« Les Compositions incendiaires dans l’antiquité et au moyen-âge » : différence entre les versions

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{{journal|Les compositions incendiaires dans l’antiquité et au moyen âge|[[M. Berthelot]]|[[Revue des Deux Mondes]] tome 106, 1890}}
 
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<center>LE FEU GREGEOIS ET LES ORIGINES DE LA POUDRE A CANON.</center>
 
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:I. ''Recherches sur le feu grégeois'', par Ludovic Lalanne, 2{{e}} édition, 1845. — II. ''Du feu grégeois et des feux de guerre'', par Reinaud et Favé, 1845. — III. ''Institutions militaires de Léon le Philosophe'', par Joly de Maizeroy, 1778. — IV. ''La force des matières explosives'', par M. Berthelot, 3{{e}} édition, t. II, 1883. — V. ''Liber ignium'' de Marcus Græcus, publié par La Porte du Theil, 1804. — VI. ''Æneœ tactici'', etc. Lipsiæ, 1818. — VII. ''Mathematici veteres'', 1693. — VIII. ''Veteres de re militari scriptores''. — IX. Wescher, ''Poliorcétique des Grecs'', 1807. — X. Manuscrit latin n° 7239 de la Bibliothèque nationale de Paris. — XI. Manuscrit latin n° 197 de la Bibliothèque royale de Munich.
<references/>
 
 
Je me propose d’entretenir les lecteurs de la ''Revue'' de l’histoire des compositions et projectiles incendiaires de l’antiquité et de montrer comment l’usage de ces matières, limité originairement à la guerre de siège, a pris une extension considérable par l’invention du feu grégeois, qui transforma la guerre navale, puis la
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guerre de campagne, en Orient. Le feu grégeois était fondé sur la découverte d’un principe nouveau, l’association d’un comburant, le salpêtre, avec les substances combustibles, connues depuis les temps les plus reculés : de même que ces substances, on le lançait avec les anciennes machines balistiques. Mais l’emploi même du feu grégeois a conduit, par une lente évolution, à faire une découverte plus décisive encore, celle de l’explosion et de la force projective de la poudre, propriétés inconnues des anciens et qui ont transformé complètement les machines et l’art même de la guerre.
 
Il m’a semblé d’autant plus opportun d’exposer cette histoire et la filiation des idées et des découvertes relatives aux premières matières explosives, qu’il règne à cet égard, parmi les historiens et les érudits, des préjugés invétérés et extrêmement tenaces, on ce qui touche le feu grégeois en particulier. Malgré les travaux de L. Lalanne et de Reinaud et Favé, on continue à répéter aveuglément les contes et les exagérations des Byzantins sur les effets prétendus de cette substance. C’est une opinion presque universelle que la composition du feu grégeois a été perdue, et l’on a créé à cet » égard une légende, sans cesse reproduite. Il n’en est rien cependant : les formules tenues secrètes pendant quatre siècles par les Grecs du Bas-Empire ont été révélées par des auteurs arabes, qui écrivaient au temps des croisades, et elles n’ont pas cessé d’être reproduites depuis, dans les traités manuscrits et imprimés de pyrotechnie, depuis Marcus Græcus jusqu’à Blaise de Vigenère : elles étaient parfaitement connues au commencement du XVIIIe siècle, époque à laquelle les progrès de l’artillerie moderne firent tomber en désuétude des pratiques surannées et d’une efficacité désormais secondaire. Quelques-unes de celles-ci ont été cependant perpétuées presque sans changement dans la fabrication de notre roche à feu et des artifices incendiaires analogues. Ce sont là des faits, je le répète, aujourd’hui éclaircis pour les gens compétens ; mais il est difficile de dissiper les opinions vulgaires, entretenues par l’amour du merveilleux.
 
J’espère y parvenir pour les personnes qui liront cet article, que l’examen des auteurs anciens, l’étude de deux manuscrits à figures du moyen âge et la connaissance de la chimie m’ont permis d’appuyer sur des faits et des preuves jusqu’ici peu connus.
 
 
<center>I. — DES MATIÈRES ET PROJECTILES INCENDIAIRES DANS L’ANTIQUITÉ. </center>
 
L’emploi du feu dans la guerre est sans doute aussi ancien que la connaissance du feu lui-même ; dès les temps préhistoriques, on
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a dû se servir de torches et de morceaux de bois enflammés pour combattre les ennemis et les bêtes féroces, aussi bien que pour incendier les demeures de ses adversaires. Au livre XVI de l’''Iliade'', Hector tente de brûler les vaisseaux des Grecs ; mais Homère ne signale ni matières ni procédés spéciaux, mis en œuvre à cet effet. Le plus vieux monument connu où figure le feu comme agent militaire est le palais de Khorsabad : dans les sculptures en relief dessinées par M. Botta (''Monumens de Ninive'', texte, p. 124, planches 52 et 61), on voit une partie de la forteresse en flammes, tandis que des guerriers assyriens incendient les portes avec des torches. Ailleurs, les assiégés lancent de l’huile bouillante sur les soldats qui montent à l’assaut. Tandis que l’assaillant bat le mur avec des béliers garnis de plaques de métal et de peaux de bêtes, les défenseurs jettent sur la machine des torches enflammées, et leurs adversaires éteignent l’incendie, en y projetant de l’eau avec des récipiens à longs manches. Ailleurs, des archers lancent pardessus la muraille des flèches environnées d’étoupes enflammées, pour mettre le feu aux édifices. (''Histoire ancienne de l’Orient'', par Lenormant et Babelon, 9{{e}} édition, 1887, t. V, p. 62 et 63.)
 
Ce sont là, au VIIIe siècle avant notre ère, les mêmes procédés d’attaque et de défense des places, qui eurent cours pendant deux mille ans, jusqu’à l’invention de l’artillerie moderne. On sait en effet que les Assyriens étaient de puissans organisateurs militaires ; ils sont réputés les créateurs des machines de siège. Cependant, dans les images que je viens de rappeler, l’emploi des matières presque impossibles à éteindre par l’action de l’eau, telles que les résines ou le pétrole, n’est nullement indiqué.
 
Quoi qu’il en soit, les historiens grecs signalent l’emploi des substances incendiaires dans la plupart des grands sièges dont ils nous ont conservé le récit. C’est ainsi que Thucydide (livre II, 75) décrit le siège de Platée, en 431 avant J.-C, par les Péloponésiens.
 
Les assiégeans, après avoir essayé sans succès d’atteindre le mur de la place au moyen d’une chaussée, accumulèrent des bois et des fascines entre la chaussée et le mur, en quantités énormes, et ils y mirent le feu avec du soufre et de la poix, dans l’espoir que le feu se communiquerait aux maisons de la ville. Jusqu’à cette époque, ajoute l’historien, on n’avait jamais vu un incendie pareil excité de main d’hommes. Cependant l’attaque échoua. Entretemps on jetait sur la ville des traits porte-feu : (GREC). C’est là, je crois, la première mention connue des projectiles ignés, qui ont joué un si grand rôle dans les guerres des anciens.
 
Arrien, en racontant le siège de Tyr par Alexandre (332 av. J.-C),
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parle également de l’emploi de la poix et du soufre par les assiégés, de leurs brûlots, chargés de fascines, et de marmites suspendues, remplies de produits combustibles ; il décrit les machines de guerre brûlées par eux, les tours de bois des assiégeans, recouvertes de cuir et de peau pour que les traits enflammés lancés des murailles ne puissent les détruire, etc.
 
Toute une légende, qui est parvenue jusqu’au moyen âge, s’était créée autour de ce siège de Tyr et du rôle que le feu y avait joué. Les uns prétendaient qu’Alexandre avait inventé une composition incendiaire, composition qui, lancée par un mangonneau, mit le feu à la ville de Tyr. D’après d’autres textes latins du moyen âge, il s’en serait servi pour brûler la ville des Samaritains, certains disent des Agaréniens, et leur terre elle-même. Écho lointain et défiguré de ces terribles sièges de Tyr et de Gaza ! Aristote était réputé l’auteur de cette invention : il avait, disait-on, imaginé un feu qui brûlait pendant neuf ans.
 
Les mêmes procédés d’attaque et de défense des places se perpétuent pendant le moyen âge. Abbon, dans le poème où il décrit le siège de Paris par les Normands, en l’an 887 (I, 100), raconte comment on projetait contre les mineurs un mélange brûlant d’huile, de cire et de poix :
 
::Addit eis oleum ceramque picemque ministrans
::Mixta simul, liquefacta foco, ferventia valde.
 
Il décrit aussi l’incendie de la porte d’une tour de défense de Paris et l’envoi d’un brûlot sur le fleuve par les Normands.
 
Au siège de Jérusalem par les Croisés (1099), et plus tard au siège de Saint-Jean-d’Acre (1191), on recourut, d’après les chroniqueurs, à des projectiles et à des méthodes incendiaires plus ou moins perfectionnés, mais toujours dérivés de la tradition poliorcétique des anciens.
 
Entrons dans quelques détails circonstanciés sur les objets divers que l’on se proposait d’atteindre par l’emploi du feu ; sur la nature des matières mises en œuvre, sur les procédés usités pour les éteindre ; enfin, sur les projectiles eux-mêmes. Ces renseignemens, outre l’intérêt historique qu’ils présentent en soi, sont nécessaires pour bien comprendre les révolutions successives produites dans l’art de la guerre et dans les relations internationales, par l’invention du feu grégeois et par celle de la poudre à canon.
 
On employa d’abord le feu dans les sièges, d’une façon à peu près exclusive : il était mis en œuvre d’un côté, par les assiégeans,
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pour brûler au contact les portes des forteresses ; pour incendier à distance, au moyen des catapultes, balistes, et autres machines de jet, les maisons, tours et ouvrages de défense. On utilisait son action pour faire écrouler les murailles. Tantôt on calcinait celles-ci directement, à l’aide d’amas de bois enflammés, ou bien au moyen d’un feu localisé sous la protection de boucliers et activé à l’aide d’une soufflerie ; tantôt on en déterminait l’éboulement, après les avoir préalablement minées, et en avoir remplacé les fondations par des étais, auxquels on mettait le feu. D’autre part, les assiégés se servaient du feu pour arrêter à l’aide de bûchers amoncelés les assaillans, ou pour repousser directement par sa projection les colonnes d’assaut, pour brûler ou enfumer les mineurs dans leurs souterrains, ainsi que pour détruire les béliers de choc, les tortues et mantelets protecteurs des travaux d’approche, les hélépoles et tours d’attaque, les catapultes, onagres, balistes et pétroboles qui lançaient des projectiles.
 
Le feu jouait aussi son rôle, quoique bien plus restreint à cette époque, dans les guerres navales. Non-seulement on s’efforçait d’incendier les navires arrimés sur le rivage, comme dans l’''Iliade'', ou renfermés dans un port, par le lancement d’un brûlot, comme fit Genséric vis-à-vis de la flotte romaine ; mais on s’en servait même dans les batailles. A Actium, d’après les historiens, on attaqua la flotte d’Antoine avec des traits enflammés, des marmites remplies de charbon, des torches ardentes, et on assura ainsi le triomphe par l’action du feu. Au contraire, en rase campagne, le feu ne paraît guère avoir été usité par les anciens que comme signal ; du moins avant la connaissance du feu grégeois.
 
Les matières au moyen desquelles on réalisait ces effets se bornaient, à l’origine, au bois et aux combustibles analogues. Mais le génie inventif et cruel de la race humaine ne tarda pas à recourir à des moyens plus subtils et plus redoutables, spécialisés suivant la diversité de leurs destinations. Au bois, qu’il est facile de repousser et de disperser par des procédés mécaniques, et que l’on éteint par la seule action de l’eau, on substitua des combustibles fusibles, tels que la poix, les résines et le soufre, associés et mélangés, en les imprégnant dans des masses d’étoupe, ou en enduisant avec la surface des fascines et des morceaux de bois. Ce qui fait l’efficacité particulière de ces substances, c’est qu’une fois embrasées, elles coulent à la surface des objets ; elles y adhèrent, et les pénètrent, de façon à ne plus pouvoir en être écartées mécaniquement. L’eau, cessant de les mouiller, demeure presque sans action, à moins d’être projetée par grandes masses. On développait dès lors, par ces procédés, des embrasemens inextinguibles.
 
