleu'', comme on en voit tant à présent.
Seulement le bleu du bas était bleu ''céleste'', un azur doucement
mitigé. Il n’y avait que les jarretières dont on ne sût pas la couleur.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/206]]==
 
 
 
XIII
 
Elle parlait beaucoup, d’une voix vibrante ; le rose lui montant
bientôt aux joues et s’y fonçant jusqu’à l’écarlate, qui tranchait
brusquement dans le mat de la peau. Elle parlait beaucoup, des
heures entières en regardant ses petites mains déliées, et dont les
poignets étaient d’une telle délicatesse qu’on eût pu trembler de
les voir se détacher avec ses bracelets, quand elle les ôtait.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/207]]==
 
 
 
XIV
 
Mais que disait-elle ? Des riens charmants, des choses cruelles et
communes, ce que le monde lui avait appris. Elle débitait toujours
une leçon de ce catéchisme des salons qui renferme tout le
secret de la moralité des femmes ; car on a souvent des principes
comme un boudoir, — pour se cacher. De sorte qu’excepté
l’agrément d’une médisance, l’élégance de la phrase, peut-être
un peu quintessenciée, il est vrai, et le timbre aristocratique de la
voix, je l’aurais aimée autant muette. En effet, une femme qui
parle n’est qu’une femme qui parle, après tout. Mais une femme
muette, c’est presque une statue, une statue sans ses désavantages,
— le froid du marbre, la monotonie de la pose et les autres
inconvénients.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/208]]==
 
 
XV
 
Et d’ailleurs, pour ce qu’elles disent, qu’importe ? Quand un
gosier de talent chante, qui songe à écouter autre chose que le
gosier ? Qui songe, par exemple, aux paroles de M. de Jouy,
l’illustre auteur de ''La'' ''Vestale'' ? Les femmes, qui, musique à part,
roucoulent assez bien, en la variant, leur partition de vestale
qu’elles ont toutes, plus ou moins, à jouer en public, les femmes
ne tiennent qu’aux sons qu’elles filent. Dans ce que le monde
leur apprend, hélas ! y a-t-il mieux que les trivialités doucereuses
d’un style d’Opéra ? Excepté pour vous, Madame, ma lectrice,
n’est-ce pas toujours le même fonds de sottises, avec la seule différence
des voix ?
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/209]]==
 
XVI
 
Et cependant — pourquoi ne pas l’avouer ? — il y avait une
espèce de dissonance entre la voix de Joséphine et les paroles
qu’elle répétait le plus. Pensait-elle vraiment ce qu’elle disait ?
Doute éternel, quand il s’agissait de cette femme, doute fatal qui
revenait toujours ! Et si elle ne le pensait pas, pourquoi le disait-elle ?
Mais ceci est un abîme. Les motifs des femmes pour
tromper, elles-mêmes les connaissent-elles bien ?…
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/210]]==
 
 
XVII
 
Mais Joséphine ne trompait pas. — Encore une fois, elle embarrassait.
Si elle avait voulu tromper, elle aurait accompli aisément
cette chose facile. Elle n’aurait point eu, cet ironique et fugitif
sourire aux lèvres quand elle parlait des devoirs des femmes, et
de leur destination ici-bas, d’un style — elle avait du style dans
ces moments-là — à faire honneur à miss Edgeworth elle-même.
Elle n’aurait point eu ce regard plus moqueur encore que son
sourire, et cet abaissement de paupières plus moqueur encore
que son regard !
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/211]]==
 
 
 
XVIII
 
Elle avait lu Mme Necker de Saussure, et elle en tirait bon parti.
Bien des maris juraient à leurs femmes qu’elle eût été une excellente
institutrice si le hasard l’avait placée dans une condition
secondaire ; mais les femmes avaient leurs raisons pour n’en pas
tout à fait convenir. Et pourtant sa moralité était grande, à ce
qu’il semblait, et ses ''talents'' — comme l’on dit — étaient plus
nombreux qu’il ne convient à une femme du monde. On eût
pensé qu’elle avait été douée par les Fées, si les Fées n’étaient
des besoins ! Elle peignait sur ivoire, elle peignait sur émail, elle
peignait même sur vélin quand elle faisait à ses ''amies'', en pattes
de mouche délicieuses, la description de ses sentiments. Elle
improvisait sur le piano, comme Corinne eût improvisé si le
piano eût été à la mode du temps de Corinne. Enfin, elle réussissait
dans toutes les petites jongleries d’une société aussi avancée
que la nôtre, avec la supériorité d’un jongleur indien ou chinois
parmi ses intéressants compatriotes.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/212]]==
 
 
 
XIX
 
Elle plaisait beaucoup aux vieilles femmes ; mais les jeunes
l’aimaient un peu moins, — chose qui ne saurait paraître étrange,
probablement parce que les vieilles femmes n’étaient pas les
seules à qui elle plaisait. — Celles-ci la défendaient en toute rencontre
contre ces aimables insinuations qui se glissent plus cauteleusement
encore que les conseils du Serpent dans l’oreille
d’Ève ! mais, comme les insinuations de ces charmantes Èves, à
leur tour, dans l’oreille de ces bons serpents, bien moins déliés
qu’elles. En effet, en attendant la première faute de Joséphine,
on la proclamait une coquette. Dilemme à l’usage de ces dames !
si l’on est sage, on est cruelle et froide ; et si l’on a pitié, on est perdue.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/213]]==
 
 
 
XX
 
Perdue ? — Oui ! traînée sur la claie de toutes les conversations,
déchirée par toutes ces hyènes de vertu qui vivent des douleurs
infligées à une pauvre femme amoureuse et imprudente, qui
lèchent ses larmes et les trouvent bonnes, et boiraient le sang de
son cœur dans leur appétit carnassier de réputations. Joséphine
craignait-elle ces femmes implacables ? Shakespeare a dit, je ne
sais où, que le mal qu’on dit de nous est une culture ; mais Joséphine
entendait-elle aussi courageusement la sienne ? Était-ce
lâcheté qui l’empêchait d’être entraînée ? ou la froideur naturelle
de cette jolie femme, vrai glacier, dont le mari disait, en jetant au
nez de ses amis la clef de sa chambre : « Allez voir plutôt ! » Quoi
qu’il en soit, on ne pouvait lui reprocher une fausse démarche ; et
cependant des milliers d’yeux d’aigle pour la férocité épiaient sa
conduite dans tous les sens. Mais de son collier de bonne
renommée pas une seule perle n’était défilée encore.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/214]]==
 
 
XXI
 
Je ne sais pas comment elle s’y prenait avec les hommes ; mais
toujours on lui parlait d’amour ou sur l’amour, — ce qui est souvent
la même chose. — Du moins, moi qui vous raconte cette
histoire, Madame, j’étais, comme le cercueil de Mahomet, attiré
à la voûte du temple. Je revenais toujours à ce sujet de conversation.
Elle me contredisait dans mes théories, et j’ai cru (mais est-ce
une illusion ?) qu’elle n’agissait ainsi que pour les exalter davantage.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/215]]==
 
 
 
XXII
 
Et lorsque j’étais au plus fort de mon éloquence et de mes
preuves, qu’en vérité il y avait assez pour faire mourir une femme
faible et naturellement passionnée, comme Sémélé sous la présence
du Dieu foudroyant qui la consuma, elle n’était pas du tout
émue ; elle n’avait ni larmes, ni tendres sourires, ni rêveries éperdues,
ni regards mi-clos, ni rougeurs subites et évanouies ! Seulement,
mon amour-propre dépité (les gens vexés se paient comme
ils peuvent) constatait alors qu’il s’exhalait du front bombé, sous
les onctueux cheveux gris de perle, une espèce de tiédeur
humide, une transpiration d’ardent désir. Mais ce n’était là qu’un
mirage qui, comme tous les mirages, n’existait que par la distance.
Car si, attiré par ce que je voyais, je me rapprochais un peu
d’elle, elle savait reculer son fauteuil avec une splendeur de pruderie
qui eût fait la réputation d’une Anglaise, et le mirage s’en
retournait… au pays des songes, d’où il était venu.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/216]]==
 
 
 
XXIII
 
Jamais les plus audacieux d’entre nous ne sentirent, en dansant
avec elle, sa petite main trembler dans la leur ou répondre à
d’éloquentes pressions par une plus tendre et plus affaiblie…
Quand elle valsait, peut-être était-elle plus humaine ? Elle n’avait
pas la tête si forte qu’elle pût résister à ce tournoiement infernal
qui la fait perdre à des derviches… et à tant de femmes, qui ne
tournent pas, il est vrai, de cette diabolique façon, pour le pur et
simple amour de Dieu. Mais, comme les vierges de province,
Joséphine ne valsait jamais.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/217]]==
 
 
 
XXIV
 
Impatientés encore plus qu’impatients, nous regardions, cet
hiver-là, à l’orient et à l’occident de tous les salons, pour découvrir
celui que nous attendions comme un Messie ! celui dont le
front de prédestiné devait porter l’étoile mystérieuse qui devait
fasciner Joséphine. Nous étions un bataillon sacré d’observateurs
de premier ordre, de ces fiers jeunes gens qui jouent encore à la
fossette après vingt-cinq ans, mais qui deviennent, si Dieu leur
prête vie… ou autre chose, des moralistes ou des ministres
d’État ; et, malgré nos sagacités prodigieuses, nous ne voyions
point apparaître ce front radieux sur lequel nous eussions arboré
les banderoles de la vengeance !… à moins pourtant que ce n’eût
été — et pourquoi pas ? — le front luisant et couronné de cheveux
argentés de l’honorable M. d’Artinel.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/218]]==
 
 
 
XXV
 
M. d’Artinel… Baudouin d’Artinel, je crois, — oui ! c’est Baudouin
qu’il s’appelait… ou d’un nom à peu près pareil et qu’on
s’étonnait toujours de voir accolé à un tel personnage, —
M. Baudouin d’Artinel était un homme grave et respectable,
jouissant au plus haut degré de l’estime publique, conseiller en
Cour royale ou juge, — je ne sais plus trop lequel, — ayant passé
trente ans de sa vie, au su de tout le monde, à faire trois enfants à
sa femme et un nombre illimité de rapports.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/219]]==
 
 
 
XXVI
 
Il avait donc été marié ; mais sa femme était morte. Il l’avait
pleurée — convenablement ; car on disait que son mariage avait
été autrefois un mariage d’inclination. Mais le temps tue la douleur
sur le cadavre qu’elle fait, et d’ailleurs un conseiller en Cour
royale ne peut décemment pleurer toujours. Cependant il n’avait
point déposé l’air mélancolique, et souvent il aimait encore à
glisser de ces mots qui résonnent si bien dans l’oreille des
femmes, quand il voulait faire allusion à des chagrins ineffaçables
et à un cruel isolement.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/220]]==
 
 
 
XXVII
 
Soit que Joséphine l’eût séduit avec son bavardage de robes ou
de chiffons, — ou par ses grands mots de vertu ou d’estime
publique, de sentiments purs et doux, — le vénérable conseiller
recherchait avidement l’inexplicable créature. Peut-être le
mariage et les peines qui en avaient été la suite ne l’avaient point
assez maltraité pour qu’il ne s’aperçût pas des agréments extérieurs
de Mme d’Alcy. C’était une nature double et indécise,
moitié vieux fat, moitié sentimental ; et c’est ainsi qu’en louvoyant
entre ces deux manières d’être, il avait passé autrefois
pour un homme à bonnes fortunes.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/221]]==
 
 
 
XXVIII
 
Mais, à présent, ce n’était plus qu’un galant usé : il avait beau
faire empeser ses cravates et ouater ses habits, il ne pouvait
cacher les outrages des années et les fatigues du cabinet. Ce
n’était pas César ; — mais César lui-même n’avait jamais été plus
chauve. Cependant il n’avait pas perdu ses dents, et, à tout
prendre sans détailler, c’était un homme bien conservé.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/222]]==
 
