« Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/689 » : différence entre les versions

Phe-bot (discussion | contributions)
Phe: split
(Aucune différence)

Version du 8 mars 2013 à 19:17

Cette page n’a pas encore été corrigée

roman bourgeois et lyrique, raisonneur et ingénu, analytique et passionné, qui transportera dans notre langue, dans nos mœurs, avec notre habit et notre accent, la substance même des romans anglais ; Héloïse paraît et fait oublier Clarisse ; la transfusion du sang a réussi.

De nos jours, la Nouvelle Héloïse n’est guère plus lue que Clarisse Harlowe. C’est un grand tort, et l’on se prive de jouissances que le préjugé d’ennui ne permet pas d’imaginer. Je le dis timidement et bien bas, je cherche encore dans notre langue un roman supérieur à celui de Jean-Jacques. Et voici mon critérium : les années où je relis la Nouvelle Héloïse, je ne puis plus supporter de longtemps la lecture d’un autre roman. Le style est emphatique, je l’accorde ; encore quelques tours de cadran, et le style de nos romantiques paraîtra aussi boursouflé, aussi démodé ; quelques tours encore, et l’on trouvera des rides sur la prose de Flaubert et de nos réalistes ; les beautés intérieures des grands ouvrages n’en subsisteront pas moins. Qu’importe le vêtement usé, quand il recouvre un homme, quand on devine une âme dans cet homme ? Il faudrait couper la moitié de l’Héloïse, toutes les digressions intolérables sur des objets qui ne nous intéressent plus, j’en conviens ; mais dans la moitié qui demeurerait, le cri de la passion retentit plus strident qu’il ne se fit jamais entendre ; et les effets de cette passion sont étudiés jusque dans chaque fibre des victimes qu’elle possède.

Pour la première fois, un écrivain français est venu qui a dit ceci : L’amour n’est pas l’accident qu’ont dépeint nos poètes, nos tragiques, nos romanciers de l’âge classique ; ce n’est ni un passe-temps léger, ni une idylle, ni un thème à bel esprit, ni une sentimentalité à fleur de peau, ni une vertu chevaleresque, ni même le mal sacré qui s’attache à la chair d’une Phèdre ou d’une Hermione ; c’est une révolution douloureuse qui intéresse toute la personne humaine, jusque dans les idées, les raisonnemens, les actes où il y a en apparence le moins de rapports avec la passion. Les opinions de Julie et de Saint-Preux, leurs vues sur la société et sur l’univers sont profondément modifiées du moment qu’ils aiment. C’est un effort désespéré pour réaliser dans le cercle des choses. visibles les aspirations infinies insufflées à l’homme moderne par la promesse chrétienne. C’est une association permanente de toute la nature au drame particulier de deux existences ; le paysage, à peine aperçu des amans classiques, devient un état d’âme, comme l’on dit, ou plutôt un état du cœur. Phèdre souhaitait reposer à l’ombre des forêts ; pour Saint-Preux, les forêts, les eaux, les montagnes sont dans Julie, et Julie est partout en elles.