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{{journal|Les revues étrangères – Les revues italiennes|[[Théodore de Wyzewa]]|[[Revue des Deux Mondes]] tome 120, 1893}}
 
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:Une victime de Napoléon : la reine d’Étrurie. — Un brigand vénitien au XVIIIe siècle. — Articles divers sur des sujets d’histoire.
 
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Dans une revue de fin d’année que joue en ce moment le Théâtre Cluny, le héros de toutes les revues de cette fin d’année, Napoléon Premier, s’étend avec complaisance sur ses vertus, les traits de courage et de générosité qui doivent le recommander à l’admiration des siècles. Et comme un de ses interlocuteurs, timidement, lui rappelle la mort du duc d’Enghien : « Parbleu ! s’écrie Napoléon, qui n’est pas homme à être embarrassé pour si peu ; parbleu, je m’y attendais ! J’étais sûr d’avance que vous alliez me parler de cette affaire-là ! C’est une plaisanterie qu’on ne rate jamais : dès qu’on veut m’ennuyer, vlan ! on me parle du duc d’Enghien ! » Et vous pensez bien que la rondeur de cette repartie suffit à désarmer l’interlocuteur de Napoléon, et tout l’auditoire : elle suffirait à désarmer la postérité tout entière.
 
Finissons-en donc, comme le veut le Napoléon du Théâtre Cluny, avec cette histoire du duc d’Enghien ; à être trop souvent rappelée, elle risquerait, en effet, de nous ennuyer. Mais je me demande ce que répondrait Napoléon, ou ce que répondraient en son nom ses apologistes d’aujourd’hui, si on lui rappelait tant d’autres circonstances où
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il a fait bon marché, non plus seulement de la légalité, mais de la dignité et de la vie humaines : si on l’accusait, par exemple, d’avoir sacrifié à son ambition personnelle des millions de jeunes gens, qui sont morts sans savoir pourquoi ; ou encore d’avoir volontairement déçu l’espérance de mainte nation malheureuse qui s’était fiée à lui. Dans un livre dont la valeur historique peut être discutable, mais qui émeut et qui charme comme un roman d’amour, M. Frédéric Masson nous fait voir Mme Walewska s’offrant à Napoléon en échange du bonheur de la Pologne, sa patrie, qu’il lui promet de délivrer ; et nous admirons le cœur magnifique de cette jeune femme, et nous partageons les élans passionnés de son impérial amant. Mais le bonheur de la Pologne, ce prix qui devait payer de si héroïques amours, Napoléon y a-t-il jamais sérieusement pensé ? Non, M. Masson le sait trop ; et ses plus éloquentes peintures ne nous empêchent point de nous représenter Napoléon, dans toute cette affaire, comme un de ces galans indélicats qui promettent mariage aux jeunes filles sans la moindre intention de les épouser.
 
Après cela, peut-être Mme Walewska n’a-t-elle pas été aussi complètement une victime de Napoléon que le croit M. Masson. J’imagine qu’à défaut du bonheur de son pays, il lui a été agréable encore d’être aimée d’un si grand homme, et de pouvoir l’étonner par un si touchant exemple de patriotisme. L’âme des belles Polonaises est une petite boîte trop compliquée pour que personne puisse jamais être sûr d’en avoir bien vu tout le fond. Mais combien de victimes plus authentiques, et plus infortunées, dont l’inquiète ambition de Napoléon a bouleversé la vie ! Songez seulement à tant de familles royales que, pendant près de vingt ans, il a tenues en haleine, se refusant à les laisser un seul jour manger, dormir, régner en repos, les promenant à sa fantaisie d’un trône sur l’autre à travers l’Europe, jusqu’au jour où, par un dernier caprice, il les jetait sur le pavé ! Il n’y avait pas un de ces princes qui ne tremblât devant lui, comme s’il eût été le diable ; et, de fait, le diable lui-même les aurait moins tourmentés. De près ou de loin, ils le sentaient qui les épiait ; et ils avaient beau lui être dévoués et fidèles, ils tremblaient encore : car ils savaient qu’il lui suffirait d’un frère à caser, ou d’un maréchal à éloigner de Paris, pour que ce fût la fin de leur dynastie.
 
