« Les Confessions (Rousseau) » : différence entre les versions

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Texte de l'édition H. Launette & Cie, Paris, 1889
 
*[[Les Confessions (Rousseau) - Livre I]]
 
*[[Les Confessions (Rousseau) - Livre II]]
 
*[[Les Confessions (Rousseau) - Livre III]]
== LIVRE PREMIER ==
*[[Les Confessions (Rousseau) - Livre IV]]
 
*[[Les Confessions (Rousseau) - Livre V]]
1712 - 1728
*[[Les Confessions (Rousseau) - Livre VI]]
 
*[[Les Confessions (Rousseau) - Livre VII]]
Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution
*[[Les Confessions (Rousseau) - Livre VIII]]
n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans
*[[Les Confessions (Rousseau) - Livre IX]]
toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi.
*[[Les Confessions (Rousseau) - Livre X]]
 
*[[Les Confessions (Rousseau) - Livre XI]]
Moi seul. Je sens mon coeur, et je connais les hommes. Je ne suis fait
*[[Les Confessions (Rousseau) - Livre XII]]
comme aucun de ceux que j'ai vus; j'ose croire n'être fait comme aucun de
ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la
nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté,
c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu.
 
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je
viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je
dirai hautement: Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus.
J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de
mauvais, rien ajouté de bon; et s'il m'est arrivé d'employer quelque
ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné
par mon défaut de mémoire. J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu
l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus:
méprisable et vil quand je l'ai été; bon, généreux, sublime, quand je l'ai
été: j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Être éternel,
rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils
écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils
rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son coeur au
pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu'un seul te dise, s'il
l'ose: je fus meilleur que cet homme-là.
 
Je suis né à Genève, en 1712 d'Isaac Rousseau, Citoyen, et de Susanne
Bernard, Citoyenne. Un bien fort médiocre, à partager entre quinze enfants,
ayant réduit presque à rien la portion de mon père, il n'avait pour
subsister que son métier d'horloger, dans lequel il était à la vérité fort
habile. Ma mère, fille du ministre Bernard, était plus riche: elle avait de
la sagesse et de la beauté. Ce n'était pas sans peine que mon père l'avait
obtenue. Leurs amours avaient commencé presque avec leur vie; dès l'âge de
huit à neuf ans ils se promenaient ensemble tous les soirs sur la Treille; à
dix ans ils ne pouvaient plus se quitter. La sympathie, l'accord des âmes,
affermit en eux le sentiment qu'avait produit l'habitude. Tous deux, nés
tendres et sensibles, n'attendaient que le moment de trouver dans un autre
la même disposition, ou plutôt ce moment les attendait eux-mêmes, et chacun
d'eux jeta son coeur dans le premier qui s'ouvrit pour le recevoir. Le sort,
qui semblait contrarier leur passion, ne fit que l'animer. Le jeune amant ne
pouvant obtenir sa maîtresse se consumait de douleur: elle lui conseilla de
voyager pour l'oublier. Il voyagea sans fruit, et revint plus amoureux que
jamais. Il retrouva celle qu'il aimait tendre et fidèle. Après cette
épreuve, il ne restait qu'à s'aimer toute la vie; ils le jurèrent, et le
ciel bénit leur serment.
 
Gabriel Bernard, frère de ma mère, devint amoureux d'une des soeurs de
mon père; mais elle ne consentit à épouser le frère qu'à condition que son
frère épouserait la soeur. L'amour arrangea tout, et les deux mariages se
firent le même jour. Ainsi mon oncle était le mari de ma tante, et leurs
enfants furent doublement mes cousins germains. Il en naquit un de part et
d'autre au bout d'une année; ensuite il fallut encore se séparer.
 
Mon oncle Bernard était ingénieur: il alla servir dans l'Empire et en
Hongrie sous le prince Eugène. Il se distingua au siège et à la bataille de
Belgrade. Mon père, après la naissance de mon frère unique, partit pour
Constantinople, où il était appelé, et devint horloger du sérail. Durant son
absence, la beauté de ma mère, son esprit, ses talents, lui attirèrent des
hommages. M. de la Closure, résident de France, fut un des plus empressés à
lui en offrir. Il fallait que sa passion fût vive, puisque au bout de trente
ans je l'ai vu s'attendrir en me parlant d'elle. Ma mère avait plus que de
la vertu pour s'en défendre; elle aimait tendrement son mari. Elle le pressa
de revenir: il quitta tout, et revint. Je fus le triste fruit de ce retour.
Dix mois après, je naquis infirme et malade. Je coûtai la vie à ma mère, et
ma naissance fut le premier de mes malheurs.
 
Je n'ai pas su comment mon père supporta cette perte, mais je sais
qu'il ne s'en consola jamais. Il croyait la revoir en moi, sans pouvoir
oublier que je la lui avais ôtée; jamais il ne m'embrassa que je ne sentisse
à ses soupirs, à ses convulsives étreintes, qu'un regret amer se mêlait à
ses caresses: elles n'en étaient que plus tendres. Quand il me disait:
Jean-Jacques, parlons de ta mère; je lui disais: Hé bien! mon père, nous
allons donc pleurer; et ce mot seul lui tirait déjà des larmes. Ah!
disait-il en gémissant, rends-la-moi, console-moi d'elle, remplis le vide
qu'elle a laissé dans mon âme. T'aimerais-je ainsi, si tu n'étais que mon
fils? Quarante ans après l'avoir perdue, il est mort dans les bras d'une
seconde femme, mais le nom de la première à la bouche, et son image au fond
du coeur.
 
Tels furent les auteurs de mes jours. De tous les dons que le ciel leur
avait départis, un coeur sensible est le seul qu'ils me laissèrent; mais il
avait fait leur bonheur, et fit tous les malheurs de ma vie.
 
J'étais né presque mourant; on espérait peu de me conserver. J'apportai
le germe d'une incommodité que les ans ont renforcée, et qui maintenant ne
me donne quelquefois des relâches que pour me laisser souffrir plus
cruellement d'une autre façon. Une soeur de mon père, fille aimable et sage,
prit si grand soin de moi qu'elle me sauva. Au moment où j'écris ceci, elle
est encore en vie, soignant, à l'âge de quatre-vingts ans, un mari plus
jeune qu'elle, mais usé par la boisson. Chère tante, je vous pardonne de
m'avoir fait vivre, et je m'afflige de ne pouvoir vous rendre à la fin de
vos jours les tendres soins que vous m'avez prodigués au commencement des
miens! J'ai aussi ma mie Jacqueline encore vivante, saine et robuste. Les
mains qui m'ouvrirent les yeux à ma naissance pourront me les fermer à ma
mort.
 
Je sentis avant de penser; c'est le sort commun de l'humanité. Je
l'éprouvai plus qu'un autre. J'ignore ce que je fis jusqu'à cinq ou six ans.
Je ne sais comment j'appris à lire; je ne me souviens que de mes premières
lectures et de leur effet sur moi: c'est le temps d'où je date sans
interruption la conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans;
nous nous mîmes à les lire après souper, mon père et moi. Il n'était
question d'abord que de m'exercer à la lecture par des livres amusants; mais
bientôt l'intérêt devint si vif que nous lisions tour à tour sans relâche,
et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter
qu'à la fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les
hirondelles, disait tout honteux: allons nous coucher; je suis plus enfant
que toi.
 
En peu de temps j'acquis, par cette dangereuse méthode, non seulement
une extrême facilité à lire et à m'entendre, mais une intelligence unique à
mon âge sur les passions. Je n'avais aucune idée des choses, que tous les
sentiments m'étaient déjà connus. Je n'avais rien conçu, j'avais tout senti.
Ces émotions confuses, que j'éprouvai coup sur coup, n'altéraient point la
raison que je n'avais pas encore; mais elles m'en formèrent une d'une autre
trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et
romanesques, dont l'expérience et la réflexion n'ont jamais bien pu me
guérir.
 
Les romans finirent avec l'été de 1719. L'hiver suivant, ce fut autre
chose. La bibliothèque de ma mère épuisée, on eut recours à la portion de
celle de son père qui nous était échue. Heureusement il s'y trouva de bons
livres; et cela ne pouvait guère être autrement, cette bibliothèque ayant
été formée par un Ministre, à la vérité, et savant même, car c'était la mode
alors, mais homme de goût et d'esprit. L'Histoire de l'Eglise et de l'Empire
par le Sueur, le Discours de Bossuet sur l'histoire universelle, les Hommes
illustres de Plutarque, L'Histoire de Venise par Nani, les Métamorphoses
d'Ovide, la Bruyère, les Mondes de Fontenelle, ses Dialogues des morts, et
quelques tomes de Molière, furent transportés dans le cabinet de mon père,
et je les lui lisais tous les jours durant son travail. J'y pris un goût
rare, et peut-être unique à cet âge. Plutarque surtout devint ma lecture
favorite. Le plaisir que je prenais à le relire sans cesse me guérit un peu
des romans, et je préférai bientôt Agésilas, Brutus, Aristide, à Orondate,
Artamène et Juba. De ces intéressantes lectures, des entretiens qu'elles
occasionnaient entre mon père et moi, se forma cet esprit libre et
républicain, ce caractère indomptable et fier, impatient de joug et de
servitude, qui m'a tourmenté tout le temps de ma vie dans les situations les
moins propres à lui donner l'essor. Sans cesse occupé de Rome et d'Athènes,
vivant pour ainsi dire avec leurs grands hommes, né moi-même Citoyen d'une
République, et fils d'un père dont l'amour de la patrie était la plus forte
passion, je m'en enflammais à son exemple, je me croyais Grec ou Romain; je
devenais le personnage dont je lisais la vie: le récit des traits de
constance et d'intrépidité qui m'avaient frappé me rendait les yeux
étincelants et la voix forte. Un jour que je racontais à table l'aventure de
Scévola, on fut effrayé de me voir avancer et tenir la main sur un réchaud
pour représenter son action.
 
J'avais un frère plus âgé que moi de sept ans. Il apprenait la
profession de mon père. L'extrême affection qu'on avait pour moi le faisait
un peu négliger; et ce n'est pas cela que j'approuve. Son éducation se
sentit de cette négligence. Il prit le train du libertinage, même avant
l'âge d'être un vrai libertin. On le mit chez un autre maître, d'où il
faisait des escapades comme il en avait fait de la maison paternelle. Je ne
le voyais presque point; à peine puis-je dire avoir fait connaissance avec
lui; mais je ne laissais pas de l'aimer tendrement, et il m'aimait autant
qu'un polisson peut aimer quelque chose. Je me souviens qu'une fois que mon
père le châtiait rudement et avec colère, je me jetai impétueusement entre
eux deux, l'embrassant étroitement. Je le couvris ainsi de mon corps,
recevant les coups qui lui étaient portés; et je m'obstinai si bien dans
cette attitude, qu'il fallut enfin que mon père lui fît grâce, soit désarmé
par mes cris et mes larmes, soit pour ne pas me maltraiter plus que lui.
Enfin mon frère tourna si mal qu'il s'enfuit et disparut tout à fait.
Quelque temps après on sut qu'il était en Allemagne. Il n'écrivit pas une
seule fois. On n'a plus eu de ses nouvelles depuis ce temps-là; et voilà
comment je suis demeuré fils unique.
 
Si ce pauvre garçon fut élevé négligemment, il n'en fut pas ainsi de
son frère; et les enfants des rois ne sauraient être soignés avec plus de
zèle que je le fus durant mes premiers ans, idolâtré de tout ce qui
m'environnait, et toujours, ce qui est bien plus rare, traité en enfant
chéri, jamais en enfant gâté. Jamais une seule fois, jusqu'à ma sortie de la
maison paternelle, on ne m'a laissé courir seul dans la rue avec les autres
enfants; jamais on n'eut à réprimer en moi ni à satisfaire aucune de ces
fantasques humeurs qu'on impute à la nature, et qui naissent toutes de la
seule éducation. J'avais les défauts de mon âge; j'étais babillard,
gourmand, quelquefois menteur. J'aurais volé des fruits, des bonbons, de la
mangeaille; mais jamais je n'ai pris plaisir à faire du mal, du dégât, à
charger les autres, à tourmenter de pauvres animaux. Je me souviens pourtant
d'avoir une fois pissé dans la marmite d'une de nos voisines, appelée madame
Clot, tandis qu'elle était au prêche. J'avoue même que ce souvenir me fait
encore rire, parce que madame Clot, bonne femme au demeurant, était bien la
vieille la plus grognon que je connus de ma vie. Voilà la courte et
véridique histoire de tous mes méfaits enfantins.
 
Comment serais-je devenu méchant, quand je n'avais sous les yeux que
des exemples de douceur, et autour de moi que les meilleures gens du monde?
Mon père, ma tante, ma mie, mes parents, nos amis, nos voisins, tout ce qui
m'environnait ne m'obéissait pas à la vérité, mais m'aimait; et moi je les
aimais de même. Mes volontés étaient si peu excitées et si peu contrariées
qu'il ne me venait pas dans l'esprit d'en avoir. Je puis jurer que, jusqu'à
mon asservissement sous un maître, je n'ai pas su ce que c'était qu'une
fantaisie. Hors le temps que je passais à lire ou écrire auprès de mon père,
et celui où ma mie me menait promener, j'étais toujours avec ma tante, à la
voir broder, à l'entendre chanter, assis ou debout à côté d'elle; et j'étais
content. Son enjouement, sa douceur, sa figure agréable, m'ont laissé de si
fortes impressions, que je vois encore son air, son regard, son attitude: je
me souviens de ses petits propos caressants; je dirais comment elle était
vêtue et coiffée, sans oublier les deux crochets que ses cheveux noirs
faisaient sur ses tempes, selon la mode de ce temps-là.
 
Je suis persuadé que je lui dois le goût ou plutôt la passion pour la
musique, qui ne s'est bien développée en moi que longtemps après. Elle
savait une quantité prodigieuse d'airs et de chansons qu'elle chantait avec
un filet de voix fort douce. La sérénité d'âme de cette excellente fille
éloignait d'elle et de tout ce qui l'environnait la rêverie et la tristesse.
L'attrait que son chant avait pour moi fut tel, que non seulement plusieurs
de ses chansons me sont toujours restées dans la mémoire, mais qu'il m'en
revient même, aujourd'hui que je l'ai perdue, qui, totalement oubliées
depuis mon enfance, se retracent à mesure que je vieillis, avec un charme
que je ne puis exprimer. Dirait-on que moi, vieux radoteur, rongé de soucis
et de peines, je me surprends quelquefois à pleurer comme un enfant, en
marmottant ces petits airs d'une voix déjà cassée et tremblante? Il y en a
un surtout qui m'est bien revenu tout entier quant à l'air; mais la seconde
moitié des paroles s'est constamment refusée à tous mes efforts pour me la
rappeler, quoiqu'il m'en revienne confusément les rimes. Voici le
commencement, et ce que j'ai pu me rappeler du reste:
Tircis, je n'ose
Ecouter ton chalumeau
Sous l'ormeau;
Car on en cause
Déjà dans notre hameau.
 
..... un berger
..... s'engager
..... sans danger;
Et toujours l'épine est sous la rose.
 
Je cherche où est le charme attendrissant que mon coeur trouve à cette
chanson: c'est un caprice auquel je ne comprends rien; mais il m'est de
toute impossibilité de la chanter jusqu'à la fin sans être arrêté par mes
larmes. J'ai cent fois projeté d'écrire à Paris pour faire chercher le reste
des paroles, si tant est que quelqu'un les connaisse encore. Mais je suis
presque sûr que le plaisir que je prends à me rappeler cet air s'évanouirait
en partie, si j'avais la preuve que d'autres que ma pauvre tante Suson l'ont
chanté.
 
Telles furent les premières affections de mon entrée à la vie; ainsi
commençait à se former ou à se montrer en moi ce coeur à la fois si fier et
si tendre, ce caractère efféminé, mais pourtant indomptable, qui, flottant
toujours entre la faiblesse et le courage, entre la mollesse et la vertu,
m'a jusqu'au bout mis en contradiction avec moi-même, et a fait que
l'abstinence et la jouissance, le plaisir et la sagesse, m'ont également
échappé.
 
Ce train d'éducation fut interrompu par un accident dont les suites ont
influé sur le reste de ma vie. Mon père eut un démêlé avec un M. Gautier,
capitaine en France, et apparenté dans le Conseil. Ce Gautier, homme
insolent et lâche, saigna du nez, et, pour se venger, accusa mon père
d'avoir mis l'épée à la main dans la Ville. Mon père, qu'on voulut envoyer
en prison, s'obstinait à vouloir que, selon la loi, l'accusateur y entrât
aussi bien que lui: n'ayant pu l'obtenir, il aima mieux sortir de Genève et
s'expatrier pour le reste de sa vie, que de céder sur un point où l'honneur
et la liberté lui paraissaient compromis.
 
Je restai sous la tutelle de mon oncle Bernard, alors employé aux
fortifications de Genève. Sa fille aînée était morte, mais il avait un fils
de même âge que moi. Nous fûmes mis ensemble à Bossey en pension chez le
Ministre Lambercier, pour y apprendre, avec le latin, tout le menu fatras
dont on l'accompagne sous le nom d'éducation.
 
Deux ans passés au village adoucirent un peu mon âpreté romaine, et me
ramenèrent à l'état d'enfant. A Genève, où l'on ne m'imposait rien, j'aimais
l'application, la lecture; c'était presque mon seul amusement. A Bossey, le
travail me fit aimer les jeux qui lui servaient de relâche. La campagne
était pour moi si nouvelle que je ne pouvais me lasser d'en jouir. Je pris
pour elle un goût si vif, qu'il n'a jamais pu s'éteindre. Le souvenir des
jours heureux que j'y ai passés m'a fait regretter son séjour et ses
plaisirs dans tous les âges, jusqu'à celui qui m'y a ramené. M. Lambercier
était un homme fort raisonnable, qui, sans négliger notre instruction, ne
nous chargeait point de devoirs extrêmes. La preuve qu'il s'y prenait bien
est que, malgré mon aversion pour la gêne, je ne me suis jamais rappelé avec
dégoût mes heures d'étude, et que, si je n'appris pas de lui beaucoup de
choses, ce que j'appris je l'appris sans peine, et n'en ai rien oublié.
 
La simplicité de cette vie champêtre me fit un bien d'un prix
inestimable, en ouvrant mon coeur à l'amitié. Jusqu'alors je n'avais connu
que des sentiments élevés, mais imaginaires. L'habitude de vivre ensemble
dans un état paisible m'unit tendrement à mon cousin Bernard. En peu de
temps j'eus pour lui des sentiments plus affectueux que ceux que j'avais eus
pour mon frère, et qui ne se sont jamais effacés. C'était un grand garçon
fort efflanqué, fort fluet, aussi doux d'esprit que faible de corps, et qui
n'abusait pas trop de la prédilection qu'on avait pour lui dans la maison,
comme fils de mon tuteur. Nos travaux, nos amusements, nos goûts étaient les
mêmes: nous étions seuls, nous étions de même âge, chacun des deux avait
besoin d'un camarade; nous séparer était, en quelque sorte, nous anéantir.
Quoique nous eussions peu d'occasions de faire preuve de notre attachement
l'un pour l'autre, il était extrême; et non seulement nous ne pouvions vivre
un instant séparés, mais nous n'imaginions pas que nous puissions jamais
l'être. Tous deux d'un esprit facile à céder aux caresses, complaisants
quand on ne voulait pas nous contraindre, nous étions toujours d'accord sur
tout. Si, par la faveur de ceux qui nous gouvernaient, il avait sur moi
quelque ascendant sous leurs yeux, quand nous étions seuls j'en avais un sur
lui qui rétablissait l'équilibre. Dans nos études, je lui soufflais sa leçon
quand il hésitait; quand mon thème était fait, je lui aidais à faire le
sien, et, dans nos amusements, mon goût plus actif lui servait toujours de
guide. Enfin nos deux caractères s'accordaient si bien, et l'amitié qui nous
unissait était si vraie, que, dans plus de cinq ans que nous fumes presque
inséparables, tant à Bossey qu'à Genève, nous nous battîmes souvent, je
l'avoue, mais jamais on n'eut besoin de nous séparer, jamais une de nos
querelles ne dura plus d'un quart d'heure, et jamais nous ne portâmes l'un
contre l'autre aucune accusation. Ces remarques sont, si l'on veut,
puériles, mais il en résulte pourtant un exemple peut-être unique depuis
qu'il existe des enfants.
 
La manière dont je vivais à Bossey me convenait si bien, qu'il ne lui a
manqué que de durer plus longtemps pour fixer absolument mon caractère. Les
sentiments tendres, affectueux, paisibles, en faisaient le fond. Je crois
que jamais individu de notre espèce n'eut naturellement moins de vanité que
moi. Je m'élevais par élans à des mouvements sublimes, mais je retombais
aussitôt dans ma langueur. Etre aimé de tout ce qui m'approchait était le
plus vif de mes désirs. J'étais doux, mon cousin l'était; ceux qui nous
gouvernaient l'étaient eux-mêmes. Pendant deux ans entiers je ne fus ni
témoin ni victime d'un sentiment violent. Tout nourrissait dans mon coeur
les dispositions qu'il reçut de la nature. Je ne connaissais rien d'aussi
charmant que de voir tout le monde content de moi et de toute chose. Je me
souviendrai toujours qu'au temple, répondant au catéchisme, rien ne me
troublait plus, quand il m'arrivait d'hésiter, que de voir sur le visage de
mademoiselle Lambercier des marques d'inquiétude et de peine. Cela seul
m'affligeait plus que la honte de manquer en public, qui m'affectait
pourtant extrêmement: car, quoique peu sensible aux louanges, je le fus
toujours beaucoup à la honte; et je puis dire ici que l'attente des
réprimandes de mademoiselle Lambercier me donnait moins d'alarmes que la
crainte de la chagriner.
 
Cependant elle ne manquait pas au besoin de sévérité, non plus que son
frère; mais comme cette sévérité, presque toujours juste, n'était jamais
emportée, je m'en affligeais et ne m'en mutinais point. J'étais plus fâché
de déplaire que d'être puni, et le signe du mécontentement m'était plus
cruel que la peine afflictive. Il est embarrassant de m'expliquer mieux,
mais cependant il le faut. Qu'on changerait de méthode avec la jeunesse, si
l'on voyait mieux les effets éloignés de celle qu'on emploie toujours
indistinctement, et souvent indiscrètement! La grande leçon qu'on peut tirer
d'un exemple aussi commun que funeste me fait résoudre à le donner.
 
Comme mademoiselle Lambercier avait pour nous l'affection d'une mère,
elle en avait aussi l'autorité, et la portait quelquefois jusqu'à nous
infliger la punition des enfants quand nous l'avions méritée. Assez
longtemps elle s'en tint à la menace, et cette menace d'un châtiment tout
nouveau pour moi me semblait très effrayante; mais après l'exécution, je la
trouvai moins terrible à l'épreuve que l'attente ne l'avait été: et ce qu'il
y a de plus bizarre est que ce châtiment m'affectionna davantage encore à
celle qui me l'avait imposé. Il fallait même toute la vérité de cette
affection et toute ma douceur naturelle pour m'empêcher de chercher le
retour du même traitement en le méritant; car j'avais trouvé dans la
douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m'avait laissé
plus de désir que de crainte de l'éprouver derechef par la même main. Il est
vrai que, comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du
sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m'eût point du tout paru
plaisant. Mais, de l'humeur dont il était, cette substitution n'était guère
à craindre: et si je m'abstenais de mériter la correction, c'était
uniquement de peur de fâcher mademoiselle Lambercier; car tel est en moi
l'empire de la bienveillance, et même de celle que les sens ont fait naître,
qu'elle leur donna toujours la loi dans mon coeur.
 
Cette récidive, que j'éloignais sans la craindre, arriva sans qu'il y
eût de ma faute, c'est-à-dire de ma volonté, et j'en profitai, je puis dire,
en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la dernière; car
mademoiselle Lambercier, s'étant aperçue à quelque signe que ce châtiment
n'allait pas à son but, déclara qu'elle y renonçait, et qu'il la fatiguait
trop. Nous avions jusque-là couché dans sa chambre, et même en hiver
quelquefois dans son lit. Deux jours après on nous fit coucher dans une
autre chambre, et j'eus désormais l'honneur, dont je me serais bien passé,
d'être traité par elle en grand garçon.
 
Qui croirait que ce châtiment d'enfant, reçu à huit ans par la main
d'une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes
passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens
contraire à ce qui devait s'ensuivre naturellement? En même temps que mes
sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce
que j'avais éprouvé, ils ne s'avisèrent point de chercher autre chose. Avec
un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservai pur
de toute souillure jusqu'à l'âge où les tempéraments les plus froids et les
plus tardifs se développent. Tourmenté longtemps sans savoir de quoi, je
dévorais d'un oeil ardent les belles personnes; mon imagination me les
rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en oeuvre à ma mode, et en
faire autant de demoiselles Lambercier.
 
Même après l'âge nubile, ce goût bizarre, toujours persistant et porté
jusqu'à la dépravation, jusqu'à la folie, m'a conservé les moeurs honnêtes
qu'il semblerait avoir dû m'ôter. Si jamais éducation fut modeste et chaste,
c'est assurément celle que j'ai reçue. Mes trois tantes n'étaient pas
seulement des personnes d'une sagesse exemplaire, mais d'une réserve que
depuis longtemps les femmes ne connaissent plus. Mon père, homme de plaisir,
mais galant à la vieille mode, n'a jamais tenu, près des femmes qu'il aimait
le plus, des propos dont une vierge eût pu rougir; et jamais on n'a poussé
plus loin que dans ma famille et devant moi le respect qu'on doit aux
enfants. Je ne trouvai pas moins d'attention chez M. Lambercier sur le même
article; et une fort bonne servante y fut mise à la porte pour un mot un peu
gaillard qu'elle avait prononcé devant nous. Non seulement je n'eus jusqu'à
mon adolescence aucune idée distincte de l'union des sexes, mais jamais
cette idée confuse ne s'offrit à moi que sous une image odieuse et
dégoûtante. J'avais pour les filles publiques une horreur qui ne s'est
jamais effacée: je ne pouvais voir un débauché sans dédain, sans effroi
même; car mon aversion pour la débauche allait jusque-là, depuis qu'allant
un jour au petit Sacconex par un chemin creux, je vis, des deux côtés, des
cavités dans la terre, où l'on me dit que ces gens-là faisaient leurs
accouplements. Ce que j'avais vu de ceux des chiennes me revenait aussi
toujours à l'esprit en pensant aux autres, et le coeur me soulevait à ce
seul souvenir.
 
Ces préjugés de l'éducation, propres par eux-mêmes à retarder les
premières explosions d'un tempérament combustible, furent aidés, comme j'ai
dit, par la diversion que firent sur moi les premières pointes de la
sensualité. N'imaginant que ce que j'avais senti, malgré des effervescences
de sang très incommodes, je ne savais porter mes désirs que vers l'espèce de
volupté qui m'était connue, sans aller jamais jusqu'à celle qu'on m'avait
rendue haïssable, et qui tenait de si près à l'autre sans que j'en eusse le
moindre soupçon. Dans mes sottes fantaisies, dans mes érotiques fureurs,
dans les actes extravagants auxquels elles me portaient quelquefois,
j'empruntais imaginairement le secours de l'autre sexe, sans penser jamais
qu'il fût propre à nul autre usage qu'à celui que je brûlais d'en tirer.
 
Non seulement donc c'est ainsi qu'avec un tempérament très ardent, très
lascif, très précoce, je passai toutefois l'âge de puberté sans désirer,
sans connaître d'autres plaisirs des sens que ceux dont mademoiselle
Lambercier m'avait très innocemment donné l'idée; mais quand enfin le
progrès des ans m'eut fait homme, c'est encore ainsi que ce qui devait me
perdre me conserva. Mon ancien goût d'enfant, au lieu de s'évanouir,
s'associa tellement à l'autre que je ne pus jamais l'écarter des désirs
allumés par mes sens; et cette folie, jointe à ma timidité naturelle, m'a
toujours rendu très peu entreprenant près des femmes, faute d'oser tout dire
ou de pouvoir tout faire, l'espèce de jouissance dont l'autre n'était pour
moi que le dernier terme ne pouvant être usurpée par celui qui la désire, ni
devinée par celle qui peut l'accorder. J'ai ainsi passé ma vie à convoiter
et me taire auprès des personnes que j'aimais le plus. N'osant jamais
déclarer mon goût, je l'amusais du moins par des rapports qui m'en
conservaient l'idée. Être aux genoux d'une maîtresse impérieuse, obéir à ses
ordres, avoir des pardons à lui demander, étaient pour moi de très douces
jouissances; et plus ma vive imagination m'enflammait le sang, plus j'avais
l'air d'un amant transi. On conçoit que cette manière de faire l'amour
n'amène pas des progrès bien rapides, et n'est pas fort dangereuse à la
vertu de celles qui en sont l'objet. J'ai donc fort peu possédé, mais je
n'ai pas laissé de jouir beaucoup à ma manière, c'est-à-dire par
l'imagination. Voilà comment mes sens, d'accord avec mon humeur timide et
mon esprit romanesque, m'ont conservé des sentiments purs et des moeurs
honnêtes, par les mêmes goûts qui, peut-être avec un peu plus d'effronterie,
m'auraient plongé dans les plus brutales voluptés.
 
J'ai fait le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur
et fangeux de mes confessions. Ce n'est pas ce qui est criminel qui coûte le
plus à dire, c'est ce qui est ridicule et honteux. Dès à présent je suis sûr
de moi; après ce que je viens d'oser dire, rien ne peut plus m'arrêter. On
peut juger de ce qu'ont pu me coûter de semblables aveux, sur ce que, dans
tout le cours de ma vie, emporté quelquefois près de celles que j'aimais par
les fureurs d'une passion qui m'ôtait la faculté de voir, d'entendre, hors
de sens et saisi d'un tremblement convulsif dans tout mon corps, jamais je
n'ai pu prendre sur moi de leur déclarer ma folie, et d'implorer d'elles,
dans la plus intime familiarité, la seule faveur qui manquait aux autres.
Cela ne m'est jamais arrivé qu'une fois dans l'enfance avec une enfant de
mon âge, encore fut-ce elle qui en fit la première proposition.
 
En remontant de cette sorte aux premières traces de mon être sensible,
je trouve des éléments qui, semblant quelquefois incompatibles, n'ont pas
laissé de s'unir pour produire avec force un effet uniforme et simple; et
j'en trouve d'autres qui, les mêmes en apparence, ont formé, par le concours
de certaines circonstances, de si différentes combinaisons, qu'on
n'imaginerait jamais qu'ils eussent entre eux aucun rapport. Qui croirait,
par exemple, qu'un des ressorts les plus vigoureux de mon âme fut trempé
dans la même source d'où la luxure et la mollesse ont coulé dans mon sang?
Sans quitter le sujet dont je viens de parler, on en va voir sortir une
impression bien différente.
 
J'étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la cuisine.
La servante avait mis sécher à la plaque les peignes de mademoiselle
Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s'en trouva un dont tout un
côté de dents était brisé. A qui s'en prendre de ce dégât? personne autre
que moi n'était entré dans la chambre. On m'interroge: je nie d'avoir touché
le peigne. M. et mademoiselle Lambercier se réunissent, m'exhortent, me
pressent, me menacent: je persiste avec opiniâtreté; mais la conviction
était trop forte, elle l'emporta sur toutes mes protestations, quoique ce
fût la première fois qu'on m'eût trouvé tant d'audace à mentir. La chose fut
prise au sérieux; elle méritait de l'être. La méchanceté, le mensonge,
l'obstination, parurent également dignes de punition; mais pour le coup ce
ne fut pas par mademoiselle Lambercier qu'elle me fut infligée. On écrivit à
mon oncle Bernard: il vint. Mon pauvre cousin était chargé d'un autre délit
non moins grave; nous fûmes enveloppés dans la même exécution. Elle fut
terrible. Quand, cherchant le remède dans le mal même, on eut voulu pour
jamais amortir mes sens dépravés, on n'aurait pu mieux s'y prendre. Aussi me
laissèrent-ils en repos pour longtemps.
 
On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeait. Repris à plusieurs fois et
mis dans l'état le plus affreux, je fus inébranlable. J'aurais souffert la
mort, et j'y étais résolu. Il fallut que la force même cédât au diabolique
entêtement d'un enfant; car on n'appela pas autrement ma constance. Enfin je
sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant.
 
Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n'ai
pas peur d'être puni derechef pour le même fait; hé bien! je déclare à la
face du ciel que j'en étais innocent, que je n'avais ni cassé ni touché le
peigne, que je n'avais pas approché de la plaque, et que je n'y avais pas
même songé. Qu'on ne me demande pas comment le dégât se fit, je l'ignore et
ne le puis comprendre; ce que je sais très certainement, c'est que j'en
étais innocent.
 
Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire,
mais ardent, fier, indomptable dans les passions; un enfant toujours
gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité,
complaisance, qui n'avait pas même l'idée de l'injustice, et qui pour la
première fois en éprouve une si terrible de la part précisément des gens
qu'il chérit et qu'il respecte le plus: quel renversement d'idées! quel
désordre de sentiments! quel bouleversement dans son coeur, dans sa
cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral! Je dis qu'on
s'imagine tout cela, s'il est possible; car pour moi je ne me sens pas
capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passait alors en
moi.
 
Je n'avais pas encore assez de raison pour sentir combien les
apparences me condamnaient, et pour me mettre à la place des autres. Je me
tenais à la mienne, et tout ce que je sentais, c'était la rigueur d'un
châtiment effroyable pour un crime que je n'avais pas commis. La douleur du
corps, quoique vive, m'était peu sensible; je ne sentais que l'indignation,
la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un cas à peu près semblable, et
qu'on avait puni d'une faute involontaire comme d'un acte prémédité, se
mettait en fureur à mon exemple, et se montait, pour ainsi dire, à mon
unisson. Tous deux dans le même lit, nous nous embrassions avec des
transports convulsifs, nous étouffions; et quand nos jeunes coeurs un peu
soulagés pouvaient exhaler leur colère, nous nous levions sur notre séant,
et nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute notre force:
Carnifex! carnifex! carnifex!
 
Je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore; ces moments me
seront toujours présents, quand je vivrais cent mille ans. Ce premier
sentiment de la violence et de l'injustice est resté si profondément gravé
dans mon âme, que toutes les idées qui s'y rapportent me rendent ma première
émotion; et ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle
consistance en lui-même, et s'est tellement détaché de tout intérêt
personnel, que mon coeur s'enflamme au spectacle ou au récit de toute action
injuste, quel qu'en soit l'objet et en quelque lieu qu'elle se commette,
comme si l'effet en retombait sur moi. Quand je lis les cruautés d'un tyran
féroce, les subtiles noirceurs d'un fourbe de prêtre, je partirais
volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y périr.
Je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à coups de pierre
un coq, une vache, un chien, un animal que je voyais en tourmenter un autre,
uniquement parce qu'il se sentait le plus fort. Ce mouvement peut m'être
naturel, et je crois qu'il l'est; mais le souvenir profond de la première
injustice que j'ai soufferte y fut trop longtemps et trop fortement lié pour
ne l'avoir pas beaucoup renforcé.
 
Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce moment je
cessai de jouir d'un bonheur pur, et je sens aujourd'hui même que le
souvenir des charmes de mon enfance s'arrête là. Nous restâmes encore à
Bossey quelques mois. Nous y fûmes comme on nous représente le premier homme
encore dans le paradis terrestre, mais ayant cessé d'en jouir: c'était en
apparence la même situation, et en effet une tout autre manière d'être.
L'attachement, le respect, l'intimité, la confiance, ne liaient plus les
élèves à leurs guides; nous ne les regardions plus comme des dieux qui
lisaient dans nos coeurs: nous étions moins honteux de mal faire et plus
craintifs d'être accusés: nous commencions à nous cacher, à nous mutiner, à
mentir. Tous les vices de notre âge corrompaient notre innocence et
enlaidissaient nos jeux. La campagne même perdit à nos yeux cet attrait de
douceur et de simplicité qui va au coeur: elle nous semblait déserte et
sombre; elle s'était comme couverte d'un voile qui nous en cachait les
beautés. Nous cessâmes de cultiver nos petits jardins, nos herbes, nos
fleurs.
 
Nous n'allions plus gratter légèrement la terre, et crier de joie en
découvrant le germe du grain que nous avions semé. Nous nous dégoûtâmes de
cette vie; on se dégoûta de nous; mon oncle nous retira, et nous nous
séparâmes de M. et mademoiselle Lambercier, rassasiés les uns des autres, et
regrettant peu de nous quitter.
 
Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey, sans que
je m'en sois rappelé le séjour d'une manière agréable par des souvenirs un
peu liés: mais depuis qu'ayant passé l'âge mûr je décline vers la
vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs renaissent tandis que les autres
s'effacent, et se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et
la force augmentent de jour en jour; comme si, sentant déjà la vie qui
s'échappe, je cherchais à la ressaisir par ses commencements. Les moindres
faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu'ils sont de ce temps-là.
Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des
heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une
hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis
que je récitais ma leçon: je vois tout l'arrangement de la chambre où nous
étions; le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant
tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui,
d'un jardin fort élevé dans lequel la maison s'enfonçait sur le derrière,
venaient ombrager la fenêtre et passaient quelquefois jusqu'en dedans. Je
sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai
besoin moi de le lui dire. Que n'osé-je lui raconter de même toutes les
petites anecdotes de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d'aise
quand je me les rappelle! cinq ou six surtout... Composons. Je vous fais
grâce des cinq; mais j'en veux une, une seule, pourvu qu'on me la laisse
conter le plus longuement qu'il me sera possible, pour prolonger mon
plaisir.
 
Si je ne cherchais que le vôtre, je pourrais choisir celle du derrière
de mademoiselle Lambercier, qui, par une malheureuse culbute au bas du pré,
fut étalé tout en plein devant le roi de Sardaigne à son passage: mais celle
du noyer de la terrasse est plus amusante pour moi qui fus acteur, au lieu
que je ne fus que spectateur de la culbute; et j'avoue que je ne trouvai pas
le moindre mot pour rire à un accident qui, bien que comique en lui-même,
m'alarmait pour une personne que j'aimais comme une mère, et peut-être plus.
 
O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse,
écoutez-en l'horrible tragédie, et vous abstenez de frémir si vous pouvez!
 
Il y avait, hors la porte de la cour, une terrasse à gauche en entrant,
sur laquelle on allait souvent s'asseoir l'après-midi, mais qui n'avait
point d'ombre. Pour lui en donner, M. Lambercier y fit planter un noyer. La
plantation de cet arbre se fit avec solennité: les deux pensionnaires en
furent les parrains; et, tandis qu'on comblait le creux, nous tenions
l'arbre chacun d'une main avec des chants de triomphe. On fit, pour
l'arroser, une espèce de bassin tout autour du pied. Chaque jour, ardents
spectateurs de cet arrosement, nous nous confirmions, mon cousin et moi,
dans l'idée très naturelle qu'il était plus beau de planter un arbre sur la
terrasse qu'un drapeau sur la brèche, et nous résolûmes de nous procurer
cette gloire sans la partager avec qui que ce fût.
 
Pour cela nous allâmes couper une bouture d'un jeune saule, et nous la
plantâmes sur la terrasse, à huit ou dix pieds de l'auguste noyer. Nous
n'oubliâmes pas de faire aussi un creux autour de notre arbre: la difficulté
était d'avoir de quoi le remplir; car l'eau venait d'assez loin, et on ne
nous laissait pas courir pour en aller prendre. Cependant il en fallait
absolument pour notre saule. Nous employâmes toutes sortes de ruses pour lui
en fournir durant quelques jours; et cela lui réussit si bien, que nous le
vîmes bourgeonner et pousser de petites feuilles dont nous mesurions
l'accroissement d'heure en heure, persuadés, quoiqu'il ne fût pas à un pied
de terre, qu'il ne tarderait pas à nous ombrager.
 
Comme notre arbre, nous occupant tout entiers, nous rendait incapables
de toute application, de toute étude, que nous étions comme en délire, et
que, ne sachant à qui nous en avions, on nous tenait de plus court
qu'auparavant, nous vîmes l'instant fatal où l'eau nous allait manquer, et
nous nous désolions dans l'attente de voir notre arbre périr de sécheresse.
Enfin la nécessité, mère de l'industrie, nous suggéra une invention pour
garantir l'arbre et nous d'une mort certaine: ce fut de faire par-dessous
terre une rigole qui conduisît secrètement au saule une partie de l'eau dont
on arrosait le noyer. Cette entreprise, exécutée avec ardeur, ne réussit
pourtant pas d'abord. Nous avions si mal pris la pente, que l'eau ne coulait
point; la terre s'éboulait et bouchait la rigole; l'entrée se remplissait
d'ordures; tout allait de travers. Rien ne nous rebuta: Labor omnia vincit
improbus. Nous creusâmes davantage la terre et notre bassin, pour donner à
l'eau son écoulement; nous coupâmes des fonds de boîtes en petites planches
étroites, dont les unes mises de plat à la file, et d'autres posées en angle
des deux côtés sur celles-là, nous firent un canal triangulaire pour notre
conduit. Nous plantâmes à l'entrée de petits bouts de bois minces et à
claire-voie, qui, faisant une espèce de grillage ou de crapaudine,
retenaient le limon et les pierres sans boucher le passage à l'eau. Nous
recouvrîmes soigneusement notre ouvrage de terre bien foulée; et le jour où
tout fut fait, nous attendîmes dans des transes d'espérance et de crainte
l'heure de l'arrosement. Après des siècles d'attente, cette heure vint
enfin: M. Lambercier vint aussi à son ordinaire assister à l'opération,
durant laquelle nous nous tenions tous deux derrière lui pour cacher notre
arbre, auquel très heureusement il tournait le dos.
 
A peine achevait-on de verser le premier seau d'eau, que nous
commençâmes d'en voir couler dans notre bassin. A cet aspect, la prudence
nous abandonna; nous nous mîmes à pousser des cris de joie qui firent
retourner M. Lambercier: et ce fut dommage, car il prenait grand plaisir à
voir comment la terre du noyer était bonne, et buvait avidement son eau.
Frappé de la voir se partager en deux bassins, il s'écrie à son tour,
regarde, aperçoit la friponnerie, se fait brusquement apporter une pioche,
donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches, et, criant à
pleine tête: Un aqueduc! un aqueduc! frappe de toutes parts des coups
impitoyables, dont chacun portait au milieu de nos coeurs. En un moment les
planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut
labouré, sans qu'il y eût, durant cette expédition terrible, nul autre mot
prononcé, sinon l'exclamation qu'il répétait sans cesse: Un aqueduc!
s'écriait-il en brisant tout, un aqueduc! un aqueduc!
 
On croira que l'aventure finit mal pour les petits architectes; on se
trompera: tout fut fini. M. Lambercier ne nous dit pas un mot de reproche,
ne nous fit pas plus mauvais visage et ne nous en parla plus; nous
l'entendîmes même un peu après rire auprès de sa soeur à gorge déployée, car
le rire de M. Lambercier s'entendait de loin: et ce qu'il y eut de plus
étonnant encore, c'est que, passé le premier saisissement, nous ne fûmes pas
nous-mêmes fort affligés. Nous plantâmes ailleurs un autre arbre, et nous
nous rappelions souvent la catastrophe du premier, en répétant entre nous
avec emphase: Un aqueduc! un aqueduc! Jusque-là j'avais eu des accès
d'orgueil par intervalles, quand j'étais Aristide ou Brutus: ce fut ici mon
premier mouvement de vanité bien marquée. Avoir pu construire un aqueduc de
nos mains, avoir mis en concurrence une bouture avec un grand arbre, me
paraissait le suprême degré de la gloire. A dix ans j'en jugeais mieux que
César à trente.
 
L'idée de ce noyer et la petite histoire qui s'y rapporte m'est si bien
restée ou revenue, qu'un de mes plus agréables projets dans mon voyage de
Genève, en 1754, était d'aller à Bossey revoir les monuments des jeux de mon
enfance, et surtout le cher noyer, qui devait alors avoir déjà le tiers d'un
siècle. Je fus si continuellement obsédé, si peu maître de moi-même, que je
ne pus trouver le moment de me satisfaire. Il y a peu d'apparence que cette
occasion renaisse jamais pour moi: cependant je n'en ai pas perdu le désir
avec l'espérance; et je suis presque sûr que si jamais, retournant dans ces
lieux chéris, j'y retrouvais mon cher noyer encore en être, je l'arroserais
de mes pleurs.
 
De retour à Genève, je passai deux ou trois ans chez mon oncle, en
attendant qu'on résolût ce que l'on ferait de moi. Comme il destinait son
fils au génie, il lui fit apprendre un peu de dessin, et lui enseignait les
Eléments d'Euclide. J'apprenais tout cela par compagnie, et j'y pris goût,
surtout au dessin. Cependant on délibérait si l'on me ferait horloger,
procureur ou ministre. J'aimais mieux être ministre, car je trouvais bien
beau de prêcher; mais le petit revenu du bien de ma mère à partager entre
mon frère et moi ne suffisait pas pour pousser mes études. Comme l'âge où
j'étais ne rendait pas ce choix bien pressant encore, je restais en
attendant chez mon oncle, perdant à peu près mon temps, et ne laissant pas
de payer, comme il était juste, une assez forte pension.
 
Mon oncle, homme de plaisir ainsi que mon père, ne savait pas comme lui
se captiver pour ses devoirs, et prenait assez peu de soin de nous. Ma tante
était une dévote un peu piétiste, qui aimait mieux chanter les psaumes que
veiller à notre éducation. On nous laissait presque une liberté entière,
dont nous n'abusâmes jamais. Toujours inséparables, nous nous suffisions
l'un à l'autre; et, n'étant point tentés de fréquenter les polissons de
notre âge, nous ne prîmes aucune des habitudes libertines que l'oisiveté
nous pouvait inspirer. J'ai même tort de nous supposer oisifs, car de la vie
nous ne le fûmes moins; et ce qu'il y avait d'heureux était que tous les
amusements dont nous nous passionnions successivement nous tenaient ensemble
occupés dans la maison, sans que nous fussions même tentés de descendre à la
rue. Nous faisions des cages, des flûtes, des volants, des tambours, des
maisons, des équiffles, des arbalètes. Nous gâtions les outils de mon bon
vieux grand-père, pour faire des montres à son imitation. Nous avions
surtout un goût de préférence pour barbouiller du papier, dessiner, laver,
enluminer, faire un dégât de couleurs. Il vint à Genève un charlatan italien
appelé Gamba-Corta; nous allâmes le voir une fois, et puis nous n'y voulûmes
plus aller: mais il avait des marionnettes, et nous nous mîmes à faire des
marionnettes: ses marionnettes jouaient des manières de comédies, et nous
fîmes des comédies pour les nôtres. Faute de pratique, nous contrefaisions
du gosier la voix de Polichinelle, pour jouer ces charmantes comédies que
nos pauvres bons parents avaient la patience de voir et d'entendre. Mais mon
oncle Bernard ayant un jour lu dans la famille un très beau sermon de sa
façon, nous quittâmes les comédies, et nous nous mîmes à composer des
sermons. Ces détails ne sont pas fort intéressants, je l'avoue; mais ils
montrent à quel point il fallait que notre première éducation eût été bien
dirigée, pour que, maîtres presque de notre temps et de nous dans un âge si
tendre, nous fussions si peu tentés d'en abuser. Nous avions si peu besoin
de nous faire des camarades, que nous en négligions même l'occasion. Quand
nous allions nous promener, nous regardions en passant leurs jeux sans
convoitise, sans songer même à y prendre part. L'amitié remplissait si bien
nos coeurs, qu'il nous suffisait d'être ensemble pour que les plus simples
goûts fissent nos délices.
 
