« L’Expérience du docteur Heidegger » : différence entre les versions

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{{t3|I}}
 
Le savant docteur Heidegger était un homme d’un aspect et d’un caractère singuliers, dont le costume était en harmonie avec sa personne. Il avait la réputation de se livrer à l’étude des sciences occultes. Parmi les hôtes intimes qu’il admettait quelquefois à l’honneur d’assister à ses expériences, on comptait trois gentlemen à barbe grise, M. Medbourne, le colonel Killigrew et M. Gascoigne ; plus une vieille dame communément désignée sous le nom de la veuve Wycherley. Ces quatre personnages n’avaient pas eu à se louer de la destinée, mais leur chagrin le plus amer était d’assister au spectacle de leur décrépitude.
 
M. Medbourne, dans son temps plus heureux, s’était vu à la tête d’une grande maison de commerce ; les tempêtes et des spéculations malheureuses avaient englouti sa fortune et l’avaient réduit à un état voisin de l’indigence. Le fringant colonel Killigrew, après avoir jeté sa santé, sa jeunesse et son patrimoine à tous les vents, n’avait gardé pour ses vieux jours qu’une trop modeste retraite, la goutte et de glorieuses blessures gagnées, les unes sur le champ de bataille au service de sa patrie, et les autres dans des duels en l’honneur des dames. M. Gascoigne avait joué autrefois un rôle dans la politique, qui lui avait valu le titre de caméléon, et il avait vécu avec une triste réputation, jusqu’au jour ou il assista à la ruine de ses ambitieuses espérances, et où il ensevelit dans le silence et l’obscurité le souvenir de son infamie. Quant à la veuve Wycherly, son histoire était celle de bien des veuves. Elle avait joui d’une grande réputation de beauté dans son temps, et elle vivait fort retirée après avoir soulevé la bourgeoisie de la ville par le bruit de ses aventures. S’il faut s’en rapporter à la chronique scandaleuse, les trois gentlemen que nous venons de mettre en scène avaient brigué ses faveurs et avaient même failli se couper la gorge en l’honneur de ses beaux yeux. Avant d’aller plus loin, je dirai tout de suite que ces personnages, sans en excepter le docteur Heidegger lui-même, étaient des originaux d’humeur bizarre, comme on le remarque généralement chez les gens âgés, tourmentés par le souvenir d’un passé qui ne doit plus revenir, et la désolante perspective d’un avenir sans espoir.
 
{{t3|II}}
 
Le cabinet du docteur Heidegger, on le croira sans peine, était un singulier capharnaüm. On n’y voyait pas, à la vérité, de chauve-souris clouée à la porte, ni le classique crocodile au plafond, ni l’inévitable chouette empaillée, ainsi que l’attirail élémentaire de la sorcellerie ; le docteur méprisait ces moyens vulgaires, indignes de la science, et les laissait aux sorciers de profession qui n’ont rien autre chose à montrer. La vaste chambre qui lui servait à la fois de cabinet de travail, de salon, de salle à manger, de laboratoire, était dans un état de délabrement affligeant pour l’œil du visiteur. Autour des murs s’élevaient de massifs casiers de chêne surchargés de livres, de fioles, de cornues et d’instruments aux formes étranges. Dans la partie inférieure dormaient les in-quarto et les in-folio énormes. Malheur à l’imprudent qui s’avisait de troubler leur sommeil sans les précautions les plus minutieuses, car il était littéralement aveuglé, étouffé par les nuages épais de la plus vénérable des poussières scientifiques. Tout le reste était à l’avenant et offrait au regard un désordre pittoresque que l’art n’atteindra jamais. Au fond de la pièce, un immense fourneau ouvrait sa gueule noircie et paraissait attendre sa pâture ardente de charbon de terre. Un colossal soufflet de forge semblait là tout exprès pour lui servir d’appareil digestif, accroupi au milieu des alambics difformes, des cornues hydropiques, des tubes grêles et des serpentins qui disparaissaient à moitié dans le gouffre de la cheminée. C’est là que le savant docteur Heidegger préparait ses expériences qui faisaient l’admiration des académies. Tout en donnant un coup d’œil à son modeste repas qui cuisait paternellement à côté des poisons subtils et des métaux en fusion.
 
Au milieu de ce chaos, sur le haut d’un casier de chêne, s’élevait le buste d’Hippocrate qui semblait le dieu protecteur de cette étrange demeure, et pour lequel le docteur avait une prédilection particulière. Il ne manquait jamais de le consulter dans les cas épineux, et ses aphorismes l’avaient souvent tiré d’un pas difficile. Dans le coin le plus obscur de la chambre se trouvait une armoire également en chêne, affectant la forme d’une boîte d’horloge et dont la porte entrouverte laissait apercevoir un squelette humain ; entre deux des casiers on voyait un grand miroir terni par la poussière, et dont le cadre paraissait avoir été doré. Les bonnes âmes de l’endroit affirmaient par serment que les ombres de ceux que le docteur avait envoyés dans l’autre monde lui apparaissaient dans ce miroir, quand il lui prenait la fantaisie d’y regarder. Le panneau qui lui faisait face était occupé par le portrait en pied d’une jeune femme dont le visage n’était pas moins flétri que son costume de satin et de brocart par suite de l’humidité qui avait altéré la peinture. La tradition rapporte, au sujet du portrait, qu’il y a un demi-siècle environ, le docteur Heidegger fut sur le point de se marier avec cette jeune dame. Le jour des fiançailles, elle ressentit une indisposition, et le docteur ayant consulté Hippocrate, son oracle ordinaire, lui administra une potion calmante dont elle mourut immédiatement.
 
Pour terminer cette description des objets qui encombraient le laboratoire, il nous reste à parler de ce qui en était la principale curiosité. C’était un livre énorme, semblable aux missels de l’église romaine, ou à une Bible monstrueuse, relié en maroquin noir, à fermoirs d’argent massif, et imprimé en caractères indéchiffrables et mystérieux. Le titre même de cet ouvrage n’était composé en aucune langue écrite ou parlée des hommes, et il est incontestable qu’il ne pouvait être que l’œuvre du démon ou de quelque magicien versé dans les sciences occultes. Au temps où le docteur avait une domestique (car depuis longtemps il ne pouvait plus en trouver à cause de sa réputation), cette femme s’enfuit de sa maison avec épouvante, racontant à qui voulait l’entendre, qu’ayant soulevé ce grimoire pour en secouer la poussière, le squelette était sorti de sa boîte, la jeune dame du tableau avait sauté de son cadre sur le plancher, des apparitions avaient troublé la limpidité du miroir, l’impassible masque du vieil Hippocrate avait froncé ses sourcils de bronze, et que son œil sans regard avait lancé un éclair.
 
Tel était l’aspect général du cabinet du docteur Heidegger par une belle après-midi d’été, au moment même ou se passe ce récit, exempt de toute exagération malveillante. Une petite table ronde, noire comme l’ébène, se dressait au milieu de la chambre, supportant un vase de cristal taillé, d’une forme élégante, rempli d’une liqueur transparente. La lumière entrait à flots par deux hautes fenêtres, et les rayons du soleil pénétrant entre les rideaux de damas fané aux larges plis, et tombant d’aplomb sur les facettes étincelantes du vase, traversaient la liqueur et coloraient le visage des spectateurs qui, groupés autour de la table, semblaient entourés comme d’une lumineuse auréole. Quatre verres à champagne étaient placés devant eux, et sans expliquer encore le but de ces préparatifs, le docteur, debout devant eux, les contemplait avec cet air de calme supériorité du maître qui va parler à ses élèves, ou du prédicateur qui, du haut de la chaire, s’apprête à foudroyer son auditoire.
 
— Chers et anciens amis, commença le docteur, employant avec eux sa formule habituelle, j’ai besoin de vous pour accomplir une nouvelle expérience.
 
(Il est absolument nécessaire d’ouvrir encore une parenthèse, au risque de ralentir la marche des événements et de suspendre l’attention qu’ils méritent. J’aurais un remords de ne pas constater que les nombreuses excentricités du docteur Heidegger avaient donné naissance à une foule de contes plus fantastiques les uns que les autres, et que plusieurs de ces fables, je l’avoue avec candeur et le confesse à ma honte, sont peut-être l’ouvrage de ma véridique personne. Si le lecteur me compare à la servante du docteur qui avait été témoin d’un effrayant spectacle, et si quelques passages de ce récit le trouvent incrédule, je n’aurai que la juste récompense de mes œuvres et le châtiment réservé à un marchand de contes inventés à plaisir. Je ferme la parenthèse.)
 