 
 
XXIX
 
Lorsque Joséphine arrivait quelque part, on pouvait croire que
M. d’Artinel suivrait bientôt. On l’avait d’abord remarqué, puis
on avait fini par s’en taire, comme il arrive toujours : — l’habitude
fatiguant la médisance, inconstante personne qui veut
chaque jour des sacrifices nouveaux, comme ces divinités du
Mexique auxquelles il fallait chaque matin une nouvelle victime
humaine.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/223]]==
 
 
 
XXX
 
Mais cette médisance, il l’avait bravée mieux qu’on n’aurait dû
s’y attendre ; car c’était un homme soumis à l’opinion comme à
l’étiquette : un magistrat qui ne plaisantait point et qui tenait fort
à la considération dont il avait le bonheur d’être entouré, comme
il le disait lui-même avec un sourire d’une orgueilleuse mansuétude.
Seulement, peut-être trouvait-il que Joséphine valait cette
considération pour laquelle il avait tout fait, et se sentait-il (sur
leurs vieux jours les hommes s’oublient) disposé, en faveur de
Joséphine, à se moquer de l’opinion, — cette reine du monde,
sacrée par la lâcheté de ses esclaves, — dont il avait été toute sa
vie le très humble et très obéissant serviteur.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/224]]==
 
 
 
XXXI
 
Et cependant, — je vous en ai déjà avertie, Madame, mais
j’insiste sur ce point davantage, — Joséphine n’était pas une
femme supérieure, une de ces femmes, filles de nos rêves, sirènes
qui font aimer l’écueil sur lequel elles nous brisent ! irrésistibles
créatures auxquelles on sacrifierait si bien le sang de son cœur et
le bonheur de sa vie. — Hélas ! je ne songe pas que souvent ce
serait là un assez pauvre sacrifice.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/225]]==
 
 
 
XXXII
 
Non ! c’était un être prétentieux — une minaudière, — qui se
croyait la grâce en personne, — bonne raison pour qu’elle ne le
fût pas, — une avalanche de grands mots, de non-sens et
d’étourderies, ayant au suprême degré ce que les femmes ont
toutes par droit de naissance et de sexe : une immense faculté
d’être fausse — mais elle ne l’était pas — et surtout le plus joli
corsage long et cambré. Je la comparerais à une guêpe, si la comparaison
n’était usée, — une guêpe qui n’avait pas cessé d’être
femme, quoiqu’elle eût conservé son aiguillon.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/226]]==
 
 
 
XXXIII
 
Pauvres avantages que tout cela… excepté le corsage de la donzelle,
svelte fuseau sur lequel l’amour dévidait vainement, à ce
qu’il semblait, ses plus doux rêves. Pauvres avantages que tout
cela ; et cependant tout cela eût suffi pour culbuter bien des philosophes
et troubler la glorieuse monade de Leibniz lui-même…
mais Leibniz était fort lascif, je le tiens de mon maître d’allemand,
très versé en la biographie ; il nous faut donc choisir un
autre exemple : — eh bien ! pour troubler celle de M. Baudouin
d’Artinel, qui n’était pas un Leibniz, je vous assure.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/227]]==
 
 
 
XXXIV
 
Mais, soit qu’il eût appris à maîtriser ses penchants ou qu’il eût lu
dans nos ouvrages modernes que les sentiments profonds rendent
sérieux, soit que ce fût l’habitude du juge plus puissante que
tout le reste, si M. Baudouin d’Artinel était amoureux de Joséphine,
— comme quelques-uns le pensaient, — il conservait toujours
dans le monde son sang-froid et sa gravité un peu dolente.
Seulement, il y avait alors une femme d’esprit, que j’ai connue,
qui faisait toujours danser à cette gravité-là une jolie petite sarabande
sur des charbons allumés quand elle l’appelait le modèle
des époux et des pères, et qu’elle lui parlait des hautes qualités
de sa femme et des regrets qu’il en conservait.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/228]]==
 
 
 
XXXV
 
Quant à Joséphine, elle était pour M. d’Artinel ce qu’elle était
pour nous tous dans le monde. On ne pouvait l’accuser d’une
petite mine de plus ou de moins avec lui, quoiqu’elle se fût bien
aperçue, sans doute, qu’elle intéressait au plus haut point le
vénérable conseiller. Les femmes, quand elles nous intéressent,
n’ont-elles pas toutes un divin moniteur qui leur parle de nous
tout bas, une espèce de génie, comme celui de Socrate, — mais
qui, comme celui de Socrate, ne conseille pas précisément la
sagesse ? — Joséphine acceptait sans trouble les discrets hommages
de M. Baudouin d’Artinel. Il est à croire même qu’elle eût
été la meilleure amie de sa femme si Mme d’Artinel eût vécu. Du
moins, elle et lui, quand ils en parlaient, se le disaient-ils l’un à
l’autre.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/229]]==
 
 
 
XXXVI
 
Car ils en parlaient quelquefois. — Ils en parlaient depuis le jour
où M. d’Artinel avait risqué l’éloge d’une femme qui, en mourant,
avait emporté avec elle toutes ses affections, à lui, — ces
affections qui, depuis qu’il connaissait Joséphine, ne demandaient
plus qu’à revenir ! Ce jour-là, il avait remarqué avec espoir
l’attendrissement de Joséphine. Les pleurs qu’il crut voir dans ses
yeux étaient peut-être le résultat de quelque bâillement étouffé ;
mais quoi qu’il en pût être, elle et lui, depuis ce jour-là, avaient,
dans leurs conversations mélancoliques, effeuillé un nombre
infini de scabieuses. C’est parfois un excellent moyen de se faire
aimer que de regretter une femme morte ; et qui sait si
M. d’Artinel, avec son expérience de la nature des femmes,
n’avait pas pensé que la sienne pouvait lui être, auprès de Joséphine,
d’une aussi précieuse utilité ?
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/230]]==
 
 
XXXVII
 
Or, un soir, chez Mme de Dorff, Joséphine causait comme à l’ordinaire,
— en regardant ses jolies griffes couleur de rose, que la
brosse et le citron avaient lissées avec tant de soin. Il y avait beaucoup
de monde dans le salon. Elle était assise contre le rideau de
la fenêtre, un rideau de soie bleuâtre dans les ondes duquel elle
noyait sa tête blonde et cendrée. Ses lèvres remuaient comme les
cordes de la harpe quand elles sont pincées par une main rapide.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/231]]==
 
 
 
XXXVIII
 
Mais on n’entendait pas ce qu’elle disait. Pour la première fois,
elle ne parlait plus d’une voix haute et métallique ; — soit que sa
voix fût perdue dans le bruit des conversations qui se faisaient
alors autour d’elle, soit qu’elle voulut cacher à tous ce qu’elle ne
disait qu’à un seul.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/232]]==
 
 
 
XXXIX
 
Car elle parlait à un seul, — un seul qui la regardait, penché sur le
bras de son fauteuil, comme Napoléon dut sans doute regarder
une carte de Russie avant sa malheureuse campagne. Elle,
toujours disant, ne faisait que poser à la surface du regard de
celui qui l’écoutait l’extrémité des rayons vagues et mobiles des
siens ; — un de ces regards qui effleurent, qui rasent et ne se
fixent jamais. Au sommet du triangle dont ces deux personnes
formaient la base, à l’angle de face du salon, se trouvait
M. d’Artinel.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/233]]==
 
 
 
XL
 
« Pourriez-vous me dire, — me demanda-t-il avec un air plus
ridicule qu’il n’est permis à un conseiller de l’avoir, et pourtant
Dieu sait avec quelle munificence fut accordée cette permission à
tous les jurisconsultes de la terre ! — pourriez-vous me dire quel
est ce monsieur à qui Mme d’Alcy parle en cet instant, à l’autre
extrémité du salon ? »
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/234]]==
 
 
 
XLI
 
Je regardai. — « Ce monsieur, comme vous dites, Monsieur, —
lui répondis-je, — s’appelle Aloys de Synarose. Tout ce que j’en
sais se réduit à de bien légers détails : il a de l’esprit, mais cet
esprit est un peu gâté par l’affectation, les manières d’un fat, et,
dit-on, une très mauvaise tête. » — Et je saluai M. d’Artinel, qui
répéta : « Une très mauvaise tête ! » sans me rendre le salut que
je lui faisais.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/235]]==
 
 
 
XLII
 
« Oh ! oh ! — dis-je en moi-même, — M. d’Artinel, M. Baudouin
d’Artinel, seriez-vous jaloux ?… » — Et je toisai l’Othello de la
Cour royale, avec sa cravate blanche qui ne faisait pas un pli et
son habit noir du plus beau lustre. — « Est-ce que vous seriez
atteint de cette passion pittoresque ? »
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/236]]==
 
 
 
XLIII
 
Oui ! il était jaloux ; — il était jaloux, atroce supplice ! — Il était
jaloux sur moins qu’un mot, qu’un signe, qu’un air ! Il était jaloux
sur un rien, comme on est jaloux, fût-on juge comme il l’était, et
comme il aurait été jaloux encore, eût-il été une Cour de justice à
lui tout seul ! — Un pressentiment terrible avait passé — sous
son irréprochable gilet de piqué — comme une trombe ; il avait
blêmi tout à coup ; son nez avait remué d’une façon formidable,
comme s’il eût quinola dans son jeu au reversis. — Il était jaloux,
c’était sûr ! Malgré la dignité habituelle de sa pose, il n’imposait
pas autant qu’Ali de Janina quand sa moustache se hérissait de
fureur ; mais il est certain que les quelques cheveux gris qui dessinaient
sur son occiput une pâle et idéale couronne se seraient
hérissés à la vue d’Aloys, s’ils n’avaient été trop enduits, ce jourlà,
d’huile de Macassar.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/237]]==
 
 
 
XLIV
 
C’était le jugement du monde sur Aloys que j’avais dit à M. Baudouin
d’Artinel. Et pourquoi lui en aurais-je dit davantage ?
M. d’Artinel n’avait-il pas les idées du monde ? Ne tenait-il pas à
la considération que le monde dispense ? N’était-ce pas un
enfant du monde, devenu l’un de ses docteurs ? N’était-il pas un
de ces éléments dont le nombre, pour faire un public, embarrassait
Beaumarchais ? Passé l’épiderme, voyait-il l’homme ? Et
l’homme, c’est presque toujours l’écorché !…
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/238]]==
 
 
 
XLV
 
Mais le monde est un vieil aveugle qui prétend voir, et qui prend,
avec un sang-froid imperturbable, perpétuellement le noir pour
le blanc. Le monde, c’est Brid’oison en personne, — un
conseiller aussi, comme M. Baudouin d’Artinel, — appliquant à
tort ou à travers les règles d’une jurisprudence homicide. Le
monde, c’est l’imbécillité multipliée par elle-même et élevée à sa
plus haute puissance. Car il n’y a que les idiots qui ne sentent rien
défaillir dans leurs entrailles quand ils égorgent, et le monde
égorge si souvent !
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/239]]==
 
 
 
XLVI
 
Voilà le monde ! Oh ! tenez-vous loin de lui, vous tous qui avez un
cœur à déchirer et une fierté à faire souffrir. Vous, Madame, qui
lisez ces lignes, vous l’aimez peut-être beaucoup et vous ne le
connaissez pas ! Hélas ! moi, je l’ai connu de bien bonne heure. Il
n’y a pas une pauvre marguerite de ma jeunesse sur laquelle il
n’ait bavé son venin. Il n’y a pas une de mes joies qu’il n’ait
empoisonnée à la source. Il s’est attaché aux êtres que j’aimais,
parce que je les aimais ; il les a frappés parce que je les aimais ; et
il m’a fallu assister à ce spectacle, muet, garrotté et sans vengeance.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/240]]==
 
