« La Jeunesse de Joseph de Maistre » : différence entre les versions

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{{journal|La jeunesse de Joseph de Maistre d’après une publication récente|[[G. Valbert]]|[[Revue des Deux Mondes]] tome 118, 1893}}
 
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Joseph de Maistre avait été fort lié dans sa jeunesse avec un certain chevalier Gaspard Roze, qui fut plus tard son collègue au parquet de cette cour de justice souveraine qu’on appelait le sénat de Savoie. Le chevalier était un homme grand et maigre, au nez long et mince, à la lèvre railleuse, très soigneux de sa personne, poudré, élégant, tiré à quatre épingles. Il avait l’esprit caustique, la parole libre et quelquefois vive et le cœur chaud. Se piquant de philosophie, il détestait les abus, critiquait les puissans de ce monde et se permettait de trouver que tout n’était pas pour le mieux dans le pays des Allobroges. Il reprochait à la maison de Savoie de réserver ses faveurs aux Piémontais, et quand un de ses compatriotes était victime d’un passe-droit, il s’en plaignait en prose ou en vers. Très attaché à ses princes, il les servait avec cette loyauté sans illusions et sans enthousiasme, avec cette fidélité clairvoyante et un peu grognonne qui est propre aux Savoyards. « Ils ne sont jamais contens, disait le roi Victor-Amédée III ; s’il pleuvait des sequins, ils diraient que le bon Dieu casse leurs ardoises. »
 
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Le chevalier et Joseph de Maistre se perdirent de vue dès le lendemain de l’occupation de Chambéry par les Français. Le comte passa les monts pour aller offrir ses services à son souverain. On lui confia une mission confidentielle auprès du gouvernement helvétique, et ce fut en Suisse qu’il écrivit ses ''Considérations sur la France'', qui firent grand bruit. On le nomma ensuite régent de la grande-chancellerie de
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Sardaigne, et, durant trois ans, il essaya en vain d’apprivoiser les Sardes, dont il disait « que la faux, la herse, le râteau leur étaient inconnus comme le télescope d’Herschell, et qu’il fallait les laisser parler sans jamais prêter l’oreille, parce qu’on était sûr de n’entendre qu’une bêtise, une calomnie ou un mensonge. » En 1802, il était envoyé comme ministre plénipotentiaire à la cour de Russie. Mais à travers toutes les vicissitudes de sa vie errante et glorieuse, il demeura fidèle à ses vieilles amitiés. En 1821, il était garde des sceaux à Turin, et il écrivait au chevalier Roze, devenu président du sénat de Savoie, pour lui recommander son procès contre un sieur Jacquemard, qui haussait l’eau pour fertiliser ses prés et du même coup inondait ses voisins. « Un des experts a dit oui, un autre non et le troisième, probablement, aura dit peut-être… Enfin, mon cher président, délivrez-moi du mal ! » Fût-il garde des sceaux, les procès sont pour le Savoyard l’épice de la vie, mais il a la mémoire du cœur, et le comte de Maistre profitait de l’occasion pour présenter « à son cher et digne ami » ses souhaits de bonne année : « Jamais nous n’oublierons la balle, les boules, les quilles et toutes les délices de notre enfance. » Quelques semaines plus tard, il mourut sans savoir ce qu’avait dit le troisième expert ; mais il avait prouvé une fois de plus qu’il n’oubliait rien ni personne.
 
Le chevalier Roze avait eu dans sa jeunesse l’heureuse idée d’écrire son journal et d’y parler beaucoup de son ami, de noter jour par jour tout ce qui se faisait, tout ce qui se disait chez les de Maistre. Un avocat distingué de Chambéry, M. François Descostes, a retrouvé quelques-unes de ces vieilles pages « blotties entre les feuillets de livres de compte où fermiers et censiers d’antan avaient leur doit et leur avoir. » Il s’est servi de ce journal et d’autres documens inédits pour raconter la partie la moins connue de la vie de Joseph de Maistre, les quarante années qu’il passa dans son pays natal, avant de partir pour l’exil et pour la gloire <ref> ''Joseph de Maistre avant la révolution, souvenirs de la société d’autrefois'', 1753-1793, par François Descostes, 2 vol. in-8° ; Paris, 1893. Librairie Picard.</ref>. On lui reprochera peut-être de n’avoir pas serré d’assez près son sujet, de manquer quelquefois de méthode, d’avoir trop de goût pour les digressions. On pourrait lui reprocher aussi non d’admirer trop son héros, mais d’en avoir voulu faire un homme parfait. Joseph de Maistre n’a jamais eu la prétention d’être un ange ; n’écrivait-il pas un jour « que les Savoyards ont, parmi leurs défauts, une impatience terrible, incoercible ? »
 