{{t3|III}}
 
À la nouvelle d’une expérience dont ils étaient prévenus par l’invitation même du docteur, les trois honorables gentlemen et la respectable veuve Wycherly ne s’attendaient pas à une récréation bien extraordinaire, ils ne soupçonnaient rien de plus que le supplice d’une pauvre souris emprisonnée sous la cloche d’une machine pneumatique ou l’examen d’une toile d’araignée à l’aide de microscope.
 
C’était ordinairement par des exercices de ce genre que le docteur avait la prétention d’amuser ses convives, réservant pour les gens de science les grandes expériences ou la découverte des secrets qu’il arrachait à la nature martyrisée.
 
Sans ajouter une parole, le docteur traversa la chambre dans toute sa longueur à pas comptés, prit méthodiquement le fameux grimoire à fermoirs d’argent, et, l’ayant posé sur la table, auprès du vase dont le liquide sembla frémir, il l’ouvrit avec une sorte de respect et montra, entre deux de ses pages, une fleur desséchée qui avait été une rose, mais dont les feuilles et les pétales aplatis et d’une couleur bistrée semblèrent vouloir tomber en poussière au contact des doigts du docteur.
 
— Cette rose, dit-il d’une voix faible comme s’il eut craint de la briser d’un souffle, ou plutôt parce que l’émotion rendait sa parole mal assurée, cette rose fleurissait il y a plus d’un demi-siècle.
 
Regardant alors le portrait flétri qui lui faisait face, et étendant ses mains agitées par un mouvement fébrile, il poursuivit, la voix tremblante :
 
— C’est par toi qu’elle me fut donnée, Sylvia Ward, ma chère fiancée ; je l’ai placée sur mon cœur qui t’a gardé un souvenir fidèle et impérissable. Depuis le jour de nos fiançailles elle dormait dans les pages muettes de ce livre.
 
Les paroles du docteur, qui d’habitude étaient froides et légèrement railleuses, jetèrent ses auditeurs dans une stupéfaction telle que si le portrait lui avait donné la réplique, ils en auraient été moins étonnés. Et comme si quelque chose de surnaturel semblait s’agiter derrière leurs sièges, le brave colonel lui-même, qui aurait encore marché, s’il l’avait fallu, contre des canons chargés, ou même armer son bras d’une épée pour faire respecter une femme, le brave colonel Killigrew n’osa pas retourner la tête.
 
Cependant le docteur, un peu moins ému, continua avec plus d’énergie dans le geste et dans la voix :
 
— Que ne puis-je, après cinquante années, te rendre la vie et la jeunesse comme je vais rendre à cette fleur son parfum et ses couleurs !
 
Ces derniers mots, bien que prononcés avec un grand sérieux, firent cesser le charme de l’évocation qui les avait précédés. La veuve Wycherly, qui avait failli s’évanouir quelques minutes avant, retrouva sa présence d’esprit et l’usage de sa langue pour s’écrier :
 
— Comment, docteur ! pourquoi ne me dites-vous pas qu’il est possible à mon visage couvert de rides de retrouver la fraîcheur qu’il avait autrefois ?… Vous voulez vous moquer de nous, en vérité ; nous avez-vous fait venir dans cette intention ?
 
Le docteur Heidegger n’était pas de ces savants qui parlent une heure pour vous expliquer ce que votre œil verra en quelques secondes, et qui vous gâtent ainsi tout le plaisir de l’imprévu et de la surprise ; il parlait le moins possible, avec discrétion, et laissait à la science le soin d’impressionner l’esprit des spectateurs.
 
— Voyez, dit-il simplement, sans même songer à répondre au flux de paroles inutiles de la veuve Wycherly.
 
Et, soulevant le couvercle du vase, il posa doucement la rose sur le liquide. Elle parut d’abord voguer à la surface, comme si elle ne pouvait en absorber l’humidité ; mais bientôt un indéfinissable phénomène se produisit : les pétales aplatis et desséchés parurent se gonfler, se ranimer et prendre une teinte rosée, comme si la fleur se réveillait du sommeil de la mort, les petites branches de feuillage commencèrent à verdir comme si une sève inconnue courait dans toutes les fibres, la transformation s’accomplissait à vue d’œil, et, en quelques secondes, la rose d’un demi-siècle parut aussi fraîche que le jour où Sylvia Ward l’avait détachée de son corsage pour la donner à son bien-aimé. Elle était à peine épanouie et ses feuilles délicates, d’un rose pâle, s’arrondissaient autour de son calice humide où perlaient deux ou trois gouttes de rosée, étincelantes et limpides.
 
— Ah ! c’est véritablement une charmante surprise, s’écrièrent les amis qui avaient attentivement suivi cette expérience, en modérant toutefois les élans d’un enthousiasme peut-être déplacé, car ils avaient été témoins de scènes de physique amusante et de prestidigitation plus prodigieuse encore que la résurrection d’une fleur. Mais le docteur ne remarqua pas leur indifférence, il respirait le suave et doux parfum de la rose, comme si elle eût gardé un souffle de l’haleine embaumée de sa fiancée, qui avait déposé un baiser sur elle avant d’exhaler son dernier soupir.
 
Les auditeurs attentifs semblaient attendre une explication.
 
{{t3|IV}}
 
— Vous avez peut-être entendu parler de la fontaine de Jouvence ? dit le docteur, reprenant son attitude professorale. Ponce de Léon, aventurier espagnol qui vivait il y a deux ou trois siècles, s’était voué à sa découverte.
 
— Et l’avait-il trouvée ? interrompit la veuve Wycherly, qui ne connaissait cette fontaine que de réputation.
 
— Non, madame, il n’avait pas bien dirigé ses recherches ; il s’égara et mourut sans avoir vu son voyage couronné de succès. La fameuse fontaine de Jouvence, si les renseignements géographiques qui m’ont été transmis sont exacts, est située dans la partie méridionale de la péninsule de la Floride, dans les environs du lac Macaco. Sa source est ombragée par des magnolias séculaires dont le feuillage verdoyant et les fleurs violettes gardent éternellement leur fraîcheur par la vertu merveilleuse de ses eaux. Un savant voyageur de mes amis, qui connaît ma passion pour tout ce qui se rattache aux mystères de la nature, m’en a rapporté un flacon dont vous voyez le contenu dans ce vase de cristal.
 
— Hum ! grommela le colonel Killigrew d’un air visible d’incrédulité, je serais curieux de connaître les propriétés miraculeuses de ce fluide sur l’organisme humain.
 
— Vous êtes libre d’en faire vous-même l’expérience, mon cher colonel, répondit le docteur avec un sourire ; en pareille matière, le doute est permis. Je puis vous assurer que cette eau, soumise à l’analyse chimique, ne contient aucune substance dangereuse ou malfaisante, et vous pouvez, sans danger, juger par vous-même si réellement elle a la propriété de rendre au sang de l’homme la force vitale de la jeunesse. Quant à moi, ajouta le docteur avec une douce mélancolie, j’aime la science pour la science et pour les avantages que j’en pourrais tirer. J’ai eu trop de peine à vieillir pour vouloir recommencer ma vie, et je désire rester simple spectateur de l’expérience.
 
En achevant ces mots, le docteur Heidegger avait rempli les quatre verres à champagne de l’eau de la fontaine de Jouvence, et on put apercevoir de petites bulles d’un gaz en effervescence qui montaient lentement des profondeurs des verres et pétillaient à la surface du liquide.
 
Un parfum léger et pénétrant qui s’en dégageait embauma l’atmosphère de la chambre, et les quatre vieillards, ébranlés par le sang-froid et l’assurance du docteur, se regardèrent indécis, supposant que cette eau pouvait bien, à la vérité, contenir un principe généreux et vital ; et, sans être convaincus de sa propriété merveilleuse, ils se décidèrent à en faire l’épreuve sur la foi du docteur.
 
