« La Morale de Nietzsche » : différence entre les versions

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=== I. ===
 
Il y a quelques années, lorsque le nom de Nietzsche fut devenu trop célèbre pour que des écrivains qui, comme M. de Wyzewa ou feu Valbert, apportent aux lecteurs de nos grandes revues les nouvelles philosophiques de l'étranger, gardassent plus longtemps le droit de s'en taire, on vit une singulière aventure. Je devrais plutôt dire qu'elle arriva, mais qu'on ne la vit point. L'auteur du Zarathustra fut présenté à la France comme le type le plus radical d'anarchiste, de nihiliste, de démolisseur universel, que l'idéologie allemande eût jamais enfanté. Réputation fâcheuse, bien propre à faire exclure Nietzsche sans plus d'examen du nombre des esprits supérieurs. Car qu'y a-t-il, à la fin du XIXèXIXe siècle, de plus rebattu que l'anarchisme, de plus simplet, de plus à la portée de tout le monde que le nihilisme, de plus inoffensif enfin que les « audaces » d'un idéologue germanique ? Ces renseignements suffirent pour détourner de Nietzsche l'attention des personnes pondérées. La question était donc entendue. Et les informateurs un peu hâtifs dont je parlais avaient réglé leur compte avec le météore nouveau.
 
Celui-ci, heureusement, a reparu. La traduction des œuvres de Nietzsche publiée par la Société du Mercure de France et qui honore tant son auteur principal et initiateur, M. Henri Albert, est maintenant presque complète. Elle a au moins dissipé ces méprises grossières. Non seulement Nietzsche n'est pas anarchiste ; mais il serait à peu près aussi juste de lui appliquer cette épithète ou toute autre exprimant un état d'esprit enfantin et sauvage, que d'appeler Joseph de Maistre un jacobin, ou Michelet jésuite. Il est curieux qu'on lui ait prêté ce qu'il exècre le plus.
 