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L’usage des produits de cette nature, dans les sièges, n’est pas fondé sur des conjectures ou des raisonnemens : il est exposé par Énée le tacticien, le plus vieil auteur qui ait décrit les procédés de l’art militaire, dans un ouvrage contemporain de Xénophon. C’était, paraît-il, un général arcadien, c’est-à-dire, comme Xénophon lui-même, l’un de ces chefs mercenaires lettrés, qui parcouraient le monde grec après la guerre du Péloponèse, toujours prêts à se mettre à la solde des barbares et des tyrans, aussi bien que des républiques. Ils réduisirent la guerre en un art méthodique. — Enée explique ainsi, dans deux chapitres successifs, à l’usage alternatif des parties adverses, assiégeans et assiégés, comment on emploie le feu dans les attaques de villes et comment on s’en défend.
 
Ajoutons, pour donner une idée complète des procédés de défense, que les assiégés ne mettaient pas seulement en œuvre les corps incendiaires proprement dits, mais aussi d’autres agens fondés sur l’emploi de la chaleur, tels que l’eau, l’huile et la poix bouillantes, le plomb fondu même, signalé par Polyen. Dans les récits du siège de Marseille, au temps de César, il est question de barres de fer rougies, que l’on projetait sur les machines d’attaque. Ce devait être là un procédé dangereux, analogue aux boulets rouges autrefois usités pour mettre le feu aux vaisseaux. L’un des moyens de défense les plus redoutés consistait dans l’emploi du sable rougi au feu, qui pénétrait les vêtemens et les cuirasses et infligeait aux assaillans de cruelles souffrances. Quinte-Curce parle de boucliers ainsi remplis de sable brûlant, que les Tyriens projetaient du haut de leurs murs sur les soldats macédoniens. La chaux vive en poudre est aussi signalée : première ébauche du recours à ces agens chimiques corrosifs, que l’emploi du vitriol a vulgarisés de notre temps.
 
Ainsi tous les moyens étaient bons pour repousser l’ennemi : même les procédés enfantins nés de l’imagination populaire, tels que l’emploi des abeilles dans les galeries de mine, ou celui des pots remplis de serpens venimeux que l’on projetait sur l’ennemi, — on prétend qu’Annibal en fit usage dans une guerre navale ; — ou bien encore les bêtes féroces, lâchées contre les Romains par les derniers défenseurs de l’indépendance grecque à Sicyone. Nous avons vu de notre temps de semblables illusions, lors du siège de Paris, soit que l’on parlât encore des bêtes féroces, soit que l’on proposât l’usage des obus chargés d’acide cyanhydrique ou de phosphore : procédés atroces vis-à-vis des individus atteints, mais d’un effet aussi peu durable qu’inefficace contre un corps d’ennemis résolus.
 
Le pétrole, ou huile de naphte, était plus formidable. Si Thucydide
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et Énée n’en parlent pas encore, nous le voyons apparaître chez leurs successeurs. Il a été sans doute connu de tout temps dans le centre de l’Asie, en Perse surtout et sur les bords de la Caspienne, où les sources de pétrole étaient l’un des centres du culte du feu, et sont devenues, au cours de notre siècle, le siège de grandes exploitations industrielles. Ctésias, dans un de ces récits légendaires qu’il prodigue
 
::Quidquid Græcia mendax
::Audet in historiis
 
parle d’une huile extraite d’un ver de l’Inde, qui brûle les bois et les animaux et ne peut être éteinte qu’avec de la boue.
 
En fait, les gens de Cyzique, assiégés par Lucullus, se défendirent, d’après Pline, au moyen de l’huile de naphte. Végèce et Philon, dans leurs ouvrages sur l’art militaire, parlent aussi de cette huile incendiaire ; elle avait pris le nom de ''feu médique'' chez les Byzantins. Ces procédés primitifs ont reparu de nos jours, dans les propositions laites, pendant le siège de Paris, pour repousser les ennemis au moyen de pompes projetant des jets de pétrole enflammé. Mais cet agent, d’une utilité douteuse vis-à-vis des armes à longue portée, n’a été mis réellement à l’épreuve que par la Commune, pour brûler nos palais.
 
Cependant, le nombre des matières incendiaires s’était accru peu à peu par le cours des temps. Après l’huile de pétrole, on voit paraître l’huile de térébenthine, déjà entrevue par Pline, puis l’huile de genièvre ; elles étaient préparées au moyen des alambics, qui furent en usage depuis le IIIe siècle de notre ère. Avec ces huiles éminemment inflammables, beaucoup plus faciles à embraser et plus difficiles à éteindre que les anciens liquides, on fabriqua, par des manipulations variées, une multitude de compositions, auxquelles leurs auteurs attribuaient une efficacité spéciale. Ainsi la ''Mappœ clavicula'', compilation de recettes antiques qui est arrivée jusqu’à nous par des manuscrits des Xe et XIIe siècles, parle des quatre espèces incendiaires, savoir : le naphte, la poix, l’étoupe, le sarment ; puis l’auteur décrit dans des articles séparés chacune de ces espèces et des compositions correspondantes. Il prescrit des formules compliquées, où interviennent le soufre, l’huile de térébenthine et toutes sortes de résines. La composition dite de ''damias'', en particulier, est décrite dans un latin barbare, farci de mots grecs qui en trahissent l’origine.
 
Vers le XIIIe siècle, ''l’eau ardente'', c’est-à-dire l’alcool, s’ajouta à ces produits, et elle donna lieu à des systèmes nouveaux, que
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l’apparition du salpêtre, ignoré des anciens, puis celle de la poudre à canon, vinrent compliquer encore davantage.
 
Pour en fournir une idée aussi complète que possible, il suffit de reproduire la liste suivante, tirée d’un manuscrit latin écrit vers 1438, lequel se trouve à la bibliothèque royale de Munich (n° 197) : « ''Matières incendiaires'' : Baume, camphre, soufre, soufre vif, huile d’olive filtrée, poix navale, térébenthine, poix grecque, peghola (autre variété de poix), vernis sec, huile de soufre, miel filtré, vin cuit, eau-de-vie, graisse de porc, huile de baleine, graisses de toutes sortes d’animaux terrestres et de serpens : enfin poudre à canon. » Tels ont été les matières incendiaires employées par l’art militaire pendant le cours des âges. A l’exception de la poudre et du salpêtre, la plupart étaient déjà connues et mises en œuvre dans l’antiquité.
 
Ces matières n’étaient pas simplement jetées à la main, mais lancées au loin sur l’ennemi et sur ses travaux, portées par divers appareils qu’il convient de décrire maintenant.
 
Il s’agit des traits incendiaires et des pots à feu. Il est déjà question des premiers au siège de Platée ; on les trouve désignés plus tard sous le nom de flèches ardentes, marteaux (''malleoli'') et falariques.
 
D’après Énée, on préparait des tiges de bois, munies à leurs extrémités de fortes pointes de fer, auxquelles on donnait la forme des foudres peintes. On attache au milieu, dit-il, les corps inflammables ; on met le feu et on les lance, de telle façon que les pointes viennent se ficher sur la machine ennemie, à laquelle s’attache ainsi un feu inextinguible. Les anciens auteurs latins, Végèce notamment, décrivent de même les marteaux ou traits de feu. L’usage de ce genre de projectiles se perpétua, car on en lit une description identique dans les récits de la première croisade, relatifs au siège de Jérusalem, et l’objet même est encore figuré dans un traité d’artillerie imprimé en 1525.
 
La falarique de Tite-Live et de Végèce est une arme de jet plus puissante encore ; elle était munie d’une pointe en forme d’hameçon, dont la hampe se trouvait environnée par une sorte d’ellipsoïde, formé de bandes de fer. La cavité de cette carcasse était remplie par de l’étoupe, garnie de matière enflammée. On lançait la falarique avec un arc ou avec une baliste, sans la projeter trop vivement, ce qui aurait exposé à l’éteindre. Elle arrivait comme la foudre,
 
::Sed magnum stridens contorta falarica venit
::lminis ucta modo,
:::RGILE)
 
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elle transperçait les armes et les guerriers ; elle s’attachait aux objets en bois, machines de sièges, ou navires. « L’eau, ajoute Ammien Marcellin, en excite la flamme et elle ne peut être éteinte qu’avec de la terre. »
 
Il suffisait que le bouclier en fût atteint pour que le guerrier, menacé par la flamme qui émanait de la hampe, fût obligé d’abandonner ses armes et de rester exposé à découvert aux coups de ses ennemis.
 
On trouve pareillement décrites dans la ''Mappœ clavicula'', sous le nom de flèches porte-feu, des flèches creuses, dont la cavité était remplie par un mélange de naphte, de poix, de soufre, de sel et d’étoupe ; parfois même la tubulure était revêtue de cuivre, afin d’éviter qu’elle ne se consumât avant que la flèche produisît son effet. On voit que les armes de guerre des anciens n’étaient pas moins étudiées que les nôtres.
 
Les pots à feu ou marmites étaient des vases ronds, remplis d’étoupe imbibée avec un mélange de bitume liquide, de poix et de soufre, et pourvus d’une mèche soufrée ; on les lançait avec une machine. On s’en servait sur terre et sur mer, dès le temps des Rhodiens. On lançait également des pierres poreuses, après en avoir rempli les trous avec un mélange combustible et y avoir mis le feu. Les auteurs arabes, au temps des croisades, parlent de la « marmite de l’Irak, » remplie de résines enflammées et projetée avec un mangonneau. Ces lourds projectiles, envoyés avec des machines à fronde, ont été confondus parfois par les historiens modernes avec ceux que lancèrent plus tard les canons. Les mêmes noms ont été employés à l’origine pour ces deux ordres d’engins, par les chroniqueurs du XIVe siècle, qui ont appliqué aux premières pièces d’artillerie les dénominations usitées de leur temps pour les anciens engins. Il en est résulté dans l’histoire des origines de l’artillerie moderne une confusion qui n’est pas encore dissipée sur tous les points. C’est ainsi qu’on a attribué à tort aux Arabes d’Espagne du XIIIe siècle, et aux Chinois de la même époque, l’invention des canons, d’après des textes qui s’appliquent en réalité aux mangonneaux et aux arbalètes à fronde du moyen âge, projetant des pots et de grands carreaux incendiaires.
 
Non contens de décrire les projectiles de guerre, les auteurs anciens rapportent aussi les procédés à l’aide desquels on s’efforçait d’éteindre le feu allumé par ces projectiles, et même d’en préserver les objets inflammables. L’eau, d’abord, était tout indiquée ; mais son efficacité, comme je l’ai dit plus haut, fut bientôt annulée par l’emploi du soufre, des résines, poix, bitumes et huiles de naphte. Une fois imprégnées dans les objets, ou adhérentes à leur surface,
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ces matières ne peuvent plus être éteintes par une simple affusion d’eau. Le soufre, en particulier, communique aux compositions où il entre une combustibilité plus grande ; une fois fondu, il s’enflamme à une température plus basse que les huiles ou le charbon, et il résiste mieux au refroidissement : de là l’efficacité des mèches soufrées. C’est aujourd’hui une expérience de cours que d’éteindre dans l’éther un charbon rouge et de l’en retirer aussitôt pour le plonger dans le sulfure de carbone, où il s’enflamme à l’instant.
 
On remarqua bientôt que les feux produits par les substances incendiaires peuvent être éteints en couvrant les objets de sable, de terre sèche ou mouillée, et même de fumier ; procédés qui sont restés en usage, même de notre temps, contre les incendies de pétrole et de matières grasses. Lorsqu’ils étaient limités, on étouffait aussi ces feux avec des peaux de bêtes fraîches et encore humides.
 
Ce n’est pas tout : il convient de parler d’un autre procédé très usité autrefois, mais dont nous comprenons mal aujourd’hui l’efficacité. Les anciens, en effet, croyaient avoir observé que le vinaigre et l’urine éteignent les feux de résine et d’huiles combustibles. C’était là une opinion universelle. Énée, Théophraste, Héron, Philon, Vitruve, Pline et bien d’autres signalent également ces substances parmi les corps capables d’éteindre le feu. Nul d’entre eux, d’après Plutarque, n’est plus fort que le vinaigre ; « il domine toute flamme en raison de son pouvoir réfrigérant. »
 
Le vinaigre avait pour les anciens des propriétés merveilleuses : il servait à fendre les roches préalablement échauffées, dans les mines et dans les montagnes. C’était le dompteur de toutes choses (''domitores rerum''), opinion fondée sur une aperception confuse des réactions chimiques des acides. L’urine putréfiée était aussi employée dans diverses industries ; sans doute parce qu’elle empruntait à l’ammoniaque qu’elle renferme quelque chose de la puissance des alcalis ; c’est à ce titre que, dans les recettes antiques, on l’associait au vinaigre, par une vague analogie.
 