— Un instant, dit alors celui-ci en étendant la main avec un geste expressif, il convient, avant de revenir en arrière et de ressaisir la jeunesse, de mettre à profit votre expérience pour en traverser de nouveau les écueils et les périls. Réfléchissez que vous allez, les premiers, posséder cet unique avantage d’avoir la science des vieillards dans des têtes de jeunes gens, et que vous devez au monde de servir aux autres hommes de modèles de sagesse, de vertu et de modération.
 
— Nous avons payé assez cher les rudes leçons de l’expérience pour qu’elles nous soient profitables, répondirent les quatre vieillards, dans une pensée unanime, en accompagnant leur réponse d’un petit rire chevrotant ; ainsi, docteur, soyez tranquille de ce côté, vous aurez lieu d’être satisfait.
 
— Je ne mettrai plus ma fortune sur de perfides navires, dit le négociant.
 
— Belle dame, dit le colonel en se tournant ironiquement vers la veuve Wycherly, vous pouvez essayer l’artillerie de vos beaux yeux sur moi.
 
— Je connais le défaut de ma cuirasse, ajouta l’homme politique, et je suivrai une ligne inflexible qui me conduira droit au but.
 
— Je recommencerai, pensa la veuve, mais j’éviterai le scandale.
 
— Buvez donc, dit le docteur en s’inclinant ; je vois avec plaisir que j’ai bien choisi les sujets de mon expérience.
 
À ce signal, les quatre vieillards, saisissant les verres de leurs mains tremblantes, les portèrent à leurs lèvres, et si jamais l’eau de la fontaine de Jouvence eut le don de rajeunir, elle ne pouvait abreuver quatre créatures humaines qui en eussent plus besoin que les amis du docteur.
 
Les verres étaient à peine replacés sur la table qu’un rayon de soleil éclairant à la fois leurs visages, ou la foudre les frappant d’une décharge électrique, n’aurait pas produit un changement plus rapide et plus complet. Ces quatre vieillards qui, une seconde auparavant, paraissaient n’avoir jamais connu un seul des bonheurs de la vie et des plaisirs de la jeunesse, bien qu’ils eussent autrefois été les enfants gâtés de la nature et les favoris de la fortune ; ces quatre créatures grisonnantes, décrépites et desséchées, dont la mort disputait les restes à la vie, qui tout à l’heure n’avaient pas assez d’énergie pour se ranimer à l’espoir d’une existence nouvelle, venaient de reconquérir d’un seul coup la force et la vigueur. Les riches couleurs de la santé avaient remplacé la teinte cadavérique de leur visage. Ils se contemplaient les uns les autres, et lisaient mutuellement dans leurs regards que l’influence magique de l’eau de Jouvence avait effacé de leurs traits les stigmates imprimés par le temps. La veuve Wycherly rajusta instinctivement sa coiffe, en se sentant redevenir femme. Tous, par un mouvement spontané, tendirent leurs verres en s’écriant :
 
— Encore, cher docteur, sublime docteur, incomparable docteur, encore ! encore ! nous ne sommes plus des vieillards, mais nous sommes loin d’être des jeunes gens.
 
{{t3|V}}
 
Cependant le docteur, immobile, contemplait avec une froide impassibilité les résultats de son expérience, et suivait la marche du phénomène qui s’accomplissait sous ses yeux. La transformation morale avait suivi la transformation physique. Le geste, la voix, le regard de ses convives l’attestaient, et tous s’étaient levés le verre à la main, comme pour témoigner qu’ils n’étaient pas dupes d’une illusion passagère.
 
— Patience, dit-il, sans sortir de son flegme philosophique ; vous avez mis assez de temps à vieillir ; ne forçons pas les lois de la nature ; laissez à votre sang le temps de répandre la vie dans les veines, et ne vous exposez pas à briser les rouages d’une machine fatiguée. Votre impatience ne peut-elle pas souffrir d’attendre une demi-heure pour redevenir des jeunes gens ?… Cependant l’eau est à votre service.
 
Un respectueux silence pour celui qui tenait leurs destinées dans ses mains calma ce premier moment d’effervescence. Les verres se remplirent pour la seconde fois, et quand le gaz en ébullition commença à pétiller à la surface, ils les vidèrent d’un trait.
 
Et du même coup, ainsi qu’un changement à vue opéré par la baguette d’un enchanteur et rapide comme la pensée, leurs yeux clairs et brillants lancèrent de joyeux éclairs ; leurs crânes, couverts de mèches rares et blanchissantes, se couvrirent d’une chevelure abondante, et c’étaient bien réellement trois gentlemen dans la force de l’âge et une jeune femme d’une santé florissante qui entouraient la table du docteur Heidegger.
 
— Chère veuve, vous êtes adorable ! s’écria d’une voix passionnée le colonel Killigrew, qui, les yeux attachés sur le visage de la veuve Wycherly, voyait les dernières rides de la vieillesse et les ombres des années s’effacer comme les ténèbres aux premiers feux de l’aurore, ou les vapeurs légères du matin au premier baiser du soleil.
 
Sans être entièrement édifiée par les compliments de l’enthousiaste colonel et voulant se convaincre par elle-même qu’ils avaient quelque raison d’être, la belle veuve du temps jadis s’élança légèrement du côté du miroir. Elle hésita cependant une seconde avant d’en approcher, tremblant d’y rencontrer le visage d’une vieille femme ; mais rassurée soudain par un regard jeté du côté de son ancien adorateur, redevenu le beau capitaine Killigrew, elle regarda résolument dans la glace polie qui lui renvoya un charmant sourire, orné de trente-deux dents éclatantes.
 
Dans le même temps, les trois gentlemen se comportaient de façon à prouver que l’eau de la fontaine de Jouvence, outre ses propriétés surnaturelles, était une eau capiteuse, à moins cependant que leur gaieté n’eut sa cause dans le bonheur d’une existence nouvelle. M. Gascoigne commença une dissertation à perte de vue sur la politique ancienne, la politique actuelle et la politique de l’avenir ou il était fortement question d’immuables principes, d’oppresseurs et de victimes, d’inviolable patriotisme et du bien des peuples. C’est à peine si, une heure avant, il eut osé hasarder d’une voix timide ces paroles audacieuses, et chuchoter à mots couverts et par d’habiles sous-entendus, des opinions aussi subversives. En exposant alors ses théories régénératrices, sa voix vibrante et pleine d’autorité tonnait comme s’il avait parlé du haut de la tribune populaire, et comme si l’oreille des rois était attentive au roulement sonore de ses périodes. Le colonel Killigrew, tout en regrettant son uniforme, entonnait son répertoire de chansons plus égrillardes que choisies, tout en dévorant des yeux le piquant minois de la veuve Wycherly, et frappant sur son verre pour s’accompagner.
 
À l’autre bout de la table, M. Medbourne était littéralement plongé dans un profond calcul de dollars, rêvant une fortune dans le hardi projet d’approvisionner de glace les Indes orientales, au moyen d’un troupeau de baleines qui l’apporterait des régions polaires.
 
La veuve Wycherly ne pouvait se détacher du miroir, devant lequel elle faisait des révérences à son image, saluant ainsi la meilleure amie qu’elle eut au monde. Elle passait en revue le détail de ses charmes vainqueurs, s’assurant que c’était bien une admirable chevelure blonde qui s’échappait de sa coiffe trop étroite et foisonnait sur ses épaules ; puis, certaine enfin d’avoir retrouvé l’orgueilleux pouvoir de sa beauté, et heureuse de songer que les autres femmes en crèveraient de jalousie, elle se rapprocha de la table en sautillant comme un oiseau.
 
— Encore un verre, cher docteur, dit-elle de sa voix harmonieuse et dont le timbre caressait mieux l’oreille que la plus douce musique.
 
— Les verres sont remplis, chère madame ; buvez tant que cela vous fera plaisir, prenez garde cependant de redevenir un enfant.
 
— Non, non, docteur, une jeune fille, et je m’arrête là.
 