A force de nous voir inséparables, on y prit garde; d'autant plus que
mon cousin étant très grand et moi très petit, cela faisait un couple assez
plaisamment assorti. Sa longue figure effilée, son petit visage de pomme
cuite, son air mou, sa démarche nonchalante, excitaient les enfants à se
moquer de lui. Dans le patois du pays on lui donna le surnom de Barnâ
Bredanna; et sitôt que nous sortions nous n'entendions que Barnâ Bredanna
tout autour de nous. Il endurait cela plus tranquillement que moi. Je me
fâchai, je voulus me battre; c'était ce que les petits coquins demandaient.
Je battis, je fus battu. Mon pauvre cousin me soutenait de son mieux; mais
il était faible, d'un coup de poing on le renversait. Alors je devenais
furieux. Cependant, quoique j'attrapasse force horions, ce n'était pas à moi
qu'on en voulait, c'était à Barnâ Bredanna: mais j'augmentai tellement le
mal par ma mutine colère, que nous n'osions plus sortir qu'aux heures où
l'on était en classe, de peur d'être hués et suivis par les écoliers.
 
Me voilà déjà redresseur des torts. Pour être un paladin dans les
formes, il ne me manquait que d'avoir une dame; j'en eus deux. J'allais de
temps en temps voir mon père à Nyon, petite ville du pays de Vaud, où il
s'était établi. Mon père était fort aimé, et son fils se sentait de cette
bienveillance. Pendant le peu de séjour que je faisais près de lui, c'était
à qui me fêterait. Une madame de Vulson surtout me faisait mille caresses;
et, pour y mettre le comble, sa fille me prit pour son galant. On sent ce
que c'est qu'un galant de onze ans pour une fille de vingt-deux. Mais toutes
ces friponnes sont si aises de mettre ainsi de petites poupées en avant pour
cacher les grandes, ou pour les tenter par l'image d'un jeu qu'elles savent
rendre attirant! Pour moi, qui ne voyais point entre elle et moi de
disconvenance, je pris la chose au sérieux; je me livrai de tout mon coeur,
ou plutôt de toute ma tête, car je n'étais guère amoureux que par là,
quoique je le fusse à la folie, et que mes transports, mes agitations, mes
fureurs, donnassent des scènes à pâmer de rire.
 
Je connais deux sortes d'amour très distincts, très réels, et qui n'ont
presque rien de commun, quoique très vifs l'un et l'autre, et tous deux
différents de la tendre amitié. Tout le cours de ma vie s'est partagé entre
ces deux amours de si diverses natures, et je les ai même éprouvés tous deux
à la fois; car, par exemple, au moment dont je parle, tandis que je
m'emparais de mademoiselle de Vulson, si publiquement et si tyranniquement
que je ne pouvais souffrir qu'aucun homme approchât d'elle, j'avais avec une
petite mademoiselle Goton des tête-à-tête assez courts, mais assez vifs,
dans lesquels elle daignait faire la maîtresse d'école, et c'était tout:
mais ce tout, qui en effet était tout pour moi, me paraissait le bonheur
suprême; et sentant déjà le prix du mystère, quoique je n'en susse user
qu'en enfant, je rendais à mademoiselle de Vulson, qui ne s'en doutait
guère, le soin qu'elle prenait de m'employer à cacher d'autres amours. Mais
à mon grand regret mon secret fut découvert, ou moins bien gardé de la part
de ma petite maîtresse d'école que de la mienne, car on ne tarda pas à nous
séparer.
 
C'était en vérité une singulière personne que cette petite mademoiselle
Goton. Sans être belle, elle avait une figure difficile à oublier, et que je
me rappelle encore, souvent beaucoup trop pour un vieux fou. Ses yeux
surtout n'étaient pas de son âge, ni sa taille, ni son maintien. Elle avait
un petit air imposant et fier très propre à son rôle, et qui en avait
occasionné la première idée entre nous. Mais ce qu'elle avait de plus
bizarre était un mélange d'audace et de réserve difficile à concevoir. Elle
se permettait avec moi les plus grandes privautés, sans jamais m'en
permettre aucune` avec elle; elle me traitait exactement en enfant: ce qui
me fait croire, ou qu'elle avait déjà cessé de l'être, ou qu'au contraire
elle l'était encore assez elle-même pour ne voir qu'un jeu dans le péril
auquel elle s'exposait.
 
J'étais tout entier, pour ainsi dire, à chacune de ces deux personnes,
et si parfaitement, qu'avec aucune des deux il ne m'arrivait jamais de
songer à l'autre. Mais du reste rien de semblable en ce qu'elles me
faisaient éprouver. J'aurais passé ma vie entière avec mademoiselle de
Vulson, sans songer à la quitter; mais en l'abordant ma joie était
tranquille et n'allait pas à l'émotion. Je l'aimais surtout en grande
compagnie; les plaisanteries, les agaceries, les jalousies même
m'attachaient, m'intéressaient; je triomphais avec orgueil de ses
préférences près des grands rivaux qu'elle paraissait maltraiter. J'étais
tourmenté, mais j'aimais ce tourment. Les applaudissements, les
encouragements, les ris m'échauffaient, m'animaient. J'avais des
emportements, des saillies, j'étais transporté d'amour; dans un cercle, tête
à tête j'aurais été contraint, froid, peut-être ennuyé. Cependant je
m'intéressais tendrement à elle, je souffrais quand elle était malade:
j'aurais donné ma santé pour rétablir la sienne; et notez que je savais très
bien par expérience ce que c'était que maladie, et ce que c'était que santé.
Absent d'elle, j'y pensais, elle me manquait; présent, ses caresses
m'étaient douces au coeur, non aux sens. J'étais impunément familier avec
elle; mon imagination ne me demandait que ce qu'elle m'accordait: cependant
je n'aurais pu supporter de lui en voir faire autant à d'autres. Je l'aimais
en frère; mais j'en étais jaloux en amant.
 
Je l'eusse été de mademoiselle Goton en Turc, en furieux, en tigre, si
j'avais seulement imaginé qu'elle pût faire à un autre le même traitement
qu'elle m'accordait; car cela même était une grâce qu'il fallait demander à
genoux. J'abordais mademoiselle de Vulson avec un plaisir très vif, mais
sans trouble; au lieu qu'en voyant mademoiselle Goton je ne voyais plus
rien, tous mes sens étaient bouleversés. J'étais familier avec la première
sans avoir de familiarité; au contraire, j'étais aussi tremblant qu'agité
devant la seconde, même au fort des plus grandes familiarités. Je crois que
si j'étais resté trop longtemps avec elle, je n'aurais pu vivre; les
palpitations m'auraient étouffé. Je craignais également de leur déplaire;
mais j'étais plus complaisant pour l'une et plus obéissant pour l'autre.
Pour rien au monde je n'aurais voulu fâcher mademoiselle de Vulson; mais si
mademoiselle Goton m'eût ordonné de me jeter dans les flammes, je crois qu'à
l'instant j'aurais obéi.
 
Mes amours, ou plutôt mes rendez-vous avec celle-ci, durèrent peu, très
heureusement pour elle et pour moi. Quoique mes liaisons avec mademoiselle
de Vulson n'eussent pas le même danger, elles ne laissèrent pas d'avoir
aussi leur catastrophe, après avoir un peu plus longtemps duré. Les fins de
tout cela devaient toujours avoir l'air un peu romanesque, et donner prise
aux exclamations. Quoique mon commerce avec mademoiselle de Vulson fût moins
vif, il était plus attachant peut-être. Nos séparations ne se faisaient
jamais sans larmes, et il est singulier dans quel vide accablant je me
sentais plongé après l'avoir quittée. Je ne pouvais parler que d'elle, ni
penser qu'à elle: mes regrets étaient vrais et vifs; mais je crois qu'au
fond ces héroïques regrets n'étaient pas tous pour elle, et que, sans que je
m'en aperçusse, les amusements dont elle était le centre y avaient leur
bonne part. Pour tempérer les douleurs de l'absence, nous nous écrivions des
lettres d'un pathétique à faire fendre les rochers. Enfin, j'eus la gloire
qu'elle n'y put plus tenir, et qu'elle vint me voir à Genève. Pour le coup
la tête acheva de me tourner; je fus ivre et fou les deux jours qu'elle y
resta. Quand elle partit, je voulais me jeter dans l'eau après elle, et je
fis longtemps retentir l'air de mes cris. Huit jours après, elle m'envoya
des bonbons et des gants; ce qui m'eût paru fort galant, si je n'eusse
appris en même temps qu'elle était mariée, et que ce voyage dont il lui
avait plu de me faire honneur était pour acheter ses habits de noces. Je ne
décrirai pas ma fureur; elle se conçoit. Je jurai dans mon noble courroux de
ne plus revoir la perfide, n'imaginant pas pour elle de plus terrible
punition. Elle n'en mourut pas cependant; car vingt ans après, étant allé
voir mon père et me promenant avec lui sur le lac, je demandai qui étaient
des dames que je voyais dans un bateau peu loin du nôtre. Comment! me dit
mon père en souriant, le coeur ne te le dit pas? ce sont tes anciennes
amours: c'est madame Cristin, c'est mademoiselle de Vulson. Je tressaillis à
ce nom presque oublié; mais je dis aux bateliers de changer de route, ne
jugeant pas, quoique j'eusse assez beau jeu pour prendre alors ma revanche,
que ce fût la peine d'être parjure, et de renouveler une querelle de vingt
ans avec une femme de quarante.
 
Ainsi se perdait en niaiseries le plus précieux temps de mon enfance
avant qu'on eût décidé de ma destination. Après de longues délibérations
pour suivre mes dispositions naturelles, on prit enfin le parti pour lequel
j'en avais le moins, et l'on me mit chez M. Masseron, greffier de la ville,
pour apprendre sous lui, comme disait M. Bernard, l'utile métier de
grapignan. Ce surnom me déplaisait souverainement; l'espoir de gagner force
écus par une voie ignoble flattait peu mon humeur hautaine; l'occupation me
paraissait ennuyeuse, insupportable; l'assiduité, l'assujettissement,
achevèrent de m'en rebuter, et je n'entrais jamais au greffe qu'avec une
horreur qui croissait de jour en jour. M. Masseron, de son côté, peu content
de moi, me traitait avec mépris, me reprochant sans cesse mon
engourdissement, ma bêtise; me répétant tous les jours que mon oncle l'avait
assuré que je savais, que je savais, tandis que dans le vrai je ne savais
rien; qu'il lui avait promis un joli garçon, et qu'il ne lui avait donné
qu'un âne. Enfin je fus renvoyé du greffe ignominieusement pour mon ineptie,
et il fut prononcé par les clercs de M. Masseron que je n'étais bon qu'à
mener la lime.
 
Ma vocation ainsi déterminée, je fus mis en apprentissage, non
toutefois chez un horloger, mais chez un graveur. Les dédains du greffier
m'avaient extrêmement humilié, et j'obéis sans murmure. Mon maître, M.
Ducommun, était un jeune homme rustre et violent, qui vint à bout, en très
peu de temps, de ternir tout l'éclat de mon enfance, d'abrutir mon caractère
aimant et vif, et de me réduire, par l'esprit ainsi que par la fortune, à
mon véritable état d'apprenti. Mon latin, mes antiquités, mon histoire, tout
fut pour longtemps oublié; je ne me souvenais pas même qu'il y eût eu des
Romains au monde. Mon père, quand je l'allais voir, ne trouvait plus en moi
son idole; je n'étais plus pour les dames le galant Jean-Jacques; et je
sentais si bien moi-même que M. et mademoiselle Lambercier n'auraient plus
reconnu en moi leur élève, que j'eus honte de me représenter à eux, et ne
les ai plus revus depuis lors. Les goûts les plus vils, la plus basse
polissonnerie succédèrent à mes aimables amusements, sans m'en laisser même
la moindre idée. Il faut que, malgré l'éducation la plus honnête, j'eusse un
grand penchant à dégénérer; car cela se fit très rapidement sans la moindre
peine, et jamais César si précoce ne devint si promptement Laridon.
 
Le métier ne me déplaisait pas en lui-même: j'avais un goût vif pour le
dessin, le jeu du burin m'amusait assez; et comme le talent du graveur pour
l'horlogerie est très borné, j'avais l'espoir d'en atteindre la perfection.
J'y serais parvenu peut-être, si la brutalité de mon maître et la gêne
excessive ne m'avaient rebuté du travail. Je lui dérobais mon temps pour
l'employer en occupations du même genre, mais qui avaient pour moi l'attrait
de la liberté. Je gravais des espèces de médailles pour nous servir, à moi
et à mes camarades, d'ordre de chevalerie. Mon maître me surprit à ce
travail de contrebande, et me roua de coups, disant que je m'exerçais à
faire de la fausse monnaie, parce que nos médailles avaient les armes de la
République. Je puis bien jurer que je n'avais nulle idée de la fausse
monnaie, et très peu de la véritable; je savais mieux comment se faisaient
les as romains que nos pièces de trois sous.
 
La tyrannie de mon maître finit par me rendre insupportable le travail
que j'aurais aimé, et par me donner des vices que j'aurais haïs, tels que le
mensonge, la fainéantise, le vol. Rien ne m'a mieux appris la différence
qu'il y a de la dépendance filiale à l'esclavage servile, que le souvenir
des changements que produisit en moi cette époque. Naturellement timide et
honteux, je n'eus jamais plus d'éloignement pour aucun défaut que pour
l'effronterie; mais j'avais joui d'une liberté honnête, qui seulement
s'était restreinte jusque-là par degrés, et s'évanouit enfin tout à fait.
J'étais hardi chez mon père, libre chez M. Lambercier, discret chez mon
oncle; je devins craintif chez mon maître, et dès lors je fus un enfant
perdu. Accoutumé à une égalité parfaite avec mes supérieurs dans la manière
de vivre, à ne pas connaître un plaisir qui ne fût à ma portée, à ne pas
voir un mets dont je n'eusse ma part, à n'avoir pas un désir que je ne
témoignasse, à mettre enfin tous les mouvements de mon coeur sur mes lèvres:
qu'on juge de ce que je dus devenir dans une maison où je n'osais pas ouvrir
la bouche, où il fallait sortir de table au tiers du repas, et de la chambre
aussitôt que je n'y avais rien à faire; où, sans cesse enchaîné à mon
travail, je ne voyais qu'objets de jouissances pour d'autres et de
privations pour moi seul; où l'image de la liberté du maître et des
compagnons augmentait le poids de mon assujettissement; où, dans les
disputes sur ce que je savais le mieux, je n'osais ouvrir la bouche; où tout
enfin ce que je voyais devenait pour mon coeur un objet de convoitise,
uniquement parce que j'étais privé de tout. Adieu l'aisance, la gaieté, les
mots heureux qui jadis, souvent dans mes fautes, m'avaient fait échapper au
châtiment. Je ne puis me rappeler sans rire qu'un soir chez mon père, étant
condamné pour quelque espièglerie à m'aller coucher sans souper, et passant
par la cuisine avec mon triste morceau de pain, je vis et flairai le rôti
tournant à la broche. On était autour du feu: il fallut en passant saluer
tout le monde. Quand la ronde fut faite, lorgnant du coin de l'oeil ce rôti,
qui avait si bonne mine et qui sentait si bon, je ne pus m'abstenir de lui
faire aussi la révérence, et de lui dire d'un ton piteux: Adieu, rôti! Cette
saillie de naïveté parut si plaisante, qu'on me fit rester à souper.
Peut-être eût-elle eu le même bonheur chez mon maître, mais il est sûr
qu'elle ne m'y serait pas venue, ou que je n'aurais osé m'y livrer.
 
Voilà comment j'appris à convoiter en silence, à me cacher, à
dissimuler, à mentir, et à dérober enfin; fantaisie qui jusqu'alors ne
m'était pas venue, et dont je n'ai pu depuis lors bien me guérir. La
convoitise et l'impuissance mènent toujours là. Voilà pourquoi tous les
laquais sont fripons, et pourquoi tous les apprentis doivent l'être: mais
dans un état égal et tranquille, où tout ce qu'ils voient est à leur portée,
ces derniers perdent en grandissant ce honteux penchant. N'ayant pas eu le
même avantage, je n'en ai pu tirer le même profit.
 
Ce sont presque toujours de bons sentiments mal dirigés qui font faire
aux enfants le premier pas vers le mal. Malgré les privations et les
tentations continuelles, j'avais demeuré plus d'un an chez mon maître sans
pouvoir me résoudre à rien prendre, pas même des choses à manger. Mon
premier vol fut une affaire de complaisance, mais il ouvrit la porte à
d'autres qui n'avaient pas une si louable fin.
 
Il y avait chez mon maître un compagnon appelé M. Verrat, dont la
maison, dans le voisinage, avait un jardin assez éloigné qui produisait de
très belles asperges. Il prit envie à M. Verrat, qui n'avait pas beaucoup
d'argent, de voler à sa mère des asperges dans leur primeur, et de les
vendre pour faire quelques bons déjeuners. Comme il ne voulait pas s'exposer
lui-même, et qu'il n'était pas fort ingambe, il me choisit pour cette
expédition. Après quelques cajoleries préliminaires, qui me gagnèrent
d'autant mieux que je n'en voyais pas le but, il me la proposa comme une
idée qui lui venait sur-le-champ. Je disputai beaucoup; il insista. Je n'ai
jamais pu résister aux caresses; je me rendis. J'allais tous les matins
moissonner les plus belles asperges: je les portais au Molard, où quelque
bonne femme, qui voyait que je venais de les voler, me le disait pour les
avoir à meilleur compte. Dans ma frayeur, je prenais ce qu'elle voulait me
donner; je le portais à M. Verrat. Cela se changeait promptement en un
déjeuner dont j'étais le pourvoyeur, et qu'il partageait avec un autre
camarade; car pour moi, très content d'en avoir quelques bribes, je ne
touchais pas même à leur vin.
 
Ce petit manège dura plusieurs jours sans qu'il me vînt même à l'esprit
de voler le voleur, et de dîmer sur M. Verrat le produit de ses asperges.
J'exécutais ma friponnerie avec la plus grande fidélité; mon seul motif
était de complaire à celui qui me la faisait faire. Cependant si j'eusse été
surpris, que de coups, que d'injures, quels traitements cruels n'eussé-je
point essuyés, tandis que le misérable, en me démentant, eut été cru sur sa
parole, et moi doublement puni pour avoir osé le charger, attendu qu'il
était compagnon, et que je n'étais qu'apprenti! Voilà comment en tout état
le fort coupable se sauve aux dépens du faible innocent.
 
J'appris ainsi qu'il n'était pas si terrible de voler que je l'avais
cru; et je tirai bientôt si bon parti de ma science, que rien de ce que je
convoitais n'était à ma portée en sûreté. Je n'étais pas absolument mal
nourri chez mon maître, et la sobriété ne m'était pénible qu'en la lui
voyant si mal garder. L'usage de faire sortir de table les jeunes gens quand
on y sert ce qui les tente le plus me paraît très bien entendu pour les
rendre aussi friands que fripons. Je devins en peu de temps l'un et l'autre;
et je m'en trouvais fort bien pour l'ordinaire, quelquefois fort mal quand
j'étais surpris.
 
Un souvenir qui me fait frémir encore et rire tout à la fois, est celui
d'une chasse aux pommes qui me coûta cher. Ces pommes étaient au fond d'une
dépense qui, par une jalousie élevée, recevait du jour de la cuisine. Un
jour que j'étais seul dans la maison, je montai sur la may pour regarder
dans le jardin des Hespérides ce précieux fruit dont je ne pouvais
approcher. J'allai chercher la broche pour voir si elle y pourrait
atteindre: elle était trop courte. Je l'allongeai par une autre petite
broche qui servait pour le menu gibier; car mon maître aimait la chasse. Je
piquai plusieurs fois sans succès; enfin je sentis avec transport que
j'amenais une pomme. Je tirai très doucement: déjà la pomme touchait à la
jalousie, j'étais prêt à la saisir. Qui dira ma douleur? La pomme était trop
grosse, elle ne put passer par le trou. Que d'inventions ne mis-je point en
usage pour la tirer! Il fallut trouver des supports pour tenir la broche en
état, un couteau assez long pour fendre la pomme, une latte pour la
soutenir. A force d'adresse et de temps je parvins à la partager, espérant
tirer ensuite les pièces l'une après l'autre: mais à peine furent-elles
séparées, qu'elles tombèrent toutes deux dans la dépense. Lecteur pitoyable,
partagez mon affliction.
 
Je ne perdis point courage; mais j'avais perdu beaucoup de temps. Je
craignais d'être surpris; je renvoie au lendemain une tentative plus
heureuse, et je me remets à l'ouvrage tout aussi tranquillement que si je
n'avais rien fait, sans songer aux deux témoins indiscrets qui déposaient
contre moi dans la dépense.
 
Le lendemain, retrouvant l'occasion belle, je tente un nouvel essai. Je
monte sur mes tréteaux, j'allonge la broche, je l'ajuste; j'étais prêt à
piquer... Malheureusement le dragon ne dormait pas: tout à coup la porte de
la dépense s'ouvre; mon maître en sort, croise les bras, me regarde, et me
dit: Courage!... La plume me tombe des mains.
 
Bientôt, à force d'essuyer de mauvais traitements, j'y devins moins
sensible; ils me parurent enfin une sorte de compensation du vol, qui me
mettait en droit de le continuer. Au lieu de retourner les yeux en arrière
et de regarder la punition, je les portais en avant et je regardais la
vengeance. Je jugeais que me battre comme fripon, c'était m'autoriser à
l'être. Je trouvais que voler et être battu allaient ensemble, et
constituaient en quelque sorte un état, et qu'en remplissant la partie de
cet état qui dépendait de moi, je pouvais laisser le soin de l'autre à mon
maître. Sur cette idée je me mis à voler plus tranquillement qu'auparavant.
Je me disais: Qu'en arrivera-t-il enfin? Je serai battu. Soit: je suis fait
pour l'être.
 
J'aime à manger, sans être avide; je suis sensuel, et non pas gourmand.
Trop d'autres goûts me distraient de celui-là. Je ne me suis jamais occupé
de ma bouche que quand mon coeur était oisif; et cela m'est si rarement
arrivé dans ma vie, que je n'ai guère eu le temps de songer aux bons
morceaux. Voilà pourquoi je ne bornai pas longtemps ma friponnerie au
comestible; je l'étendis bientôt à tout ce qui me tentait; et si je ne
devins pas un voleur en forme, c'est que je n'ai jamais été beaucoup tenté
d'argent. Dans le cabinet commun mon maître avait un autre cabinet à part,
qui fermait à clef: je trouvai le moyen d'en ouvrir la porte et de la
refermer sans qu'il y parût. Là je mettais à contribution ses bons outils,
ses meilleurs dessins, ses empreintes, tout ce qui me faisait envie et qu'il
affectait d'éloigner de moi. Dans le fond ces vols étaient bien innocents,
puisqu'ils n'étaient faits que pour être employés à son service: mais
j'étais transporté de joie d'avoir ces bagatelles en mon pouvoir; je croyais
voler le talent avec ses productions. Du reste, il y avait dans des boîtes
des recoupes d'or et d'argent, de petits bijoux, des pièces de prix, de la
monnaie. Quand j'avais quatre ou cinq sous dans ma poche, c'était beaucoup:
cependant, loin de toucher à rien de tout cela, je ne me souviens pas même
d'y avoir jeté de ma vie un regard de convoitise: je le voyais avec plus
d'effroi que de plaisir. Je crois bien que cette horreur du vol de l'argent
et de ce qui en produit me venait en grande partie de l'éducation. Il se
mêlait à cela des idées secrètes d'infamie, de prison, de châtiment, de
potence, qui m'auraient fait frémir si j'avais été tenté; au lieu que mes
tours ne me semblaient que des espiègleries, et n'étaient pas autre chose en
effet. Tout cela ne pouvait valoir que d'être bien étrillé par mon maître,
et d'avance je m'arrangeais là-dessus.
 
Mais, encore une fois, je ne convoitais pas même assez pour avoir à
m'abstenir; je ne sentais rien à combattre. Une seule feuille de beau papier
à dessiner me tentait plus que l'argent pour en payer une rame. Cette
bizarrerie tient à une des singularités de mon caractère; elle a eu tant
d'influence sur ma conduite qu'il importe de l'expliquer.
 
J'ai des passions très ardentes, et tandis qu'elles m'agitent rien
n'égale mon impétuosité; je ne connais plus ni ménagements, ni respect, ni
crainte, ni bienséance; je suis cynique, effronté, violent, intrépide: il
n'y a ni honte qui m'arrête, ni danger qui m'effraie: hors le seul objet qui
m'occupe, l'univers n'est plus rien pour moi. Mais tout cela ne dure qu'un
moment, et le moment qui suit me jette dans l'anéantissement. Prenez-moi
dans le calme, je suis l'indolence et la timidité mêmes; tout m'effarouche,
tout me rebute; une mouche en volant me fait peur; un mot à dire, un geste à
faire, épouvante ma paresse; la crainte et la honte me subjuguent à tel
point que je voudrais m'éclipser aux yeux de tous les mortels. S'il faut
agir, je ne sais que faire; s'il faut parler, je ne sais que dire; si l'on
me regarde, je suis décontenancé. Quand je me passionne, je sais trouver
quelquefois ce que j'ai à dire; mais dans les entretiens ordinaires je ne
trouve rien, rien du tout; ils me sont insupportables par cela seul que je
suis obligé de parler.
 
Ajoutez qu'aucun de mes goûts dominants ne consiste en choses qui
s'achètent. Il ne me faut que des plaisirs purs, et l'argent les empoisonne
tous. J'aime, par exemple, ceux de la table; mais, ne pouvant souffrir ni la
gêne de la bonne compagnie ni la crapule du cabaret, je ne puis les goûter
qu'avec un ami; car seul, cela ne m'est pas possible: mon imagination
s'occupe alors d'autre chose, et je n'ai pas le plaisir de manger. Si mon
sang allumé me demande des femmes, mon coeur ému me demande encore plus de
l'amour. Des femmes à prix d'argent perdraient pour moi tous leurs charmes;
je doute même s'il serait en moi d'en profiter. Il en est ainsi de tous les
plaisirs à ma portée; s'ils ne sont gratuits, je les trouve insipides.
J'aime les seuls biens qui ne sont à personne qu'au premier qui sait les
goûter.
 
Jamais l'argent ne me parut une chose aussi précieuse qu'on la trouve.
Bien plus, il ne m'a même jamais paru fort commode: il n'est bon à rien par
lui-même, il faut le transformer pour en jouir; il faut acheter, marchander,
souvent être dupe, bien payer, être mal servi. Je voudrais une chose bonne
dans sa qualité: avec mon argent je suis sûr de l'avoir mauvaise. J'achète
cher un oeuf frais, il est vieux; un beau fruit, il est vert; une fille,
elle est gâtée. J'aime le bon vin, mais où en prendre? Chez un marchand de
vin? comme que je fasse, il m'empoisonnera. Veux-je absolument être bien
servi? que de soins, que d'embarras! avoir des amis, des correspondants,
donner des commissions, écrire, aller, venir, attendre; et souvent au bout
être encore trompé. Que de peine avec mon argent! je la crains plus que je
n'aime le bon vin.
 
Mille fois, durant mon apprentissage et depuis, je suis sorti dans le
dessein d'acheter quelque friandise. J'approche de la boutique d'un
pâtissier, j'aperçois des femmes au comptoir; je crois déjà les voir rire et
se moquer entre elles du petit gourmand. Je passe devant une fruitière, je
lorgne du coin de l'oeil de belles poires, leur parfum me tente; deux ou
trois jeunes gens tout près de là me regardent; un homme qui me connaît est
devant sa boutique; je vois de loin venir une fille: n'est-ce point la
servante de la maison? Ma vue courte me fait mille illusions. Je prends tous
ceux qui passent pour des gens de ma connaissance; partout je suis intimidé,
retenu par quelque obstacle; mon désir croît avec ma honte, et je rentre
enfin comme un sot, dévoré de convoitise, ayant dans ma poche de quoi la
satisfaire, et n'ayant osé rien acheter.
 
J'entrerais dans les plus insipides détails, si je suivais dans
l'emploi de mon argent, soit par moi, soit par d'autres, l'embarras, la
honte, la répugnance, les inconvénients, les dégoûts de toute espèce que
j'ai toujours éprouvés. A mesure qu'avançant dans ma vie le lecteur prendra
connaissance de mon humeur, il sentira tout cela sans que je m'appesantisse
à le lui dire.
 
Cela compris, on comprendra sans peine une de mes prétendues
contradictions, celle d'allier une avarice presque sordide avec le plus
grand mépris pour l'argent. C'est un meuble pour moi si peu commode, que je
ne m'avise pas même de désirer celui que je n'ai pas, et que quand j'en ai
je le garde longtemps sans le dépenser, faute de savoir l'employer à ma
fantaisie: mais l'occasion commode et agréable se présente-t-elle, j'en
profite si bien que ma bourse se vide avant que je m'en sois aperçu. Du
reste, ne cherchez pas en moi le tic des avares, celui de dépenser pour
l'ostentation; tout au contraire, je dépense en secret et pour le plaisir:
loin de me faire gloire de dépenser, je m'en cache. Je sens si bien que
l'argent n'est pas à mon usage, que je suis presque honteux d'en avoir,
encore plus de m'en servir. Si j'avais eu jamais un revenu suffisant pour
vivre commodément, je n'aurais point été tenté d'être avare, j'en suis très
sûr; je dépenserais tout mon revenu sans chercher à l'augmenter: mais ma
situation précaire me tient en crainte. J'adore la liberté; j'abhorre la
gêne, la peine, l'assujettissement. Tant que dure l'argent que j'ai dans ma
bourse, il assure mon indépendance; il me dispense de m'intriguer pour en
trouver d'autre, nécessité que j'eus toujours en horreur; mais de peur de le
voir finir, je le choie. L'argent qu'on possède est l'instrument de la
liberté; celui qu'on pourchasse est celui de la servitude. Voilà pourquoi je
serre bien et ne convoite rien.
 
Mon désintéressement n'est donc que paresse; le plaisir d'avoir ne vaut
pas la peine d'acquérir: et ma dissipation n'est encore que paresse; quand
l'occasion de dépenser agréablement se présente, on ne peut trop la mettre à
profit. Je suis moins tenté de l'argent que des choses, parce qu'entre
l'argent et la possession désirée il y a toujours un intermédiaire; au lieu
qu'entre la chose même et sa jouissance il n'y en a point. Je vois la chose,
elle me tente; si je ne vois que le moyen de l'acquérir, il ne me tente pas.
J'ai donc été fripon, et quelquefois je le suis encore de bagatelles qui me
tentent, et que j'aime mieux prendre que demander: mais, petit ou grand, je
ne me souviens pas d'avoir pris de ma vie un liard à personne; hors une
seule fois, il n'y a pas quinze ans, que je volai sept livres dix sous.
L'aventure vaut la peine d'être contée, car il s'y trouve un concours
impayable d'effronterie et de bêtise, que j'aurais peine moi-même à croire
s'il regardait un autre que moi.
 
C'était à Paris. Je me promenais avec M. de Francueil au Palais-Royal,
sur les cinq heures. Il tire sa montre, la regarde, et me dit: Allons à
l'Opéra. Je le veux bien; nous allons. Il prend deux billets d'amphithéâtre,
m'en donne un, et passe le premier avec l'autre: je le suis, il entre. En
entrant après lui, je trouve la porte embarrassée. Je regarde, je vois tout
le monde debout; je juge que je pourrais bien me perdre dans cette foule, ou
du moins laisser supposer à M. de Francueil que j'y suis perdu. Je sors, je
reprends ma contremarque, puis mon argent, et je m'en vais, sans songer qu'à
peine avais-je atteint la porte que tout le monde était assis, et qu'alors
M. de Francueil voyait clairement que je n'y étais plus.
 
Comme jamais rien ne fut plus éloigné de mon humeur que ce trait-là, je
le note, pour montrer qu'il y a des moments d'une espèce de délire où il ne
faut point juger des hommes par leurs actions. Ce n'était pas précisément
voler cet argent; c'était en voler l'emploi: moins c'était un vol, plus
c'était une infamie.
 
Je ne finirais pas ces détails si je voulais suivre toutes les routes
par lesquelles, durant mon apprentissage, je passai de la sublimité de
l'héroïsme à la bassesse d'un vaurien. Cependant en prenant les vices de mon
état, il me fut impossible d'en prendre tout à fait les goûts. Je m'ennuyais
des amusements de mes camarades; et quand la trop grande gêne m'eut aussi
rebuté du travail, je m'ennuyai de tout. Cela me rendit le goût de la
lecture, que j'avais perdu depuis longtemps. Ces lectures, prises sur mon
travail, devinrent un nouveau crime qui m'attira de nouveaux châtiments. Ce
goût irrité par la contrainte devint passion, bientôt fureur. La Tribu,
fameuse loueuse de livres, m'en fournissait de toute espèce. Bons et
mauvais, tout passait; je ne choisissais point: je lisais tout avec une
égale avidité. Je lisais à l'établi, je lisais en allant faire mes messages,
je lisais à la garde-robe, et m'y oubliais des heures entières; la tête me
tournait de la lecture, je ne faisais plus que lire. Mon maître m'épiait, me
surprenait, me battait, me prenait mes livres. Que de volumes furent
déchirés, brûlés, jetés par les fenêtres! que d'ouvrages restèrent
dépareillés chez la Tribu! Quand je n'avais plus de quoi la payer, je lui
donnais mes chemises, mes cravates, mes hardes; mes trois sous d'étrennes
tous les dimanches lui étaient régulièrement portés.
 
Voilà donc, me dira-t-on, l'argent devenu nécessaire. Il est vrai, mais
ce fut quand la lecture m'eut ôté toute activité. Livré tout entier à mon
nouveau goût, je ne faisais plus que lire, je ne volais plus. C'est encore
ici une de mes différences caractéristiques. Au fort d'une certaine habitude
d'être, un rien me distrait, me change, m'attache, enfin me passionne: et
alors tout est oublié; je ne songe plus qu'au nouvel objet qui m'occupe. Le
coeur me battait d'impatience de feuilleter le nouveau livre que j'avais
dans la poche; je le tirais aussitôt que j'étais seul, et ne songeais plus à
fouiller le cabinet de mon maître. J'ai même peine à croire que j'eusse
volé, quand même j'aurais eu des passions plus coûteuses. Borné au moment
présent, il n'était pas dans mon tour d'esprit de m'arranger ainsi pour
l'avenir. La Tribu me faisait crédit: les avances étaient petites; et quand
j'avais empoché mon livre, je ne songeais plus à rien. L'argent qui me
venait naturellement passait de même à cette femme; et quand elle devenait
pressante, rien n'était plus tôt sous ma main que mes propres effets. Voler
par avance était trop de prévoyance, et voler pour payer n'était pas même
une tentation.
 
A force de querelles, de coups, de lectures dérobées et mal choisies,
mon humeur devint taciturne, sauvage; ma tête commençait à s'altérer, et je
vivais en vrai loup-garou. Cependant si mon goût ne me préserva pas des
livres plats et fades, mon bonheur me préserva des livres obscènes et
licencieux: non que la Tribu, femme à tous égards très accommodante, se fît
un scrupule de m'en prêter; mais, pour les faire valoir, elle me les nommait
avec un air de mystère qui me forçait précisément à les refuser, tant par
dégoût que par honte; et le hasard seconda si bien mon humeur pudique, que
j'avais plus de trente ans avant que j'eusse jeté les yeux sur aucun de ces
dangereux livres qu'une belle dame de par le monde trouve incommodes, en ce
qu'on ne peut les lire que d'une main.
 
En moins d'un an j'épuisai la mince boutique de la Tribu, et alors je
me trouvai dans mes loisirs cruellement désoeuvré. Guéri de mes goûts
d'enfant et de polisson par celui de la lecture, et même par mes lectures,
qui, bien que sans choix et souvent mauvaises, ramenaient pourtant mon coeur
à des sentiments plus nobles que ceux que m'avait donnés mon état; dégoûté
de tout ce qui était à ma portée, et sentant trop loin de moi tout ce qui
m'aurait tenté, je ne voyais rien de possible qui pût flatter mon coeur. Mes
sens émus depuis longtemps me demandaient une jouissance dont je ne savais
pas même imaginer l'objet. J'étais aussi loin du véritable que si je n'avais
point eu de sexe; et déjà pubère et sensible, je pensais quelquefois à mes
folies, mais je ne voyais rien au delà. Dans cette étrange situation, mon
inquiète imagination prit un parti qui me sauva de moi-même et calma ma
naissante sensualité: ce fut de se nourrir des situations qui m'avaient
intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les
combiner, de me les approprier tellement que je devinsse un des personnages
que j'imaginais, que je me visse toujours dans les positions les plus
agréables selon mon goût; enfin que l'état fictif où je venais à bout de me
mettre me fît oublier mon état réel, dont j'étais si mécontent. Cet amour
des objets imaginaires et cette facilité de m'en occuper achevèrent de me
dégoûter de tout ce qui m'entourait, et déterminèrent ce goût pour la
solitude qui m'est toujours resté depuis ce temps-là. On verra plus d'une
fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition si misanthrope
et si sombre en apparence, mais qui vient en effet d'un coeur trop
affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute d'en trouver d'existants
qui lui ressemblent, est forcé de s'alimenter de fictions. Il me suffit,
quant à présent, d'avoir marqué l'origine et la première cause d'un penchant
qui a modifié toutes mes passions, et qui, les contenant par elles-mêmes,
m'a toujours rendu paresseux à faire, par trop d'ardeur à désirer.
 
J'atteignis ainsi ma seizième année, inquiet, mécontent de tout et de
moi, sans goût de mon état, sans plaisir de mon âge, dévoré de désirs dont
j'ignorais l'objet, pleurant sans sujet de larmes, soupirant sans savoir de
quoi; enfin caressant tendrement mes chimères, faute de rien voir autour de
moi qui les valût. Les dimanches, mes camarades venaient me chercher après
le prêche pour aller m'ébattre avec eux. Je leur aurais volontiers échappé
si j'avais pu; mais une fois en train dans leurs jeux, j'étais plus ardent
et j'allais plus loin qu'aucun autre; difficile à ébranler et à retenir. Ce
fut là de tout temps ma disposition constante. Dans nos promenades hors de
la ville, j'allais toujours en avant sans songer au retour, à moins que
d'autres n'y songeassent pour moi. J'y fus pris deux fois; les portes furent
fermées avant que je pusse arriver. Le lendemain je fus traité comme on
s'imagine; et la seconde fois il me fut promis un tel accueil pour la
troisième, que je résolus de ne m'y pas exposer. Cette troisième fois si
redoutée arriva pourtant. Ma vigilance fut mise en défaut par un maudit
capitaine appelé M. Minutoli, qui fermait toujours la porte où il était de
garde une demi-heure avant les autres. Je revenais avec deux camarades. A
demi-lieue de la ville j'entends sonner la retraite, je double le pas;
j'entends battre la caisse, je cours à toutes jambes: j'arrive essoufflé,
tout en nage; le coeur me bat: je vois de loin les soldats à leur poste;
j'accours, je crie d'une voix étouffée. Il était trop tard. A vingt pas de
l'avancée je vois lever le premier pont. Je frémis en voyant en l'air ces
cornes terribles, sinistre et fatal augure du sort inévitable que ce moment
commençait pour moi.
 
Dans le premier transport de ma douleur, je me jetai sur les glacis et
mordis la terre. Mes camarades, riant de leur malheur, prirent à l'instant
leur parti. Je pris aussi le mien; mais ce fut d'une autre manière. Sur le
lieu même je jurai de ne retourner jamais chez mon maître; et le lendemain,
quand à l'heure de la découverte ils rentrèrent en ville, je leur dis adieu
pour jamais, les priant seulement d'avertir en secret mon cousin Bernard de
la résolution que j'avais prise, et du lieu où il pourrait me voir encore
une fois.
 
A mon entrée en apprentissage, étant plus séparé de lui, je le vis
moins; toutefois, durant quelque temps nous nous rassemblions les dimanches;
mais insensiblement chacun prit d'autres habitudes, et nous nous vîmes plus
rarement. Je suis persuadé que sa mère contribua beaucoup à ce changement.
Il était, lui, un garçon du haut; moi, chétif apprenti, je n'étais plus
qu'un enfant de Saint-Gervais. Il n'y avait plus entre nous d'égalité,
malgré la naissance; c'était déroger que de me fréquenter. Cependant les
liaisons ne cessèrent point tout à fait entre nous; et comme c'était un
garçon d'un bon naturel, il suivait quelquefois son coeur malgré les leçons
de sa mère. Instruit de ma résolution, il accourut, non pour m'en dissuader
ou la partager, mais pour jeter, par de petits présents, quelque agrément
dans ma fuite, car mes propres ressources ne pouvaient me mener fort loin.
Il me donna entre autres une petite épée, dont j'étais fort épris, et que
j'ai portée jusqu'à Turin, où le besoin m'en fit défaire, et où je me la
passai, comme on dit, au travers du corps. Plus j'ai réfléchi depuis à la
manière dont il se conduisit avec moi dans ce moment critique, plus je me
suis persuadé qu'il suivit les instructions de sa mère, et peut-être de son
père, car il n'est pas possible que de lui-même il n'eût fait quelque effort
pour me retenir, ou qu'il n'eût tenté de me suivre: mais point. Il
m'encouragea dans mon dessein plutôt qu'il ne m'en détourna: puis, quand il
me vit bien résolu, il me quitta sans beaucoup de larmes. Nous ne nous
sommes jamais écrit ni revus. C'est dommage: il était d'un caractère
essentiellement bon; nous étions faits pour nous aimer.
 
Avant de m'abandonner à la fatalité de ma destinée, qu'on me permette
de tourner un moment les yeux sur celle qui m'attendait naturellement, si
j'étais tombé dans les mains d'un meilleur maître. Rien n'était plus
convenable à mon humeur, ni plus propre à me rendre heureux, que l'état
tranquille et obscur d'un bon artisan, dans certaines classes surtout, telle
qu'est à Genève celle des graveurs. Cet état, assez lucratif pour donner une
subsistance aisée, et pas assez pour mener à la fortune, eût borné mon
ambition pour le reste de mes jours; et me laissant un loisir honnête pour
cultiver des goûts modérés, il m'eût contenu dans ma sphère sans m'offrir
aucun moyen d'en sortir. Ayant une imagination assez riche pour orner de ses
chimères tous les états, assez puissante pour me transporter, pour ainsi
dire, à mon gré de l'un à l'autre, il m'importait peu dans lequel je fusse
en effet. Il ne pouvait y avoir si loin du lieu où j'étais au premier
château en Espagne, qu'il ne me fût aisé de m'y établir. De cela seul il
suivait que l'état le plus simple, celui qui donnait le moins de tracas et
de soins, celui qui laissait l'esprit le plus libre, était celui qui me
convenait le mieux; et c'était précisément le mien. J'aurais passé dans le
sein de ma religion, de ma patrie, de ma famille et de mes amis, une vie
paisible et douce, telle qu'il la fallait à mon caractère, dans l'uniformité
d'un travail de mon goût et d'une société selon mon coeur. J'aurais été bon
chrétien, bon citoyen, bon père de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme
en toute chose. J'aurais aimé mon état, je l'aurais honoré peut-être; et,
après avoir passé une vie obscure et simple, mais égale et douce, je serais
mort paisiblement dans le sein des miens. Bientôt oublié sans doute,
j'aurais été regretté du moins aussi longtemps qu'on se serait souvenu de
moi.
 
Au lieu de cela... Quel tableau vais-je faire? Ah! n'anticipons point
sur les misères de ma vie; je n'occuperai que trop mes lecteurs de ce triste
sujet.
 
 
 
== LIVRE SECOND ==
 
1728-1731
 
Autant le moment où l'effroi me suggéra le projet de fuir m'avait paru
triste, autant celui où je l'exécutai me parut charmant. Encore enfant,
quitter mon pays, mes parents, mes appuis, mes ressources; laisser un
apprentissage à moitié fait sans savoir mon métier assez pour en vivre; me
livrer aux horreurs de la misère sans avoir aucun moyen d'en sortir; dans
l'âge de la faiblesse et de l'innocence, m'exposer à toutes les tentations
du vice et du désespoir; chercher au loin les maux, les erreurs, les pièges,
l'esclavage et la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui que je
n'avais pu souffrir; c'était là ce que j'allais faire, c'était la
perspective que j'aurais dû envisager. Que celle que je me peignais était
différente! L'indépendance que je croyais avoir acquise était le seul
sentiment qui m'affectait. Libre et maître de moi-même, je croyais pouvoir
tout faire, atteindre à tout: je n'avais qu'à m'élancer pour m'élever et
voler dans les airs. J'entrais avec sécurité dans le vaste espace du monde;
mon mérite allait le remplir; à chaque pas j'allais trouver des festins, des
trésors, des aventures, des amis prêts à me servir, des maîtresses
empressées à me plaire: en me montrant j'allais occuper de moi l'univers;
non pas pourtant l'univers tout entier, je l'en dispensais en quelque sorte,
il ne m'en fallait pas tant; une société charmante me suffisait, sans
m'embarrasser du reste. Ma modération m'inscrivait dans une sphère étroite,
mais délicieusement choisie, où j'étais assuré de régner. Un seul château
bornait mon ambition: favori du seigneur et de la dame, amant de la
demoiselle, ami du frère et protecteur des voisins, j'étais content; il ne
m'en fallait pas davantage.
 
En attendant ce modeste avenir, j'errai quelques jours autour de la
ville, logeant chez des paysans de ma connaissance, qui tous me reçurent
avec plus de bonté que n'auraient fait des urbains. Ils m'accueillaient, me
logeaient, me nourrissaient trop bonnement pour en avoir le mérite. Cela ne
pouvait pas s'appeler faire l'aumône; ils n'y mettaient pas assez l'air de
la supériorité.
 
