« Les Temps maudits/La Force des forts » : différence entre les versions

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{{Titre|La Force des Forts|[[Auteur:Jack London|Jack London]]|Traduction<br/><small>trad. [[Auteur:Louis Postif|Louis Postif]]</small>|1911}}
 
 
{{t2mp|LA FORCE DES FORTS}}
 
 
{{épigraphe|Les paraboles ne mentent pas mais les menteurs s'en servent.|Lip-King.}}
 
 
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— Lorsque nous grommelions, Gros-Bedon se levait et, avec la voix de Dieu, déclarait que le Très-Haut avait élu les hommes sages pour posséder la terre, les chèvres, les pièges à poissons et la liqueur-de-feu, et que sans ces hommes sages nous serions tous des animaux, comme au temps où nous vivions dans les arbres.
 
— Alors surgit un homme qui devint le chanteur du roi. On l’appela le Scarabée, parce qu’il était petit, laid de figure et de corps, et ne réussissait pas à faire œuvre de ses dix doigts. Il raffolait des os à moelle, des poissons de choix, du lait tiède des chèvres, du premier blé mûr et de la place la plus confortable près du feu. Devenir chanteur du roi était son moyen de s’engraisser à ne rien faire. Comme le peuple murmurait de plus en plus et que certains commençaient à lancer des pierres sur la hutte en roseaux du roi, le Scarabée composa une chanson pour célébrer le bonheur d’être un Mangeur-de-Poisson. Il disait dans sa chanson que les Mangeurs-de— de-Poisson étaient les élus de Dieu et les meilleurs hommes créés par lui. Quant aux Mangeurs-de-Viande, il les traitait de porcs et de corbeaux et recommandait comme une belle et noble action pour les Mangeurs-de-Poisson de combattre et de mourir pour accomplir l’œuvre de Dieu, c’est-à-dire tuer les Mangeurs-de-Viande. Les paroles de cet hymne nous enflammèrent et nous demandâmes à être menés en guerre contre nos voisins. Oubliant notre faim et nos sujets de mécontentement, nous fûmes heureux de franchir la crête sous la conduite de Face-de-Tigre et de massacrer un grand nombre de Mangeurs-de-Viande.
 
— Mais les choses n’en marchèrent pas mieux dans la Vallée de la Mer. La seule façon d’obtenir de la nourriture était de travailler pour Trois-Pattes, Petite-Panse ou Groin-de-Porc, car il n’existait plus aucun terrain où un homme pût semer du blé pour lui-même. Et souvent il y avait plus de travailleurs que ne pouvaient en occuper Trois-Pattes et les autres. Ces hommes en surnombre ainsi que leurs femmes, enfants et vieilles mamans se trouvaient réduits à la famine. Face-de-Tigre leur ayant dit qu’ils pouvaient, à leur gré, entrer dans la garde, beaucoup d’entre eux s’enrôlèrent et n’accomplirent désormais d’autre besogne que de piquer de leurs javelots les travailleurs qui murmuraient de voir nourrir tant de bouches inutiles.
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— S’étant procuré du grain, il se mit à fabriquer de la liqueur-de-feu et à la vendre pour des chapelets de monnaie. Comme Yeux-Bigles se plaignait de la concurrence, Long-Croc déclara qu’il était lui-même un homme fort et que si Yeux-Bigles continuait à causer du scandale, il lui écrabouillerait la cervelle. Yeux Bigles, intimidé, alla converser avec Trois-Pattes et Groin-de-Porc, et tous trois s’entretinrent avec Dent-de-Chien. Celui-ci en parla à Lion-de-Mer et Lion-de-Mer dépêcha un message à Face-de-Tigre. Face-de-Tigre envoya ses gardes, qui brûlèrent la hutte de Long-Croc avec la liqueur-de-feu de sa fabrication et le tuèrent ainsi que toute sa famille. Gros-Bedon approuva cet acte, et le Scarabée composa un autre hymne à la gloire de ceux qui observaient la loi, célébrant la Vallée de la mer et incitant tous ceux qui aimaient ce magnifique pays à partir en guerre contre les Mangeurs-de-Viande. Une fois de plus son chant nous enflamma, et nous oubliâmes nos récriminations.
 