{{t3|VI}}
 
Le soleil baissait à l’horizon et la chambre était plongée dans une ombre crépusculaire qui s’obscurcissait par degrés mais une lueur douce et paisible comme celle de la lune, paraissant rayonner du vase, éclairait d’un reflet argenté tous les convives et la vénérable figure du docteur Heidegger, gravement assis dans son fauteuil de chêne, avec son visage impassible, encadré de cheveux blancs qui tombaient sur ses épaules, et la dignité de son attitude en présence de la scène qui se passait sous ses yeux, il semblait l’austère personnification du temps lui-même, dont il venait, de suspendre la marche éternelle.
 
Cependant les convives avaient saisi leurs coupes remplies pour la troisième fois de la liqueur dont les petites bulles de gaz étaient collées aux parois du verre comme des rangées de diamants, et quand ils les portèrent à leurs lèvres comme un toast à la vie, ils furent presque effrayés de l’expression mystérieuse du visage du docteur, pâle, immobile, silencieux.
 
Et du même coup, avant même que le sang du cœur violemment comprimé fût chassé par une impulsion nouvelle et rapide dans les artères, une chaleur brûlante courait déjà dans leurs veines gonflées, et ils sentirent au craquement sourd de la machine, que cette fois c’était bien la jeunesse qui envahissait leur être, que c’était bien la vie que leur donnait sa chaude étreinte. L’enivrante liqueur avait accompli l’œuvre commencée. La vieillesse et son cortège morose n’était plus qu’un mauvais rêve interrompu par le joyeux réveil ; l’âge mur et la raison avaient disparu, ils étaient au printemps de la vie. Créatures nouvelles dans un corps nouveau, ils saluaient leur existence reconquise, contenant à peine les pensées tumultueuses qui bourdonnaient dans leurs jeunes cerveaux, et les désirs impétueux qui grondaient au fond de leur poitrine d’où s’échappa un cri de sauvage bonheur
 
— Nous sommes jeunes ! nous sommes jeunes !
 
C’est un curieux spectacle que ce groupe bruyant et animé de jouvenceaux, ivres jusqu’à la folie. La première idée qui passa par leur tête fut de rire à gorge déployée de leurs infirmités et de leur décrépitude. Ils s’amusaient de leurs costumes de vieillards, et les larges basques de leurs habits flottants, les gilets trop longs, ainsi que la coiffe et la douillette de la jeune fille, les jetaient dans des élans de joie extravagante. Ils jouaient à la mascarade, l’un boitait par la chambre comme un vieux grand-père, l’autre appliquait sur son nez une paire de besicles et faisait semblant de déchiffrer les caractères du grimoire avec une gravité comique ; un troisième enseveli dans un fauteuil à bras, singeait la pose du vieux docteur. Ce n’étaient presque plus des jeunes gens, c’étaient plutôt des enfants joyeux comme des poulains en liberté et folâtres comme des jeunes chiens de chasse. Ils poussaient des cris joyeux, courant et se poursuivant à travers la chambre.
 
La veuve Wycherly — s’il est encore permis de donner ce titre à une si jeune et si séduisante personne — s’était penchée sur le bras du fauteuil du docteur Heidegger, et avec un sourire malicieux
 
— Docteur, cher docteur, lui disait-elle avec instance, accordez-moi la faveur que je vous demande, je vous en supplie, je veux m’amuser, faites-moi danser.
 
Je laisse à deviner le rire de la troupe à la vue de la plaisante figure du docteur en face de cette étrange proposition.
 
— J’espère que vous voudrez bien agréer mes excuses, ma jeune amie, répondit le docteur avec une grâce sereine, vous voyez que je suis un vieillard, et il y a déjà longtemps que je ne danse plus. Je ne doute pas cependant qu’un de ces jeunes gentlemen ne sollicite la faveur d’être votre cavalier.
 
— Dansez avec moi s’écria le colonel Killigrew.
 
— Non, non, certes, c’est moi qui serai son danseur ! exclama M. Gascoigne.
 
— Il y a plus de quarante-cinq ans qu’elle m’a promis sa main, hurla M. Medbourne, intervenant à son tour.
 
Tous alors l’entourèrent et la poussèrent pour obtenir d’être favorisés les premiers. L’un lui prit passionnément les mains, le second passa son bras autour de sa taille flexible, pendant que le troisième jouait avec les boucles de ses cheveux. Tour à tour rougissant, palpitant, grondant, riant, effleurant leurs visages enflammés de son haleine, elle s’efforçait de se dégager de cette triple étreinte dont les nœuds semblaient se resserrer à chaque mouvement. Jamais on ne vit un tableau groupé avec autant d’art et plus séduisant que cette scène de jalousie de jeunes gens, lutte charmante dont la beauté devait être le prix, tandis que, par une singulière ironie, le miroir réfléchissait une dispute de trois vieillards s’arrachant une vieille femme, et dont la pétulance rendait les mouvements encore plus ridicules.
 
Ils étaient jeunes pourtant, et la passion parlait là son clair langage. La jeune fille attisait le feu par un manège de délicieuse coquetterie. Elle semblait glisser entre leurs doigts comme une couleuvre et s’abandonnait à tous sans se livrer à aucun. Aux regards farouches succédèrent les insultes, le mot blanc-bec fut lancé par le bouillant colonel Killigrew à ses deux compétiteurs ; on se sauta à la gorge, et les combattants n’auraient pas manqué de se faire une arme de tout ce qui leur aurait tombé sous la main, si la bataille n’avait cessé tout d’un coup comme par enchantement.
 
{{t3|VII}}
 
Dans l’ardeur du tumulte, la table venait d’être renversée, le vase de cristal était brisé en mille pièces. L’eau merveilleuse, la précieuse liqueur de la fontaine de Jouvence coulait sur le plancher, et la stupéfaction des auteurs de ce désastre les empêcha de remarquer un modeste phénomène qui s’accomplissait à leurs pieds.
 
Un vieux papillon était entré par la fenêtre. Séduit par un beau soleil de mai, il s’était aventuré à voltiger dans le jardin, il avait pénétré dans la chambre ; mais quand il avait voulu regagner l’espace et la lumière, il avait été saisi d’un engourdissement subit et s’était abattu sur le plancher, d’où il essayait encore de s’envoler. Il était dans cette situation pénible et vraisemblablement en danger de mort, quand deux ou trois gouttes de l’eau merveilleuse l’atteignirent par hasard. À ce contact vivifiant, ses ailes frémirent comme au midi des chaudes journées, et il s’élança joyeusement à travers la chambre. Après quelques évolutions, il finit par se poser sur la tête blanche du vénérable docteur qui avait gardé son immobilité.
 
— Revenez à vous, messieurs, revenez à vous, madame Wycherly, avait dit le docteur à la vue du vase renversé. Je dois réellement protester contre ce tumulte.
 
{{t3|VIII}}
 
Cette voix tranquille et la dignité sereine du vieillard calmèrent subitement les transports de leurs âmes irritées, et ils contemplèrent alors, avec un respect silencieux, le docteur Heidegger, qui se baissait pour ramasser la rose au milieu des débris qui gisaient à terre. Il leur sembla qu’ils venaient d’entendre la voix du temps, réprimandant leurs accès de vie, et ils reprirent leurs places d’un air consterné et comme frappés d’un funèbre pressentiment.
 
— Ce vase qui vient de se briser, continua le docteur, renfermait assez de liqueur pour rendre la jeunesse aux vieillards d’une ville entière, et il n’en reste plus même une goutte pour ranimer la rose de ma pauvre Sylvia qui se dessèche dans ma main.
 
{{t3|IX}}
 
C’était la vérité, la rose perdait ses couleurs et se dessécha rapidement jusqu’à ce qu’elle fût exactement revenue au point où le docteur l’avait trouvée entre les pages du livre noir.
 
— Eh bien, je l’aime mieux ainsi, dit-il avec mélancolie en la portant à ses lèvres. La fleur fanée sied mieux au vieillard. Tu m’es témoin, Sylvia, poursuivit-il en évoquant encore ce souvenir, que je n’ai pas retardé d’une seconde le moment qui doit nous réunir.
 
Et comme il achevait ces paroles, le vieux papillon, qui s’était posé sur sa tête blanche, agita ses ailes dans une dernière convulsion et tomba sur le plancher.
 