A force de voyager et de parcourir le monde, j'allai jusqu'à Confignon,
terres de Savoie à deux lieues de Genève. Le curé s'appelait M. de
Pontverre. Ce nom, fameux dans l'histoire de la République, me frappa
beaucoup. J'étais curieux de voir comment étaient faits les descendants des
gentilshommes de la Cuiller. J'allai voir M. de Pontverre. Il me reçut bien,
me parla de l'hérésie de Genève, de l'autorité de la sainte mère Église, et
me donna à dîner. Je trouvai peu de choses à répondre à des arguments qui
finissaient ainsi, et je jugeai que des curés chez qui l'on dînait si bien
valaient tout au moins nos ministres. J'étais certainement plus savant que
M. de Pontverre, tout gentilhomme qu'il était; mais j'étais trop bon convive
pour être si bon théologien; et son vin de Frangi, qui me parut excellent,
argumentait si victorieusement pour lui, que j'aurais rougi de fermer la
bouche à un si bon hôte. Je cédais donc, ou du moins je ne résistais pas en
face. A voir les ménagements dont j'usais, on m'aurait cru faux. On se fût
trompé; je n'étais qu'honnête, cela est certain. La flatterie, ou plutôt la
condescendance, n'est pas toujours un vice; elle est plus souvent une vertu,
surtout dans les jeunes gens. La bonté avec laquelle un homme nous traite
nous attache à lui; ce n'est pas pour l'abuser qu'on lui cède, c'est pour ne
pas l'attrister, pour ne pas lui rendre le mal pour le bien. Quel intérêt
avait M. de Pontverre à m'accueillir, à me bien traiter, à vouloir me
convaincre? nul autre que le mien propre. Mon jeune coeur se disait cela.
J'étais touché de reconnaissance et de respect pour le bon prêtre. Je
sentais ma supériorité, je ne voulais pas l'en accabler pour prix de son
hospitalité. Il n'y avait point de motif hypocrite à cette conduite: je ne
songeais point à changer de religion; et, bien loin de me familiariser si
vite avec cette idée, je ne l'envisageais qu'avec une horreur qui devait
l'écarter de moi pour longtemps: je voulais seulement ne point fâcher ceux
qui me caressaient dans cette vue; je voulais cultiver leur bienveillance,
et leur laisser l'espoir du succès, en paraissant moins armé que je ne
l'étais en effet. Ma faute en cela ressemblait à la coquetterie des honnêtes
femmes, qui quelquefois, pour parvenir à leurs fins, savent, sans rien
permettre ni rien promettre, faire espérer plus qu'elles ne veulent tenir.
 
La raison, la pitié, l'amour de l'ordre, exigeaient assurément que,
loin de se prêter à ma folie, on m'éloignât de ma perte où je courais, en me
renvoyant dans ma famille. C'est là ce qu'aurait fait ou tâché de faire tout
homme vraiment vertueux. Mais quoique M. de Pontverre fût un bon homme, ce
n'était assurément pas un homme vertueux; au contraire, c'était un dévot qui
ne connaissait d'autre vertu que d'adorer les images et de dire le rosaire;
une espèce de missionnaire qui n'imaginait rien de mieux, pour le bien de la
foi, que de faire des libelles contre les ministres de Genève. Loin de
penser à me renvoyer chez moi, il profita du désir que j'avais de m'en
éloigner, pour me mettre hors d'état d'y retourner quand même il m'en
prendrait envie. Il y avait tout à parier qu'il m'envoyait périr de misère,
ou devenir un vaurien. Ce n'était point là ce qu'il voyait. Il voyait une
âme ôtée à l'hérésie et rendue à l'Église. Honnête homme ou vaurien,
qu'importait cela, pourvu que j'allasse à la messe? Il ne faut pas croire,
au reste, que cette façon de penser soit particulière aux catholiques, elle
est celle de toute religion dogmatique où l'on fait l'essentiel, non de
faire, mais de croire.
 
Dieu vous appelle, me dit M. de Pontverre: allez à Annecy; vous y
trouverez une bonne dame bien charitable, que les bienfaits du roi mettent
en état de retirer d'autres âmes de l'erreur dont elle est sortie elle-même.
Il s'agissait de madame de Warens, nouvelle convertie, que les prêtres
forçaient en effet de partager, avec la canaille qui venait vendre sa foi,
une pension de deux mille francs que lui donnait le roi de Sardaigne. Je me
sentais fort humilié d'avoir besoin d'une bonne dame bien charitable.
J'aimais fort qu'on me donnât mon nécessaire, mais non pas qu'on me fît la
charité; et une dévote n'était pas pour moi fort attirante. Toutefois,
pressé par M. de Pontverre, par la faim qui me talonnait, bien aise aussi de
faire un voyage et d'avoir un but, je prends mon parti, quoique avec peine,
et je pars pour Annecy. J'y pouvais être aisément en un jour; mais je ne me
pressais pas, j'en mis trois. Je ne voyais pas un château à droite ou à
gauche, sans aller chercher l'aventure que j'étais sûr qui m'y attendait. Je
n'osais entrer dans le château ni heurter, car j'étais fort timide; mais je
chantais sous la fenêtre qui avait le plus d'apparence, fort surpris, après
m'être longtemps époumoné, de ne voir paraître ni dames ni demoiselles
qu'attirât la beauté de ma voix ou le sel de mes chansons, vu que j'en
savais d'admirables que mes camarades m'avaient apprises, et que je chantais
admirablement.
 
J'arrive enfin: je vois madame de Warens. Cette époque de ma vie a
décidé de mon caractère; je ne puis me résoudre à la passer légèrement.
J'étais au milieu de ma seizième année. Sans être ce qu'on appelle un beau
garçon, j'étais bien pris dans ma petite taille, j'avais un joli pied, une
jambe fine, l'air dégagé, la physionomie animée, la bouche mignonne, les
sourcils et les cheveux noirs, les yeux petits et même enfoncés, mais qui
lançaient avec force le feu dont mon sang était embrasé. Malheureusement je
ne savais rien de tout cela, et de ma vie il ne m'est arrivé de songer à ma
figure que lorsqu'il n'était plus temps d'en tirer parti. Ainsi j'avais avec
la timidité de mon âge celle d'un naturel très aimant, toujours troublé par
la crainte de déplaire. D'ailleurs, quoique j'eusse l'esprit assez orné,
n'ayant jamais vu le monde, je manquais totalement de manières; et mes
connaissances, loin d'y suppléer, ne servaient qu'à m'intimider davantage en
me faisant sentir combien j'en manquais.
 
Craignant donc que mon abord ne prévînt pas en ma faveur, je pris
autrement mes avantages, et je fis une belle lettre en style d'orateur, où,
cousant des phrases de livres avec des locutions d'apprenti, je déployais
toute mon éloquence pour capter la bienveillance de madame de Warens.
J'enfermai la lettre de M. de Pontverre dans la mienne, et je partis pour
cette terrible audience. Je ne trouvai point madame de Warens; on me dit
qu'elle venait de sortir pour aller à l'église. C'était le jour des Rameaux
de l'année 1728. Je cours pour la suivre: je la vois, je l'atteins, je lui
parle... Je dois me souvenir du lieu, je l'ai souvent depuis mouillé de mes
larmes et couvert de mes baisers. Que ne puis-je entourer d'un balustre d'or
cette heureuse place! que n'y puis-je attirer les hommages de toute la
terre! Quiconque aime à honorer les monuments du salut des hommes n'en
devrait approcher qu'à genoux.
 
C'était un passage derrière sa maison, entre un ruisseau à main droite
qui la séparait du jardin et le mur de la cour à gauche, conduisant par une
fausse porte à l'église des cordeliers. Prête à entrer dans cette porte,
madame de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue! Je
m'étais figuré une vieille dévote bien rechignée; la bonne dame de M. de
Pontverre ne pouvait être autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri de
grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le
contour d'une gorge enchanteresse. Rien n'échappa au rapide coup d'oeil du
jeune prosélyte; car je devins à l'instant le sien, sûr qu'une religion
prêchée par de tels missionnaires ne pouvait manquer de mener en paradis.
Elle prend en souriant la lettre que je lui présente d'une main tremblante,
l'ouvre, jette un coup d'oeil sur celle de M. de Pontverre, revient à la
mienne, qu'elle lit tout entière, et qu'elle eût relue encore si son laquais
ne l'eût avertie qu'il était temps d'entrer. Eh! mon enfant, me dit-elle
d'un ton qui me fit tressaillir, vous voilà courant le pays bien jeune;
c'est dommage en vérité. Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta: Allez
chez moi m'attendre; dites qu'on vous donne à déjeuner; après la messe
j'irai causer avec vous.
 
Louise-Éléonore de Warens était une demoiselle de la Tour de Pil, noble
et ancienne famille de Vevai, ville du pays de Vaud. Elle avait épousé fort
jeune M. de Warens de la maison de Loys, fils aîné de M. de Villardin, de
Lausanne. Ce mariage, qui ne produisit point d'enfants, n'ayant pas trop
réussi, madame de Warens, poussée par quelque chagrin domestique, prit le
temps que le roi Victor-Amédée était à Évian pour passer le lac et venir se
jeter aux pieds de ce prince, abandonnant ainsi son mari, sa famille et son
pays par une étourderie assez semblable à la mienne, et qu'elle a eu tout le
temps de pleurer aussi. Le roi, qui aimait à faire le zélé catholique, la
prit sous sa protection, lui donna une pension de quinze cents livres de
Piémont, ce qui était beaucoup pour un prince aussi peu prodigue; et, voyant
que sur cet accueil on l'en croyait amoureux, il l'envoya à Annecy, escortée
par un détachement de ses gardes, où, sous la direction de Michel-Gabriel de
Bernex, évêque titulaire de Genève, elle fit abjuration au couvent de la
Visitation.
 
Il y avait six ans qu'elle y était quand j'y vins, et elle en avait
alors vingt-huit, étant née avec le siècle. Elle avait de ces beautés qui se
conservent, parce qu'elles sont plus dans la physionomie que dans les
traits; aussi la sienne était-elle encore dans tout son premier éclat. Elle
avait un air caressant et tendre, un regard très doux, un sourire angélique,
une bouche à la mesure de la mienne, des cheveux cendrés d'une beauté peu
commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait très
piquante. Elle était petite de stature, courte même, et ramassée un peu dans
sa taille, quoique sans difformité; mais il était impossible de voir une
plus belle tête, un plus beau sein, de plus belles mains et de plus beaux
bras.
 
Son éducation avait été fort mêlée: elle avait ainsi que moi perdu sa
mère dès sa naissance; et, recevant indifféremment des instructions comme
elles s'étaient présentées, elle avait appris un peu de sa gouvernante, un
peu de son père, un peu de ses maîtres, et beaucoup de ses amants, surtout
d'un M. de Tavel, qui, ayant du goût et des connaissances, en orna la
personne qu'il aimait. Mais tant de genres différents se nuisirent les uns
aux autres, et le peu d'ordre qu'elle y mit empêcha que ses diverses études
n'étendissent la justesse naturelle de son esprit. Ainsi, quoiqu'elle eût
quelques principes de philosophie et de physique, elle ne laissa pas de
prendre le goût que son père avait pour la médecine empirique et pour
l'alchimie: elle faisait des élixirs, des teintures, des baumes, des
magistères; elle prétendait avoir des secrets. Les charlatans, profitant de
sa faiblesse, s'emparèrent d'elle, l'obsédèrent, la ruinèrent, et
consumèrent, au milieu des fourneaux et des drogues, son esprit, ses talents
et ses charmes, dont elle eût pu faire les délices des meilleures sociétés.
 
Mais si de vils fripons abusèrent de son éducation mal dirigée pour
obscurcir les lumières de sa raison, son excellent coeur fut à l'épreuve et
demeura toujours le même: son caractère aimant et doux, sa sensibilité pour
les malheureux, son inépuisable bonté, son humeur gaie, ouverte et franche,
ne s'altérèrent jamais; et même, aux approches de la vieillesse, dans le
sein de l'indigence, des maux, des calamités diverses, la sérénité de sa
belle âme lui conserva jusqu'à la fin de sa vie toute la gaieté de ses plus
beaux jours.
 
Ses erreurs lui vinrent d'un fonds d'activité inépuisable qui voulait
sans cesse de l'occupation. Ce n'était pas des intrigues de femmes qu'il lui
fallait, c'était des entreprises à faire et à diriger. Elle était née pour
les grandes affaires. A sa place, madame de Longueville n'eût été qu'une
tracassière; à la place de madame de Longueville, elle eût gouverné l'État.
Ses talents ont été déplacés; et ce qui eût fait sa gloire dans une
situation plus élevée a fait sa perte dans celle où elle a vécu. Dans les
choses qui étaient à sa portée, elle étendait toujours son plan dans sa tête
et voyait toujours son objet en grand. Cela faisait qu'employant des moyens
proportionnés à ses vues plus qu'à ses forces, elle échouait par la faute
des autres; et son projet venant à manquer, elle était ruinée où d'autres
n'auraient presque rien perdu. Ce goût des affaires, qui lui fit tant de
maux, lui fit du moins un grand bien dans son asile monastique, en
l'empêchant de s'y fixer pour le reste de ses jours comme elle en était
tentée. La vie uniforme et simple des religieuses, leur petit cailletage de
parloir, tout cela ne pouvait flatter un esprit toujours en mouvement, qui,
formant chaque jour de nouveaux systèmes, avait besoin de liberté pour s'y
livrer. Le bon évêque de Bernex, avec moins d'esprit que François de Sales,
lui ressemblait sur bien des points; et madame de Warens, qu'il appelait sa
fille, et qui ressemblait à madame de Chantal sur beaucoup d'autres, eût pu
lui ressembler encore dans sa retraite, si son goût ne l'eût détournée de
l'oisiveté d'un couvent. Ce ne fut point manque de zèle si cette aimable
femme ne se livra pas aux menues pratiques de dévotion qui semblaient
convenir à une nouvelle convertie vivant sous la direction d'un prélat. Quel
qu'eût été le motif de son changement de religion, elle fut sincère dans
celle qu'elle avait embrassée. Elle a pu se repentir d'avoir commis la
faute, mais non pas désirer d'en revenir. Elle n'est pas seulement morte
bonne catholique, elle a vécu telle de bonne foi; et j'ose affirmer, moi qui
pense avoir lu dans le fond de son âme, que c'était uniquement par aversion
pour les simagrées qu'elle ne faisait point en public la dévote. Elle avait
une piété trop solide pour affecter de la dévotion. Mais ce n'est pas ici le
lieu de m'étendre sur ses principes; j'aurai d'autres occasions d'en parler.
 
Que ceux qui nient la sympathie des âmes expliquent, s'ils peuvent,
comment, de la première entrevue, du premier mot, du premier regard, madame
de Warens m'inspira non seulement le plus vif attachement, mais une
confiance parfaite et qui ne s'est jamais démentie. Supposons que ce que
j'ai senti pour elle fût véritablement de l'amour, ce qui paraîtra tout au
moins douteux à qui suivra l'histoire de nos liaisons; comment cette passion
fut-elle accompagnée, dès sa naissance, des sentiments qu'elle inspire le
moins, la paix du coeur, le calme, la sérénité, la sécurité, l'assurance?
Comment, en approchant pour la première fois d'une femme aimable, polie,
éblouissante, d'une dame d'un état supérieur au mien, dont je n'avais jamais
abordé la pareille, de celle dont dépendait mon sort en quelque sorte par
l'intérêt plus ou moins grand qu'elle y prendrait; comment, dis-je, avec
tout cela me trouvai-je à l'instant aussi libre, aussi à mon aise que si
j'eusse été parfaitement sûr de lui plaire. Comment n'eus-je pas un moment
d'embarras, de timidité, de gêne. Naturellement honteux, décontenancé,
n'ayant jamais vu le monde, comment pris-je avec elle, du premier jour, du
premier instant, les manières faciles, le langage tendre, le ton familier
que j'avais dix ans après, lorsque la plus grande intimité l'eut rendu
naturel? A-t-on de l'amour, je ne dis pas sans désirs, j'en avais; mais sans
inquiétude, sans jalousie? Ne veut-on pas au moins apprendre de l'objet
qu'on aime si l'on est aimé? C'est une question qu'il ne m'est pas plus venu
dans l'esprit de lui faire une fois en ma vie que de me demander à moi-même
si je m'aimais; et jamais elle n'a été plus curieuse avec moi. Il y eut
certainement quelque chose de singulier dans mes sentiments pour cette
charmante femme, et l'on y trouvera dans la suite des bizarreries auxquelles
on ne s'attend pas.
 
Il fut question de ce que je deviendrais; et pour en causer plus à
loisir, elle me retint à dîner. Ce fut le premier repas de ma vie où j'eusse
manqué d'appétit; et sa femme de chambre, qui nous servait, dit aussi que
j'étais le premier voyageur de mon âge et de mon étoffe qu'elle en eût vu
manquer. Cette remarque, qui ne me nuisit pas dans l'esprit de sa maîtresse,
tombait un peu à plomb sur un gros manant qui dînait avec nous, et qui
dévora lui tout seul un repas honnête pour six personnes. Pour moi, j'étais
dans un ravissement qui ne me permettait pas de manger. Mon coeur se
nourrissait d'un sentiment tout nouveau dont il occupait tout mon être; il
ne me laissait des esprits pour nulle autre fonction.
 
Madame de Warens voulut savoir les détails de ma petite histoire: je
retrouvai pour la lui conter tout le feu que j'avais perdu chez mon maître.
Plus j'intéressais cette excellente âme en ma faveur, plus elle plaignait le
sort auquel j'allais m'exposer. Sa tendre compassion se marquait dans son
air, dans son regard, dans ses gestes. Elle n'osait m'exhorter à retourner à
Genève; dans sa position c'eût été un crime de lèse-catholicité, et elle
n'ignorait pas combien elle était surveillée et combien ses discours étaient
pesés. Mais elle me parlait d'un ton si touchant de l'affliction de mon
père, qu'on voyait bien qu'elle eût approuvé que j'allasse le consoler. Elle
ne savait pas combien sans y songer elle plaidait contre elle-même. Outre
que ma résolution était prise, comme je crois l'avoir dit, plus je la
trouvais éloquente, persuasive, plus ses discours m'allaient au coeur, et
moins je pouvais me résoudre à me détacher d'elle. Je sentais que retourner
à Genève était mettre entre elle et moi une barrière presque insurmontable,
à moins de revenir à la démarche que j'avais faite, et à laquelle mieux
valait me tenir tout d'un coup. Je m'y tins donc. Madame de Warens, voyant
ses efforts inutiles, ne les poussa pas jusqu'à se compromettre; mais elle
me dit avec un regard de commisération: Pauvre petit, tu dois aller où Dieu
t'appelle; mais quand tu seras grand, tu te souviendras de moi. Je crois
qu'elle ne pensait pas elle-même que cette prédiction s'accomplirait si
cruellement.
 
La difficulté restait tout entière. Comment subsister si jeune hors de
mon pays? A peine à la moitié de mon apprentissage, j'étais bien loin de
savoir mon métier. Quand je l'aurais su, je n'en aurais pu vivre en Savoie,
pays trop pauvre pour avoir des arts. Le manant qui dînait pour nous, forcé
de faire une pause pour reposer sa mâchoire, ouvrit un avis qu'il disait
venir du ciel, et qui, à juger par les suites, venait bien plutôt du côté
contraire: c'était que j'allasse à Turin, où, dans un hospice établi pour
l'instruction des catéchumènes, j'aurais, dit-il, la vie temporelle et
spirituelle, jusqu'à ce qu'entré dans le sein de l'Église je trouvasse, par
la charité des bonnes âmes, une place qui me convînt. A l'égard des frais du
voyage, continua mon homme, Sa Grandeur Monseigneur l'Evêque ne manquera
pas, si madame lui propose cette sainte oeuvre, de vouloir charitablement y
pourvoir; et Madame la Baronne, qui est si charitable, dit-il en s'inclinant
sur son assiette, s'empressera sûrement d'y contribuer aussi.
 
Je trouvais toutes ces charités bien dures: j'avais le coeur serré, je
ne disais rien; et madame de Warens, sans saisir ce projet avec autant
d'ardeur qu'il était offert, se contenta de répondre que chacun devait
contribuer au bien selon son pouvoir, et qu'elle en parlerait à monseigneur:
mais mon diable d'homme, qui craignait qu'elle n'en parlât pas à son gré, et
qui avait son petit intérêt dans cette affaire, courut prévenir les
aumôniers, et emboucha si bien les bons prêtres, que quand madame de Warens,
qui craignait pour moi ce voyage, en voulut parler à l'évêque, elle trouva
que c'était une affaire arrangée, et il lui remit à l'instant l'argent
destiné pour mon petit viatique. Elle n'osa insister pour me faire rester:
j'approchais d'un âge où une femme du sien ne pouvait décemment vouloir
retenir un jeune homme auprès d'elle.
 
Mon voyage étant ainsi réglé par ceux qui prenaient soin de moi, il
fallut bien me soumettre, et c'est même ce que je fis sans beaucoup de
répugnance. Quoique Turin fût plus loin que Genève, je jugeai qu'étant la
capitale, elle avait avec Annecy des relations plus étroites qu'une ville
étrangère d'État et de Religion: et puis, partant pour obéir à madame de
Warens, je me regardais comme vivant toujours sous sa direction: c'était
plus que vivre à son voisinage. Enfin l'idée d'un grand voyage flattait ma
manie ambulante, qui déjà commençait à se déclarer. Il me paraissait beau de
passer les monts à mon âge, et de m'élever au-dessus de mes camarades de
toute la hauteur des Alpes. Voir du pays est un appât auquel un Genevois ne
résiste guère: je donnai donc mon consentement. Mon manant devait partir
dans deux jours avec sa femme. Je leur fus confié et recommandé. Ma bourse
leur fut remise, renforcée par madame de Warens, qui de plus me donna
secrètement un petit pécule auquel elle joignit d'amples instructions; et
nous partîmes le mercredi saint.
 
Le lendemain de mon départ d'Annecy, mon père y arriva, courant à ma
piste avec un M. Rival, son ami, horloger comme lui, homme d'esprit, bel
esprit même, qui faisait des vers mieux que la Motte, et parlait presque
aussi bien que lui; de plus, parfaitement honnête homme, mais dont la
littérature déplacée n'aboutit qu'à faire un de ses fils comédien.
 
Ces messieurs virent madame de Warens, et se contentèrent de pleurer
mon sort avec elle, au lieu de me suivre et de m'atteindre, comme ils
l'auraient pu facilement, étant à cheval et moi à pied. La même chose était
arrivée à mon oncle Bernard. Il était venu à Confignon; et de là, sachant
que j'étais à Annecy, il s'en retourna à Genève. Il semblait que mes proches
conspirassent avec mon étoile pour me livrer au destin qui m'attendait. Mon
frère s'était perdu par une semblable négligence, et si bien perdu, qu'on
n'a jamais su ce qu'il était devenu.
 
Mon père n'était pas seulement un homme d'honneur, c'était un homme
d'une probité sûre, et il avait une de ces âmes fortes qui font les grandes
vertus; de plus, il était bon père, surtout pour moi. Il m'aimait très
tendrement; mais il aimait aussi ses plaisirs, et d'autres goûts avaient un
peu attiédi l'affection paternelle depuis que je vivais loin de lui. Il
s'était remarié à Nyon; et quoique sa femme ne fût pas en âge de me donner
des frères, elle avait des parents: cela faisait une autre famille, d'autres
objets, un nouveau ménage, qui ne rappelait plus si souvent mon souvenir.
Mon père vieillissait, et n'avait aucun bien pour soutenir sa vieillesse.
Nous avions, mon frère et moi, quelque bien de ma mère, dont le revenu
devait appartenir à mon père durant notre éloignement. Cette idée ne
s'offrait pas à lui directement, et ne l'empêchait pas de faire son devoir;
mais elle agissait sourdement sans qu'il s'en aperçût lui-même, et
ralentissait quelquefois son zèle, qu'il eût poussé plus loin sans cela.
Voilà, je crois, pourquoi, venu d'abord à Annecy sur mes traces, il ne me
suivit pas jusqu'à Chambéri, où il était moralement sûr de m'atteindre.
Voilà pourquoi encore, l'étant allé voir souvent depuis ma fuite, je reçus
toujours de lui des caresses de père, mais sans grands efforts pour me
retenir.
 
Cette conduite d'un père dont j'ai si bien connu la tendresse et la
vertu m'a fait faire des réflexions sur moi-même qui n'ont pas peu contribué
à me maintenir le coeur sain. J'en ai tiré cette grande maxime de morale, la
seule peut-être d'usage dans la pratique, d'éviter les situations qui
mettent nos devoirs en opposition avec nos intérêts, et qui nous montrent
notre bien dans le mal d'autrui, sûr que, dans de telles situations, quelque
sincère amour de la vertu qu'on y porte, on faiblit tôt ou tard sans s'en
apercevoir; et l'on devient injuste et méchant dans le fait, sans avoir
cessé d'être juste et bon dans l'âme.
 
Cette maxime fortement imprimée au fond de mon coeur, et mise en
pratique, quoiqu'un peu tard, dans toute ma conduite, est une de celles qui
m'ont donné l'air le plus bizarre et le plus fou dans le public, et surtout
parmi mes connaissances. On m'a imputé de vouloir être original et faire
autrement que les autres. En vérité je ne songeais guère à faire ni comme
les autres ni autrement qu'eux. Je désirais sincèrement de faire ce qui
était bien. Je me dérobais de toute ma force à des situations qui me
donnassent un intérêt contraire à l'intérêt d'un autre homme, et par
conséquent un désir secret, quoique involontaire, du mal de cet homme-là.
 
Il y a deux ans que milord Maréchal me voulut mettre dans son
testament. Je m'y opposai de toute ma force. Je lui marquai que je ne
voudrais pour rien au monde me savoir dans le testament de qui que ce fût,
et beaucoup moins dans le sien. Il se rendit: maintenant il veut me faire
une pension viagère, et je ne m'y oppose pas. On dira que je trouve mon
compte à ce changement: cela peut être. Mais, ô mon bienfaiteur et mon père,
si j'ai le malheur de vous survivre, je sais qu'en vous perdant j'ai tout à
perdre, et que je n'ai rien à gagner.
 
C'est là, selon moi, la bonne philosophie, la seule vraiment assortie
au coeur humain. Je me pénètre chaque jour davantage de sa profonde
solidité, et je l'ai retournée de différentes manières dans tous mes
derniers écrits; mais le public, qui est frivole, ne l'y a pas su remarquer.
Si je survis assez à cette entreprise consommée pour en reprendre une autre,
je me propose de donner dans la suite de l'Émile un exemple si charmant et
si frappant de cette même maxime, que mon lecteur soit forcé d'y faire
attention. Mais c'est assez de réflexions pour un voyageur; il est temps de
reprendre ma route.
 
Je la fis plus agréablement que je n'aurais dû m'y attendre, et mon
manant ne fut pas si bourru qu'il en avait l'air. C'était un homme entre
deux âges, portant en queue ses cheveux noirs grisonnants, l'air grenadier,
la voix forte, assez gai, marchant bien, mangeant mieux, et qui faisait
toutes sortes de métiers, faute d'en savoir aucun. Il avait proposé, je
crois, d'établir à Annecy je ne sais quelle manufacture. Madame de Warens
n'avait pas manqué de donner dans le projet, et c'était pour tâcher de le
faire agréer au ministre, qu'il faisait, bien défrayé, le voyage de Turin.
Notre homme avait le talent d'intriguer en se fourrant toujours avec les
prêtres; et, faisant l'empressé pour les servir, il avait pris à leur école
un certain jargon dévot dont il usait sans cesse, se piquant d'être un grand
prédicateur. Il savait même un passage latin de la Bible; et c'était comme
s'il en avait su mille, parce qu'il le répétait mille fois le jour. Du
reste, manquant rarement d'argent quand il en savait dans la bourse des
autres. Plus adroit pourtant que fripon, et qui, débitant d'un ton de
racoleur ses capucinades, ressemblait à l'ermite Pierre, prêchant la
croisade le sabre au côté.
 
Pour madame Sabran son épouse, c'était une assez bonne femme, plus
tranquille le jour que la nuit. Comme je couchais toujours dans leur
chambre, ses bruyantes insomnies m'éveillaient souvent, et m'auraient
éveillé bien davantage si j'en avais compris le sujet. Mais je ne m'en
doutais pas même, et j'étais sur ce chapitre d'une bêtise qui a laissé à la
seule nature tout le soin de mon instruction.
 
Je m'acheminais gaiement avec mon dévot guide et sa sémillante
compagne. Nul accident ne troubla mon voyage: j'étais dans la plus heureuse
situation de corps et d'esprit où j'aie été de mes jours. Jeune, vigoureux,
plein de santé, de sécurité, de confiance en moi et aux autres, j'étais dans
ce court mais précieux moment de la vie où sa plénitude expansive étend pour
ainsi dire notre être par toutes nos sensations, et embellit à nos yeux la
nature entière du charme de notre existence. Ma douce inquiétude avait un
objet qui la rendait moins errante et fixait mon imagination. Je me
regardais comme l'ouvrage, l'élève, l'ami, presque l'amant de madame de
Warens. Les choses obligeantes qu'elle m'avait dites, les petites caresses
qu'elle m'avait faites, l'intérêt si tendre qu'elle avait paru prendre à
moi, ses regards charmants, qui me semblaient pleins d'amour parce qu'ils
m'en inspiraient; tout cela nourrissait mes idées durant la marche, et me
faisait rêver délicieusement. Nulle crainte, nul doute sur mon sort ne
troublait ces rêveries. M'envoyer à Turin, c'était, selon moi, s'engager à
m'y faire vivre, à m'y placer convenablement. Je n'avais plus de souci sur
moi-même; d'autres s'étaient chargés de ce soin. Ainsi je marchais
légèrement, allégé de ce poids; les jeunes désirs, l'espoir enchanteur, les
brillants projets remplissaient mon âme. Tous les objets que je voyais me
semblaient les garants de ma prochaine félicité. Dans les maisons
j'imaginais des festins rustiques; dans les prés, de folâtres jeux; le long
des eaux, les bains, des promenades, la pêche; sur les arbres, des fruits
délicieux; sous leur ombre, de voluptueux tête-à-tête; sur les montagnes,
des cuves de lait et de crème, une oisiveté charmante, la paix, la
simplicité, le plaisir d'aller sans savoir où. Enfin rien ne frappait mes
yeux sans porter à mon coeur quelque attrait de jouissance. La grandeur, la
variété, la beauté réelle du spectacle rendaient cet attrait digne de la
raison; la vanité même y mêlait sa pointe. Si jeune aller en Italie, avoir
déjà vu tant de pays, suivre Annibal à travers les monts me paraissait une
gloire au-dessus de mon âge. Joignez à tout cela des stations fréquentes et
bonnes, un grand appétit et de quoi le contenter; car en vérité ce n'était
pas la peine de m'en faire faute, et sur le dîner de M. Sabran, le mien ne
paraissait pas.
 
Je ne me souviens pas d'avoir eu dans tout le cours de ma vie
d'intervalle plus parfaitement exempt de soucis et de peine que celui des
sept ou huit jours que nous mîmes à ce voyage; car le pas de madame Sabran,
sur lequel il fallait régler le nôtre, n'en fit qu'une longue promenade. Ce
souvenir m'a laissé le goût le plus vif pour tout ce qui s'y rapporte,
surtout pour les montagnes et les voyages pédestres. Je n'ai voyagé à pied
que dans mes beaux jours, et toujours avec délices. Bientôt les devoirs, les
affaires, un bagage à porter, m'ont forcé de faire le monsieur et de prendre
des voitures; les soucis rongeants, les embarras, la gêne y sont montés avec
moi; et dès lors, au lieu qu'auparavant dans mes voyages je ne sentais que
le plaisir d'aller, je n'ai plus senti que le besoin d'arriver. J'ai cherché
longtemps, à Paris, deux camarades du même goût que moi qui voulussent
consacrer chacun cinquante louis de sa bourse et un an de son temps à faire
ensemble, à pied, le tour de l'Italie, sans autre équipage qu'un garçon qui
portât avec nous un sac de nuit. Beaucoup de gens se sont présentés,
enchantés de ce projet en apparence, mais au fond le prenant tous pour un
pur château en Espagne, dont on cause en conversation sans vouloir
l'exécuter en effet. Je me souviens que, parlant avec passion de ce projet
avec Diderot et Grimm, je leur en donnai enfin la fantaisie. Je crus une
fois l'affaire faite: le tout se réduisit à vouloir faire un voyage par
écrit, dans lequel Grimm ne trouvait rien de si plaisant que de faire faire
à Diderot beaucoup d'impiétés, et de me faire fourrer à l'inquisition à sa
place.
 
Mon regret d'arriver si vite à Turin fut tempéré par le plaisir de voir
une grande ville, et par l'espoir d'y faire bientôt une figure digne de moi;
car déjà les fumées de l'ambition me montaient à la tête; déjà je me
regardais comme infiniment au-dessus de mon ancien état d'apprenti: j'étais
bien loin de prévoir que dans peu j'allais être fort au-dessous.
 
Avant que d'aller plus loin, je dois au lecteur mon excuse ou ma
justification tant sur les menus détails où je viens d'entrer que sur ceux
où j'entrerai dans la suite, et qui n'ont rien d'intéressant à ses yeux.
Dans l'entreprise que j'ai faite de me montrer tout entier au public, il
faut que rien de moi ne lui reste obscur ou caché; il faut que je me tienne
incessamment sous ses yeux; qu'il me suive dans tous les égarements de mon
coeur, dans tous les recoins de ma vie; qu'il ne me perde pas de vue un seul
instant, de peur que, trouvant dans mon récit la moindre lacune, le moindre
vide, et se demandant: Qu'a-t-il fait durant ce temps-là? il ne m'accuse de
n'avoir pas voulu tout dire. Je donne assez de prise à la malignité des
hommes par mes récits, sans lui en donner encore par mon silence.
 
Mon petit pécule était parti: j'avais jasé, et mon indiscrétion ne fut
pas pour mes conducteurs à pure perte. Madame Sabran trouva le moyen de
m'arracher jusqu'à un petit ruban glacé d'argent que madame de Warens
m'avait donné pour ma petite épée, et que je regrettai plus que tout le
reste; l'épée même eût resté dans leurs mains si je m'étais moins obstiné.
Ils m'avaient fidèlement défrayé dans la route; mais ils ne m'avaient rien
laissé. J'arrive à Turin sans habits, sans argent, sans linge, et laissant
très exactement à mon seul mérite tout l'honneur de la fortune que j'allais
faire.
 
J'avais des lettres, je les portai; et tout de suite je fus mené à
l'hospice des catéchumènes, pour y être instruit dans la religion pour
laquelle on me vendait ma subsistance. En entrant je vis une grosse porte à
barreaux de fer, qui, dès que je fus passé fut fermée à double tour sur mes
talons. Ce début me parut plus imposant qu'agréable, et commençait à me
donner à penser, quand on me fit entrer dans une assez grande pièce. J'y vis
pour tout meuble un autel de bois surmonté d'un grand crucifix au fond de la
chambre, et autour, quatre ou cinq chaises aussi de bois, qui paraissaient
avoir été cirées, mais qui seulement étaient luisantes à force de s'en
servir et de les frotter. Dans cette salle d'assemblée étaient quatre ou
cinq affreux bandits, mes camarades d'instruction, et qui semblaient plutôt
des archers du diable que des aspirants à se faire enfants de Dieu. Deux de
ces coquins étaient des Esclavons, qui se disaient Juifs et Mores, et qui,
comme ils me l'avouèrent, passaient leur vie à courir l'Espagne et l'Italie,
embrassant le christianisme et se faisant baptiser partout où le produit en
valait la peine. On ouvrit une autre porte de fer qui partageait en deux un
grand balcon régnant sur la cour. Par cette porte entrèrent nos soeurs les
catéchumènes, qui comme moi s'allaient régénérer, non par le baptême, mais
par une solennelle abjuration. C'étaient bien les plus grandes salopes et
les plus vilaines coureuses qui jamais aient empuanti le bercail du
Seigneur. Une seule me parut jolie et assez intéressante. Elle était à peu
près de mon âge, peut-être un an ou deux de plus. Elle avait des yeux
fripons qui rencontraient quelquefois les miens. Cela m'inspira quelque
désir de faire connaissance avec elle: mais, pendant près de deux mois
qu'elle demeura encore dans cette maison, où elle était depuis trois, il me
fut absolument impossible de l'accoster, tant elle était recommandée à notre
vieille geôlière, et obsédée par le saint missionnaire qui travaillait à sa
conversion avec plus de zèle que de diligence. Il fallait qu'elle fût
extrêmement stupide, quoiqu'elle n'en eût pas l'air, car jamais instruction
ne fut plus longue. Le saint homme ne la trouvait toujours point en état
d'abjurer. Mais elle s'ennuya de sa clôture, et dit qu'elle voulait sortir,
chrétienne ou non. Il fallut la prendre au mot tandis qu'elle consentait
encore à l'être, de peur qu'elle ne se mutinât et qu'elle ne le voulût plus.
 
La petite communauté fut assemblée en l'honneur du nouveau venu. On
nous fit une courte exhortation: à moi, pour m'engager à répondre à la grâce
que Dieu me faisait; aux autres, pour les inviter à m'accorder leurs prières
et à m'édifier par leurs exemples. Après quoi, nos vierges étant rentrées
dans leur clôture, j'eus le temps de m'étonner tout à mon aise de celle où
je me trouvais.
 
Le lendemain matin on nous assembla de nouveau pour l'instruction; et
ce fut alors que je commençai à réfléchir pour la première fois sur le pas
que j'allais faire, et sur les démarches qui m'y avaient entraîné.
 
J'ai dit, je répète et je répéterai peut-être encore une chose dont je
suis tous les jours plus pénétré: c'est que si jamais enfant reçut une
éducation raisonnable et saine, ç'a été moi. Né dans une famille que ses
moeurs distinguaient du peuple, je n'avais reçu que des leçons de sagesse et
des exemples d'honneur de tous mes parents. Mon père, quoique homme de
plaisir, avait non seulement une probité sûre, mais beaucoup de religion.
Galant homme dans le monde, et chrétien dans l'intérieur, il m'avait inspiré
de bonne heure les sentiments dont il était pénétré. De mes trois tantes,
toutes sages et vertueuses, les deux aînées étaient dévotes; et la
troisième, fille à la fois pleine de grâce, d'esprit et de sens, l'était
peut-être encore plus qu'elles, quoique avec moins d'ostentation. Du sein de
cette estimable famille je passai chez M. Lambercier, qui, bien qu'homme
d'Église et prédicateur, était croyant en dedans, et faisait presque aussi
bien qu'il disait. Sa soeur et lui cultivèrent, par des instructions douces
et judicieuses, les principes de piété qu'ils trouvèrent dans mon coeur. Ces
dignes gens employèrent pour cela des moyens si vrais, si discrets, si
raisonnables, que, loin de m'ennuyer au sermon, je n'en sortais jamais sans
être intérieurement touché et sans faire des résolutions de bien vivre,
auxquelles je manquais rarement en y pensant. Chez ma tante Bernard la
dévotion m'ennuyait un peu plus, parce qu'elle en faisait un métier. Chez
mon maître je n'y pensais plus guère, sans pourtant penser différemment. Je
ne trouvai point de jeunes gens qui me pervertissent. Je devins polisson,
mais non libertin.
 
J'avais donc de la religion tout ce qu'un enfant à l'âge où j'étais en
pouvait avoir. J'en avais même davantage, car pourquoi déguiser ici ma
pensée? Mon enfance ne fut point d'un enfant; je sentis, je pensai toujours
en homme. Ce n'est qu'en grandissant que je suis rentré dans la classe
ordinaire; en naissant, j'en étais sorti. L'on rira de me voir me donner
modestement pour un prodige. Soit: mais quand on aura bien ri, qu'on trouve
un enfant qu'à six ans les romans attachent, intéressent, transportent au
point d'en pleurer à chaudes larmes; alors je sentirai ma vanité ridicule,
et je conviendrai que j'ai tort.
 
Ainsi, quand j'ai dit qu'il ne fallait point parler aux enfants de
religion si l'on voulait qu'un jour ils en eussent, et qu'ils étaient
incapables de connaître Dieu, même à notre manière, j'ai tiré mon sentiment
de mes observations, non de ma propre expérience: je savais qu'elle ne
concluait rien pour les autres. Trouvez des Jean-Jacques Rousseau à six ans,
et parlez-leur de Dieu à sept, je vous réponds que vous ne courez aucun
risque.
 
On sent, je crois, qu'avoir de la religion, pour un enfant, et même
pour un homme, c'est suivre celle où il est né. Quelquefois on en ôte;
rarement on y ajoute: la foi dogmatique est un fruit de l'éducation. Outre
ce principe commun qui m'attachait au culte de mes pères, j'avais l'aversion
particulière à notre ville pour le catholicisme, qu'on nous donnait pour une
affreuse idolâtrie, et dont on nous peignait le clergé sous les plus noires
couleurs. Ce sentiment allait si loin chez moi, qu'au commencement je
n'entrevoyais jamais le dedans d'une église, je ne rencontrais jamais un
prêtre en surplis, je n'entendais jamais la sonnette d'une procession, sans
un frémissement de terreur et d'effroi, qui me quitta bientôt dans les
villes, mais qui souvent m'a repris dans les paroisses de campagne, plus
semblables à celles où je l'avais d'abord éprouvé. Il est vrai que cette
impression était singulièrement contrastée par le souvenir des caresses que
les curés des environs de Genève font volontiers aux enfants de la ville. En
même temps que la sonnette du viatique me faisait peur, la cloche de la
messe et de vêpres me rappelait un déjeuner, un goûter, du beurre frais, des
fruits, du laitage. Le bon dîner de M. de Pontverre avait produit encore un
grand effet. Ainsi je m'étais aisément étourdi sur tout cela. N'envisageant
le papisme que par ses liaisons avec les amusements et la gourmandise, je
m'étais apprivoisé sans peine avec l'idée d'y vivre; mais celle d'y entrer
solennellement ne s'était présentée à moi qu'en fuyant, et dans un avenir
éloigné. Dans ce moment il n'y eut plus moyen de prendre le change: je vis
avec l'horreur la plus vive l'espèce d'engagement que j'avais pris, et sa
suite inévitable. Les futurs néophytes que j'avais autour de moi n'étaient
pas propres à soutenir mon courage par leur exemple, et je ne pus me
dissimuler que la sainte oeuvre que j'allais faire n'était au fond que
l'action d'un bandit. Tout jeune encore, je sentis que quelque religion qui
fût la vraie, j'allais vendre la mienne, et que, quand même je choisirais
bien, j'allais au fond de mon coeur mentir au Saint-Esprit et mériter le
mépris des hommes. Plus j'y pensais, plus je m'indignais contre moi-même; et
je gémissais du sort qui m'avait amené là, comme si ce sort n'eût pas été
mon ouvrage. Il y eut des moments où ces réflexions devinrent si fortes, que
si j'avais un instant trouvé la porte ouverte, je me serais certainement
évadé: mais il ne me fut pas possible, et cette résolution ne tint pas non
plus bien fortement.
 
Trop de désirs secrets la combattaient pour ne la pas vaincre.
D'ailleurs l'obstination du dessein formé de ne pas retourner à Genève, la
honte, la difficulté même de repasser les monts, l'embarras de me voir loin
de mon pays sans amis, sans ressources; tout cela concourait à me faire
regarder comme un repentir tardif les remords de ma conscience: j'affectais
de me reprocher ce que j'avais fait, pour excuser ce que j'allais faire. En
aggravant les torts du passé, j'en regardais l'avenir comme une suite
nécessaire. Je ne me disais pas: Rien n'est fait encore, et tu peux être
innocent si tu veux; mais je me disais: Gémis du crime dont tu t'es rendu
coupable, et que tu t'es mis dans la nécessité d'achever.
 
En effet, quelle rare force d'âme ne me fallait-il point à mon âge pour
révoquer tout ce que jusque-là j'avais pu promettre ou laisser espérer, pour
rompre les chaînes que je m'étais données, pour déclarer avec intrépidité
que je voulais rester dans la religion de mes pères, au risque de tout ce
qui en pouvait arriver? Cette vigueur n'était pas de mon âge, et il est peu
probable qu'elle eût eu un heureux succès Les choses étaient trop avancées
pour qu'on voulût en avoir le démenti; et plus ma résistance eût été grande,
plus, de manière ou d'autre, on se fût fait une loi de la surmonter.
 
Le sophisme qui me perdit est celui de la plupart des hommes, qui se
plaignent de manquer de force quand il est déjà trop tard pour en user. La
vertu ne nous coûte que par notre faute; et si nous voulions être toujours
sages, rarement aurions-nous besoin d'être vertueux. Mais des penchants
faciles à surmonter nous entraînent sans résistance; nous cédons à des
tentations légères dont nous méprisons le danger. Insensiblement nous
tombons dans des situations périlleuses, dont nous pouvions aisément nous
garantir, mais dont nous ne pouvons plus nous tirer sans des efforts
héroïques qui nous effrayent; et nous tombons enfin dans l'abîme, en disant
à Dieu: Pourquoi m'as-tu fait si faible? Mais malgré nous il répond à nos
consciences: Je t'ai fait trop faible pour sortir du gouffre, parce que je
t'ai fait assez fort pour n'y pas tomber.
 
Je ne pris pas précisément la résolution de me faire catholique; mais,
voyant le terme encore éloigné, je pris le temps de m'apprivoiser à cette
idée; et en attendant je me figurais quelque événement imprévu qui me
tirerait d'embarras. Je résolus, pour gagner du temps, de faire la plus
belle défense qu'il me serait possible. Bientôt ma vanité me dispensa de
songer à ma résolution; et dès que je m'aperçus que j'embarrassais
quelquefois ceux qui voulaient m'instruire, il ne m'en fallut pas davantage
pour chercher à les terrasser tout à fait. Je mis même à cette entreprise un
zèle bien ridicule; car, tandis qu'ils travaillaient sur moi, je voulus
travailler sur eux. Je croyais bonnement qu'il ne fallait que les convaincre
pour les engager à se faire protestants.
 
Ils ne trouvèrent donc pas en moi tout à fait autant de facilité qu'ils
en attendaient ni du côté des lumières, ni du côté de la volonté. Les
protestants sont généralement mieux instruits que les catholiques. Cela doit
être: la doctrine des uns exige la discussion, celle des autres la
soumission. Le catholique doit adopter la décision qu'on lui donne; le
protestant doit apprendre à se décider. On savait cela; mais on n'attendait
ni de mon état ni de mon âge de grandes difficultés pour des gens exercés.
D'ailleurs je n'avais point fait encore ma première communion, ni reçu les
instructions qui s'y rapportent: on le savait encore; mais on ne savait pas
qu'en revanche j'avais été bien instruit chez M. Lambercier, et que de plus
j'avais par devers moi un petit magasin fort incommode à ces messieurs dans
l'Histoire de l'Église et de l'Empire, que j'avais apprise presque par coeur
chez mon père, et depuis à peu près oubliée, mais qui me revint à mesure que
la dispute s'échauffait.
 
