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il y a dix millions d’atomes de souveraineté ; la souveraineté indivisible ne « se réalise » qu’en se divisant.

Et c’est là encore qu’il faut en venir, à quelque spéculation ou doctrine philosophique que l’on veuille rattacher la notion de la souveraineté nationale. La fonde-t-on sur « le droit naturel » et va-t-on chercher l’homme avant la société ? ou bien sur « le contrat social, » et va-t-on chercher l’homme avant l’État ? ou bien sur « la volonté générale, » et se contente-t-on de considérer l’homme dans l’Etat ? Cette métaphysique, politiquement, importe peu. Dans la pratique de l’état moderne, il faut en venir à ce que ce droit naturel s’exerce, s’il y en a un ; à ce que ce contrat social, s’il y en eut un, se prolonge ou se dénonce ; à ce que cette volonté générale se déclare, s’il y en a une. Or comme il n’y a qu’une seule expression de la souveraineté nationale, il n’y a aussi qu’un seul moyen d’exercer le droit naturel supposé, de ratifier le contrat social supposé, de déclarer la volonté générale supposée ; et c’est le vote, le suffrage. — Suffrage de tous, évidemment, puisque la souveraineté est de tous ; que tous, par hypothèse, ont des droits naturels ; que tous sont, par hypothèse, parties au contrat social ; que, par hypothèse, toutes les volontés particulières doivent concourir à la volonté générale. Suffrage omnipotent de dix millions de souverains égaux ; suffrage solitaire de dix millions de souverains dispersés.

C’est-à-dire qu’il faut en arriver, dans la pratique, à briser, broyer et éparpiller cette souveraineté. C’est-à-dire qu’entre le bloc et le corpuscule, entre la nation, théoriquement souveraine, et chaque citoyen, souverain, dans la pratique, de la seule souveraineté du bulletin de vote, rien ne s’interpose et ne peut s’interposer ; qu’il faut que la souveraineté nationale, lorsqu’elle cesse d’être une abstraction, aboutisse, dans les faits, au suffrage universel et au suffrage inorganique : une entité, dix millions de cellules séparées, point d’organes intermédiaires ; et qu’il faut que du suffrage inorganique, la nation, en un temps donné, sorte désorganisée, avec l’Idée pure à un bout, l’Individu à l’autre bout, et dans l’entre-deux, le vide.

C’est-à-dire qu’on n’est pas libre de choisir, de subir une telle condition ou de s’y soustraire, et qu’il faut, de nécessité, dès qu’on bâtit l’Etat moderne, si on le bâtit exclusivement sur le principe de la souveraineté nationale ou ses substructions, — le droit naturel, le contrat social, la volonté générale, — et sur la pratique du suffrage universel inorganique, s’attendre à ne jamais tirer d’une matière ainsi pulvérisée qu’un Etat disjoint et comme désarticulé.