Les quatre convives frissonnèrent, saisis d’un indéfinissable malaise, ils éprouvaient une sensation étrange de froid glacial qui raidissait tous leurs membres et figeait le sang de leurs veines, et il leur sembla qu’un manteau de plomb courbait leurs reins et écrasait leurs épaules. Ils sentaient le vertige envahir leur cerveau, et, quelques minutes après, c’étaient quatre vieillards à la tête branlante qui étaient rangés autour de la table du docteur Heidegger…
 
La veuve Wycherly ramena sa coiffe sur son crâne dénudé, par un mouvement instinctif de coquetterie féminine, dernier sentiment qui survit dans l’âme de la femme. L’eau de la fontaine de Jouvence n’avait, hélas qu’une vertu passagère, et de ce court délire et de cette ivresse rapide il ne leur restait qu’un amer souvenir, le plus cuisant de tous, les débris du vase, dispersés à leurs pieds, leur disaient assez qu’ils n’étaient pas le jouet d’un rêve ou d’une hallucination.
 
— Sommes-nous donc sitôt redevenus des vieillards ? soupirèrent-ils d’une voix plaintive.
 
— Oui, mes amis, la nature et le temps ont repris leur empire, et leur marche un instant troublée et suspendue. Pour moi, je ne le regrette pas. La fontaine de Jouvence coulerait-elle dans mon jardin que jamais je ne tremperais mes lèvres à sa source enchantée, la jeunesse qu’elle procure durât-elle des années. Tel est le fruit que j’ai recueilli de votre exemple.
 
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Les quatre vieillards se levèrent en silence et prirent congé de leur hôte. J’ai ouï dire depuis qu’ils ont entrepris un pèlerinage dans la Floride, pour découvrir à leur tour la fontaine de Jouvence.
L’image de neige
Par une belle après-midi d’une froide journée d’hiver qu’éclairaient encore les rayons du soleil aux trois quarts de sa course, deux beaux enfants demandèrent à leur mère la permission d’aller jouer sur la neige nouvellement tombée. Le plus âgé des deux était une petite fille que ses grâces modestes et sa beauté naissante avaient fait surnommer Violette par ses parents et les amis de la maison. Son frère était, au contraire, désigné par le surnom de Pivoine, à cause de la teinte vermeille qui s’étendait sur son frais visage, et rappelait cette fleur rouge en plein épanouissement.
 
Le père de ces jolis marmots, M. Lindsey, était une excellente pâte d’homme ; mais — cela est important à constater — s’attachant un peu trop au matériel, un marchand de fer dans toute la force du terme, habitué à juger au point de vue du prosaïque bon sens toutes les questions qui se présentaient à son esprit. Avec un cœur aussi bon que celui d’aucun autre, il était possesseur d’une tête aussi dure, aussi impénétrable et, j’imagine, aussi vide que ces vases en fonte qui garnissaient ses magasins. En revanche, la mère se faisait remarquer par un penchant naturel à la poésie, et ses traits étaient d’une beauté idéale ; fleur tendre et délicate, elle avait conservé le velouté de la jeunesse, malgré les réalités du ménage et les soucis de la maternité.
 
Donc, comme je l’ai dit plus haut, Violette et Pivoine avaient prié leur mère de les laisser courir sur la neige nouvelle, dont l’aspect lugubre, lorsqu’elle tombe à gros flocons d’un ciel grisâtre, devient étincelant et joyeux quand un beau soleil colore d’un rose pâle son tapis immaculé. Les enfants n’avaient pour s’ébattre qu’un petit jardin séparé de la rue par un treillage, et orné d’un poirier, de deux ou trois pruniers, ainsi que de quelques rosiers plantés en massif devant les fenêtres du parloir. Il est vrai qu’en ce moment arbres et arbustes étaient privés de feuillage, et que leurs branches couvertes de neige supportaient, au lieu de fleurs et de fruits, des stalactites de glace.
 
— Oui, Violette ; oui, mon petit Pivoine, répondit leur maman, vous pouvez, si bon vous semble, aller jouer sur la neige.
 
Cela dit, la charmante mère revêtit ses deux bien-aimés enfants de chaudes jaquettes, les emmitoufla de bons cache-nez, introduisit leurs menottes dans des mitaines épaisses et leurs petites jambes sous de grandes guêtres montantes. Elle leur donna à chacun un doux baiser, et les deux enfants se précipitèrent dehors, courant, dansant, sautant à cloche-pied. Heureux temps ! heureux âge ! On eut dit que la tempête de la veille, en tordant et brisant les arbres les plus robustes, n’avait lancé une telle quantité de neige que pour faire un tapis à ces marmots, semblables à des oiseaux d’hiver, qui jouent avec délices sur la blanche parure de la terre.
 
Après s’être jeté mutuellement de la neige à la figure, ils s’arrêtèrent pour reprendre haleine, et Violette se mit à rire en voyant Pivoine couvert de frimas. L’idée d’un autre jeu jaillit de son petit cerveau.
 
— Si tu n’avais pas les joues si rouges, dit-elle à son frère, tu aurais tout à fait l’air d’un bonhomme de neige. À propos, si nous faisions une statue avec la neige, une statue de petite fille ? elle serait sensée être notre sœur, et nous pourrions courir avec elle tout l’hiver : n’est-ce pas que ça serait gentil ?
 
— Oh ! oui, s’écria Pivoine en joignant les mains, ce sera bien gentil. Et maman la verra ?
 
— Oui, répondit Violette, maman verra sa nouvelle petite fille ; mais il ne faudra pas la faire entrer dans le parloir, car tu sais que notre petite sœur de neige ne pourra souffrir la chaleur.
 
Aussitôt dit, aussitôt fait ; nos enfants commencèrent leur statue de neige, tandis que leur mère qui les observait ne pouvait s’empêcher de sourire en voyant le sérieux et l’activité qu’ils apportaient à leur besogne. Ils semblaient parfaitement convaincus que rien n’était plus facile que de tirer d’un bloc de neige une petite fille vivante. Et de fait, pensait la mère, cette neige qui tombe du ciel serait une matière sans pareille, si elle n’était pas si froide. Longtemps elle contempla ses deux chérubins. La fillette, élancée pour son âge, gracieuse, agile, avec sa carnation d’un rose tendre et transparent, semblait plutôt une créature immatérielle qu’une réalité physique. Pivoine, au contraire, débordant de sève et de santé, fièrement planté sur ses petites jambes trapues, avait la solidité d’un jeune éléphant. Ainsi les voyait leur mère, tout en tricotant des bas bien chauds pour les jambes de M. Pivoine. Elle faisait courir l’aiguille d’ivoire dans ses doigts agiles, et jetait de fréquents regards par la croisée pour juger des progrès de la statue de neige.
 
En vérité, rien n’était plus divertissant que de voir ces deux bambins si affairés à leur tâche. Je dirai plus, c’était chose merveilleuse que l’intelligence et l’adresse dont ils faisaient preuve en pétrissant la blanche matière. Violette avait pris la direction de l’œuvre. C’était elle qui, de ses mains fluettes, modelait les parties les plus délicates de la figure.
 
— Que ces petits êtres sont intelligents ! se disait madame Lindsey en souriant avec une satisfaction toute maternelle. Quels enfants de cet âge seraient capables de former avec de la neige une figure aussi gracieuse ?… Allons, tout cela est très bien mais il faut que je finisse également la blouse de Pivoine, son grand-père vient le voir demain !
 
Son aiguille courut bientôt dans l’étoffe avec une rapidité pareille à celle dont les enfants lui donnaient l’exemple en travaillant à leur statue de neige. Tout à coup les cris joyeux de Violette et de Pivoine lui firent relever la tête. Bien qu’elle n’entendit qu’imparfaitement ce qu’ils disaient, leur mère jugea qu’ils avaient mené à bonne fin leur petit chef-d’œuvre, et ces mots sans suite eurent dans son cœur un délicieux écho.
 
C’est que la mère écoute plus avec le cœur qu’avec l’oreille, c’est qu’elle est ainsi souvent ravie par les accents d’une musique céleste et mystérieuse, incompréhensible pour tout autre qu’elle.
 
— Pivoine, Pivoine, criait Violette à son frère d’un bout à l’autre du jardin, apporte-moi un peu de neige bien blanche, sur laquelle on n’ait pas marché, j’en ai besoin pour faire le cœur de notre petite sœur ; tu comprends qu’il faut une neige aussi pure que si elle venait de tomber du ciel.
 