 
 
XLVII
 
Oui ! garrotté par les convenances de ce monde, par les lois de ce
monde sans cœur ; obligé de feindre un front serein, mordant
mon cœur jusque sur mes lèvres et le ravalant dans ma poitrine
quand il allait s’en échapper ; buvant mes larmes au-dedans,
amer breuvage ! Car je n’avais pas, comme Achille, de bords lointains,
une tente sur quelque rivage, le vaste sein de l’Océan ou
d’un ami, de ma mère Thétis ou de Patrocle, — pour les cacher.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/241]]==
 
 
XLVIII
 
Mais l’orgueil était la colonne où je m’adossais… le poteau
auquel ''ils'' m’avaient lié, et qui m’empêcha de fléchir. Comme
Jésus, dans la flagellation sanglante, je ne tombai pas sous leurs
coups ; mais, comme lui, je ne leur renvoyai point des paroles de
miséricorde. — Et vous, les saintes Sébastiennes de ce monde,
les martyres de votre amour pour moi, je pressai vos seins
déchirés sur mon sein déchiré plus précieusement, plus étroitement
encore, comme si les flèches qui vous avaient percées
avaient pu se détacher et se retourner sur mon cœur ''seul''.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/242]]==
 
 
XLIX
 
Le monde disait donc d’Aloys qu’il était un fat, — un de ces êtres
secs comme la peau dont leurs gants sont faits, — une espèce de
Lauzun — qui se serait fait ôter ses bottes par des mains de princesse,
s’il y avait encore de ces mains-là ! Seulement, tout fat qu’il
fût, le monde respectait sa fatuité parce qu’elle était accompagnée
de la plus effrayante faculté d’ajuster l’épigramme. En fait
de ridicules, Aloys tirait la bécassine avec des balles de gros
calibre. Par conséquent, ''c’étaient'', quand il s’en mêlait, d’épouvantables
hachis ! « Quelle amusante peste ! » disaient les
femmes les plus courageuses, que sa conversation intéressait tant
qu’elles n’en avaient peur que par réflexion. Est-ce pour cela —
ou parce que Rivarol portait un habit rose — qu’elles l’avaient
surnommé Rivarol II ?
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/243]]==
 
L
 
Mais j’ai lu quelque part que Rivarol était beau, et que c’était la
moitié de son prodigieux esprit… pour les femmes. Or, Aloys
n’avait pas été si magnifiquement doué. Il était laid, ou du moins
le croyait-il ainsi. On le lui avait tant répété dans son enfance,
alors que le cœur s’épanouit et que l’on s’aime avec cette énergie
et cette fraîcheur, vitalité profonde, mais rapide, des créatures à
leur aurore !
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/244]]==
 
 
 
LI
 
Alors que sa mère elle-même, sa tendre mère, c’est-à-dire celle
qui ne voit rien des défauts de ses enfants à travers l’illusion
sublime de sa tendresse, l’avait raillé sur sa laideur comme eût pu
le faire une marâtre ; alors qu’elle trouvait ses baisers moins bons
parce qu’il ne ressemblait pas à l’image désirée qu’elle avait rêvée
longtemps : immatériel amour, que cet amour maternel ! —
N’est-ce pas Chateaubriand qui en a conclu l’immortalité de
l’âme ? comme si, dans tous les cas, du reste, toute l’espèce
humaine avait porté des jupons !
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/245]]==
 
LII
 
Or, ces premières impressions sont si obstinées, elles s’enfoncent
dans certaines natures à des profondeurs si grandes, qu’elles y
restent à jamais, comme ces balles que le fer du chirurgien n’a pu
extraire, et sur lesquelles la chair s’est refermée : comparaison
d’autant plus exacte que ces impressions, comme ces balles, font
recouler notre sang à certains jours.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/246]]==
 
LIII
 
Et ces souvenirs de son enfance vivaient tellement chez Aloys,
que vingt femmes peut-être qui l’avaient vengé des dégoûts d’un
père et d’une mère — modèles d’aimable sollicitude, qui ne pouvaient
souffrir l’idée que leur fils ne fût pas un joli garçon —
n’avaient pas effacé la trace de la raillerie amère : rougeur qui ne
brûlait pas la joue, mais la pensée… quand il y pensait.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/247]]==
 
 
 
LIV
 
Âme grande pourtant, que cet Aloys. — Mais l’Océan, qui
engloutit les falaises, roule aussi l’algue marine dans son sein. —
Il y avait en lui assez d’espace pour que toutes les douleurs s’y
donnassent rendez-vous et y vécussent sans se coudoyer. Cette
grandeur incommensurable et solitaire, cette force morale qui
avait autrefois rendu superbe le nez épaté de Socrate, jetait souvent
d’augustes reflets aux tempes pâles d’Aloys, et les femmes, à
ces heures suprêmes, en restaient plus pâles que lui et confondues
comme si le Ciel se fût dévoilé tout à coup, tandis que ce
n’était que le masque de cet homme qui s’entrouvrait !
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/248]]==
 
 
 
LV
 
Car il avait un masque, — un masque de fer cadenassé derrière
sa tête et dont il avait jeté la clef à la mer, — un masque plus dur
et plus froid que celui du frère adultérin de Louis XIV : car
c’était le mépris qui l’avait forgé et l’orgueil qui l’avait scellé là. Il
ne voulait pas que les hommes se réjouissent de l’avoir blessé,
s’ils pouvaient le blesser encore. Il ne voulait pas qu’une idée
haute et grave fût accueillie par le rire ou l’indifférence. Il avait la
pudeur de la pensée et la fierté plus chaste encore du sentiment.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/249]]==
 
 
 
LVI
 
Il avait tout cela ; mais il le gardait entre lui et Dieu, ce discret
confident de toutes les supériorités inutiles. S’il avait moins
connu les femmes, on eût pu croire qu’il gardait pour sa future
''adorée'' ces perles de l’âme, qui d’ailleurs ne dispensent pas de
l’autre écrin ; mais, pour agir ainsi, il savait trop qu’on se coiffe
avec un camée, et que les choses morales ne se portent pas dans
les cheveux. Ce qu’il y avait donc de mieux en lui restait en lui, et
par-dessus il avait mis ce qui vaut mieux que quatre griffes de
lion entre-croisées sur notre cœur pour le défendre : — cette
plaisanterie qui a des ailes, et que les pédants, dans leur style de
plomb, appellent frivolité, par jalousie. Comme ce fameux vêtement
que porta Jean Bart tout un jour, cette splendide culotte
d’argent, doublée de drap d’or, qui eut les résultats cruels d’un
cilice, l’envers était encore plus précieux que l’endroit de sa
personne ; et, comme Jean Bart victime de sa doublure, c’était
aussi le plus beau et le plus intérieur de son âme qui le faisait le
plus souffrir.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/250]]==
 
 
 
LVII
 
Dans toutes les coupes de la vie où il avait plongé ses lèvres, il
avait bu une absinthe amère qui, sur ses lèvres, se retrouvait
toujours. Une éternelle ironie dictait ses paroles, ironie si
profonde que, dans la mollesse de sa voix et la courtoisie de son
langage, rien n’en trahissait le secret… Pourtant les autres
sentaient une insultante puissance qui se jouait d’eux à travers
ces paroles gracieuses… On sentait cela comme, en entendant
l’harmonica, — musique céleste ! plaisir inénarrable ! — on sent
que l’on va s’évanouir.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/251]]==
 
 
LVIII
 
Mais, ce soir-là… il parlait moins à Joséphine qu’il n’écoutait la
ravissante poupée. Seulement, de temps en temps, on voyait, au
mouvement de ses lèvres, qu’il laissait tomber un mot… un
simple mot qu’elle ramassait, et sur lequel elle dévidait pendant
un quart d’heure ses pensées, — si l’on peut appeler de ce mot
ambitieux le frêle produit du cerveau gazeux de Mme d’Alcy. —
Ils parlaient, ou pour mieux dire, elle parlait du magnétisme
animal.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/252]]==
 
 
LIX
 
Le résultat de cette soirée fut le désappointement de ce bon
M. d’Artinel, qui piétinait tout en parlant poliment avec un gros
général qui l’avait collé à la cheminée. De cette cheminée, il
envoyait de temps à autre un regard d’angoisse sur Joséphine et
sur son heureux ''partner''… sur Joséphine qui n’aurait pas (à ce
qu’il lui semblait du moins à la distance où il était placé) ramassé
un monde quand elle l’aurait eu à ses pieds. Enfin ce fut encore
l’opinion d’Aloys, quand il se leva des chastes flancs de Joséphine,
et que nous lui eûmes demandé ce qu’il en pensait.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/253]]==
 
 
LX
 
« Mon Dieu ! — fit-il nonchalamment, — c’est une sotte qui a
tout juste assez de jargon pour imposer à de plus sots qu’elle. »
— Jugement plus cynique, en vérité, que nous ne l’attendions de
sa part. — « Elle n’est pas jolie, — continua-t-il. — Voyez-la
plutôt d’ici, roulant sa tête avec tant d’affectation dans ce rideau
d’un bleu moins pâle qu’elle n’est blond pâle. D’honneur, son
teint est plus blond que ses cheveux ! Je crois que, si elle avait un
amant, elle ferait très artistement des larmes sur le papier des
lettres qu’elle lui écrirait, avec quelques gouttes du verre d’eau à
la fleur d’oranger qu’elle boit avant de se coucher. »
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/254]]==
 
LXI
 
Cela dit, Aloys ne s’occupa plus de Joséphine et eut plus d’esprit
que jamais avec nous. — Le lendemain, il la vit encore chez
Mme de Dorff, où ils allaient souvent tous les deux. Au bout d’un
mois de rencontres à peu près quotidiennes, je demandai, un
soir, à Aloys s’il avait toujours la même opinion sur Joséphine : —
« Oui ! toujours », répondit-il avec un sang-froid d’autant plus
admirable qu’alors il l’aimait comme un fou.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/255]]==
 
 
 
LXII
 
Est-ce que vous vous étonneriez, par hasard, Madame, de ce qui
arrivait à Aloys ! Est-ce la première fois qu’un fait — insolent de
sa vérité de portefaix — vient culbuter cette théorie un peu niaise
de l’Idéal, amour allemand des imaginations mystiques ? Quant à
moi, qui ai peu de pente vers le mysticisme exalté, et qui — mais
d’une autre manière que le docteur Kant — ai l’entente de la
réalité à un degré très supérieur, la femme que j’ai le plus aimée
— et, certes ! j’en ai aimé beaucoup, — était l’antipode de tout ce
que j’aurais voulu.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/256]]==
 
 
LXIII
 
Il l’aimait comme un fou, — oui ! l’amour avait en lui l’intensité
de la folie ; mais là, Madame, l’analogie s’arrêtait court. — La
raison lui était restée, forte, inflexible, inaltérable, et, quoiqu’il
l’aimât, cette femme, il la faisait passer, dans sa pensée, sous
l’équerre et le niveau d’un jugement qui ne s’attendrissait jamais.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/257]]==
 
LXIV
 
Car il était de cette race sauvage et un peu fière d’hommes pour
qui rien n’est illusion dans la vie : yeux perçants qui voient la ride
à côté de la bouche aimée, la misère du cœur qu’ils pressent sur
leur cœur avec le plus d’amour ! Aigles qui, s’ils s’accouplent,
déchirent l’aiglonne dans leurs caresses, comme indigne de leurs
nids d’empereur ! — s’ils deviennent pères, brisent un matin
dans leurs griffes l’œuf fragile ou l’oiseau sans serres, trop faible
pour leur résister, comme autrefois ils meurtrirent, d’un coup
nonchalant de leur grande aile, la poitrine de leur père décrépit.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/258]]==
 