Tel qu’il est, le livre de M. Descostes me paraît aussi attrayant qu’instructif. Après l’avoir lu, on comprend mieux l’auteur des ''Soirées de Saint-Pétersbourg'' et les premières influences qui ont déterminé la forme et le tour de son esprit. Il avait dit dans un moment de mauvaise humeur : « J’imagine que la nature me portait jadis dans son
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tablier de Nice en France, qu’elle fit un faux pas sur les Alpes, bien excusable de la part d’une femme âgée, et que je tombai platement à Chambéry. Il fallait pousser jusqu’à Paris ou du moins s’arrêter à Turin ; mais l’irréparable sottise est faite depuis le 1{{er}} avril 1754. » — Il se rajeunissait d’un an, il était né le 1{{er}} avril 1753 ; mais il se trompait davantage en accusant la nature. Elle n’avait point fait de faux pas, elle avait voulu son bien en le faisant naître au pied du Nivolet, dans un coin de France qui n’était pas en France. C’est ainsi qu’elle a préservé de toute atteinte l’originalité de son génie et que, jusqu’à la fin, cette plante, très cultivée, a gardé la fraîcheur et le parfum d’une fleur des Alpes.
 
Les de Maistre étaient originaires du Languedoc, et quelques-uns de leurs ancêtres avaient figuré avec honneur sur la liste des capitouls de Toulouse. Dès le commencement du XVIIe siècle, la famille s’était divisée en deux branches ; les uns demeurèrent en France, les autres vinrent s’établir à Nice, qui depuis longtemps déjà faisait partie du duché de Savoie. De père en fils, on était avocat, puis magistrat. François-Xavier, père de Joseph, après avoir eu la direction du parquet, était entré en 1764, à l’âge de cinquante-huit ans, dans la magistrature assise, en qualité de second président du sénat savoyard. Le premier président, Jacques Salteur III, faisait les honneurs de son hôtel « avec le faste d’un millionnaire et la distinction raffinée d’un marquis de l’ancien régime. » François-Xavier avait des goûts plus simples, et sa fortune était modeste. Tout entier à ses devoirs, il vivait retiré.
 
Si son buste conservé au château de Bissy ne ment pas, sa physionomie était non-seulement austère, mais terrible. « Les traits taillés à coups de hache, nous dit M. Descostes, le front large et bosselé, l’arcade sourcilière fortement accusée et abritant un œil inquisiteur, le nez irrégulier, s’avançant en saillie menaçante, les lèvres rentrantes et serrées, l’air dur et froid, la tête encadrée d’une perruque savamment frisée et retombant en boucles sur des épaules hautes et massives, le buste drapé dans la robe rouge coupée par le blanc mat de l’hermine et du rabat, Maistre devait être la terreur des coupables, ce bloc de granit rassurait les honnêtes gens. » Il frappait, paraît-il, sans hésiter, dût son arrêt envoyer à la mort des infortunés tels que ce Brunier qui, le 2 mai 1775, fut pendu sous les grands arbres du Verney pour avoir volé 300 francs à M. de Salins. Mais cet inexorable justicier avait dans les affaires privées l’âme haute et généreuse. Un intrigant, qui l’avait desservi et désirait rentrer dans ses bonnes grâces, lui dépêcha un ambassadeur officieux : « Ah ! l’animal, s’écria le président, il croit que je m’en souviens. » Partageant sa vie entre l’église Saint-Dominique, le palais et son intérieur, le formidable magistrat était pour tous les siens une loi vivante, il personnifiait comme un vieux Romain
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la ''patria potestas'', et Joseph fut élevé, selon sa propre expression, « dans toute la sévérité antique. » On pourrait croire qu’un jeune homme qui se sentait dans les veines « du soufre de Provence » tenta plus d’une fois de secouer le joug. Il n’en fut rien, ce régime lui plaisait, et il apprit de son père à aimer l’autorité avant de la comprendre. A l’âge où l’on se passionne pour le fruit défendu, il ne lut jamais aucun livre sans en avoir demandé l’autorisation « au bloc de granit. » Il se dédommagera plus tard, s’il est vrai, comme l’a dit Mme Swetchine, « que de Voltaire il avait tout lu, tout retenu, tout, sans excepter ce qu’on n’avoue guère. »
 