Les femmes surtout, les pauvres petites princesses, comme elles ont dû souffrir et le détester ! Il les traitait avec une galanterie familière et brutale, qui les humiliait davantage que n’eussent fait des injures. Leur beauté, les toilettes dont elles s’ornaient pour lui plaire, à peine s’il semblait s’en apercevoir. Sans consulter leur cœur, secrètement promis peut-être à quelque bel archiduc, il les donnait pour femmes à ses frères, à ses généraux, aux parens de Joséphine. Trop heureuses
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encore celles qu’il daignait marier ! Mais il y en avait d’autres qui jamais n’ont pu voir en lui qu’un monstre acharné à les faire souffrir : la reine Louise de Prusse, par exemple, la reine Louise d’Espagne, et cette reine d’Etrurie, Marie-Louise de Bourbon, qui, du jour au lendemain, se trouva chassée de son royaume, chassée du royaume de son père, séparée de son fils, enfermée dans un couvent, tout cela sans autre motif que le désir de Napoléon de régner à sa place.
 
Un érudit italien, M. Giovanni Sforza, vient précisément de raconter la vie et les aventures de cette malheureuse princesse, dans une série d’articles de la ''Nuova Antologia''. Je vais essayer de résumer en quelques pages le long récit qu’il en a fait. La plupart des documens dont il s’est servi sont, je crois, inédits : en tout cas, c’est là un coin de l’histoire du premier Empire dont nos historiens ne se sont guère occupés : et puis vous savez que les relations de Napoléon avec les femmes sont, par le temps qui court, le sujet à la mode.
 
 
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Le jeune Louis aurait bien voulu revenir à Parme : il y avait commencé un grand travail qui l’occupait tout entier, une description détaillée de la flore de Parme, de Plaisance et de Guastalla. Ce jeune prince était en effet un botaniste passionné. C’était, pour le reste, un
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niais, de figure assez agréable, mais lourd, embarrassé, et, en outre, sujet à des attaques d’épilepsie. Il avait vingt-deux ans, en 1792, lorsqu’il épousa cette petite infante de treize ans. Et c’est sans doute en considération de l’âge de leur fille que ses beaux-parens lui demandèrent de rester près d’eux quelque temps encore. Il s’y résigna : ajournant l’étude de la flore de Parme, il se mit à étudier celle de la Castille et de l’Estramadure. Il parcourait ces provinces en compagnie de sa petite femme, regrettant seulement que l’étiquette espagnole ne lui permît point d’herboriser avec autant de liberté qu’il aurait voulu. « Je l’aimais bien, a raconté plus tard Marie-Louise, j’aimais bien aussi mes parens, et ces premières années de notre mariage furent les plus heureuses de toute ma vie. » En 1801 elle eut un fils, Charles-Louis, qui fut tenu sur les fonts baptismaux par son grand-père le roi d’Espagne.
 
Elle était à peine remise de ses couches lorsque Napoléon, pour la première fois, s’empara de sa destinée. Par le traité de Madrid, du 21 mars 1801, il décida « que le duc de Parme résignait à jamais, pour lui et ses héritiers, le duché de Parme avec toutes ses dépendances, en faveur de la République Française ; que le grand-duc de Toscane résignait également son duché ; et que ce duché serait donné au fils du duc de Parme en indemnité des pays cédés par l’Infant son père. » Le mari de Marie-Louise était ainsi transplanté de Parme à Florence, avec le titre de roi de Toscane, titre qu’un caprice de Napoléon changea plus tard en celui de roi d’Étrurie. Le jeune couple eut donc à quitter l’Espagne, pour se rendre en Italie : le Premier Consul lui enjoignit en outre d’avoir à passer par Paris.
 