— Tiens, voilà, dit Pivoine de sa petite voix décidée, voilà de la neige pour son cœur. Oh Violette, qu’elle est déjà jolie !
 
— Oui, dit Violette, elle sera bien gentille ; je ne sais pas trop même comment nous nous y sommes pris pour la faire telle qu’elle est.
 
La maman, tout en écoutant et en regardant avec ravissement cette scène enfantine, en était venue à croire qu’une fée ou qu’un ange invisible avait aidé ces chers petits êtres. Violette, non plus que Pivoine, ne se doutaient guère qu’ils eussent un si glorieux camarade, et voyant sortir de leurs mains cette œuvre, ils pensaient l’avoir faite eux-mêmes.
 
— Mes chers enfants mieux que tous les autres méritent une pareille compagne, se disait madame Lindsey souriant elle-même de son orgueil maternel ; quand, jetant de temps à autre un coup d’œil furtif par la croisée, il lui sembla que les boucles d’une tête d’ange se mêlaient aux blonds cheveux de Violette et de Pivoine.
 
— Pivoine, cria de nouveau Violette à son frère, apporte-moi donc quelques-unes de ces guirlandes de glaçons qui sont restées suspendues aux branches les plus basses du poirier. Elles tomberont en secouant l’arbre. Je veux m’en servir pour ajouter quelques boucles à la tête de notre petite sœur.
 
— Tiens, en voilà, fit le petit garçon ; prends garde de les casser. Oh ! qu’elle est bien faite ! Est-elle déjà gentille !
 
— Voyons, ne sera-t-elle pas ravissante ? demanda Violette d’un ton satisfait. Maintenant il faut me chercher deux jolies petites boules de glace pour mettre dans ses yeux. Oh ! elle n’est pas encore finie. Maman verra comme elle est belle ; mais papa dira « Allons, enfants, ne restez donc pas au froid. »
 
— Il faut que je dise à maman de la regarder un peu, dit Pivoine. Maman ! maman ! cria-t-il de toutes ses forces, regarde donc la jolie petite fille que nous faisons.
 
La chère femme posa son ouvrage et regarda par la fenêtre. Jamais elle n’avait vu de statue de neige mieux exécutée, ni de plus beaux enfants pour la modeler.
 
— Ils font tout mieux que les autres, se dit-elle avec complaisance ; il n’y a rien d’étonnant qu’ils fassent mieux les statues de neige.
 
Elle se remit en toute hâte à l’ouvrage, car elle tenait beaucoup à finir la petite blouse de Pivoine, pour que son grand-père pût le voir, le lendemain, tout de neuf habillé. Elle cousait si vite, si vite, qu’à peine voyait-on courir ses doigts agiles. Pendant ce temps les deux bambins achevaient leur image de neige, et, tout en travaillant, leur mère les écoutait babiller. Elle ne pouvait s’empêcher de les regarder de temps à autre, et bientôt il lui sembla que l’image allait s’élancer pour courir avec eux.
 
— Quelle jolie compagne nous aurons cet hiver, dit Violette ; pourvu que papa n’aille pas avoir peur qu’elle ne nous fasse attraper froid. Tu l’aimeras bien, n’est-ce pas, Pivoine ?
 
— Oh oui, dit l’enfant, je la caresserai bien. Elle viendra, le matin, s’asseoir à côté de moi, et je lui donnerai de mon lait chaud.
 
— Non, reprit Violette gravement, cela ne peut pas se faire ainsi. Le lait chaud ferait mal à notre petite sœur. Les gens de neige comme elle ne mangent que de la neige. Tu entends bien, Pivoine, il ne faudra rien lui donner de chaud.
 
Il y eut un silence de quelques minutes, pendant que Pivoine était allé de l’autre côté du jardin. Tout à coup Violette lui cria joyeusement :
 
— Regarde, Pivoine, un rayon de soleil l’a rendue toute rose, et la couleur est restée ; n’est-ce pas magnifique ?
 
— Oui, c’est magnifique, répondit Pivoine en scandant son adjectif pour lui donner plus de force. Oh ! Violette, regarde ses cheveux, ne dirait-on pas de l’or ?
 
— Je le crois bien, dit Violette, avec le calme de la certitude, c’est la lumière du soleil qui lui a donné cette belle couleur. Je pense qu’elle est finie à présent ; mais ses lèvres sont encore bien pâles. Si tu l’embrassais un peu pour voir, Pivoine ?
 
Et la maman vit le marmot déposer un franc baiser sur les lèvres de la petite statue. Mais, comme les lèvres de celle-ci n’avaient guère rougi, Violette conseilla à son frère de se faire rendre son baiser sur ses lèvres cramoisies.
 
— Viens m’embrasser, petite sœur de neige, cria Pivoine.
 
— Là, maintenant qu’elle l’a embrassé, dit Violette, voilà que ses lèvres ont rougi, ainsi que ses joues.
 
— Oh ! que son baiser était froid ! s’écria Pivoine.
 
En même temps s’éleva une fraîche brise de l’ouest qui, balayant le jardin, alla frapper les vitres du parloir, et la jeune mère, surprise par le froid, se mit à souffler dans ses doigts pour les réchauffer. Tout d’un coup elle s’entendit appeler par les deux enfants, et comprit, au son joyeux de leurs voix argentines, qu’ils se réjouissaient de quelque heureux incident.
 
— Maman, maman, nous avons fini notre petite sœur de neige, et voilà maintenant qu’elle court avec nous dans le jardin.
 
— Sont-ils inventifs, ces enfants ! pensa la mère en faisant un dernier point à la blouse de Pivoine. Ils finiront par me rendre aussi enfant qu’eux. Il me semble que si je regardais je verrais gambader leur petite statue.
 
— Oh ! je t’en prie, maman, cria Violette, regarde donc, tu verras quelle jolie compagne nous avons.
 
Sa curiosité ainsi aiguillonnée par les cris pressants des deux marmots, madame Lindsey ne put s’empêcher de jeter un regard par la croisée. Le soleil avait disparu, laissant l’horizon empourpré et chargé de gros nuages frangés d’or, qui adoucissaient les derniers feux du jour. Elle put donc cette fois, sans être éblouie, distinguer ce qui se passait dans le jardin.
 
Que pensez-vous qu’elle vit ? Violette et Pivoine qui prenaient leurs ébats. Mais qui se tenait à leurs côtés, courant et folâtrant avec eux ? Eh bien, croyez-moi, si bon vous semble ; c’était une délicieuse enfant, habitée de blanc, aux joues rosées, aux blonds cheveux, s’en donnant à cœur joie avec les deux chérubins. La petite étrangère semblait dans les meilleurs termes avec eux.
 
La jeune mère pensa tout d’abord que ce devait être une petite voisine qui, voyant Violette et Pivoine s’amuser dans le jardin, avait traversé la rue pour se mêler leurs jeux. Dans cette idée, l’excellente femme se dirigea vers la porte pour inviter la petite vagabonde à entrer dans le parloir avec ses enfants, car, depuis le coucher du soleil, l’atmosphère devenait de plus en plus froide ; mais elle s’arrêta sur le seuil, ne sachant trop de quel nom appeler ce petit être, et elle en vint à douter que ce fût réellement une enfant. Cependant il faisait froid, et l’heure était venue de faire rentrer les deux bambins. Dans tous les cas, il y avait dans la petite étrangère quelque chose de singulier, et jamais madame Lindsey n’avait remarqué chez aucun enfant du voisinage des traits aussi purs, des couleurs d’un rose aussi tendre et des cheveux aussi fins que les boucles qui flottaient sur ses épaules. D’autre part, en voyant sa petite robe blanche agitée par la bise, elle se demandait quelle mère pouvait être assez peu soigneuse pour envoyer jouer, au cœur de l’hiver, sa petite fille ainsi vêtue.
 
