« L’Encyclopédie/1re édition/GRANDEUR » : différence entre les versions

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GRANDEUR, s. f. (Philos. & Mathém.) Voilà un de ces mots dont tout le monde croit avoir une idée nette, & qu’il est pourtant assez difficile de bien définir. Ne seroit-ce pas parce que l’idée que ce mot renferme, est plus simple que les idées par lesquelles on peut entreprendre de l’expliquer ? Voyez Définition & Elémens des Sciences. Quoi qu’il en soit, les Mathématiciens définissent ordinairement la grandeur, ce qui est susceptible d’augmentation & de diminution ; d’après cette notion l’infini ne seroit pas plus une grandeur que le zéro, puisque l’infini n’est pas plus susceptible d’augmentation que le zéro ne l’est de diminution ; aussi plusieurs mathématiciens regardent-ils le zéro d’une part & l’infini de l’autre, non comme des grandeurs, mais comme la limite des grandeurs ; l’une pour la diminution, l’autre pour l’augmentation. Voyez Limite. On est sans doute le maître de s’exprimer ainsi, & il ne faut point disputer sur les mots ; mais il est contre l’usage ordinaire de dire que l’infini n’est point une grandeur, puisqu’on dit une grandeur infinie. Ainsi il semble qu’on doit chercher une définition de la grandeur plus analogue aux notions communes. De plus, suivant la définition qu’on vient d’apporter, on devroit appeller grandeur tout ce qui est susceptible d’augmentation & de diminution ; or la lumiere est susceptible d’augmentation & de diminution ; cependant on s’exprimeroit fort improprement en regardant la lumiere comme une grandeur.

D’autres changent un peu la définition précédente, en substituant ou au lieu de &, & ils définissent la grandeur, ce qui est susceptible d’augmentation ou de diminution. Suivant cette définition dans laquelle ou est disjonctif, zéro seroit une grandeur ; car s’il n’est pas susceptible de diminution, il l’est d’augmentation ; cette définition est donc encore moins bonne que la précédente.

On peut, ce me semble, définir assez bien la grandeur, ce qui est composé de parties. Il y a deux sortes de grandeurs, la grandeur concrete & la grandeur abstraite. Voyez Concret & Abstrait. La grandeur abstraite est celle dont la notion ne désigne aucun sujet particulier. Elle n’est autre chose que les nombres, qu’on appelle aussi grandeurs numériques. Voyez Nombre. Ainsi le nombre 3 est une quantité abstraite, parce qu’il ne désigne pas plus 3 piés que 3 heures, &c.

La grandeur concrete est celle dont la notion renferme un sujet particulier. Elle peut être composée ou de parties co-existantes, ou de parties successives ; & sous cette idée elle renferme deux especes, l’étendue, & le tems. Voyez Etendue & Tems.

Il n’y a proprement que ces deux especes de grandeurs ; toutes les autres s’y rapportent directement ou indirectement L’étendue est une grandeur dont les parties existent en même tems ; le tems une grandeur dont les parties existent l’une après l’autre.

La grandeur s’appelle aussi quantité, voyez Quantité ; & sous cette idée on peut dire que la grandeur abstraite répond à la quantité discrete, & la grandeur concrete à la quantité continue. Voyez Discret & Continu.

La grandeur & ses propriétés sont l’objet des Mathématiques, ce qui sera expliqué plus au long à l’article Mathématiques.

Sur la grandeur apparente des objets, voyez les mots Optique & Vision. (O)

Grandeur, s. f. (Phil. mor.) ce terme en Physique & en Géométrie est souvent absolu, & ne suppose aucune comparaison ; il est synonyme de quantité, d’étendue. En Morale il est relatif, & porte l’idée de supériorité. Ainsi quand on l’applique aux qualités de l’esprit ou de l’ame, ou collectivement à la personne, il exprime un haut degré d’élévation au-dessus de la multitude.

Mais cette élévation peut être ou naturelle, ou factice ; & c’est-là ce qui distingue la grandeur réelle de la grandeur d’institution. Essayons de les définir.

La grandeur d’ame, c’est-à-dire la fermeté, la droiture, l’élévation des sentimens, est la plus belle partie de la grandeur personnelle. Ajoûtez-y un esprit vaste, lumineux, profond, & vous aurez un grand homme.