Ce voyage à Paris n’apparaissait pas précisément au prince Louis et à sa femme comme une partie de plaisir : la vérité est qu’il les terrifiait : et la malheureuse petite reine se rappela toute sa vie l’angoisse qu’elle en avait eue. « Quelques jours avant notre départ de Madrid, écrit-elle dans ses ''Mémoires'', le prince de la Paix, étant venu nous faire visite, nous dit que nous devions de toute nécessité aller à Paris, attendu que le Premier Consul tenait à voir quel effet produirait en France la présence d’un Bourbon. Cette nouvelle acheva de nous épouvanter : nous tremblions à l’idée de cette expérience qu’on voulait faire à nos dépens, dans un pays où notre famille venait d’être si odieusement massacrée. » Mais il fallut se résigner. On partit de Madrid le matin du 21 avril. A la frontière, l’escorte espagnole fut congédiée, et remplacée par un général français avec une poignée de soldats.
 
Après un voyage à marches forcées, qui ressemblait davantage à un convoi de prisonniers qu’à une promenade royale, le roi de Toscane et sa jeune femme entrèrent à Paris, dans une veille calèche du temps de Philippe V, que traînait une mule. Ils allèrent loger à l’ambassade
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d’Espagne. La foule, fort heureusement, ne leur chercha point noise : elle se contentait de les considérer comme des bêtes curieuses. On leur offrit des fêtes, un peu partout ; la plus belle fut celle que leur offrit leur ''cousine'', la marquise de Montesson, qui, ayant été jadis la femme morganatique de Philippe-Égalité, se piquait depuis lors d’appartenir à la famille des Bourbons.
 
Et quand on les eut bien vus, Napoléon les congédia. Il ne paraît pas d’ailleurs les avoir jamais trouvés très intéressans. Du roi de Toscane il disait à Bourrienne : « J’en suis fatigué, c’est un véritable automate. Je lui ai fait une foule de questions, il n’a pu répondre à aucune. » Quant à la reine, il lui reconnaissait plus d’esprit ; mais la malheureuse femme n’avait rien pour lui plaire. Elle ne prenait aucun soin ni de sa taille, qui n’avait jamais été très fine, ni de son teint, ni de ses dents, ni de ses cheveux, qu’elle avait pourtant d’un noir magnifique ; elle s’habillait uniformément de lourdes robes de velours trop dorées ; et sa frayeur était si grande qu’elle avait peine à sourire. « Pour une reine de race ancienne, écrit Mme du Cayla, elle est bien mal habillée et n’a certes pas bonne façon : nos femmes de chambre sont mieux qu’elle. » Il faut ajouter que la pauvre reine était souffrante ; elle avait pris la fièvre, en voyage, et jusqu’à son arrivée en Toscane elle ne put dormir une seule nuit.
 
Elle fut enchantée de quitter Paris. Le 12 juillet, le couple royal entra à Turin, où l’attendait en grande cérémonie l’archevêque de Florence. On repartit le 14 pour Parme ; enfin le 12 août on arriva à Florence. « Nous y entrâmes assez effrayés, raconte Marie-Louise ; nous craignions que le peuple, en nous voyant entourés de troupes françaises, ne nous fit un mauvais parti. »
 
L’hiver de 1801 fut pour elle plein de tristesse. Le palais Pitti, où elle demeurait, était presque vide. Il fallut s’adresser aux patriciens de Florence pour avoir des meubles, de la vaisselle, des chandeliers. La santé du roi déclinait de jour en jour ; aux attaques d’épilepsie était venue se joindre une inflammation des poumons, et son caractère, d’ordinaire très doux, commençait à s’aigrir. L’ambassadeur de la République d’Italie à Florence, Estense Tassoni, écrivait de lui : « Le roi a des lumières, un cœur excellent, un grand désir de bien faire ; mais son fâcheux état de santé rend vaines toutes ces qualités. Ses attaques d’épilepsie l’abrutissent et lui font perdre la mémoire...mémoire… Il a des crises de fureur où personne ne peut l’approcher. » Le 2 juin 1802, se sentant perdu, il décréta que sa femme « serait désormais admise au conseil, avec voix délibérative pour toutes les affaires du royaume ».
 