S’il a toujours vénéré son père, il adorait sa mère. Le chevalier Roze nous la représente comme une mère aussi tendre que vigilante et comme la femme la plus vertueuse de Chambéry, dévote sans cagoterie, sévère et sérieuse sans pruderie, charitable sans ostentation. Elle avait, nous dit-il, « la ''judicielle'' extrêmement saine, extrêmement juste. » Elle appartenait, elle aussi, à une famille de robe ; elle était la fille aînée du sénateur Demotz, juge-mage de la province de Savoie, c’est-à-dire juge ordinaire des bourgeois en matière civile. Grand amateur de belles-lettres et de beaux livres, le juge-mage avait désiré que ses filles fussent à la fois de bonnes chrétiennes et des femmes agréables. « Dans cette vieille maison parlementaire, si la journée commençait par des patenôtres, il n’était pas rare de la voir finir par une soirée littéraire où Christine récitait de sa voix harmonieuse des tirades de Racine, son poète préféré, celui dont elle avait appris la langue en même temps que le ''Pater'' et le ''Credo''. » Elle se fit un devoir de le réciter souvent à ses enfans, et Joseph a raconté qu’elle l’endormit plus d’une fois au son de cette incomparable musique : « J’en savais des centaines de vers longtemps avant de savoir lire, et c’est ainsi que mes oreilles, ayant bu de bonne heure cette ambroisie, n’ont jamais pu souffrir la piquette. »
 
En vingt-quatre ans de mariage, M. et Mme de Maistre avaient eu quinze enfans, dont dix leur survécurent. Ils possédaient entre eux deux une centaine de mille francs, et les traitemens divers du président ne montaient pas à 6,000 livres. Joseph ne faisait point fi des richesses ; il a déploré quelquefois la médiocrité de sa fortune. Lorsqu’il était à Saint-Pétersbourg, il se plaignait qu’avec ses 6,800 roubles et son habit vert, il ne pouvait sortir à pied, n’ayant que la pelisse grossière du carrosse, et il comparait son sort à celui des trois enfans dans la fournaise : ''Misericordia Domini quia non sumus consumpti''. Il était le moins hypocrite des hommes, il n’a jamais dissimulé l’importance qu’il attachait à la sérieuse question « des petits écus, » et il pensait qu’il est dur d’être pauvre quand on n’est pas le premier venu et qu’on a une dignité à soutenir. « La résignation, écrira-t-il de Sardaigne à son ami le marquis Costa de Beauregard, est une vertu qui est
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aujourd’hui d’un grand usage. On demandait un jour à notre bonne amie Mme Huber : « Comment faites-vous pour vivre avec ce revenu ? » Elle répondit avec ce beau sang-froid que vous connaissez : « Eh ! mon Dieu, on ne vit pas. »
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Et cependant il s’est toujours souvenu avec attendrissement de cette vie patriarcale qu’on menait à l’hôtel de Salins et dans laquelle il avait goûté, disait-il, « autant de bonheur qu’on en peut goûter sur la terre. » Les mères attentives et économes font des miracles, et si courtes que fussent leurs finances, les de Maistre ne laissaient pas de vivre. Ce magistrat rigide, cette femme au cœur tendre qui récitait Racine, s’accordaient à penser « qu’il faut amuser les enfans de peur qu’ils ne s’amusent. » Ils célébraient toutes les fêtes. De petits vers, gentiment débités, des sonnets de circonstance, des fleurs de la montagne, un plat d’extra, il n’en faut pas davantage pour embellir la vie.
 
Le bonheur, a-t-on dit, est plus ami des liards que des louis. Si Joseph avait été élevé par des parens millionnaires, il se serait blasé bien vite sur de petits plaisirs dont il ne se dégoûta jamais, et peut-être n’eût-il pas conservé jusqu’à sa mort cette fraîcheur d’âme, cette vivacité d’imagination qui fait le charme de sa délicieuse correspondance. Il écrit en 1804 à l’une de ses sœurs qu’il soupe quelquefois chez l’impératrice-mère et chez l’empereur, et qu’il pense sans cesse à François Brossard, à l’abbé Latoux, à la rue Macornet et à l’auberge de la Porraz. Sans cesse, il se rappellera le joyeux emploi qu’il faisait de ses vacances, les courses à âne ou en voiture, les rivières où il péchait la truite, les ruisseaux où il traquait l’écrevisse, les vendanges, les ''pressantes'' dans les celliers, les parties de quilles, de boules, les promenades dans la montagne. Il se souviendra aussi du fameux fromage mou de la Savoie, qu’on appelle le vacherin. Il fut charmé, ravi de le retrouver à son retour de Russie. L’abbé Rey lui en offrit un qui venait du bon coin. « Jamais je n’en ai mangé de meilleur. Ma femme m’en donne quand je suis sage ou quand elle me croit tel. Mais je la séduis et presque tous les jours j’en tire quelque chose. » Son biographe a raison de dire « qu’il ne dédaignait point les petits côtés de l’existence, » et voilà ce qu’on gagne à naître au pied du Nivolet, dans une maison où la vaisselle plate et les bons morceaux sont le luxe des très grands jours. S’il a beaucoup haï, il n’a jamais rien méprisé, ni l’odeur du vacherin, ni les petites choses, ni les petites gens. A son superbe et farouche mysticisme, il joignait l’exquis naturel d’un Allobroge, qui s’est intéressé de bonne heure « à tout ce qui rampe, à tout ce qui nage, à tout ce qui vole, à tout ce qui chante, à tout ce qui beugle, à tout ce qui bêle. »
 