Un vieux prêtre, petit, mais assez vénérable, nous fit en commun la
première conférence. Cette conférence était pour mes camarades un catéchisme
plutôt qu'une controverse, et il avait plus à faire à les instruire qu'à
résoudre leurs objections. Il n'en fut pas de même avec moi. Quand mon tour
vint, je l'arrêtai sur tout; je ne lui sauvai pas une des difficultés que je
pus lui faire. Cela rendit la conférence fort longue et fort ennuyeuse pour
les assistants. Mon vieux prêtre parlait beaucoup, s'échauffait, battait la
campagne, et se tirait d'affaire en disant qu'il n'entendait pas bien le
français. Le lendemain, de peur que mes indiscrètes objections ne
scandalisassent mes camarades, on me mit à part dans une autre chambre avec
un autre prêtre, plus jeune, beau parleur, c'est-à-dire faiseur de longues
phrases, et content de lui si jamais docteur le fut. Je ne me laissai
pourtant pas trop subjuguer à sa mine imposante; et, sentant qu'après tout
je faisais ma tâche, je me mis à lui répondre avec assez d'assurance, et à
le bourrer par-ci par-là du mieux que je pus. Il croyait m'assommer avec
saint Augustin, saint Grégoire et les autres Pères, et il trouvait, avec une
surprise incroyable, que je maniais tous ces Pères-là presque aussi
légèrement que lui: ce n'était pas que je les eusse jamais lus, ni lui
peut-être; mais j'en avais retenu beaucoup de passages tirés de mon Le
Sueur; et sitôt qu'il m'en citait un, sans disputer sur la citation, je lui
ripostais par un autre du même Père, et qui souvent l'embarrassait beaucoup.
Il l'emportait pourtant à la fin, par deux raisons: l'une, qu'il était le
plus fort, et que, me sentant pour ainsi dire à sa merci, je jugeais très
bien, quelque jeune que je fusse, qu'il ne fallait pas le pousser à bout;
car je voyais assez que le vieux petit prêtre n'avait pris en amitié ni mon
érudition ni moi. L'autre raison était que le jeune avait de l'étude et que
je n'en avais point. Cela faisait qu'il mettait dans sa manière d'argumenter
une méthode que je ne pouvais pas suivre, et que, sitôt qu'il se sentait
pressé d'une objection imprévue, il la remettait au lendemain, disant que je
sortais du sujet présent. Il rejetait même quelquefois toutes mes citations,
soutenant qu'elles étaient fausses et, s'offrant à m'aller chercher le
livre, me défiait de les y trouver. Il sentait qu'il ne risquait pas
grand'chose, et qu'avec toute mon érudition d'emprunt, j'étais trop peu
exercé à manier les livres, et trop peu latiniste pour trouver un passage
dans un gros volume quand même je serais assuré qu'il y est. Je le soupçonne
même d'avoir usé de l'infidélité dont il accusait les ministres, et d'avoir
fabriqué quelquefois des passages pour se tirer d'une objection qui
l'incommodait.
 
Tandis que duraient ces petites ergoteries, et que les jours se
passaient à disputer, à marmotter des prières, et à faire le vaurien, il
m'arriva une petite vilaine aventure assez dégoûtante, et qui faillit même à
tourner fort mal pour moi.
 
Il n'y a point d'âme si vile et de coeur si barbare qui ne soit
susceptible de quelque sorte d'attachement. L'un de ces deux bandits qui se
disaient Mores me prit en affection. Il m'accostait volontiers, causait avec
moi dans son baragouin franc, me rendait de petits services, me faisait part
quelquefois de sa portion à table, et me donnait surtout de fréquents
baisers avec une ardeur qui m'était fort incommode. Quelque effroi que
j'eusse naturellement de ce visage de pain d'épice orné d'une longue
balafre, et de ce regard allumé qui semblait plutôt furieux que tendre,
j'endurais ces baisers en me disant en moi-même: Le pauvre homme a conçu
pour moi une amitié bien vive; j'aurais tort de le rebuter. Il passait par
degrés à des manières plus libres, et me tenait quelquefois de si singuliers
propos, que je croyais que la tête lui avait tourné. Un soir il voulut venir
coucher avec moi; je m'y opposai, disant que mon lit était trop petit. Il me
pressa d'aller dans le sien; je le refusai encore: car ce misérable était si
malpropre et puait si fort le tabac mâché, qu'il me faisait mal au coeur.
 
Le lendemain, d'assez bon matin, nous étions tous deux seuls dans la
salle d'assemblée; il recommença ses caresses, mais avec des mouvements si
violents qu'il en était effrayant. Enfin il voulut passer par degrés aux
privautés les plus choquantes, et me forcer, en disposant de ma main, d'en
faire autant. Je me dégageai impétueusement en poussant un cri et faisant un
saut en arrière; et, sans marquer ni indignation ni colère, car je n'avais
pas la moindre idée de ce dont il s'agissait, j'exprimai ma surprise et mon
dégoût avec tant d'énergie, qu'il me laissa là: mais tandis qu'il achevait
de se démener, je vis partir vers la cheminée et tomber à terre je ne sais
quoi de gluant et de blanchâtre qui me fit soulever le coeur. Je m'élançai
sur le balcon, plus ému, plus troublé, plus effrayé même que je ne l'avais
été de ma vie, et prêt à me trouver mal.
 
Je ne pouvais comprendre ce qu'avait ce malheureux; je le crus atteint
du haut mal, ou de quelque autre frénésie encore plus terrible; et
véritablement je ne sache rien de plus hideux à voir pour quelqu'un de
sang-froid que cet obscène et sale maintien, et ce visage affreux enflammé
de la plus brutale concupiscence. Je n'ai jamais vu d'autre homme en pareil
état; mais si nous sommes ainsi dans nos transports près des femmes, il faut
qu'elles aient les yeux bien fascinés pour ne pas nous prendre en horreur.
 
Je n'eus rien de plus pressé que d'aller conter à tout le monde ce qui
venait de m'arriver. Notre vieille intendante me dit de me taire; mais je
vis que cette histoire l'avait fort affectée, et je l'entendais grommeler
entre ses dents: Can maledet! brutta bestia! Comme je ne comprenais pas
pourquoi je devais me taire, j'allai toujours mon train malgré la défense,
et je bavardai tant, que le lendemain un des administrateurs vint de bon
matin m'adresser une mercuriale assez vive, m'accusant de commettre
l'honneur d'une maison sainte, et de faire beaucoup de bruit pour peu de
mal.
 
Il prolongea sa censure en m'expliquant beaucoup de choses que
j'ignorais, mais qu'il ne croyait pas m'apprendre, persuadé que je m'étais
défendu sachant ce qu'on me voulait, mais n'y voulant pas consentir. Il me
dit bravement que c'était une oeuvre défendue comme la paillardise, mais
dont au reste l'intention n'était pas plus offensante pour la personne qui
en était l'objet, et qu'il n'y avait pas de quoi s'irriter si fort pour
avoir été trouvé aimable. Il me dit sans détour que lui-même, dans sa
jeunesse, avait eu le même honneur, et qu'ayant été surpris hors d'état de
faire résistance, il n'avait rien trouvé là de si cruel. Il poussa
l'impudence jusqu'à se servir des propres termes; et, s'imaginant que la
cause de ma résistance était la crainte de la douleur, il m'assura que cette
crainte était vaine, et qu'il ne fallait pas s'alarmer de rien.
 
J'écoutais cet infâme avec un étonnement d'autant plus grand qu'il ne
parlait point pour lui-même; il semblait ne m'instruire que pour mon bien.
Son discours lui paraissait si simple, qu'il n'avait pas même cherché le
secret du tête-à-tête; et nous avions en tiers un ecclésiastique que tout
cela n'effarouchait pas plus que lui. Cet air naturel m'en imposa tellement
que j'en vins à croire que c'était sans doute un usage admis dans le monde,
et dont je n'avais pas eu plus tôt occasion d'être instruit. Cela fit que je
l'écoutai sans colère, mais non sans dégoût. L'image de ce qui lui était
arrivé, mais surtout de ce que j'avais vu, restait si fortement empreinte
dans ma mémoire, qu'en y pensant le coeur me soulevait encore. Sans que j'en
susse davantage, l'aversion de la chose s'étendit à l'apologiste; et je ne
pus me contraindre assez pour qu'il ne vît pas le mauvais effet de ses
leçons. Il me lança un regard peu caressant, et dès lors il n'épargna rien
pour me rendre le séjour de l'hospice désagréable. Il y parvint si bien,
que, n'apercevant pour en sortir qu'une seule voie, je m'empressai de la
prendre, autant que jusque-là je m'étais efforcé de l'éloigner.
 
Cette aventure me mit pour l'avenir à couvert des entreprises des
chevaliers de la manchette; et la vue des gens qui passaient pour en être me
rappelant l'air et les gestes de mon effroyable More, m'a toujours inspiré
tant d'horreur, que j'avais peine à la cacher. Au contraire, les femmes
gagnèrent beaucoup dans mon esprit à cette comparaison: il me semblait que
je leur devais en tendresse de sentiments, en hommage de ma personne, la
réparation des offenses de mon sexe; et la plus laide guenon devenait à mes
yeux un objet adorable, par le souvenir de ce faux Africain.
 
Pour lui, je ne sais ce qu'on put lui dire; il ne me parut pas que,
excepté la dame Lorenza, personne le vit de plus mauvais oeil qu'auparavant.
Cependant il ne m'accosta ni ne me parla plus. Huit jours après, il fut
baptisé en grande cérémonie, et habillé de blanc de la tête aux pieds, pour
représenter la candeur de son âme régénérée. Le lendemain il sortit de
l'hospice, et je ne l'ai jamais revu.
 
Mon tour vint un mois après; car il fallut tout ce temps-là pour donner
à mes directeurs l'honneur d'une conversion difficile, et l'on me fit passer
en revue tous les dogmes, pour triompher de ma nouvelle docilité.
 
Enfin, suffisamment instruit et suffisamment disposé au gré de mes
maîtres, je fus mené processionnellement à l'église métropolitaine de
Saint-Jean pour y faire une abjuration solennelle et recevoir les
accessoires du baptême, quoiqu'on ne me baptisât pas réellement: mais comme
ce sont à peu près les mêmes cérémonies, cela sert à persuader au peuple que
les protestants ne sont pas chrétiens. J'étais revêtu d'une certaine robe
grise garnie de brandebourgs blancs, et destinée pour ces sortes
d'occasions. Deux hommes portaient, devant et derrière moi, des bassins de
cuivre sur lesquels ils frappaient avec une clef, et où chacun mettait son
aumône au gré de sa dévotion ou de l'intérêt qu'il prenait au nouveau
converti. Enfin rien du faste catholique ne fut omis pour rendre la
solennité plus édifiante pour le public, et plus humiliante pour moi. Il n'y
eut que l'habit blanc qui m'eût été fort utile, et qu'on ne me donna pas
comme au More, attendu que je n'avais pas l'honneur d'être Juif.
 
Ce ne fut pas tout: il fallut ensuite aller à l'Inquisition recevoir
l'absolution du crime d'hérésie, et rentrer dans le sein de l'Église avec la
même cérémonie à laquelle Henri IV fut soumis par son ambassadeur. L'air et
les manières du très révérend père inquisiteur n'étaient pas propres à
dissiper la terreur secrète qui m'avait saisi en entrant dans cette maison.
Après plusieurs questions sur ma foi, sur mon état, sur ma famille, il me
demanda brusquement si ma mère était damnée. L'effroi me fit réprimer le
premier mouvement de mon indignation; je me contentai de répondre que je
voulais espérer qu'elle ne l'était pas, et que Dieu avait pu l'éclairer à sa
dernière heure. Le moine se tut, mais il fit une grimace qui ne me parut
point du tout un signe d'approbation.
 
Tout cela fait, au moment où je pensais être enfin placé selon mes
espérances, on me mit à la porte avec un peu plus de vingt francs, en petite
monnaie qu'avait produit ma quête. On me recommanda de vivre en bon
chrétien, d'être fidèle à la grâce; on me souhaita bonne fortune, on ferma
sur moi la porte, et tout disparut.
 
Ainsi s'éclipsèrent en un instant toutes mes grandes espérances, et il
ne me resta de la démarche intéressée que je venais de faire que le souvenir
d'avoir été apostat et dupe tout à la fois. Il est aisé de juger quelle
brusque révolution dut se faire dans mes idées, lorsque de mes brillants
projets de fortune je me vis tomber dans la plus complète misère, et
qu'après avoir délibéré le matin sur le choix du palais que j'habiterais, je
me vis le soir réduit à coucher dans la rue. On croira que je commençai par
me livrer à un désespoir d'autant plus cruel que le regret de mes fautes
devait s'irriter, en me reprochant que tout mon malheur était mon ouvrage.
Rien de tout cela. Je venais pour la première fois de ma vie d'être enfermé
pendant plus de deux mois. Le premier sentiment que je goûtai fut celui de
la liberté que j'avais recouvrée. Après un long esclavage, redevenu maître
de moi-même et de mes actions, je me voyais au milieu d'une grande ville
abondante en ressources, pleine de gens de condition, dont mes talents et
mon mérite ne pouvaient manquer de me faire accueillir sitôt que j'en serais
connu. J'avais, de plus, tout le temps d'attendre, et vingt francs que
j'avais dans ma poche me semblaient un trésor qui ne pouvait s'épuiser. J'en
pouvais disposer à mon gré, sans rendre compte à personne. C'était la
première fois que je m'étais vu si riche. Loin de me livrer au découragement
et aux larmes, je ne fis que changer d'espérances, et l'amour-propre n'y
perdit rien. Jamais je ne me sentis tant de confiance et de sécurité: je
croyais déjà ma fortune faite, et je trouvais beau de n'en avoir
l'obligation qu'à moi seul.
 
La première chose que je fis fut de satisfaire ma curiosité en
parcourant toute la ville, quand ce n'eût été que pour faire un acte de ma
liberté. J'allai voir monter la garde; les instruments militaires me
plaisaient beaucoup. Je suivis des processions; j'aimais le faux-bourdon des
prêtres. J'allai voir le palais du roi: j'en approchais avec crainte; mais
voyant d'autres gens entrer je fis comme eux; on me laissa faire. Peut-être
dus-je cette grâce au petit paquet que j'avais sous le bras. Quoi qu'il en
soit, je conçus une grande opinion de moi-même en me trouvant dans ce
palais; déjà je m'en regardais presque comme un habitant. Enfin, à force
d'aller et venir, je me lassai; j'avais faim, il faisait chaud: j'entrai
chez une marchande de laitage; on me donna de la giuncà, du lait caillé; et
avec deux grisses de cet excellent pain de Piémont, que j'aime plus qu'aucun
autre, je fis pour mes cinq ou six sous un des bons dîners que j'aie faits
de mes jours.
 
Il fallut chercher un gîte. Comme je savais déjà assez de piémontais
pour me faire entendre, il ne fut pas difficile à trouver, et j'eus la
prudence de le choisir plus selon ma bourse que selon mon goût. On
m'enseigna dans la rue du Pô la femme d'un soldat qui retirait à un sou par
nuit des domestiques hors de service. Je trouvai chez elle un grabat vide,
et je m'y établis. Elle était jeune et nouvellement mariée, quoiqu'elle eût
déjà cinq ou six enfants. Nous couchâmes tous dans la même chambre, la mère,
les enfants, les hôtes; et cela dura de cette façon tant que je restai chez
elle. Au demeurant c'était une bonne femme, jurant comme un charretier,
toujours débraillée et décoiffée, mais douce de coeur, officieuse, qui me
prit en amitié, et qui même me fut utile.
 
Je passai plusieurs jours à me livrer uniquement au plaisir de
l'indépendance et de la curiosité. J'allais errant dedans et dehors la
ville, furetant, visitant tout ce qui me paraissait curieux et nouveau; et
tout l'était pour un jeune homme sortant de sa niche, qui n'avait jamais vu
de capitale. J'étais surtout fort exact à faire ma cour, et j'assistais
régulièrement tous les matins à la messe du roi. Je trouvais beau de me voir
dans la même chapelle avec ce prince et sa suite: mais ma passion pour la
musique, qui commençait à se déclarer, avait plus de part à mon assiduité
que la pompe de la cour, qui, bientôt vue, et toujours la même, ne frappe
pas longtemps. Le roi de Sardaigne avait alors la meilleure symphonie de
l'Europe. Somis, Desjardins, les Bezuzzi, y brillaient alternativement. Il
n'en fallait pas tant pour attirer un jeune homme que le jeu du moindre
instrument, pourvu qu'il fût juste, transportait d'aise. Du reste, je
n'avais pour la magnificence qui frappait mes yeux qu'une admiration stupide
et sans convoitise. La seule chose qui m'intéressât dans tout l'éclat de la
cour était de voir s'il n'y aurait point là quelque jeune princesse qui
méritât mon hommage, et avec laquelle je pusse faire un roman.
 
Je faillis en commencer un dans un état moins brillant, mais où, si je
l'eusse mis à fin, j'aurais trouvé des plaisirs mille fois plus délicieux.
 
Quoique je vécusse avec beaucoup d'économie, ma bourse insensiblement
s'épuisait. Cette économie, au reste, était moins l'effet de la prudence que
d'une simplicité de goût que même aujourd'hui l'usage des grandes tables n'a
point altérée. Je ne connaissais pas, et je ne connais pas encore, de
meilleure chère que celle d'un repas rustique. Avec du laitage, des oeufs,
des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable, on est toujours sûr
de me bien régaler; mon bon appétit fera le reste quand un maître d'hôtel et
des laquais autour de moi ne me rassasieront pas de leur importun aspect. Je
faisais alors de beaucoup meilleurs repas avec six ou sept sous de dépense,
que je ne les ai faits depuis à six ou sept francs. J'étais donc sobre,
faute d'être tenté de ne pas l'être: encore ai-je tort d'appeler tout cela
sobriété, car j'y mettais toute la sensualité possible. Mes poires, ma
giuncà, mon fromage, mes grisses, et quelques verres d'un gros vin de
Montferrat à couper par tranches, me rendaient le plus heureux des
gourmands. Mais encore avec tout cela pouvait-on voir la fin de vingt
livres. C'était ce que j'apercevais plus sensiblement de jour en jour; et,
malgré l'étourderie de mon âge, mon inquiétude sur l'avenir alla bientôt
jusqu'à l'effroi. De tous mes châteaux en Espagne il ne me resta que celui
de trouver une occupation qui me fit vivre; encore n'était-il pas facile à
réaliser. Je songeai à mon ancien métier; mais je ne le savais pas assez
pour aller travailler chez un maître, et les maîtres même n'abondaient pas à
Turin. Je pris donc, en attendant mieux, le parti d'aller m'offrir de
boutique en boutique pour graver un chiffre ou des armes sur de la
vaisselle, espérant tenter les gens par le bon marché, en me mettant à leur
discrétion. Cet expédient ne fut pas fort heureux. Je fus presque partout
éconduit; et ce que je trouvais à faire était si peu de chose, qu'à peine y
gagnai-je quelques repas. Un jour cependant, passant d'assez bon matin dans
la Contrà nova, je vis, à travers les vitres d'un comptoir, une jeune
marchande de si bonne grâce et d'un air si attirant, que, malgré ma timidité
près des dames, je n'hésitai pas d'entrer, et de lui offrir mon petit
talent. Elle ne me rebuta point, me fit asseoir, conter ma petite histoire,
me plaignit, me dit d'avoir bon courage, et que les bons chrétiens ne
m'abandonneraient pas; puis, tandis qu'elle envoyait chercher chez un
orfèvre du voisinage les outils dont j'avais dit avoir besoin, elle monta
dans sa cuisine, et m'apporta elle-même à déjeuner. Ce début me parut de bon
augure; la suite ne le démentit pas. Elle parut contente de mon petit
travail, encore plus de mon petit babil quand je me fus un peu rassuré: car
elle était brillante et parée; et, malgré son air gracieux, cet éclat m'en
avait imposé. Mais son accueil plein de bonté, son ton compatissant, ses
manières douces et caressantes, me mirent bientôt à mon aise. Je vis que je
réussissais, et cela me fit réussir davantage. Mais quoique Italienne, et
trop jolie pour n'être pas un peu coquette, elle était pourtant si modeste,
et moi si timide, qu'il était difficile que cela vînt sitôt à bien. On ne
nous laissa pas le temps d'achever l'aventure. Je ne m'en rappelle qu'avec
plus de charmes les courts moments que j'ai passés auprès d'elle: et je puis
dire y avoir goûté dans leurs prémices les plus doux ainsi que les plus purs
plaisirs de l'amour.
 
C'était une brune extrêmement piquante, mais dont le bon naturel peint
sur son joli visage rendait la vivacité touchante. Elle s'appelait madame
Basile. Son mari, plus âgé qu'elle et passablement jaloux, la laissait,
durant ses voyages, sous la garde d'un commis trop maussade pour être
séduisant, et qui ne laissait pas d'avoir pour son compte des prétentions,
qu'il ne montrait guère que par sa mauvaise humeur. Il en prit beaucoup
contre moi, quoique j'aimasse à l'entendre jouer de la flûte, dont il jouait
assez bien. Ce nouvel Égisthe grognait toujours quand il me voyait entrer
chez sa dame: il me traitait avec un dédain qu'elle lui rendait bien. Il
semblait même qu'elle se plût, pour le tourmenter, à me caresser en sa
présence; et cette sorte de vengeance, quoique fort de mon goût, l'eût été
bien plus dans le tête-à-tête. Mais elle ne la poussait pas jusque-là, ou du
moins ce n'était pas de la même manière. Soit qu'elle me trouvât trop jeune,
soit qu'elle ne sût point faire les avances, soit qu'elle voulût
sérieusement être sage, elle avait alors une sorte de réserve qui n'était
pas repoussante, mais qui m'intimidait sans que je susse pourquoi. Quoique
je ne me sentisse pas pour elle ce respect aussi vrai que tendre que j'avais
pour madame de Warens, je me sentais plus de crainte et bien moins de
familiarité. J'étais embarrassé, tremblant; je n'osais la regarder, je
n'osais respirer auprès d'elle; cependant je craignais plus que la mort de
m'en éloigner. Je dévorais d'un oeil avide tout ce que je pouvais regarder
sans être aperçu, les fleurs de sa robe, le bout de son joli pied,
l'intervalle d'un bras ferme et blanc qui paraissait entre son gant et sa
manchette, et celui qui se faisait quelquefois entre son tour de gorge et
son mouchoir. Chaque objet ajoutait à l'impression des autres. A force de
regarder ce que je pouvais voir et même au delà, mes yeux se troublaient, ma
poitrine s'oppressait; ma respiration, d'instant en instant plus
embarrassée, me donnait beaucoup de peine à gouverner, et tout ce que je
pouvais faire était de filer sans bruit des soupirs fort incommodes dans le
silence où nous étions assez souvent. Heureusement madame Basile, occupée à
son ouvrage, ne s'en apercevait pas, à ce qu'il me semblait. Cependant je
voyais quelquefois, par une sorte de sympathie, son fichu se renfler assez
fréquemment. Ce dangereux spectacle achevait de me perdre; et quand j'étais
prêt à céder à mon transport, elle m'adressait quelque mot d'un ton
tranquille, qui me faisait rentrer en moi-même à l'instant.
 
Je la vis plusieurs fois seule de cette manière, sans que jamais un
mot, un geste, un regard même trop expressif, marquât entre nous la moindre
intelligence. Cet état, très tourmentant pour moi, faisait cependant mes
délices, et à peine dans la simplicité de mon coeur pouvais-je imaginer
pourquoi j'étais si tourmenté. Il paraissait que ces petits tête-à-tête ne
lui déplaisaient pas non plus, du moins elle en rendait les occasions assez
fréquentes; soin bien gratuit assurément de sa part, pour l'usage qu'elle en
faisait et qu'elle m'en laissait faire.
 
Un jour qu'ennuyée des sots colloques du commis, elle avait monté dans
sa chambre, je me hâtai, dans l'arrière-boutique où j'étais, d'achever ma
petite tâche, et je la suivis. Sa chambre était entr'ouverte; j'y entrai
sans être aperçu. Elle brodait près d'une fenêtre, ayant en face le côté de
la chambre opposé à la porte. Elle ne pouvait me voir entrer ni m'entendre,
à cause du bruit que des chariots faisaient dans la rue. Elle se mettait
toujours bien: ce jour-là sa parure approchait de la coquetterie. Son
attitude était gracieuse; sa tête un peu baissée laissait voir la blancheur
de son cou; ses cheveux, relevés avec élégance, étaient ornés de fleurs. Il
régnait dans toute sa figure un charme que j'eus le temps de considérer, et
qui me mit hors de moi. Je me jetai à genoux à l'entrée de la chambre, en
tendant les bras vers elle d'un mouvement passionné, bien sûr qu'elle ne
pouvait m'entendre, et ne pensant pas qu'elle pût me voir: mais il y avait à
la cheminée une glace qui me trahit. Je ne sais quel effet ce transport fit
sur elle: elle ne me regarda point, ne me parla point; mais tournant à demi
la tête, d'un simple mouvement de doigt elle me montra la natte à ses pieds.
Tressaillir, pousser un cri, m'élancer à la place qu'elle m'avait marquée ne
fut pour moi qu'une même chose: mais ce qu'on aurait peine à croire est que
dans cet état je n'osai rien entreprendre au delà, ni dire un seul mot, ni
lever les yeux sur elle, ni la toucher même, dans une attitude aussi
contrainte, pour m'appuyer un instant sur ses genoux. J'étais muet,
immobile, mais non pas tranquille assurément: tout marquait en moi
l'agitation, la joie, la reconnaissance, les ardents désirs incertains dans
leur objet, et contenus par la frayeur de déplaire, sur laquelle mon jeune
coeur ne pouvait se rassurer.
 
Elle ne paraissait ni plus tranquille ni moins timide que moi. Troublée
de me voir là, interdite de m'y avoir attiré, et commençant à sentir toute
la conséquence d'un signe parti sans doute avant la réflexion, elle ne
m'accueillait ni ne me repoussait; elle n'ôtait pas les yeux de dessus son
ouvrage, elle tâchait de faire comme si elle ne m'eût pas vu à ses pieds:
mais toute ma bêtise ne m'empêchait pas de juger qu'elle partageait mon
embarras, peut-être mes désirs, et qu'elle était retenue par une honte
semblable à la mienne, sans que cela me donnât la force de la surmonter.
Cinq ou six ans qu'elle avait de plus que moi devaient, selon moi, mettre de
son côté toute la hardiesse; et je me disais que puisqu'elle ne faisait rien
pour exciter la mienne, elle ne voulait pas que j'en eusse. Même encore
aujourd'hui je trouve que je pensais juste, et sûrement elle avait trop
d'esprit pour ne pas voir qu'un novice tel que moi avait besoin non
seulement d'être encouragé, mais d'être instruit.
 
Je ne sais comment eût fini cette scène vive et muette, ni combien de
temps j'aurais demeuré immobile dans cet état ridicule et délicieux, si nous
n'eussions été interrompus. Au plus fort des mes agitations, j'entendis
ouvrir la porte de la cuisine qui touchait la chambre où nous étions, et
madame Basile alarmée me dit vivement de la voix et du geste: Levez-vous,
voici Rosina. En me levant en hâte, je saisis une main qu'elle me tendait,
et j'y appliquai deux baisers brûlants, au second desquels je sentis cette
charmante main se presser un peu contre mes lèvres. De mes jours je n'eus un
si doux moment: mais l'occasion que j'avais perdue ne revint plus, et nos
jeunes amours en restèrent là.
 
C'est peut-être pour cela même que l'image de cette aimable femme est
restée empreinte au fond de mon coeur en traits si charmants. Elle s'y est
même embellie à mesure que j'ai mieux connu le monde et les femmes. Pour peu
qu'elle eût eu d'expérience, elle s'y fût prise autrement pour animer un
petit garçon: mais si son coeur était faible, il était honnête; elle cédait
involontairement au penchant qui l'entraînait: c'était, selon toute
apparence, sa première infidélité, et j'aurais peut-être eu plus à faire à
vaincre sa honte que la mienne. Sans en être venu là, j'ai goûté près d'elle
des douceurs inexprimables. Rien de tout ce que m'a fait sentir la
possession des femmes ne vaut les deux minutes que j'ai passées à ses pieds
sans même oser toucher à sa robe. Non, il n'y a point de jouissances
pareilles à celles que peut donner une honnête femme qu'on aime; tout est
faveur auprès d'elle. Un petit signe du doigt, une main légèrement pressée
contre ma bouche sont les seules faveurs que je reçus jamais de madame
Basile, et le souvenir de ces faveurs si légères me transporte encore en y
pensant.
 
Les deux jours suivants j'eus beau guetter un nouveau tête-à-tête, il
me fut impossible d'en trouver le moment, et je n'aperçus de sa part aucun
soin pour le ménager. Elle eut même le maintien, non plus froid, mais plus
retenu qu'à l'ordinaire; et je crois qu'elle évitait mes regards, de peur de
ne pouvoir assez gouverner les siens. Son maudit commis fut plus désolant
que jamais: il devint même railleur, goguenard; il me dit que je ferais mon
chemin près des dames. Je tremblais d'avoir commis quelque indiscrétion; et,
me regardant déjà comme d'intelligence avec elle, je voulus couvrir du
mystère un goût qui jusqu'alors n'en avait pas grand besoin. Cela me rendit
plus circonspect à saisir les occasions de le satisfaire; et à force de les
vouloir sûres, je n'en trouvai plus du tout.
 
Voici encore une autre folie romanesque dont jamais je n'ai pu me
guérir, et qui, jointe à ma timidité naturelle, a beaucoup démenti les
prédictions du commis. J'aimais trop sincèrement, trop parfaitement, j'ose
dire, pour pouvoir aisément être heureux. Jamais passions ne furent en même
temps plus vives et plus pures que les miennes; jamais amour ne fut plus
tendre, plus vrai, plus désintéressé. J'aurais mille fois sacrifié mon
bonheur à celui de la personne que j'aimais; sa réputation m'était plus
chère que ma vie, et jamais, pour tous les plaisirs de la jouissance, je
n'aurais voulu compromettre un moment son repos. Cela m'a fait apporter tant
de soins, tant de secret, tant de précaution dans mes entreprises, que
jamais aucune n'a pu réussir. Mon peu de succès près des femmes est toujours
venu de les trop aimer.
 
Pour revenir au flûteur Égisthe, ce qu'il y avait de singulier était
qu'en devenant plus insupportable, le traître semblait devenir plus
complaisant. Dès le premier jour que sa dame m'avait pris en affection, elle
avait songé à me rendre utile dans le magasin. Je savais passablement
l'arithmétique; elle lui avait proposé de m'apprendre à tenir les livres:
mais mon bourru reçut très mal la proposition, craignant peut-être d'être
supplanté. Ainsi tout mon travail, après mon burin, était de transcrire
quelques comptes et mémoires, de mettre au net quelques livres, et de
traduire quelques lettres de commerce d'italien en français. Tout d'un coup
mon homme s'avisa de revenir à la proposition faite et rejetée, et dit qu'il
m'apprendrait les comptes à parties doubles, et qu'il voulait me mettre en
état d'offrir mes services à M. Basile quand il serait de retour. Il y avait
dans son ton, dans son air, je ne sais quoi de faux, de malin, d'ironique,
qui ne me donnait pas de la confiance. Madame Basile, sans attendre ma
réponse, lui dit sèchement que je lui étais obligé de ses offres, qu'elle
espérait que la fortune favoriserait enfin mon mérite, et que ce serait
grand dommage qu'avec tant d'esprit je ne fusse qu'un commis.
 
Elle m'avait dit plusieurs fois qu'elle voulait me faire faire une
connaissance qui pourrait m'être utile. Elle pensait assez sagement pour
sentir qu'il était temps de me détacher d'elle. Nos muettes déclarations
s'étaient faites le jeudi. Le dimanche elle donna un dîner où je me trouvai,
et où se trouva aussi un jacobin de bonne mine, auquel elle me présenta. Le
moine me traita très affectueusement, me félicita sur ma conversion, et me
dit plusieurs choses sur mon histoire qui m'apprirent qu'elle la lui avait
détaillée; puis, me donnant deux petits coups d'un revers de main sur la
joue, il me dit d'être sage, d'avoir bon courage, et de l'aller voir; que
nous causerions plus à loisir ensemble. Je jugeai, par les égards que tout
le monde avait pour lui, que c'était un homme de considération; et par le
ton paternel qu'il prenait avec madame Basile, qu'il était son confesseur.
Je me rappelle bien aussi que sa décente familiarité était mêlée de marques
d'estime et même de respect pour sa pénitente, qui me firent alors moins
d'impression qu'elles ne m'en font aujourd'hui. Si j'avais eu plus
d'intelligence, combien j'eusse été touché d'avoir pu rendre sensible une
jeune femme respectée par son confesseur!
 
La table ne se trouva pas assez grande pour le nombre que nous étions:
il en fallut une petite, où j'eus l'agréable tête-à-tête de monsieur le
commis. Je n'y perdis rien du côté des attentions et de la bonne chère; il y
eut bien des assiettes envoyées à la petite table, dont l'intention n'était
sûrement pas pour lui. Tout allait très bien jusque-là: les femmes étaient
fort gaies, les hommes fort galants; madame Basile faisait les honneurs avec
une grâce charmante. Au milieu du dîner, l'on entend arrêter une chaise à la
porte; quelqu'un monte, c'est M. Basile. Je le vois comme s'il entrait
actuellement, en habit d'écarlate à boutons d'or, couleur que j'ai prise en
aversion depuis ce jour-là. M. Basile était un grand et bel homme, qui se
présentait très bien. Il entre avec fracas, et de l'air de quelqu'un qui
surprend son monde, quoiqu'il n'y eût là que de ses amis. Sa femme lui saute
au cou, lui prend les mains, lui fait mille caresses qu'il reçoit sans les
lui rendre. Il salue la compagnie, on lui donne un couvert, il mange. A
peine avait-on commencé de parler de son voyage, que, jetant les yeux sur la
petite table, il demande d'un ton sévère ce que c'est que ce petit garçon
qu'il aperçoit là. Madame Basile le lui dit tout naïvement. Il demande si je
loge dans la maison. On lui dit que non. Pourquoi non? reprend-il
grossièrement: puisqu'il s'y tient le jour, il peut bien y rester la nuit.
Le moine prit la parole; et après un éloge grave et vrai de madame Basile,
il fit le mien en peu de mots, ajoutant que, loin de blâmer la pieuse
charité de sa femme, il devait s'empresser d'y prendre part, puisque rien
n'y passait les bornes de la discrétion. Le mari répliqua d'un ton d'humeur,
dont il cachait la moitié, contenu par la présence du moine, mais qui suffit
pour me faire sentir qu'il avait des instructions sur mon compte, et que le
commis m'avait servi de sa façon.
 
A peine était-on hors de table, que celui-ci, dépêché par son
bourgeois, vint en triomphe me signifier de sa part de sortir à l'instant de
chez lui, et de n'y remettre les pieds de ma vie. Il assaisonna sa
commission de tout ce qui pouvait la rendre insultante et cruelle. Je partis
sans rien dire, mais le coeur navré, moins de quitter cette aimable femme,
que de la laisser en proie à la brutalité de son mari. Il avait raison sans
doute de ne vouloir pas qu'elle fût infidèle; mais, quoique sage et bien
née, elle était Italienne, c'est-à-dire sensible et vindicative; et il avait
tort, ce me semble, de prendre avec elle les moyens les plus propres à
s'attirer le malheur qu'il craignait.
 
Tel fut le succès de ma première aventure. Je voulus essayer de
repasser deux ou trois fois dans la rue, pour revoir au moins celle que mon
coeur regrettait sans cesse; mais au lieu d'elle je ne vis que son mari et
le vigilant commis, qui, m'ayant aperçu, me fit, avec l'aune de la boutique,
un geste plus expressif qu'attirant. Me voyant si bien guetté, je perdis
courage, et n'y passai plus. Je voulus aller voir au moins le patron qu'elle
m'avait ménagé. Malheureusement je ne savais pas son nom. Je rôdai plusieurs
fois inutilement autour du couvent pour tâcher de le rencontrer. Enfin
d'autres événements m'ôtèrent les charmants souvenirs de madame Basile, et
dans peu je l'oubliai si bien, qu'aussi simple et aussi novice
qu'auparavant, je ne restai pas même affriandé de jolies femmes.
 
Cependant ses libéralités avaient un peu remonté mon petit équipage,
très modestement toutefois, et avec la précaution d'une femme prudente qui
regardait plus à la propreté qu'à la parure, et qui voulait m'empêcher de
souffrir, et non pas me faire briller. Mon habit, que j'avais apporté de
Genève, était bon et portable encore; elle y ajouta seulement un chapeau et
quelque linge. Je n'avais point de manchettes; elle ne voulut point m'en
donner, quoique j'en eusse bonne envie. Elle se contenta de me mettre en
état de me tenir propre, et c'est un soin qu'il ne fallut pas me recommander
tant que je parus devant elle.
 
Peu de jours après ma catastrophe, mon hôtesse, qui, comme j'ai dit,
m'avait pris en amitié, me dit qu'elle m'avait peut-être trouvé une place,
et qu'une dame de condition voulait me voir. A ce mot, je me crus tout de
bon dans les hautes aventures: car j'en revenais toujours là. Celle-ci ne se
trouva pas aussi brillante que je me l'étais figurée. Je fus chez cette dame
avec le domestique qui lui avait parlé de moi. Elle m'interrogea, m'examina:
je ne lui déplus pas; et tout de suite j'entrai à son service, non pas tout
à fait en qualité de favori, mais en qualité de laquais. Je fus vêtu de la
couleur de ses gens; la seule distinction fut qu'ils portaient
l'aiguillette, et qu'on ne me la donna pas: comme il n'y avait point de
galons à sa livrée, cela faisait à peu près un habit bourgeois. Voilà le
terme inattendu auquel aboutirent enfin toutes mes grandes espérances.
 
Madame la comtesse de Vercellis, chez qui j'entrai, était veuve et sans
enfants: son mari était piémontais; pour elle, je l'ai toujours crue
savoyarde, ne pouvant imaginer qu'une Piémontaise parlât si bien français et
eût un accent si pur. Elle était entre deux âges, d'une figure fort noble,
d'un esprit orné, aimant la littérature française, et s'y connaissant. Elle
écrivait beaucoup, et toujours en français. Ses lettres avaient le tour et
presque la grâce de celles de madame de Sévigné; on aurait pu s'y tromper à
quelques-unes. Mon principal emploi, et qui ne me déplaisait pas, était de
les écrire sous sa dictée, un cancer au sein, qui la faisait beaucoup
souffrir, ne lui permettant plus d'écrire elle-même.
 
Madame de Vercellis avait non seulement beaucoup d'esprit, mais une âme
élevée et forte. J'ai suivi sa dernière maladie; je l'ai vue souffrir et
mourir sans jamais marquer un instant de faiblesse, sans faire le moindre
effort pour se contraindre, sans sortir de son rôle de femme, et sans se
douter qu'il y eût à cela de la philosophie: mot qui n'était pas encore à la
mode, et qu'elle ne connaissait même pas dans le sens qu'il porte
aujourd'hui. Cette force de caractère allait quelquefois jusqu'à la
sécheresse. Elle m'a toujours paru aussi peu sensible pour autrui que pour
elle-même; et quand elle faisait du bien aux malheureux, c'était pour faire
ce qui était bien en soi, plutôt que par une véritable commisération. J'ai
un peu éprouvé cette insensibilité pendant les trois mois que j'ai passés
auprès d'elle. Il était naturel qu'elle prît en affection un jeune homme de
quelque espérance, qu'elle avait incessamment sous les yeux, et qu'elle
songeât, se sentant mourir, qu'après elle il aurait besoin de secours et
d'appui: cependant, soit qu'elle ne me jugeât pas digne d'une attention
particulière, soit que les gens qui l'obsédaient ne lui aient permis de
songer qu'à eux, elle ne fit rien pour moi.
 
Je me rappelle pourtant fort bien qu'elle avait marqué quelque
curiosité de me connaître. Elle m'interrogeait quelquefois; elle était bien
aise que je lui montrasse les lettres que j'écrivais à madame de Warens, que
je lui rendisse compte de mes sentiments; mais elle ne s'y prenait
assurément pas bien pour les connaître, en ne me montrant jamais les siens.
Mon coeur aimait à s'épancher, pourvu qu'il sentît que c'était dans un
autre. Des interrogations sèches et froides, sans aucun signe d'approbation
ni de blâme sur mes réponses, ne me donnaient aucune confiance. Quand rien
ne m'apprenait si mon babil plaisait ou déplaisait, j'étais toujours en
crainte, et je cherchais moins à montrer ce que je pensais qu'à ne rien dire
qui pût me nuire. J'ai remarqué depuis que cette manière sèche d'interroger
les gens pour les connaître est un tic assez commun chez les femmes qui se
piquent d'esprit. Elles s'imaginent qu'en ne laissant point paraître leur
sentiment elles parviendront à mieux pénétrer le vôtre: mais elles ne voient
pas qu'elles ôtent par là le courage de le montrer. Un homme qu'on interroge
commence par cela seul à se mettre en garde; et s'il croit que, sans prendre
à lui un véritable intérêt, on ne veut que le faire jaser, il ment, ou se
tait, ou redouble d'attention sur lui-même, et aime encore mieux passer pour
un sot que d'être dupe de votre curiosité. Enfin c'est toujours un mauvais
moyen de lire dans le coeur des autres que d'affecter de cacher le sien.
 
Madame de Vercellis ne m'a jamais dit un mot qui sentît l'affection, la
pitié, la bienveillance. Elle m'interrogeait froidement; je répondais avec
réserve. Mes réponses étaient si timides qu'elle dut les trouver basses et
s'en ennuya. Sur la fin elle ne me questionnait plus, ne me parlait plus que
pour son service. Elle me jugea moins sur ce que j'étais que sur ce qu'elle
m'avait fait; et à force de ne voir en moi qu'un laquais, elle m'empêcha de
lui paraître autre chose.
 
Je crois que j'éprouvai dès lors ce jeu malin des intérêts cachés qui
m'a traversé toute ma vie, et qui m'a donné une aversion bien naturelle pour
l'ordre apparent qui les produit. Madame de Vercellis, n'ayant point
d'enfants, avait pour héritier son neveu le comte de la Roque, qui lui
faisait assidûment sa cour. Outre cela, ses principaux domestiques, qui la
voyaient tirer à sa fin, ne s'oubliaient pas; et il y avait tant d'empressés
autour d'elle, qu'il était difficile qu'elle eût du temps pour penser à moi.
A la tête de sa maison était un nommé M. Lorenzi, homme adroit, dont la
femme, encore plus adroite, s'était tellement insinuée dans les bonnes
grâces de sa maîtresse, qu'elle était plutôt chez elle sur le pied d'une
amie que d'une femme à ses gages. Elle lui avait donné pour femme de chambre
une nièce à elle, appelée mademoiselle Pontal, fine mouche, qui se donnait
des airs de demoiselle suivante, et aidait sa tante à obséder si bien leur
maîtresse, qu'elle ne voyait que par leurs yeux et n'agissait que par leurs
mains. Je n'eus pas le bonheur d'agréer à ces trois personnes: je leur
obéissais, mais je ne les servais pas; je n'imaginais pas qu'outre le
service de notre commune maîtresse je dusse être encore le valet de ses
valets. J'étais d'ailleurs une espèce de personnage inquiétant pour eux. Ils
voyaient bien que je n'étais pas à ma place; ils craignaient que madame ne
le vît aussi, et que ce qu'elle ferait pour m'y mettre ne diminuât leurs
portions: car ces sortes de gens, trop avides pour être justes, regardent
tous les legs qui sont pour d'autres comme pris sur leur propre bien. Ils se
réunirent donc pour m'écarter de ses yeux. Elle aimait à écrire des lettres;
c'était un amusement pour elle dans son état: ils l'en dégoûtèrent et l'en
firent détourner par le médecin, en la persuadant que cela la fatiguait.
Sous prétexte que je n'entendais pas le service, on employait au lieu de moi
deux gros manants de porteurs de chaise autour d'elle: enfin l'on fit si
bien, que, quand elle fit son testament, il y avait huit jours que je
n'étais entré dans sa chambre. Il est vrai qu'après cela j'y entrai comme
auparavant, et j'y fus même plus assidu que personne, car les douleurs de
cette pauvre femme me déchiraient; la constance avec laquelle elle les
souffrait me la rendait extrêmement respectable et chère, et j'ai bien
versé, dans sa chambre, des larmes sincères, sans qu'elle ni personne s'en
aperçût.
 
Nous la perdîmes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avait été celle d'une
femme d'esprit et de sens; sa mort fut celle d'un sage. Je puis dire qu'elle
me rendit la religion catholique aimable, par la sérénité d'âme avec
laquelle elle en remplit les devoirs sans négligence et sans affectation.
Elle était naturellement sérieuse. Sur la fin de sa maladie elle prit une
sorte de gaieté trop égale pour être jouée, et qui n'était qu'un contrepoids
donné par la raison même contre la tristesse de son état. Elle ne garda le
lit que les deux derniers jours, et ne cessa de s'entretenir paisiblement
avec tout le monde. Enfin, ne parlant plus, et déjà dans les combats de
l'agonie, elle fit un gros pet. Bon! dit-elle en se retournant, femme qui
pète n'est pas morte. Ce furent les derniers mots qu'elle prononça.
 
Elle avait légué un an de leurs gages à ses bas domestiques; mais,
n'étant point couché sur l'état de sa maison, je n'eus rien. Cependant le
comte de la Roque me fit donner trente livres, et me laissa l'habit neuf que
j'avais sur le corps, et que M. Lorenzi voulait m'ôter. Il promit même de
chercher à me placer, et me permit de l'aller voir. J'y fus deux ou trois
fois, sans pouvoir lui parler. J'étais facile à rebuter, je n'y retournai
plus. On verra bientôt que j'eus tort.
 
Que n'ai-je achevé tout ce que j'avais à dire de mon séjour chez madame
de Vercellis! Mais, bien que mon apparente situation demeurât la même, je ne
sortis pas de sa maison comme j'y étais entré. J'en emportai les longs
souvenirs du crime et l'insupportable poids des remords dont, au bout de
quarante ans, ma conscience est encore chargée, et dont l'amer sentiment,
loin de s'affaiblir, s'irrite à mesure que je vieillis. Qui croirait que la
faute d'un enfant pût avoir des suites aussi cruelles? C'est de ces suites
plus que probables que mon coeur ne saurait se consoler. J'ai peut-être fait
périr dans l'opprobre et dans la misère une fille aimable, honnête,
estimable, et qui sûrement valait beaucoup mieux que moi.
 
Il est bien difficile que la dissolution d'un ménage n'entraîne un peu
de confusion dans la maison, et qu'il ne s'égare bien des choses: cependant,
telle était la fidélité des domestiques et la vigilance de monsieur et
madame Lorenzi, que rien ne se trouva de manque sur l'inventaire. La seule
mademoiselle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et argent déjà
vieux. Beaucoup d'autres meilleures choses, étaient à ma portée; ce ruban
seul me tenta, je le volai; et comme je ne le cachais guère, on me le trouva
bientôt. On voulut savoir où je l'avais pris. Je me trouble, je balbutie, et
enfin je dis, en rougissant, que c'est Marion qui me l'a donné. Marion était
une jeune Mauriennoise dont madame de Vercellis avait fait sa cuisinière
quand, cessant de donner à manger, elle avait renvoyé la sienne, ayant plus
besoin de bons bouillons que de ragoûts fins. Non seulement Marion était
jolie, mais elle avait une fraîcheur de coloris qu'on ne trouve que dans les
montagnes, et surtout un air de modestie et de douceur qui faisait qu'on ne
pouvait la voir sans l'aimer; d'ailleurs bonne fille, sage, et d'une
fidélité à toute épreuve. C'est ce qui surprit quand je la nommai. L'on
n'avait guère moins de confiance en moi qu'en elle, et l'on jugea qu'il
importait de vérifier lequel était le fripon des deux. On la fit venir:
l'assemblée était nombreuse, le comte de la Roque y était. Elle arrive, on
lui montre le ruban: je la charge effrontément; elle reste interdite, se
tait, me jette un regard qui aurait désarmé les démons, et auquel mon
barbare coeur résiste. Elle nie enfin avec assurance, mais sans emportement,
m'apostrophe, m'exhorte à rentrer en moi-même, à ne pas déshonorer une fille
innocente qui ne m'a jamais fait de mal; et moi, avec une impudence
infernale, je confirme ma déclaration, et lui soutiens en face qu'elle m'a
donné le ruban. La pauvre fille se mit à pleurer, et ne me dit que ces mots:
Ah! Rousseau, je vous croyais un bon caractère. Vous me rendez bien
malheureuse, mais je ne voudrais pas être à votre place. Voilà tout. Elle
continua de se défendre avec autant de simplicité que de fermeté, mais sans
se permettre jamais contre moi la moindre invective. Cette modération,
comparée à mon ton décidé, lui fit tort. Il ne semblait pas naturel de
supposer d'un côté une audace aussi diabolique, et de l'autre une aussi
angélique douceur. On ne parut pas se décider absolument, mais les préjugés
étaient pour moi. Dans le tracas où l'on était, on ne se donna pas le temps
d'approfondir la chose; et le comte de la Roque, en nous renvoyant tous
deux, se contenta de dire que la conscience du coupable vengerait assez
l'innocent. Sa prédiction n'a pas été vaine; elle ne cesse pas un seul jour
de s'accomplir.
 