 
LXV
 
Hommes qui n’ont de respect pour rien sur la terre ; — que le
monde accuse d’égoïsme, parce que leur ''moi'' est plus grand que
le monde ; — de méchanceté, parce que leur œil implacable a
tout vu des motifs cachés… Pour ces sortes d’hommes, l’amour à
la Pétrarque est impossible. S’ils disent quelquefois beaucoup de
sornettes, ils font extrêmement peu de sonnets. Insolents ! pour
eux, la femme, cet ange de pureté douteuse, n’est qu’un plus ou
moins joli… succube. — Quand ils iront chez vous, Madame,
faites dire par le portier que vous n’y êtes pas.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/259]]==
 
 
LXVI
 
Mais non… recevez-les plutôt, Madame ; — faites-leur les yeux
doux et vous serez vengée ; — car ces hommes ont un cœur que
vous pouvez mettre en mille pièces comme le plus frêle de vos
tissus, percer en riant comme un de vos festons avec votre
poinçon d’acier. Seulement, — n’est-ce pas bien dépitant,
Madame ? — on a beau les désoler, ils se consolent ; ils ne meurent
pas. C’est avec leur esprit qu’ils pansent leurs blessures :
immortel dictame qui les sauve toujours ! Plus heureux que
Mahomet, il n’y a point de Fatmé qui les empoisonne, ou, s’il y en
a, c’est du poison inutile : ils sont les Mithridates de l’amour. Ce
ne sont pas eux qui ont inventé le symbole si touchant — mais un
peu commun — du lierre qui meurt où il s’attache. Eux, plus
souvent que les plus souples lianes, ils se détachent très bien sans
en mourir.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/260]]==
 
 
LXVII
 
Et pourquoi ne se détacheraient-ils pas, Madame ? Ils ont trop
reçu du ciel en partage pour ne pas s’en servir les grâces tombantes
de la clématite ; et d’ailleurs, — je vous en demande
pardon si vous êtes d’Europe et surtout Française, — sur bien
des points, quoique sensibles, ils se rapprochent des opinions de
ce faux et abominable Prophète qui n’eut sur les femmes que des
idées dignes d’un conducteur de chameaux. À leurs yeux comme
aux siens, — hélas ! je rougis de le dire, moi pour qui une femme
est une madone, une belle forme blanche (quand elle est blanche
toutefois) à invoquer du pied d’un autel, — à leurs yeux donc la
femme n’est, après tout, qu’un coussin de divan plus ou moins
parfumé, un délicieux coussin de divan pour dormir, bâiller et
faire… l’amour !
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/261]]==
 
 
LXVIII
 
Et cependant, — malgré ses opinions impertinentes, — l’homme
est voué à une telle inconséquence qu’il bouleverserait le monde
pour un simple coussin de divan ! Que de fois on l’a vu (vous
peut-être, Madame ?) malheureux, et malheureux jusqu’au
délire, parce que le coussin A, par exemple, n’était pas à la place
du coussin B. C’est ce qui arrivait aujourd’hui à Aloys de
Synarose ; comme il était déjà arrivé à M. Baudouin d’Artinel.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/262]]==
 
 
LXIX
 
Il faut que je mette une histoire dans cette histoire. Un de mes
meilleurs amis, Madame, prétendait, avec la fatuité en usage
chez les cœurs bien épris, avoir pour maîtresse la plus ravissante
créature depuis les talons jusqu’à la tête… inclusivement. J’ai
vingt de mes amis qui ont, pour leur compte, une prétention
toute semblable, et qui croient même à ce qu’ils disent… ce qui
est plus fort. Mais celui dont il est question se faisait mieux croire
que tous les autres quand il parlait de son bonheur. Si j’avais su
peindre sous la dictée comme je sais y écrire, nous aurions un
portrait de plus, et nous pourrions juger si l’ensemble répondait
aux détails… Un portrait, relique précieuse pour celui qui aime !
— Mais, bah ! tout portrait est un mensonge ou une impuissance ;
et, comme souvenir, j’aimerais mieux de ma maîtresse ce que ce
mauvais plaisant de Bonaparte osa léguer à sa mère en plein
testament.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/263]]==
 
 
 
LXX
 
Oui ! les peintres ont menti par la gorge, la main, la couleur et la
pensée, quand ils s’imaginent retracer les traits adorés par nous,
et que, nous, nous avons la lâcheté de le souffrir ! Fussent-ils
Raphaël lui-même, — ce chaste Raphaël qui mourut dans le lit
infect d’une courtisane, mais dont la pensée ne posa jamais le
bout de son blanc pied d’ange là où il n’eut pas honte d’appuyer
ses lèvres enivrées, — ils ne seraient pas dignes de retracer celle
dont l’image a d’un regard — d’un seul regard — passé indélébile
dans nos cœurs, ces voiles de sainte Véronique, mais sur
lesquels le sang qui peint la tête adorée est le nôtre, et non pas le
sien.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/264]]==
 
 
 
LXXI
 
Sans doute, l’ami que je vous ai cité, Madame, pensait ainsi sur le
néant de ces bijoux que l’amour quelquefois échange et sur lesquels
il pleure l’absence, quand il n’a pas le triste courage de les
briser. L’image sacrée reposait dans sa poitrine, et non dessus…
au bout d’un ruban qui s’usait. Seulement, par je ne sais quelle
tendre inconséquence encore, il avait peint lui-même un trait, un
seul trait de sa maîtresse, et du moins il y avait dans cette idée
tout un divin mystère de l’âme qui faisait pardonner l’exigence
des sens abusés.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/265]]==
 
LXXII
 
C’était un œil, — gauche ou droit, je ne saurais le dire, — mais
c’était un œil bleu pâle comme de la violette de Parme, et lumineux
comme de la rosée ; étincelant et mélancolique comme une
étoile, mais, comme celle d’Hespérus, dans un ciel où elle est
seule encore ! Astre doux et bon qui se laissait regarder dans
l’auréole de ses cils d’or sans vous en punir par une larme, soleil
d’avril qui semblait sortir d’un horizon de tempêtes ; car le
contour de cet œil si frais et si pur était plongé dans une sombre
nuit.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/266]]==
 
LXXIII
 
Et je comprends cette fantaisie ! — Pascal, — ce loup-cervier du
jansénisme, qui mit à sang toutes les pensées humaines dans le
crin de son cilice, — Pascal ne demande-t-il pas quelque part si
c’est le nez ou les oreilles que nous aimons dans la femme
aimée ?… Aimer l’œil de sa maîtresse, c’est aimer la pensée elle-même,
— une pensée épanouie en une fleur charmante et
éclairée d’un jour divin, — une pensée qui languit ou sourit, mais
toujours attire, — et nous repousse aussi parfois.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/267]]==
 
 
LXXIV
 
… Les jours de migraine, — ou de caprices, pires encore. —
Mais étaient-ce les yeux de Joséphine qu’Aloys eût fait peindre
sur sa bonbonnière, ou son front bombé, ou sa lèvre incessamment
mordue par une dent taquine, ou quelque chose de plus
voluptueux encore ? — L’autre jour j’ai été foudroyé, Madame,
par le pli en losange d’une robe de satin.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/268]]==
 
 
LXXV
 
Je ne sais pas ce que cette maudite robe recouvrait. — Quand
j’aurais pu le savoir, je ne l’aurais pas voulu… mais ce pli, froncé
par le diable lui-même ? … Cette robe était de la couleur tendre
et sérieuse qu’on appelle ''manteau'' ''de'' ''La'' ''Vallière'', et, soit la superstition
de ce nom d’un charme si doux de mélancolie, soit une
impression plus brûlante, je m’arrêtai devant celle qui portait
avec une mollesse si traînante les couleurs de la carmélite, et je
vis ce que je ne dois pas me rappeler.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/269]]==
 
 
 
LXXVI
 
Revenons plutôt à notre histoire, Madame. Si c’était vous, je rêve
de vous encore ; mais vous, vous m’avez oublié ; — il vaut donc
mieux revenir à Aloys. Aloys s’était juré à lui-même de ne jamais
parler de son amour à Joséphine, et c’était un garçon bien assez
maître de ses nerfs pour se tenir la parole qu’il s’était donnée
comme s’il avait été un autre que lui. Je suis persuadé que vous
ne vous souciez guère d’Aloys, Madame ? On ne sait jamais où
l’on en est avec des hommes pareils, et les femmes, ces naïves
personnes, aiment immensément l’abandon… dans les autres.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/270]]==
 
 
LXXVII
 
« Du moins, — se disait mon héros, — je ne serai point trompé
par elle. Elle ne jouera plus avec mon cœur, la gracieuse chatte,
comme avec un peloton de fil ! Et si un jour elle en trompe un
autre, elle ne montrera pas mes lettres, mes cheveux ou la tristesse
de mon front, comme un trophée d’armes. Je veux briser
comme du verre sa vanité sous mon orgueil. »
 
 
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/271]]==
 
LXXVIII
 
« Je veux briser ! » Et il était brisé lui-même de la résolution
stoïque qu’il prenait ; mais indomptable dans ses brisures, il
n’était pas abattu. Comme Diogène, qui se roulait dans le sable
ardent, sous le ciel le plus dévorant de l’été, il s’exposait sans
sourciller à toutes les amertumes d’une passion comprimée. Il se
regardait, impassible, brûler le cœur, comme Scævola se regardait
brûler la main. Souffrir, pour lui, c’était vivre, c’était remplir
sa vocation d’homme. — Il aurait eu des chevaux de poste pour
fuir la douleur, qu’il eût refusé de les monter !
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/272]]==
 
 
LXXIX
 
Partout où il rencontrait Joséphine, et il la rencontrait partout, il
montrait la coquetterie d’esprit qu’il avait avec toutes les
femmes. Il croyait l’avoir pénétrée, — amère science, coup d’œil
qu’on paie cher ! — mais il restait impénétrable. Il lui adressait
les mêmes flatteries, avec une voix tout aussi légère qu’aux
femmes les plus indifférentes. Il aurait été impossible d’apercevoir
à travers ses manières que cette femme fût pour lui autre
chose… qu’une jolie chose tout au plus. — Cependant,
j’observai qu’il était toujours un peu plus pâle auprès d’elle ; —
mais la différence était imperceptible.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/273]]==
 
 
 
LXXX
 
Pâle sur pâle, — signe des natures passionnées quand elles souffrent
ou jouissent. Car alors le sang se retire au cœur comme un
fleuve qui remonte à sa source. Hélas ! Joséphine n’avait point le
secret de cette pâleur, flocon épars, tombé du matin même sur la
neige d’hier un peu durcie, et que le moindre souffle emportait !
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/274]]==
 
 
 
LXXXI
 
Elle aimait — qui peut dire pourquoi ? — à causer de longues
heures avec Aloys, et pourtant elle sortait toujours de ces interminables
causeries mécontente d’elle et de lui. — Certainement il
n’avait pas dit un mot qui ne fût convenable. Louis XIV, ce roi du
convenable, ne l’était pas plus qu’Aloys. Eh ! mon Dieu, c’était
peut-être justement pour cela qu’elle était mécontente. S’il avait
été entraîné à quelque moment, si la pensée trop à l’étroit avait
crevé la parole ; — eût-ce été pour laisser passer une impertinence
: elle était habile, elle était souple, elle avait de l’ongle,
elle était femme, elle en aurait pris avantage : tandis qu’il fallait
subir tout entière la supériorité d’Aloys.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/275]]==
 
 
 
LXXXII
 
N’était-ce pas bien dur, cela, Madame ? Aloys avait la sérénité
d’un sage. Un sage est fort impatientant ! Il avait la sérénité d’un
sage, mais d’un sage dont on ne riait pas ; car au fond de cette
sagesse il y avait la puissance. Cela ne se voyait pas, mais cela se
sentait. Aussi, après une de ces conversations — irréprochables
— Joséphine rentrait-elle fatiguée, brisée, anéantie, la tiède
sueur au front, les nerfs agacés ! — car toujours Aloys l’avait
amenée à en dire beaucoup plus long qu’elle n’aurait voulu. —
En vain se promettait-elle de se raidir à la première occasion, la
conversation d’Aloys ressemblait aux montagnes russes : une fois
parti, on ne pouvait plus s’arrêter.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/276]]==
 
 
 
LXXXIII
 
« M’aime-t-il ? » se demandait-elle, en se souriant en enfant
gâtée dans sa glace. La glace disait oui, mais la vanité doutait
encore. Pour la première fois de sa vie, la vanité, cette glace flatteuse,
lui semblait de moins belle eau que celle de son boudoir.
Elle tremblait en s’y regardant.
 