Il avait fait ses classes chez les jésuites, et cet « escholier modèle » fut affilié par eux à la grande Congrégation de Notre-Dame de l’Assomption, dite des Nobles ou des Messieurs. Les ennemis des bons
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pères n’ont jamais nié qu’ils ne fussent d’admirables instituteurs et qu’ils n’aient inventé d’ingénieuses méthodes pour cultiver les esprits et façonner les âmes. Ils inspirèrent à Joseph, avec la passion de l’étude, la haine de l’église gallicane et du jansénisme, une répugnance invincible aux dogmes tristes, qui enseignent que Dieu commande des choses impossibles, et cette gaîté de l’esprit et de la conscience qui fait bon marché des vains scrupules. Cet intrépide logicien ne laissait pas de croire qu’il est des accommodemens avec les principes. Il lui en coûtera peu de représenter à Victor-Emmanuel Ier, dépouillé de ses Etats par la Révolution et réduit à la possession de la Sardaigne, que si on lui offre de l’indemniser en Grèce, il fera bien d’accepter, que la religion n’est pas une objection, qu’elle ne gêne que ceux qui la gênent, que le roi de Sardaigne devenu roi de Grèce en sera quitte pour se pénétrer de cette vérité assez simple, « savoir que Dieu sait le grec. » Dans le même temps, il demandait qu’on lui procurât un secrétaire de légation qui fût danseur, dessinateur, comédien, surtout bon musicien, « un homme dont il pût se servir auprès des femmes pour savoir le secret des maris. » On voit qu’il n’avait pas perdu son temps chez les bons pères.
 
— « Enfin, mon cher ami, je n’aime rien tant que les esprits de famille : mon grand-père aimait les jésuites, mon père les aimait, ma sublime mère les aimait, je les aime, mon fils les aime, son fils les aimera, si le roi lui permet d’en avoir un. » — Il fait un cas infini de ce corps enseignant, prêchant, catéchisant, civilisant, instituant. Hélas ! le siècle est ainsi fait que tout cela ne vaut pas pour lui une échoppe de quincaillerie et qu’il donnerait la régénération d’une âme humaine pour une aune de taffetas : « Qu’un souverain aime à jeter quelques gouttes d’eau de rose sur cette boue, elle ne manque pas de crier : « Vous me salissez ! » Il faut la laisser dire et verser double dose. » Mais attendez la fin, et vous reconnaîtrez que jusque dans sa manière d’aimer et de défendre ses anciens maîtres, il se montre leur élève. Il déclare que malgré la très juste affection qu’il leur porte, s’il était ministre, il n’irait point trop vite : « J’aurais toujours devant les yeux deux axiomes. » Le premier est de Cicéron : « N’entreprends jamais dans l’Etat plus que tu ne peux persuader. » L’autre, de moi, indigne : « Quand tu baignes un fou, ne t’embarrasse pas de ses cris. » Il faut prêter l’oreille à ces deux maximes et les balancer l’une par l’autre. »
 
Toutefois il ne fut jamais qu’un médiocre casuiste, il y avait en lui quelque chose qui résistait, et sa grande naïveté fut de se croire habile. La petite politique l’intéressait peu. Les ministres de son roi qui avait cru faire merveille en l’envoyant à Saint-Pétersbourg le tenaient avec raison pour un informateur sagace, mais pour un négociateur insuffisant et pour un conseiller casse-cou. Il eut toujours du goût pour les vérités dangereuses et se fit traiter quelquefois de jacobin. ''Fors''
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''l’honneur nul souci'', telle était la devise de sa famille ; ce n’est pas celle d’un prince dépossédé qui aspire à remonter sur son trône. Quelque peine qu’il se soit donnée pour s’assouplir, cet élève des jésuites porta toute sa vie la marque de la montagne.
 