J'ignore ce que devint cette victime de ma calomnie; mais il n'y a pas
d'apparence qu'elle ait après cela trouvé facilement à se bien placer: elle
emportait une imputation cruelle à son honneur de toutes manières. Le vol
n'était qu'une bagatelle, mais enfin c'était un vol, et, qui pis est,
employé à séduire un jeune garçon: enfin, le mensonge et l'obstination ne
laissaient rien à espérer de celle en qui tant de vices étaient réunis. Je
ne regarde pas même la misère et l'abandon comme le plus grand danger auquel
je l'ai exposée. Qui sait, à son âge, où le découragement de l'innocence
avilie a pu la porter! Eh! si le remords d'avoir pu la rendre malheureuse
est insupportable, qu'on juge de celui d'avoir pu la rendre pire que moi!
 
Ce souvenir cruel me trouble quelquefois, et me bouleverse au point de
voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me reprocher mon crime
comme s'il n'était commis que d'hier. Tant que j'ai vécu tranquille il m'a
moins tourmenté, mais au milieu d'une vie orageuse il m'ôte la plus douce
consolation des innocents persécutés: il me fait bien sentir ce que je crois
avoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s'endort durant un destin
prospère, et s'aigrit dans l'adversité. Cependant je n'ai jamais pu prendre
sur moi de décharger mon coeur de cet aveu dans le sein d'un ami. La plus
étroite intimité ne me l'a jamais fait faire à personne, pas même à madame
de Warens. Tout ce que j'ai pu faire a été d'avouer que j'avais à me
reprocher une action atroce, mais jamais je n'ai dit en quoi elle
consistait. Ce poids est donc resté jusqu'à ce jour sans allégement sur ma
conscience; et je puis dire que le désir de m'en délivrer en quelque sorte a
beaucoup contribué à la résolution que j'ai prise d'écrire mes confessions.
 
J'ai procédé rondement dans celle que je viens de faire, et l'on ne
trouvera sûrement pas que j'aie ici pallié la noirceur de mon forfait. Mais
je ne remplirais pas le but de ce livre, si je n'exposais en même temps mes
dispositions intérieures, et que je craignisse de m'excuser en ce qui est
conforme à la vérité. Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi dans ce
cruel moment; et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est
bizarre, mais il est vrai, que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle
était présente à ma pensée; je m'excusai sur le premier objet qui s'offrit.
Je l'accusai d'avoir fait ce que je voulais faire, et de m'avoir donné le
ruban, parce que mon intention était de le lui donner. Quand je la vis
paraître ensuite, mon coeur fut déchiré; mais la présence de tant de monde
fut plus forte que mon repentir. Je craignais peu la punition, je ne
craignais que la honte; mais je la craignais plus que la mort, plus que le
crime, plus que tout au monde. J'aurais voulu m'enfoncer, m'étouffer dans le
centre de la terre: l'invincible honte l'emporta sur tout, la honte seule
fit mon impudence; et plus je devenais criminel, plus l'effroi d'en convenir
me rendait intrépide. Je ne voyais que l'horreur d'être reconnu, déclaré
publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble
universel m'ôtait tout autre sentiment. Si l'on m'eût laissé revenir à
moi-même, j'aurais infailliblement tout déclaré. Si M. de la Roque m'eût
pris à part, qu'il m'eût dit: Ne perdez pas cette pauvre fille; si vous êtes
coupable, avouez-le-moi; je me serais jeté à ses pieds dans l'instant, j'en
suis parfaitement sûr. Mais on ne fit que m'intimider, quand il fallait me
donner du courage. L'âge est encore une attention qu'il est juste de faire;
à peine étais-je sorti de l'enfance, ou plutôt j'y étais encore. Dans la
jeunesse les véritables noirceurs sont plus criminelles encore que dans
l'âge mûr; mais ce qui n'est que faiblesse l'est beaucoup moins, et ma faute
au fond n'était guère autre chose. Aussi son souvenir m'afflige-t-il moins à
cause du mal en lui-même qu'à cause de celui qu'il a dû causer. Il m'a même
fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout acte tendant au
crime, par l'impression terrible qui m'est restée du seul que j'aie jamais
commis; et je crois sentir que mon aversion pour le mensonge me vient en
grande partie du regret d'en avoir pu faire un aussi noir. Si c'est un crime
qui puisse être expié, comme j'ose le croire, il doit l'être par tant de
malheurs dont la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de droiture et
d'honneur dans des occasions difficiles; et la pauvre Marion trouve tant de
vengeurs en ce monde, que, quelque grande qu'ait été mon offense envers
elle, je crains peu d'en emporter la coulpe avec moi. Voilà ce que j'avais à
dire sur cet article. Qu'il me soit permis de n'en reparler jamais.
 
 
 
== LIVRE TROISIÈME ==
 
1728-1731
 
Sorti de chez madame de Vercellis à peu près comme j'y étais entré, je
retournai chez mon ancienne hôtesse, et j'y restai cinq ou six semaines,
durant lesquelles la santé, la jeunesse et l'oisiveté me rendirent souvent
mon tempérament importun. J'étais inquiet, distrait, rêveur; je pleurais, je
soupirais, je désirais un bonheur dont je n'avais pas d'idée, et dont je
sentais la privation. Cet état ne peut se décrire; et peu d'hommes même le
peuvent imaginer, parce que la plupart ont prévenu cette plénitude de vie, à
la fois tourmentante et délicieuse, qui, dans l'ivresse du désir, donne un
avant-goût de la jouissance. Mon sang allumé remplissait incessamment mon
cerveau de filles et de femmes; mais n'en sentant pas le véritable usage, je
les occupais bizarrement en idées à mes fantaisies sans en savoir rien faire
de plus; et ces idées tenaient mes sens dans une activité très incommode,
dont, par bonheur, elles ne m'apprenaient point à me délivrer. J'aurais
donné ma vie pour retrouver un quart d'heure une demoiselle Goton. Mais ce
n'était plus le temps où les jeux de l'enfance allaient là comme
d'eux-mêmes. La honte, compagne de la conscience du mal, était venue avec
les années; elle avait accru ma timidité naturelle au point de la rendre
invincible; et jamais, ni dans ce temps-là ni depuis, je n'ai pu parvenir à
faire une proposition lascive, que celle à qui je la faisais ne m'y ait en
quelque sorte contraint par ses avances, quoique sachant qu'elle n'était pas
scrupuleuse, et presque assuré d'être pris au mot.
 
Mon agitation crût au point que, ne pouvant contenter mes désirs, je
les attisais par les plus extravagantes manoeuvres. J'allais chercher des
allées sombres, des réduits cachés, où je pusse m'exposer de loin aux
personnes du sexe dans l'état où j'aurais voulu être auprès d'elles. Ce
qu'elles voyaient n'était pas l'objet obscène, je n'y songeais même pas;
c'était l'objet ridicule. Le sot plaisir que j'avais de l'étaler à leurs
yeux ne peut se décrire. Il n'y avait de là plus qu'un pas à faire pour
sentir le traitement désiré, et je ne doute pas que quelque résolue ne m'en
eût, en passant, donné l'amusement, si j'eusse eu l'audace d'attendre. Cette
folie eut une catastrophe à peu près aussi comique, mais un peu moins
plaisante pour moi.
 
Un jour j'allai m'établir au fond d'une cour dans laquelle était un
puits où les filles de la maison venaient souvent chercher de l'eau. Dans ce
fond il y avait une petite descente qui menait à des caves par plusieurs
communications. Je sondai dans l'obscurité ces allées souterraines, et les
trouvant longues et obscures, je jugeai qu'elles ne finissaient point, et
que, si j'étais vu et surpris, j'y trouverais un refuge assuré. Dans cette
confiance, j'offrais aux filles qui venaient au puits un spectacle plus
risible que séducteur. Les plus sages feignirent de ne rien voir; d'autres
se mirent à rire; d'autres se crurent insultées, et firent du bruit. Je me
sauvai dans ma retraite: j'y fus suivi. J'entendis une voix d'homme sur
laquelle je n'avais pas compté, et qui m'alarma. Je m'enfonçais dans les
souterrains, au risque de m'y perdre: le bruit, les voix, la voix d'homme me
suivaient toujours. J'avais compté sur l'obscurité, je vis de la lumière. Je
frémis, je m'enfonçai davantage. Un mur m'arrêta, et, ne pouvant aller plus
loin, il fallut attendre là ma destinée. En un moment je fus atteint et
saisi par un grand homme portant une grande moustache, un grand chapeau, un
grand sabre, escorté de quatre ou cinq vieilles femmes armées chacune d'un
manche à balai, parmi lesquelles j'aperçus la petite coquine qui m'avait
décelé, et qui voulait sans doute me voir au visage.
 
L'homme au sabre, en me prenant par le bras, me demanda rudement ce que
je faisais là. On conçoit que ma réponse n'était pas prête. Je me remis
cependant; et, m'évertuant dans ce moment critique, je tirai de ma tête un
expédient romanesque qui me réussit. Je lui dis d'un ton suppliant d'avoir
pitié de mon âge et de mon état; que j'étais un jeune étranger de grande
naissance, dont le cerveau s'était dérangé; que je m'étais échappé de la
maison paternelle, parce qu'on voulait m'enfermer; que j'étais perdu s'il me
faisait connaître; mais que s'il voulait bien me laisser aller, je pourrais
peut-être un jour reconnaître cette grâce. Contre toute attente, mon
discours et mon air firent effet: l'homme terrible en fut touché, et après
une réprimande assez courte il me laissa doucement aller, sans me
questionner davantage. A l'air dont la jeune et les vieilles me virent
partir, je jugeai que l'homme que j'avais tant craint m'était fort utile, et
qu'avec elles seules je n'en aurais pas été quitte à si bon marché. Je les
entendis murmurer je ne sais quoi dont je ne me souciais guère; car, pourvu
que le sabre et l'homme ne s'en mêlassent pas, j'étais bien sûr, leste et
vigoureux comme j'étais, de me délivrer de leurs tricots et d'elles.
 
Quelques jours après, passant dans une rue avec un jeune abbé, mon
voisin, j'allai donner du nez contre l'homme au sabre. Il me reconnut, et,
me contrefaisant d'un ton railleur: "Je suis prince, me dit-il, je suis
prince; et moi je suis un coïon: mais que son altesse n'y revienne pas!" Il
n'ajouta rien de plus, et je m'esquivai en baissant la tête, et le
remerciant dans mon coeur de sa discrétion. J'ai jugé que ces mauvaises
vieilles lui avaient fait honte de sa crédulité. Quoi qu'il en soit, tout
Piémontais qu'il était, c'était un bon homme, et jamais je ne pense à lui
sans un mouvement de reconnaissance: car l'histoire était si plaisante, que,
pour le seul désir de faire rire, tout autre à sa place m'eût déshonoré.
Cette aventure, sans avoir les suites que j'en pouvais craindre, ne laissa
pas de me rendre sage pour longtemps.
 
Mon séjour chez madame de Vercellis m'avait procuré quelques
connaissances, que j'entretenais dans l'espoir qu'elles pourraient m'être
utiles. J'allais voir quelquefois entre autres un abbé savoyard appelé M.
Gaime, précepteur des enfants du comte de Mellarède. Il était jeune encore
et peu répandu, mais plein de bon sens, de probité, de lumières, et l'un des
plus honnêtes hommes que j'aie connus. Il ne me fut d'aucune ressource pour
l'objet qui m'attirait chez lui, il n'avait pas assez de crédit pour me
placer; mais je trouvai près de lui des avantages plus précieux qui m'ont
profité toute ma vie, les leçons de la saine morale, et les maximes de la
droite raison. Dans l'ordre successif de mes goûts et de mes idées, j'avais
toujours été trop haut ou trop bas, Achille ou Thersite, tantôt héros et
tantôt vaurien. M. Gaime prit le soin de me mettre à ma place, et de me
montrer à moi-même sans m'épargner ni me décourager. Il me parla très
honorablement de mon naturel et de mes talents: mais il ajouta qu'il en
voyait naître les obstacles qui m'empêcheraient d'en tirer parti; de sorte
qu'ils devaient, selon lui, bien moins me servir de degrés pour monter à la
fortune que de ressources pour m'en passer. Il me fit un tableau vrai de la
vie humaine, dont je n'avais que de fausses idées; il me montra comment,
dans un destin contraire, l'homme sage peut toujours tendre au bonheur et
courir au plus près du vent pour y parvenir; comment il n'y a point de vrai
bonheur sans sagesse, et comment la sagesse est de tous les états. Il
amortit beaucoup mon admiration pour la grandeur, en me prouvant que ceux
qui dominaient les autres n'étaient ni plus sages ni plus heureux qu'eux. Il
me dit une chose qui m'est souvent revenue à la mémoire: c'est que si chaque
homme pouvait lire dans les coeurs de tous les autres, il y aurait plus de
gens qui voudraient descendre que de ceux qui voudraient monter. Cette
réflexion, dont la vérité frappe, et qui n'a rien d'outré, m'a été d'un
grand usage dans le cours de ma vie pour me faire tenir à ma place
paisiblement. Il me donna les premières vraies idées de l'honnête, que mon
génie ampoulé n'avait saisi que dans ses excès. Il me fit sentir que
l'enthousiasme des vertus sublimes était peu d'usage dans la société; qu'en
s'élançant trop haut on était sujet aux chutes; que la continuité des petits
devoirs toujours bien remplis ne demandait pas moins de force que les
actions héroïques; qu'on en tirait meilleur parti pour l'honneur et pour le
bonheur; et qu'il valait infiniment mieux avoir toujours l'estime des
hommes, que quelquefois leur admiration.
 
Pour établir les devoirs de l'homme il fallait bien remonter à leur
principe. D'ailleurs le pas que je venais de faire, et dont mon état présent
était la suite, nous conduisait à parler de religion. L'on conçoit déjà que
l'honnête M. Gaime est, du moins en grande partie, l'original du vicaire
savoyard. Seulement la prudence l'obligeant à parler avec plus de réserve,
il s'expliqua moins ouvertement sur certains points; mais au reste ses
maximes, ses sentiments, ses avis furent les mêmes, et, jusqu'au conseil de
retourner dans ma patrie, tout fut comme je l'ai rendu depuis au public.
Ainsi, sans m'étendre sur des entretiens dont chacun peut voir la substance,
je dirai que ses leçons, sages, mais d'abord sans effet, furent dans mon
coeur un germe de vertu et de religion qui ne s'y étouffa jamais, et qui
n'attendait pour fructifier que les soins d'une main plus chérie.
 
Quoique alors ma conversion fût peu solide, je ne laissais pas d'être
ému. Loin de m'ennuyer de ses entretiens, j'y pris goût à cause de leur
clarté, de leur simplicité, et surtout d'un certain intérêt de coeur dont je
sentais qu'ils étaient pleins. J'ai l'âme aimante, et je me suis toujours
attaché aux gens moins à proportion du bien qu'ils m'ont fait que de celui
qu'ils m'ont voulu; et c'est sur quoi mon tact ne se trompe guère. Aussi je
m'affectionnais véritablement à M. Gaime; j'étais pour ainsi dire son second
disciple; et cela me fit pour le moment même l'inestimable bien de me
détourner de la pente au vice où m'entraînait mon oisiveté.
 
Un jour que je ne pensais à rien moins, on vint me chercher de la part
du comte de la Roque. A force d'y aller et de ne pouvoir lui parler, je
m'étais ennuyé, et je n'y allais plus: je crus qu'il m'avait oublié, ou
qu'il lui était resté de mauvaises impressions de moi. Je me trompais. Il
avait été témoin plus d'une fois du plaisir avec lequel je remplissais mon
devoir auprès de sa tante; il le lui avait même dit, et il m'en reparla
quand moi-même je n'y songeais plus. Il me reçut bien, me dit que, sans
m'amuser de promesses vagues, il avait cherché à me placer; qu'il avait
réussi, qu'il me mettait en chemin de devenir quelque chose, que c'était à
moi de faire le reste; que la maison où il me faisait entrer était puissante
et considérée; que je n'avais pas besoin d'autres protecteurs pour
m'avancer; et que quoique traité d'abord en simple domestique, comme je
venais de l'être, je pouvais être assuré que, si l'on me jugeait par mes
sentiments et par ma conduite au-dessus de cet état, on était disposé à ne
m'y pas laisser. La fin de ce discours démentit cruellement les brillantes
espérances que le commencement m'avait données. Quoi! toujours laquais! me
dis-je en moi-même avec un dépit amer que la confiance effaça bientôt. Je me
sentais trop peu fait pour cette place pour craindre qu'on m'y laissât.
 
Il me mena chez le comte de Gouvon, premier écuyer de la reine, et chef
de l'illustre maison de Solar. L'air de dignité de ce respectable vieillard
me rendit plus touchante l'affabilité de son accueil. Il m'interrogea avec
intérêt, et je lui répondis avec sincérité. Il dit au comte de la Roque que
j'avais une physionomie agréable, et qui promettait de l'esprit; qu'il lui
paraissait qu'en effet je n'en manquais pas, mais que ce n'était pas là
tout, et qu'il fallait voir le reste: puis, se tournant vers moi: Mon
enfant, me dit-il, presque en toutes choses les commencements sont rudes;
les vôtres ne le seront pourtant pas beaucoup. Soyez sage, et cherchez à
plaire ici à tout le monde; voilà, quant à présent, votre unique emploi: du
reste, ayez bon courage; on veut prendre soin de vous. Tout de suite il
passa chez la marquise de Breil, sa belle-fille, et me présenta à elle, puis
à l'abbé de Gouvon, son fils. Ce début me parut de bon augure. J'en savais
assez déjà pour juger qu'on ne fait pas tant de façons à la réception d'un
laquais. En effet, on ne me traita pas comme tel. J'eus la table de
l'office, on ne me donna point d'habit de livrée; et le comte de Favria,
jeune étourdi, m'ayant voulu faire monter derrière son carrosse, son
grand-père défendit que je montasse derrière aucun carrosse, et que je
suivisse personne hors de la maison. Cependant je servais à table, et je
faisais à peu près au dedans le service d'un laquais; mais je le faisais en
quelque façon librement, sans être attaché nommément à personne. Hors
quelques lettres qu'on me dictait, et des images que le comte de Favria me
faisait découper, j'étais presque le maître de tout mon temps dans la
journée. Cette épreuve, dont je ne m'apercevais pas, était assurément très
dangereuse: elle n'était pas même fort humaine; car cette grande oisiveté
pouvait me faire contracter des vices que je n'aurais pas eus sans cela.
 
Mais c'est ce qui très heureusement n'arriva point. Les leçons de M.
Gaime avaient fait impression sur mon coeur, et j'y pris tant de goût que je
m'échappais quelquefois pour aller les entendre encore. Je crois que ceux
qui me voyaient sortir ainsi furtivement ne devinaient guère où j'allais. Il
ne se peut rien de plus sensé que les avis qu'il me donna sur ma conduite.
Mes commencements furent admirables; j'étais d'une assiduité, d'une
attention, d'un zèle qui charmaient tout le monde. L'abbé Gaime m'avait
sagement averti de modérer cette première ferveur, de peur qu'elle ne vînt à
se relâcher et qu'on n'y prît garde. Votre début, me dit-il, est la règle de
ce qu'on exigera de vous: tâchez de vous ménager de quoi faire plus dans la
suite, mais gardez-vous de faire jamais moins.
 
Comme on ne m'avait guère examiné sur mes petits talents, et qu'on ne
me supposait que ceux que m'avait donnés la nature, il ne paraissait pas,
malgré ce que le comte de Gouvon m'avait pu dire, qu'on songeât à tirer
parti de moi. Des affaires vinrent à la traverse, et je fus à peu près
oublié. Le marquis de Breil, fils du comte de Gouvon, était alors
ambassadeur à Vienne. Il survint des mouvements à la cour qui se firent
sentir dans la famille, et l'on y fut quelques semaines dans une agitation
qui ne laissait guère le temps de penser à moi. Cependant jusque-là je
m'étais peu relâché. Une chose me fit du bien et du mal, en m'éloignant de
toute dissipation extérieure, mais en me rendant un peu plus distrait sur
mes devoirs.
 
Mademoiselle de Breil était une jeune personne à peu près de mon âge,
bien faite, assez belle, très blanche, avec des cheveux très noirs, et,
quoique brune, portant sur son visage cet air de douceur des blondes auquel
mon coeur n'a jamais résisté. L'habit de cour, si favorable aux jeunes
personnes, marquait sa jolie taille, dégageait sa poitrine et ses épaules,
et rendait son teint encore plus éblouissant par le deuil qu'on portait
alors. On dira que ce n'est pas à un domestique de s'apercevoir de ces
choses-là. J'avais tort sans doute; mais je m'en apercevais toutefois, et
même je n'étais pas le seul. Le maître d'hôtel et les valets de chambre en
parlaient quelquefois à table avec une grossièreté qui me faisait
cruellement souffrir. La tête ne me tournait pourtant pas au point d'être
amoureux tout de bon. Je ne m'oubliais point; je me tenais à ma place, et
mes désirs mêmes ne s'émancipaient pas. J'aimais à voir mademoiselle de
Breil, à lui entendre dire quelques mots qui marquaient de l'esprit, du
sens, de l'honnêteté: mon ambition, bornée au plaisir de la servir, n'allait
point au delà de mes droits. A table j'étais attentif à chercher l'occasion
de les faire valoir. Si son laquais quittait un moment sa chaise, à
l'instant on m'y voyait établi: hors de là je me tenais vis-à-vis d'elle; je
cherchais dans ses yeux ce qu'elle allait demander, j'épiais le moment de
changer son assiette. Que n'aurais-je point fait pour qu'elle daignât
m'ordonner quelque chose, me regarder, me dire un seul mot! mais point:
j'avais la mortification d'être nul pour elle; elle ne s'apercevait pas même
que j'étais là. Cependant son frère, qui m'adressait quelquefois la parole à
table, m'ayant dit je ne sais quoi de peu obligeant, je lui fis une réponse
si fine et si bien tournée, qu'elle y fit attention, et jeta les yeux sur
moi. Ce coup d'oeil, qui fut court, ne laissa pas de me transporter. Le
lendemain l'occasion se présenta d'en obtenir un second, et j'en profitai.
On donnait ce jour-là un grand dîner, où pour la première fois je vis avec
beaucoup d'étonnement le maître d'hôtel servir l'épée au côté et le chapeau
sur la tête. Par hasard on vint à parler de la devise de la maison de Solar,
qui était sur la tapisserie avec les armoiries, Tel fiert qui ne tue pas.
Comme les Piémontais ne sont pas pour l'ordinaire consommés dans la langue
française, quelqu'un trouva dans cette devise une faute d'orthographe, et
dit qu'au mot fiert il ne fallait point de t.
 
Le vieux comte de Gouvon allait répondre; mais ayant jeté les yeux sur
moi, il vit que je souriais sans oser rien dire: il m'ordonna de parler.
Alors je dis que je ne croyais pas que le t fût de trop; que fiert était un
vieux mot français qui ne venait pas du mot ferus, fier, menaçant, mais du
verbe ferit, il frappe, il blesse; qu'ainsi la devise ne me paraissait pas
dire, Tel menace, mais Tel frappe qui ne tue pas.
 
Tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire. On ne vit de
la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta davantage fut de voir
clairement sur le visage de mademoiselle de Breil un air de satisfaction.
Cette personne si dédaigneuse daigna me jeter un second regard qui valait
tout au moins le premier; puis, tournant les yeux vers son grand-papa, elle
semblait attendre avec une sorte d'impatience la louange qu'il me devait, et
qu'il me donna en effet si pleine et entière et d'un air si content, que
toute la table s'empressa de faire chorus. Ce moment fut court, mais
délicieux à tous égards. Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent
les choses dans leur ordre naturel, et vengent le mérite avili des outrages
de la fortune. Quelques minutes après, mademoiselle de Breil, levant
derechef les yeux sur moi, me pria d'un ton de voix aussi timide qu'affable
de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas attendre; mais en
approchant je fus saisi d'un tel tremblement, qu'ayant trop rempli le verre,
je répandis une partie de l'eau sur l'assiette et même sur elle. Son frère
me demanda étourdiment pourquoi je tremblais si fort. Cette question ne
servit pas à me rassurer, et mademoiselle de Breil rougit jusqu'au blanc des
yeux.
 
Ici finit le roman, où l'on remarquera, comme avec madame Basile et
dans toute la suite de ma vie, que je ne suis pas heureux dans la conclusion
de mes amours. Je m'affectionnai inutilement à l'antichambre de madame de
Breil: je n'obtins plus une seule marque d'attention de la part de sa fille.
Elle sortait et entrait sans me regarder, et moi j'osais à peine jeter les
yeux sur elle. J'étais même si bête et si maladroit, qu'un jour qu'elle
avait en passant laissé tomber son gant, au lieu de m'élancer sur ce gant
que j'aurais voulu couvrir de baisers, je n'osai sortir de ma place, et je
laissai ramasser le gant par un gros butor de valet que j'aurais volontiers
écrasé. Pour achever de m'intimider, je m'aperçus que je n'avais pas le
bonheur d'agréer à madame de Breil. Non seulement elle ne m'ordonnait rien,
mais elle n'acceptait jamais mon service; et deux fois, me trouvant dans son
antichambre, elle me demanda d'un ton fort sec si je n'avais rien à faire.
Il fallut renoncer à cette chère antichambre. J'en eus d'abord du regret;
mais les distractions vinrent à la traverse, et bientôt je n'y pensai plus.
 
J'eus de quoi me consoler du dédain de madame de Breil par les bontés
de son beau-père, qui s'aperçut enfin que j'étais là. Le soir du dîner dont
j'ai parlé, il eut avec moi un entretien d'une demi-heure, dont il parut
content et dont je fus enchanté. Ce bon vieillard, quoique homme d'esprit,
en avait moins que madame de Vercellis; mais il avait plus d'entrailles, et
je réussis mieux auprès de lui. Il me dit de m'attacher à l'abbé de Gouvon
son fils, qui m'avait pris en affection; que cette affection, si j'en
profitais, pouvait m'être utile, et me faire acquérir ce qui me manquait
pour les vues qu'on avait sur moi. Dès le lendemain matin je volai chez M.
l'abbé. Il ne me reçut point en domestique; il me fit asseoir au coin de son
feu, et, m'interrogeant avec la plus grande douceur, il vit bientôt que mon
éducation, commencée sur tant de choses, n'était achevée sur aucune.
Trouvant surtout que j'avais peu de latin, il entreprit de m'en enseigner
davantage. Nous convînmes que je me rendrais chez lui tous les matins, et je
commençai dès le lendemain. Ainsi, par une de ces bizarreries qu'on trouvera
souvent dans le cours de ma vie, en même temps au-dessus et au-dessous de
mon état, j'étais disciple et valet dans la même maison, et dans ma
servitude j'avais cependant un précepteur d'une naissance à ne l'être que
des enfants des rois.
 
M. l'abbé de Gouvon était un cadet destiné par sa famille à
l'épiscopat, et dont par cette raison on avait poussé les études plus qu'il
n'est ordinaire aux enfants de qualité. On l'avait envoyé à l'université de
Sienne, où il avait resté plusieurs années, et dont il avait rapporté une
assez forte dose de cruscantisme pour être à peu près à Turin ce qu'était
jadis à Paris l'abbé de Dangeau. Le dégoût de la théologie l'avait jeté dans
les belles-lettres; ce qui est très ordinaire en Italie à ceux qui courent
la carrière de la prélature. Il avait bien lu les poètes, il faisait
passablement des vers latins et italiens. En un mot, il avait le goût qu'il
fallait pour former le mien, et mettre quelque choix dans le fatras dont je
m'étais farci la tête. Mais, soit que mon babil lui eût fait quelque
illusion sur mon savoir, soit qu'il ne pût supporter l'ennui du latin
élémentaire, il me mit d'abord beaucoup trop haut; et à peine m'eut-il fait
traduire quelques fables de Phèdre, qu'il me jeta dans Virgile, où je
n'entendais presque rien. J'étais destiné, comme on verra dans la suite, à
rapprendre souvent le latin et à ne le savoir jamais. Cependant je
travaillais avec assez de zèle, et monsieur l'abbé me prodiguait ses soins
avec une bonté dont le souvenir m'attendrit encore. Je passais avec lui une
partie de la matinée, tant pour mon instruction que pour son service; non
pour celui de sa personne, car il ne souffrit jamais que je lui en rendisse
aucun, mais pour écrire sous sa dictée et pour copier; et ma fonction de
secrétaire me fut plus utile que celle d'écolier. Non seulement j'appris
ainsi l'italien dans sa pureté, mais je pris du goût pour la littérature et
quelque discernement des bons livres, qui ne s'acquérait pas chez la Tribu,
et qui me servit beaucoup dans la suite quand je me mis à travailler seul.
 
Ce temps fut celui de ma vie où, sans projets romanesques, je pouvais
le plus raisonnablement me livrer à l'espoir de parvenir. Monsieur l'abbé,
très content de moi, le disait à tout le monde; et son père m'avait pris
dans une affection si singulière, que le comte de Favria m'apprit qu'il
avait parlé de moi au roi. Madame de Breil elle-même avait quitté pour moi
son air méprisant. Enfin je devins une espèce de favori dans la maison, à la
grande jalousie des autres domestiques, qui, me voyant honoré des
instructions du fils de leur maître, sentaient bien que ce n'était pas pour
rester longtemps leur égal.
 
Autant que j'ai pu juger des vues qu'on avait sur moi par quelques mots
lâchés à la volée, et auxquels je n'ai réfléchi qu'après coup, il m'a paru
que la maison de Solar, voulant courir la carrière des ambassades, et
peut-être s'ouvrir de loin celle du ministère, aurait été bien aise de se
former d'avance un sujet qui eût du mérite et des talents, et qui, dépendant
uniquement d'elle, eût pu dans la suite obtenir sa confiance et la servir
utilement. Ce projet du comte de Gouvon était noble, judicieux, magnanime,
et vraiment digne d'un grand seigneur bienfaisant et prévoyant: mais outre
que je n'en voyais pas alors toute l'étendue, il était trop sensé pour ma
tête, et demandait un trop long assujettissement. Ma folle ambition ne
cherchait la fortune qu'à travers les aventures: et, ne voyant point de
femme à tout cela, cette manière de parvenir me paraissait lente, pénible et
triste; tandis que j'aurais dû la trouver d'autant plus honorable et sûre
que les femmes ne s'en mêlaient pas, l'espèce de mérite qu'elles protègent
ne valant assurément pas celui qu'on me supposait.
 
Tout allait à merveille. J'avais obtenu, presque arraché l'estime de
tout le monde: les épreuves étaient finies, et l'on me regardait
généralement dans la maison comme un jeune homme de la plus grande
espérance, qui n'était pas à sa place et qu'on s'attendait d'y voir arriver.
Mais ma place n'était pas celle qui m'était assignée par les hommes, et j'y
devais parvenir par des chemins bien différents. Je touche à un de ces
traits caractéristiques qui me sont propres, et qu'il suffit de présenter au
lecteur sans y ajouter de réflexion.
 
Quoiqu'il y eût à Turin beaucoup de nouveaux convertis de mon espèce,
je ne les aimais pas, et je n'en avais jamais voulu voir aucun. Mais j'avais
vu quelques Genevois qui ne l'étaient pas, entre autres un M. Mussard,
surnommé Tord-Gueule, peintre en miniature, et un peu mon parent. Ce M.
Mussard déterra ma demeure chez le comte de Gouvon, et vint m'y voir avec un
autre Genevois appelé Bâcle, dont j'avais été camarade durant mon
apprentissage. Ce Bâcle était un garçon très amusant, très gai, plein de
saillies bouffonnes que son âge rendait agréables. Me voilà tout d'un coup
engoué de M. Bâcle, mais engoué au point de ne pouvoir le quitter. Il allait
partir bientôt pour s'en retourner à Genève. Quelle perte j'allais faire!
J'en sentis bien toute la grandeur. Pour mettre du moins à profit le temps
qui m'était laissé, je ne le quittais plus: ou plutôt il ne me quittait pas
lui-même, car la tête ne me tourna pas d'abord au point d'aller hors de
l'hôtel passer la journée avec lui sans congé; mais bientôt, voyant qu'il
m'obsédait entièrement, on lui défendit la porte; et je m'échauffai si bien,
qu'oubliant tout, hors mon ami Bâcle, je n'allais ni chez M. l'abbé ni chez
M. le comte, et l'on ne me voyait plus dans la maison. On me fit des
réprimandes, que je n'écoutai pas. On me menaça de me congédier. Cette
menace fut ma perte: elle me fit entrevoir qu'il était possible que Bâcle ne
s'en allât pas seul. Dès lors je ne vis plus d'autre plaisir, d'autre sort,
d'autre bonheur que celui de faire un pareil voyage, et je ne voyais à cela
que l'ineffable félicité du voyage, au bout duquel pour surcroît
j'entrevoyais madame de Warens, mais dans un éloignement immense; car pour
retourner à Genève, c'est à quoi je ne pensai jamais. Les monts, les prés,
les bois, les ruisseaux, les villages se succédaient sans fin et sans cesse
avec de nouveaux charmes; ce bienheureux trajet semblait devoir absorber ma
vie entière. Je me rappelais avec délices combien ce même voyage m'avait
paru charmant en venant. Que devait-ce être lorsqu'à tout l'attrait de
l'indépendance se joindrait celui de faire route avec un camarade de mon
âge, de mon goût et de bonne humeur, sans gêne, sans devoir, sans
contrainte, sans obligation d'aller ou rester que comme il nous plairait? Il
fallait être fou pour sacrifier une pareille fortune à des projets
d'ambition d'une exécution lente, difficile, incertaine, et qui, les
supposant réalisés un jour, ne valaient pas dans tout leur éclat un quart
d'heure de vrai plaisir et de liberté dans la jeunesse.
 
Plein de cette sage fantaisie, je me conduisis si bien que je vins à
bout de me faire chasser, et en vérité ce ne fut pas sans peine. Un soir,
comme je rentrais, le maître d'hôtel me signifia mon congé de la part de
Monsieur le comte. C'était précisément ce que je demandais; car, sentant
malgré moi l'extravagance de ma conduite, j'y ajoutais, pour m'excuser,
l'injustice et l'ingratitude, croyant mettre ainsi les gens dans leur tort,
et me justifier à moi-même un parti pris par nécessité. On me dit de la part
du comte de Favria d'aller lui parler le lendemain matin avant mon départ;
et comme on voyait que, la tête m'ayant tourné, j'étais capable de n'en rien
faire, le maître d'hôtel remit après cette visite à me donner quelque argent
qu'on m'avait destiné, et qu'assurément j'avais fort mal gagné; car, ne
voulant pas me laisser dans l'état de valet, on ne m'avait pas fixé de
gages.
 
Le comte de Favria, tout jeune et tout étourdi qu'il était, me tint en
cette occasion les discours les plus sensés, et j'oserais presque dire les
plus tendres, tant il m'exposa d'une manière flatteuse et touchante les
soins de son oncle et les intentions de son grand-père. Enfin, après m'avoir
mis vivement devant les yeux tout ce que je sacrifiais pour courir à ma
perte, il m'offrit de faire ma paix, exigeant pour toute condition que je ne
visse plus ce petit malheureux qui m'avait séduit.
 
Il était si clair qu'il ne disait pas tout cela de lui-même, que,
malgré mon stupide aveuglement, je sentis toute la bonté de mon vieux
maître, et j'en fus touché: mais ce cher voyage était trop empreint dans mon
imagination pour que rien pût en balancer le charme. J'étais tout à fait
hors de sens: je me raffermis, je m'endurcis, je fis le fier, et je répondis
arrogamment que puisqu'on m'avait donné mon congé, je l'avais pris; qu'il
n'était plus temps de s'en dédire, et que, quoi qu'il pût m'arriver en ma
vie, j'étais bien résolu de ne jamais me faire chasser deux fois d'une
maison. Alors ce jeune homme, justement irrité, me donna les noms que je
méritais, me mit hors de sa chambre par les épaules, et me ferma la porte
aux talons. Moi je sortis triomphant, comme si je venais d'emporter la plus
grande victoire; et, de peur d'avoir un second combat à soutenir, j'eus
l'indignité de partir sans aller remercier Monsieur l'abbé de ses bontés.
 
Pour concevoir jusqu'où mon délire allait dans ce moment, il faudrait
connaître à quel point mon coeur est sujet à s'échauffer sur les moindres
choses, et avec quelle force il se plonge dans l'imagination de l'objet qui
l'attire, quelque vain que soit quelquefois cet objet. Les plans les plus
bizarres, les plus enfantins, les plus fous, viennent caresser mon idée
favorite, et me montrer de la vraisemblance à m'y livrer. Croirait-on qu'à
près de dix-neuf ans on puisse fonder sur une fiole vide la subsistance du
reste de ses jours? Or écoutez.
 
L'abbé de Gouvon m'avait fait présent, il y avait quelques semaines,
d'une petite fontaine de Héron fort jolie, et dont j'étais transporté. A
force de faire jouer cette fontaine et de parler de notre voyage, nous
pensâmes, le sage Bâcle et moi, que l'une pourrait bien servir à l'autre, et
le prolonger. Qu'y avait-il dans le monde d'aussi curieux qu'une fontaine de
Héron? Ce principe fut le fondement sur lequel nous bâtîmes l'édifice de
notre fortune. Nous devions dans chaque village assembler les paysans autour
de notre fontaine, et là les repas et la bonne chère devaient nous tomber
avec d'autant plus d'abondance que nous étions persuadés l'un et l'autre que
les vivres ne coûtent rien à ceux qui les recueillent, et que, quand ils
n'en gorgent pas les passants, c'est pure mauvaise volonté de leur part.
Nous n'imaginions partout que festins et noces, comptant que, sans rien
débourser que le vent de nos poumons et l'eau de notre fontaine, elle
pouvait nous défrayer en Piémont, en Savoie, en France, et par tout le
monde. Nous faisions des projets de voyage qui ne finissaient point, et nous
dirigions d'abord notre course au nord, plutôt pour le plaisir de passer les
Alpes que pour la nécessité supposée de nous arrêter enfin quelque part.
 
Tel fut le plan sur lequel je me mis en campagne, abandonnant sans
regret mon protecteur, mon précepteur, mes études, mes espérances et
l'attente d'une fortune presque assurée, pour commencer la vie d'un vrai
vagabond. Adieu la capitale; adieu la cour, l'ambition, la vanité, l'amour,
les belles, et toutes les grandes aventures dont l'espoir m'avait amené
l'année précédente. Je pars avec ma fontaine et mon ami Bâcle, la bourse
légèrement garnie, mais le coeur saturé de joie, et ne songeant qu'à jouir
de cette ambulante félicité à laquelle j'avais tout à coup borné mes
brillants projets.
 
Je fis cet extravagant voyage presque aussi agréablement toutefois que
je m'y étais attendu, mais non pas tout à fait de la même manière; car bien
que notre fontaine amusât quelques moments dans les cabarets les hôtesses et
leurs servantes, il n'en fallait pas moins payer en sortant. Mais cela ne
nous troublait guère, et nous ne songions à tirer parti tout de bon de cette
ressource que quand l'argent viendrait à nous manquer. Un accident nous en
évita la peine; la fontaine se cassa près de Bramant: et il en était temps,
car nous sentions, sans oser nous le dire, qu'elle commençait à nous
ennuyer. Ce malheur nous rendit plus gais qu'auparavant, et nous rîmes
beaucoup de notre étourderie d'avoir oublié que nos habits et nos souliers
s'useraient, ou d'avoir cru les renouveler avec le jeu de notre fontaine.
Nous continuâmes notre voyage aussi allègrement que nous l'avions commencé,
mais filant un peu plus droit vers le terme, où notre bourse tarissante nous
faisait une nécessité d'arriver.
 
A Chambéri je devins pensif, non sur la sottise que je venais de faire:
jamais homme ne prit sitôt ni si bien son parti sur le passé, mais sur
l'accueil qui m'attendait chez madame de Warens; car j'envisageais
exactement sa maison comme ma maison paternelle. Je lui avais écrit mon
entrée chez le comte de Gouvon; elle savait sur quel pied j'y étais; et en
m'en félicitant, elle m'avait donné des leçons très sages sur la manière
dont je devais correspondre aux bontés qu'on avait pour moi. Elle regardait
ma fortune comme assurée, si je ne la détruisais pas par ma faute.
Qu'allait-elle dire en me voyant arriver? Il ne me vint pas même à l'esprit
qu'elle pût me fermer sa porte: mais je craignais le chagrin que j'allais
lui donner, je craignais ses reproches, plus durs pour moi que la misère. Je
résolus de tout endurer en silence, et de tout faire pour l'apaiser. Je ne
voyais plus dans l'univers qu'elle seule: vivre dans sa disgrâce était une
chose qui ne se pouvait pas.
 
Ce qui m'inquiétait le plus était mon compagnon de voyage, dont je ne
voulais pas lui donner le surcroît, et dont je craignais de ne pouvoir me
débarrasser aisément. Je préparai cette séparation en vivant assez
froidement avec lui la dernière journée. Le drôle me comprit; il était plus
fou que sot. Je crus qu'il s'affecterait de mon inconstance; j'eus tort, mon
ami Bâcle ne s'affectait de rien. A peine en entrant à Annecy avions-nous
mis le pied dans la ville, qu'il me dit: Te voilà chez toi, m'embrassa, me
dit adieu, fit une pirouette, et disparut. Je n'ai jamais plus entendu
parler de lui. Notre connaissance et notre amitié durèrent en tout environ
six semaines; mais les suites en dureront autant que moi.
 
Que le coeur me battit en approchant de la maison de madame de Warens!
mes jambes tremblaient sous moi, mes yeux se couvraient d'un voile; je ne
voyais rien, je n'entendais rien, je n'aurais reconnu personne: je fus
contraint de m'arrêter plusieurs fois pour respirer et reprendre mes sens.
Était-ce la crainte de ne pas obtenir les secours dont j'avais besoin qui me
troublait à ce point? A l'âge où j'étais, la peur de mourir de faim
donne-t-elle de pareilles alarmes? Non, non; je le dis avec autant de vérité
que de fierté, jamais en aucun temps de ma vie il n'appartint à l'intérêt ni
à l'indigence de m'épanouir ou de me serrer le coeur. Dans le cours d'une
vie inégale et mémorable par ses vicissitudes, souvent sans asile et sans
pain, j'ai toujours vu du même oeil l'opulence et la misère. Au besoin,
j'aurais pu mendier ou voler comme un autre, mais non pas me troubler pour
en être réduit là. Peu d'hommes ont autant gémi que moi, peu ont autant
versé de pleurs dans leur vie; mais jamais la pauvreté ni la crainte d'y
tomber ne m'ont fait pousser un soupir ni répandre une larme. Mon âme, à
l'épreuve de la fortune, n'a connu de vrais biens ni de vrais maux que ceux
qui ne dépendent pas d'elle; et c'est quand rien ne m'a manqué pour le
nécessaire que je me suis senti le plus malheureux des mortels.
 
A peine parus-je aux yeux de madame de Warens que son air me rassura.
Je tressaillis au premier son de sa voix; je me précipite à ses pieds, et
dans les transports de la plus vive joie je colle ma bouche sur sa main.
Pour elle, j'ignore si elle avait su de mes nouvelles; mais je vis peu de
surprise sur son visage, et je n'y vis aucun chagrin. Pauvre petit, me
dit-elle d'un ton caressant, te revoilà donc? Je savais bien que tu étais
trop jeune pour ce voyage; je suis bien aise au moins qu'il n'ait pas aussi
mal tourné que j'avais craint. Ensuite elle me fit conter mon histoire, qui
ne fut pas longue, et que je lui fis très fidèlement, en supprimant
cependant quelques articles, mais au reste sans m'épargner ni m'excuser.
 
Il fut question de mon gîte. Elle consulta sa femme de chambre. Je
n'osais respirer durant cette délibération; mais quand j'entendis que je
coucherais dans la maison, j'eus peine à me contenir, et je vis porter mon
petit paquet dans la chambre qui m'était destinée, à peu près comme
Saint-Preux vit remiser sa chaise chez madame de Wolmar. J'eus pour surcroît
le plaisir d'apprendre que cette faveur ne serait pas passagère; et dans un
moment où l'on me croyait attentif à tout autre chose, j'entendis qu'elle
disait: On dira ce qu'on voudra; mais puisque la Providence me le renvoie,
je suis déterminée à ne pas l'abandonner.
 
Me voilà donc enfin établi chez elle. Cet établissement ne fut pourtant
pas encore celui dont je date les jours heureux de ma vie, mais il servit à
le préparer. Quoique cette sensibilité de coeur, qui nous fait vraiment
jouir de nous, soit l'ouvrage de la nature, et peut-être un produit de
l'organisation, elle a besoin de situations qui la développent. Sans ces
causes occasionnelles, un homme né très sensible ne sentirait rien, et
mourrait sans avoir connu son être. Tel à peu près j'avais été jusqu'alors,
et tel j'aurais toujours été peut-être, si je n'avais jamais connu madame de
Warens, ou si, même l'ayant connue, je n'avais pas vécu assez longtemps
auprès d'elle pour contracter la douce habitude des sentiments affectueux
qu'elle m'inspira. J'oserai le dire, qui ne sent que l'amour ne sent pas ce
qu'il y a de plus doux dans la vie. Je connais un autre sentiment, moins
impétueux peut-être, mais plus délicieux mille fois, qui quelquefois est
joint à l'amour, et qui souvent en est séparé. Ce sentiment n'est pas non
plus l'amitié seule; il est plus voluptueux, plus tendre: je n'imagine pas
qu'il puisse agir pour quelqu'un du même sexe; du moins je fus ami si jamais
homme le fut, et je ne l'éprouvai jamais près d'aucun de mes amis. Ceci
n'est pas clair, mais il le deviendra dans la suite; les sentiments ne se
décrivent bien que par leurs effets.
 