« Je le saurai bientôt », reprenait-elle. — Charmante rêveuse !
le coude appuyé sur le marbre de la cheminée, on aurait dit une
pauvre jeune femme amoureuse. — « Prenez donc garde, Fanny,
vous allez casser les cordons de mon corset ! »
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/277]]==
 
 
 
LXXXIV
 
« Je le saurai demain ! » et l’éternel demain ne venait jamais. Tout
l’hiver se passa ainsi. Il n’y eut pas une seule de ces magnifiques
et imperceptibles ruses féminines, employées depuis Ève jusqu’à
la marquise du V…, dont elle ne se servît pour savoir si Aloys
l’aimait ; mais, hélas ! ce fut inutile. Elle alla même jusqu’aux
coquetteries, — mais aux coquetteries vertueuses, — avec
M. Baudouin d’Artinel.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/278]]==
 
LXXXV
 
Quant à elle, elle éprouvait peut-être la seule espèce de sentiment
dont elle fût susceptible : une curiosité âcre, brûlante, stimulée
sans cesse ; — et, sans doute, dans ces conversations si
longues et si pleines de la métaphysique du cœur, dans l’ivresse
des fleurs, des bougies, de la musique et de la danse, elle trouvait
de ces moments à sensations singulières dont parlait Ninon de
Lenclos, et que les hommes sont si malheureux d’ignorer.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/279]]==
 
 
 
LXXXVI
 
Émotion vive, sans nom et bientôt passée ! toute semblable à
l’écume rosée et légère d’une bouteille de bourgogne mousseux
frappé de glace. — Elle n’avait point été pétrie d’une brûlante
poussière ; et j’ai plus de lave à ma pipe qu’il n’en entrait dans la
composition de toute sa personne.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/280]]==
 
LXXXVII
 
Un jour, c’était au mois de mai, le 17 de mai (j’aime les dates
dans les histoires de cœur : elles ressemblent à de petits bâtons
d’ivoire sur lesquels les souvenirs — ces bouvreuils à la poitrine
sanglante — viennent plus commodément percher), Aloys avait
passé toute la journée à la campagne. Le corps, chez cet élégant
stoïcien, était moins robuste que l’âme. À force de souffrir moralement,
il avait gagné une gastrite, un commencement de pulmonie
et une inflammation du cerveau, légère encore, il est vrai,
mais qui pouvait s’aggraver, — aimable espérance ! — Son
médecin l’avait mis à la gomme, aux sangsues et au lait d’ânesse.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/281]]==
 
LXXXVIII
 
Il était allé passer quelques jours, à la première floraison des
roses, au château de Mme de Dorff, la grande amie de Joséphine,
une de ces bonnes amies… comme il est doux et consolant d’en
avoir ''une'' quand on est femme, car il est rare d’en avoir deux, —
une de ces liaisons qui consolent et qui vengent de la perfidie des
hommes, — quoique les mauvaises langues prétendent que deux
femmes ne sauraient s’aimer.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/282]]==
 
 
LXXXIX
 
Et cette damnée opinion, je l’avais autrefois, Madame. — J’avais
remarqué le regard que deux femmes se jettent quand elles se
rencontrent pour la première fois, soit dans un salon, soit au
spectacle, soit même à l’église… et, franchement, ce diable de
regard me confirmait dans ma détestable croyance ; mais ce jugement
trop précipité a fait place à une appréciation plus saine et
plus juste des choses, quand j’ai vu une femme sacrifier héroïquement
son amant à son amie, — il est vrai qu’elle en prenait un
autre, — et une institutrice vouloir faire épouser à son élève le
sien, — dont elle ne voulait plus.
 
 
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/283]]==
 
XC
 
Ô amitié ! amitié ! sentiment des anges entre eux, essayé par les
hommes ici-bas, — il est vrai que je préfère une douillette ouatée
pour l’hiver, — ô amitié ! tu n’en es pas moins le plus spirituel
mouvement du cœur, la plus noble aspiration de la pensée ! Je ne
sais plus quel sculpteur, pour exprimer la divine essence, représenta
deux beaux enfants nus — un garçon et une fille — qui
s’embrassaient saintement sur la bouche. Idée hardie que
J.-J. Rousseau — le plus plat des laquais — osait appeler une
obscénité. Ah ! c’était deux jeunes filles qu’il fallait sculpter ainsi
pour t’exprimer, ô amitié ! mais peut-être quelqu’un trouverait-il
que c’est là un non-sens plus qu’une obscénité encore.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/284]]==
 
 
XCI
 
Mme de Dorff était donc l’amie de Joséphine, — une amie bien
rare, comme dit ma grand-mère, en parlant de la millième qu’elle
ait eue. Mme de Dorff n’était plus jeune ; elle mettait du rouge
comme Jézabel : Joséphine pouvait donc l’aimer. Si nous avions
été au dix-huitième siècle, Joséphine, l’énigmatique Joséphine,
dont les rubans étaient toujours frais et venaient nous ne savons
d’où, aurait peut-être été la Mlle Aïssé de Mme de Dorff, tandis
qu’elle n’était que sa ''chère'' ''belle'', titre officiel sans grande valeur.
Mme de Dorff prenait avec elle ces airs maternels de patronnesse,
si chers aux femmes sur le retour. Si elle avait connu la passion
d’Aloys pour Joséphine, elle lui aurait dit sans nul doute : « Je
vous remercie de l’aimer. » Mot historique que j’ai entendu dire
par une de ces amies qui répètent : « Pauvre enfant, comme elle
se compromet ! » à un homme qui se mourait d’une passion
sublime.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/285]]==
 
XCII
 
Or, Aloys retournait à Paris. Au moment où il allait partir :
« Monsieur de Synarose, — dit Mme de Dorff, avec cette assurance
aristocratique qui ne craint point un refus, cet aplomb de
femme bien née qui impose un désir comme une loi même à un
indifférent, — si j’osais, je vous prierais de remettre ce flacon à
Mme d’Alcy. J’étais si souffrante dans ma visite d’adieu que je
l’emportai. Voulez-vous la remercier pour moi et lui dire que je
suis tout à fait bien à présent ?… »
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/286]]==
 
 
 
XCIII
 
C’était la première fois que l’occasion se présentait pour Aloys de
voir Mme d’Alcy chez elle. Elle n’y recevait pas d’hommes.
Retraite mystérieuse où un pied botté ne pénétrait jamais, son
boudoir ne s’ouvrait qu’aux femmes ; car elle était trop jeune et
dans une position trop délicate, puisqu’elle n’avait pas de mari et
ne se réclamait d’aucun parent, pour voir chez elle plus que quelques
jeunes femmes et beaucoup de ces respectables douairières
qui plastronnent si bien une réputation contre les coups de la
médisance, et qui s’occupent encore des plaisirs des jeunes gens
— mais d’une façon orthodoxe — en leur faisant faire de bons
mariages.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/287]]==
 
 
 
XCIV
 
Aloys prit le flacon des mains de Mme de Dorff, — un charmant
flacon d’agate, obscur comme la pensée d’une femme ; mais qui
exhalait, sous son bouchon d’or ciselé, une vague odeur
d’essence de verveine, cette plante magique et sacrée dont les
sorcières se couronnaient le front autrefois. — Les sorcières d’à
présent ne la portent plus que dans leurs flacons. — Aloys promit
qu’il remettrait le flacon à Mme d’Alcy, le même soir.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/288]]==
 
XCV
 
Il y alla. Elle était seule. — Il aurait mieux aimé la voir flanquée
de quelques-unes de ces vertus à chevrons dont elle était ordinairement
entourée ; — mais elle était seule, et ce n’était pas le
moment de montrer l’embarras vulgaire des dix premières
minutes d’un tel tête-à-tête avec la femme que l’on aime. Il ne
voulait pas perdre l’équilibre de sa fatuité, fût-ce sur le tapis ou
sur le canapé de Mme d’Alcy.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/289]]==
 
 
 
XCVI
 
Elle était languissamment assise sur une espèce de divan très bas,
une espèce de meuble oriental, qui lui rappelait l’existence des
odalisques au sein de sa chaste solitude. Elle était languissamment
assise, — oisive et probablement ennuyée d’être seule
depuis si longtemps. Attendait-elle ? Le diable seul pouvait le
savoir. Sa robe (car la robe fait partie de la personnalité d’une
femme, et je n’ai jamais pu les séparer), sa robe était d’une
couleur indécise, — une nuance un peu hermaphrodite, entre le
gris et le lilas. On aurait dit un nuage capricieux tissé pour elle,
une de ces vapeurs d’un soir de printemps derrière lesquelles on
imagine les plus délicieux horizons.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/290]]==
 
 
 
XCVII
 
Mais je n’ai jamais su décrire et je glisse sur tous ces détails. Elle
était donc oisive et languissante. Pourquoi languissait-elle ? elle
ne le savait pas ; mais c’était une pose, et lady Hamilton ellemême
n’avait pas plus l’art des poses que Joséphine. — Il est vrai
que ses études sur l’antique avaient été moins profondes ; et
quant à celles sur le nu, personne ne pouvait en parler. — Il était
impossible d’avoir l’air plus pensif. — J’adore ces fronts inclinés
où toujours flotte l’ombre de quelque chose, — rêverie qui passe,
revient ou demeure, comme l’image d’un saule pleureur sur
l’eau. — Ce soir-là, elle avait l’air encore plus pensif qu’à l’ordinaire.
Je le crois bien, c’était une femme qui pensait toujours… à
avoir l’air de penser.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/291]]==
 
 
 
XCVIII
 
Aloys — la poitrine saboulée par les palpitations de son cœur en
se trouvant seul avec cette femme — remit à Joséphine, d’une
main ferme, le flacon dont l’avait chargé Mme de Dorff. — Puis
commença une causerie qui, à la troisième phrase, comme il arrivait
perpétuellement entre eux, tourna tout à coup sur les mystères
ou les mysticités du sentiment.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/292]]==
 
 
 
XCIX
 
C’est plus dangereux que de marcher sur la pointe des clochers,
ces conversations ! Elles ont fait plus de Françoises de Rimini que
les plus tendres livres du monde, lus en tête à tête avec un beau
jeune homme. C’est le Poul-Sherro de bien des innocences. —
Aloys y fut admirable d’empire sur lui-même ; car il sentit que
jamais il ne l’avait aimée davantage. Ah ! s’il avait pu toucher
Joséphine d’une baguette et l’endormir sur son divan, quels baisers
fous il eût répandus sur ce front à la molle courbure, sur le
vélin de ce teint mat et dans ses lèvres entrouvertes, — calice de
rose un peu jauni, mais si suave encore ! ! ! — Mais la baguette
magique d’Aloys était un esprit merveilleux, qui faisait tout le
contraire d’endormir les gens qu’il touchait.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/293]]==
 
C
 
Son orgueil lui disait bien un peu que, s’il voulait oser, l’audace
réussirait peut-être. Il avait l’opinion hautaine que qui veut une
femme l’a toujours. — Opinion qui touche, il faut le dire, à
l’insolence, et que toutes les femmes ne pardonnent guère, apparemment
parce qu’une telle impertinence les met dans la nécessité
de résister.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/294]]==
 