Il avait seize ans quand il quitta pour la première fois la maison paternelle. Au moment où il monta dans la vieille voiture qui devait le conduire au-delà des monts : « Allez, mon enfant, lui dit la présidente, et souvenez-vous de Dieu, de votre nom et de votre mère. » On l’envoyait à Turin pour y faire ses études de droit. Il travailla avec tant d’ardeur, que trois ans plus tard il recevait des mains du chancelier de l’université l’anneau du doctorat. Dès son retour à Chambéry, il se fit recevoir au barreau, et après un stage de deux années, il entra au parquet comme substitut de l’avocat fiscal-général. Le ministère public ne concluait pas oralement à l’audience ; il rédigeait son avis motivé, et la minute, mise à la disposition du président pour le délibéré, était déposée au greffe avec l’arrêt. M. Descostes a retrouvé dans les archives du sénat de Savoie les ''conclusions'' de Joseph de Maistre ; elles sont remarquables par la netteté des vues, la rigueur de la logique, la fermeté du style. Il eut à s’occuper d’une plainte portée par une paroisse contre son curé, qu’elle accusait de concussion dans le recouvrement de ses redevances. Il concluait au rejet de l’action publique. « Le sénat aura remarqué mille fois comme moi que, du combat journalier de l’avarice qui demande et de l’avarice qui refuse, il résulte un état de choses assez tolérable et souvent meilleur que celui qui résulterait de l’action immédiate de l’autorité avec tout son appareil. Ces sortes d’abus peuvent se traiter civilement. Quand la justice criminelle se lasse sur de petits objets, elle manque de force dans les grandes occasions. » La plupart des magistrats auxquels il s’adressait étaient moins philosophes que ce jeune substitut.
 
Tout en s’acquittant consciencieusement de ses nouveaux devoirs, il continuait ses études, et se levait à quatre heures du matin pour lire Aristote, Platon, Plutarque, Horace et Virgile, qu’il annotait, commentait la plume à la main. La jurisprudence, l’algèbre, le grec, l’anglais, l’occupaient tour à tour. Il s’était fait une loi de travailler jusqu’à quinze heures par jour. M. Albert Blanc l’a représenté comme un anachorète que la solitude avait rendu absolu, dédaigneux et hautain dans ses doctrines, et qui avait acquis par son travail cellulaire « la rigidité magistrale des moines de Zurbaran <ref> ''Mémoires politiques et correspondance diplomatique de Joseph de Maistre'', par Albert Blanc.</ref>. » Mais on peut travailler comme un bénédictin et n’être pas un moine. Joseph de Maistre était le plus sociable des hommes ; peut-on se passer du monde quand on a tant d’esprit ? Personne ne fut moins rigoriste dans le choix de
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ses relations. Intolérant pour les idées, il était infiniment tolérant pour les individus. Il l’a dit lui-même, il habitera quatre ans « une contrée protestante très instruite, » il en passera quatorze « dans une région gréco-russe, » et il se fera partout des amis. C’est d’une Genevoise, Mme Huber-Alléon, apparentée aux Necker, qu’il a fait ce charmant portrait : « Vous ne sauriez croire à quel point cette pauvre femme m’est présente ; je la vois sans cesse avec sa grande figure droite, son léger apprêt genevois, sa raison calme, sa finesse naturelle, son badinage grave. Elle était ardente amie, quoique froide sur tout le reste. Je ne passerai pas de meilleures soirées que celles que j’ai passées chez elles, les pieds sur les chenets, le coude sur la table, pensant tout haut, excitant sa pensée et rasant mille sujets à tire d’aile, au milieu d’une famille bien digne d’elle. »
 
Il aimait la discussion, les menus propos ne lui déplaisaient point, et quand il trouvait « l’amitié en pantoufles, il raisonnait pantoufle avec elle. » Dormant peu, il avait du temps pour tout, pour « l’abominable procédure » comme pour Pindare, pour les vieux sacs à grimoires comme pour le salon du marquis d’Yenne, les pique-nique, les parties de campagne, ce qu’on appelait alors les journées anglaises. Les moines de Zurbaran n’ont jamais composé de petits vers ; il en faisait au pied levé. Les archives de Saint-Genix possèdent un impromptu de sa façon, intitulé ''les Cinq voyelles'' :
 
::Je suis épris de la charmante Issec,
::Et je trouve son joli bec
::Plus frais que le sorb… ec.
::J’irais pour elle à La Mecque ;
::Elle eût rendu fou Sénèque…
::O ! mort, si tu lui donnes échec,
::Viens m’enlever avec !
 