Dans l’idée collective & générale de grand homme, il semble que l’on devroit comprendre les plus belles proportions du corps ; le peuple n’y manque jamais. On est surpris de lire qu’Alexandre étoit petit ; & l’on trouve Achille bien plus grand lorsqu’on voit dans l’Iliade qu’aucun de ses compagnons ne pouvoit remuer sa lance. Cette propension que nous avons tous à mêler du physique au moral dans l’idée de la grandeur, vient 1°. de l’imagination qui veut des mesures sensibles ; 2°. de l’épreuve habituelle que nous faisons de l’union de l’ame & du corps, de leur dépendance & de leur action réciproque, des opérations qui résultent du concours de leurs facultés. Il étoit naturel sur-tout que dans les tems où la supériorité entre les hommes se décidoit à force de bras, les avantages corporels fussent mis au nombre des qualités héroïques. Dans des siecles moins barbares on a rangé dans leurs classes ces qualités qui nous sont communes avec les bêtes, & que les bêtes ont au-dessus de nous. Un grand homme a été dispensé d’être beau, nerveux, & robuste.

Mais il s’en faut bien que dans l’opinion du vulgaire l’idée de grandeur personnelle soit réduite encore à sa pureté philosophique. La raison est esclave de l’imagination, & l’imagination est esclave des sens. Celle-ci mesure les causes morales à la grandeur physique des effets qu’elles ont produites, & les apprétie à la toise.

Il est vraissemblable que celui des rois d’Egypte qui avoit fait élever la plus haute des pyramides, se croyoit le plus grand de ces rois ; c’est à peu-près ainsi que l’on juge vulgairement ce qu’on appelle les grands hommes.

Le nombre des combattans qu’ils ont armés ou qu’ils ont vaincus, l’étendue de pays qu’ils ont ravagée ou conquise, le poids dont leur fortune a été dans la balance du monde, sont comme les matériaux de l’idée de grandeur que l’on attache à leur personne. La réponse du pirate à Alexandre, quia tu magnâ classe imperator, exprime avec autant de force que de vérité notre maniere de calculer & de peser la grandeur humaine.

Un roi qui aura passé sa vie à entretenir dans ses états l’abondance, l’harmonie, & la paix, tiendra peu de place dans l’histoire. On dira de lui froidement il fut bon ; on ne dira jamais il fut grand. Louis IX. seroit oublié sans la déplorable expédition des croisades.

A-t-on jamais entendu parler de la grandeur de Sparte, incorruptible par ses mœurs, inébranlable par ses lois, invincible par la sagesse & l’austérité de sa discipline ? Est-ce à Rome vertueuse & libre que l’on pense, en rappellant sa grandeur ? L’idée qu’on y attache est formée de toutes les causes de sa décadence. On appelle sa grandeur, ce qui entraîna sa ruine ; l’éclat des triomphes, le fracas des conquêtes, les folles entreprises, les succès insoûtenables, les richesses corruptrices, l’enflure du pouvoir, & cette domination vaste, dont l’étendue faisoit la foiblesse, & qui alloit crouler sous son propre poids.

Ceux qui ont eu l’esprit assez juste pour ne pas altérer par tout cet alliage physique l’idée morale de grandeur, ont crû du-moins pouvoir la restreindre à quelques-unes des qualités qu’elle embrasse. Car où trouver un grand homme, à prendre ce terme à la rigueur ?

Alexandre avoit de l’étendue dans l’esprit & de la force dans l’ame. Mais voit-on dans ses projets ce plan de justice & de sagesse, qui annonce une ame élevée & un génie lumineux ? ce plan qui embrasse & dispose l’avenir, où tous les revers ont leur ressource, tous les succès leur avantage, où tous les maux inévitables sont compensés par de plus grands biens ? Detecto fine terrarum, per suum rediturus orbem, tristis est (Sénec.). Les vûes de Cesar étoient plus belles & plus sages. Mais il faut commencer par l’absoudre du crime de haute trahison, & oublier le citoyen dans l’empereur, pour trouver en lui un grand homme. Il en est à-peu près de même de tous les princes auxquels la flaterie ou l’admiration a donné le nom de grands. Ils l’ont été dans quelques parties, dans la législation, dans la politique, dans l’art de la guerre, dans le choix des hommes qu’ils ont employés ; & au lieu de dire il a telle ou telle grande qualité, on a dit du guerrier, du politique, du législateur, c’est un grand homme. Huc & illuc accedat, ut perfecta virtus sit, æqualitas ac tenor vitæ, per omnia constans sibi (Senec.). Nous ne connoissons dans l’antiquité qu’un seul homme d’état, qui ait rempli dans toute son étendue l’idée de la véritable grandeur, c’est Antonin ; & un seul homme privé, c’est Socrate. Voyez l’article Gloire.

