« Le Rouge et le Noir/Chapitre VI » : différence entre les versions

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« Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants ?<br>
 
- Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi ?<br>
 
- N'est-ce pas, monsieur », ajouta-t-elle après un petit silence et d'une voix dont chaque instant augmentait l'émotion, « vous serez bon pour eux, vous me le promettez ? »<br>
 
S'entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement, et par une dame si bien vêtue était au-dessus de toutes les prévisions de Julien : dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s'était dit qu'aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Mme de Rênal de son côté était complètement trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu'à l'ordinaire parce que pour se rafraîchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine publique. À sa grande joie elle trouvait l'air timide d'une jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la dureté et l'air rébarbatif. Pour l'âme si paisible de Mme de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu'elle voyait fut un grand événement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si près de lui.<br>
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« Quel âge avez-vous, monsieur ? dit-elle à Julien.<br>
 
- Bientôt dix-neuf ans.<br>
 
- Mon fils aîné a onze ans, reprit Mme de Rênal tout à fait rassurée, ce sera presque un camarade pour vous, vous lui parlerez raison. Une fois son père a voulu le battre, l'enfant a été malade pendant toute une semaine, et cependant c'était un bien petit coup. » Quelle différence avec moi, pensa Julien. Hier encore, mon père m'a battu. Que ces gens riches sont heureux !<br>
 
Mme de Rênal en était déjà à saisir les moindres nuances de ce qui se passait dans l'âme du précepteur ; elle prit ce mouvement de tristesse pour de la timidité, et voulut l'encourager.<br>
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« Maintenant, ''monsieur'', car d'après mes ordres tout le monde ici va vous appeler monsieur, et vous sentirez l'avantage d'entrer dans une maison de gens comme il faut ; maintenant, monsieur, il n'est pas convenable que les enfants vous voient en veste. Les domestiques l'ont-ils vu ? dit M. de Rênal à sa femme.<br>
 
- Non, mon ami, répondit-elle, d'un air profondément pensif.<br>
 
- Tant mieux. Mettez ceci », dit-il au jeune homme surpris, en lui donnant une redingote à lui. « Allons maintenant chez M. Durand le marchand de draps. »<br>
 
Plus d'une heure après, quand M. de Rênal rentra avec le nouveau précepteur tout habillé de noir, il retrouva sa femme assise à la même place. Elle se sentit tranquillisée par la présence de Julien, en l'examinant elle oubliait d'en avoir peur. Julien ne songeait point à elle ; malgré toute sa méfiance du destin et des hommes, son âme dans ce moment n'était que celle d'un enfant, il lui semblait avoir vécu des années depuis l'instant où, trois heures auparavant, il était tremblant dans l'église. Il remarqua l'air glacé de Mme de Rênal, il comprit qu'elle était en colère de ce qu'il avait osé lui baiser la main. Mais le sentiment d'orgueil que lui donnait le contact d'habits si différents de ceux qu'il avait coutume de porter, le mettait tellement hors de lui-même, et il avait tant d'envie de cacher sa joie, que tous ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de fou. Mme de Rênal le contemplait avec des yeux étonnés.<br>
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« De la gravité, monsieur, lui dit M. de Rênal, si vous voulez être respecté de mes enfants et de mes gens.<br>
 
- Monsieur, répondit Julien, je suis gêné dans ces nouveaux habits ; moi, pauvre paysan, je n'ai jamais porté que des vestes ; j'irai, si vous le permettez, me renfermer dans ma chambre.<br>
 
- Que te semble de cette nouvelle acquisition ? » dit M. de Rênal à sa femme.<br>
 
Par un mouvement presque instinctif, et dont certainement elle ne se rendit pas compte, Mme de Rênal déguisa la vérité à son mari.<br>
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« Je ne suis point aussi enchantée que vous de ce petit paysan, vos prévenances en feront un impertinent que vous serez obligé de renvoyer avant un mois.<br>
 
- Eh bien ! nous le renverrons, ce sera une centaine de francs qu'il m'en pourra coûter, et Verrières sera accoutumée à voir un précepteur aux enfants de M. de Rênal. Ce but n'eût point été rempli si j'eusse laissé à Julien l'accoutrement d'un ouvrier. En le renvoyant, je retiendrai bien entendu l'habit noir complet que je viens de lever chez le drapier. Il ne lui restera que ce que je viens de trouver tout fait chez le tailleur, et dont je l'ai couvert. » <br>
 
L'heure que Julien passa dans sa chambre parut un instant à Mme de Rênal. Les enfants auxquels l'on avait annoncé le nouveau précepteur, accablaient leur mère de questions. Enfin Julien parut. C'était un autre homme. C'eût été mal parler de dire, qu'il était grave ; c'était la gravité incarnée. Il fut présenté aux enfants, et leur parla d'un air qui étonna M. de Rênal, lui-même.<br>