Cependant, les chimistes modernes sont unanimes à déclarer que le vinaigre et l’urine ne doivent guère être plus efficaces que l’eau, pour éteindre les incendies ordinaires. Ils ne le sont pas davantage contre les feux de poix ou de pétrole. Peut-être les mélanges ammoniacaux auraient-ils quelque vertu spéciale contre les compositions sulfurées, en raison de leur action sur l’acide sulfureux. Toutefois, il y a autre chose au fond de ces récits : en traduisant les mots anciens par leurs équivalens modernes, on paraît avoir fait dans tout ceci quelques confusions. En ce qui touche
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l’extinction du feu, il est certain que le vinaigre pur agit à peu près comme l’eau. Mais les anciens désignaient et confondaient sous le nom de vinaigre des substances tort diverses, et notamment les mélanges du vinaigre véritable avec la saumure, mélanges riches en matériaux salins. Or lorsqu’on projette un semblable mélange sur le bois, ou sur le cuir, les sels qu’il renferme demeurent à la surface de ces derniers après l’évaporation de l’eau ; ils préservent cette surface contre l’action de l’air et déterminent ainsi l’extinction de la flamme. Pline nous apprend aussi qu’en Gaule et en Germanie on éteignait le bois enflammé avec de l’eau salée. Lors du siège du Pirée par Sylla, une tour de bois enduite d’alun résista à tous les efforts tentés pour la brûler.
 
C’est surtout comme agent préventif de préservation contre le feu, avant qu’un incendie fût allumé, que le vinaigre et l’urine pouvaient intervenir. En effet, ces béliers, ces tours, ces hélépoles, destinés à agir de près sur les murs des forteresses, étaient fort exposés à être brûlés ; aussi les auteurs de poliorcétique décrivent-ils en détail les précautions employées pour les préserver. On les recouvrait de plaques métalliques ; on les enveloppait avec des cuirs frais, avec de la laine mouillée, avec des algues ou des éponges humides, contenues dans des filets.
 
Dans la ''Mappœ clavicula'', l’auteur entre à cet égard dans des détails minutieux ; il expose comment le bélier doit être revêtu d’abord de cuir et celui-ci de feutre ; puis vient une nouvelle couche de cuir, une épaisseur de sable, puis de la laine et du cuir encore. De telles opérations préparatoires devaient être fort longues. Pour les compléter, on versait sur ces enveloppes le vinaigre et l’urine : ces liquides pénètrent mieux le bois et le cuir que ne le ferait l’eau pure, en raison de l’action dissolvante qu’ils exercent sur les traces des matières résineuses ou grasses, existant à la surface du bois ou des peaux et qui font obstacle à leur imbibition. Les chroniqueurs rapportent que les Vénitiens, au XIVe siècle, se servirent ainsi de laine imbibée de vinaigre pour protéger leurs vaisseaux contre le feu grégeois, dans une guerre contre les Byzantins. Ce n’est pas tout : le bois ou le cuir, une fois mouillés avec du vinaigre, sèchent bien plus difficilement qu’avec l’eau pure ; surtout si le vinaigre renferme de la saumure. Par suite, les huiles et corps gras enflammés, qu’on verse à leur surface, glissent sans y adhérer. Dans la pratique, on employait encore des futs, formés de boue pétrie avec des poils, dont on enduisait les machines.
 
Les auteurs arabes surenchérissent sur les procédés antiques et les combinent ensemble. C’est ainsi qu’ils indiquent le procédé
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suivant, pour préserver du feu les corps, les armes, les bois, les navires et les chevaux. On pétrit ensemble du talc, de l’argile, de la gomme arabique, de la larme, du blanc d’œuf, de l’urine, en y ajoutant du vinaigre, et on enduit les objets avec ce lut, véritable compost d’alchimiste.
 
Tels étaient les moyens employés pour propager le feu, ou pour le combattre, dans la poliorcétique courante des anciens. Mais, outre les méthodes incendiaires classiques, en quelque sorte, que je viens de décrire, il y avait encore des procédés secrets, tenant à la magie, mélanges de laits réels et de fantasmagorie, et dont il convient de parler maintenant, car ils sont connexes aux précédens et exposés simultanément dans le ''Livre des feux'' de Marcus Græcus.
 
Il s’agit des pyrophores et des matières phosphorescentes.
 
Nous désignons aujourd’hui sous le nom de ''pyrophores'' certains produits inflammables au seul contact de l’air, ou de l’eau. La connaissance de quelques-uns d’entre eux par les anciens paraît résulter de divers textes. Athénée, par exemple, parie d’un prestidigitateur nommé Xénophon, qui savait produire un feu naissant de lui-même (GREC). Julius Africanus, compilateur du me siècle de notre ère, qui a traité spécialement des choses militaires, entre à cet égard dans plus de détails : il donne la recette d’un feu de même nom, composé avec du soufre, un sel fossile, de la pyrite, du bitume fluide de Zacynthe, de la chaux vive, etc. « Cette matière, dit-il, est susceptible de prendre feu spontanément ; si l’on enduit avec, sur le soir, les armes des ennemis, elles s’enflammeront au soleil. » Dans la compilation de Marcus Græcus, qui renferme beaucoup de recettes antiques, on trouve des recettes incendiaires analogues, qui, dit l’auteur, s’allument au soleil levant. — Il est difficile d’attribuer une créance absolue à ces descriptions, remplies à la fois de détails vagues et d’exagérations. Mais il est certain que les compositions indiquées sont bien voisines des suivantes, plus nettes et plus efficaces ; l’une est donnée par Marcus Græcus, une autre publiée par Porta, dans sa ''Magie naturelle'', au XVIe siècle ; une dernière, dans le ''Livre de canonnerie'', à la même époque.
 
La première, baptisée du nom de ''vin'', consiste dans un mélange de chaux, de cire, d’huile, de gomme arabique et de soufre ; la seconde est une association analogue du soufre avec le salpêtre et la chaux vive : l’eau, ajoute l’auteur, enflamme le système.
 
Or ces recettes répondent à des pyrophores véritables, la chaleur dégagée par l’hydratation de la chaux vive suffisant pour mettre le feu au soufre, surtout lorsqu’il est mêlé de salpêtre et de matières inflammables. On sait aujourd’hui que l’eau jetée sur la chaux vive fait prendre feu à ta poudre à canon. On sait également que les
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sulfures alcalins, préparés à l’abri de l’air, sont susceptibles de s’échauffer au contact de l’atmosphère humide, jusqu’à inflammation spontanée. C’est le cas notamment de l’alun calciné en présence du charbon ou des matières organiques, préparation à la portée des alchimistes d’autrefois.
 
Il semble donc que les anciens aient eu quelque connaissance de ces pyrophores, que la chimie d’aujourd’hui permettrait de fabriquer aisément et par des procédés bien autrement variés et efficaces. Mais l’histoire positive ne fait mention d’aucun événement militaire où ils aient joué un rôle sérieux.
 
Ce ne serait pas donner une idée complète des compositions incendiaires d’autrefois, si l’on n’ajoutait quelques mots sur les matières phosphorescentes, à l’aide desquelles les magiciens et les prestidigitateurs, — c’était tout un au moyen âge, — donnaient l’illusion de l’incendie et dominaient îles esprits crédules, en s’attribuant un pouvoir imaginaire dans la guerre. Les chroniques et les romans sont remplis de ces terreurs. Déjà, les alchimistes égyptiens savaient l’art de rendre phosphorescens les objets et les pierres précieuses, en les enduisant avec les biles des animaux marins : de là tant de contes sur l’escarboucle qui luit la nuit. On frottait avec ces mélanges les objets les plus divers, de façon à les rendre lumineux dans l’obscurité et à faire croire à une apparition magique, ou à un incendie continu. Marcus Græcus expose plusieurs compositions de ce genre, où entrent les biles de tortue, les corps des vers luisans et des cantharides, etc., et il les fait remonter à Hermès et Ptolémée, c’est-à-dire à la tradition antique. Il décrit en même temps des recettes pour faire paraître les objets rouges, ou verts, ou couleur d’argent ; pour traverser le feu, ou pour porter un fer rouge sans être blessé : ce qui se rapporte aux ordalies ou jugemens de Dieu ; pour faire paraître un homme en feu, sans qu’il soit brûlé, etc. Plusieurs de ces recettes existent également dans les traités de pyrotechnie arabe, et elles se sont conservées dans ces livres de ''secrets'', qui n’ont cessé d’être transcrits ou réimprimés, depuis le temps d’Albert le Grand jusqu’à nos jours. Ces artifices remontent à l’antiquité : ils y étaient associés, comme dans le ''Liber ignium'', à l’emploi des matières incendiaires véritables, et leur constatation fournit un témoignage frappant de l’état psychologique des hommes d’autrefois et des guerriers du moyen âge.
 
 
<center>II. — DU FEU GRÉGEOIS.</center>
 
Peu d’inventions ont frappé plus vivement l’imagination des hommes que celle du feu grec, grégeois en vieux français. Cette
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découverte fut l’un des premiers fruits militaires de la chimie naissante., Son efficacité, reconnue par la destruction des flottes des Arabes et des Russes, le mystère qui en entoura longtemps la fabrication, enfin les exagérations intéressées des Byzantins, qui le mirent en œuvre et furent les seuls à s’en servir pendant quatre ou cinq cents ans, tout contribua à l’entourer d’une sorte d’auréole de terreur, qui a traversé les âges et est venue jusqu’à nous : — « Ce feu, dit Constantin Porphyrogénète, a été révélé par un ange au premier empereur chrétien, avec injonction de le réserver pour les seuls chrétiens et de ne l’enseigner jamais à aucune autre nation. » — Le traître qui le révélerait devait être dépouillé de toute charge et dignité, déclaré anathème et infâme et livré au plus affreux supplice. Pour appuyer cette interdiction par l’intervention de la justice divine, l’auteur ajoute que l’un des grands de l’Empire, gagné par des présens, ayant communiqué ce feu à un étranger, fut brûlé par le feu céleste à l’entrée de l’église.
 
L’historien Lebeau, reproduisant sans critique les contes des gens de Constantinople (''Histoire du Bas-Empire'', t. XIII, p. 103), expose gravement que « le feu grégeois brûlait dans l’eau ; il dévorait tout ; ni les pierres, ni le fer même ne résistaient à son activité. Lorsqu’on se servait d’arbalètes ou de balistes, on en jetait alors une prodigieuse quantité, qui, traversant l’air avec la splendeur de l’éclair et le bruit du tonnerre, embrasait avec une horrible explosion des bataillons, des édifices entiers, des navires. »
 
On attribua, même la propriété inextinguible, non-seulement à la composition incendiaire, mais aux embrasemens qui en provenaient. D’autres ajoutent, ce semble sans fondement historique sérieux, que des plongeurs attachaient ces feux à la quille des navires.
 
Au moment des croisades, les chevaliers latins qui combattaient en Syrie et en Egypte eurent à lutter contre le feu grégeois, dont le secret s’était répandu chez les musulmans. L’emploi de ce procédé scientifique, contre lequel la force brutale et la supériorité des armes manuelles étaient impuissantes, leur inspira un extrême effroi. Joinville décrit avec une épouvante naïve les effets du feu grégeois, projeté sur les soldats de saint Louis en Egypte par les Sarrasins. C’était là, aux yeux des hommes de ce temps, un artifice infernal et magique, contraire à la loyauté. On trouve l’expression du même sentiment dans l’Arioste, lorsqu’il raconte comment Roland, après avoir vaincu le brigand qui se servait d’une arme à feu, détruit cette arme comme opposée à la droiture des combats chevaleresques.
 
Cependant, les terreurs excitées par le feu grégeois se calmèrent
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peu à peu. On reconnut qu’il était peut-être plus effrayant qu’efficace et on l’employa peu en Occident, jusqu’au jour où il fut rejeté partout au second plan, aux XIVe et XVe siècles, par la découverte de la poudre à canon, dont la puissance était bien autrement redoutable.
 