Elle habitait une vieille maison, mais assez grande pour avoir une
belle pièce de réserve, dont elle fit sa chambre de parade, et qui fut celle
où l'on me logea. Cette chambre était sur le passage dont j'ai parlé, où se
fit notre première entrevue; et au delà du ruisseau et des jardins on
découvrait la campagne. Cet aspect n'était pas pour le jeune habitant une
chose indifférente. C'était depuis Bossey la première fois que j'avais du
vert devant mes fenêtres. Toujours masqué par des murs, je n'avais eu sous
les yeux que des toits ou le gris des rues. Combien cette nouveauté me fut
sensible et douce! elle augmenta beaucoup mes dispositions à
l'attendrissement. Je faisais de ce charmant paysage encore un des bienfaits
de ma chère patronne: il me semblait qu'elle l'avait mis là tout exprès pour
moi; je m'y plaçais paisiblement auprès d'elle; je la voyais partout entre
les fleurs et la verdure; ses charmes et ceux du printemps se confondaient à
mes yeux. Mon coeur, jusqu'alors comprimé, se trouvait plus au large dans
cet espace, et mes soupirs s'exhalaient plus librement parmi ces vergers.
 
On ne trouvait pas chez madame de Warens la magnificence que j'avais
vue à Turin; mais on y trouvait la propreté, la décence, et une abondance
patriarcale avec laquelle le faste ne s'allie jamais. Elle avait peu de
vaisselle d'argent, point de porcelaine, point de gibier dans sa cuisine, ni
dans sa cave de vins étrangers; mais l'une et l'autre étaient bien garnies
au service de tout le monde, et dans des tasses de faïence elle donnait
d'excellent café. Quiconque la venait voir était invité à dîner avec elle ou
chez elle; et jamais ouvrier, messager ou passant ne sortait sans manger ou
boire. Son domestique était composé d'une femme de chambre fribourgeoise
assez jolie, appelée Merceret, d'un valet de son pays appelé Claude Anet,
dont il sera question dans la suite, d'une cuisinière, et de deux porteurs
de louage quand elle allait en visite, ce qu'elle faisait rarement. Voilà
bien des choses pour deux mille livres de rente; cependant son petit revenu
bien ménagé eut pu suffire à tout cela dans un pays où la terre est très
bonne et l'argent très rare. Malheureusement l'économie ne fut jamais sa
vertu favorite: elle s'endettait, elle payait; l'argent faisait la navette,
et tout allait.
 
La manière dont son ménage était monté était précisément celle que
j'aurais choisie: on peut croire que j'en profitais avec plaisir. Ce qui
m'en plaisait moins était qu'il fallait rester très longtemps à table. Elle
supportait avec peine la première odeur du potage et des mets; cette odeur
la faisait presque tomber en défaillance, et ce dégoût durait longtemps.
Elle se remettait peu à peu, causait, et ne mangeait point. Ce n'était qu'au
bout d'une demi-heure qu'elle essayait le premier morceau. J'aurais dîné
trois fois dans cet intervalle; mon repas était fait longtemps avant qu'elle
eût commencé le sien. Je recommençais de compagnie; aussi je mangeais pour
deux, et ne m'en trouvais pas plus mal. Enfin je me livrais d'autant plus au
doux sentiment du bien-être que j'éprouvais auprès d'elle, que ce bien-être
dont je jouissais n'était mêlé d'aucune inquiétude sur les moyens de le
soutenir. N'étant point encore dans l'étroite confidence de ses affaires, je
les supposais en état d'aller toujours sur le même pied. J'ai retrouvé les
mêmes agréments dans sa maison par la suite; mais, plus instruit de sa
situation réelle, et voyant qu'ils anticipaient sur ses rentes, je ne les ai
plus goûtés si tranquillement. La prévoyance a toujours gâté chez moi la
jouissance. J'ai vu l'avenir à pure perte; je n'ai jamais pu l'éviter.
 
Dès le premier jour, la familiarité la plus douce s'établit entre nous
au même degré où elle a continué tout le reste de sa vie. Petit fut mon nom;
Maman fut le sien; et toujours nous demeurâmes Petit et Maman, même quand le
nombre des années en eut presque effacé la différence entre nous. Je trouve
que ces deux noms rendent à merveille l'idée de notre ton, la simplicité de
nos manières, et surtout la relation de nos coeurs. Elle fut pour moi la
plus tendre des mères, qui jamais ne chercha son plaisir, mais toujours mon
bien; et si les sens entrèrent dans mon attachement pour elle, ce n'était
pas pour en changer la nature mais pour le rendre seulement plus exquis,
pour m'enivrer du charme d'avoir une maman jeune et jolie qu'il m'était
délicieux de caresser: je dis caresser au pied de la lettre, car jamais elle
n'imagina de m'épargner les baisers ni les plus tendres caresses
maternelles, et jamais il n'entra dans mon coeur d'en abuser. On dira que
nous avons pourtant eu à la fin des relations d'une autre espèce; j'en
conviens, mais il faut attendre; je ne puis tout dire à la fois.
 
Le coup d'oeil de notre première entrevue fut le seul moment vraiment
passionné qu'elle m'ait jamais fait sentir; encore ce moment fut-il
l'ouvrage de la surprise. Mes regards indiscrets n'allaient jamais fureter
sous son mouchoir, quoiqu'un embonpoint mal caché dans cette place eût bien
pu les y attirer. Je n'avais ni transports ni désirs auprès d'elle; j'étais
dans un calme ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J'aurais ainsi passé
ma vie et l'éternité même sans m'ennuyer un instant. Elle est la seule
personne avec qui je n'ai jamais senti cette sécheresse de conversation qui
me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos tête-à-tête étaient moins
des entretiens qu'un babil intarissable, qui pour finir avait besoin d'être
interrompu. Loin de me faire une loi de parler, il fallait plutôt m'en faire
une de me taire. A force de méditer ses projets, elle tombait souvent dans
la rêverie. Eh bien! je la laissais rêver; je me taisais, je la contemplais,
et j'étais le plus heureux des hommes. J'avais encore un tic fort singulier.
Sans prétendre aux faveurs du tête-à-tête, je le recherchais sans cesse, et
j'en jouissais avec une passion qui dégénérait en fureur quand des importuns
venaient le troubler. Sitôt que quelqu'un arrivait, homme ou femme, il
n'importait pas, je sortais en murmurant, ne pouvant souffrir de rester en
tiers auprès d'elle. J'allais compter les minutes dans son antichambre,
maudissant mille fois ces éternels visiteurs, et ne pouvant concevoir ce
qu'ils avaient tant à dire, parce que j'avais à dire encore plus.
 
Je ne sentais toute la force de mon attachement pour elle que quand je
ne la voyais pas. Quand je la voyais, je n'étais que content; mais mon
inquiétude en son absence allait au point d'être douloureuse. Le besoin de
vivre avec elle me donnait des élans d'attendrissement, qui souvent allaient
jusqu'aux larmes. Je me souviendrai toujours qu'un jour de grande fête,
tandis qu'elle était à vêpres, j'allai me promener hors de la ville, le
coeur plein de son image et du désir ardent de passer mes jours auprès
d'elle. J'avais assez de sens pour voir que quant à présent cela n'était pas
possible, et qu'un bonheur que je goûtais si bien serait court. Cela donnait
à ma rêverie une tristesse qui n'avait pourtant rien de sombre, et qu'un
espoir flatteur tempérait. Le son des cloches, qui m'a toujours
singulièrement affecté, le chant des oiseaux, la beauté du jour, la douceur
du paysage, les maisons éparses et champêtres dans lesquelles je plaçais en
idée notre commune demeure; tout cela me frappait tellement d'une impression
vive, tendre, triste et touchante, que je me vis comme en extase transporté
dans cet heureux temps et dans cet heureux séjour où mon coeur, possédant
toute la félicité qui pouvait lui plaire, la goûtait dans des ravissements
inexprimables, sans songer même à la volupté des sens. Je ne me souviens pas
de m'être élancé jamais dans l'avenir avec plus de force et d'illusion que
je fis alors; et ce qui m'a frappé le plus dans le souvenir de cette
rêverie, quand elle s'est réalisée, c'est d'avoir retrouvé des objets tels
exactement que je les avais imaginés. Si jamais rêve d'un homme éveillé eut
l'air d'une vision prophétique, ce fut assurément celui-là. Je n'ai été déçu
que dans sa durée imaginaire; car les jours, et les ans, et la vie entière,
s'y passaient dans une inaltérable tranquillité; au lieu qu'en effet tout
cela n'a duré qu'un moment. Hélas! mon plus constant bonheur fut en songe:
son accomplissement fut presque à l'instant suivi du réveil.
 
Je ne finirais pas si j'entrais dans le détail de toutes les folies que
le souvenir de cette chère maman me faisait faire quand je n'étais plus sous
ses yeux. Combien de fois j'ai baisé mon lit en songeant qu'elle y avait
couché; mes rideaux, tous les meubles de ma chambre, en songeant qu'ils
étaient à elle, que sa belle main les avait touchés; le plancher même, sur
lequel je me prosternais en songeant qu'elle y avait marché! Quelquefois
même en sa présence il m'échappait des extravagances que le plus violent
amour seul semblait pouvoir inspirer. Un jour à table, au moment qu'elle
avait mis un morceau dans sa bouche, je m'écrie que j'y vois un cheveu: elle
rejette le morceau sur son assiette; je m'en saisis avidement et l'avale. En
un mot, de moi à l'amant le plus passionné il n'y avait qu'une différence
unique, mais essentielle, et qui rend mon état presque inconcevable à la
raison.
 
J'étais revenu d'Italie non tout à fait comme j'y étais allé, mais
comme peut-être jamais à mon âge on n'en est revenu. J'en avais rapporté non
ma virginité, mais mon pucelage. J'avais senti le progrès des ans; mon
tempérament inquiet s'était enfin déclaré, et sa première éruption, très
involontaire, m'avait donné sur ma santé des alarmes qui peignent mieux que
toute autre chose l'innocence dans laquelle j'avais vécu jusqu'alors.
Bientôt rassuré, j'appris ce dangereux supplément, qui trompe la nature, et
sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres au prix de leur
santé, de leur vigueur, et quelquefois de leur vie. Ce vice, que la honte et
la timidité trouvent si commode, a de plus un grand attrait pour les
imaginations vives: c'est de disposer, pour ainsi dire, à leur gré, de tout
le sexe, et de faire servir à leurs plaisirs la beauté qui les tente, sans
avoir besoin d'obtenir son aveu. Séduit par ce funeste avantage, je
travaillais à détruire la bonne constitution qu'avait rétablie en moi la
nature, et à qui j'avais donné le temps de se bien former. Qu'on ajoute à
cette disposition le local de ma situation présente, logé chez une jolie
femme, caressant son image au fond de mon coeur, la voyant sans cesse dans
la journée, le soir entouré d'objets qui me la rappellent, couché dans un
lit où je sais qu'elle a couché. Que de stimulants! tel lecteur qui se les
représente me regarde déjà comme à demi mort. Tout au contraire, ce qui
devait me perdre fut précisément ce qui me sauva, du moins pour un temps.
Enivré du charme de vivre auprès d'elle, du désir ardent d'y passer mes
jours, absente ou présente, je voyais toujours en elle une tendre mère, une
soeur chérie, une délicieuse amie, et rien de plus. Je la voyais toujours
ainsi, toujours la même, et ne voyais jamais qu'elle. Son image, toujours
présente à mon coeur, n'y laissait place à nulle autre; elle était pour moi
la seule femme qui fût au monde; et l'extrême douceur des sentiments qu'elle
m'inspirait, ne laissant pas à mes sens le temps de s'éveiller pour
d'autres, me garantissait d'elle et de tout son sexe. En un mot, j'étais
sage, parce que je l'aimais. Sur ces effets, que je rends mal, dise qui
pourra de quelle espèce était mon attachement pour elle. Pour moi, tout ce
que j'en puis dire est que s'il paraît déjà fort extraordinaire, dans la
suite il le paraîtra beaucoup plus.
 
Je passais mon temps le plus agréablement du monde, occupé des choses
qui me plaisaient le moins. C'étaient des projets à rédiger, des mémoires à
mettre au net, des recettes à transcrire; c'étaient des herbes à trier, des
drogues à piler, des alambics à gouverner. Tout à travers tout cela venaient
des foules de passants, de mendiants, de visites de toute espèce. Il fallait
entretenir tout à la fois un soldat, un apothicaire, un chanoine, une belle
dame, un frère lai. Je pestais, je grommelais, je jurais, je donnais au
diable toute cette maudite cohue. Pour elle, qui prenait tout en gaieté, mes
fureurs la faisaient rire aux larmes; et ce qui la faisait rire encore plus
était de me voir d'autant plus furieux que je ne pouvais moi-même m'empêcher
de rire. Ces petits intervalles où j'avais le plaisir de grogner étaient
charmants; et s'il survenait un nouvel importun durant la querelle, elle en
savait encore tirer parti pour l'amusement en prolongeant malicieusement la
visite, et me jetant des coups d'oeil pour lesquels je l'aurais volontiers
battue. Elle avait peine à s'abstenir d'éclater en me voyant, contraint et
retenu par la bienséance, lui faire des yeux de possédé, tandis qu'au fond
de mon coeur, et même en dépit de moi, je trouvais tout cela très comique.
 
Tout cela, sans me plaire en soi, m'amusait pourtant, parce qu'il
faisait partie d'une manière d'être qui m'était charmante. Rien de ce qui se
faisait autour de moi, rien de tout ce qu'on me faisait faire n'était selon
mon goût, mais tout était selon mon coeur. Je crois que je serais parvenu à
aimer la médecine, si mon dégoût pour elle n'eût fourni des scènes folâtres
qui nous égayaient sans cesse: c'est peut-être la première fois que cet art
a produit un pareil effet. Je prétendais connaître à l'odeur un livre de
médecine; et, ce qu'il y a de plaisant, est que je m'y trompais rarement.
Elle me faisait goûter des plus détestables drogues. J'avais beau fuir ou
vouloir me défendre; malgré ma résistance et mes horribles grimaces, malgré
moi et mes dents, quand je voyais ces jolis doigts barbouillés s'approcher
de ma bouche, il fallait finir par l'ouvrir et sucer. Quand tout son petit
ménage était rassemblé dans la même chambre, à nous entendre courir et crier
au milieu des éclats de rire, on eût cru qu'on y jouait quelque farce, et
non pas qu'on y faisait de l'opiat ou de l'élixir.
 
Mon temps ne se passait pourtant pas tout entier à ces polissonneries.
J'avais trouvé quelques livres dans la chambre que j'occupais: le
Spectateur, Puffendorf, Saint-Évremond, la Henriade.
 
Quoique je n'eusse plus mon ancienne fureur de lecture, par
désoeuvrement je lisais un peu de tout cela. Le Spectateur surtout me plut
beaucoup et me fit du bien. M. l'abbé de Gouvon m'avait appris à lire moins
avidement et avec plus de réflexion; la lecture me profitait mieux. Je
m'accoutumais à réfléchir sur l'élocution, sur les constructions élégantes;
je m'exerçais à discerner le français pur de mes idiomes provinciaux. Par
exemple, je fus corrigé d'une faute d'orthographe, que je faisais avec tous
nos Genevois, par ces deux vers de la Henriade:
Soit qu'un ancien respect pour le sang de leurs maîtres
Parlât encore pour lui dans le coeur de ces traîtres.
Ce mot parlât qui me frappa, m'apprit qu'il fallait un t à la troisième
personne du subjonctif, au lieu qu'auparavant je l'écrivais et prononçais
parla comme le présent de l'indicatif.
 
Quelquefois je causais avec maman de mes lectures, quelquefois je
lisais auprès d'elle: j'y prenais grand plaisir; je m'exerçais à bien lire,
et cela me fut utile aussi. J'ai dit qu'elle avait l'esprit orné. Il était
alors dans toute sa fleur. Plusieurs gens de lettres s'étaient empressés à
lui plaire, et lui avaient appris à juger des ouvrages d'esprit. Elle avait,
si je puis parler ainsi, le goût un peu protestant; elle ne parlait que de
Bayle, et faisait grand cas de Saint-Évremond, qui depuis longtemps était
mort en France. Mais cela n'empêchait pas qu'elle connût la bonne
littérature, et qu'elle n'en parlât fort bien. Elle avait été élevée dans
des sociétés choisies; et, venue en Savoie encore jeune, elle avait perdu
dans le commerce charmant de la noblesse du pays ce ton maniéré du pays de
Vaud, où les femmes prennent le bel esprit pour l'esprit du monde, et ne
savent parler que par épigrammes.
 
Quoiqu'elle n'eût vu la cour qu'en passant, elle y avait jeté un coup
d'oeil rapide qui lui avait suffi pour la connaître. Elle s'y conserva
toujours des amis, et, malgré de secrètes jalousies, malgré les murmures
qu'excitaient sa conduite et ses dettes, elle n'a jamais perdu sa pension.
Elle avait l'expérience du monde, et l'esprit de réflexion qui fait tirer
parti de cette expérience. C'était le sujet favori de ses conversations, et
c'était précisément, vu mes idées chimériques, la sorte d'instruction dont
j'avais le plus grand besoin. Nous lisions ensemble la Bruyère: il lui
plaisait plus que la Rochefoucauld, livre triste et désolant, principalement
dans la jeunesse, où l'on n'aime pas à voir l'homme comme il est. Quand elle
moralisait, elle se perdait quelquefois un peu dans les espaces; mais, en
lui baisant de temps en temps la bouche ou les mains, je prenais patience,
et ses longueurs ne m'ennuyaient pas.
 
Cette vie était trop douce pour pouvoir durer. Je le sentais, et
l'inquiétude de la voir finir était la seule chose qui en troublait la
jouissance. Tout en folâtrant, maman m'étudiait, m'observait,
m'interrogeait, et bâtissait pour ma fortune force projets dont je me serais
bien passé. Heureusement que ce n'était pas le tout de connaître mes
penchants, mes goûts, mes petits talents; il fallait trouver ou faire naître
les occasions d'en tirer parti, et tout cela n'était pas l'affaire d'un
jour. Les préjugés même qu'avait conçus la pauvre femme en faveur de mon
mérite reculaient les moments de le mettre en oeuvre, en la rendant plus
difficile sur le choix des moyens. Enfin tout allait au gré de mes désirs,
grâce à la bonne opinion qu'elle avait de moi: mais il en fallut rabattre,
et dès lors adieu la tranquillité. Un de ses parents, appelé M. d'Aubonne,
la vint voir. C'était un homme de beaucoup d'esprit, intrigant, génie à
projets comme elle, mais qui ne s'y ruinait pas, une espèce d'aventurier. Il
venait de proposer au cardinal de Fleury un plan de loterie très composée,
qui n'avait pas été goûté. Il allait le proposer à la cour de Turin, où il
fut adopté et mis en exécution. Il s'arrêta quelque temps à Annecy, et y
devint amoureux de madame l'intendante, qui était une personne fort aimable,
fort de mon goût, et la seule que je visse avec plaisir chez maman. M.
d'Aubonne me vit; sa parente lui parla de moi; il se chargea de m'examiner,
de voir à quoi j'étais propre, et, s'il me trouvait de l'étoffe, de chercher
à me placer.
 
Madame de Warens m'envoya chez lui deux ou trois matins de suite, sous
prétexte de quelque commission, et sans me prévenir de rien. Il s'y prit
très bien pour me faire jaser, se familiarisa avec moi, me mit à mon aise
autant qu'il était possible, me parla de niaiseries et de toutes sortes de
sujets, le tout sans paraître m'observer, sans la moindre affectation, et
comme si, se plaisant avec moi, il eût voulu converser sans gêne. J'étais
enchanté de lui. Le résultat de ses observations fut que, malgré ce que
promettaient mon extérieur et ma physionomie animée, j'étais, sinon tout à
fait inepte, au moins un garçon de peu d'esprit, sans idées, presque sans
acquis, très borné en un mot à tous égards, et que l'honneur de devenir
quelque jour curé de village était la plus haute fortune à laquelle je dusse
aspirer. Tel fut le compte qu'il rendit de moi à madame de Warens. Ce fut la
seconde ou troisième fois que je fus ainsi jugé: ce ne fut pas la dernière,
et l'arrêt de M. Masseron a souvent été confirmé.
 
La cause de ces jugements tient trop à mon caractère pour n'avoir pas
ici besoin d'explication; car en conscience on sent bien que je ne puis
sincèrement y souscrire, et qu'avec toute l'impartialité possible, quoi
qu'aient pu dire messieurs Masseron, d'Aubonne et beaucoup d'autres, je ne
les saurais prendre au mot.
 
Deux choses presque inalliables s'unissent en moi sans que j'en puisse
concevoir la manière: un tempérament très ardent, des passions vives,
impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées, et qui ne se
présentent jamais qu'après coup. On dirait que mon coeur et mon esprit
n'appartiennent pas au même individu. Le sentiment, plus prompt que
l'éclair, vient remplir mon âme; mais, au lieu de m'éclairer, il me brûle et
m'éblouit. Je sens tout et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide;
il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu'il y a d'étonnant est
que j'ai cependant le tact assez sûr, de la pénétration, de la finesse même,
pourvu qu'on m'attende: je fais d'excellents impromptus à loisir, mais sur
le temps je n'ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais une assez
jolie conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent aux
échecs. Quand je lus le trait d'un duc de Savoie qui se retourna, faisant
route, pour crier: A votre gorge, marchand de Paris, je dis: Me voilà.
 
Cette lenteur de penser jointe à cette vivacité de sentir, je ne l'ai
pas seulement dans la conversation, je l'ai même seul et quand je travaille.
Mes idées s'arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté: elles
y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu'à m'émouvoir, m'échauffer,
me donner des palpitations; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois
rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot; il faut que j'attende.
Insensiblement ce grand mouvement s'apaise, ce chaos se débrouille, chaque
chose vient se mettre à sa place, mais lentement, et après une longue et
confuse agitation. N'avez-vous point vu quelquefois l'opéra en Italie? Dans
les changements de scène, il règne sur ces grands théâtres un désordre
désagréable et qui dure assez longtemps; toutes les décorations sont
entremêlées, on voit de toutes parts un tiraillement qui fait peine, on
croit que tout va renverser; cependant peu à peu tout s'arrange, rien ne
manque, et l'on est tout surpris de voir succéder à ce long tumulte un
spectacle ravissant. Cette manoeuvre est à peu près celle qui se fait dans
mon cerveau quand je veux écrire. Si j'avais su premièrement attendre, et
puis rendre dans leur beauté les choses qui s'y sont ainsi peintes, peu
d'auteurs m'auraient surpassé.
 
De là vient l'extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes manuscrits
raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent la peine qu'ils
m'ont coûtée. Il n'y en a pas un qu'il ne m'ait fallu transcrire quatre ou
cinq fois avant de le donner à la presse. Je n'ai jamais pu rien faire la
plume à la main vis-à-vis d'une table et de mon papier; c'est à la
promenade, au milieu des rochers et des bois; c'est la nuit dans mon lit et
durant mes insomnies que j'écris dans mon cerveau: l'on peut juger avec
quelle lenteur, surtout pour un homme absolument dépourvu de mémoire
verbale, et qui de la vie n'a pu retenir six vers par coeur. Il y a telle de
mes périodes que j'ai tournée et retournée cinq ou six nuits dans ma tête
avant qu'elle fût en état d'être mise sur le papier. De là vient encore que
je réussis mieux aux ouvrages qui demandent du travail qu'à ceux qui veulent
être faits avec une certaine légèreté, comme les lettres; genre dont je n'ai
jamais pu prendre le ton, et dont l'occupation me met au supplice. Je
n'écris point de lettres sur les moindres sujets qui ne me coûtent des
heures de fatigue, ou, si je veux écrire de suite ce qui me vient, je ne
sais ni commencer ni finir; ma lettre est un long et confus verbiage; à
peine m'entend-on quand on la lit.
 
Non seulement les idées me coûtent à rendre, elles me coûtent même à
recevoir. J'ai étudié les hommes, et je me crois assez bon observateur:
cependant je ne sais rien voir de ce que je vois; je ne vois bien que ce que
je me rappelle, et je n'ai de l'esprit que dans mes souvenirs. De tout ce
qu'on dit, de tout ce qu'on fait, de tout ce qui se passe en ma présence, je
ne sens rien, je ne pénètre rien. Le signe extérieur est tout ce qui me
frappe. Mais ensuite tout cela me revient, je me rappelle le lieu, le temps,
le ton, le regard, le geste, la circonstance; rien ne m'échappe. Alors, sur
ce qu'on a fait ou dit, je trouve ce qu'on a pensé; et il est rare que je me
trompe.
 
Si peu maître de mon esprit seul avec moi-même, qu'on juge de ce que je
dois être dans la conversation, où, pour parler à propos, il faut penser à
la fois et sur-le-champ à mille choses. La seule idée de tant de
convenances, dont je suis sûr d'oublier au moins quelqu'une, suffit pour
m'intimider. Je ne comprends pas même comment on ose parler dans un cercle;
car à chaque mot il faudrait passer en revue tous les gens qui sont là; il
faudrait connaître tous leurs caractères, savoir leurs histoires, pour être
sûr de ne rien dire qui puisse offenser quelqu'un. Là-dessus, ceux qui
vivent dans le monde ont un grand avantage: sachant mieux ce qu'il faut
taire, ils sont plus sûrs de ce qu'ils disent; encore leur échappe-t-il
souvent des balourdises. Qu'on juge de celui qui tombe là des nues: il lui
est presque impossible de parler une minute impunément. Dans le tête-à-tête
il y a un autre inconvénient que je trouve pire, la nécessité de parler
toujours: quand on vous parle, il faut répondre; et si l'on ne dit mot, il
faut relever la conversation. Cette insupportable contrainte m'eût seule
dégoûté de la société. Je ne trouve point de gêne plus terrible que
l'obligation de parler sur-le-champ et toujours. Je ne sais si ceci tient à
ma mortelle aversion pour tout assujettissement; mais c'est assez qu'il
faille absolument que je parle, pour que je dise une sottise
infailliblement.
 
Ce qu'il y a de plus fatal est qu'au lieu de savoir me taire quand je
n'ai rien à dire, c'est alors que, pour payer plus tôt ma dette, j'ai la
fureur de vouloir parler. Je me hâte de balbutier promptement des paroles
sans idées, trop heureux quand elles ne signifient rien du tout. En voulant
vaincre ou cacher mon ineptie, je manque rarement de la montrer. Entre mille
exemples que j'en pourrais citer, j'en prends un qui n'est pas de ma
jeunesse, mais d'un temps où, ayant vécu plusieurs années dans le monde,
j'en aurais pris l'aisance et le ton, si la chose eût été possible. J'étais
un soir entre deux grandes dames et un homme qu'on peut nommer; c'était M.
le duc de Gontaut. Il n'y avait personne autre dans la chambre, et je
m'efforçais de fournir quelques mots, Dieu sait quels! à une conversation
entre quatre personnes, dont trois n'avaient assurément pas besoin de mon
supplément. La maîtresse de la maison se fit apporter un opiate dont elle
prenait tous les jours deux fois pour son estomac. L'autre dame, lui voyant
faire la grimace, dit en riant: Est-ce de l'opiate de M. Tronchin? Je ne
crois pas, répondit sur le même ton la première. Je crois qu'elle ne vaut
guère mieux, ajouta galamment le spirituel Rousseau. Tout le monde resta
interdit; il n'échappa ni le moindre mot ni le moindre sourire, et l'instant
d'après la conversation prit un autre tour. Vis-à-vis d'une autre la
balourdise eût pu n'être que plaisante; mais adressée à une femme trop
aimable pour n'avoir pas un peu fait parler d'elle, et qu'assurément je
n'avais pas dessein d'offenser, elle était terrible; et je crois que les
deux témoins, homme et femme, eurent bien de la peine à s'empêcher
d'éclater. Voilà de ces traits d'esprit qui m'échappent pour vouloir parler
sans avoir rien à dire. J'oublierai difficilement celui-là; car, outre qu'il
est par lui-même très mémorable, j'ai dans la tête qu'il a eu des suites qui
ne me le rappellent que trop souvent.
 
Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment, n'étant pas
un sot, j'ai cependant souvent passé pour l'être, même chez des gens en état
de bien juger: d'autant plus malheureux que ma physionomie et mes yeux
promettent davantage, et que cette attente frustrée rend plus choquante aux
autres ma stupidité. Ce détail, qu'une occasion particulière a fait naître,
n'est pas inutile à ce qui doit suivre. Il contient la clef de bien des
choses extraordinaires qu'on m'a vu faire, et qu'on attribue à une humeur
sauvage que je n'ai point. J'aimerais la société comme un autre, si je
n'étais sûr de m'y montrer non seulement à mon désavantage, mais tout autre
que je ne suis. Le parti que j'ai pris d'écrire et de me cacher est
précisément celui qui me convenait. Moi présent, on n'aurait jamais su ce
que je valais, on ne l'aurait pas soupçonné même; et c'est ce qui est arrivé
à madame Dupin, quoique femme d'esprit, et quoique j'aie vécu dans sa maison
plusieurs années, elle me l'a dit bien des fois elle-même depuis ce
temps-là. Au reste, tout ceci souffre des exceptions, et j'y reviendrai dans
la suite.
 
La mesure de mes talents ainsi fixée, l'état qui me convenait ainsi
désigné, il ne fut plus question, pour la seconde fois, que de remplir ma
vocation. La difficulté fut que je n'avais pas fait mes études, et que je ne
savais pas même assez de latin pour être prêtre. Madame de Warens imagina de
me faire instruire au séminaire pendant quelque temps. Elle en parla au
supérieur. C'était un lazariste appelé M. Gros, bon petit homme, à moitié
borgne, maigre, grison, le plus spirituel et le moins pédant lazariste que
j'aie connu; ce qui n'est pas beaucoup dire à la vérité.
 
Il venait quelquefois chez maman, qui l'accueillait, le caressait,
l'agaçait même, et se faisait quelquefois lacer par lui, emploi dont il se
chargeait assez volontiers. Tandis qu'il était en fonction, elle courait par
la chambre de côté et d'autre, faisait tantôt ceci, tantôt cela. Tiré par le
lacet, monsieur le supérieur suivait en grondant, et disant à tout moment:
Mais, madame, tenez-vous donc. Cela faisait un sujet assez pittoresque.
 
M. Gros se prêta de bon coeur au projet de maman. Il se contenta d'une
pension très modique, et se chargea de l'instruction. Il ne fut question que
du consentement de l'évêque, qui non seulement l'accorda, mais qui voulut
payer la pension. Il permit aussi que je restasse en habit laïque jusqu'à ce
qu'on pût juger, par un essai, du succès qu'on devait espérer.
 
Quel changement! Il fallut m'y soumettre. J'allai au séminaire comme
j'aurais été au supplice. La triste maison qu'un séminaire, surtout pour qui
sort de celle d'une aimable femme! J'y portai un seul livre, que j'avais
prié maman de me prêter, et qui me fut d'une grande ressource. On ne
devinera pas quelle sorte de livre: c'était un livre de musique. Parmi les
talents qu'elle avait cultivés, la musique n'avait pas été oubliée. Elle
avait de la voix, chantait passablement, et jouait un peu du clavecin: elle
avait eu la complaisance de me donner quelques leçons de chant; et il fallut
commencer de loin, car à peine savais-je la musique de nos psaumes. Huit ou
dix leçons de femme, et fort interrompues, loin de me mettre en état de
solfier, ne m'apprirent pas le quart des signes de la musique. Cependant
j'avais une telle passion pour cet art, que je voulus essayer de m'exercer
seul. Le livre que j'emportai n'était pas même des plus faciles; c'étaient
les cantates de Clérambault. On concevra quelle fut mon application et mon
obstination, quand je dirai que, sans connaître ni transposition ni
quantité, je parvins à déchiffrer et chanter sans faute le premier récitatif
et le premier air de la cantate d'Alphée et Aréthuse; et il est vrai que cet
air est scandé si juste, qu'il ne faut que réciter les vers avec leur mesure
pour y mettre celle de l'air.
 
Il y avait au séminaire un maudit lazariste qui m'entreprit, et qui me
fit prendre en horreur le latin qu'il voulait m'enseigner. Il avait des
cheveux plats, gras et noirs, un visage de pain d'épice, une voix de buffle,
un regard de chat-huant, des crins de sanglier au lieu de barbe; son sourire
était sardonique; ses membres jouaient comme les poulies d'un mannequin.
J'ai oublié son odieux nom; mais sa figure effrayante et doucereuse m'est
restée, et j'ai peine à me la rappeler sans frémir. Je crois le rencontrer
encore dans les corridors, avançant gracieusement son crasseux bonnet carré
pour me faire signe d'entrer dans sa chambre, plus affreuse pour moi qu'un
cachot. Qu'on juge du contraste d'un pareil maître pour le disciple d'un
abbé de cour!
 
Si j'étais resté deux mois à la merci de ce monstre, je suis persuadé
que ma tête n'y aurait pas résisté. Mais le bon M. Gros, qui s'aperçut que
j'étais triste, que je ne mangeais pas, que je maigrissais, devina le sujet
de mon chagrin; cela n'était pas difficile. Il m'ôta des griffes de ma bête,
et, par un autre contraste encore plus marqué, me remit au plus doux des
hommes: c'était un jeune abbé faucigneran, appelé M. Gâtier, qui faisait son
séminaire, et qui, par complaisance pour M. Gros, et je crois par humanité,
voulait bien prendre sur ses études le temps qu'il donnait à diriger les
miennes. Je n'ai jamais vu de physionomie plus touchante que celle de M.
Gâtier. Il était blond, et sa barbe tirait sur le roux: il avait le maintien
ordinaire aux gens de sa province, qui, sous une figure épaisse, cachent
tous beaucoup d'esprit; mais ce qui se marquait vraiment en lui était une
âme sensible, affectueuse, aimante. Il y avait dans ses grands yeux bleus un
mélange de douceur, de tendresse et de tristesse, qui faisait qu'on ne
pouvait le voir sans s'intéresser à lui. Aux regards, au ton de ce pauvre
jeune homme, on eût dit qu'il prévoyait sa destinée, et qu'il se sentait né
pour être malheureux.
 
Son caractère ne démentait pas sa physionomie: plein de patience et de
complaisance, il semblait plutôt étudier avec moi que m'instruire. Il n'en
fallait pas tant pour me le faire aimer, son prédécesseur avait rendu cela
très facile. Cependant, malgré tout le temps qu'il me donnait, malgré toute
la bonne volonté que nous y mettions l'un et l'autre, et quoiqu'il s'y prît
très bien, j'avançai peu en travaillant beaucoup. Il est singulier qu'avec
assez de conception, je n'ai jamais pu rien apprendre avec des maîtres,
excepté mon père et M. Lambercier. Le peu que je sais de plus je l'ai appris
seul, comme on verra ci-après. Mon esprit, impatient de toute espèce de
joug, ne peut s'asservir à la loi du moment; la crainte même de ne pas
apprendre m'empêche d'être attentif: de peur d'impatienter celui qui me
parle, je feins d'entendre; il va en avant, et je n'entends rien. Mon esprit
veut marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle d'autrui.
 
Le temps des ordinations étant venu, M. Gâtier s'en retourna diacre
dans sa province. Il emporta mes regrets, mon attachement, ma
reconnaissance. Je fis pour lui des voeux qui n'ont pas été plus exaucés que
ceux que j'ai faits pour moi-même. Quelques années après j'appris qu'étant
vicaire dans une paroisse, il avait fait un enfant à une fille, la seule
dont, avec un coeur très tendre, il eût jamais été amoureux. Ce fut un
scandale effroyable dans un diocèse administré très sévèrement. Les prêtres,
en bonne règle, ne doivent faire des enfants qu'à des femmes mariées. Pour
avoir manqué à cette loi de convenance, il fut mis en prison, diffamé,
chassé. Je ne sais s'il aura pu dans la suite rétablir ses affaires: mais le
sentiment de son infortune, profondément gravé dans mon coeur, me revint
quand j'écrivis l'Émile; et, réunissant M. Gâtier avec M. Gaime, je fis de
ces deux dignes prêtres l'original du vicaire savoyard. Je me flatte que
l'imitation n'a pas déshonoré ses modèles.
 
Pendant que j'étais au séminaire, M. d'Aubonne fut obligé de quitter
Annecy. Monsieur l'intendant s'avisa de trouver mauvais qu'il fît l'amour à
sa femme. C'était faire comme le chien du jardinier; car, quoique madame
Corvezi fût aimable, il vivait fort mal avec elle; des goûts ultramontains
la lui rendaient inutile, et il la traitait si brutalement qu'il fut
question de séparation. M. Corvezi était un vilain homme, noir comme une
taupe, fripon comme une chouette, et qui à force de vexations finit par se
faire chasser lui-même. On dit que les Provençaux se vengent de leurs
ennemis par des chansons: M. d'Aubonne se vengea du sien par une comédie; il
envoya cette pièce à madame de Warens, qui me la fit voir. Elle me plut, et
me fit naître la fantaisie d'en faire une, pour essayer si j'étais en effet
aussi bête que l'auteur l'avait prononcé: mais ce ne fut qu'à Chambéri que
j'exécutai ce projet en écrivant l'Amant de lui-même. Ainsi quand j'ai dit
dans la préface de cette pièce que je l'avais écrite à dix-huit ans, j'ai
menti de quelques années.
 
C'est à peu près à ce temps-ci que se rapporte un événement peu
important en lui-même, mais qui a eu pour moi des suites, et qui a fait du
bruit dans le monde quand je l'avais oublié. Toutes les semaines j'avais une
fois la permission de sortir; je n'ai pas besoin de dire quel usage j'en
faisais. Un dimanche que j'étais chez maman, le feu prit à un bâtiment des
cordeliers attenant à la maison qu'elle occupait. Ce bâtiment, où était leur
four, était plein jusqu'au comble de fascines sèches. Tout fut embrasé en
très peu de temps: la maison était en grand péril, et couverte par les
flammes que le vent y portait. On se mit en devoir de déménager en hâte et
de porter les meubles dans le jardin, qui était vis-à-vis mes anciennes
fenêtres, et au delà du ruisseau dont j'ai parlé. J'étais si troublé que je
jetais indifféremment par la fenêtre tout ce qui me tombait sous la main,
jusqu'à un gros mortier de pierre, qu'en tout autre temps j'aurais eu peine
à soulever; j'étais prêt à y jeter de même une grande glace, si quelqu'un ne
m'eût retenu. Le bon Evêque, qui était venu voir maman ce jour-là, ne resta
pas non plus oisif. Il l'emmena dans le jardin, où il se mit en prières avec
elle et tous ceux qui étaient là; en sorte qu'arrivant quelque temps après,
je vis tout le monde à genoux et m'y mis comme les autres. Durant la prière
du saint homme le vent changea, mais si brusquement et si à propos, que les
flammes, qui couvraient la maison et entraient déjà par les fenêtres, furent
portées de l'autre côté de la cour, et la maison n'eut aucun mal. Deux ans
après, M. de Bernex étant mort, les Antonins, ses anciens confrères,
commencèrent à recueillir les pièces qui pouvaient servir à sa
béatification. A la prière du P. Boudet, je joignis à ces pièces une
attestation du fait que je viens de rapporter, en quoi je fis bien: mais en
quoi je fis mal, ce fut de donner ce fait pour un miracle. J'avais vu
l'Evêque en prière, et durant sa prière j'avais vu le vent changer, et même
très à propos; voilà ce que je pouvais dire et certifier: mais qu'une de ces
deux choses fût la cause de l'autre, voilà ce que je ne devais pas attester,
parce que je ne pouvais le savoir. Cependant, autant que je puis me rappeler
mes idées, alors sincèrement catholique, j'étais de bonne foi. L'amour du
merveilleux, si naturel au coeur humain, ma vénération pour ce vertueux
prélat, l'orgueil secret d'avoir peut-être contribué moi-même au miracle,
aidèrent à me séduire; et ce qu'il y a de sûr est que si ce miracle eût été
l'effet des plus ardentes prières, j'aurais bien pu m'en attribuer ma part.
 
Plus de trente ans après, lorsque j'eus publié les Lettres de la
Montagne, M. Fréron déterra ce certificat je ne sais comment, et en fit
usage dans ses feuilles. Il faut avouer que la découverte était heureuse, et
l'à-propos me parut à moi-même très plaisant.
 
J'étais destiné à être le rebut de tous les états. Quoique M. Gâtier
eût rendu de mes progrès le compte le moins défavorable qu'il lui fût
possible, on voyait qu'ils n'étaient pas proportionnés à mon travail, et
cela n'était pas encourageant pour me faire pousser mes études. Aussi
l'évêque et le supérieur se rebutèrent-ils, et on me rendit à madame de
Warens comme un sujet qui n'était pas même bon pour être prêtre; au reste,
assez bon garçon, disait-on, et point vicieux: ce qui fit que, malgré tant
de préjugés rebutants sur mon compte, elle ne m'abandonna pas.
 
Je rapportai chez elle en triomphe son livre de musique, dont j'avais
tiré si bon parti. Mon air d'Alphée et Aréthuse était à peu près tout ce que
j'avais appris au séminaire. Mon goût marqué pour cet art lui fit naître la
pensée de me faire musicien: l'occasion était commode; on faisait chez elle,
au moins une fois la semaine, de la musique, et le maître de musique de la
cathédrale, qui dirigeait ce petit concert, venait la voir très souvent.
C'était un Parisien nommé M. le Maître, bon compositeur, fort vif, fort gai,
jeune encore, assez bien fait, peu d'esprit, mais au demeurant très bon
homme. Maman me fit faire sa connaissance: je m'attachais à lui, je ne lui
déplaisais pas: on parla de pension, l'on en convint. Bref, j'entrai chez
lui, et j'y passai l'hiver d'autant plus agréablement que la maîtrise
n'étant qu'à vingt pas de la maison de maman, nous étions chez elle en un
moment, et nous y soupions très souvent ensemble.
 
On jugera bien que la vie de la maîtrise, toujours chantante et gaie,
avec les musiciens et les enfants de choeur, me plaisait plus que celle du
séminaire avec les pères de Saint-Lazare. Cependant cette vie, pour être
plus libre, n'en était pas moins égale et réglée. J'étais fait pour aimer
l'indépendance et pour n'en abuser jamais. Durant six mois entiers je ne
sortis pas une seule fois que pour aller chez maman ou à l'église, et je
n'en fus pas même tenté. Cet intervalle est un de ceux où j'ai vécu dans le
plus grand calme, et que je me suis rappelés avec le plus de plaisir. Dans
les situations diverses où je me suis trouvé, quelques-uns ont été marqués
par un tel sentiment de bien-être, qu'en les remémorant j'en suis affecté
comme si j'y étais encore. Non seulement je me rappelle les temps, les
lieux, les personnes, mais tous les objets environnants, la température de
l'air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s'est
fait sentir que là, et dont le souvenir vif m'y transporte de nouveau. Par
exemple, tout ce qu'on répétait à la maîtrise, tout ce qu'on chantait au
choeur, tout ce qu'on y faisait, le bel et noble habit des chanoines, les
chasubles des prêtres, les mitres des chantres, la figure des musiciens, un
vieux charpentier boiteux qui jouait de la contrebasse, un petit abbé
blondin qui jouait du violon, le lambeau de soutane qu'après avoir posé son
épée M. le Maître endossait par-dessous son habit laïque, et le beau surplis
fin dont il en couvrait les loques pour aller au choeur; l'orgueil avec
lequel j'allais, tenant ma petite flûte à bec, m'établir dans l'orchestre à
la tribune pour un petit bout de récit que M. le Maître avait fait exprès
pour moi, le bon dîner qui nous attendait ensuite, le bon appétit qu'on y
portait; ce concours d'objets vivement retracé m'a cent fois charmé dans ma
mémoire, autant et plus que dans la réalité. J'ai gardé toujours une
affection tendre pour un certain air du Conditor alme siderum qui marche par
ïambes, parce qu'un dimanche de l'Avent j'entendis de mon lit chanter cette
hymne avant le jour sur le perron de la cathédrale, selon un rite de cette
église-là. Mademoiselle Merceret, femme de chambre de maman, savait un peu
de musique: je n'oublierai jamais un petit motet Afferte que M. le Maître me
fit chanter avec elle, et que sa maîtresse écoutait avec tant de plaisir.
Enfin tout, jusqu'à la bonne servante Perrine, qui était si bonne fille et
que les enfants de choeur faisaient tant endêver, tout, dans les souvenirs
de ces temps de bonheur et d'innocence, revient souvent me ravir et
m'attrister.
 
Je vivais à Annecy depuis près d'un an sans le moindre reproche; tout
le monde était content de moi. Depuis mon départ de Turin je n'avais point
fait de sottise, et je n'en fis point tant que je fus sous les yeux de
maman. Elle me conduisait, et me conduisait toujours bien: mon attachement
pour elle était devenu ma seule passion; et ce qui prouve que ce n'était pas
une passion folle, c'est que mon coeur formait ma raison. Il est vrai qu'un
seul sentiment, absorbant pour ainsi dire toutes mes facultés, me mettait
hors d'état de rien apprendre, pas même la musique, bien que j'y fisse tous
mes efforts. Mais il n'y avait point de ma faute; la bonne volonté y était
tout entière, l'assiduité y était. J'étais distrait, rêveur, je soupirais:
qu'y pouvais-je faire? Il ne manquait à mes progrès rien qui dépendît de
moi; mais pour que je fisse de nouvelles folies il ne fallait qu'un sujet
qui vînt me les inspirer. Ce sujet se présenta; le hasard arrangea les
choses, et, comme on verra dans la suite, ma mauvaise tête en tira parti.
 
Un soir du mois de février qu'il faisait bien froid, comme nous étions
tous autour du feu, nous entendîmes frapper à la porte de la rue. Perrine
prend sa lanterne, descend, ouvre: un jeune homme entre avec elle, monte, se
présente d'un air aisé, et fait à M. le Maître un compliment court et bien
tourné, se donnant pour un musicien français que le mauvais état de ses
finances forçait de vicarier pour passer son chemin. A ce mot de musicien
français, le coeur tressaillit au bon le Maître: il aimait passionnément son
pays et son art. Il accueillit le jeune passager, lui offrit le gîte dont il
paraissait avoir grand besoin, et qu'il accepta sans beaucoup de façons. Je
l'examinai tandis qu'il se chauffait et qu'il jasait en attendant le souper.
Il était court de stature, mais large de carrure; il avait je ne sais quoi
de contrefait dans sa taille, sans aucune difformité particulière; c'était
pour ainsi dire un bossu à épaules plates, mais je crois qu'il boitait un
peu; il avait un habit noir plutôt usé que vieux, et qui tombait par pièces,
une chemise très fine et très sale, de belles manchettes d'effilé, des
guêtres dans lesquelles il aurait mis les deux jambes, et, pour se garantir
de la neige, un petit chapeau à porter sous le bras. Dans ce comique
équipage il y avait pourtant quelque chose de noble que son maintien ne
démentait pas; sa physionomie avait de la finesse et de l'agrément; il
parlait facilement et bien, mais très peu modestement. Tout marquait en lui
un jeune débauché qui avait eu de l'éducation, et qui n'allait pas gueusant
comme un gueux, mais comme un fou. Il nous dit qu'il s'appelait Venture de
Villeneuve, qu'il venait de Paris, qu'il s'était égaré dans sa route; et,
oubliant un peu son rôle de musicien, il ajouta qu'il allait à Grenoble voir
un parent qu'il avait dans le parlement.
 