— Chose inouïe : quand Petite-Panse attrapait trop de poissons et devait en vendre beaucoup pour peu d’argent, il en rejetait une grande partie dans la mer, de façon à tirer du reste un plus gros bénéfice. Trois-Pattes, de son côté, laissait de vastes champs en friche dans le dessein de récolter plus d’argent de son blé. Enfin, comme les femmes confectionnaient tant de chapelets de coquillages qu’il en fallait beaucoup pour effectuer le moindre achat, Dent-de— de-Chien arrêta la fabrication de la monnaie. Alors les femmes, se trouvant sans travail, prirent la place des hommes. Occupé dans un piège à poissons, je gagnais un chapelet de monnaie tous les cinq jours. Mais quand ma sœur me remplaça, elle ne reçut qu’un chapelet tous les dix jours. Les femmes travaillant à meilleur marché, on avait moins à manger, et Face-de-Tigre nous conseilla de nous faire gardes. Cela m’était impossible à cause de ma jambe trop courte, et Face-de-Tigre ne voulut pas de moi. Beaucoup d’autres se trouvaient dans le même cas. Nous étions des hommes démolis, capables au plus de mendier de l’embauche ou de soigner les nourrissons pendant que les femmes trimaient.
 
— Poil-de-Carotte, à son tour, affamé par ce récit, fit griller un morceau de viande d’ours sur les charbons.
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— Vous étiez donc tous fous ? commenta Courre-Daim.
 
— Nous l’étions, en vérité, reconnut Barbe-en-Long. Tout cela était bien étrange. Un certain Nez-Fendu prétendait que tout allait de travers. Il admettait que nous devenions forts en additionnant nos forces. Il affirmait qu’aux premiers temps de la tribu, il était juste que les hommes dont la force constituait un danger pour elle fussent supprimés, ceux par exemple qui cassaient la tête à leurs frères ou leur volaient leur femme. Or, maintenant, disait-il, la tribu ne devenait pas plus forte, mais s’affaiblissait parce que des hommes doués d’un autre genre de force lui faisaient du mal : des hommes qui possédaient la force du terrain, comme Trois-Pattes, la force du piège à poissons, comme Petite-Panse, ou la force de toute la viande, comme Groin-de-Porc. Le seul moyen d’en sortir, concluait Nez-Fendu, était d’enlever à ces hommes toutes leurs forces mauvaises : de les mettre tous au travail, sans exception, et de ne pas permettre de manger à qui ne travaillerait point.
 
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— Mais le Scarabée, que devint-il ? demanda Courre-Daim.
 
— Il alla vivre avec les Mangeurs-de-Viande et devint chanteur du roi. C’est un vieillard maintenant, mais il rabâche les vieilles chansons. Dès qu’un homme se lève pour aller de l’avant, il l’accuse de vouloir retourner vivre dans les arbres.
 
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— Un jour, dit-il en s’essuyant les mains sur ses flancs, tous les sots seront morts et tous les vivants suivront la route du progrès. La force des forts leur appartiendra, et ils uniront leurs énergies de telle façon qu’aucun homme en ce monde ne se batte plus avec un autre. On ne verra plus de gardes ni de veilleurs sur les murailles. Tous les fauves seront tués et, comme le prédisait Face-Poilue, nous ferons paître nos chèvres sur les flancs des montagnes et cultiverons notre blé et nos tubercules dans toutes les vallées de la terre. Tous les hommes seront frères, aucun ne passera son existence à lézarder au soleil et à se faire nourrir par ses semblables. Et tous ces événements arriveront quand tous les sots seront morts et qu’il n’existera plus de chanteurs qui acceptent de collaborer en chantant La Chanson des abeilles. Les abeilles ne sont pas des êtres humains.
 
 
Jack London
 
1ère édition mai 1914
 
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