Il continua pourtant à être employé jusqu’au XVIe siècle ; presque tous les traités de pyrotechnie, du temps en donnent la composition et l’emploi ; puis il tomba dans un oubli profond. C’est sous forme légendaire que sa réputation reparaît au XVIIIe siècle, à la suite des récits merveilleux de Lebeau et autres historiens naïfs. On crut alors que le secret du feu grégeois était perdu, et plus d’un inventeur prétendit le retrouver.
 
Ce fut le cas d’un nommé Dupré, à qui Louis XV acheta sa découverte en 1753. On répandit le bruit officiel que la sagesse de ce monarque, ami de l’humanité, avait replongé dans l’oubli cette puissante invention <ref> ''Art de vérifier les dates'', p. 417.</ref>. Une nouvelle légende que nous lisons dans quelques auteurs de la fin du XVIIIe siècle dit même que l’auteur aurait été enfermé à la Bastille, pour mieux assurer le secret.
 
En réalité, les essais du procédé furent poursuivis par l’administration de la marine. Dans une expérience faite au Havre en 1758, avec une pompe à huile de naphte, dont le jet était enflammé par une mèche allumée, on brûla même une chaloupe. Nous avons vu reproduire de semblables essais sous la direction du général Trochu, dans le bois de Boulogne, pendant le siège de Paris. En tout cas, c’est à ces imaginations que nous devons la première publication et la meilleure qui ait été faite jusqu’ici du ''Livre des feux'', de Marcus Græcus. Napoléon, ayant entendu dire que cet ouvrage, encore manuscrit, renfermait le secret du feu grégeois, en parla au ministre de l’intérieur, qui demanda à La Porte du Theil, érudit du temps, de lui en rendre un compte détaillé. Par suite, La Porte du Theil en fit imprimer le texte même en 1804, d’après deux manuscrits de la Bibliothèque nationale. Je reviendrai plus loin sur cet ouvrage ; mais il convient d’exposer d’abord les événemens où le feu grégeois a joué un rôle, tels qu’ils ont été décrits par des récits authentiques, afin de préciser le rôle historique de cet artifice. Nous examinerons ensuite le détail de l’emploi de ce feu, son caractère propre et ses effets véritables.
 
C’est en 673 que le feu grégeois fit son apparition comme invention nouvelle et terrible.
 
D’après les récits concordans de Théophane, Paul Diacre, Constantin Porphyrogénète, Cedrenus et Zonaras, ce fut en effet lors du
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siège de Constantinople par les Arabes, vers la cinquième année du règne de Constantin III, qu’un transfuge venu des pays occupés par les musulmans, Callinicus, architecte, d’Héliopolis (en Syrie, d’après les uns ; en Egypte, d’après d’autres), apporta aux Grecs le feu grégeois : il en fut réputé l’inventeur. Grâce à cette découverte, la flotte arabe fut incendiée et détruite à Cyzique.
 
Au cours des siècles suivans (936), une flotte russe, dirigée contre Constantinople, fut anéantie de la même manière : — « C’est alors, dit le chroniqueur russe Nestor, qu’armé d’un feu ailé et au moyen d’un certain tuyau, le général grec lance la flamme sur les navires russes : spectacle aussi effrayant qu’extraordinaire. Les Russes, à l’aspect de ce feu magique, se précipitent à la mer pour échapper à son atteinte et parviennent en très petit nombre à regagner leur pays. »
 
Léon l’Iconoclaste, d’après Cedrenus, repoussa de même l’attaque des moines soulevés contre lui et brûla leurs vaisseaux avec le feu grégeois. Au Xe siècle, on en pourvoit la flotte chargée de reconquérir la Sicile sur les Sarrasins. Anne Comnène rapporte également comment l’empereur Alexis au XIe siècle, étant en guerre avec les Pisans, fit préparer le feu grégeois, destiné à être lancé sur les vaisseaux ennemis au travers des gueules d’animaux sauvages, figurées en métal doré pour augmenter la terreur.
 
Jusqu’au Xe siècle, d’ailleurs, l’emploi du feu grégeois paraît limité aux guerres navales. Tout au plus était-il projeté sur les habitations situées au bord de la mer, d’après un récit de Nicétas : « On lança sur les maisons des malheureux habitans du bord de la mer le feu liquide, qui, dormant dans des pots fermés, éclatait subitement et embrasait les objets qu’il attaquait. »
 
Il est probable qu’il servait dès lors pour la guerre de siège ; mais son application à cet égard n’est pas signalée comme distincte de celle des anciens engins incendiaires. En effet, ceux-ci tendent à se confondre dans les récits des historiens des croisades avec le feu grégeois, dont ils deviennent de simples variétés. C’est dans ces termes incertains que les compositions incendiaires sont signalées à partir du siège de Jérusalem, par quelques chroniqueurs. Pendant le long siège de Saint-Jean-d’Acre, à la fin du XIIe siècle, on l’emploie sur terre et sur mer. D’après Gauthier Vinisauf, témoin oculaire, dans le cours d’une bataille navale entre chrétiens et musulmans, « ceux-ci mettent le feu aux navires avec une huile incendiaire appelée feu grégeois. Ce feu développe une odeur pernicieuse et des flammes livides ; il brûle les pierres et le fer ; l’eau ne peut le vaincre ; mais on l’éteint en le couvrant de sable et on
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l’apaise par des affusions de vinaigre. » — Ailleurs, le même écrivain parle d’un plongeur qui périt en apportant le feu grégeois aux assiégés dans une peau de loutre : ce qui semble un conte, car les historiens arabes, rapportant le même fait, disent que le plongeur portait mille pièces d’or.
 
On l’employait aussi en campagne : Vinisauf rapporte l’aventure d’un émir à cheval, qui portait sur lui un vase rempli de feu grégeois, allumé et destiné à être lancé sur ses ennemis. Mais il fut jeté bas, avec son pot, qui se brisa et lui brûla les entrailles. L’auteur chrétien rapporte encore l’incendie d’une tour par le feu grégeois ; et ce même incendie est raconté plus en détail par les chroniqueurs arabes, avec des renseignemens tout à fait conformes à ce que nous pouvons savoir aujourd’hui, relativement aux effets d’une semblable composition. « Un jeune homme de Damas promit de brûler les tours d’attaque des Francs, si on lui donnait les moyens d’entrer dans la ville assiégée… Pour tromper les assaillans, il lança sur l’une des tours des pots de naphte et d’autres matières non allumées, qui ne produisirent aucun effet. Aussitôt les Francs, pleins de confiance, montèrent d’un air de triomphe au haut de la tour et accablèrent les musulmans de railleries. Cependant l’homme de Damas attendait que la matière contenue dans les pots fût bien répandue. Ce moment arrivé, il lança un nouveau pot tout enflammé : à l’instant le feu se communiqua partout, et tout fut consumé. L’incendie tut si prompt que les Francs n’eurent pas même le temps de descendre : hommes, armes, tout lut brûlé. » C’est bien, en effet, ainsi qu’un homme expérimenté devait s’y prendre, couvrant d’abord l’objet de naphte liquide, afin qu’il prît feu ensuite, tout d’un coup, dans toute son étendue.
 
L’usage du feu grégeois et des compositions incendiaires multiples résumées sous ce nom se répandit alors de plus en plus. Non-seulement on l’appliquait dans les sièges, à la façon des Grecs et des Romains ; et dans la guerre navale, à la manière des Byzantins ; mais les musulmans, c’est-à-dire les Persans et les Turcs qui combattaient les croisés, mirent en œuvre le feu grégeois dans la guerre de campagne.
 
Ils attachaient des compositions incendiaires à tous leurs traits, armes d’attaques ou machines de guerre. Ils lançaient à la main des pots à feu, en terre ou en verre, qui se brisaient en couvrant l’ennemi de feu ; ils l’aspergeaient de feu, avec des bâtons creux et des massues. Nous possédons à la Bibliothèque nationale de Paris deux manuscrits : l’un arabe (n° 1127), du XIIIe siècle, qui représente ces balles à feu, lances, massues, marmites, etc. ; l’autre latin, du commencement du XVe siècle (n° 7239), où sont dessinés
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les cavaliers, avec leurs lances garnies de feu, l’attaque des portes de forteresse et des navires par le feu, les projectiles, flèches, carreaux, barils et carcasses incendiaires de toute nature. On y voit des chars porte-feu, des chevaux et jusqu’à des chiens, chargés d’appareils ignifères. Dans l’ouvrage de Reinaud et Favé, un atlas annexé reproduit un certain nombre de ces figures.
 
Voici comment on pratiquait cette tactique : « Un soir, dit Joinville, advint que les Turcs amenèrent un engin par lequel ils nous jetaient le feu grégeois à planté… La manière du feu grégeois était telle qu’il venait aussi gros qu’un tonneau, et de longueur la queue en durait bien comme d’une demi canne de quatre pans : il faisait tel bruit à venir qu’il semblait que ce fût foudre qui chût du ciel et me semblait d’un grand dragon volant par l’air, et jetait si grande clarté qu’il faisait aussi clair dans notre host comme le jour, tant y avait grande flamme de feu. »
 
Le feu devint ainsi un agent universel d’attaque. Cette transformation caractérise l’emploi du feu grégeois dans les guerres d’Orient, où il ne cessa d’être employé jusqu’au XVIe siècle. On s’en servit de part et d’autre au siège de Constantinople, en 1453, concurremment avec la nouvelle artillerie.
 
Le moment est venu d’examiner la raison d’un emploi si général du feu grégeois et de dire pourquoi cet artifice était à la fois plus énergique et plus aisé à mettre en œuvre que les anciens mélanges de poix, de soufre et de résine, employés par les Grecs et les Romains.
 
Pour nous en rendre un compte exact, examinons d’abord comment on l’employait, et quels effets réels il produisait, en écartant les exagérations des chroniqueurs et des écrivains rhétoriciens.
 
Le feu grégeois, autrement dit feu liquide, feu marin, feu artificiel, ou bien encore feu romaïque, ou feu médique, se projetait par des tubes métalliques placés à l’avant des navires. Des bateaux spéciaux, dits porte-feu, porte-tubes, chelandres, lui étaient destinés. On en employa jusqu’à 2,000 au Xe siècle, lors d’une expédition contre les Sarrasins de Sicile.
 
Cependant, dans chaque navire, un seul homme suffisait pour son service et il remplissait en même temps le rôle de rameur : ce qui indique que la projection n’exigeait ni baliste, ni machine compliquée. Le procédé même pour le lancer n’est jamais désigné clairement, à l’exception de deux mots d’Anne Comnène : (GREC) ; mots traduits, à tort sans doute, en ces termes : « par des ressorts. » Je dis à tort, car les anciens ne paraissent pas avoir employé le jeu des ressorts proprement dits dans leurs machines de guerre. Ce n’est que vers la fin du moyen âge que les
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ressorts d’acier furent introduits dans les arbalètes. Jusque-là on ne savait pas travailler convenablement le fer, et on se bornait aux contrepoids et aux cordes tendues. Or, pour développer ainsi une force projective suffisante, il faut du temps et des hommes. Et, en effet, lorsque les Sarrasins jetèrent le feu grégeois sur les Français en Egypte, ils en firent seulement trois projections en une nuit, à l’aide d’une perrière, et quatre, à l’aide d’une arbalète à tour. C’est que de si puissans instrumens, nécessaires pour lancer des pots à feu et de gros artifices, ne pourraient être bandés par un seul homme et à plusieurs reprises, dans le court intervalle d’un combat naval ; quoiqu’un homme suffise, à la rigueur, pour tendre un arc ou une petite arbalète, susceptible de pousser un projectile d’un poids médiocre, tel qu’une pelote d’artifice ou une flèche incendiaire.
 
Il y a là quelque chose d’obscur, à moins que les Grecs n’eussent déjà appris à utiliser le recul de la fusée : ce qui reste incertain. Car le vague, intentionnel ou non, des descriptions de leurs historiens, ne permet pas de vérifier ce point essentiel.
 
En tout cas, le feu grégeois était lancé, (GREC), par quelque procédé, sur les navires ennemis. Pour opérer ainsi, il était nécessaire que l’on se trouvât à une courte distance et que la mer fût tranquille. La contre-indication d’une mer agitée est expliquée dans certains passages des auteurs. L’empereur Léon le philosophe présente l’emploi du feu grégeois, dans ses ''Institutions militaires'', comme celui d’une matière lancée avec des tubes, et qui, précédée de tonnerre et de fumée, embrase les navires.
 