Ici, un nouvel épisode lamentable et comique. A la fin d’août 1820, ce pauvre roi à moitié mort et sa femme, enceinte de huit mois, reçoivent l’ordre de se rendre aussitôt en Espagne, pour assister au
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mariage du prince des Asturies avec la princesse Marie-Antoinette de Naples. Ils partent, laissant les finances de Toscane dans un embarras affreux. A Pise, ils sont obligés de faire halte ; enfin ils arrivent à Livourne, où les attend l’escadre espagnole. Mais aussitôt en mer, la reine accouche. Le lendemain, une tempête effroyable les met à deux doigts de la mort. Et quand ils arrivent à Madrid, ils trouvent la noce terminée ; il ne leur reste plus qu’à repartir pour Florence. Encore sont-ils assaillis, dans le golfe du Lion, par une nouvelle tempête, qui dure deux heures et détruit leur vaisseau.
 
C’était trop de fatigue pour le pauvre roi. Il traîna encore un hiver, et mourut le 27 mai 1803, laissant son royaume à son fils Charles-Louis, sous la régence de sa femme.
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<center>III</center>
 
Marie-Louise était à peine veuve depuis six mois, que déjà ses parens et Napoléon, chacun de son côté, s’occupaient de la marier. Elle ne parait guère avoir eu beaucoup de goût pour l’Infant que lui proposaient ses parens ; mais nul doute qu’elle ne désirât fort se remarier, car elle accepta avec empressement l’offre que lui fit Napoléon, d’épouser Lucien Bonaparte. Et devant le refus de Lucien de répudier sa femme, Christine Boyer, c’est encore avec empressement que la reine d’Étrurie consentit à accueillir un autre protégé de Napoléon, Eugène de Beauharnais. « En apprenant qu’on songeait à la marier avec S. A. R. le prince de Beauharnais, Sa Majesté a secrètement ordonné un ''triduum'' dans deux monastères de Florence, avec exposition du Saint Sacrement. » Hélas ! le ''triduum'' resta sans effet : Eugène de Beauharnais fut fiancé à la fille du grand-duc de Bade, et la malheureuse reine d’Étrurie dut rester veuve jusqu’au bout !
 
Elle eut d’ailleurs bien d’autres soucis. Tout l’hiver de 1803, la peste décima Livourne. Le 30 janvier l’Arno déborda, ruinant tout le pays entre Livourne et Pise. Des tremblemens de terre détruisirent en partie Sienne et Colle. Et la caisse publique, de jour en jour, se vidait, la faillite semblait inévitable.
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La malheureuse ! En apprenant l’arrivée de Napoléon à Milan, elle lui envoie deux ambassadeurs chargés d’obtenir certaines concessions, Napoléon consent aux concessions demandées, mais il accompagne son consentement de cette phrase terrible : « Votre reine est trop jeune et
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ses ministres trop vieux pour rester à la tête d’un royaume comme la Toscane ! »
 
Et, en effet, il délègue auprès d’elle, en 1806, un ministre plénipotentiaire qui désormais sera le vrai souverain. Ce nouveau ministre, Hector d’Aubusson de la Feuillade, annonce, dès son arrivée, qu’il a l’intention de mener les choses « un peu rondement, et à la française » ! Dans une lettre confidentielle à la princesse Elisa Bonaparte, le 25 novembre 1805, il écrit : « La Reine aime dans le fond S. M. l’Empereur et toute sa famille ; mais elle est entourée de gens qui la trompent, et qui la détestent autant qu’ils détestent la France. Les ministres sont tous sans talent et sans bonne volonté. La grande masse des employés de l’État ne vaut pas mieux. La noblesse et les prêtres sont tout aussi mauvais. La police est détestable...détestable… Mais dans peu de jours nous serons plus tranquilles, sans que cela puisse en rien contrarier les vues de S. M. l’Empereur : car aussitôt qu’il voudra faire un signe, ce pays deviendra province française, ou italienne, ou lucquoise, au grand contentement de la majorité du peuple...peuple… Tandis que Sébastiani s’amuse à faire à Constantinople une révolution à l’eau-forte, j’en fais donc une ici à l’eau de rose seulement. Je chasse quelques fonctionnaires publics, perfides, ignorans ou traîtres, pour en mettre d’autres qui valent un peu mieux, sans être très bons. Mais Sébastiani est bien heureux : il lui faut moins de temps pour faire sauter la tête à une douzaine de pachas qu’il ne m’en faut à moi pour faire sauter un coquin de ministre. »
 
