« Opinion publique » : différence entre les versions

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Mais le père Grappe avait oublié.
 
"« Non, je ne me rappelle pas." »
 
M. Rade lui remémora les faits.
 
"« Voyons, papa Grappe, vous ne vous rappelez pas qu'un employé, un garçon, qui fut acquitté d'ailleurs, voulut un jour aller acheter des coquillages pour son déjeuner ? Le chef le lui défendit ; l'employé insista ; le chef lui ordonna de se taire et de ne point sortir ; l'employé se révolta, prit son chapeau ; le chef se précipita sur lui, et l'employé, en se débattant, enfonça dans la poitrine de son supérieur les ciseaux réglementaires. Une vraie fin de bureaucrate, quoi !
 
- Il y aurait à dire, articula M. Bonnenfant. L'autorité a des limites ; un chef n'a pas le droit de réglementer mon déjeuner et de régner sur mon appétit. Mon travail lui appartient, mais non mon estomac. Le cas est regrettable, c'est vrai ; mais il y aurait à dire." »
 
L'aspirant sous-chef, M. Piston, exaspéré, s'écria :
 
"« Moi, Monsieur, je dis qu'un chef doit être maître dans son bureau, comme un capitaine à son bord ; l'autorité est indivisible, sans quoi il n'y a pas de service possible. L'autorité du chef vient du gouvernement : il représente l'État dans le bureau ; son droit absolu de commandement est indiscutable." »
 
M. Bonnenfant se fâchait aussi. M. Rade les apaisa :
 
"« Voilà ce que j'attendais, dit-il. Un mot de plus, et Bonnenfant enfonçait son couteau à papier dans le ventre de Piston. Pour les rois, c'est la même chose. Les princes ont une manière de comprendre l'autorité qui n'est pas celle des peuples. C'est toujours la question des coquillages. "« Je veux manger des coquillages, moi ! - Tu n'en mangeras pas ! - Si ! - Non ! - Si ! - Non !" » Et cela suffit parfois pour amener la mort d'un homme ou la mort d'un roi." »
 
Mais M. Perdrix revint à son idée :
 
"« C'est égal, dit-il, le métier de souverain n'est pas drôle, au jour d'aujourd'hui. Vrai, j'aime autant le nôtre. C'est comme d'être pompier, c'est ça qui n'est pas gai non plus !" »
 
M. Piston, calmé, reprit :
 
"« Les pompiers français sont une des gloires du pays." »
 
M. Rade approuva :
 
"« Les pompiers, oui, mais pas les pompes." »
 
M. Piston défendit les pompes et l'organisation ; il ajouta :
 
"« D'ailleurs on étudie la question ; l'attention est éveillée ; les hommes compétents s'en occupent ; d'ici peu, nous aurons des moyens en harmonie avec les nécessités." »
 
Mais M. Rade secouait la tête.
 
"« Vous croyez ? Ah ! vous croyez ! Eh bien vous vous trompez, Monsieur ; on ne changera rien. En France on ne change pas les systèmes. Le système américain consiste à avoir de l'eau, beaucoup d'eau, des fleuves ; fi ! donc, la belle malice d'arrêter les incendies avec l'Océan sous la main. En France, au contraire, tout est laissé à l'initiative, à l'intelligence, à l'invention ; pas d'eau, pas de pompes, rien, rien que des pompiers, et le système français consiste à griller les pompiers. Ces pauvres diables, des héros, éteignent les incendies à coups de hache ! Quelle supériorité sur l'Amérique, songez donc !… Puis, quand on en a laissé rôtir quelques-uns, le conseil municipal parle, le colonel parle, les députés parlent ; on discute les deux systèmes : celui de l'eau et celui de l'initiative ! Et un dignitaire quelconque prononce sur le tombeau des victimes :
 
 
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"« Voilà, Monsieur, comme on agit en France." »
 
Mais le père Grappe, qui oubliait les conversations à mesure qu'elles avaient lieu, demanda :
 
"« 0ù donc ai-je lu ce vers-là que vous venez de dire :
 
 
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- C'est dans Béranger" », répondit gravement M. Rade.
 
M. Bonnenfant, perdu dans ses réflexions, soupira :
 
"« Quelle catastrophe tout de même que cet incendie du Printemps !" »
 
M. Rade reprit :
 
"« Maintenant qu'on peut en parler froidement (sans jeu de mots), nous avons le droit, je pense, de contester un peu l'éloquence du directeur de cet établissement. Homme de cœur, dit-on, je n'en doute pas ; commerçant habile, c'est évident, mais orateur, je le nie.
 
- Pourquoi ça ? demanda M. Perdrix.
 
- Parce que, si l'affreux désastre qui le frappait n'avait attiré sur lui la commisération de tout le monde, on n'aurait. pas eu assez de rires pour le discours de La Palisse dont il apaisa les craintes de ses employés : "« Messieurs, leur dit-il à peu près, vous ne savez pas avec quoi vous dînerez demain ? Moi non plus. Oh ! moi, je suis bien à plaindre, allez.
 
Heureusement que j'ai des amis. Il y en a un qui m'a prêté dix centimes pour acheter un cigare (dans des cas pareils on ne fume pas des londrès) ; un autre a mis à ma disposition un franc soixante-quinze pour prendre un fiacre ; un troisième, plus riche, m'a avancé vingt-cinq francs pour me procurer une jaquette à la Belle Jardinière.
 
"« 0ui, moi, directeur du Printemps, j'ai été à la Belle Jardinière ! J'ai obtenu quinze centimes d'un autre pour autre chose ; et comme je n'avais plus même de parapluie, j'ai acheté un en-tout-cas en alpaga de cinq francs vingt-cinq, au moyen d'un cinquième emprunt. Puis, mon chapeau lui-même étant brûlé, et comme je ne voulais pas emprunter davantage, j'ai ramassé le casque d'un pompier. . . tenez le voilà ! Suivez mon exemple, si vous avez des amis, adressez-vous à leur obligeance… Quant à moi, vous le voyez, mes pauvres enfants, je suis endetté jusqu'au cou !
 
"« 0r un de ses employés n'aurait-il pas pu lui répondre :
 
"« - Qu'est-ce que caça prouve, patron ? Trois choses : 1° que vous n'aviez pas d'argent en poche. Il m'en arrive autant quand j'ai oublie mon porte-monnaie ; mais cela ne prouve pas que vous n'ayez point de propriétés, d'hôtels, ni de valeurs, ni d'assurances ; 2° cela prouve encore que vous avez du crédit auprès de vos amis : tant mieux, usez-en ; 3° cela prouve enfin que vous êtes très malheureux. Eh ! parbleu, nous le savons et nous vous en plaignons de tout notre cœur. Mais ce n'est pas cela qui améliore notre situation. Vous nous la baillez belle, en vérité, avec votre équipement à la boutique à treize." »
 
Cette fois, tout le monde dans le bureau fut d'accord. M. Bonnenfant ajouta, d'un air farceur :
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Alors M. Perdrix, le commis d'ordre, prononça tout à coup :
 
"« C'est égal nous vivons dans un drôle de siècle, dans une époque bien troublée - ainsi, cette affaire de la rue Duphot…" »
 
Mais le garçon de bureau entrouvrit brusquement la porte :
 
"« Le chef est arrivé, Messieurs." »
 
Alors, en une seconde, tous s'enfuirent, filèrent, disparurent, comme si le ministère lui-même eut brûlé.
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21 mars 1881
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