L’une des propriétés qui surprenait le plus les contemporains, c’est que la flamme du feu grégeois, au lieu d’aller toujours de bas en haut, comme une flamme ordinaire, pouvait être dirigée en tous sens, même de haut en bas. C’est là une faculté, bien connue aujourd’hui, de tout mélange où le corps combustible est associé avec un comburant, tel que le salpêtre. Elle permet de darder à volonté la flamme sur un homme ou sur un objet. Or cette propriété était alors nouvelle, effrayante, et elle concourait aux effets incendiaires.
 
Le feu grégeois se lançait aussi en le portant à la main. Après l’avoir entassé dans des tuyaux de roseaux, on l’enflammait à l’orifice, au moment de la projection. Au siège de Durazzo, par Boemond, en 1106, dans un combat livré au fond d’un souterrain, les Normands furent ainsi brûlés à la barbe et au visage ; mais sans éprouver ces accidens effroyables que les récits emphatiques des chroniqueurs pourraient faire supposer.
 
C’est que, si le feu grégeois était redoutable pour les navires, pour
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les tours et machines de bois, auxquels il adhérait opiniâtrement, ses effets sur les guerriers bardés de 1er étaient moins efficaces. Le collier du cheval de saint Louis en fut couvert un jour, sans accident grave. Guillaume de Boon le reçut aussi sur son bouclier, sans en être brûlé. Guy Malvoisin, dans la même croisade, après avoir été couvert de feu grégeois, fut éteint par ses gens. Bref, une fois le premier étonnement passé, on apprenait à l’éviter et à s’en garantir, pourvu que l’on ne se bornât, pas à se jeter à genoux, comme le faisait Joinville. Nous ne voyons pas que cet engin, dirigé contre les soldats, fut beaucoup plus redoutable que les anciens projectiles, non armés de feu, projectiles dont l’usage se poursuivit concurremment, jusqu’au temps de l’artillerie proprement dite. On éteignait le feu grégeois par les mêmes procédés que les anciens artifices incendiaires : en projetant dessus du sable, ou de la terre, en y injectant du vinaigre ou de l’urine.
 
Examinons de plus près les effets du feu grégeois. Parmi ceux que les historiens décrivent, il en est certains qui appartenaient déjà aux anciennes compositions incendiaires, dont la tradition vint se confondre avec la sienne ; mais il en est d’autres qui impliquent l’intervention d’un agent nouveau, je veux dire le salpêtre, susceptible d’entretenir la combustion, même à l’abri de l’air, et de lui donner cette intensité extraordinaire, cette lumière, ce caractère bruyant, cette faculté de projeter la flamme en tous sens, qui frappèrent si vivement les contemporains et qui firent du feu grégeois une arme nouvelle et plus redoutable contre les machines et les vaisseaux. En réalité, c’était une masse d’artifice, formée de salpêtre, de soufre et de résine et autres matières combustibles aisément fusibles. De semblables mélanges recèlent en outre des effets explosifs particuliers ; mais ces effets ne furent pas soupçonnés d’abord : ce n’est qu’à la suite d’une longue pratique que l’on fut amené, par l’empirisme, à les reconnaître, et à en tirer parti. Le feu grégeois disparut alors, par suite des progrès mêmes amenés par sa connaissance plus approfondie. Mais ces progrès furent d’autant plus lents que la composition du feu grégeois était tenue soigneusement secrète par les Byzantins. La fabrication même, d’après Cedrenus, était un monopole réservé à une famille.
 
Comment se procurait-on le salpêtre, ingrédient essentiel de la nouvelle composition ? Aucun renseignement n’est venu nous l’apprendre. Ce point pourtant est capital. Le salpêtre, en effet, n’a pas été distingué spécialement par les anciens, entre les efflorescences salines fort diverses qu’ils désignaient sous les noms de fleur de natron ou de nitre, écume de natron, etc. De telles efflorescences, recueillies à la surface de certains terrains et dans
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certaines cavernes, sont décrites à la vérité par Pline et Dioscoride, et il en est continuellement question chez les alchimistes grecs. Mais les uns et les autres confondent sans cesse sous un même nom les sels les plus divers, tels que les carbonates de soude, le sulfate de soude, le chlorure de sodium, certains sulfates d’alumine, et le salpêtre proprement dit. Aucune indication précise n’existe à cet égard dans les descriptions des anciens, qui ne possédaient en chimie ni nos moyens d’étude et de mesure, ni nos réactifs, ni nos procédés de purification. Nulle de ces efflorescences salines en particulier, ni même en général, n’est désignée par eux comme susceptible d’entretenir et d’activer la combustion. Le hasard aura sans doute révélé à quelque manipulateur la propriété comburante du salpêtre, et elle sera demeurée plus ou moins longtemps à l’état de secret de magie ou de prestidigitation, jusqu’au jour où un inventeur plus hardi en fit un artifice de guerre.
 
Autrefois les découvertes scientifiques commençaient ainsi dans le silence et le mystère ; puis elles apparaissaient tout d’un coup dans la pratique, comme des faits acquis depuis longtemps, sans que l’on pût remonter à leurs origines. Callinicus, au VIIe siècle, fut le propagateur de la découverte du salpêtre et de ses propriétés comburantes ; mais les Grecs la conservèrent soigneusement cachée. S’ils parlent volontiers du soufre, de la poix et du pétrole, ingrédiens des anciens projectiles incendiaires, en revanche ils ne prononcent jamais le nom de salpêtre, seul agent capable cependant de communiquer au feu grégeois son pouvoir caractéristique.
 
C’était là un secret d’État. La chose était possible alors ; elle ne le serait plus aujourd’hui, les aptitudes spécifiques d’un agent ne tardant guère à en révéler la nature. En effet de notre temps, chaque nation civilisée possède des savans au courant des propriétés des substances et prompts à tirer toutes les conséquences des faits observés et à deviner la façon de reproduire tout fait dont la constatation positive est établie. Un semblable corps de doctrines et d’hommes expérimentés n’existait pas autrefois, et c’est ce qui explique comment un grand secret scientifique ou pratique demeurait si longtemps caché. Mais cette obscurité ne pouvait être éternelle.
 
Vers le temps des croisades, le secret tomba, comme il finit par arriver inévitablement, dans le domaine public. Il fut connu des musulmans, qui en généralisèrent l’emploi dans la guerre de campagne, ainsi qu’il a été dit plus haut : la composition du feu grégeois se trouve dès lors décrite en détail dans les écrivains arabes du XIIIe siècle. A la même époque, elle fut aussi exposée en
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Occident dans les compilations de Marcus Græcus, dans les écrits pseudépigraphes d’Albert le Grand et dans les programmes enthousiastes de Roger Bacon. Ces auteurs donnent à la fois la composition du feu grégeois et la préparation du salpêtre, descriptions connexes dans leurs textes comme dans la fabrication elle-même. Leurs formules, perfectionnées et amplifiées, ont été reproduites dans les traités manuscrits et imprimés des XVe et XVIe siècles, notamment dans Robert Valturio, vers 1450 ; dans Birunguccio, vers 1540 ; dans le livre de Canonnerie, imprimé en 1561, etc. Léonard de Vinci a copié ces indications, ainsi que Biaise de Vigenère, à la fin du XVIe siècle. Nous arrivons ainsi en pleine lumière, et à une époque où tout mystère a disparu.
 
Résumons les renseignemens de ces auteurs sur la composition du feu grégeois et sur la fabrication du salpêtre : nous connaîtrons par là les progrès qui ont précédé immédiatement l’invention de la poudre à canon.
 
Les traités arabes qui décrivent les compositions incendiaires de l’ordre du feu grégeois, et le nouvel art de la guerre fondé sur leur emploi, remontent à des dates certaines. Tel est un ouvrage de Hassan Alrammah, auteur mort on 1295, et dont Reinaud a donné des extraits fort étendus. Le manuscrit est pourvu de peintures significatives, dont quelques-unes ont été reproduites dans le volume de Reinaud et Favé, cité en tête de cette étude. On y désigne le salpêtre sous le nom de ''baroud'' et on en expose la purification, par redissolution et cristallisation, combinées avec l’emploi des cendres de bois, c’est-à-dire du carbonate de potasse, qui transforme en salpêtre les azotates de chaux et de magnésie contenus dans le mélange original des terres salpêtrées. Le nom de baroud a été pris plus tard pour désigner la poudre à canon elle-même : ce qui a donné lieu à diverses confusions. Ibn Albaythar, auteur d’un dictionnaire de matières médicales traduit en grande partie du grec, lequel vivait vers 1240, désigne aussi le salpêtre sous le nom significatif de neige de Chine ; d’autres disent sel de Chine.
 
Ceci paraît indiquer l’origine, ou plutôt l’une des origines de l’invention du salpêtre, telle que les Arabes l’ont connue. Mais ce serait trop s’avancer que d’affirmer que les Byzantins l’auraient empruntée aux Chinois. Les derniers paraissent, avoir employé le salpêtre dès le Xe siècle à la fabrication des feux d’artifice et des fusées.
 
Le traité de Hassan-Alrammah décrit d’abord, en employant divers noms chinois, des compositions destinées aux feux d’artifice colorés, brûlant sur place ou projetés.
 
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''Proportion de la fleur de jasmin'' (en poids), salpêtre 10 parties, soufre 2, charbon 3, limaille de fer 6. De même : ''proportion de la fleur moura ; proportion de la lumière de la lune ; proportion des rayons du soleil ; proportion des fumées jaunes, vertes, blanches, rouges, bleues, etc. ; proportion des guirlandes d’or ; proportion du nénuphar blanc ou vert ; proportion de la langue jaune : proportion d’une roue ; la roue de Khatay'' (Chine) ; ''proportion des étoiles''. — L’arsenic sulfuré, les limailles de fer et de bronze, le sel ammoniac, entrent dans ces formules.
 
On y rencontre aussi des compositions pour engins projetables, tels que pois chiches, c’est-à-dire pelotes incendiaires, et pour engins mobiles, tels que fusées, désignées sous le nom de ''volans'', toujours à base de salpêtre.
 
Si les dénominations des feux d’artifice accusent une origine chinoise, rien ne prouve qu’il en soit de même de la poudre à canon. La controverse soulevée relativement à la question de savoir si cette invention a été faite par les Chinois a donné lieu depuis le XVIIIe siècle à bien des discussions, que l’on trouve résumées dans l’ouvrage de Reinaud et Favé sur le feu grégeois. Pour vider cette question, il conviendrait de soumettre les documens chinois à un examen critique, qui établit la date certaine à laquelle chacun de ces écrits a été composé. Les chroniqueurs et les compilateurs chinois ne sont pas contemporains d’ordinaire des faits qu’ils rapportent, et de même que les Européens du moyen âge, ils décrivent les faits qu’ils résument, dans la langue de leur temps : ils ont antidaté ainsi, sans intention de fraude d’ailleurs, toutes sortes de pratiques et de découvertes. Je citerai comme exemple les traités relatifs à la fabrication de la porcelaine, fabrication qui paraît remonter à un millier d’années environ ; mais dans les traités que nous possédons figurent des préparations chimiques, apportées par les Européens au XVIe siècle et plus tard.
 
Quoi qu’il en soit, il ressort des explications données dans le livre de Reinaud et Favé que les Chinois paraissent bien avoir connu les fusées et les feux d’artifice vers l’an 1000, mais qu’ils ignoraient encore au XIIIe siècle l’emploi des canons et des armes à feu. En effet, au siège de Siang-Yang par les Mongols en 1271, sous Koublaï-Khan, les historiens chinois racontent que l’on fit venir d’Occident des ingénieurs qui savaient lancer au moyen de catapultes des pierres de 150 livres : le nom de ces machines, ayant été appliqué plus tard aux canons, a donné lieu à la confusion. Les ingénieurs ainsi employés par les Mongols étaient les uns arabes, ou plutôt persans, et les autres européens. Parmi eux se trouvait Marco-Polo, qui parle du même siège, auquel il a assisté. Son père,
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son oncle et lui ont prêté leur concours pour la construction de mangonneaux, lançant des pierres de 300 livres, les ingénieurs tartares et chinois étant incapables d’en faire autant.
 