Il est une grandeur factice ou d’institution, qui n’a rien de commun avec la grandeur personnelle. Il faut des grands dans un état, & l’on n’a pas toûjours de grands hommes. On a donc imaginé d’élever au besoin ceux qu’on ne pouvoit aggrandir ; & cette élévation artificielle a pris le nom de grandeur. Ce terme au singulier est donc susceptible de deux sens, & les grands n’ont pas manqué de se prévaloir de l’équivoque. Mais son pluriel (les grandeurs) ne présente plus rien de personnel ; c’est le terme abstrait de grand dans son acception politique ; ensorte qu’un grand homme peut n’avoir aucun des caracteres qui distinguent ce qu’on appelle les grands, & qu’un grand peut n’avoir aucune des qualités qui constituent le grand homme. Voyez Grand. (Philos. Mor. & Politique.)

Mais un grand dans un état, tient la place d’un grand homme ; il le représente ; il en a le volume, quoiqu’il arrive souvent qu’il n’en ait pas la solidité. Rien de plus beau que de voir réunis le mérite avec la place. Ils le sont quelquefois à beaucoup d’égards ; & notre siecle en a des exemples ; mais sans faire la satyre d’aucun tems ni d’aucun pays, nous dirons un mot de la condition & des mœurs des grands, tels qu’il en est par-tout, en protestant d’avance contre toute allusion & toute application personnelle.

Un grand doit être auprès du peuple l’homme de la cour, & à la cour l’homme du peuple. L’une & l’autre de ces fonctions demandent ou un mérite recommandable, ou pour y suppléer un extérieur imposant. Le mérite ne se donne point, mais l’extérieur peut se prescrire ; on l’étudie, on le compose. C’est un personnage à joüer. L’extérieur d’un grand devroit être la décence & la dignité. La décence est une dignité négative qui consiste à ne rien se permettre de ce qui peut avilir ou dégrader son état, y attacher le ridicule, ou y répandre le mépris. Il s’agit de modifier les dehors de la grandeur suivant le goût, le caractere, & les mœurs des nations. Une gravité taciturne est ridicule en France ; elle l’auroit été à Athenes. Une politesse legere eût été ridicule à Lacédémone ; elle le seroit en Espagne. La popularité des pairs d’Angleterre seroit déplacée dans les nobles Venitiens. C’est ce que l’exemple & l’usage nous enseignent sans étude & sans réflexion. Il semble donc assez facile d’être grand avec décence.

Mais la dignité positivé dans un grand est l’accord parfait de ses actions, de son langage, de sa conduite en un mot, avec la place qu’il occupe. Or cette dignité suppose le mérite, & un mérite égal au rang. C’est ce qu’on appelle payer de sa personne. Ainsi les premiers hommes de l’état devroient faire les plus grandes choses ; condition toujours pénible, souvent impossible à remplir.

Il a donc fallu suppléer à la dignité par la décoration, & cet appareil a produit son effet. Le vulgaire a pris le fantôme pour la réalité. Il a confondu la personne avec la place. C’est une erreur qu’il faut lui laisser ; car l’illusion est la reine du peuple.

Mais qu’il nous soit permis de le dire, les grands sont quelquefois les premiers à détruire cette illusion par une hauteur révoltante.

Celui qui dans les grandeurs ne fait que représenter, devroit savoir qu’il n’ébloüit pas tout le monde, & ménager du-moins ses confidens pour les engager au silence. Qu’un homme qui voit les choses en elles-mêmes, qui respecte les préjugés, & qui n’en a point, se montre à l’audience d’un grand avec la simplicité modeste : que celui-ci le reçoive avec cet air de supériorité qui protege & qui humilie, le sage n’en sera ni offensé, ni surpris ; c’est une scene pour le peuple. Mais quand la foule s’est écoulée, si le grand conserve sa gravité froide & severe, si son maintien & son langage ne daignent pas s’humaniser, l’homme simple se retire en soûriant, & en disant de l’homme superbe ce qu’on disoit du comédien Baron : il joüe encore hors du théatre.

Il le dit tout bas, & il ne le dit qu’à lui-même ; car le sage est bon citoyen. Il sait que la grandeur, même fictive, exige des ménagemens. Il respectera dans celui qui en abuse, ou les ayeux qui la lui ont transmise, ou le choix du prince qui l’en a décore, ou, quoi qu’il en soit, la constitution de l’état qui demande que les grands soient en honneur & à la cour, & parmi le peuple.