Un an durant, la régente dut subir la domination de cet étonnant diplomate. Enfin, dans les premiers jours de novembre 1807, d’Aubusson, entrant chez elle, lui apprit que Napoléon venait de la chasser de son trône. Il y avait un mois déjà, en effet, qu’avait été signé à Fontainebleau un traité dont l’article IX disait : « S. M. le roi d’Étrurie cède en toute propriété et souveraineté le royaume d’Étrurie à S. M. l’Empereur des Français et roi d’Italie. » Napoléon offrait en échange à Marie-Louise un petit royaume qu’il créait pour elle avec une partie du Portugal. En apprenant cette nouvelle, la pauvre femme s’évanouit. Et comme elle tardait, les jours suivans, à quitter Florence, Napoléon lui écrivit qu’il « ne croyait pas convenable pour elle de prolonger son séjour dans un pays qui ne lui appartenait plus : en suite de quoi il lui conseillait de partir au plus vite, l’avertissant que le 18 du mois elle pourrait le voir à Milan ». Elle quitta Florence le matin du 10 : et il lui fallut encore adresser à ses anciens sujets une proclamation où elle disait « qu’elle se consolait de l’amertume de cette séparation en pensant que son royaume allait passer sous l’heureuse autorité d’un monarque doué de toutes les vertus ».
 
Elle rencontra ce vertueux monarque à Milan. « Je lui exposai,
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nous dit-elle, ma douleur d’avoir quitté la Toscane, et je le priai de vouloir bien me rendre cet État, au lieu de la portion de Portugal qu’on voulait me donner. Il eut l’impudence de m’assurer que pour lui il m’aurait laissée tranquille en Toscane, mais que c’était la Cour d’Espagne qui avait provoqué l’échange avec le Portugal, parce que mes parens souhaitaient de me rapprocher d’eux. Cet homme avait déjà conçu le projet d’envahir l’Espagne, et il voulut me détourner d’y aller, me proposant de rester à Turin, ou à Nice. « Est-ce que vous ne savez pas les nouvelles d’Espagne ? » me dit-il, faisant allusion aux événemens du mois de novembre, que j’ignorais alors absolument. »
 
On sait de quels événemens Napoléon voulait parler. Il avait formé le plan de chasser les Bourbons d’Espagne, et ce soi-disant trône en Portugal n’était qu’un prétexte pour se faire céder la Toscane. Le 19 février 1808, en arrivant à Aranjuez, Marie-Louise trouve sa famille dans un lamentable état d’inquiétude et de dissentiment. Le père, Charles IV, était en lutte ouverte avec son fils Ferdinand. La reine Louise se désolait, ne sachant à quel saint se vouer. Et le misérable Manuel Godoy, affolé de terreur, insistait pour que la famille royale s’embarquât au plus vite pour Mexico. Quelques mois après, Napoléon les mande tous à Bayonne : quand Marie-Louise, retenue à Madrid par la rougeole, vint enfin les y rejoindre, son père courut au-devant d’elle et, d’un ton tragique : « Apprenez, ma fille, lui dit-il, que notre famille a cessé de régner pour toujours ! »
 
La reine d’Étrurie, pourtant, refusait de s’y résigner. Elle chargea un de ses fidèles confidens, Andréa Nuti, de négocier avec Napoléon la restitution de la Toscane. Et comme les négociations menaçaient de s’éterniser, Napoléon finit par faire simplement répondre à Marie-Louise que « le fardeau du pouvoir était d’un poids très lourd, et qu’à son avis la Reine se trouverait certainement mieux d’un riche apanage, qui lui permettrait de jouir de la vie sans soucis, sans fatigues, sans dangers ».
 