Cependant on rencontre à la même époque en Chine la mention de pots à feu, semblables à ceux des Arabes, et celle de la lance à feu impétueux, longue tige de bambou dans laquelle on introduisait « un nid de grains », c’est-à-dire des morceaux de roche à feu, qui étaient lancés avec flamme et bruit, lorsqu’on mettait le feu à l’appareil. Mais ces instrumens ou les équivalons étaient connus des Arabes à la même époque. On ne saurait guère attribuer aux Chinois autre chose que l’invention des feux d’artifice.
 
Cette invention même a donné lieu à une curieuse réclamation de priorité en faveur des anciens, réclamation fondée sur un passage de Claudien. Dans son poème sur le consulat de Fl. Mallius Théodore, on lit les vers suivans :
 
Inque chori speciem spargentes ardua flammas
Scena rotet, varios effingat Mulciber orbes
Per tabulas impune vagus, pictæque citato
Ludent igne trabes et non permissa morari
Fida per innocuas errent incendia turres.
 
« Sur le haut de la scène que des flammes projetées soient promenées en cercle ; que Vulcain dessine des orbes variés, en parcourant les planches sans danger ; sur les solives peintes qu’un feu rapide se joue, et qu’un incendie docile erre sur les tours intactes, sans avoir le droit de s’y arrêter. »
 
Cette description n’a d’analogue chez aucun autre auteur ancien. On a cru y voir, tantôt un feu d’artifice fixé sur des planches, comme aujourd’hui ; tantôt des tableaux retracés avec un léger enduit de matières inflammables, et telles que la flamme allumée sur un point se propagerait ensuite, en reproduisant les dessins. Mais le feu d’artifice implique les compositions salpêtrées, inconnues au temps de Claudien, et des tableaux combustibles seraient bien difficiles à disposer sans danger d’incendie dans un théâtre ; à moins d’avoir recours à des matières phosphorescentes, qu’il ne serait pas aisé d’apercevoir à distance. Je serais plus porté à croire qu’il s’agit là simplement d’un effet d’optique, c’est-à-dire du reflet d’une flamme cachée, promené par le jeu d’un miroir mobile.
 
Revenons aux compositions incendiaires employées à la guerre par les musulmans. Si nous connaissons la formule exacte de leurs fusées, pois chiches et artifices nitratés, au contraire, la description de leurs feux grégeois est obscure et l’emploi du salpêtre n’y est pas clairement indiqué. Toutefois, il est impliqué dans
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certains engins, tels notamment que l’appareil désigné sous le nom d’''œuf qui se meut et brûle''. Un projectile incendiaire posé à terre s’y trouvait poussé et dirigé à l’arrière par deux ou trois fusées : c’est l’une des premières applications de la force impulsive produite pendant la combustion des mélanges salpêtres. Un appareil analogue paraît, d’ailleurs, avoir été employé contre l’armée de saint Louis, d’après une description de Joinville : — « Aidez-nous, sire, ou nous sommes tous ars. Car voici comme une grande baie de feu grégeois que les Sarrasins nous ont trait, qui vient droit à notre châtel. »
 
Vers la même époque l’Occident eut connaissance du ''Liber ignium'', ou ''Livre des feux pour brûler les ennemis'', de Marcus Græcus. Cet ouvrage est le plus ancien écrit latin où soit donnée la formule du feu grégeois, feu dont les chroniqueurs latins parlaient depuis plus de deux siècles sans en connaître la composition. Il paraît avoir reçu une grande publicité, certaines de ses recettes étant reproduites dans les écrits de l’école d’Albert le Grand. Roger Bacon semble y faire allusion. Les auteurs du XVIe siècle, Cardan, Porta notamment, en parlent ; puis il fut oublié jusqu’en 1804.
 
Peut-être n’est-il pas superflu d’entrer dans quelques détails sur cet ouvrage, à cause du caractère un peu légendaire de Marcus Græcus. Nous ne connaissions rien de cet auteur que le nom. Les plus anciens manuscrits qui renferment son livre sont les manuscrits latins 7156 et 7158 de la Bibliothèque nationale de Paris ; le premier surtout, écrit vers l’an 1300, l’autre en étant une copie. Ces manuscrits contiennent une collection de traités alchimiques, parmi lesquels quelques pages sont consacrées à celui de Marcus Græcus. Il existe aussi des copies de Marcus Græcus dans diverses bibliothèques d’Europe, et j’ai dit plus haut dans quelles conditions son livre fut publié par l’ordre de Napoléon.
 
L’écrit de Marcus Græcus ne renferme pas seulement des articles relatifs aux engins incendiaires, au feu grégeois, au salpêtre et à la fusée ; c’est, en réalité, une collection de recettes techniques, analogue à ces livres de secrets fort en honneur à la fin du moyen âge, réédités du XVIe au XVIIe siècle par Porta, Mizaldi, Wecker, etc., et encore recherchés aujourd’hui : livres qui décrivent toutes sortes de procédés vrais ou faux de sorciers et de faiseurs de tours. La tradition en remonte à l’antiquité, comme le montrent les recettes chimériques attribuées à Démocrite et aux magiciens, dans Pline et dans les ''Geoponica'', et l’ouvrage ''de Mirabilibus'' mis sous le nom d’Aristote. Il est probable que le ''Liber ignium'' représente, en effet, certaines traditions antiques, revenues en Occident après
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avoir traversé le milieu arabe, comme il est arrivé pour l’alchimie elle-même. La date de la composition actuelle de cet ouvrage paraît être la même que celle des traductions latines des alchimistes arabes, c’est-à-dire qu’elle serait comprise entre la fin du XIe siècle et celle du XIIIe, époque où les manuscrits que nous possédons ont été copiés. On a voulu la faire remonter beaucoup plus haut, et trouver le nom de Marcus Græcus dans les écrits du médecin arabe Mésué : cette erreur a été accréditée par Dutens, dans la dernière édition (1812) d’un ouvrage paradoxal, où’ il prétendait attribuer aux anciens la plupart des découvertes modernes, et elle a été reproduite par Hœfer et d’autres auteurs ; mais elle repose sur une fausse attribution.
 
Reproduisons les formules que Marcus Græcus donne pour le feu grégeois et pour la fusée. — « Voici comment vous préparez le feu grec. Prenez soufre vif, tartre, sarcocolle (résine) et poix, sel cuit, huile de pétrole et huile commune, faites bien bouillir toutes ces choses ensemble, puis trempez-y des étoupes et allumez. Vous pouvez, si vous voulez, couler le mélange par un entonnoir. Une fois enflammé, on ne peut l’éteindre qu’avec de l’urine, du vinaigre ou du sable. » — Dans cette formule, le salpêtre n’est pas nommé ; mais le mot sel cuit (''sal coctum'') le désigne probablement.
 
Le salpêtre apparaît au contraire d’une façon incontestable dans la composition des fusées ou feux volans : — « Le feu volant, dit Marcus Græcus, a deux compositions. Voici la première : prenez une partie de colophane, une partie de soufre vif, six parties de salpêtre, délayez le tout, bien pulvérisé, dans de l’huile de lin ou de laurier : cette dernière vaut mieux. Faites fondre dans l’huile, puis placez dans un tube, ou dans un bois creux, et allumez. Le tube s’envole aussitôt là où vous voulez et brûle tout. — Second procédé : prenez 1 livre de soufre vif, 2 de charbon de tilleul ou de saule, 6 de salpêtre ; broyez ces trois choses très finement dans un mortier de marbre. Mettez cette poudre dans une enveloppe de fusée ou de pétard à votre volonté. » Cette dernière formule représente une variété de poudre à canon.
 
Presque tous les auteurs de pyrotechnie du XVIe siècle parlent du feu grégeois, à peu près dans les mêmes termes et avec les mêmes détails, sans qu’aucun paraisse soupçonner que le secret en ait été perdu. Ainsi Léonard de Vinci le décrit comme obtenu en mélangeant à chaud du charbon de bois, du nitre, de l’eau-de-vie, de la résine, du soufre, de la poix et du camphre. Cette formule est copiée d’après Valturio, qui a composé, vers 1450, un traité sur l’art de la guerre. Le ''Livre de canonnerie'', publié en 1561, donne également plusieurs formules de feu grégeois, traduites ou imitées de Marcus Græcus. On y rencontre aussi les compositions
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inflammables par l’eau, signalées par Marcus Græcus et par Africanus, et dont j’ai parlé plus haut, le tout baptisé du nom générique de feu grégeois.
 
Blaise de Vigenère, qui écrivait à la fin du XVIe siècle, parle des feux grégeois au pluriel. Il en existe, dit-il, une grande variété. Les bases en sont le soufre, le bitume, la poix noire, la résine, la térébenthine, la colophane, la sarcocolle, l’huile de lin, de pétrole, de laurier, le salpêtre, le camphre, le suif, la graisse et les autres onctuosités inflammables.
 
On voit par ces citations que le feu grégeois était pleinement connu au XVIe siècle et que les formules en étaient demeurées à peu près les mêmes depuis Marcus Græcus et les Arabes, lesquels ont reproduit sans doute les prescriptions tenues secrètes par les Byzantins.
 
Ces formules renferment les mêmes élémens que les mélanges incendiaires des anciens, à un ingrédient près, le salpêtre : mais cette addition est capitale, car elle permettait au feu grégeois une fois enflammé de continuer à brûler, quelle que fût la vitesse du projectile, de brûler aussi sans avoir le contact de l’air et même sous l’eau et de ne pouvoir être éteint ou étouffé qu’avec une extrême difficulté. Les cordeaux d’artifice qui servent aujourd’hui à mettre le feu à la poudre sont constitués par des compositions analogues, et ils ne peuvent être interceptés qu’en les coupant. Si l’on essaie de les éteindre autrement, ils ne continuent pas moins à brûler, jusqu’à ce qu’ils aient atteint la poudre. C’est par de telles propriétés que le feu grégeois avait constitué un engin nouveau et terrible, très supérieur aux compositions antérieures. Mais, tout en donnant aux procédés d’attaque par le feu un développement et une supériorité inconnus jusque-là, il avait continué à être appliqué aux mêmes armes. Sa puissance a duré ainsi, jusqu’au jour où l’emploi des mélanges nitrates qui en formaient la base a conduit à découvrir et à utiliser l’énergie propulsive des agens chimiques, énergie ignorée des anciens et dont le mouvement propre de la fusée avait commencé à donner une idée. Ce jour-là une révolution plus profonde a fait disparaître les machines de guerre usitées depuis deux mille ans et subir à l’art militaire, sur terre et sur mer, des transformations dont le terme n’est pas encore atteint de nos jours.
 
 
<center>III. — LA POUDRE A CANON.</center>
 
La découverte de la poudre à canon est une conséquence de celle des propriétés comburantes du salpêtre ; elle est liée de la
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façon la plus directe à celle du feu grégeois. Mais on s’est souvent mépris sur le caractère de la découverte. Elle ne réside pas en réalité dans l’emploi d’un certain mélange de charbon, de soufre et de salpêtre ; de tels mélanges constituaient à l’origine de simples variétés de feu grégeois, ainsi que je viens de l’exposer. Le point capital, c’est l’application du mélange, non plus à l’incendie, mais au lancement des projectiles. Or cette conséquence ne fut pas tirée tout d’abord. L’industrie autrefois n’était pas perfectionnée et renouvelée sans relâche par ces milliers d’essais, continuellement effectués par les praticiens d’aujourd’hui. Il n’y avait ni brevet d’invention, ni liberté du commerce, ni même récompense pour les inventeurs : ceux-ci étaient plutôt tenus pour suspects comme magiciens, ou tout au moins comme perturbateurs de l’ordre établi. Les quelques découvertes dues au hasard ou à l’observation étaient maintenues dans un profond secret. « Cache ceci, disent continuellement les alchimistes, ce secret ne doit être révélé à personne. » Aussi six siècles s’écoulèrent-ils entre le moment où le feu grégeois fit son apparition dans l’histoire, et celui où nous rencontrons les premières formules positives de poudre à canon, et il fallut encore un siècle pour que la poudre commençât à prendre sa véritable destination.
 