 
 
CI
 
Mais il ne ''voulait'' pas, — car il la méprisait. — Et cependant il
avait soif, et le lac lui coulait au bord des lèvres. Il éprouvait le
désir aux mains rapaces qui nous ferait serrer, à ce qu’il semble,
contre nos seins de chair, les étoiles du ciel les plus lointaines. Eh
bien ! il avait mis à ce désir les menottes de sa volonté…
Joséphine ne se douta pas une minute de ses tortures. — Quoi
qu’il en soit, qui peut dire que la force spartiate d’Aloys n’aurait
pas succombé, si le tête-à-tête avait duré plus longtemps ? Quand
il se leva, il était plus fatigué que Mme de Staël d’un hiver de
conversations.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/295]]==
 
CII
 
Certainement, il n’était pas au bas de l’escalier que Joséphine
repoussait avec dépit le tabouret de velours blanc sur lequel elle
avait étalé son pied dans tous les sens, pendant qu’Aloys était
resté là. Chose difficile à digérer ! Elle avait la conscience de
l’habileté et de l’inutilité de ses manœuvres, et voilà qu’Aloys
continuait d’échapper à toutes ces embûches si bien dressées et
d’une combinaison si parfaite ! Le désappointement fut si grand
et si profondément senti, qu’après réflexion elle songea à risquer
une lettre, — cette première imprudence de la passion, ''cet'' ''abîme''
''qui'' ''invoque'' ''tous'' ''les'' ''autres'', comme dit la Bible.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/296]]==
 
CIII
 
Car il vaut mieux donner sa personne que d’écrire, et, par
Jupiter ! Madame, ceci n’est point un paradoxe, comme ceux que
je soutiens parfois. J’aime le paradoxe, il est vrai ; ma naissance
elle-même en fut un, ma mère m’ayant introduit dans le monde
le jour où l’on célèbre la fête de tous ceux qui en sont partis, —
fête d’héritiers, où nous semblons dire aux pauvres morts, s’ils
nous écoutent : « Tenez-vous où vous êtes, agréez nos sentiments
et restez-y ! »
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/297]]==
 
 
 
CIV
 
Mais ce n’est point un paradoxe : c’est une vérité triviale, vulgaire,
usée, — si la vérité n’était pas aussi éternelle que ceux à qui
nous devons des rentes viagères, — et mise à la portée de tous.
Une lettre est une chose éminemment compromettante, une
espèce d’état de service qui constate certains faits qu’il vaudrait
bien mieux oublier. Du moins, quand on a relevé les boucles de
ses cheveux un peu défaites et donné un coup d’œil à la garniture
de sa robe, qui a droit de douter d’une vertu dont les épingles
sont si bien attachées ? Mais une lettre, une mince lettre de
papier diaphane, griffonnée d’une écriture jolie et imperceptible
comme la patte du colibri, est une base assez solide aux indiscrétions
d’un sot et aux prétentions d’un impertinent.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/298]]==
 
CV
 
Et que la lettre soit signée ou non, qu’importe ? — Ne pas signer
est une lâcheté inutile. — Justice de Dieu ou malice du diable ! il
n’y a point une virgule qui n’accuse la main qui la traça. Pauvres
femmes, vous mettez dans le mot le plus innocent, écrit par vous,
toutes les lettres de votre nom. — Eh bien ! cette terrible glissade
dans son système de conduite, Joséphine fut sur le point de la
risquer. Je crois même qu’elle ouvrit son pupitre ; mais elle le
referma avec l’effroi de Pandore quand elle vit tous les maux
s’échapper de sa boîte à ouvrage. — À elle, ce n’était pas l’Espérance,
mais la réputation qui restait.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/299]]==
 
 
 
CVI
 
Une voix s’était élevée dans son âme, la voix de la conservation
de soi-même, — et qui avait pris alors l’accent nasillard de la
vieille comtesse de Fiercy : « Faites la guerre, — disait-elle ; —
mais ne donnez jamais d’otages. » — « Oh ! j’allais me perdre ! »
s’écria Joséphine, — mais pas de manière à être entendue, — et
ce jour-là elle se mit au lit avec le frisson.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/300]]==
 
 
 
CVII
 
Or, savez-vous, Madame, ce que ''se'' ''perdre'' signifiait dans le vocabulaire
de la moralité de Joséphine ? Se perdre équivalait à ne
pouvoir trouver de mari. Quoiqu’on puisse rencontrer encore de
ces candides natures d’honnêtes hommes qui épousent, sans trop
se faire prier, des femmes d’une réputation épistolaire — ou
autre — fort étendue, ce n’est pas moins une témérité que de
compter sur de telles bonnes fortunes, et un esprit mûri par
l’expérience se garde bien de voir l’humanité trop en beau.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/301]]==
 
 
 
CVIII
 
Sans cela, Madame, nous aurions une lettre de plus ! — une
lettre comme celles que j’ai eu le bonheur de lire, il y a quelques
jours, quoiqu’elles fussent adressées à un plus heureux que moi,
— véritable modèle de civilisation et d’aristocratie, où le mot
''amour'' n’avait pas été tracé une seule fois, mais où l’on parlait
d’une irrésistible puissance nerveuse, pour expliquer certains
abandons de soi-même.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/302]]==
 
 
 
CIX
 
Les femmes sont des êtres tellement inexplicables, sous la transparence
de leur peau et de leurs regards elles cachent une telle
masse de ténèbres, que Joséphine bouda presque Aloys la première
fois qu’elle le rencontra dans le monde après sa visite ; mais
lui, qui voulait la punir des contradictions de son dépit, déploya
de si grandes magnificences d’amabilité que la boudeuse fut
bientôt vaincue. — Le sourire revint à ses lèvres : la parole n’en
était jamais exilée pour longtemps. Quand il la vit aussi douce et
aussi souriante qu’à l’ordinaire, Aloys pirouetta sur son talon et
ne l’approcha plus de tout le soir.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/303]]==
 
CX
 
Elle en devint de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, mais plus
foncées. — Au fait, cet homme était le diable en personne, ou il
avait emprunté au démon ses moqueuses manières. Ah ! — pensait-elle, — si elle l’avait tenu à ses genoux, quelles larmes de vengeance elle en eût tirées ! quels pleurs cruels elle lui eût fait
répandre !… Oui ! si elle l’avait tenu à ses genoux ; mais le difficile
était de l’y faire tomber.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/304]]==
 
 
 
CXI
 
Du reste, Madame, si l’ange aux joues de rose que Shakespeare
appelle la Patience abandonnait cette femme dont la beauté de
blonde commençait à filer un peu, la Vanité pâle, qui n’est pas un
ange, s’attachait à elle plus fort que jamais. Dieu est patient,
parce qu’il est éternel, disent les Saints Livres. Elle n’était point
patiente, parce qu’elle n’était pas éternelle ; aussi, tout en déchirant
le bout de ses gants de dépit, et en mordillant sa lèvre un peu
davantage, elle se disait orgueilleusement : « Si je voulais
pourtant ! » Puis elle s’arrêtait, terrifiée par la grandeur du
sacrifice ; car il aurait fallu exposer sa réputation, — le plus précieux
joyau d’un écrin qui ne renfermait pas, il est vrai, tous les
diamants de la couronne, — et elle était encore plus préoccupée
d’une position que d’une vengeance.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/305]]==
 
 
 
CXII
 
Une position, — un mariage, — idées identiques pour une
femme, puisque les hommes l’ont voulu ainsi. Oh ! ne la blâmez
pas de cette ambition, la seule que vous ayez laissée aux femmes,
hommes dont l’égoïsme de lion a tout pris ! puisque vous achetez
de la meilleure monnaie de vos poches… ou de votre âme, des
places, des cordons, la députation, un ministère, pourquoi interdiriez-vous à la femme l’achat moral d’un mari, quand l’achat
matériel n’est pas possible ? Pourquoi interdiriez-vous aux pauvres
femmes cette dernière ressource, en attendant leur émancipation
définitive, ce qui ne peut manquer d’arriver au train
charmant dont nous allons ?
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/306]]==
 
 
 
CXIII
 
Quand, au lieu de vivre modestes, pures, retirées, rougissantes,
dans le saint abri du gynécée, elles se mêlent aux hommes,
comme des femelles à la croupe frissonnante et aux naseaux
fumants des appels d’une volupté grossière ! quand, ingrates
envers Dieu qui les fit si belles, et s’aveuglant sur leur puissance,
elles préfèrent la vanité d’écrire au substantiel bien d’être aimées,
et souillent d’encre des mains divines pour prouver à leurs
contemporains la légitimité de l’adultère !…
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/307]]==
 
 
 
CXIV
 
Mais je crois que l’indignation m’emportait… Vous souriez,
Madame, et je reviens à mon histoire. Joséphine n’était, elle,
malgré les affectations modernes de son langage et de ses poses,
qu’une femme affectée et rien de plus. Elle avait les coquetteries
d’une femme, les ambitions d’une femme ; mais en avait-elle les
tendresses ? Quoi qu’il en pût être, — et pour rester dans le vrai,
— ce n’était qu’une innocente enfant, une perfection, une petite
fille de douze ans qui venait de faire sa première communion le
matin même, en comparaison de ces femmes comme j’en
connais, et que les hommes — aussi lâches qu’elles sont impudentes
— ne renvoient pas faire leurs compotes.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/308]]==
 
CXV
 
Hélas ! Madame, cette pauvre perfection était terriblement
embarrassée ! Elle allait et venait entre deux pensées : l’une de
désir et l’autre d’épouvante ; elle s’agitait entre la peur d’être
compromise et le désir de plier Aloys à son caprice ; mais il était
impossible qu’elle restât beaucoup de temps encore dans une
fluctuation si cruelle. C’était là pour sa rêverie un hamac qui
n’était pas de soie, et dont les balancements ne produisaient pas
le sommeil. Cette indécision devint trop violente. Aussi la vanité
l’emporta-t-elle, et finit-elle par jouer son va-tout.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/309]]==
 
 
 
CXVI
 
Elle joua son va-tout. — Oui ! Madame, — intrépidement,
comme Masséna, enfermé dans la presqu’île du Danube. Mais,
avant de le jouer, elle mit de son côté toutes les chances de
succès, et l’on peut dire que son adresse surpassa très fémininement
sa bravoure ; ce fut une indescriptible tactique, un plan
merveilleusement et subitement combiné. Il n’y a point de
''Mémoires'' ''de'' ''Torcy'' pour une telle politique. Si Joséphine avait pu
l’écrire, — et peut-être que la première femme venue réparerait
très bien cet oubli, — nous aurions un traité de ''la'' ''Princesse'', en
comparaison duquel le traité du ''Prince'' serait une niaiserie
d’écolier.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/310]]==
 
CXVII
 
Voilà donc à quoi elle songeait, cette créature qu’on croyait frivole,
avec ses airs évaporés, ses vagues regards et ses cascatelles
de paroles qui tourbillonnaient dans les oreilles de tous ceux qui
avaient la patience de les écouter. Elle coquetait et caquetait.
Elle coquetait et caquetait avec nous tous, avec Aloys, avec
M. Baudouin d’Artinel… et le temps se passait ainsi ! Et nous
pensions, nous les fortes têtes, nous qui nous imaginions tout
savoir de l’inextricable nature des femmes, que Mme d’Alcy
n’était, après tout, qu’une poupée à ramage, montée sur ressort
pour glisser mieux sur le parquet d’un salon.
 