Les vrais moines sont très incurieux des choses de la terre, et Joseph de Maistre, dès sa jeunesse, eut toutes les curiosités. A l’âge de quinze ans, il était entré dans la confrérie des Pénitens noirs. Plus d’une fois, pieds nus, enveloppé dans sa cagoule, dont le capuchon était percé de deux trous à la hauteur des yeux, il avait passé ''la nuit du condamné'' et assisté à son supplice, et c’est sous les beaux ombrages du Verney qu’il avait fait connaissance avec le bourreau, avec cet être sinistre qu’il a peint dans des pages inoubliables et qui, sa tâche finie, s’écrie dans la joie de son cœur : « Nul ne roue mieux que moi ! » Plus tard, à peine revenu de Turin, il voulut s’initier aux secrets de la franc-maçonnerie, et ce pénitent noir se fit affilier à la loge de la Parfaite-Union, qui ne tarda pas à l’élever à la dignité de grand-orateur. Que leurs lumières leur vinssent de Dieu ou du diable, il eut toujours de la sympathie pour les illuminés — : « Je consacrai jadis beaucoup de
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temps à connaître ces messieurs, écrivait-il en 1816. Mais j’en suis demeuré à l’église catholique romaine, non sans avoir acquis une foule d’idées dont j’ai fait mon profit. »
 
Il n’en disait pas assez ; l’homme qui a écrit ''les Soirées'' et le livre du ''Pape'' avait eu quelque temps des complaisances marquées pour le déisme humanitaire. Rousseau avait déteint sur lui ; il suffit pour s’en convaincre de lire son ''Éloge de Victor-Amédée III'', qui fut son premier écrit : « La liberté, insultée en Europe, a pris son vol vers un autre hémisphère ; elle plane sur les glaces du Canada, et du milieu de Philadelphie, elle crie aux Anglais : « Pourquoi m’avez-vous outragée, vous qui vous vantez de n’être grands que par moi ? » Plus tard, ayant à prononcer le discours de rentrée du sénat, il choisit pour sujet ''la vertu''. Dieu n’était plus pour lui que le grand Être, et il déclarait que les rois ne doivent être obéis que lorsqu’ils ne violent pas eux-mêmes les lois fondamentales. Il est vrai qu’après s’être donné, il se reprit bien vite, et qu’en 1784, appelé une fois encore à haranguer le sénat, il s’écriait : « Ce siècle, qui a fait et préparé de si grandes choses, trop souvent par de mauvais moyens, se distingue de tous les âges passés par un esprit destructeur qui n’a rien épargné. Lois, coutumes, systèmes reçus, institutions antiques, il a tout attaqué, tout ébranlé, et le ravage s’étendra jusqu’à des bornes qu’on n’aperçoit pas encore. » Voilà un langage tout nouveau, et le jeune substitut que le sénat de Savoie entendit ce jour-là n’était plus le grand-orateur d’une loge maçonnique ; mais ce n’est pas non plus un pénitent noir, c’est le futur prophète s’essayant à son métier.
 
Quoiqu’il ne méprisât ni ses occupations ni ses amusemens, il n’y trouvait pas toujours son compte, et par momens il se sentait né pour autre chose. Le jour où son ami de Juge, nommé récemment substitut, parut pour la première fois au parquet, il lui présenta un dossier poudreux, un sac de procureur, et lui dit : « Vous allez savoir, monsieur, combien cela sent bon. » Ce méditatif se plaisait à creuser les grands-problèmes comme les voyageurs hardis aiment à longer les précipices, et on le condamnait à conclure sur la demande en revendication que Têtu de Montagnole avait engagée contre son voisin, au sujet d’un lopin de terre sis au mas de Lélia, sous les numéros 1708 et suivans de la mappe de 1738. Il avait l’esprit inquiet, et sa tête, nous dit-il, était « chargée, fatiguée, aplatie par l’''énorme poids du rien''. »
 