Ces formules se trouvent dans les écrits arabes du XIIIe siècle et dans Marcus Græcus ; nous les avons reproduites plus haut, et on a vu comment elles signalent précisément les mélanges de salpêtre, de soufre et de charbon que nous employons encore aujourd’hui. Roger Bacon en a eu également connaissance, à la même époque, et il en a donné la composition dans une phrase cryptographique, suivant un usage du temps ; phrase formée avec les lettres transposées de certains ingrédiens : ''Salis petrœ luru vopo vir con utriet sulphuris'', etc., c’est-à-dire : salpêtre, soufre et poudre de charbon, d’après l’interprétation reçue de ce cryptogramme, laquelle est donnée en toutes lettres dans certains manuscrits.
 
Toutefois, circonstance à laquelle on n’a pas prêté une attention suffisante, Roger Bacon est surtout frappé par le bruit et l’éclat lumineux de l’explosion de la poudre, mais non par ses effets mécaniques. « Il y a, dit-il, des choses qui troublent l’ouïe à un tel degré que, si elles se produisaient de nuit, avec un artifice suffisant, une ville ou une armée n’y pourraient résister. Nul tonnerre ou bruit ne peut leur être comparé. Certaines produisent sur la vue un effroi tel que les éclairs n’ont rien de comparable. Nous pouvons en trouver, ajoute-t-il, la preuve expérimentale dans ce jeu d’enfant, usité dans bien des lieux, où l’on emploie un objet de la grosseur du pouce. Par l’effet violent de ce sel appelé salpêtre, une
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petite chose, un morceau de parchemin, en se rompant produit un bruit si horrible qu’il semble surpasser le grondement du tonnerre1, et l’éclair en est également surpassé par son éclat lumineux. C’est sans doute ainsi, ajoute Roger Bacon, que Gédéon a jeté la terreur dans le camp des Madianites. » On voit qu’il s’agit ici du pétard, de la lumière et du bruit de son explosion. De même pour la fusée signalée plus haut dans Marcus Græcus ; c’était un artifice incendiaire : mais on n’avait pas encore, à ce moment, l’idée d’utiliser dans toute son étendue la force projective des matières qu’elle renfermait.
 
L’explosion des matières nitratées devait être au contraire évitée avec soin à cette époque, comme dangereuse pour les opérateurs, qui n’avaient pas appris l’art de la maîtriser. A peu près comme de notre temps la poudre-coton a été regardée pendant près de quarante ans comme une matière explosive non utilisable dans les fusils, parce qu’on ne savait pas en régler la combustion ; jusqu’au jour où la découverte de la poudre sans fumée a montré par quelle méthode on pouvait mettre en œuvre cette matière deux fois aussi puissante que la poudre à canon. Mais la dernière découverte a été le fruit rationnel d’une science méthodique ; tandis que le hasard et des tâtonnemens sans nombre ont présidé aux premiers perfectionnemens de la poudre à canon.
 
L’un des principaux obstacles que l’on rencontrait à l’origine dans l’emploi des mélanges salpêtres résultait de la difficulté d’en régler les proportions et le mode du mélange, aussi bien que d’assurer au salpêtre lui-même une puissance déterminée. Au début, en effet, le salpêtre était constitué par des matériaux de pureté variable : soit qu’on l’utilisât immédiatement, tel qu’on l’obtient en grattant les efflorescences salines produites à la surface des pierres (''sal petrœ'') ; soit qu’on en augmentât la dose, en lessivant celles-ci. Le produit obtenu ainsi du premier jet est susceptible de renfermer des sels fort divers, des chlorures, des sulfates par exemple, ou bien des azotates de chaux et de magnésie. Les premiers sont inactifs, les seconds ne peuvent être séchés complètement. De là une force très variable des compositions explosives, préparées en apparence d’après les mêmes méthodes et dans les mêmes proportions. Tantôt le salpêtre impur fuse lentement, si même il ne s’éteint ; tantôt, au contraire, son mélange avec le soufre et le charbon donne lieu, pendant la préparation, ou au moment de l’emploi, à des explosions subites et effrayantes.
 
Les praticiens ne tardèrent sans doute pas à s’en apercevoir et ils entreprirent la purification du salpêtre. C’est ainsi que dans les Arabes et dans Marcus Græcus on décrit la recristallisation de ce
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sel dans l’eau, et sa purification par l’addition des cendres ; opérations qui en séparaient d’abord les matériaux terreux et insolubles et pouvaient même avec des tours de main convenables, éliminer le sel marin. Mais ces tours de main étaient le secret de chaque praticien. Les règles méthodiques de la purification n’étaient pas connues : elles auraient exigé l’emploi de procédés d’analyse qui n’ont été entièrement fixés que vers la fin du XVIIIe siècle.
 
Ainsi s’établit en silence l’industrie traditionnelle des salpêtriers, industrie indispensable pour la préparation de la poudre, mais sur laquelle nous ne possédons pas de renseignemens positifs avant les règlemens faits au XVIe siècle (édit de 1540), au temps de François Ier : or, cet édit s’applique à une corporation constituée.
 
La fabrication de la poudre avec le salpêtre, même purifié, comporta d’abord les variantes les plus extrêmes. Tantôt on pulvérisait ensemble plus ou moins finement le salpêtre, le soufre et le charbon, humectés avec de l’eau, et on laissait sécher au soleil de crainte d’enflammer le mélange par l’action du feu. Les noms du charbon de saule ou de tilleul indiquent que l’on avait déjà reconnu que les propriétés de la poudre dépendait de celle du charbon employé dans sa fabrication. Le soufre était parfois employé fondu ; peut-être aussi le salpêtre. Quelques-uns y ajoutaient au hasard de l’eau ardente (alcool), ou du vinaigre ; ou bien du camphre, des huiles combustibles, des matériaux divers, tels que l’arsenic sulfuré, la limaille de fer, le mercure, qui figurent dans les formules des XIVe et XVe siècles. L’arsenic sulfuré, en particulier, était réputé augmenter la force projective, d’après le manuscrit latin n° 197 de Munich, et l’auteur ajoute en italien : ''Diavolo ajutaci te ; amen''.
 
Ce n’est qu’après de longs essais que les formules de la poudre furent arrêtées, vers le XVIIe siècle, dans des proportions qui n’ont plus varié que d’une façon extrêmement limitée jusqu’à notre temps. Ce fait n’a rien de surprenant, car les perfectionnemens de la poudre à canon n’ont pu être réalisés que lorsque l’objet même de son emploi a été clairement défini. Or il n’en a pas été ainsi tout d’abord, et les usages essentiels auxquels cette poudre est appliquée aujourd’hui n’ont été reconnus que peu à peu.
 
Cet emploi repose sur l’utilisation de la force explosive de la poudre et surtout de sa force projective. Or ces forces explosives et projectives étaient ignorées des anciens, et il ne paraît pas prouvé que les Byzantins s’en soient servis dans la mise en œuvre du feu grégeois. Il y avait là une notion absolument nouvelle, inattendue pour ceux qui l’observèrent d’abord et qui en furent,
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sans doute, plus d’une fois les victimes. C’est là un fait capital, sur lequel il convient maintenant d’appeler l’attention.
 
Les projectiles incendiaires des anciens et le feu grégeois lui-même étaient lancés à l’aide d’engins mécaniques, mis en jeu par la force des bras humains, ou, dans certains cas spéciaux, par celle des chevaux. L’existence d’une force explosive spéciale ne pouvait se révéler dans les matières combustibles d’alors, matières fixes ou peu volatiles, qui brûlent aux dépens de l’oxygène atmosphérique. Pendant les premiers siècles de son usage, le feu grégeois fut envisagé de la même manière.
 
Cependant, lorsque les Byzantins composaient ces flèches ardentes, ces ''malleoli'', dont la partie centrale était remplie par une composition nitratée, ils ne durent pas tarder à s’apercevoir qu’une semblable flèche, projetée par une arbalète, avait une certaine tendance à s’arrêter, sinon même à reculer. L’invention de la fusée (''tunica volatilis'' ou feu volant) sortit de cette remarque.
 
Nous avons vu comment on préparait la fusée au XIIIe siècle, d’après les Arabes et Marcus Græcus, en enfermant dans une enveloppe le mélange nitrate, formé tantôt de soufre, de charbon de tilleul et de salpêtre ; ou bien, d’après d’autres formules, de colophane, de soufre, de salpêtre, délayés dans l’huile de lin. Les Arabes avaient même utilisé cette invention pour faire mouvoir une sorte de brûlot terrestre : ''l’œuf qui se meut et qui brûle''.
 
En général, la fusée était placée, comme le feu grégeois, dans un tube, et l’on reconnut, sans doute bien vite, qu’il était inutile de recourir pour la lancer à une force étrangère. Il suffisait d’allumer la fusée par la partie la plus éloignée de l’orifice du tube qui la contenait, pour que la combustion développât des gaz qui forçaient la fusée à reculer, avec une force impulsive croissante, et dans une direction déterminée par la direction même du tube. Une fois sortie du tube, elle continue à avancer, jusqu’à épuisement de sa matière combustible. Dans la figure d’autres engins, la fusée forme le noyau d’une flèche incendiaire qu’elle entraîne. Mais ces tubes ne tardèrent pas à être remplacés par une simple baguette directrice. L’emploi militaire de la fusée constitue une grande découverte, qui apparaît seulement au XIIIe siècle.
 
Un nouveau progrès conduisit à utiliser la force impulsive de la matière fusante, de façon à lancer un projectile disposé à l’extrémité libre du tube. C’est ainsi que la force explosive de la poudre s’est tournée en agent balistique. Le fait une fois constaté et compris, — et il ne l’était pas encore au temps de Roger Bacon, — on ne tarda pas à construire des engins destinés à lancer,
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non-seulement de petits projectiles, tel que celui qui vient d’être décrit, mais aussi des pierres, des boulets, de grands carreaux, armés eux-mêmes de feu. Je citerai tout à l’heure des dessins manuscrits qui témoignent de cet état primitif de l’artillerie. Mais il convient d’insister d’abord sur les nouveaux engins, destinés à un si grand avenir.
 
Les premiers tubes de métal jouant le rôle de canon qui soient cités auraient été employés à Metz en 1324 ; ils sont aussi désignés dans un acte authentique de la république de Florence, en 1326. Du Gange et La Cabane ont relevé des documens analogues, à partir de 1338, dans les archives françaises. A la défense de Cambrai, en 1339, figurent 10 canons, 5 de fer, 5 de métal (bronze), ainsi que la poudre pour les servir. En 1346, à la bataille de Crécy, les Anglais mirent en ligne trois petits canons, qui lançaient des boulets de 1er et de feu.
 
Le caractère redoutable du nouvel instrument fut aussitôt reconnu, quoique les dimensions en fussent d’abord restreintes. L’emploi s’en répandit rapidement dans les villes fortifiées et châteaux-forts de la France et de l’Allemagne. Les poudreries d’Augsbourg (1340), de Spandau (1344), de Liegnitz (1348) sont signalées par les chroniqueurs ; ils nous apprennent que le consistoire de Lubeck fut incendié en 1360 par la négligence des gens qui préparaient la poudre pour les bombardes. Pétrarque, dans son traité ''de Remediis utriusque fortunœ'', écrit, dit-on, vers 1344, parle de ces machines qui lancent par l’action du feu des boulets de bronze avec un bruit épouvantable : « Machines rares naguère, ajoute-t-il, et maintenant aussi répandues que n’importe quelles armes. » En 1354, on rencontre le nom du moine Berthold Schwartz, comme celui d’un inventeur en artillerie. On n’en sait rien de plus, si ce n’est qu’il a donné lieu à toute une légende, d’après laquelle il aurait inventé la poudre et serait devenu victime de sa découverte. En réalité, à ce moment, la poudre était connue depuis un siècle au moins, et l’artillerie en général, déjà d’un emploi courant.
 
Le mot ''bâton à feu'' était, à l’origine, une expression générique, désignant toute arme à feu, qu’elle fût portative et employée par un homme isolé, ou qu’elle présentât de plus grandes dimensions. Cependant, le nom de ''bombarde'' était spécialement affecté aux machines qui lançaient de grosses pierres ou boulets. Quant au mot canon, il signifiait d’abord le tube seul ; plus tard, il s’appliqua à l’arme entière.
 
L’emploi de ces engins se généralisa rapidement, comme il arrive pour les inventions militaires, dans lesquelles personne ne souffre d’être surpassé par ses voisins.
 