Mais tous ceux qui ont la pénétration du sage, n’en ont pas la modération. Paucis imponit leviter extrinsecùs induta facies…tenue est mendacium : perlucet, si diligenter inspexeris (Senec.). Dans un monde cultivé sur-tout, la vanité des petits humiliée a des yeux de lynx pour pénétrer la petitesse orgueilleuse des grands ; & celui qui en faisant sentir le poids de sa grandeur en laisse appercevoir le vuide, peut s’assûrer qu’il est de tous les hommes le plus séverement juge.

Un homme de mérite élevé aux grandeurs, tâche de consoler l’envie, & d’échapper à la malignité. Mais malheureusement celui qui a le moins à prétendre, est toûjours celui qui exige le plus. Moins il soûtient sa grandeur par lui même, plus il l’appesantit sur les autres. Il s’incorpore ses terres, ses équipages, ses ayeux, & ses valets, & sous cet attirail, il se croit un colosse. Proposez-lui de sortir de son enveloppe, de se dépouiller de ce qui n’est pas à lui, osez le distinguer de sa naissance & de sa place, c’est lui arracher la plus chere partie de son existence ; réduit à lui même, il n’est plus rien. Etonné de se voir si haut, il prétend vous inspirer le respect qu’il s’inspire à lui même. Il s’habitue avec ses valets à humilier des hommes libres, & tout le monde est peuple à ses yeux.

Asperius nihil est humili qui surgit in altum. (Clod.)

C’est ainsi que la plûpart des grands se trahissent & nous détrompent. Car un seul mécontent qui a leur secret, suffira pour le répandre ; & leur personnage n’est plus que ridicule dès que l’illusion a cessé.

Qu’un grand qui a besoin d’en imposer à la multitude, s’observe donc avec les gens qui pensent, & qu’il se dise à lui-même ce que diroient de lui ceux qu’il auroit reçûs avec dédain, ou rebutés avec arrogance.

« Qui es-tu donc, pour mépriser les hommes ? & qui t’éleve au-dessus d’eux ? tes services, tes vertus ? Mais combien d’hommes obscurs plus vertueux que toi, plus laborieux, plus utiles ? Ta naissance ? on la respecte : on salue en toi l’ombre de tes ancêtres ; mais est-ce à l’ombre à s’énorgueillir des hommages rendus au corps ? Tu aurois lieu de te glorifier, si l’on donnoit ton nom à tes ayeux, comme on donnoit au pere de Caton le nom de ce fils, la lumiere de Rome (Cic. off.). Mais quel orgueil peut t’inspirer un nom qui ne te doit rien, & que tu ne dois qu’au hasard ? La naissance excite l’émulation dans les grandes ames, & l’orgueil dans les petites. Ecoute des hommes qui pensoient noblement, & qui savoient apprétier les hommes. Point de rois qui n’ayent eu pour ayeux des esclaves ; point d’esclaves qui n’ayent eu des rois pour ayeux (Plat.). Personne n’est né pour notre gloire : ce qui fut avant nous n’est point à nous (Senec.). En un mot, la gloire des ancêtres se communique comme la flamme ; mais comme la flamme, elle s’éteint si elle manque de nourriture, & le mérite en est l’aliment. Consulte-toi, rentre en toi-même : nudum inspice, animum intuere, qualis quantusque sit, alieno an suo magnus (ibid.) ».

Il n’y a que la véritable grandeur, nous dira-t-on, qui puisse soûtenir cette épreuve. La grandeur factice n’est imposante que par ses dehors. Hé bien, qu’elle ait un cortege fastueux & des mœurs simples, ce qu’elle aura de dominant sera de l’état, non de la personne. Mais un grand dont le faste est dans l’ame, nous insulte corps à corps. C’est l’homme qui dit à l’homme, tu rampes au-dessous de moi : ce n’est pas du haut de son rang, c’est du haut de son orgueil qu’il nous regarde & nous méprise.

Mais ne faut-il pas un mérite supérieur pour conserver des mœurs simples dans un rang si élevé ? cela peut être, & cela prouve qu’il est très-difficile d’occuper décemment les grandeurs sans les remplir, & de n’être pas ridicule par-tout ou l’en est déplacé.

Un grand, lorsqu’il est un grand homme, n’a recours ni à cette hauteur humiliante qui est le singe de la dignité, ni à ce faste imposant qui est le fantôme de la gloire, & qui ruine la haute noblesse par la contagion de l’exemple & l’émulation de la vanité.