Pendant le souper on parla de musique, et il en parla bien. Il
connaissait tous les grands virtuoses, tous les ouvrages célèbres, tous les
acteurs, toutes les actrices, toutes les jolies femmes, tous les grands
seigneurs. Sur tout ce qu'on disait il paraissait au fait; mais à peine un
sujet était-il entamé, qu'il brouillait l'entretien par quelque
polissonnerie qui faisait rire, et oublier ce que l'on avait dit. C'était un
samedi; il y avait le lendemain musique à la cathédrale. M. le Maître lui
propose d'y chanter; très volontiers; lui demande quelle est sa partie; la
haute-contre; et il parle d'autre chose. Avant d'aller à l'église on lui
offrit sa partie à prévoir; il n'y jeta pas les yeux. Cette gasconnade
surprit le Maître: Vous verrez, me dit-il à l'oreille, qu'il ne sait pas une
note de musique. J'en ai grand'peur, lui répondis-je. Je les suivis très
inquiet. Quand on commença, le coeur me battit d'une terrible force, car je
m'intéressais beaucoup à lui.
 
J'eus bientôt de quoi me rassurer. Il chanta ses deux récits avec toute
la justesse et tout le goût imaginables, et, qui plus est, avec une très
jolie voix. Je n'ai guère eu de plus agréable surprise. Après la messe, M.
Venture reçut des compliments à perte de vue des chanoines et des musiciens,
auxquels il répondait en polissonnant, mais toujours avec beaucoup de grâce.
M. le Maître l'embrassa de bon coeur; j'en fis autant: il vit que j'étais
bien aise, et cela parut lui faire plaisir.
 
On conviendra, je m'assure, qu'après m'être engoué de M. Bâcle, qui
tout compté n'était qu'un manant, je pouvais m'engouer de M. Venture, qui
avait de l'éducation, des talents, de l'esprit, de l'usage du monde, et qui
pouvait passer pour un aimable débauché. C'est aussi ce qui m'arriva, et ce
qui serait arrivé, je pense, à tout autre jeune homme à ma place, d'autant
plus facilement encore qu'il aurait eu un meilleur tact pour sentir le
mérite, et un meilleur goût pour s'y attacher: car Venture en avait sans
contredit, et il en avait surtout un bien rare à son âge, celui de n'être
point pressé de montrer son acquis. Il est vrai qu'il se vantait de beaucoup
de choses qu'il ne savait point; mais pour celles qu'il savait, et qui
étaient en assez grand nombre, il n'en disait rien: il attendait l'occasion
de les montrer; il s'en prévalait alors sans empressement, et cela faisait
le plus grand effet. Comme il s'arrêtait après chaque chose sans parler du
reste, on ne savait plus quand il aurait tout montré. Badin, folâtre,
inépuisable, séduisant dans la conversation, souriant toujours et ne riant
jamais, il disait du ton le plus élégant les choses les plus grossières, et
les faisait passer. Les femmes même les plus modestes s'étonnaient de ce
qu'elles enduraient de lui. Elles avaient beau sentir qu'il fallait se
fâcher, elles n'en avaient pas la force. Il ne lui fallait que des filles
perdues, et je ne crois pas qu'il fût fait pour avoir de bonnes fortunes;
mais il était fait pour mettre un agrément infini dans la société des gens
qui en avaient. Il était difficile qu'avec tant de talents agréables, dans
un pays où l'on s'y connaît et où on les aime, il restât borné longtemps à
la sphère des musiciens.
 
Mon goût pour M. Venture, plus raisonnable dans sa cause, fut aussi
moins extravagant dans ses effets, quoique plus vif et plus durable que
celui que j'avais pris pour M. Bâcle. J'aimais à le voir, à l'entendre; tout
ce qu'il faisait me paraissait charmant, tout ce qu'il disait me semblait
des oracles: mais mon engouement n'allait pas jusqu'à ne pouvoir me séparer
de lui. J'avais à mon voisinage un bon préservatif contre cet excès.
D'ailleurs, trouvant ses maximes très bonnes pour lui, je sentais qu'elles
n'étaient pas à mon usage; il me fallait une autre sorte de volupté, dont il
n'avait pas l'idée, et dont je n'osais même lui parler, bien sûr qu'il se
serait moqué de moi. Cependant j'aurais voulu allier cet attachement avec
celui qui me dominait. J'en parlais à maman avec transport; le Maître lui en
parlait avec éloges. Elle consentit qu'on le lui amenât. Mais cette entrevue
ne réussit point du tout: il la trouva précieuse, elle le trouva libertin;
et, s'alarmant pour moi d'une aussi mauvaise connaissance, non seulement
elle me défendit de le lui ramener, mais elle me peignit si fortement les
dangers que je courais avec ce jeune homme, que je devins un peu plus
circonspect à m'y livrer; et, très heureusement pour mes moeurs et pour ma
tête, nous fûmes bientôt séparés.
 
M. le Maître avait les goûts de son art; il aimait le vin. A table
cependant il était sobre, mais en travaillant dans son cabinet il fallait
qu'il bût. Sa servante le savait si bien, que, sitôt qu'il préparait son
papier pour composer et qu'il prenait son violoncelle, son pot et son verre
arrivaient l'instant d'après, et le pot se renouvelait de temps à autre.
Sans jamais être absolument ivre, il était toujours pris de vin; et en
vérité c'était dommage, car c'était un garçon essentiellement bon, et si gai
que maman ne l'appelait que petit chat. Malheureusement il aimait son
talent, travaillait beaucoup et buvait de même. Cela prit sur sa santé et
enfin sur son humeur: il était quelquefois ombrageux et facile à offenser.
Incapable de grossièreté, incapable de manquer à qui que ce fût, il n'a
jamais dit une mauvaise parole, même à un de ses enfants de choeur; mais il
ne fallait pas non plus lui manquer, et cela était juste. Le mal était
qu'ayant peu d'esprit, il ne discernait pas les tons et les caractères, et
prenait souvent la mouche sur rien.
 
L'ancien chapitre de Genève, où jadis tant de princes et d'évêques se
faisaient un honneur d'entrer, a perdu dans son exil son ancienne splendeur,
mais il a conservé sa fierté. Pour pouvoir y être admis, il faut toujours
être gentilhomme ou docteur de Sorbonne; et s'il est un orgueil pardonnable
après celui qui se tire du mérite personnel, c'est celui qui se tire de la
naissance. D'ailleurs tous les prêtres qui ont des laïques à leurs gages les
traitent d'ordinaire avec assez de hauteur. C'est ainsi que les chanoines
traitaient souvent le pauvre le Maître. Le chantre surtout, appelé M. l'abbé
de Vidonne, qui du reste était un très galant homme, mais trop plein de sa
noblesse, n'avait pas toujours pour lui les égards que méritaient ses
talents; et l'autre n'endurait pas volontiers ces dédains. Cette année ils
eurent durant la semaine sainte un démêlé plus vif qu'à l'ordinaire dans un
dîner de règle que l'évêque donnait aux chanoines, et où le Maître était
toujours invité. Le chantre lui fit quelque passe-droit, et lui dit quelque
parole dure que celui-ci ne put digérer. Il prit sur-le-champ la résolution
de s'enfuir la nuit suivante; et rien ne put l'en faire démordre, quoique
madame de Warens, à qui il alla faire ses adieux, n'épargnât rien pour
l'apaiser. Il ne put renoncer au plaisir de se venger de ses tyrans en les
laissant dans l'embarras aux fêtes de Pâques, temps où l'on avait le plus
grand besoin de lui. Mais ce qui l'embarrassait lui-même était sa musique
qu'il voulait emporter, ce qui n'était pas facile: elle formait une caisse
assez grosse et fort lourde, qui ne s'emportait pas sous le bras.
 
Maman fit ce que j'aurais fait et ce que je ferais encore à sa place.
Après bien des efforts inutiles pour le retenir, le voyant résolu de partir
comme que ce fût, elle prit le parti de l'aider en tout ce qui dépendait
d'elle. J'ose dire qu'elle le devait. Le Maître s'était consacré, pour ainsi
dire, à son service. Soit en ce qui tenait à son art, soit en ce qui tenait
à ses soins, il était entièrement à ses ordres; et le coeur avec lequel il
les suivait donnait à sa complaisance un nouveau prix. Elle ne faisait donc
que rendre à un ami, dans une occasion essentielle, ce qu'il faisait pour
elle en détail depuis trois ou quatre ans: mais elle avait une âme qui, pour
remplir de pareils devoirs, n'avait pas besoin de songer que c'en étaient
pour elle. Elle me fit venir, m'ordonna de suivre M. le Maître, au moins
jusqu'à Lyon, et de m'attacher à lui aussi longtemps qu'il aurait besoin de
moi. Elle m'a depuis avoué que le désir de m'éloigner de Venture était entré
pour beaucoup dans cet arrangement. Elle consulta Claude Anet, son fidèle
domestique, pour le transport de la caisse. Il fut d'avis qu'au lieu de
prendre à Annecy une bête de somme, qui nous ferait infailliblement
découvrir, il fallait, quand il serait nuit, porter la caisse à bras jusqu'à
une certaine distance, et louer ensuite un âne dans un village pour la
transporter jusqu'à Seyssel, où, étant sur terres de France, nous n'aurions
plus rien à risquer. Cet avis fut suivi: nous partîmes le même soir à sept
heures; et maman, sous prétexte de payer ma dépense, grossit la petite
bourse du pauvre petit chat d'un surcroît qui ne lui fut pas inutile. Claude
Anet, le jardinier et moi, portâmes la caisse comme nous pûmes jusqu'au
premier village, où un âne nous relaya; et la même nuit nous nous rendîmes à
Seyssel.
 
Je crois avoir déjà remarqué qu'il y a des temps où je suis si peu
semblable à moi-même, qu'on me prendrait pour un autre homme de caractère
tout opposé. On en va voir un exemple. M. Reydelet, curé de Seyssel, était
chanoine de Saint-Pierre, par conséquent de la connaissance de M. le Maître,
et l'un des hommes dont il devait le plus se cacher. Mon avis fut au
contraire d'aller nous présenter à lui, et lui demander gîte sous quelque
prétexte, comme si nous étions là du consentement du chapitre. Le Maître
goûta cette idée qui rendait sa vengeance moqueuse et plaisante. Nous
allâmes donc effrontément chez M. Reydelet, qui nous reçut très bien. Le
Maître lui dit qu'il allait à Bellay, à la prière de l'évêque, diriger sa
musique aux fêtes de Pâques, qu'il comptait repasser dans peu de jours; et
moi, à l'appui de ce mensonge, j'en enfilai cent autres si naturels, que M.
Reydelet, me trouvant joli garçon, me prit en amitié et me fit mille
caresses. Nous fûmes bien régalés, bien couchés. M. Reydelet ne savait
quelle chère nous faire; et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde,
avec promesse de nous arrêter plus longtemps au retour. A peine pûmes-nous
attendre que nous fussions seuls pour commencer nos éclats de rire; et
j'avoue qu'ils me reprennent encore en y pensant; car on ne saurait imaginer
une espièglerie mieux soutenue ni plus heureuse. Elle nous eût égayés durant
toute la route, si M. le Maître, qui ne cessait de boire et de battre la
campagne, n'eût été attaqué deux ou trois fois d'une atteinte à laquelle il
devenait très sujet, et qui ressemblait fort à l'épilepsie. Cela me jeta
dans des embarras qui m'effrayèrent, et dont je pensai bientôt à me tirer
comme je pourrais.
 
Nous allâmes à Bellay passer les fêtes de Pâques, comme nous l'avions
dit à M. Reydelet; et, quoique nous n'y fussions point attendus, nous fûmes
reçus du maître de musique et accueillis de tout le monde avec grand
plaisir. M. le Maître avait de la considération dans son art, et la
méritait. Le maître de musique de Bellay se fit honneur de ses meilleurs
ouvrages, et tâcha d'obtenir l'approbation d'un si bon juge; car outre que
le Maître était connaisseur, il était équitable, point jaloux et point
flagorneur. Il était si supérieur à tous ces maîtres de musique de province,
et ils le sentaient si bien eux-mêmes, qu'ils le regardaient moins comme
leur confrère que comme leur chef.
 
Après avoir passé très agréablement quatre ou cinq jours à Bellay, nous
en repartîmes, et continuâmes notre route sans aucun accident que ceux dont
je viens de parler. Arrivés à Lyon, nous fûmes loger à Notre-Dame de Pitié;
et, en attendant la caisse, qu'à la faveur d'un autre mensonge nous avions
embarquée sur le Rhône par les soins de notre bon patron M. Reydelet, M. le
Maître alla voir ses connaissances, entre autres le P. Caton, cordelier,
dont il sera parlé dans la suite, et l'abbé Dortan, comte de Lyon. L'un et
l'autre le reçurent bien; mais ils le trahirent, comme on verra tout à
l'heure; son bonheur s'était épuisé chez M. Reydelet.
 
Deux jours après notre arrivée à Lyon, comme nous passions dans une
petite rue non loin de notre auberge, le Maître fut surpris d'une de ses
atteintes, et celle-là fut si violente que j'en fus saisi d'effroi. Je fis
des cris, appelai du secours, nommai son auberge, et suppliai qu'on l'y fît
porter; puis, tandis qu'on s'assemblait et s'empressait autour d'un homme
tombé sans sentiment et écumant au milieu de la rue, il fut délaissé du seul
ami sur lequel il eût dû compter. Je pris l'instant où personne ne songeait
à moi; je tournai le coin de la rue, et je disparus. Grâce au ciel, j'ai
fini ce troisième aveu pénible. S'il m'en restait beaucoup de pareils à
faire, j'abandonnerais le travail que j'ai commencé.
 
De tout ce que j'ai dit jusqu'à présent, il en est resté quelques
traces dans les lieux où j'ai vécu; mais ce que j'ai à dire dans le livre
suivant est presque entièrement ignoré. Ce sont les plus grandes
extravagances de ma vie, et il est heureux qu'elles n'aient pas plus mal
fini. Mais ma tête, montée au ton d'un instrument étranger, était hors de
son diapason: elle y revint d'elle-même; et alors je cessai mes folies, ou
du moins j'en fis de plus accordantes à mon naturel. Cette époque de ma
jeunesse est celle dont j'ai l'idée la plus confuse. Rien presque ne s'y est
passé d'assez intéressant à mon coeur pour m'en retracer vivement le
souvenir; et il est difficile que dans tant d'allées et venues, dans tant de
déplacements successifs, je ne fasse pas quelques transpositions de temps ou
de lieu. J'écris absolument de mémoire, sans monuments, sans matériaux qui
puissent me la rappeler. Il y a des événements de ma vie qui me sont aussi
présents que s'ils venaient d'arriver; mais il y a des lacunes et des vides
que je ne peux remplir qu'à l'aide de récits aussi confus que le souvenir
qui m'en est resté. J'ai donc pu faire des erreurs quelquefois, et j'en
pourrai faire encore sur des bagatelles, jusqu'au temps où j'ai de moi des
renseignements plus sûrs; mais en ce qui importe vraiment au sujet, je suis
assuré d'être exact et fidèle, comme je tâcherai toujours de l'être en tout:
voilà sur quoi l'on peut compter.
 
Sitôt que j'eus quitté M. le Maître, ma résolution fut prise, et je
repartis pour Annecy. La cause et le mystère de notre départ m'avaient donné
un grand intérêt pour la sûreté de notre retraite; et cet intérêt,
m'occupant tout entier, avait fait diversion durant quelques jours à celui
qui me rappelait en arrière: mais dès que la sécurité me laissa plus
tranquille, le sentiment dominant reprit sa place. Rien ne me flattait, rien
ne me tentait, je n'avais de désir que pour retourner auprès de maman. La
tendresse et la vérité de mon attachement pour elle avait déraciné de mon
coeur tous les projets imaginaires, toutes les folies de l'ambition. Je ne
voyais plus d'autre bonheur que celui de vivre auprès d'elle, et je ne
faisais pas un pas sans sentir que je m'éloignais de ce bonheur. J'y revins
donc aussitôt que cela me fut possible. Mon retour fut si prompt et mon
esprit si distrait, que, quoique je me rappelle avec tant de plaisir tous
mes autres voyages, je n'ai pas le moindre souvenir de celui-là. Je ne m'en
rappelle rien du tout, sinon mon départ de Lyon et mon arrivée à Annecy.
Qu'on juge surtout si cette dernière époque a dû sortir de ma mémoire! En
arrivant je ne trouvai plus madame de Warens; elle était partie pour Paris.
 
Je n'ai jamais bien su le secret de ce voyage. Elle me l'aurait dit,
j'en suis très sûr, si je l'en avais pressée; mais jamais homme ne fut moins
curieux que moi du secret de ses amis: mon coeur, uniquement occupé du
présent, en remplit toute sa capacité, tout son espace, et, hors les
plaisirs passés, qui font désormais mes uniques jouissances, il n'y reste
pas un coin de vide pour ce qui n'est plus. Tout ce que j'ai cru entrevoir
dans le peu qu'elle m'en a dit est que, dans la révolution causée à Turin
par l'abdication du roi de Sardaigne, elle craignit d'être oubliée, et
voulut, à la faveur des intrigues de M. d'Aubonne, chercher le même avantage
à la cour de France, où elle m'a souvent dit qu'elle l'eût préféré, parce
que la multitude des grandes affaires fait qu'on n'y est pas si
désagréablement surveillé. Si cela est, il est bien étonnant qu'à son retour
on ne lui ait pas fait plus mauvais visage, et qu'elle ait toujours joui de
sa pension sans aucune interruption. Bien des gens ont cru qu'elle avait été
chargée de quelque commission secrète, soit de la part de l'évêque, qui
avait alors des affaires à la cour de France, où il fut lui-même obligé
d'aller, soit de la part de quelqu'un plus puissant encore, qui sut lui
ménager un heureux retour. Ce qu'il y a de sûr, si cela est, est que
l'ambassadrice n'était pas mal choisie, et que, jeune et belle encore, elle
avait tous les talents nécessaires pour se bien tirer d'une négociation.
 
 
 
== LIVRE QUATRIÈME ==
 
1731 - 1732
 
J'arrive et je ne la trouve plus. Qu'on juge de ma surprise et de ma
douleur! C'est alors que le regret d'avoir lâchement abandonné M. le Maître
commença de se faire sentir. Il fut plus vif encore quand j'appris le
malheur qui lui était arrivé. Sa caisse de musique, qui contenait toute sa
fortune, cette précieuse caisse, sauvée avec tant de fatigue, avait été
saisie en arrivant à Lyon, par les soins du comte Dortan, à qui le chapitre
avait fait écrire pour le prévenir de cet enlèvement furtif. Le Maître avait
en vain réclamé son bien, son gagne-pain, le travail de toute sa vie. La
propriété de cette caisse était tout au moins sujette à litige: il n'y en
eut point. L'affaire fut décidée à l'instant même par la loi du plus fort,
et le pauvre le Maître perdit ainsi le fruit de ses talents, l'ouvrage de sa
jeunesse, et la ressource de ses vieux jours.
 
Il ne manqua rien au coup que je reçus pour le rendre accablant. Mais
j'étais dans un âge où les grands chagrins ont peu de prise, et je me
forgeai bientôt des consolations. Je comptais avoir dans peu des nouvelles
de madame de Warens, quoique je ne susse pas son adresse et qu'elle ignorât
que j'étais de retour: et quant à ma désertion, tout bien compté, je ne la
trouvais pas si coupable. J'avais été utile à M. le Maître dans sa retraite;
c'était le seul service qui dépendît de moi. Si j'avais resté avec lui en
France, je ne l'aurais pas guéri de son mal, je n'aurais pas sauvé sa
caisse, je n'aurais fait que doubler sa dépense sans lui pouvoir être bon à
rien. Voilà comment alors je voyais la chose: je la vois autrement
aujourd'hui. Ce n'est pas quand une vilaine action vient d'être faite
qu'elle nous tourmente, c'est quand longtemps après on se la rappelle; car
le souvenir ne s'en éteint point.
 
Le seul parti que j'avais à prendre pour avoir des nouvelles de maman
était d'en attendre; car où l'aller chercher à Paris, et avec quoi faire le
voyage? Il n'y avait point de lieu plus sûr qu'Annecy pour savoir tôt ou
tard où elle était. J'y restai donc: mais je me conduisis assez mal. Je
n'allai point voir l'évêque qui m'avait protégé et qui me pouvait protéger
encore: je n'avais plus ma patronne auprès de lui, et je craignais les
réprimandes sur notre évasion. J'allai moins encore au séminaire: M. Gros
n'y était plus. Je ne vis personne de ma connaissance: j'aurais pourtant
bien voulu aller voir madame l'intendante, mais je n'osai jamais. Je fis
plus mal que tout cela: je retrouvai M. Venture, auquel, malgré mon
enthousiasme, je n'avais pas même pensé depuis mon départ. Je le trouvai
brillant et fêté dans tout Annecy; les dames se l'arrachaient. Ce succès
acheva de me tourner la tête; je ne vis plus rien que M. Venture, et il me
fit presque oublier madame de Warens. Pour profiter de ses leçons plus à mon
aise, je lui proposai de partager avec moi son gîte; il y consentit. Il
était logé chez un cordonnier, plaisant et bouffon personnage, qui dans son
patois n'appelait pas sa femme autrement que salopière, nom qu'elle méritait
assez. Il avait avec elle des prises que Venture avait soin de faire durer
en paraissant vouloir faire le contraire. Il leur disait d'un ton froid, et
dans son accent provençal, des mots qui faisaient le plus grand effet;
c'étaient des scènes à pâmer de rire. Les matinées se passaient ainsi sans
qu'on y songeât: à deux ou trois heures nous mangions un morceau; Venture
s'en allait dans ses sociétés, où il soupait; et moi j'allais me promener
seul, méditant sur son grand mérite, admirant, convoitant ses rares talents,
et maudissant ma malheureuse étoile qui ne m'appelait point à cette heureuse
vie. Eh! que je m'y connaissais mal! la mienne eût été cent fois plus
charmante, si j'avais été moins bête, et si j'en avais su mieux jouir.
 
Madame de Warens n'avait emmené qu'Anet avec elle; elle avait laissé
Merceret, sa femme de chambre dont j'ai parlé: je la trouvai occupant encore
l'appartement de sa maîtresse. Mademoiselle Merceret était une fille un peu
plus âgée que moi, non pas jolie, mais assez agréable; une bonne
Fribourgeoise sans malice, et à qui je n'ai connu d'autre défaut que d'être
quelquefois un peu mutine avec sa maîtresse. Je l'allais voir assez souvent:
c'était une ancienne connaissance, et sa vue m'en rappelait une plus chère,
qui me la faisait aimer. Elle avait plusieurs amies, entre autres une
mademoiselle Giraud, Genevoise, qui, pour mes péchés, s'avisa de prendre du
goût pour moi. Elle pressait toujours Merceret de m'amener chez elle: je m'y
laissais mener, parce que j'aimais assez Merceret, et qu'il y avait là
d'autres jeunes personnes que je voyais volontiers. Pour mademoiselle
Giraud, qui me faisait toutes sortes d'agaceries, on ne peut rien ajouter à
l'aversion que j'avais pour elle. Quand elle approchait de mon visage son
museau sec et noir barbouillé de tabac d'Espagne, j'avais peine à m'abstenir
d'y cracher. Mais je prenais patience: à cela près, je me plaisais fort au
milieu de toutes ces filles; et, soit pour faire leur cour à mademoiselle
Giraud, soit pour moi-même, toutes me fêtaient à l'envi. Je ne voyais à tout
cela que de l'amitié. J'ai pensé depuis qu'il n'eût tenu qu'à moi d'y voir
davantage: mais je ne m'en avisais pas, je n'y pensais pas.
 
D'ailleurs des couturières, des filles de chambre, de petites
marchandes ne me tentaient guère: il me fallait des demoiselles. Chacun a
ses fantaisies, ç'a toujours été la mienne, et je ne pense pas comme Horace
sur ce point-là. Ce n'est pourtant pas du tout la vanité de l'état et du
rang qui m'attire; c'est un teint mieux conservé, de plus belles mains, une
parure plus gracieuse, un air de délicatesse et de propreté sur toute la
personne, plus de goût dans la manière de se mettre et de s'exprimer, une
robe plus fine et mieux faite, une chaussure plus mignonne, des rubans, de
la dentelle, des cheveux mieux ajustés. Je préférerais toujours la moins
jolie ayant plus de tout cela. Je trouve moi-même cette préférence très
ridicule; mais mon coeur la donne malgré moi.
 
Hé bien, cet avantage se présentait encore, et il ne tint encore qu'à
moi d'en profiter. Que j'aime à tomber de temps en temps sur les moments
agréables de ma jeunesse! Ils m'étaient si doux; ils ont été si courts, si
rares, et je les ai goûtés à si bon marché! Ah! leur seul souvenir rend
encore à mon coeur une volupté pure, dont j'ai besoin pour animer mon
courage et soutenir les ennuis du reste de mes ans.
 
L'aurore un matin me parut si belle, que m'étant habillé précipitamment
je me hâtai de gagner la campagne pour voir lever le soleil. Je goûtai ce
plaisir dans tout son charme; c'était la semaine après la Saint-Jean. La
terre, dans sa plus grande parure, était couverte d'herbe et de fleurs; les
rossignols, presque à la fin de leur ramage, semblaient se plaire à le
renforcer; tous les oiseaux, faisant en concert leurs adieux au printemps,
chantaient la naissance d'un beau jour d'été, d'un de ces jours qu'on ne
voit plus à mon âge, et qu'on n'a jamais vus dans le triste sol que j'habite
aujourd'hui.
 
Je m'étais insensiblement éloigné de la ville, la chaleur augmentait,
et je me promenais sous des ombrages dans un vallon le long d'un ruisseau.
J'entends derrière moi des pas de chevaux et des voix de filles, qui
semblaient embarrassées, mais qui n'en riaient pas de moins bon coeur. Je me
retourne; on m'appelle par mon nom; j'approche, je trouve deux jeunes
personnes de ma connaissance, mademoiselle de Graffenried et mademoiselle
Galley, qui, n'étant pas d'excellentes cavalières, ne savaient comment
forcer leurs chevaux à passer le ruisseau. Mademoiselle de Graffenried était
une jeune Bernoise fort aimable, qui, par quelque folie de son âge ayant été
jetée hors de son pays, avait imité madame de Warens, chez qui je l'avais
vue quelquefois; mais n'ayant pas eu une pension comme elle, elle avait été
trop heureuse de s'attacher à mademoiselle Galley, qui, l'ayant prise en
amitié, avait engagé sa mère à la lui donner pour compagne jusqu'à ce qu'on
la pût placer de quelque façon. Mademoiselle Galley, d'un an plus jeune
qu'elle, était encore plus jolie; elle avait je ne sais quoi de plus
délicat, de plus fin; elle était en même temps très mignonne et très formée,
ce qui est pour une fille le plus beau moment. Toutes deux s'aimaient
tendrement, et leur bon caractère à l'une et à l'autre ne pouvait
qu'entretenir longtemps cette union, si quelque amant ne venait pas la
déranger. Elles me dirent qu'elles allaient à Toune, vieux château
appartenant à madame Galley; elles implorèrent mon secours pour faire passer
leurs chevaux, n'en pouvant venir à bout elles seules. Je voulus fouetter
les chevaux; mais elles craignaient pour moi les ruades et pour elles les
haut-le-corps. J'eus recours à un autre expédient; je pris par la bride le
cheval de mademoiselle Galley, puis, le tirant après moi, je traversai le
ruisseau ayant de l'eau jusqu'à mi-jambes, et l'autre cheval suivit sans
difficulté. Cela fait, je voulus saluer ces demoiselles et m'en aller comme
un benêt: elles se dirent quelques mots tout bas; et mademoiselle de
Graffenried s'adressant à moi: Non pas, non pas, me dit-elle, on ne nous
échappe pas comme cela. Vous vous êtes mouillé pour notre service, et nous
devons en conscience avoir soin de vous sécher: il faut, s'il vous plaît,
venir avec nous, nous vous arrêtons prisonnier. Le coeur me battait; je
regardais mademoiselle Galley. Oui, oui, ajouta-t-elle en riant de ma mine
effarée, prisonnier de guerre; montez en croupe derrière elle, nous voulons
rendre compte de vous. Mais, mademoiselle, je n'ai point l'honneur d'être
connu de madame votre mère; que dira-t-elle en me voyant arriver? Sa mère,
reprit mademoiselle de Graffenried, n'est pas à Toune, nous sommes seules:
nous revenons ce soir, et vous reviendrez avec nous.
 
L'effet de l'électricité n'est pas plus prompt que celui que ces mots
firent sur moi. En m'élançant sur le cheval de mademoiselle de Graffenried,
je tremblais de joie; et quand il fallut l'embrasser pour me tenir, le coeur
me battait si fort qu'elle s'en aperçut: elle me dit que le sien lui battait
aussi, par la frayeur de tomber; c'était presque, dans ma posture, une
invitation de vérifier la chose: je n'osai jamais; et durant tout le trajet
mes deux bras lui servirent de ceinture, très serrée à la vérité, mais sans
se déplacer un moment. Telle femme qui lira ceci me souffletterait
volontiers, et n'aurait pas tort.
 
La gaieté du voyage et le babil de ces filles aiguisèrent tellement le
mien, que jusqu'au soir, et tant que nous fûmes ensemble, nous ne déparlâmes
pas un moment. Elles m'avaient mis si bien à mon aise, que ma langue parlait
autant que mes yeux, quoiqu'elle ne dit pas les mêmes choses. Quelques
instants seulement, quand je me trouvais tête à tête avec l'une ou l'autre,
l'entretien s'embarrassait un peu; mais l'absente revenait bien vite, et ne
nous laissait pas le temps d'éclaircir cet embarras.
 
Arrivés à Toune, et moi bien séché, nous déjeunâmes. Ensuite il fallut
procéder à l'importante affaire de préparer le dîner. Les deux demoiselles,
tout en cuisinant, baisaient de temps en temps les enfants de la grangère;
et le pauvre marmiton regardait faire en rongeant son frein. On avait envoyé
des provisions de la ville, et il y avait de quoi faire un très bon dîner,
surtout en friandises: mais malheureusement on avait oublié du vin. Cet
oubli n'était pas étonnant pour des filles qui n'en buvaient guère; mais
j'en fus fâché, car j'avais un peu compté sur ce secours pour m'enhardir.
Elles en furent fâchées aussi, par la même raison peut-être; mais je n'en
crois rien. Leur gaieté vive et charmante était l'innocence même; et
d'ailleurs qu'eussent-elles fait de moi entre elles deux? Elles envoyèrent
chercher du vin partout aux environs: on n'en trouva point, tant les paysans
de ce canton sont sobres et pauvres. Comme elles m'en marquaient leur
chagrin, je leur dis de n'en pas être si fort en peine, et qu'elles
n'avaient pas besoin de vin pour m'enivrer. Ce fut la seule galanterie que
j'osai leur dire de la journée; mais je crois que les friponnes voyaient de
reste que cette galanterie était une vérité.
 
Nous dînâmes dans la cuisine de la grangère, les deux amies assises sur
des bancs aux deux côtés de la longue table, et leur hôte entre elles deux
sur une escabelle à trois pieds. Quel dîner! quel souvenir plein de charmes!
Comment, pouvant à si peu de frais goûter des plaisirs si purs et si vrais,
vouloir en rechercher d'autres? Jamais souper des petites maisons de Paris
n'approcha de ce repas, je ne dis pas seulement pour la gaieté, pour la
douce joie, mais je dis pour la sensualité.
 
Après le dîner nous fîmes une économie: au lieu de prendre le café qui
nous restait du déjeuner, nous le gardâmes pour le goûter avec de la crème
et des gâteaux qu'elles avaient apportés; et pour tenir notre appétit en
haleine, nous allâmes dans le verger achever notre dessert avec des cerises.
Je montai sur l'arbre, et je leur en jetais des bouquets dont elles me
rendaient les noyaux à travers les branches. Une fois mademoiselle Galley,
avançant son tablier et reculant la tête, se présentait si bien et je visai
si juste, que je lui fis tomber un bouquet dans le sein; et de rire. Je me
disais en moi-même: Que mes lèvres ne sont-elles des cerises! comme je les
leur jetterais ainsi de bon coeur!
 
La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus grande
liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas un seul mot équivoque,
pas une seule plaisanterie hasardée: et cette décence nous ne nous
l'imposions point du tout, elle venait toute seule, nous prenions le ton que
nous donnaient nos coeurs. Enfin ma modestie (d'autres diront ma sottise)
fut telle, que la plus grande privauté qui m'échappa fut de baiser une seule
fois la main de mademoiselle Galley. Il est vrai que la circonstance donnait
du prix à cette légère faveur. Nous étions seuls, je respirais avec
embarras, elle avait les yeux baissés: ma bouche, au lieu de trouver des
paroles, s'avisa de se coller sur sa main, qu'elle retira doucement après
qu'elle fut baisée, en me regardant d'un air qui n'était point irrité. Je ne
sais ce que j'aurais pu lui dire: son amie entra, et me parut laide en ce
moment.
 
Enfin elles se souvinrent qu'il ne fallait pas attendre la nuit pour
rentrer en ville. Il ne nous restait que le temps qu'il fallait pour y
arriver de jour, et nous nous hâtâmes de partir en nous distribuant comme
nous étions venus. Si j'avais osé, j'aurais transposé cet ordre; car le
regard de mademoiselle Galley m'avait vivement ému le coeur; mais je n'osai
rien dire, et ce n'était pas à elle de le proposer. En marchant nous disions
que la journée avait tort de finir; mais, loin de nous plaindre qu'elle eût
été courte, nous trouvâmes que nous avions eu le secret de la faire longue
par tous les amusements dont nous avions su la remplir.
 
Je les quittai à peu près au même endroit où elles m'avaient pris. Avec
quel regret nous nous séparâmes! avec quel plaisir nous projetâmes de nous
revoir! Douze heures passées ensemble nous valaient des siècles de
familiarité. Le doux souvenir de cette journée ne coûtait rien à ces
aimables filles; la tendre union qui régnait entre nous trois valait des
plaisirs plus vifs, et n'eût pu subsister avec eux: nous nous aimions sans
mystère et sans honte, et nous voulions nous aimer toujours ainsi.
L'innocence des moeurs a sa volupté, qui vaut bien l'autre, parce qu'elle
n'a point d'intervalle et qu'elle agit continuellement. Pour moi, je sais
que la mémoire d'un si beau jour me touche plus, me charme plus, me revient
plus au coeur que celle d'aucuns plaisirs que j'aie goûtés en ma vie. Je ne
savais pas trop ce que je voulais à ces deux charmantes personnes, mais
elles m'intéressaient beaucoup toutes deux. Je ne dis pas que, si j'eusse
été le maître de mes arrangements, mon coeur se serait partagé; j'y sentais
un peu de préférence. J'aurais fait mon bonheur d'avoir pour maîtresse
mademoiselle de Graffenried; mais à choix, je crois que je l'aurais mieux
aimée pour confidente. Quoi qu'il en soit, il me semblait en les quittant
que je ne pouvais plus vivre sans l'une et sans l'autre. Qui m'eût dit que
je ne les reverrais de ma vie, et que là finiraient nos éphémères amours?
 
Ceux qui liront ceci ne manqueront pas de rire de mes aventures
galantes, en remarquant qu'après beaucoup de préliminaires, les plus
avancées finissent par baiser la main. O mes lecteurs, ne vous y trompez
pas. J'ai peut-être eu plus de plaisir dans mes amours en finissant par
cette main baisée, que vous n'en aurez jamais dans les vôtres en commençant
tout au moins par là.
 
Venture, qui s'était couché fort tard la veille, rentra peu de temps
après moi. Pour cette fois je ne le vis pas avec le même plaisir qu'à
l'ordinaire, et je me gardai de lui dire comment j'avais passé ma journée.
Ces demoiselles m'avaient parlé de lui avec peu d'estime, et m'avaient paru
mécontentes de me savoir en si mauvaises mains: cela lui fit tort dans mon
esprit; d'ailleurs tout ce qui me distrayait d'elles ne pouvait que m'être
désagréable. Cependant il me rappela bientôt à lui et à moi en me parlant de
ma situation. Elle était trop critique pour pouvoir durer. Quoique je
dépensasse très peu de chose, mon petit pécule achevait de s'épuiser;
j'étais sans ressource. Point de nouvelles de maman; je ne savais que
devenir, et je sentais un cruel serrement de coeur de voir l'ami de
mademoiselle Galley réduit à l'aumône.
 
Venture me dit qu'il avait parlé de moi à monsieur le juge-mage, qu'il
voulait m'y mener dîner le lendemain; que c'était un homme en état de me
rendre service par ses amis; d'ailleurs une bonne connaissance à faire, un
homme d'esprit et de lettres, d'un commerce fort agréable, qui avait des
talents et qui les aimait: puis mêlant, à son ordinaire, aux choses les plus
sérieuses la plus mince frivolité, il me fit voir un joli couplet, venu de
Paris, sur un air d'un opéra de Mouret qu'on jouait alors. Ce couplet avait
plu si fort à M. Simon (c'était le nom du juge-mage), qu'il voulait en faire
un autre en réponse sur le même air; il avait dit à Venture d'en faire aussi
un; et la folie prit à celui-ci de m'en faire faire un troisième, afin,
disait-il, qu'on vît les couplets arriver le lendemain comme les brancards
du Roman comique.
 
La nuit, ne pouvant dormir, je fis comme je pus mon couplet. Pour les
premiers vers que j'eusse faits ils étaient passables, meilleurs même, ou du
moins faits avec plus de goût qu'ils n'auraient été la veille, le sujet
roulant sur une situation fort tendre, à laquelle mon coeur était déjà tout
disposé. Je montrai le matin mon couplet à Venture, qui, le trouvant joli,
le mit dans sa poche sans me dire s'il avait fait le sien. Nous allâmes chez
M. Simon, qui nous reçut bien. La conversation fut agréable: elle ne pouvait
manquer de l'être entre deux hommes d'esprit, à qui la lecture avait
profité. Pour moi, je faisais mon rôle, j'écoutais et je me taisais. Ils ne
parlèrent de couplet ni l'un ni l'autre; je n'en parlai point non plus, et
jamais, que je sache, il n'a été question du mien.
 
M. Simon parut content de mon maintien: c'est à peu près tout ce qu'il
vit de moi dans cette entrevue. Il m'avait déjà vu plusieurs fois chez
madame de Warens, sans faire une grande attention à moi. Ainsi c'est depuis
ce dîner que je puis dater sa connaissance, qui ne me servit de rien pour
l'objet qui me l'avait fait faire, mais dont je tirai dans la suite d'autres
avantages qui me font rappeler sa mémoire avec plaisir.
 
J'aurais tort de ne pas parler de sa figure, que, sur sa qualité de
magistrat, et sur le bel esprit dont il se piquait, on n'imaginerait pas si
je n'en disais rien. M. le juge-mage Simon n'avait assurément pas deux pieds
de haut. Ses jambes, droites, menues et même assez longues, l'auraient
agrandi si elles eussent été verticales; mais elles posaient de biais comme
celles d'un compas très ouvert. Son corps était non seulement court, mais
mince, et en tout sens d'une petitesse inconcevable. Il devait paraître une
sauterelle quand il était nu. Sa tête, de grandeur naturelle, avec un visage
bien formé, l'air noble, d'assez beaux yeux, semblait une tête postiche
qu'on aurait plantée sur un moignon. Il eût pu s'exempter de faire de la
dépense en parure, car sa grande perruque seule l'habillait parfaitement de
pied en cap.
 
Il avait deux voix toutes différentes, qui s'entremêlaient sans cesse
dans sa conversation avec un contraste d'abord très plaisant, mais bientôt
très désagréable. L'une était grave et sonore; c'était, si j'ose ainsi
parler, la voix de sa tête. L'autre, claire, aiguë et perçante, était la
voix de son corps. Quand il s'écoutait beaucoup, qu'il parlait très
posément, qu'il ménageait son haleine, il pouvait parler toujours de sa
grosse voix; mais pour peu qu'il s'animât et qu'un accent plus vif vînt se
présenter, cet accent devenait comme le sifflement d'une clef, et il avait
toute la peine du monde à reprendre sa basse.
 
Avec la figure que je viens de peindre, et qui n'est point chargée, M.
Simon était galant, grand conteur de fleurettes, et poussait jusqu'à la
coquetterie le soin de son ajustement. Comme il cherchait à prendre ses
avantages, il donnait volontiers ses audiences du matin dans son lit; car
quand on voyait sur l'oreiller une belle tête, personne n'allait s'imaginer
que c'était là tout. Cela donnait lieu quelquefois à des scènes dont je suis
sûr que tout Annecy se souvient encore.
 
Un matin qu'il attendait dans ce lit, ou plutôt sur ce lit, les
plaideurs, en belle coiffe de nuit bien fine et bien blanche, ornée de deux
grosses bouffettes de ruban couleur de rose, un paysan arrive, heurte à la
porte. La servante était sortie. Monsieur le juge-mage, entendant redoubler,
crie: Entrez; et cela, comme dit un peu trop fort, partit de sa voix aiguë.
L'homme entre, il cherche d'où vient cette voix de femme; et voyant dans ce
lit une cornette, une fontange, il veut ressortir en faisant à madame de
grandes excuses. M. Simon se fâche et n'en crie que plus clair. Le paysan,
confirmé dans son idée et se croyant insulté, lui chante pouille, lui dit
qu'apparemment elle n'est qu'une coureuse, et que monsieur le juge-mage ne
donne guère bon exemple chez lui. Le juge-mage furieux, et n'ayant pour
toute arme que son pot de chambre, allait le jeter à la tête de ce pauvre
homme, quand sa gouvernante arriva.
 
Ce petit nain, si disgracié dans son corps par la nature, en avait été
dédommagé du côté de l'esprit: il l'avait naturellement agréable, et il
avait pris soin de l'orner. Quoiqu'il fût à ce qu'on disait assez bon
jurisconsulte, il n'aimait pas son métier. Il s'était jeté dans la belle
littérature, et il y avait réussi. Il en avait pris surtout cette brillante
superficie, cette fleur qui jette de l'agrément dans le commerce, même avec
les femmes. Il savait par coeur tous les petits traits des ana et autres
semblables: il avait l'art de les faire valoir, en contant avec intérêt,
avec mystère, et comme une anecdote de la veille, ce qui s'était passé il y
avait soixante ans. Il savait la musique, et chantait agréablement de sa
voix d'homme: enfin il avait beaucoup de jolis talents pour un magistrat. A
force de cajoler les dames d'Annecy, il s'était mis à la mode parmi elles:
elles l'avaient à leur suite comme un petit sapajou. Il prétendait même à de
bonnes fortunes, et cela les amusait beaucoup. Une madame d'Épagny disait
que pour lui la dernière faveur était de baiser une femme au genou.
 
Comme il connaissait les bons livres, et qu'il en parlait volontiers,
sa conversation était non seulement amusante, mais instructive. Dans la
suite, lorsque j'eus pris du goût pour l'étude, je cultivai sa connaissance,
et je m'en trouvai très bien. J'allais quelquefois le voir de Chambéri, où
j'étais alors. Il louait, animait mon émulation, et me donnait pour mes
lectures de bons avis, dont j'ai souvent fait mon profit. Malheureusement
dans ce corps si fluet logeait une âme très sensible. Quelques années après
il eut je ne sais quelle mauvaise affaire qui le chagrina, et il en mourut.
Ce fut dommage; c'était assurément un bon petit homme, dont on commençait
par rire, et qu'on finissait par aimer. Quoique sa vie ait été peu liée à la
mienne, comme j'ai reçu de lui des leçons utiles, j'ai cru pouvoir, par
reconnaissance, lui consacrer un petit souvenir.
 
Sitôt que je fus libre, je courus dans la rue de mademoiselle Galley,
me flattant de voir entrer ou sortir quelqu'un, ou du moins ouvrir quelque
fenêtre. Rien; pas un chat ne parut, et tout le temps que je fus là, la
maison demeura aussi close que si elle n'eût point été habitée. La rue était
petite et déserte, un homme s'y remarquait: de temps en temps quelqu'un
passait, entrait ou sortait au voisinage. J'étais fort embarrassé de ma
figure: il me semblait qu'on devinait pourquoi j'étais là; et cette idée me
mettait au supplice, car j'ai toujours préféré à mes plaisirs l'honneur et
le repos de celles qui m'étaient chères.
 
Enfin, las de faire l'amant espagnol, et n'ayant point de guitare, je
pris le parti d'aller écrire à mademoiselle de Graffenried. J'aurais préféré
d'écrire à son amie; mais je n'osais, et il convenait de commencer par celle
à qui je devais la connaissance de l'autre, et avec qui j'étais plus
familier. Ma lettre faite, j'allai la porter à mademoiselle Giraud, comme
j'en étais convenu avec ces demoiselles en nous séparant. Ce furent elles
qui me donnèrent cet expédient. Mademoiselle Giraud était contre-pointière,
et travaillant quelquefois chez madame Galley, elle avait l'entrée de sa
maison. La messagère ne me parut pourtant pas trop bien choisie; mais
j'avais peur, si je faisais des difficultés sur celle-là, qu'on ne m'en
proposât point d'autre. De plus, je n'osai dire qu'elle voulait travailler
pour son compte. Je me sentais humilié qu'elle osât se croire pour moi du
même sexe que ces demoiselles. Enfin j'aimais mieux cet entrepôt-là que
point, et je m'y tins à tout risque.
 
Au premier mot la Giraud me devina: cela n'était pas difficile. Quand
une lettre à porter à de jeunes filles n'aurait pas parlé d'elle-même, mon
air sot et embarrassé m'aurait seul décelé. On peut croire que cette
commission ne lui donna pas grand plaisir à faire: elle s'en chargea
toutefois, et l'exécuta fidèlement. Le lendemain matin je courus chez elle,
et j'y trouvai ma réponse. Comme je me pressai de sortir pour l'aller lire
et baiser à mon aise! Cela n'a pas besoin d'être dit; mais ce qui en a
besoin davantage, c'est le parti que prit mademoiselle Giraud, et où j'ai
trouvé plus de délicatesse et de modération que je n'en aurais attendu
d'elle. Ayant assez de bon sens pour voir qu'avec ses trente-sept ans, ses
yeux de lièvre, son nez barbouillé, sa voix aigre et sa peau noire, elle
n'avait pas beau jeu contre deux jeunes personnes pleines de grâces et dans
tout l'éclat de la beauté, elle ne voulut ni les trahir ni les servir, et
aima mieux me perdre que de me ménager pour elles.
 