Tout en se livrant à ces observations, madame Lindsey s’aperçut avec stupéfaction que la pauvre petite n’avait pour chausser ses pieds délicats que de légers souliers blancs. Et pourtant elle semblait joyeuse et paraissait se soucier fort peu de la température. Elle sautait, dansait et courait sur la neige, y laissant l’empreinte parfaitement nette d’un petit pied qui pouvait passer pour le frère de celui de Violette, mais que celui de Pivoine dépassait d’un bon tiers. Tout en jouant avec les deux enfants, l’étrange petite créature en prit un de chaque main et se mit à courir avec eux à perdre baleine ; mais, au bout d’un moment, Pivoine retira sa main gonflée par le froid, pour souffler dans ses doigts, disant qu’elle l’avait glacée. Violette, plus réservée, se contenta de faire observer qu’il n’était pas nécessaire de se tenir par la main pour courir. La blanche petite fille ne répondit rien et continuait de danser aussi joyeusement qu’auparavant ; car si Violette et Pivoine ne se souciaient plus de jouer avec elle, l’enfant de neige avait trouvé une nouvelle compagne dans la brise d’occident qui, lutinant ses légers vêtements, prenait avec elle de telles libertés qu’il était à présumer qu’ils étaient tous deux de vieilles connaissances.
 
Pendant tout ce temps, la maman restait sur le seuil de la porte, émerveillée qu’une petite fille ressemblât tant à un flocon de neige, ou qu’un flocon de neige prit à ce point l’apparence d’une enfant.
 
Elle appela enfin Violette et l’interrogeant :
 
— Violette, ma chérie, quelle est donc cette petite ? Est— ce qu’elle demeure près d’ici ?
 
— Comment, chère petite mère, répondit Violette en riant, mais c’est la petite sœur de neige que nous nous sommes faite.
 
— Mais oui, maman, cria Pivoine, c’est notre statue de neige. Ne fait-elle pas un beau baby à présent ?
 
Au même instant, une bande de joyeux oiseaux d’hiver se précipita dans le jardin, tourna craintivement autour des deux enfants et se jeta sur la robe blanche de la petite fille de neige. Celle-ci, de son côté, ne semblait pas moins ravie de voir ces gentils passereaux, fils du vieil hiver, qu’ils l’étaient eux-mêmes de la trouver en cet endroit. Deux d’entre eux allèrent familièrement se blottir dans ses petites mains, ce que voyant, tous commencèrent à s’ébattre sur elle, criant, se culbutant, tournant autour de sa tête ; un autre alla se réfugier dans sa blanche poitrine, tandis qu’un, plus tendre encore, becquetant ses lèvres rosées, semblait au comble de la félicité.
 
Violette et Pivoine regardaient bouche béante ce charmant tableau, joyeux du plaisir que leur petite compagne semblait prendre avec ses petits camarades ailés, encore qu’ils ne pussent partager cette innocente récréation.
 
— Violette, dit madame Lindsey au comble de la perplexité ; dis-moi la vérité, d’où vient cette petite fille ?
 
— Ma chère maman, répondit l’enfant d’un air parfaitement sérieux et regardant sa mère bien en face, je t’ai dit la vérité ; c’est la petite sœur de neige que nous venons de faire. Pivoine peut te le dire aussi bien que moi.
 
— Oui, maman, affirma Pivoine en gonflant gravement ses joues vermeilles, c’est une petite fille de neige. Est-ce qu’elle n’est pas belle ? Vois donc comme ses mains sont froides.
 
La pauvre dame ne savait plus que penser ni que faire, lorsque la porte de la rue s’ouvrit et son mari apparut avec son paletot-sac en drap pilote, son capuchon rabattu sur ses oreilles et les mains protégées par de gros gants fourrés. M. Lindsey était un homme entre les deux âges, dont le franc regard animait une bonne figure gercée par le hâle et violacée par le froid, mais où l’on pouvait lire le contentement qu’il éprouvait de rentrer à son foyer, après une longue journée de travail. Ses yeux brillèrent de satisfaction lorsqu’il aperçut sa femme et ses deux enfants, bien qu’il eût peine à s’expliquer tout d’abord pourquoi sa petite famille était en plein air par un froid si rigoureux, surtout après le coucher du soleil. Presque aussitôt il vit la blanche petite étrangère courant çà et là dans le jardin et folâtrant sur la neige, pendant que les oiseaux la poursuivaient de leurs cris joyeux.
 
— Quelle est donc cette fillette ? demanda l’excellent homme ; sa mère est folle assurément de la laisser courir aussi peu vêtue par un temps pareil.
 
— Mon cher mari, répondit madame Lindsey, je n’en sais pas plus que vous sur son compte. C’est sans doute une enfant du voisinage. Violette et Pivoine, ajouta-t-elle en riant d’être l’écho d’une histoire aussi invraisemblable, veulent absolument que ce soit une figure de neige qu’ils se sont amusés à faire cette après-midi.
 
En disant ces mots, la jeune mère jeta les yeux vers l’endroit où se trouvait la susdite figurine ; mais quelle fut sa stupéfaction de ne plus apercevoir la moindre trace de ce laborieux ouvrage ! Plus de statue, pas même un tas de neige à la place, rien que l’empreinte de petits pieds tout alentour.
 
— C’est étrange ! murmura-t-elle interdite.
 
— Qu’est-ce qui est étrange, mère ? demanda Violette. Tu ne vois pas comment cela s’est fait, papa ? C’est notre petite statue de neige que nous avons faite, mon frère et moi, parce que nous voulions avoir une petite amie ; n’est-ce pas, Pivoine ?
 
— Certainement, affirma Pivoine, c’est notre petite sœur de neige, et elle est bien jolie encore ; mais j’ai eu bien froid, va, papa, quand elle m’a embrassé.
 
— Fi, les absurdes enfants ! s’écria l’excellent père, qui, ainsi que nous l’avons dit, jugeait toutes choses avec son gros bon sens. Allez me faire croire que vous avez fait cette petite fille avec de la neige ? Venez, ma chère amie, il ne faut pas laisser plus longtemps au froid cette petite inconnue, nous allons la faire entrer dans le parloir, et vous lui donnerez une bonne soupe au lait, bien chaude, avec du pain trempé ; cela la réchauffera. De mon côté, je vais aller aux informations dans le voisinage, et, si cela est nécessaire, j’enverrai le crieur annoncer dans les rues que nous avons recueilli une enfant égarée.
 
Après quoi, l’honnête et brave M. Lindsey se dirigea vers la petite fille pour la prendre par la main, lorsque Violette et Pivoine, se pendant chacun à l’une de ses manches pour l’empêcher d’avancer, le supplièrent de ne pas mettre son projet à exécution.
 
— Mon cher papa, criait Violette en lui barrant le passage, c’est bien vrai, je l’assure, ce que nous t’avons dit ; c’est une petite fille de neige, et elle ne peut vivre qu’au froid ; il ne faut pas la faire entrer dans l’appartement.
 
— Oui, père, ajouta Pivoine, c’est notre petite sœur de neige, et elle n’aimera pas le feu.
 
— Absurdes enfants ! oui, absurdes, cria le père moitié fâché, moitié riant de cette singulière obstination, rentrez vite à la maison. Il est trop tard maintenant pour jouer dehors, et il faut que je m’occupe sur-le-champ de cette petite, si vous ne voulez pas qu’elle meure de froid.
 
— Mon cher mari, dit à voix basse la maman qui, ayant jeté les yeux sur la petite étrangère, semblait plus perplexe que jamais, il y a quelque chose d’extraordinaire dans tout cela. Vous me taxerez peut-être de folie ; mais pourquoi, je vous prie, un ange invisible ne serait-il pas venu partager les jeux de nos chers enfants, attiré par la candeur de leurs âmes ? Un miracle n’est pas impossible… ne riez pas… je vois que vous pensez en vous-même que je dis là des choses déraisonnables.
 
— Ma chère, dit M. Lindsey en riant, vous êtes aussi enfant que Violette et Pivoine.
 
Il est vrai qu’elle l’était un peu, la bonne mère ; elle avait conservé de l’enfance la touchante naïveté, et voyait toutes choses à travers le prisme d’une candide imagination.
 