 
CXVIII
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/311]]==
 
À toujours attendre, toujours attendre, le mois d’août était arrivé.
C’est un mois où les nuits sont si belles, si pleines du baume de
toutes les fleurs, qu’au sein même des villes — ces bassins de
marbre comblés d’immondices — ces belles nuits d’août ont un
charme et un parfum encore. La lune alors, cette douce âme du
ciel, semble répandre plus de lumière que dans les autres mois de
l’année ; elle paraît jeter à tous les objets une écume argentée et
les franger d’une nacre humide.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/312]]==
 
 
CXIX
 
Une nuit pareille (il était plus de onze heures et demie), une nuit
pareille, — avait-elle été choisie à dessein ? — la porte vitrée du
balcon de la rue de Rivoli se trouvait entrouverte. Le balcon était
désert ; mais si l’on eût eu des yeux assez perçants pour distinguer
à travers le vitrage, on eût vu deux personnes, assises l’une à côté
de l’autre, dans l’appartement presque obscur, — où la lampe qui
mourait semblait, par sa lueur indécise, vouloir se mettre au
niveau des faiblesses qu’elle était destinée à éclairer… Ces deux
personnes avaient le dos tourné à la lampe… Étaient-ce deux
amants, oubliant le monde et la vie dans quelque rêverie nonchalante,
pleine de sourires et de baisers ? La lune penchait curieusement
son visage sur les sombres massifs des Tuileries, comme si
son Endymion, cette nuit-là, en avait cherché le mystère.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/313]]==
 
CXX
 
C’était une nuit délicieuse avec ses paillettes d’étoiles, — une
nuit ravissante comme ces visages de femmes qu’on n’a vus
qu’une fois — peut-être en rêve — et qui restent dans nos
souvenirs ; une de ces nuits qu’on n’oublie pas non plus, pour
peu qu’on l’ait passée avec le Dieu de son âme ou… sa maîtresse,
— ce qui est souvent la même chose, car le visage aimé est seul
digne de recueillir ces lueurs saintes qui font doucement étinceler
l’empreinte des baisers restée aux joues… si bien que l’on
dirait des perles ou des larmes.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/314]]==
 
 
 
CXXI
 
Des larmes qui ne furent point pleurées, mais que la bouche a
versées dans une molle ivresse. Car, aux moments du bonheur
comme à ceux de l’agonie, le sang de nos cœurs ne se retrouve-t-il pas toujours ? Ah ! soyons heureux bien vite ! Hâtons-nous,
fragiles créatures que nous sommes, hâtons-nous de résoudre en
une rosée de baisers ce flot du cœur qui doit monter plus haut
que la bouche, et qui tarira en pleurs amers !
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/315]]==
 
 
 
CXXII
 
Mais il n’en était point ainsi pour eux… C’étaient Aloys et Joséphine.
Aloys, qui recevait, comme un déluge de tuantes émotions,
les impressions de cette soirée de lumière veloutée, de
repos et de mystère.................................…….
 
Il avait bien de l’esprit encore ; de l’esprit à faire croire à
Mme Joséphine qu’il était aussi calme que le ciel d’alors et aussi
glacé que la rosée qui glissait aux vitres. Seulement, de souffrances
intimes, de peine à dompter sa pensée, cet esprit, ordinairement
d’une flamme si vive et d’un coloris si ardent, n’avait
plus que d’éparses lueurs, — comme quelques feux de bivouac
solitaire éparpillés sur la lisière d’un camp dans la nuit.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/316]]==
 
 
 
CXXIII
 
Il n’en pouvait plus, d’une volupté furieuse et amère, et il était si
près d’elle qu’il sentait la moiteur de son épaule contre la sienne.
— Oh ! ne restez jamais ainsi, vous qui voulez conserver inébranlables
vos résolutions de sagesse prises le matin même ! — Elle
avait grasseyé, avec beaucoup d’art et de charme, toute la soirée.
Elle avait même posé ses mains sur les siennes avec un abandon
parfaitement joué, et, pour un homme aussi purement amoureux
qu’Aloys, elle avait fait davantage encore… elle l’avait appelé
deux ou trois fois ''Aloys''.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/317]]==
 
 
 
CXXIV
 
Quant aux soupirs — de ces soupirs galatéens que l’on réprime
et qu’on désire être entendus — et quant aux regards de
colombe mourante, elle les sema sans les compter. C’était bien le
moins qu’elle pût faire : aussi je n’en parlerai pas. Elle était allée
aussi loin que femme peut aller sans être une Mme Putiphar qui
prend le manteau en désespoir de cause… Et, par l’âme de mon
grand-père ! elle était jolie, sous ce demi-jour de la lune, mille fois
plus qu’au jour faux de ces bougies à la lumière desquelles Aloys
l’avait contemplée jusque-là.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/318]]==
 
CXXV
 
Et puis, hasard, caprice ou combinaison encore, elle avait enlevé
son peigne, et ses cheveux lui tombaient sur le dos. Elle ressemblait
à une Marie-Madeleine. Mais non ! pourtant ; elle n’avait
l’air ni si tendre ni si repentie. Pardonne-moi, âme trop vive, fille
abusée, pâle troène que le Christ ne rejeta point de son sein
avant de marcher au supplice, pardonne-moi de te comparer
Joséphine ! Le marbre de Canova est plus toi que cette fille du
monde, à laquelle le monde n’avait rien à reprocher comme à toi.
Ce marbre exprime cent fois plus d’âme que Mme d’Alcy n’en
avait.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/319]]==
 
 
 
CXXVI
 
Mais l’aurait-on dit ce soir-là ? Personne ne l’aurait dit, sans
doute, personne… excepté Aloys. Ô femmes ! il est donc des
yeux d’aigle que vous ne pouvez crever avec vos poinçons ! Le
regard d’Aloys accusait une passion profonde, un enivrement
formidable ; mais son sourire était railleur, — railleur de la
raillerie de Goethe, quand il écrivait ses plus beaux vers. — Se
moquait-elle d’elle ou de lui ?… Il dépensait, en efforts et en
désirs étouffés, dix ans de sa vie auprès d’elle. Aimait-il ce cruel
jeu ? Y aurait-il la volupté de la torture, comme il y a la volupté de
la volupté ? Courageux jeune homme ! il avait riposté par un
''Madame'', quand elle l’avait appelé ''Aloys''.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/320]]==
 
 
 
CXXVII
 
« Malgré le charme d’une pareille causerie, — dit-il en se levant,
et il chancelait, — je vous demanderai, Madame, la permission
de me retirer. » — « Déjà ! » s’écria-t-elle, et vraiment elle était
émue ; car il demeurait le plus fort, et toutes ces petites mines —
déperdition de grimaces charmantes — aboutissaient à un
résultat négatif dont elle était intérieurement humiliée. — « Il
sera minuit tout l’heure », dit Aloys en regardant la pendule. Et il
salua et sortit. — Si c’était là une fuite, avouez, Madame, que
c’était celle d’un Numide ! Il sortit avec la satisfaction de l’orgueil
d’un homme, bâton noueux arraché aux chênes, et sur lequel on
s’appuie si noblement quand on défaille : « Cette femme s’est
offerte, et moi, je n’en ai pas voulu ! »
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/321]]==
 
 
CXXVIII
 
Oui ! elle s’était offerte… pour se refuser peut-être ; mais elle
s’était offerte (car il y a certains manèges qui ont la signification
de la parole), comme toutes ces coquettes jusqu’au buste qui
aiment à faire éprouver le supplice de Tantale aux pauvres diables
qui ont l’aberration de les aimer. — Elle resta immobile,
quand il fut parti, ses yeux fixés sur la porte, pendant qu’une
larme — plus froide que du poison — lui coula sur la joue encore
animée : larme de dépit, de vanité, de courroux, qui sécha avant
d’arriver à la bouche. Hélas ! si la bouche l’avait bue, elle l’aurait
trouvée si amère que Joséphine peut-être eût été guérie de la
douleur honteuse qui la faisait couler. Ne dit-on pas que l’on
guérit de la morsure du scorpion en l’écrasant sur la blessure ?
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/322]]==
 
 
CXXIX
 
Le lendemain, elle fut plus tourbillonnante que jamais chez
Mme de Dorff. Je crus qu’elle se mordit plus fortement la lèvre
quand elle aperçut Aloys ; mais c’était chez elle une telle habitude
qu’on ne pouvait rien en induire. Elle lui parla avec une bienveillance
plus marquée que jamais. Elle montra enfin, pour
cacher ce qu’elle éprouvait, l’élasticité merveilleuse que je lui
avais toujours supposée : don céleste qui n’a pas été fait aux
femmes en vain, et dont elles devraient vous remercier tous les
soirs à genoux, ô mon Dieu !
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/323]]==
 
 
 
CXXX
 
Elle quitta la soirée de bonne heure. Nous remarquâmes que
l’honorable M. d’Artinel ne tarda pas à disparaître de l’horizon
lorsque son étoile eut filé. Depuis longtemps, sa jalousie (si
jalousie il y avait dans une poitrine beaucoup plus exposée, à ce
qu’il semblait, à un asthme) s’était évanouie. Joséphine l’avait-elle
rassuré ?… Mais il avait l’ineffable délicatesse de la discrétion,
et nous ne pouvons parler que de nos observations personnelles.
— « D’ailleurs, — disait-il en relevant sa cravate gommée,
— M. de Synarose a de l’esprit, si l’on veut, mais il le gâte par sa
fatuité ; et, tant qu’à être fat, ceux de mon temps étaient beaucoup
plus dangereux. »
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/324]]==
 
CXXXI
 
 
Et après ce jugement, digne d’un homme accoutumé à la jugerie,
il se reposait majestueusement en lui-même, — excepté quand
Joséphine était là. Alors, il faisait l’empressé auprès d’elle avec la
légèreté d’un vieux zéphyr ; de plus en plus, ses phrases se gonflaient
de larmes et s’interrompaient de soupirs. L’isolement le
tuait — c’était sûr — depuis la mort de sa femme, et il sentait
plus vivement que jamais qu’avec une âme si pleine de sympathie
il avait été créé pour vivre à deux.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/325]]==
 
CXXXII
 
 
Et puis il fallait une tutrice à ses filles, — une espèce de mère qui
leur apprendrait à se tenir droites et leur ferait un choix de
romans. Déjà elles couraient sur la lisière de l’adolescence,
époque difficile à traverser. Un amant pouvait arriver d’un jour à
l’autre, et il fallait nécessairement leur apprendre quelle mine
doivent faire des filles bien élevées à la première déclaration.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/326]]==
 
CXXXIII
 
 
Et toutes ces considérations, sans nul doute, irritaient le goût
déjà très vif que M. d’Artinel ressentait pour Joséphine. Elle, qui
parlait de vertu, la ferait aimer à ses filles. Elles l’aimeraient au
point de ne lui préférer personne. Les gens avisés calculaient
donc que M. Baudouin d’Artinel s’approchait d’un second
mariage, en proportion de ce qu’il regrettait le premier.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/327]]==
 
 
 
CXXXIV
 
Je sortis, ce soir-là, un des derniers de chez Mme de Dorff. Elle
demeurait rue de Castiglione, et je m’en revenais tout songeant
comme un joueur en perte, — car j’avais joué et perdu, — par la
rue de Rivoli. Il faisait un clair de lune d’une grande amabilité
pour les tuteurs, les maris, les voleurs et les poètes, et autres personnages
intéressés par état à l’observation nocturne. C’était une
nuit transparente et sonore, quoique silencieuse, — la doublure
de celle de la veille.
 