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Cependant, la poudre à canon ne prit pas tout d’abord cette supériorité accablante sur les anciennes machines, qui devait faire abandonner celles-ci. On continua pendant près d’un siècle à se servir en même temps des antiques machines de guerre et des compositions incendiaires d’autrefois ; on combina même l’emploi des anciens et des nouveaux engins. Froissart, décrivant le siège de Romorantin par les Anglais, parle du feu grégeois tiré par bombardes et par canons.
 
Il existe deux manuscrits à figures, l’un à la Bibliothèque nationale de Paris (latin n° 7239), l’autre à celle de Munich (latin n° 197), manuscrits copiés en partie l’un sur l’autre, ou tirés d’une source commune. Ils décrivent et représentent les diverses machines de guerre usitées au XIVe siècle. On y voit à la fois et sur les mêmes pages les mangonneaux, imités de l’antiquité, et les premiers modèles de bombardes. Celles-ci ne lancent pas seulement des boulets, mais aussi de grandes flèches et des carreaux incendiaires, que les dessins font voir à moitié engagés dans le tube du canon. D’autres bombardes, également figurées, projettent verticalement des boulets incendiaires. Sur une autre page, on aperçoit un guerrier en haut d’une sorte de hune, protégé par un mantelet et qui a à sa disposition d’un côté une fronde à la main et de l’autre une arme à feu portative.
 
Le bélier demeure dessiné dans ces manuscrits, sous diverses formes, comme le principal instrument destiné à battre en brèche. Mais les jours de cet antique engin, si longtemps regardé comme le plus formidable instrument d’attaque, étaient comptés. La puissance mécanique de la poudre se révélait de plus en plus. Au XVe siècle, Jean Bureau construit des canons plus puissans et il s’en sert pour abattre les forteresses féodales et réduire les châteaux-forts attaqués par le roi de France. Le bélier, les mangonneaux, les arbalètes à tour et toutes les machines encombrantes et mues à bras d’homme des anciens combattans disparurent rapidement devant ces nouveaux engins, qui puisaient une énergie supérieure dans la mécanique chimique.
 
La puissance explosive de la poudre ne tarda pas à être employée d’une façon non moins efficace dans les mines, pour faire sauter et écrouler les forteresses, avec moins de peine et de frais que le feu dans les anciens travaux souterrains. On l’utilisa également pour les bombes et les projectiles creux, de façon à lancer non-seulement des matières incendiaires, mais des matières explosives, dont l’effet destructeur se redoublait au point d’arrivée.
 
Dès le XVIe siècle, la transformation de l’art militaire est opérée et l’on réalise un système d’artillerie analogue aux nôtres et dont
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la puissance fondée sur les propriétés de la poudre à canon a suffi à l’art militaire : jusqu’à nos jours du moins, où les théories de la thermochimie et de la thermodynamique ont conduit à inventer des substances explosives nouvelles, aussi supérieures par leur énergie à la poudre à canon que celle-ci l’avait été au feu grégeois.
 
La décadence du feu grégeois et celle des anciennes machines de guerre, si promptement oubliées, montre à quel point les phénomènes qui frappaient au plus haut degré l’imagination de nos ancêtres sont devenus depuis familiers et indifférens. Ce que les plus savans ignoraient alors, suivant une belle prédiction de Roger Bacon, la foule des écoliers le connaît aujourd’hui : ''Multa enim modo ignorant sapientes quœ vulgus studentium sciet in temporibus futuris''.
 
Le mode même suivant lequel ont eu lieu ces acquisitions successives mérite attention, au point de vue de la philosophie de l’histoire et des progrès de l’esprit humain. Jusque dans les temps modernes, c’est par un empirisme, à peine aidé de quelques déductions immédiates tirées de l’observation, que les perfectionnemens dans la guerre et dans l’industrie ont été réalisés. C’est ainsi que les branches de bois enflammées, armes primitives, déjà usitées sans doute par les hommes de l’âge de pierre, ont fait place aux projectiles incendiaires des anciens, armés de soufre et de résine ; c’est ainsi que les falariques et les ''malleoli'' des Romains, garnis d’étoupe et de poix enflammée, ont été remplacés par le feu grégeois, composition plus savante, où la matière combustible était associée à un comburant, le salpêtre. Mais aucune théorie n’avait présidé à cette association, née du hasard et de l’accident. La pratique des compositions multiples, confondues sous le nom de feu grégeois, a conduit à son tour, toujours par empirisme, à découvrir la poudre à canon, puis à reconnaître les propriétés explosives et balistiques de celle-ci. A la vérité, l’utilisation de ces propriétés et les instrumens destinés à les mettre en œuvre ont exigé des raisonnemens plus compliqués, mais dont l’enchaînement reposait toujours sur l’observation immédiate.
 
Les progrès accomplis de notre temps dans la balistique et dans la découverte des matières explosives offrent un tout autre caractère. C’est la théorie pure qui a conduit à composer ces matières, c’est elle qui permet d’en annoncer la puissance et de la calculer ; c’est elle qui détermine avec certitude et ''a priori'' l’énergie latente dans les mélanges et dans les composés les plus divers. C’est la théorie qui a montré que la poudre à canon n’utilisait que la moitié de la puissance de ses élémens, et qui a défini la limite de la force
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à laquelle on pouvait prétendre par le nouvel ordre de compositions, et que l’on n’a guère tardé à réaliser : ce terme est aujourd’hui atteint et l’art des inventeurs ne s’exerce plus en réalité que sur les conditions plus ou moins efficaces de son utilisation. C’est la théorie enfin qui a fourni les règles exactes de la construction des armes nouvelles, destinées à utiliser les nouvelles poudres. En un mot, nous retrouvons ici le caractère général des progrès accomplis par l’industrie du XIXe siècle. Elle repose sur la science proprement dite, laquelle lui fournit des règles certaines, appuyées à la fois sur l’expérience méthodique et sur les déductions rationnelles. Sans doute le dernier détail des propriétés des corps nous échappe encore et ne peut être complètement défini que par l’empirisme. Mais celui-ci a cessé d’être le maître souverain des applications.
 
Ce sont là des vérités qui n’ont pas encore été suffisamment reconnues ni par le vulgaire, ni même par les politiciens et les gouvernemens. Ils sont trop portés à attribuer le bienfait des merveilleuses découvertes de notre temps aux inventeurs industriels, qui tirent parti des grands travaux de science pure pour faire fortune, sans y apporter parfois d’autre contingent personnel que celui de tel ou tel phénomène particulier visé par leur brevet d’invention. La reconnaissance publique ne va pas plus loin ; elle ignore d’ordinaire que le principal mérite des inventions, les unes offensives, les autres bienfaisantes, qui changent la face du monde et la condition de la race humaine, est attribuable en réalité non aux industriels, mais aux savans, leurs maîtres : je veux dire aux hommes qui découvrent dans leurs laboratoires ou dans leurs cabinets les lois générales de la nature. Newton et Galilée, en trouvant les lois du système du monde et celles de l’astronomie moderne, ont incomparablement plus fait pour la navigation que le plus habile constructeur de montres marines ou de locomobiles. Lavoisier, en exposant les principes de la combustion et la nature véritable de nos corps simples, a avancé les arts métallurgiques et industriels davantage que le praticien le plus réputé et le plus enrichi par ses brevets. Tel mathématicien s’occupant de thermodynamique, tel chimiste étudiant les propriétés générales des corps et le mécanisme de leurs métamorphoses, rendent plus de services à l’art de la guerre, aux arts industriels, ou à l’agriculture que tous les inventeurs de détails pratiques réunis. Sans doute l’opinion a cessé d’être, comme elle l’était au moyen âge, hostile à la science. Après avoir été réputée trop longtemps suspecte, celle-ci a été plus tard tolérée comme une curiosité, et elle a fini par être entourée de nos jours d’un sentiment de sympathie,
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né d’une vague intuition de ses mérites efficaces. Mais l’opinion n’a pas encore compris complètement ni l’étendue des services rendus par les hommes qui s’occupent de science pure et désintéressée, sans chercher à en tirer un profit immédiat et personnel par des applications directes ; ni la reconnaissance que leur doit l’humanité ; ni surtout l’intérêt que la société aurait à leur assurer sans compter ces ressources de travail et ces moyens d’action, dont elle a toujours fini par être récompensée au centuple.
 
L’histoire des matières incendiaires et explosives fournit des exemples frappans de tels services, en raison des ressources que ces matières n’ont cessé de fournir aux peuples civilisés : je ne dis pas seulement dans leurs luttes, trop souvent fratricides, mais surtout contre les sauvages et les barbares.
 
Dès le début, l’invention du feu grégeois a sauvé Constantinople de deux invasions redoutables : celle des Arabes, qui allaient compléter, une génération après Mahomet, la conquête de l’empire byzantin, et celle des Russes, qui descendaient à leur tour du Nord pour en réaliser la destruction. A ce moment, de telles invasions auraient peut-être amené la perte presque complète des monumens écrits de la civilisation grecque, demeurés jusque-là étrangers à l’Occident barbare. Bien plus, on ne saurait dire ce qui serait arrivé de la civilisation occidentale elle-même, si elle avait été pressée du côté de l’Orient par l’invasion musulmane, en même temps que celle-ci pénétrait en Occident jusqu’à Rome et jusqu’à l’intérieur de la Gaule.
 
La découverte de la force explosive de la poudre à canon a produit des résultats plus étendus encore ; car c’est à l’emploi des armes à feu que sont dues la conquête de l’Amérique et la domination, graduellement étendue, des races européennes sur les autres peuples. Les armes et les explosifs modernes ont accru encore cette prépondérance, non-seulement par la supériorité de ces armes elles-mêmes, mais plus encore par la nécessité de connaissances supérieures pour en assurer le maniement et la conservation. Sans doute le premier nègre africain venu, s’il est discipliné, pourra mettre en œuvre un fusil à tir rapide, qui lui est vendu tout garni de ses munitions. Mais il est incapable de fabriquer lui-même ces munitions, aussi bien que d’entretenir ou de réparer une arme, qui ne tardera guère à devenir impuissante entre ses mains.
 
L’inégalité entre les peuples barbares et les peuples civilisés était assez faible, dans l’antiquité, pour avoir rendu possibles les invasions barbares et la destruction de l’ancienne culture. Mais l’abîme qui sépare ces peuples est aujourd’hui devenu infranchissable. Même les nations demi-civilisées, tels que les Chinois, ne
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paraissent guère, jusqu’ici, avoir réussi à combler cet abîme. Aussi les peuples civilisés n’ont-ils plus à lutter que les uns avec les autres : à armes à peu près égales, à la vérité, car toute invention faite chez l’un d’eux ne tarde pas à être reproduite chez tous, parce que la science y est au même degré d’avancement. En raison de ce fait, les perfectionnemens mêmes que la science apporte chaque jour à l’art de la guerre sont devenus la garantie d’une paix plus prolongée.
 
Cette garantie ne résulte pas seulement de la similitude de nos cultures matérielles ; elle est surtout la conséquence morale de la parité de nos cultures scientifiques. La science et ses grands résultats sont maintenant mis en commun, par l’effet de ces sentimens élevés et philosophiques qui font concourir tous les savans à la recherche de la vérité, pour le bien général de l’humanité. La science est amoureuse d’unité et d’harmonie. C’est surtout ce lien moral et intellectuel, établi par la science entre les peuples, qui a rendu la guerre de nos jours plus rare et moins cruelle. Quels que soient les incidens et les antagonismes nationaux du temps présent, il n’en est pas moins évident pour le penseur que les peuples civilisés, par suite du progrès des sciences et de l’industrie, tendent vers une organisation démocratique commune, déjà accomplie dans l’Amérique du Nord. Espérons que cette organisation ne tardera pas à embrasser l’Europe moderne, que les armes savantes ne seront désormais employées que pour assurer la protection de la civilisation et que nous verrons luire le jour tant désiré de la paix et de la fraternité universelles !
 
::Ultima Cumæi venit jam carminis ætas,
::Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo.
 
Les Grecs et les Romains, après avoir poussé l’art de la guerre à sa perfection, avaient bien eu le même rêve, au temps de Virgile, et ce rêve s’était réalisé : la ''pax romana'', née de l’emploi de la force matérielle, n’avait pas tardé à s’étendre sur leur univers. Pourquoi la science, qui est une force moderne d’un ordre supérieur, n’aurait-elle pas la même efficacité ? pourquoi nos neveux n’auraient-ils pas aussi la fortune de voir réaliser nos illusions ?
 
 
M. BERTHELOT.