Mais l’impitoyable M. Lindsey n’écoutait déjà plus, et il était rentré dans le jardin après s’être débarrassé des marmots, qui lui criaient encore de laisser jouer la petite fille dans la neige. Il vit, en s’approchant d’elle, les petits oiseaux fuir à tire d’aile ; la petite inconnue, tout interdite, le regardait en secouant négativement sa jolie tête comme pour lui dire : « Je vous en prie, ne me touchez pas » ; et, grâce à la nuit tombante et à la blancheur de ses vêtements, elle semblait presque se confondre avec la neige. Mais M. Lindsey s’avança résolument vers elle, malgré les rafales du vent qui couvraient son paletot de givre. Des voisins, qui se tenaient à leurs fenêtres et ne voyaient qu’une partie de cette scène, se demandaient quel motif pouvait avoir un homme si raisonnable pour courir ainsi dans son jardin à la poursuite des flocons de neige que le vent d’ouest faisait tourbillonner, jusqu’à ce que la petite fille se trouvât poursuivie dans un coin du jardin, où elle ne pût échapper.
 
— Voulez-vous venir, petit démon ? s’écria l’honnête marchand en lui saisissant une main. Ah ! je vous tiens, et je vais, que vous le vouliez ou non, vous mettre en un lieu sûr où vous serez assurément mieux qu’ici. Nous allons vous donner de bons chaussons et le manteau de Violette. Voyez, votre petit nez est gelé ; allons, venez avec moi.
 
Et, tout en souriant de l’air le plus aimable qu’il put prendre, le bienveillant M. Lindsey entraîna vers la maison l’enfant, qui le suivait sans mot dire, mais bien à contrecœur.
 
En arrivant à la porte du parloir, tout fier de la victoire qu’il venait de remporter sur la petite rebelle, il trouva Violette et Pivoine, qui lui barraient le passage d’un air suppliant.
 
— Ne l’amène pas, crièrent-ils à l’unisson.
 
— Tu es folle, ma petite Violette, et toi aussi Pivoine, tu es fou ; cette enfant est glacée, et je sens ses petites mains froides à travers mes gros gants. Voulez-vous la voir mourir de froid ?
 
Cependant madame Lindsey, qui était venue sur le seuil de la porte, examinait attentivement la blancheur et la transparence des vêtements de cette petite fille, dont les traits lui rappelaient la figure sortie des mains de Violette, et elle ne put s’empêcher de faire part de ses impressions à son mari.
 
— Au bout du compte, lui dit-elle, revenant à sa première idée qu’un ange avait aidé ses enfants dans leur travail, c’est qu’elle ressemble terriblement à cette petite statue de neige, et, Dieu me pardonne, je finis par croire qu’elle est faite de neige.
 
Une bouffée d’air froid venant frapper l’enfant la fit tressaillir de plaisir.
 
— Faite de neige, répéta le bon M. Lindsey en poussant la porte de l’appartement, ce n’est pas étonnant qu’elle paraisse faite de neige, elle est à moitié gelée, la pauvre petite ! mais devant un bon feu, elle n’y pensera bientôt plus.
 
Sans aller plus avant et guidé par les meilleures intentions, le très bienveillant et sensé marchand de fer installa la petite fille de neige, qui semblait de plus en plus triste, dans son confortable parloir. Un poêle d’Heidelberg ronflait et pétillait, bourré jusqu’à la gueule d’une provision de charbon de terre, qui rougissait déjà sa porte de fonte et faisait bouillonner le vase d’eau placé sur la plate-forme pour donner à la chambre l’humidité nécessaire. Le thermomètre du parloir marquait déjà 18 degrés centigrades au-dessus de zéro ; la chaleur était en outre entretenue par un bon parquet de chêne qui remplaçait le carreau dans cette confortable pièce. Bref, la différence de la température avec celle du dehors était à peu près la même que celle qui existe entre la Nouvelle-Zemble et l’Inde équatoriale.
 
Dans sa sagesse, le brave M. Lindsey jugea qu’il était bon de placer l’enfant auprès du poêle, dont la chaleur et la fumée s’échappant par la porte, venaient droit sur elle.
 
— Maintenant, au moins, elle sera confortablement, fit-il en se frottant les mains, avec son éternel sourire de satisfaction. Faites comme si vous étiez chez vous, mon enfant.
 
Cependant la pauvre petite était de plus en plus triste et abattue : elle se tenait immobile devant la gueule béante du poêle qui vomissait sur elle des torrents de son haleine embrasée, regard de tristesse et de regret, à la vue de cette neige glacée étincelant encore dans la pénombre avec une délicieuse intensité de froid, mais le très sensé marchand de fer ne vit rien de tout cela.
 
— Tenez, ma chère, dit-il à sa femme, mettez-lui des chaussons fourrés, couvrez-la d’un châle, et dites à Dora de lui donner une soupe au lait bien chaude ; je vais m’enquérir de ses parents.
 
L’épouse soumise, sans répondre un mot, sortit pour aller chercher le châle et les chaussures, bien qu’en elle-même elle ne pût s’empêcher de borner l’aveugle bon sens de son mari. De son côté, sans les doléances des enfants criant que leur petite sœur n’aimait pas la chaleur, M. Lindsey sortit en fermant derrière lui la porte du parloir, dont il mit la clef dans sa poche ; puis, rabattant son capuchon sur ses oreilles, il sortit en poussant seulement la grille du jardin, lorsque tout à coup il s’entendit appeler par les cris des enfants, dont il apercevait les petites figures consternées à travers les vitres du parloir.
 
— Monsieur Lindsey, monsieur Lindsey, lui cria sa femme en entrouvrant la fenêtre, il n’est plus nécessaire que vous alliez chercher les parents de cette petite.
 
— Nous te l’avions bien dit, papa, pleurnichèrent Violette et Pivoine, nous l’avions bien dit de ne pas la faire entrer ici, heu ! heu ! Voilà, heu ! heu ! Que notre chère petite sœur, heu ! heu ! Si gentille, est dégelée, hi ! hi ! hi !
 
Et leurs jolies figures étaient inondées de larmes ; M. Lindsey, désolé du chagrin de ses enfants et au comble de l’étonnement, demanda à sa femme l’explication de ce remue-ménage. La bonne dame ne put que répondre, au milieu des sanglots de ses enfants, qu’elle n’avait plus trouvé trace de la petite fille en rentrant, bien qu’elle l’eût cependant laissée debout devant le poêle.
 
— Et vous voyez tout ce qui reste d’elle, ajouta-t-elle en lui montrant une grande flaque de neige fondue sur le plancher.
 
— Oui, père, dit Violette le regardant d’un air de reproche à travers ses larmes, voilà tout ce qui reste de notre petite sœur de neige.
 
— Méchant papa, hurla Pivoine, trépignant de colère et montrant son petit poing, nous l’avions bien dit ce qui arriverait, pourquoi l’as-tu amenée ici ?
 
Et le poêle d’Heidelberg, à travers les deux trous de sa porte de fonte, jetait sur M. Lindsey le regard d’un démon, triomphant du mal qu’il vient de faire.
 
Cette remarquable histoire de l’Image de neige doit apprendre à tous les hommes, et principalement à ces philanthropes toujours prêts à obliger leurs semblables, qu’avant de céder à leurs sentiments d’universelle bienveillance, il faudrait s’assurer que l’on comprend parfaitement la nature des êtres dont on poursuit l’amélioration, et leurs rapports de toute espèce avec l’ordre général des choses humaines car ce qui, en thèse générale, peut être regardé comme très bon et très salutaire, — la chaleur, par exemple, d’un excellent poêle breveté de Bruxelles, — peut, dans certains cas, être inutile ou dangereuse, surtout s’il s’agit d’un enfant de neige.
 
Après tout, il n’y pas grande leçon à donner à des sages de l’école de M. Lindsey. Ils savent tout, rien n’est plus certain, non seulement ils savent tout ce qui fut, mais tout ce qui peut, dans une hypothèse quelconque, advenir et se produire ; et dût quelque phénomène naturel, quelque mystérieux décret ou hasard, contrarier, en se manifestant, leur glorieux système, eh bien, ils en sont quittes pour nier le fait, même lorsqu’il leur passe sous le nez.
 
— Ma chère, dit M. Lindsey après un instant de silence, voyez quelle quantité de neige les enfants ont apportée ici à la semelle de leurs souliers. En vérité, cela fait un affreux gâchis devant notre beau poêle. Dites à Dora, je vous prie, d’aller chercher quelques torchons et de bien essuyer le parquet.