Si encore il lui avait donné ce riche apanage ! Mais pour toute compensation il lui offrit une prison. Il la lit conduire, d’abord, à Fontainebleau, puis à Compiègne, avec ses parens et l’inévitable Godoy. Il lui retint les premiers mois de la petite pension qu’il lui avait promise, cette somme étant, disait-il, destinée à couvrir les frais de son voyage depuis Bayonne ! Il lui refusa la permission de chasser, de monter à cheval. En septembre 1808, quand ses parens furent transférés à Marseille, il lui enjoignit de rester à Compiègne. Elle y resta seule, jusqu’au mois d’avril de l’année suivante.
 
Enfin, sur les instances de son chambellan, elle reçoit l’autorisation de se rendre à Parme où Napoléon lui donne pour résidence le Palais de Colorno. L’Empereur lui écrit même une lettre fort galante, où il lui
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souhaite bon voyage, et lui exprime son désir que Parme lui plaise. Elle s’en va un peu consolée. Mais à Lyon un commissaire de police lui annonce qu’il a reçu l’ordre de la conduire non pas à Parme, mais à Nice, et il l’y mène à marches forcées.
 
Ses peines ne sont pas près de finir. A Nice, on lui retient sa pension, on la traite comme une prisonnière. Un brave commerçant de Livourne, Gaspard Chifenti, ému de pitié, tente de remmener en Angleterre : ses projets sont découverts, par une imprudence de la reine ; Chifenti est arrêté avec ses complices, jugé, condamné à mort, fusillé. Marie-Louise reçoit l’ordre de s’enfermer pour le reste de ses jours dans un couvent. On lui enlève son fils, on la conduit à Rome escortée de gendarmes, on l’enferme au couvent de Saint-Sixte, sans autre compagnie qu’une daine de sa suite.
 
« J’étais dans ce lieu depuis onze mois, écrit-elle dans ses ''Mémoires'', lorsque le 16 juillet 1812 mes parens et mon fils arrivèrent à Rome. J’espérais que leur arrivée serait aussitôt suivie de ma mise en liberté ; bien loin de là, on donna, en ce qui me concernait, des ordres plus rigoureux encore. » Une seule fois par mois le général Miollis lui amenait sa famille : on se voyait un quart d’heure, la mère avait le droit d’embrasser son fils ; et puis de nouveau on la laissait seule. Elle tomba malade : la prieure du couvent, les médecins, les notables de la ville implorèrent sa grâce : Napoléon s’obstina à la laisser en prison. Et il ne fallut pas moins que l’entrée de Murat à Rome, le 14 janvier 1814, pour lui rendre la liberté.
 
La liberté ne lui suffisait pas. De même que son premier mari ne l’avait point dégoûtée du mariage, le souvenir de son malheureux règne n’avait pu lui enlever son désir d’être reine. Elle voulait un trône, elle le demandait, avec une insistance infatigable, aux vainqueurs de Napoléon. Déjà pendant son séjour à Nice elle suppliait le gouvernement anglais de la nommer reine quelque part, « soit en Europe, ou aux Indes, ou en Amérique ». A défaut de l’Étrurie, à défaut de Parme, donnée à Marie-Louise d’Autriche, elle obtint enfin la petite principauté de Lucques, telle que l’avait créée Napoléon pour sa sœur Élisa. On lui promit en outre que Parme serait restituée à sa famille, après la mort de Marie-Louise.
 