Dans ses heures de mélancolie, ses plaisirs lui semblaient médiocre* comme ses devoirs. Rousseau, qui a beaucoup aimé les Savoyards, disait que s’il était une petite ville au monde où l’on goûtât les douceurs de la vie dans un commerce agréable et sûr, c’était Chambéry, que les femmes y étaient belles et pourraient se passer de l’être. Joseph de Maistre avait une vive admiration « pour le voyage de Meillerie et pour les grandes herbes de Werther. » Mais ces grandes herbes et ce voyage
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n’étaient pour lui que de la littérature. Partageant les femmes en deux espèces bien distinctes, il respectait infiniment celle qui file, se cache et met au monde des enfans dont elle fera des hommes. Quant à la femme qui ne file pas et se montre, il la regardait comme « un bel animal pour lequel il avait une inclination naturelle. » Ce Voltaire retourné n’a jamais connu le romantisme de la grande passion, et jamais il n’a cherché sur la terre une Julie ou une Elvire. Il se maria sur le tard et ne fit pas un mariage d’amour. Si Françoise-Marguerite de Morand fixa son choix, c’est qu’il l’avait longuement étudiée, et s’était convaincu qu’elle appartenait bien à la race « des faiseuses, des couveuses, des poules. » Il était sûr qu’elle aurait soin « de ses petits écus » et qu’elle le dispenserait de s’occuper de beaucoup de choses auxquelles il n’aimait pas à penser, que désormais il trouverait toujours à leur place son habit de ville et ses souliers à boucles d’argent. Il était sûr aussi que cette femme circonspecte, qu’il appelait « sa Prudence, » lui donnerait, dans l’occasion, de bons avis. « Je suis, écrivait-il en 1806, le sénateur Pococurante, et surtout je me gêne peu pour dire ma pensée. Elle, au contraire, n’affirmera jamais avant midi que le soleil est levé, de peur de se compromettre. Elle sait ce qu’il faudra faire ou ne pas faire le 10 octobre 1808, à dix heures du matin, pour éviter un inconvénient qui autrement arriverait dans la nuit du 15 au 16 mars 1810. — Mais, mon cher ami, tu ne fais attention à rien. — Mais, ma chère enfant, laisse-moi tranquille ; je prévois que je ne prévoirai jamais, c’est ton affaire. »
 
Si l’homme et la femme ne lui plaisaient pas toujours, la politique allobroge lui causait quelquefois des nausées. Il avait le culte de l’autorité, mais elle se montrait à lui sous un visage qui lui répugnait. Si dévoué qu’il fût à ses rois, il leur reprochait d’admirer trop la ''batonocratie'' prussienne et de l’avoir introduite dans leurs Etats. Les commandans de place, nous dit M. Descostes, étaient alors tout-puissans en Savoie, et ils mettaient leur nez partout. Démêlés de famille, intrigues amoureuses, coupes de barbes, formes de chapeaux, tout était de leur ressort, et leurs carabiniers menaient le délinquant au violon. S’avisait-il de protester, ils lui fermaient la bouche en disant : ''Ma y n’y a pas de questione'' ! Et en effet il n’y avait pas de questions, puisqu’ils faisaient à la fois les demandes et les réponses. En sa double qualité de magistrat et d’idéaliste, Joseph de Maistre abhorrait le régime policier et la politique de corps de garde : « Donnez-nous à qui vous voudrez, même au Sophi de Perse, mais délivrez-nous des majors de place piémontais ! » On ne l’en délivra pas, cette institution a fleuri longtemps encore. En 1824, raconte M. Descostes, un brigadier de gendarmerie s’avisa que le tambour-maître de la garde urbaine de la Roche avait des moustaches qui lui donnaient l’air d’un carbonaro, « des moustaches longues, nuisibles au gouvernement. » On invita
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M. le syndic à les lui couper bien vite, « pour éviter quelque circonstance funeste à son égard. »
 
Joseph avait d’excellens amis, mais ses amis eux-mêmes ne le comprenaient qu’à moitié, et il y avait des choses qu’il ne pouvait se dire qu’à lui-même. — « Dans mes momens de solitude, écrira-t-il un jour à son frère Nicolas, je jette ma tête sur le dossier de mon fauteuil, et je me rappelle ces temps où, dans une petite ville de ta connaissance, la tête appuyée sur un autre dossier, et ne voyant autour de notre cercle étroit que de petits hommes et de petites choses, je me disais : Suis-je donc condamné à vivre et mourir ici comme une huître attachée à son rocher ? » — Quand on s’ennuie et qu’on a le don du style, on écrit ; mais sur quoi ? Il ne fut jamais tenté, comme son frère Xavier, de faire le tour de sa chambre et de raconter son voyage à l’univers. Il était né avec le génie de l’éloquence ; ses conclusions de substitut et ses discours de rentrée en font foi. Il faut à l’orateur de grands sujets et un grand public ; le public et les sujets, tout lui manquait. Son inquiétude était celle d’un noble et vigoureux talent qui cherche sa destinée et qui, désespérant de se la faire à lui-même, attend que le ciel lui vienne en aide. Son attente ne fut pas trompée ; la révolution française fit gronder son tonnerre, et de ce jour, il ne s’ennuya plus.
 