Il existe une erreur, erreur méchante, louche, souterraine, destructrice secrète de tout ordre et de toute beauté, ver rongeur des plus nobles œuvres humaines, que Nietzsche hait en effet de toute la vivacité de son goût pour la face brillante du monde civilisé. Il serait bien près de l'appeler l'Erreur, la Négation, la Malfaisance en soi. Et c'est à peu près en ces termes — on s'en souvient — que Méphistophélès se définit lui-même dans le Faust de Gœthe. Mais le fléau profond et subtil auquel en a Nietzsche n'est rien moins, certes, que méphistophélique. Le cynisme cavalier est tout ce qu'il y a de plus opposé à ses allures. Il faudrait plutôt l'imaginer comme un gigantesque Tartufe qui aurait pris l'air de toutes les sectes de religion et de morale, depuis le Bouddha jusqu'à nos jours et qui nous représenterait, fondues ensemble, toutes les nuances d'hypocrisie, d'humilité, de « spiritualité », de « renoncement », d'absorption en Dieu ou en l'idéal, savamment inventées et exhibées au cours des siècles par une sainte rancune, par de sombres desseins de vengeance contre la Terre et la Vie. Comment le désigner ce mal, dont l'action tout intellectuelle — mais par là même cent fois plus redoutable que la torche d'Attila ou la bombe de Ravachol (incendiaires, non empoisonneurs) — détruisit dans le monde antique et achève présentement de dissoudre dans l'Europe moderne les plus précieux éléments et jusqu'à l'idée même de civilisation ? Mille noms lui conviendraient, car il a mille formes. Mais qu'il exerce ses ravages en grand ou en petit, dans l'institution sociale ou dans des consciences isolées, qu'il corrompe les mœurs, l'art ou la philosophie, toujours sa présence se révèle par ce symptôme : une anarchie. On peut dire que le but de Nietzsche, ç'a été de démasquer, de forcer à reconnaître le vice anarchique dans la plupart des principes et des sentiments dont l'époque moderne s'enorgueillit comme de ses plus nobles conquêtes morales et qui en forment comme l'air respirable... ou irrespirable. La philosophie, ou mieux la psychologie de l'anarchisme est donc dans l'œuvre de Nietzsche plus qu'un article important. Elle est le centre et la source de tout. Elle fera l'objet propre de ces pages où l'on s'étonnera peut-être de ne pas trouver le ton froid et « impartial » de l'exposé critique. Mais pour nous, comme pour un certain nombre d'hommes de notre génération, le nietzschéisme fut moins une révélation qu'un adjuvant. L'audace et l'éloquence de Nietzsche, mises au service des conclusions qu'allait nous imposantimposer de plus en plus l'expérience des idées modernes et de leurs fruits, ont surtout activé et enhardi notre libération intellectuelle. Qu'on nous excuse si, au récit des vues essentielles de ce grand médecin moral, s'est mêlé, malgré nous, l'accent de notre propre observation et la chaleur de fièvres que nous traversâmes aussi. Nous nous flattons que cette méthode toute spontanée n'aura pas nui à la véracité de notre interprétation. Nietzsche ne se comprend pas très bien du dehors.
Le signe de toute civilisation, d'après Nietzsche, ce sont les mœurs. Dans le vaste et confus concert d'éléments que l'on a coutume de désigner sous ce mot de civilisation, elles donnent la note humaine. Elles disent ce qui est advenu de l'homme lui-même dans les conditions d'existence que lui font, à un moment et en un lieu donnés, les accidents de l'histoire, l'état des sciences, de l'industrie, des relations de commerce, etc. C'est concevoir bien superficiellement une civilisation que de la croire définie par ses particularités visibles et tangibles ; et c'est aussi s'en tenir à un critère bien grossier de sa valeur. Qu'a-t-elle fait de l'homme ? Quelle variété, quelle nouvelle beauté ou déformation du type humain nous donne-t-elle à comprendre et à apprécier ? Voilà la seule question qui intéresse quand on joint à une certaine hauteur de point de vue une certaine délicatesse du goût : le résidu psychologique d'une civilisation. Pour Nietzsche, une civilisation est, avant tout, une culture, une culture d'hommes.
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Ces données peuvent sembler assez banales et même indécises. On en saisira tout le sens si nous ajoutons que Nietzsche n'accorde presque aucune part à la « nature » dans la moralité. Pour lui, toute espèce de moralité est, non seulement dans ses principes généraux, mais surtout dans ses particularités délicates et vraiment distinctives, une œuvre du discernement, de l'application et du soin, une culture. Il trouve les modernes mal venus à invoquer la nature, eux dont les moindres nuances de sensibilité et d'estimation morale sous-entendent tant d'expérience humaine. Il n'a pas assez de railleries pour ces philosophes qui, parce qu'ils n'ont d'yeux que pour le type moyen de l'homme éduqué, tel qu'il existe sur quelques centaines de pieds carrés autour d'eux, attribuent à la « nature humaine » les caractères de ce personnage spécial — appellent « nature » leur propre médiocrité. Pour Rousseau, la « nature » ce sont les rancunes plébéiennes, les attendrissements morbides de Rousseau solennisés, élevés à une dignité quasi mystique. Bref, Nietzsche est trop épris du net, du clair, du fini — trop droit, ajouterai-je, pour ne pas expulser impitoyablement de toute controverse sur la morale, avec cette notion de Nature — si vague qu'on peut y mettre tout ce qu'on veut, et généralement ce n'est qu'un nom pompeux donné à nos propres instincts — ces autres entités également obscures et dangereuses : Raison pure, Libre arbitre, Autonomie, Conscience... bref, la métaphysique. Il n'est pas le premier, dira-t-on. Il est le premier à l'avoir fait avec cette intransigeance et cette malice, parce qu'il ne le faisait pas au nom d'une théorie, mais par simple finesse psychologique, par haine de toute équivoque et de tout nébuleux dans les principes de conduite, enfin, selon un mot qu'il aimait, par « propreté » morale. Toute morale donc, toute règle des mœurs qui a été reconnue pour bonne ici ou là, en même temps qu'elle marque ses directions à l'énergie humaine, est une œuvre de cette énergie. Elle condense le résultat de beaucoup de victoires remportées par l'homme sur lui-même. Elle est le legs de beaucoup de générations d'ancêtres obstinées et patientes à se travailler, et à s'accentuer elles-mêmes en un certain sens. Il en est des données d'une morale comme des préceptes d'un art arrivé à un certain point de perfection : ceux-ci fournissent à présent des facilités au génie, lui épargnent bien des tâtonnements et de stériles efforts, lui procurent, en le contenant fermement, une aisance supérieure. Mais combien chacun d'eux suppose-t-il d'essais maladroits et de tentatives recommencées ! II en est d'un jugement sain et fin sur les mœurs comme du goût. Le goût ne se manifeste guère dans l'élite d'un peuple comme une intuition rapide et naturelle que quand toutes les façons à peu près d'être diffus, plat, choquant, insignifiant, ennuyeux ont été pratiquées par ses artistes et écrivains antérieurs. Il résume donc dans sa spontanéité acquise de longues habitudes de vigilance sur soi-même. Ainsi de tout tact moral, de tout sentiment de devoir ou de convenance. Pas une vertu n'a fleuri et n'a obtenu consécration dans l'histoire, dont des hommes n'aient été les artisans laborieux. Tout ce qui rehausse l'homme ou le pare — depuis les héroïsmes, les loyalismes, les nobles et chimériques fidélités jusqu'à la politesse et aux bonnes manières — est un acquis de l'art humain. La première œuvre d'art de l'homme, c'est l'homme.
 
=== II ===