Aux yeux du peuple, aux yeux du sage, aux yeux de l’envie elle-même, il n’a qu’a se montrer tel qu’il est. Le respect le devance, la vénération l’environne. Sa vertu le couvre tout entier ; elle est son cortége & sa pompe. Sa grandeur a beau se ramasser en lui-même, & se dérober à nos hommages, nos hommages vont la chercher. Voyez Labruyere, du mérite personnel. Mais qu’il faut avoir un sentiment noble & pur de la véritable grandeur, pour ne pas craindre de l’avilir en la dépouillant de tout ce qui lui est étranger ! Qui d’entre les grands de notre âge voudroit être surpris, comme Fabrice par les ambassadeurs de Pyrrhus, faisant cuire ses légumes ? Article de M. Marmontel.

Grandeur d’Ame. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de prouver que la grandeur d’ame est quelque chose de réel : il est difficile de ne pas sentir dans un homme qui maîtrise la fortune, & qui par des moyens puissans arrive à des fins élevées, qui subjugue les autres hommes par son activité, par sa patience, ou par de profonds conseils ; il est difficile, dis-je, de ne pas sentir dans un génie de cet ordre une noble dignité : cependant il n’y a rien de pur, & dont nous n’abusions.

La grandeur d’ame est un instinct élevé, qui porte les hommes au grand, de quelque nature qu’il soit ; mais qui les tourne au bien ou au mal, selon leurs passions, leurs lumieres, leur éducation, leur fortune, &c. Egale à tout ce qu’il y a sur la terre de plus élevé, tantôt elle cherche à soûmettre par toutes sortes d’efforts ou d’artifices les choses humaines à elle ; & tantôt dédaignant ces choses, elle s’y soûmet elle-même, sans que sa soûmission l’abaisse : pleine de sa propre grandeur. elle s’y repose en secret, contente de se posséder. Qu’elle est belle, quand la vertu dirige tous ses mouvemens ; mais qu’elle est dangereuse alors qu’elle se soustrait à la regle ! Représentez-vous Catilina au-dessus de tous les préjugés de sa naissance, méditant de changer la face de la terre, & d’anéantir le nom romain : concevez ce génie audacieux, menaçant le monde du sein des plaisirs, & formant d’une troupe de voluptueux & de voleurs un corps redoutable aux armées & à la sagesse de Rome. Qu’un homme de ce caractere auroit porté loin la vertu, s’il eût tourné au bien ! mais des circonstances malheureuses le poussent au crime. Catilina étoit né avec un amour ardent pour les plaisirs, que la sévérité des lois aigrissoit & contraignoit ; sa dissipation & ses débauches l’engagerent peu-à-peu à des projets criminels : ruiné, décrié, traversé, il se trouva dans un état, où il lui étoit moins facile de gouverner la république que de la détruire ; ne pouvant être le héros de sa patrie, il en méditoit la conquête. Ainsi les hommes sont souvent portés au crime par de fatales rencontres, ou par leur situation : ainsi leur vertu dépend de leur fortune. Que manquoit-il à César, que d’être né souverain ? Il étoit bon, magnanime, généreux, brave, clément ; personne n’étoit plus capable de gouverner le monde & de le rendre heureux : s’il eût eû une fortune égale à son génie, sa vie auroit été sans tache ; mais César n’étant pas né roi, n’a passé que pour un tyran.

De-là il s’ensuit qu’il y a des vices qui n’excluent pas les grandes qualités, & par conséquent de grandes qualités qui s’éloignent de la vertu. Je reconnois cette vérité avec douleur : il est triste que la bonté n’accompagne pas toûjours la force, que l’amour du juste ne prévale pas nécessairement sur tout autre amour dans tous les hommes & dans tout le cours de leur vie ; mais non-seulement les grands-hommes se laissent entraîner au vice, les vertueux même se démentent, & sont inconstans dans le bien. Cependant ce qui est sain est sain, ce qui est fort est fort. Les inégalités de la vertu, les foiblesses qui l’accompagnent, les vices qui flétrissent les plus belles vies, ces défauts inséparables de notre nature, mêlée si manifestement de grandeur & de petitesse, n’en détruisent pas les perfections : ceux qui veulent que les hommes soient tout bons ou tout méchans, nécessairement grands ou petits, ne les ont pas approfondis. Il n’y a rien de parfait sur la terre ; tout y est mélangé & fini ; les mines ne nous donnent point d’or pur. Cet article est tiré des papiers de M. Formey.