Une grande haine pouvait seule l’inspirer, il passera le reste de ses jours à s’en nourrir. Depuis longtemps il s’était défié de la philosophie du XVIIIe siècle ; mais elle venait de lui dire son secret en prenant la Bastille. Le masque était tombé, il a vu le visage, il a contemplé le monstre. Ce qui l’intéresse le plus dans la révolution, c’est sa métaphysique, qui le révolte, et, débrouillant ce qu’il y avait encore de confus dans ses propres idées, il les formule et se fait une doctrine de combat. « Mon aversion pour tout ce qui se passe en France, écrivait-il en 1791, devient de l’horreur. Je comprends très bien comment ces systèmes, en fermentant dans des têtes humaines, se tournent en passion. Croyez qu’on ne saurait trop abominer cette abominable assemblée. Les massacres, les pillages, les incendies, ne sont rien ; mais l’esprit public anéanti, l’opinion viciée à un point effrayant, en un mot la France pourrie, voilà l’ouvrage de ces messieurs ! » Il a désormais une occupation digne de lui. Que lui importent aujourd’hui les affaires de Têtu de Montagnole et le lopin de terre sis au mas de Lélia ! Le substitut de Chambéry est devenu l’avocat-général de la providence, et c’est au monde entier qu’il parle. Il requerra contre les disciples de Voltaire et de Rousseau, contre les apôtres du mal, la ''canaillocratie'', et plus tard contre l’homme extraordinaire « qui était venu du ciel comme en vient la foudre. » Au surplus, si grands que soient les hommes, ils ne sont rien pour lui, il ne voit en eux que les exécuteurs aveugles d’un mystérieux décret, les instrumens du ciel, qui a voulu
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donner une terrible leçon aux rois et aux peuples. Il s’est convaincu dès le premier jour que tout est « miraculeusement mauvais » dans la révolution ; il la déclare satanique dans son principe, et il est fier et heureux d’avoir affaire au diable. Cette imagination ardente cherchait une proie ; elle l’a trouvée, elle la tient et ne la lâchera plus.
 
La Savoie, la vie patriarcale, son père, sa mère, les jésuites, ses fonctions de magistrat comme les rochers et les torrens des Alpes l’avaient fait ce qu’il était. Mais c’est la Révolution qui lui a fourni l’emploi de son éloquence et de son génie. Il lui doit d’avoir écrit des livres qui sont restés, d’avoir durant de longues années dogmatisé et prophétisa, deux des plaisirs les plus vifs que puissent éprouver certains hommes. Hélas ! elle lui a causé aussi de grandes tristesses en se plaisant à démentir quelques-unes de ses prédictions. Il avait annoncé le prochain rajeunissement de l’Europe par une effusion nouvelle de l’esprit divin, et quand l’homme extraordinaire eut disparu, on en revint aux vieilles pratiques, aux vieux abus, aux vieux moyens de gouvernement. Il croyait que la grande crise aboutirait « à l’exaltation du catholicisme et de la monarchie » et servirait à établir le règne de Dieu sur la terre ; elle n’avait servi qu’à établir la puissance de cette Autriche « sans foi, sans mission et sans amour, » qu’il détestait de toute son âme comme la plus implacable ennemie de son roi. « Après s’être alliés en Jésus-Christ notre Sauveur, pourquoi et à quel propos s’allier en Metternich ? » Dieu ne s’était pas montré, et ceux qui se donnaient pour ses représentans n’avaient rien de divin. Il s’était flatté aussi que Victor-Emmanuel, instruit par le malheur s’occuperait de rendre son autorité agréable à ses peuples, et Victor-Emmanuel croyait tout sauver en pourchassant les suspects, les moustaches longues, nuisibles au gouvernement, et en renforçant le pouvoir des majors de place. A la vérité, on se croyait tenu de récompenser les services rendus par le comte de Maistre ; mais on lui trouvait l’esprit trop libre, l’âme trop généreuse, et on se défiait de lui.
 
Il disait dans ses dernières années : « Je meurs avec l’Europe ! » et il confessait que l’un des plus grands chagrins de la vie est de voir la bonne cause défendue par des gens qu’on ne peut aimer. Mais ce qui l’affligeait encore plus, c’est que la Révolution n’avait pas dit son dernier mot, que les Bourbons restaurés avaient jugé nécessaire de se mettre en règle avec le diable en octroyant à leurs sujets une charte constitutionnelle, et que la France, gangrenée par les idées modernes, semblait prendre goût à sa maladie et s’appliquait à la faire durer. « — Tout cela pourrira, madame la marquise, disait un prêtre morose à Mme de Sévigné. — Tout cela, répliqua-t-elle, n’est pas encore pourri ! »
 
 
G. VALBERT.