Elle régna à Lucques jusqu’à sa mort, en 1824. Les traités qui la nommaient souveraine lui avaient en même temps imposé l’obligation de maintenir à Lucques le régime constitutionnel : elle dut s’y résigner, bien que ce régime ne fût guère de son goût. Du moins elle se donna pour occupation constante, pendant son règne, d’effacer à Lucques jusqu’à la moindre trace dus institutions de Napoléon. Ses malheurs l’avaient d’ailleurs rendue un peu capricieuse et intolérante, en telle sorte que sa mort ne laissa point de regrets. Lorsqu’elle mourut, son
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fils défendit d'annoncer officiellement la chose, afin de ne pas interrompre les réjouissances du carnaval. On commanda sa statue au sculpteur Bartolini ; mais jamais il ne put venir à bout de la faire. « Que voulez-vous, répondait-il à ceux qui s'en étonnaient, cette dame ne m'inspire décidément pas ! »
 
 
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J'aurais voulu pouvoir signaler encore d'autres articles sur des sujets d'histoire, récemment publiés dans les revues italiennes. Plusieurs sont très intéressans, par exemple l'étude de M. Masi sur ''Catherine Sforza'', dans la ''Nuova Antologia'', l'étude de M. Tononi sur ''Saint Benoît'' et celle de M. Claretta sur la ''Société de Turin au XVIIe siècle'', dans la ''Rassegna Nazionale''. Mais les malheurs de la reine d'Étrurie m'ont retenu trop longtemps. Je suis heureux, au moins, que M. Angelo Solerti n'ait point terminé, dans la ''Nuova Antologia'', son étude sur ''Ugo et Parisina'', ces deux amans tragiques que les poètes ont chantés, mais dont la véritable histoire restait encore à écrire : M. Solerti est en train de l'écrire avec une extrême abondance de documens inédits, dont je compte bien avoir l'occasion de traduire quelques-uns, quand l'ensemble de son travail aura enfin paru.
 
Voici, en attendant, une histoire de brigands qui aurait fait le bonheur de Stendhal ; elle est émouvante, accidentée, horrible à souhait, et, de plus, absolument authentique : car M. Molmenti, qui nous la raconte, s'appuie sur des documens officiels d'une valeur incontestable.
 
Le héros de cette histoire, le comte Lucio della Torre, portait un des plus grands noms de l'Italie. Fils du comte Girolamo della Torre, qui avait été tué, le 15 novembre 1699, par son propre frère, il fut élevé, aux frais de la République de Venise, dans un collège de jésuites. Dès le collège, son humeur indomptable se manifesta, et lorsque, en 1712, sa mère le maria à la belle Éléonore de Madrisio, déjà deux arrêts d'expulsion avaient été lancés contre lui. Mais il ne se souciait d'aucune loi humaine ni divine. Un jour, ayant battu sa jeune femme plus fort que de coutume, il brisa le crâne de son petit garçon, qu'elle était en train d'allaiter. Il s'enfuit de son château, revint à Venise, enleva la femme du grand chancelier du Conseil des Dix, se retira avec elle dans le Frioul, où il organisa une véritable armée de brigands. Il dévalisait, assassinait les passans, et s'en allait ensuite dans les villes des environs, où personne n'osait mettre la main sur lui. C'est ainsi qu'un jour, à la fête de Saint- Antoine, les habitans de Padoue le virent se promener dans leur ville, tout vêtu de rouge, au grand trot de quatre chevaux, dans un carrosse princier.
 
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Enfin, le Conseil des Dix ayant mis sa tête à prix, il se résigna à quitter le territoire de la République. Il se réfugia dans le Tyrol, chez un de ses cousins, Richard de Strassoldo, dont il séduisit tour à tour la femme, Anna Maria, et la fille, Ludovica. Et comme le frère de Ludovica, Nicolo, lui demandait raison du déshonneur de sa sœur, Lucio lui jura d’épouser la jeune fille dès que serait morte Éléonore, sa première femme. Sur quoi toute la famille résolut de s’unir pour aller tuer cette malheureuse. Accompagné de sa maîtresse, Nicolo vint au château de Noale, où elle demeurait ; il lui demanda l’hospitalité, et, à peine introduit, lui brisa la tête d’un coup de pistolet.
 
C’est alors seulement que le Conseil des Dix s’enhardit à demander l’extradition de Lucio della Torre. Le misérable fut amené à Venise, dégradé de tous ses titres, et condamné à mort ; la Strassolda et son fils Nicolo furent condamnés avec lui. Tous les trois furent décapités sur la place Saint-Marc.
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T. DE WYZEWA.
 
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