 
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/328]]==
 
 
CXXXV
 
« Est-ce un voleur ou sommes-nous en Espagne ? » me dis-je, en
braquant ma lorgnette sur une espèce de corps épais suspendu
entre le ciel et le pavé. Je regarda mieux, — je regardai encore. —
Une femme se penchait timidement sur la rampe du balcon, et
dessinait la plus gracieuse courbe sur l’azur du ciel. — Ce n’était
pas la scène charmante de l’adieu, à la venue du jour, comme tu
nous l’as montrée, ô Shakespeare ! mais plutôt celle qui dut la
précéder. Et franchement, illusion ou perspective favorable, la
femme penchée, ô Shakespeare ! était aussi jolie que ta Juliette.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/329]]==
 
 
CXXXVI
 
Ta Juliette ! — Cet amour de mes premiers rêves, — cette créature
suave et pourtant terrestre, passionnée comme nous dans un
corps plus divin qu’une âme, — pauvre enfant timide et hardie !
— vêtue seulement des jasmins du balcon, au milieu desquels
elle apparaissait dans une nudité plus chaste que celle du ciel
sans ses nuages, que celle de l’Aurore qui commence à poindre ;
car l’Aurore se sait nue et rougit… et Juliette l’avait oublié.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/330]]==
 
 
 
CXXXVII
 
Mais Roméo. Était-ce ton Roméo, ô mon grand Shakespeare ! ou
en était-ce une parodie cruelle ? Ah ! le beau Montaigu, c’était
vous, M. Baudouin d’Artinel. Je vous reconnus fort bien avec
votre dos un peu arrondi ; — mais Platon avait les épaules hautes,
et qui n’est pas, d’ailleurs, un peu bossu ?… En montant la poétique
échelle de soie verte, vous étiez précieux d’élégance, de
souplesse, d’agilité, de grâce ! Que votre gravité vous allait bien,
ainsi perché dans les airs ! Ah ! pauvres mortels que nous
sommes, ayons donc cinquante ans passés et allons juger, après
cela !
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/331]]==
 
CXXXVIII
 
Et il arriva au balcon sans encombre. — Or, — je dois l’avouer
ici, Madame, — je n’entendis et je ne vis rien de ce qui dut
suivre. — La porte vitrée se referma sur l’heureux couple… et la
lune alla toujours son train dans le ciel tranquille. Elle ne rougit
pas, cette lune impudente, et moi, qui m’étais arrêté pour
regarder cette scène singulière, je fis comme elle, j’allai me
coucher.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/332]]==
 
 
 
CXXXIX
 
Le reste… est un impénétrable mystère scellé des sept sceaux de
l’Éternel. Mon histoire pourrait, Madame, finir à cette porte
vitrée ; elle y gagnerait un vague poétique qui lui siérait, une
immatérielle auréole ! — Mais je déteste les poètes, et leurs mensonges
et leurs réticences. Je les hais pour bien des raisons…
mais surtout parce qu’ils nous gâtent la vie de telle sorte qu’elle
ne ressemble plus, pour nous, qu’à une courtisane, quand notre
premier amour s’est envolé.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/333]]==
 
 
 
CXL
 
Je ne finirai donc point mon histoire en poète. Non ! Madame,
mais je vous ferai boire plutôt le calice de la réalité jusqu’à la lie.
La lie, Madame, fut le mariage de M. d’Artinel et de Joséphine,
qui eut lieu, peu de jours après, à l’Assomption. Nous l’y vîmes
jouant, sous son voile de mariée, la pudeur heureuse, et devenant
Mme d’Artinel. Ce fut un fort joli spectacle. Sans doute elle avait
fait comprendre à l’honorable et délicat M. Baudouin d’Artinel
qu’il fallait une réparation éclatante, officielle, au tort qu’un
entraînement de cœur et une scène de balcon espagnole avaient
causé à sa réputation, ce bien qu’elle préférait à tout, après lui,
toutefois.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/334]]==
 
 
 
CXLI
 
Et cela, dit d’une voix ''pleine'' ''de'' ''larmes'', d’une voix de première
représentation, n’avait pas manqué d’émotionner l’âme du sensible
conseiller… D’ailleurs, il devait être fier de cette préférence
qu’elle avouait, et qu’elle lui avait prouvée d’une façon si romanesque.
À tout prendre, c’était un homme d’une généreuse
nature, et une femme compromise par lui, chose bien rare maintenant
(non les femmes compromises, mais la manière d’agir
avec elles de M. Baudouin d’Artinel), lui semblait un objet sacré.
Enfin elle lui avait toujours plu… et c’est ainsi que, après avoir
rassemblé tous ses motifs d’être le plus heureux des hommes, il le
devint en l’épousant.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/335]]==
 
CXLII
 
Ce fut un samedi qu’il l’épousa. La petite église de l’Assomption
était pleine, — cette ravissante église qui exprime la vérité dans
l’art avec tant d’éloquence, et qui, par cela même, était, ma foi !
bien digne de recouvrir la vérité des sentiments que Joséphine
exprimait alors. Elle était un peu embarrassée… mais une
nuance d’embarras ne messied à personne un pareil jour. Elle
n’avait plus cette sommité de joue écarlate qu’elle avait toujours
quand elle parlait chez Mme de Dorff, — mais il est vrai qu’elle ne
disait rien. Elle était pâle comme l’était d’ordinaire Aloys, Aloys
qu’elle avait aperçu dans la chapelle, et qui, lui, avait perdu de
son habituelle pâleur ; car il avait envoyé promener sa gastrite,
qui peut-être n’y était point allée, et il était rentré dans la vie —
mais qui peut dire qu’il en était jamais sorti ? — par les déjeuners
de homard, largement arrosés de bordeaux.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/336]]==
 
 
 
CXLIII
 
Il était rentré dans cette vie que dédaignent les spiritualistes de
notre âge et ces femmes d’éther pur qui se pâment en lisant Joubert,
mais qui, après tout, est la vraie vie pour ceux qui croient
que le mépris de la sensation est un parricide pour la pensée.
Comme Sheridan, l’immortel esprit, il trouvait que se griser était
une agréable chose quand le cœur faisait par trop mal.
Même au plus fort de son impénétrable amour pour Joséphine,
il hantait le Café Anglais. Je l’y avais vu souvent, brisé par
ces crises muettes des grands cœurs, — combats de taureaux
invisibles, — soulever son esprit avec son verre et y chercher
l’oubli, entre l’Ivresse et l’Ironie, — deux rieuses bien tristes,
nées, la même nuit, du Désespoir.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/337]]==
 
 
 
CXLIV
 
La veille du mariage de Joséphine, la chronique disait — mais qui
peut croire à la chronique ? — qu’on l’y avait vu souper tête à tête
avec une femme qui n’était pas Mme d’Alcy. Mme d’Alcy était un
ange à qui tout souper devait naturellement faire horreur ; car au
dessert une femme est vraie, et, pour des pudeurs comme Joséphine,
être vrai, c’est presque être nu. D’ailleurs, ce jour-là, elle
ne s’appartenait déjà plus. Elle avait signé le bail de son bonheur
le matin même, et, le soir, fait toutes les chatteries en usage chez
les belles-mères d’un jour avec les petites d’Artinel.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/338]]==
 
 
 
CXLV
 
Ce n’était donc pas Joséphine ; mais qui diable était-ce, en ce
cas ?… La chronique ajoutait — mais la chronique est si
menteuse ! — que le ''partner'' femelle d’Aloys, à ce souper au
moins bizarre, ne rappelait en rien Mme d’Alcy. Elle n’avait pas, il
s’en fallait, ce parfum de vertu aristocratique : ce n’était pas un
ange du même ciel. C’était un être inférieur, — malheureusement
charmant, — digne du mépris de toutes les femmes ; une
espèce de tigresse… pour l’appétit seulement, qui mangeait à
belles dents de nacre, et qui, le corset plein du marbre brûlant de
la jeunesse, se trouvait assez peu sylphide pour préférer un verre
de champagne à de la rosée dans des fleurs ! Ne croyons pas à la
chronique, Madame. Elle a dit… que n’a-t-elle dit ? Moi, je ne
sais pas ce qu’ils purent faire dans ce repas des funérailles, donné
avant le dernier soupir de l’amour ; mais ce que je sais bien, c’est
qu’Aloys avait le lendemain, à l’Assomption, toute la gravité de
circonstance, c’est-à-dire — qu’il était fort gai.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/339]]==
 
 
 
CXLVI
 
Mais quant à M. d’Artinel, il était sérieux et irréprochable. Il
avait la tenue d’usage : il portait un magnifique habit bleu, le
second habit de cette couleur qu’il eût jamais porté depuis son
premier mariage ; car il faut se marier en bleu si l’on veut qu’une
union soit heureuse. En cela nous différons des Orientaux, pour
qui le bleu est un signe de deuil. Eux, ils le portent quand ils
pleurent, et nous lorsque nous nous marions ; — ce qui prouve,
disent les philosophes, l’unité de l’esprit humain.
 
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/340]]==
 
CXLVII
 
Avec l’habit bleu indispensable, il avait aussi acheté la bague de
rigueur, — cette bague qu’on appelle si singulièrement une
''alliance'', et qui n’est que le premier anneau de la chaîne qui n’a
pas de bout. Cette bague était un vrai chef-d’œuvre. Les noms de
M. Baudouin d’Artinel et de Joséphine y étaient mêlés à des
dates mystérieuses, si bien que le diable lui-même ne s’en serait
pas démêlé. Quand le cercle d’or fut passé au doigt effilé de Joséphine,
Aloys, qui regardait fort attentivement la symbolique cérémonie,
se pencha vers moi et me dit : « Vous rappelez-vous la
bague d’Annibal ?… »
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/341]]==
 
 
 
CXLVIII
 
« Est-il fou ? — pensai-je — ou bien l’amour, si riche en développements
inattendus, l’aurait-il jeté dans les études historiques ?… » Mais il ne remarqua point mon étonnement, ou, s’il le
vit, il ne s’y arrêta point. « La bague d’Annibal — poursuivit-il — avait une pierre, et sous cette pierre, il y avait une goutte de poison. C’est avec cette goutte de poison que se tua Annibal. Eh bien ! il y a des bagues sans pierre qui renferment un poison plus subtil que celui d’Annibal ; car c’est un poison invisible. Seulement — ajouta-t-il avec une gaieté parfaite — ce poison-là ne tue pas les grands hommes, mais une petite chose : il tue l’amour. »
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/342]]==
 
 
 
CXLIX
 
« Je vous en fais mon compliment », lui dis-je. — Il vit que je
l’avais compris, et il ne repoussa point le compliment. — « Oui !
vous avez raison, — repris-je ; — nous avons tous ''nos'' ''bagues''
''d’Annibal'' dans la vie ; mais ce qu’il y a de plus étrange, c’est que,
ces bagues qui nous empoisonnent, ce n’est pas à nos doigts que
nous les portons… »
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/343]]==
 
 
 
CL
 
Joséphine eut donc, Madame, une position dans le monde, —
plus un mari et trois belles jeunes filles, douces comme les moutons
de Mme Deshoulières, à tourmenter, — ce qui est, il faut
bien l’avouer, un agréable passe-temps lorsqu’on s’ennuie. —
Reste d’habitude ou manière d’être aimable avec son mari, elle
parle toujours de vertu avec la même abondance, et personne ne
lui connaît d’amant encore.
==[[Page:Barbey d’Aurevilly - L’Amour impossible, La Bague d’Annibal, Lemerre.djvu/344]]==
 
 
 
CLI
 
Je parierais qu’elle n’en aura pas. — Cependant, avec les jeunes
femmes qui ont des maris ou des amants jeunes comme elle, elle
avoue qu’elle n’a pour M. d’Artinel que de l’estime, et qu’elle l’a
épousé par pitié. — Regretterait-elle Aloys ?… J’oubliais de vous
dire, Madame, qu’Aloys alla à son bal de noces comme il est allé à
sa messe de mariage, et qu’il lui demanda l’honneur de la
première contredanse, puisque M. d’Artinel ne dansait pas. —
Ce jour-là, il avait sans doute avalé le crapaud que Chamfort
conseille — pour être un homme du monde — d’avaler tous les
matins avant de sortir de chez soi.