Il y avait déjà quelque temps que la Merceret, n'ayant aucune nouvelle
de sa maîtresse, songeait à s'en retourner à Fribourg: elle l'y détermina
tout à fait. Elle fit plus, elle lui fit entendre qu'il serait bien que
quelqu'un la conduisît chez son père, et me proposa. La petite Merceret, à
qui je ne déplaisais pas non plus, trouva cette idée fort bonne à exécuter.
Elles m'en parlèrent dès le même jour comme d'une affaire arrangée; et comme
je ne trouvais rien qui me déplût dans cette manière de disposer de moi, j'y
consentis, regardant ce voyage comme une affaire de huit jours tout au plus.
La Giraud, qui ne pensait pas de même, arrangea tout. Il fallut bien avouer
l'état de mes finances. On y pourvut: la Merceret se chargea de me défrayer;
et, pour regagner d'un côté ce qu'elle dépensait de l'autre, à ma prière on
décida qu'elle enverrait devant son petit bagage, et que nous irions à pied
à petites journées. Ainsi fut fait.
 
Je suis fâché de faire tant de filles amoureuses de moi: mais comme il
n'y a pas de quoi être bien vain du parti que j'ai tiré de toutes ces
amours-là, je crois pouvoir dire la vérité sans scrupule. La Merceret, plus
jeune et moins déniaisée que la Giraud, ne m'a jamais fait des agaceries
aussi vives; mais elle imitait mes tons, mes accents, redisait mes mots,
avait pour moi les attentions que j'aurais dû avoir pour elle, et prenait
toujours grand soin, comme elle était fort peureuse, que nous couchassions
dans la même chambre; identité qui se borne rarement là dans un voyage entre
un garçon de vingt ans et une fille de vingt-cinq.
 
Elle s'y borna pourtant cette fois. Ma simplicité fut telle que,
quoique la Merceret ne fût pas désagréable, il ne me vint pas même à
l'esprit durant tout le voyage, je ne dis pas la moindre tentation galante,
mais même la moindre idée qui s'y rapportât; et quand cette idée me serait
venue, j'étais trop sot pour en savoir profiter. Je n'imaginais pas comment
une fille et un garçon parvenaient à coucher ensemble; je croyais qu'il
fallait des siècles pour préparer ce terrible arrangement. Si la pauvre
Merceret, en me défrayant, comptait sur quelque équivalent, elle en fut la
dupe; et nous arrivâmes à Fribourg exactement comme nous étions partis
d'Annecy.
 
En passant à Genève je n'allai voir personne, mais je fus prêt à me
trouver mal sur les ponts. Jamais je n'ai vu les murs de cette heureuse
ville, jamais je n'y suis entré, sans sentir une certaine défaillance de
coeur qui venait d'un excès d'attendrissement. En même temps que la noble
image de la liberté m'élevait l'âme, celles de l'égalité, de l'union, de la
douceur des moeurs me touchaient jusqu'aux larmes, et m'inspiraient un vif
regret d'avoir perdu tous ces biens. Dans quelle erreur j'étais, mais
qu'elle était naturelle! Je croyais voir tout cela dans ma patrie, parce que
je le portais dans mon coeur.
 
Il fallait passer à Nyon. Passer sans voir mon bon père! Si j'avais eu
ce courage, j'en serais mort de regret. Je laissai la Merceret à l'auberge,
et je l'allai voir à tout risque. Eh! que j'avais tort de le craindre! Son
âme, à mon abord, s'ouvrit aux sentiments paternels dont elle était pleine.
Que de pleurs nous versâmes en nous embrassant! Il crut d'abord que je
revenais à lui. Je lui fis mon histoire, et je lui dis ma résolution. Il la
combattit faiblement. Il me fit voir les dangers auxquels je m'exposais, me
dit que les plus courtes folies étaient les meilleures. Du reste, il n'eut
pas même la tentation de me retenir de force; et en cela je trouve qu'il eut
raison: mais il est certain qu'il ne fit pas, pour me ramener, tout ce qu'il
aurait pu faire, soit qu'après le pas que j'avais fait il jugeât lui-même
que je n'en devais pas revenir, soit qu'il fût embarrassé peut-être à savoir
ce qu'à mon âge il pourrait faire de moi. J'ai su depuis qu'il eut de ma
compagne de voyage une opinion bien injuste et bien éloignée de la vérité,
mais du reste assez naturelle. Ma belle-mère, bonne femme, un peu mielleuse,
fit semblant de vouloir me retenir à souper. Je ne restai point, mais je
leur dis que je comptais m'arrêter avec eux plus longtemps au retour, et je
leur laissai en dépôt mon petit paquet, que j'avais fait venir par le
bateau, et dont j'étais embarrassé. Le lendemain je partis de bon matin,
bien content d'avoir vu mon père et d'avoir osé faire mon devoir.
 
Nous arrivâmes heureusement à Fribourg. Sur la fin du voyage, les
empressements de mademoiselle Merceret diminuèrent un peu. Après notre
arrivée elle ne me marqua plus que de la froideur; et son père, qui ne
nageait pas dans l'opulence, ne me fit pas non plus un bien grand accueil:
j'allai loger au cabaret. Je les fus voir le lendemain; ils m'offrirent à
dîner; je l'acceptai. Nous nous séparâmes sans pleurs; je retournai le soir
à ma gargotte, et je repartis le surlendemain de mon arrivée, sans trop
savoir où j'avais dessein d'aller.
Voilà encore une circonstance de ma vie où la Providence m'offrait
précisément ce qu'il me fallait pour couler des jours heureux. La Merceret
était une très bonne fille, point brillante, point belle, mais point laide
non plus; peu vive, fort raisonnable, à quelques petites humeurs près, qui
se passaient à pleurer, et qui n'avaient jamais de suite orageuse. Elle
avait un vrai goût pour moi; j'aurais pu l'épouser sans peine, et suivre le
métier de son père. Mon goût pour la musique me l'aurait fait aimer. Je me
serais établi à Fribourg, petite ville peu jolie, mais peuplée de bonnes
gens. J'aurais perdu sans doute de grands plaisirs, mais j'aurais vécu en
paix jusqu'à ma dernière heure; et je dois savoir mieux que personne qu'il
n'y avait pas à balancer sur ce marché.
 
Je revins, non pas à Nyon, mais à Lausanne. Je voulais me rassasier de
la vue de ce beau lac qu'on voit là dans sa plus grande étendue. La plupart
de mes secrets motifs déterminants n'ont pas été plus solides. Des vues
éloignées ont rarement assez de force pour me faire agir. L'incertitude de
l'avenir m'a toujours fait regarder les projets de longue exécution comme
des leurres de dupe. Je me livre à l'espoir comme un autre, pourvu qu'il ne
me coûte rien à nourrir; mais s'il faut prendre longtemps de la peine, je
n'en suis plus. Le moindre petit plaisir qui s'offre à ma portée me tente
plus que les joies du paradis. J'excepte pourtant le plaisir que la peine
doit suivre: celui-là ne me tente pas, parce que je n'aime que des
jouissances pures, et que jamais on n'en a de telles quand on sait qu'on
s'apprête un repentir.
 
J'avais grand besoin d'arriver en quelque lieu que ce fût et le plus
proche était le mieux; car, m'étant égaré dans ma route, je me trouvai le
soir à Moudon, où je dépensai le peu qui me restait, hors dix kreutzers, qui
partirent le lendemain à la dînée: et, arrivé le soir à un petit village
auprès de Lausanne, j'y entrai dans un cabaret sans un sou pour payer ma
couchée, et sans savoir que devenir. J'avais grand'faim; je fis bonne
contenance, et je demandai à souper, comme si j'eusse eu de quoi bien payer.
J'allai me coucher sans songer à rien, je dormis tranquillement; et, après
avoir déjeuné le matin et compté avec l'hôte, je voulus pour sept batz, à
quoi montait ma dépense, lui laisser ma veste en gage. Ce brave homme la
refusa, et me dit que grâce au ciel il n'avait jamais dépouillé personne;
qu'il ne voulait pas commencer pour sept batz, que je gardasse ma veste, et
que je le payerais quand je pourrais. Je fus touché de sa bonté, mais moins
que je ne devais l'être, et que je ne l'ai été depuis en y repensant. Je ne
tardai guère à lui renvoyer son argent avec des remerciements par un homme
sûr; mais quinze ans après, repassant par Lausanne, à mon retour d'Italie,
j'eus un vrai regret d'avoir oublié le nom du cabaret et de l'hôte. Je
l'aurais été voir; je me serais fait un vrai plaisir de lui rappeler sa
bonne oeuvre, et de lui prouver qu'elle n'avait pas été mal placée. Des
services plus importants sans doute, mais rendus avec plus d'ostentation, ne
m'ont pas paru si dignes de reconnaissance que l'humanité simple et sans
éclat de cet honnête homme.
 
En approchant de Lausanne je rêvais à la détresse où je me trouvais, au
moyen de m'en tirer sans aller montrer ma misère à ma belle-mère; et je me
comparais, dans ce pèlerinage pédestre, à mon ami Venture arrivant à Annecy.
Je m'échauffai si bien de cette idée, que, sans songer que je n'avais ni sa
gentillesse ni ses talents, je me mis en tête de faire à Lausanne le petit
Venture, d'enseigner la musique, que je ne savais pas, et de me dire de
Paris, où je n'avais jamais été. En conséquence de ce beau projet, comme il
n'y avait point là de maîtrise où je pusse vicarier, et que d'ailleurs je
n'avais garde d'aller me fourrer parmi les gens de l'art, je commençai par
m'informer d'une petite auberge où l'on pût être assez bien et à bon marché.
On m'enseigna un nommé Perrotet, qui tenait des pensionnaires. Ce Perrotet
se trouva être le meilleur homme du monde, et me reçut fort bien. Je lui
contai mes petits mensonges comme je les avais arrangés. Il me promit de
parler de moi, et de tâcher de me procurer des écoliers; il me dit qu'il ne
me demanderait de l'argent que quand j'en aurais gagné. Sa pension était de
cinq écus blancs; ce qui était peu pour la chose, mais beaucoup pour moi. Il
me conseilla de ne me mettre d'abord qu'à la demi-pension, qui consistait
pour le dîner en une bonne soupe, et rien de plus, mais bien à souper le
soir. J'y consentis. Ce pauvre Perrotet me fit toutes ces avances du
meilleur coeur du monde, et n'épargnait rien pour m'être utile.
 
Pourquoi faut-il qu'ayant trouvé tant de bonnes gens dans ma jeunesse,
j'en trouve si peu dans un âge avancé? Leur race est-elle épuisée? Non; mais
l'ordre où j'ai besoin de les chercher aujourd'hui n'est plus le même où je
les trouvais alors. Parmi le peuple, où les grandes passions ne parlent que
par intervalles, les sentiments de la nature se font plus souvent entendre.
Dans les états plus élevés ils sont étouffés absolument, et, sous le masque
du sentiment, il n'y a jamais que l'intérêt ou la vanité qui parle.
 
J'écrivis de Lausanne à mon père, qui m'envoya mon paquet, et me marqua
d'excellentes choses dont j'aurais dû mieux profiter. J'ai déjà noté des
moments de délire inconcevables où je n'étais plus moi-même. En voici encore
un des plus marqués. Pour comprendre à quel point la tête me tournait alors,
à quel point je m'étais pour ainsi dire venturisé, il ne faut que voir
combien tout à la fois j'accumulai d'extravagances. Me voilà maître à
chanter sans savoir déchiffrer un air; car quand les six mois que j'avais
passés avec le Maître m'auraient profité, jamais ils n'auraient pu suffire:
mais outre cela j'apprenais d'un maître; c'en était assez pour apprendre
mal. Parisien de Genève, et catholique en pays protestant, je crus devoir
changer mon nom, ainsi que ma religion et ma patrie. Je m'approchais
toujours de mon grand modèle autant qu'il m'était possible. Il s'était
appelé Venture de Villeneuve; moi je fis l'anagramme du nom de Rousseau dans
celui de Vaussore, et je m'appelai Vaussore de Villeneuve. Venture savait la
composition, quoiqu'il n'en eût rien dit; moi, sans la savoir, je m'en
vantai à tout le monde, et, sans pouvoir noter le moindre vaudeville, je me
donnai pour compositeur. Ce n'est pas tout: ayant été présenté à M. de
Treytorens, professeur en droit qui aimait la musique et faisait des
concerts chez lui, je voulus lui donner un échantillon de mon talent, et je
me mis à composer une pièce pour son concert, aussi effrontément que si
j'avais su comment m'y prendre. J'eus la constance de travailler pendant
quinze jours à ce bel ouvrage, de le mettre au net, d'en tirer les parties,
et de les distribuer avec autant d'assurance que si c'eût été un
chef-d'oeuvre d'harmonie. Enfin, ce qu'on aura peine à croire et qui est
très vrai, pour couronner dignement cette sublime production, je mis à la
fin un joli menuet, qui courait les rues, et que tout le monde se rappelle
peut-être encore, sur ces paroles jadis si connues:
Quel caprice!
Quelle injustice!
Quoi! ta Clarice
Trahirait tes feux! etc.
 
Venture m'avait appris cet air avec la basse sur d'autres paroles
infâmes, à l'aide desquelles je l'avais retenu. Je mis donc à la fin de ma
composition ce menuet et sa basse, en supprimant les paroles, et je le
donnai pour être de moi, tout aussi résolument que si j'avais parlé à des
habitants de la lune.
 
On s'assemble pour exécuter ma pièce. J'explique à chacun le genre du
mouvement, le goût de l'exécution, les renvois des parties; j'étais fort
affairé. On s'accorde pendant cinq ou six minutes, qui furent pour moi cinq
ou six siècles. Enfin tout étant prêt, je frappe avec un beau rouleau de
papier sur mon pupitre magistral les cinq ou six coups du Prenez garde à
vous. On fait silence; je me mets gravement à battre la mesure, on
commence... Non, depuis qu'il existe des opéras français, de la vie on
n'ouït un semblable charivari. Quoi qu'on eût pu penser de mon prétendu
talent, l'effet fut pire que tout ce qu'on semblait attendre. Les musiciens
étouffaient de rire; les auditeurs ouvraient de grands yeux et auraient bien
voulu fermer les oreilles; mais il n'y avait pas moyen. Mes bourreaux de
symphonistes, qui voulaient s'égayer, raclaient à percer le tympan d'un
quinze-vingt. J'eus la constance d'aller toujours mon train, suant il est
vrai à grosses gouttes, mais retenu par la honte, n'osant m'enfuir et tout
planter là. Pour ma consolation, j'entendais autour de moi les assistants se
dire à leur oreille, ou plutôt à la mienne, l'un, il n'y a rien là de
supportable; un autre, quelle musique enragée! un autre, quel diable de
sabbat! Pauvre Jean-Jacques, dans ce cruel moment tu n'espérais guère qu'un
jour, devant le roi de France et toute sa cour, tes sons exciteraient des
murmures de surprise et d'applaudissement, et que, dans toutes les loges
autour de toi, les plus aimables femmes se diraient à demi-voix: quels sons
charmants! quelle musique enchanteresse! tous ces chants-là vont au coeur!
 
Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet. A peine en
eut-on joué quelques mesures, que j'entendis partir de toutes parts les
éclats de rire. Chacun me félicitait sur mon joli goût de chant; on
m'assurait que ce menuet ferait parler de moi, et que je méritais d'être
chanté partout. Je n'ai pas besoin de dépeindre mon angoisse, ni d'avouer
que je la méritais bien.
 
Le lendemain, l'un de mes symphonistes, appelé Lutold, vint me voir, et
fut assez bon homme pour ne pas me féliciter sur mon succès. Le profond
sentiment de ma sottise, la honte, le regret, le désespoir de l'état où
j'étais réduit, l'impossibilité de tenir mon coeur fermé dans ses grandes
peines, me firent ouvrir à lui: je lâchai la bonde à mes larmes; et, au lieu
de me contenter de lui avouer mon ignorance, je lui dis tout, en lui
demandant le secret, qu'il me promit, et qu'il me garda comme on peut le
croire. Dès le même soir, tout Lausanne sut qui j'étais; et, ce qui est
remarquable, personne ne m'en fit semblant, pas même le bon Perrotet, qui
pour tout cela ne se rebuta pas de me loger et de me nourrir.
 
Je vivais, mais bien tristement. Les suites d'un pareil début ne firent
pas pour moi de Lausanne un séjour fort agréable. Les écoliers ne se
présentaient pas en foule; pas une seule écolière, et personne de la ville.
J'eus en tout deux ou trois gros Teutches, aussi stupides que j'étais
ignorant, qui m'ennuyaient à mourir, et qui, dans mes mains, ne devinrent
pas de grands croque-notes. Je fus appelé dans une seule maison, où un petit
serpent de fille se donna le plaisir de me montrer beaucoup de musique dont
je ne pus pas lire une note, et qu'elle eut la malice de chanter ensuite
devant monsieur le maître, pour lui montrer comment cela s'exécutait.
J'étais si peu en état de lire un air de première vue, que, dans le brillant
concert dont j'ai parlé, il ne me fut pas possible de suivre un moment
l'exécution pour savoir si l'on jouait bien ce que j'avais sous les yeux, et
que j'avais composé moi-même.
 
Au milieu de tant d'humiliations j'avais des consolations très douces
dans les nouvelles que je recevais de temps en temps des deux charmantes
amies. J'ai toujours trouvé dans le sexe une grande vertu consolatrice; et
rien n'adoucit plus mes afflictions dans mes disgrâces que de sentir qu'une
personne aimable y prend intérêt. Cette correspondance cessa pourtant
bientôt après, et ne fut jamais renouée; mais ce fut ma faute. En changeant
de lieu je négligeai de leur donner mon adresse; et, forcé par la nécessité
de songer continuellement à moi-même, je les oubliai bientôt entièrement.
 
Il y a longtemps que je n'ai parlé de ma pauvre maman; mais si l'on
croit que je l'oubliais aussi, l'on se trompe fort. Je ne cessais de penser
à elle, et de désirer de la retrouver, non seulement pour le besoin de ma
subsistance, mais bien plus pour le besoin de mon coeur. Mon attachement
pour elle, quelque vif, quelque tendre qu'il fût, ne m'empêchait pas d'en
aimer d'autres; mais ce n'était pas de la même façon. Toutes devaient
également ma tendresse à leurs charmes; mais elle tenait uniquement à ceux
des autres, et ne leur eût pas survécu; au lieu que maman pouvait devenir
vieille et laide sans que je l'aimasse moins tendrement. Mon coeur avait
pleinement transmis à sa personne l'hommage qu'il fit d'abord à sa beauté;
et, quelque changement qu'elle éprouvât, pourvu que ce fût toujours elle,
mes sentiments ne pouvaient changer. Je sais bien que je lui devais de la
reconnaissance; mais, en vérité, je n'y songeais pas. Quoi qu'elle eût fait
ou n'eût pas fait pour moi, c'eût été toujours la même chose. Je ne l'aimais
ni par devoir, ni par intérêt, ni par convenance; je l'aimais parce que
j'étais né pour l'aimer. Quand je devenais amoureux de quelque autre, cela
faisait distraction, je l'avoue, et je pensais moins souvent à elle; mais
j'y pensais avec le même plaisir, et jamais, amoureux ou non, je ne me suis
occupé d'elle sans sentir qu'il ne pouvait y avoir pour moi de vrai bonheur
dans la vie tant que j'en serais séparé.
 
N'ayant point de ses nouvelles depuis si longtemps, je ne crus jamais
que je l'eusse tout à fait perdue, ni qu'elle eût pu m'oublier. Je me
disais: elle saura tôt ou tard que je suis errant, et me donnera quelque
signe de vie; je la retrouverai, j'en suis certain. En attendant, c'était
une douceur pour moi d'habiter son pays, de passer dans les rues où elle
avait passé, devant les maisons où elle avait demeuré; et le tout par
conjecture, car une de mes ineptes bizarreries était de n'oser m'informer
d'elle ni prononcer son nom sans la plus absolue nécessité. Il me semblait
qu'en la nommant je disais tout ce qu'elle m'inspirait, que ma bouche
révélait le secret de mon coeur, que je la compromettais en quelque sorte.
Je crois même qu'il se mêlait à cela quelque frayeur qu'on ne me dît du mal
d'elle. On avait parlé beaucoup de sa démarche, et un peu de sa conduite. De
peur qu'on n'en dît pas ce que je voulais entendre, j'aimais mieux qu'on
n'en parlât point du tout.
 
Comme mes écoliers ne m'occupaient pas beaucoup, et que sa ville natale
n'était qu'à quatre lieues de Lausanne, j'y fis une promenade de deux ou
trois jours, durant lesquels la plus douce émotion ne me quitta point.
L'aspect du lac de Genève et de ses admirables côtes eut toujours à mes yeux
un attrait particulier que je ne saurais expliquer, et qui ne tient pas
seulement à la beauté du spectacle, mais à je ne sais quoi de plus
intéressant qui m'affecte et m'attendrit. Toutes les fois que j'approche du
pays de Vaud, j'éprouve une impression composée du souvenir de madame de
Warens, qui y est née, de mon père, qui y vivait, de mademoiselle de Vulson,
qui y eut les prémices de mon coeur, de plusieurs voyages de plaisir que j'y
fis dans mon enfance, et, ce me semble, de quelque autre cause encore plus
secrète et plus forte que tout cela. Quand l'ardent désir de cette vie
heureuse et douce qui me fuit et pour laquelle j'étais né vient enflammer
mon imagination, c'est toujours au pays de Vaud, près du lac, dans des
campagnes charmantes, qu'elle se fixe. Il me faut absolument un verger au
bord de ce lac, et non pas d'un autre; il me faut un ami sûr, une femme
aimable, une vache et un petit bateau. Je ne jouirai d'un bonheur parfait
sur la terre que quand j'aurai tout cela. Je ris de la simplicité avec
laquelle je suis allé plusieurs fois dans ce pays-là uniquement pour y
chercher ce bonheur imaginaire. J'étais toujours surpris d'y trouver les
habitants, surtout les femmes, d'un tout autre caractère que celui que j'y
cherchais. Combien cela me semblait disparate! Le pays et le peuple dont il
est couvert ne m'ont jamais paru faits l'un pour l'autre.
 
Dans ce voyage de Vevay, je me livrais, en suivant ce beau rivage, à la
plus douce mélancolie: mon coeur s'élançait avec ardeur à mille félicités
innocentes; je m'attendrissais, je soupirais et pleurais comme un enfant.
Combien de fois, m'arrêtant pour pleurer à mon aise, assis sur une grosse
pierre, je me suis amusé à voir tomber mes larmes dans l'eau!
 
J'allai à Vevay loger à la Clef; et, pendant deux jours que j'y restai
sans voir personne, je pris pour cette ville un amour qui m'a suivi dans
tous mes voyages, et qui m'y a fait établir enfin les héros de mon roman. Je
dirais volontiers à ceux qui ont du goût et qui sont sensibles: Allez à
Vevay, visitez le pays, examinez les sites, promenez-vous sur le lac, et
dites si la nature n'a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire
et pour un Saint-Preux; mais ne les y cherchez pas. Je reviens à mon
histoire.
 
Comme j'étais catholique et que je me donnais pour tel, je suivais sans
mystère et sans scrupule le culte que j'avais embrassé. Les dimanches, quand
il faisait beau, j'allais à la messe à Assens, à deux lieues de Lausanne. Je
faisais ordinairement cette course avec d'autres catholiques, surtout avec
un brodeur parisien dont j'ai oublié le nom. Ce n'était pas un Parisien
comme moi, c'était un vrai Parisien de Paris, un archi-Parisien du bon Dieu,
bonhomme comme un Champenois. Il aimait si fort son pays, qu'il ne voulut
jamais douter que j'en fusse, de peur de perdre cette occasion d'en parler.
M. de Crouzas, lieutenant baillival, avait un jardinier de Paris aussi, mais
moins complaisant, et qui trouvait la gloire de son pays compromise à ce
qu'on osât se donner pour en être lorsqu'on n'avait pas cet honneur. Il me
questionnait de l'air d'un homme sûr de me prendre en faute, et puis
souriait malignement. Il me demanda une fois ce qu'il y avait de remarquable
au Marché-Neuf. Je battis la campagne comme on peut croire. Après avoir
passé vingt ans à Paris, je dois à présent connaître cette ville; cependant,
si l'on me faisait aujourd'hui pareille question, je ne serais pas moins
embarrassé d'y répondre, et de cet embarras on pourrait aussi bien conclure
que je n'ai jamais été à Paris: tant, lors même qu'on rencontre la vérité,
l'on est sujet à se fonder sur des principes trompeurs!
 
Je ne saurais dire exactement combien de temps je demeurai à Lausanne.
Je n'apportai pas de cette ville des souvenirs bien rappelants. Je sais
seulement que, n'y trouvant pas à vivre, j'allai de là à Neuchâtel, et que
j'y passai l'hiver. Je réussis mieux dans cette dernière ville; j'y eus des
écoliers, et j'y gagnai de quoi m'acquitter avec mon bon ami Perrotet, qui
m'avait fidèlement envoyé mon petit bagage, quoique je lui redusse assez
d'argent.
 
J'apprenais insensiblement la musique en l'enseignant. Ma vie était
assez douce; un homme raisonnable eût pu s'en contenter: mais mon coeur
inquiet me demandait autre chose. Les dimanches et les jours où j'étais
libre, j'allais courir les campagnes et les bois des environs, toujours
errant, rêvant, soupirant; et quand j'étais une fois sorti de la ville, je
n'y rentrais plus que le soir. Un jour, étant à Boudry, j'entrai pour dîner
dans un cabaret: j'y vis un homme à grande barbe avec un habit violet à la
grecque, un bonnet fourré, l'équipage et l'air assez noble, et qui souvent
avait peine à se faire entendre, ne parlant qu'un jargon presque
indéchiffrable, mais plus ressemblant à l'italien qu'à nulle autre langue.
J'entendais presque tout ce qu'il disait, et j'étais le seul; il ne pouvait
s'énoncer que par signes avec l'hôte et les gens du pays. Je lui dis
quelques mots en italien, qu'il entendit parfaitement: il se leva, et vint
m'embrasser avec transport. La liaison fut bientôt faite, et dès ce moment
je lui servis de truchement. Son dîner était bon, le mien était moins que
médiocre; il m'invita de prendre part au sien, je fis peu de façons. En
buvant et baragouinant nous achevâmes de nous familiariser, et dès la fin du
repas nous devînmes inséparables. Il me conta qu'il était prélat grec et
archimandrite de Jérusalem; qu'il était chargé de faire une quête en Europe
pour le rétablissement du saint sépulcre. Il me montra de belles patentes de
la czarine et de l'empereur; il en avait de beaucoup d'autres souverains. Il
était assez content de ce qu'il avait amassé jusqu'alors; mais il avait eu
des peines incroyables en Allemagne, n'entendant pas un mot d'allemand, de
latin, ni de français, et réduit à son grec, au turc et à la langue franque
pour toute ressource, ce qui ne lui en procurait pas beaucoup dans le pays
où il s'était enfourné. Il me proposa de l'accompagner pour lui servir de
secrétaire et d'interprète. Malgré mon petit habit violet, nouvellement
acheté, et qui ne cadrait pas mal avec mon nouveau poste, j'avais l'air si
peu étoffé qu'il ne me crut pas difficile à gagner, et il ne se trompa
point. Notre accord fut bientôt fait; je ne demandais rien, et il promettait
beaucoup. Sans caution, sans sûreté, sans connaissance, je me livre à sa
conduite, et dès le lendemain me voilà parti pour Jérusalem.
 
Nous commençâmes notre tournée par le canton de Fribourg, où il ne fit
pas grand'chose. La dignité épiscopale ne permettait pas de faire le
mendiant, et de quêter aux particuliers; mais nous présentâmes sa commission
au sénat, qui lui donna une petite somme. De là nous fûmes à Berne. Nous
logeâmes au Faucon, bonne auberge alors, où l'on trouvait bonne compagnie.
La table était nombreuse et bien servie. Il y avait longtemps que je faisais
mauvaise chère; j'avais grand besoin de me refaire, j'en avais l'occasion,
et j'en profitai. Monseigneur l'archimandrite était lui-même un homme de
bonne compagnie, aimant assez à tenir table, gai, parlant bien pour ceux qui
l'entendaient, ne manquant pas de certaines connaissances, et plaçant son
érudition grecque avec assez d'agrément. Un jour, cassant au dessert des
noisettes, il se coupa le doigt fort avant; et comme le sang sortait avec
abondance, il montra son doigt à la compagnie, et dit en riant: Mirate,
signori: questo è sangue pelasgo.
 
A Berne mes fonctions ne lui furent pas inutiles, et je ne m'en tirai
pas aussi mal que j'avais craint. J'étais bien plus hardi et mieux parlant
que je n'aurais été pour moi-même. Les choses ne se passèrent pas aussi
simplement qu'à Fribourg: il fallut de longues et fréquentes conférences
avec les premiers de l'Etat, et l'examen de ses titres ne fut pas l'affaire
d'un jour. Enfin, tout étant en règle, il fut admis à l'audience du sénat.
J'entrai avec lui comme son interprète, et l'on me dit de parler. Je ne
m'attendais à rien moins, et il ne m'était pas venu dans l'esprit qu'après
avoir longtemps conféré avec les membres, il fallût s'adresser au corps
comme si rien n'eût été dit. Qu'on juge de mon embarras! Pour un homme aussi
honteux, parler non seulement en public, mais devant le sénat de Berne, et
parler impromptu sans avoir une seule minute pour me préparer, il y avait là
de quoi m'anéantir. Je ne fus pas même intimidé. J'exposai succinctement et
nettement la commission de l'archimandrite. Je louai la piété des princes
qui avaient contribué à la collecte qu'il était venu faire. Piquant
d'émulation celle de leurs Excellences, je dis qu'il n'y avait pas moins à
espérer de leur munificence accoutumée; et puis, tâchant de prouver que
cette bonne oeuvre en était également une pour tous les chrétiens sans
distinction de secte, je finis par promettre les bénédictions du ciel à ceux
qui voudraient y prendre part. Je ne dirai pas que mon discours fit effet,
mais il est sûr qu'il fut goûté, et qu'au sortir de l'audience
l'archimandrite reçut un présent fort honnête, et de plus, sur l'esprit de
son secrétaire, des compliments dont j'eus l'agréable emploi d'être le
truchement, mais que je n'osai lui rendre à la lettre. Voilà la seule fois
de ma vie que j'aie parlé en public et devant un souverain, et la seule fois
aussi peut-être que j'ai parlé hardiment et bien. Quelle différence dans les
dispositions du même homme! Il y a trois ans qu'étant allé voir à Yverdun
mon vieux ami M. Roguin, je reçus une députation pour me remercier de
quelques livres que j'avais donnés à la bibliothèque de cette ville. Les
Suisses sont grands harangueurs; ces messieurs me haranguèrent. Je me crus
obligé de répondre; mais je m'embarrassai tellement dans ma réponse, et ma
tête se brouilla si bien, que je restai court, et me fis moquer de moi.
Quoique timide naturellement, j'ai été hardi quelquefois dans ma jeunesse;
jamais dans mon âge avancé. Plus j'ai vu le monde, moins j'ai pu me faire à
son ton.
 
Partis de Berne, nous allâmes à Soleure; car le dessein de
l'archimandrite était de reprendre la route d'Allemagne, et de s'en
retourner par la Hongrie ou par la Pologne, ce qui faisait une route
immense: mais comme chemin faisant sa bourse s'emplissait plus qu'elle ne se
vidait, il craignait peu les détours. Pour moi, qui me plaisais presque
autant à cheval qu'à pied, je n'aurais pas mieux demandé que de voyager
ainsi toute ma vie: mais il était écrit que je n'irais pas si loin.
 
La première chose que nous fîmes arrivant à Soleure fut d'aller saluer
monsieur l'ambassadeur de France. Malheureusement pour mon évêque, cet
ambassadeur était le marquis de Bonac, qui avait été ambassadeur à la Porte,
et qui devait être au fait de tout ce qui regardait le saint sépulcre.
L'archimandrite eut une audience d'un quart d'heure, où je ne fus pas admis,
parce que monsieur l'ambassadeur entendait la langue franque et parlait
l'italien du moins aussi bien que moi. A la sortie de mon Grec je voulus le
suivre; on me retint, ce fut mon tour. M'étant donné pour Parisien, j'étais
comme tel sous la juridiction de son Excellence. Elle me demanda qui
j'étais, m'exhorta de lui dire la vérité: je le lui promis, en lui demandant
une audience particulière qui me fut accordée. Monsieur l'ambassadeur
m'emmena dans son cabinet dont il ferma sur nous la porte; et là, me jetant
à ses pieds, je lui tins parole. Je n'aurais pas moins dit quand je n'aurais
rien promis, car un continuel besoin d'épanchement met à tout moment mon
coeur sur mes lèvres; et, après m'être ouvert sans réserve au musicien
Lutold, je n'avais garde de faire le mystérieux avec le marquis de Bonac. Il
fut si content de ma petite histoire et de l'effusion de coeur avec laquelle
il vit que je l'avais contée, qu'il me prit par la main, entra chez madame
l'ambassadrice, et me présenta à elle en lui faisant un abrégé de mon récit.
Madame de Bonac m'accueillit avec bonté, et dit qu'il ne fallait pas me
laisser aller avec ce moine grec. Il fut résolu que je resterais à l'hôtel,
en attendant qu'on vît ce qu'on pourrait faire de moi. Je voulus aller faire
mes adieux à mon pauvre archimandrite, pour lequel j'avais conçu de
l'attachement: on ne me le permit pas. On envoya lui signifier mes arrêts,
et un quart d'heure après, je vis arriver mon petit sac. M. de la
Martinière, secrétaire d'ambassade, fut en quelque façon chargé de moi. En
me conduisant dans la chambre qui m'était destinée, il me dit: Cette chambre
a été occupée sous le comte du Luc par un homme célèbre du même nom que
vous: il ne tient qu'à vous de le remplacer de toutes manières, et de faire
dire un jour, Rousseau premier, Rousseau second. Cette conformité, qu'alors
je n'espérais guère, eût moins flatté mes désirs si j'avais pu prévoir à
quel prix je l'achèterais un jour.
 
Ce que m'avait dit M. de la Martinière me donna de la curiosité. Je lus
les ouvrages de celui dont j'occupais la chambre; et, sur le compliment
qu'on m'avait fait, croyant avoir du goût pour la poésie, je fis pour mon
coup d'essai une cantate à la louange de madame de Bonac. Ce goût ne se
soutint pas. J'ai fait de temps en temps de médiocres vers: c'est un
exercice assez bon pour se rompre aux inversions élégantes, et apprendre à
mieux écrire en prose; mais je n'ai jamais trouvé dans la poésie française
assez d'attrait pour m'y livrer tout à fait.
 
M. de la Martinière voulut voir de mon style, et me demanda par écrit
le même détail que j'avais fait à monsieur l'ambassadeur. Je lui écrivis une
longue lettre, que j'apprends avoir été conservée par M. de Marianne, qui
était attaché depuis longtemps au marquis de Bonac, et qui depuis a succédé
à M. de la Martinière sous l'ambassade de M. de Courteilles. J'ai prié M. de
Malesherbes de tâcher de me procurer une copie de cette lettre. Si je puis
l'avoir par lui ou par d'autres, on la trouvera dans le recueil qui doit
accompagner mes Confessions.
 
L'expérience que je commençais d'avoir modérait peu à peu mes projets
romanesques; et, par exemple, non seulement je ne devins point amoureux de
madame de Bonac, mais je sentis d'abord que je ne pouvais faire un grand
chemin dans la maison de son mari. M. de la Martinière en place, et M. de
Marianne pour ainsi dire en survivance, ne me laissaient espérer pour toute
fortune qu'un emploi de sous-secrétaire, qui ne me tentait pas infiniment.
Cela fit que quand on me consulta sur ce que je voulais faire, je marquai
beaucoup d'envie d'aller à Paris. Monsieur l'ambassadeur goûta cette idée,
qui tendait au moins à le débarrasser de moi. M. de Merveilleux, secrétaire
interprète de l'ambassade, dit que son ami M. Godard, colonel suisse au
service de France, cherchait quelqu'un pour mettre auprès de son neveu, qui
entrait fort jeune au service, et pensa que je pourrais lui convenir. Sur
cette idée, assez légèrement prise, mon départ fut résolu; et moi, qui
voyais un voyage à faire et Paris au bout, j'en fus dans la joie de mon
coeur. On me donna quelques lettres, cent francs pour mon voyage accompagnés
de force bonnes leçons, et je partis.
 
Je mis à ce voyage une quinzaine de jours, que je peux compter parmi
les heureux de ma vie. J'étais jeune, je me portais bien, j'avais assez
d'argent, beaucoup d'espérance, je voyageais à pied, et je voyageais seul.
On serait étonné de me voir compter un pareil avantage, si déjà l'on n'avait
dû se familiariser avec mon humeur. Mes douces chimères me tenaient
compagnie, et jamais la chaleur de mon imagination n'en enfanta de plus
magnifiques. Quand on m'offrait quelque place vide dans une voiture, ou que
quelqu'un m'accostait en route, je rechignais de voir renverser la fortune
dont je bâtissais l'édifice en marchant. Cette fois mes idées étaient
martiales. J'allais m'attacher à un militaire et devenir militaire moi-même;
car on avait arrangé que je commencerais par être cadet. Je croyais déjà me
voir en habit d'officier, avec un beau plumet blanc. Mon coeur s'enflait à
cette noble idée. J'avais quelque teinture de géométrie et de
fortifications; j'avais un oncle ingénieur; j'étais en quelque sorte enfant
de la balle. Ma vue courte offrait un peu d'obstacle, mais qui ne
m'embarrassait pas; et je comptais bien, à force de sang-froid et
d'intrépidité, suppléer à ce défaut. J'avais lu que le maréchal Schomberg
avait la vue très courte; pourquoi le maréchal Rousseau ne l'aurait-il pas?
Je m'échauffais tellement sur ces folies, que je ne voyais plus que troupes,
remparts, gabions, batteries, et moi, au milieu du feu et de la fumée,
donnant tranquillement mes ordres la lorgnette à la main. Cependant, quand
je passais dans des campagnes agréables, que je voyais des bocages et des
ruisseaux, ce touchant aspect me faisait soupirer de regret; je sentais au
milieu de ma gloire que mon coeur n'était pas fait pour tant de fracas, et
bientôt, sans savoir comment, je me retrouvais au milieu de mes chères
bergeries, renonçant pour jamais aux travaux de Mars.
 
Combien l'abord de Paris démentit l'idée que j'en avais! La décoration
extérieure que j'avais vue à Turin, la beauté des rues, la symétrie et
l'alignement des maisons me faisaient chercher, à Paris, autre chose encore.
Je m'étais figuré une ville aussi belle que grande, de l'aspect le plus
imposant, où l'on ne voyait que de superbes rues, des palais de marbre et
d'or. En entrant par le faubourg Saint-Marceau, je ne vis que de petites
rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l'air de la malpropreté,
de la pauvreté, des mendiants, des charretiers, des ravaudeuses, des
crieuses de tisane et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d'abord à tel
point, que tout ce que j'ai vu depuis à Paris de magnificence réelle n'a pu
détruire cette première impression, et qu'il m'en est resté toujours un
secret dégoût pour l'habitation de cette capitale. Je puis dire que tout le
temps que j'y ai vécu dans la suite ne fut employé qu'à y chercher des
ressources pour me mettre en état d'en vivre éloigné. Tel est le fruit d'une
imagination trop active, qui exagère par-dessus l'exagération des hommes, et
voit toujours plus que ce qu'on lui dit. On m'avait tant vanté Paris, que je
me l'étais figuré comme l'ancienne Babylone, dont je trouverais peut-être
autant à rabattre, si je l'avais vue, du portrait que je m'en suis fait. La
même chose m'arriva à l'Opéra, où je me pressai d'aller le lendemain de mon
arrivée; la même chose m'arriva dans la suite à Versailles; dans la suite
encore en voyant la mer; et la même chose m'arrivera toujours en voyant des
spectacles qu'on m'aura trop annoncés: car il est impossible aux hommes et
difficile à la nature elle-même de passer en richesse mon imagination.
 
A la manière dont je fus reçu de tous ceux pour qui j'avais des
lettres, je crus ma fortune faite. Celui à qui j'étais le plus recommandé,
et qui me caressa le moins, était M. de Surbeck, retiré du service et vivant
philosophiquement à Bagneux, où je fus le voir plusieurs fois, et où jamais
il ne m'offrit un verre d'eau. J'eus plus d'accueil de madame de
Merveilleux, belle-soeur de l'interprète, et de son neveu, officier aux
gardes: non seulement la mère et le fils me reçurent bien, mais ils
m'offrirent leur table, dont je profitai souvent durant mon séjour à Paris.
Madame de Merveilleux me parut avoir été belle; ses cheveux étaient d'un
beau noir, et faisaient, à la vieille mode, le crochet sur ses tempes. Il
lui restait ce qui ne périt point avec les attraits, un esprit très
agréable. Elle me parut goûter le mien, et fit tout ce qu'elle put pour me
rendre service; mais personne ne la seconda, et je fus bientôt désabusé de
tout ce grand intérêt qu'on avait paru prendre à moi. Il faut pourtant
rendre justice aux Français: ils ne s'épuisent point autant qu'on dit en
protestations, et celles qu'ils font sont presque toujours sincères; mais
ils ont une manière de paraître s'intéresser à vous qui trompe plus que des
paroles. Les gros compliments des Suisses n'en peuvent imposer qu'à des
sots. Les manières des Français sont plus séduisantes en cela même qu'elles
sont plus simples: on croirait qu'ils ne vous disent pas tout ce qu'ils
veulent faire, pour vous surprendre plus agréablement. Je dirai plus; ils ne
sont point faux dans leurs démonstrations; ils sont naturellement officieux,
humains, bienveillants, et même, quoi qu'on en dise, plus vrais qu'aucune
autre nation: mais ils sont légers et volages. Ils ont en effet le sentiment
qu'ils vous témoignent; mais ce sentiment s'en va comme il est venu. En vous
parlant ils sont pleins de vous; ne vous voient-ils plus, ils vous oublient.
Rien n'est permanent dans leur coeur: tout est chez eux l'oeuvre du moment.
 
Je fus donc beaucoup flatté et peu servi. Ce colonel Godard, au neveu
duquel on m'avait donné, se trouva être un vilain vieux avare, qui, quoique
tout cousu d'or, voyant ma détresse, me voulut avoir pour rien. Il
prétendait que je fusse auprès de son neveu une espèce de valet sans gages
plutôt qu'un vrai gouverneur. Attaché continuellement à lui, et par là
dispensé du service, il fallait que je vécusse de ma paye de cadet,
c'est-à-dire de soldat; et à peine consentait-il à me donner l'uniforme; il
aurait voulu que je me contentasse de celui du régiment. Madame de
Merveilleux, indignée de ses propositions, me détourna elle-même de les
accepter; son fils fut du même sentiment. On cherchait autre chose, et l'on
ne trouvait rien. Cependant je commençais d'être pressé, et cent francs sur
lesquels j'avais fait mon voyage ne pouvaient me mener bien loin.
Heureusement je reçus de la part de monsieur l'ambassadeur encore une petite
remise qui me fit grand bien; et je crois qu'il ne m'aurait pas abandonné si
j'eusse eu plus de patience: mais languir, attendre, solliciter sont pour
moi choses impossibles. Je me rebutai, je ne parus plus, et tout fut fini.
Je n'avais pas oublié ma pauvre maman; mais comment la trouver? où la
chercher? Madame de Merveilleux, qui savait mon histoire, m'avait aidé dans
cette recherche, et longtemps inutilement. Enfin elle m'apprit que madame de
Warens était repartie il y avait plus de deux mois, mais qu'on ne savait si
elle était allée en Savoie ou à Turin, et que quelques personnes la disaient
retournée en Suisse. Il ne m'en fallut pas davantage pour me déterminer à la
suivre, bien sûr qu'en quelque lieu qu'elle fût je la trouverais plus
aisément en province que je n'avais pu faire à Paris.
 
Avant de partir j'exerçai mon nouveau talent poétique dans une épître
au colonel Godard, où je le drapai de mon mieux. Je montrai ce barbouillage
à madame de Merveilleux, qui, au lieu de me censurer comme elle aurait dû
faire, rit beaucoup de mes sarcasmes, de même que son fils, qui, je crois,
n'aimait pas M. Godard; et il faut avouer qu'il n'était pas aimable. J'étais
tenté de lui envoyer mes vers; ils m'y encouragèrent: j'en fis un paquet à
son adresse, et comme il n'y avait point alors à Paris de petite poste, je
le mis dans ma poche, et le lui envoyai d'Auxerre en passant. Je ris
quelquefois encore en songeant aux grimaces qu'il dut faire en lisant ce
panégyrique, où il était peint trait pour trait. Il commençait ainsi:
Tu croyais, vieux penard, qu'une folle manie
D'élever ton neveu m'inspirerait l'envie.
 
Cette petite pièce, mal faite à la vérité, mais qui ne manquait pas de
sel et qui annonçait du talent pour la satire, est cependant le seul écrit
satirique qui soit sorti de ma plume. J'ai le coeur trop peu haineux pour me
prévaloir d'un pareil talent: mais je crois qu'on peut juger, par quelques
écrits polémiques faits de temps à autre pour ma défense, que si j'avais été
d'humeur batailleuse, mes agresseurs auraient eu rarement les rieurs de leur
côté.
 
La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j'ai
perdu la mémoire est de n'avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais
je n'ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j'ose ainsi
dire, que dans ceux que j'ai faits seul à pied. La marche a quelque chose
qui anime et avive mes idées: je ne puis presque penser quand je reste en
place; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue
de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand
appétit, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté du cabaret,
l'éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me
rappelle à ma situation, tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande
audace de penser, me jette en quelque sorte dans l'immensité des êtres pour
les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans gêne et sans
crainte. Je dispose en maître de la nature entière; mon coeur, errant
d'objet en objet, s'unit, s'identifie à ceux qui le flattent, s'entoure
d'images charmantes, s'enivre de sentiments délicieux. Si pour les fixer je
m'amuse à les décrire en moi-même, quelle vigueur de pinceau, quelle
fraîcheur de coloris, quelle énergie d'expression je leur donne! On a,
dit-on, trouvé de tout cela dans mes ouvrages, quoique écrits vers le déclin
de mes ans. Oh! si l'on eût vu ceux de ma première jeunesse, ceux que j'ai
faits durant mes voyages, ceux que j'ai composés et que je n'ai jamais
écrits!... Pourquoi, direz-vous, ne les pas écrire? Et pourquoi les écrire?
vous répondrai-je: pourquoi m'ôter le charme actuel de la jouissance, pour
dire à d'autres que j'avais joui? Que m'importaient des lecteurs, un public,
et toute la terre, tandis que je planais dans le ciel? D'ailleurs,
portais-je avec moi du papier, des plumes? Si j'avais pensé à tout cela,
rien ne me serait venu. Je ne prévoyais pas que j'aurais des idées; elles
viennent quand il leur plaît, non quand il me plaît. Elles ne viennent
point, ou elles viennent en foule; elles m'accablent de leur nombre et de
leur force. Dix volumes par jour n'auraient pas suffi. Où prendre du temps
pour les écrire? En arrivant je ne songeais qu'à bien dîner; en partant je
ne songeais qu'à bien marcher. Je sentais qu'un nouveau paradis m'attendait
à la porte; je ne songeais qu'à l'aller chercher.
 
Jamais je n'ai si bien senti tout cela que dans le retour dont je
parle. En venant à Paris, je m'étais borné aux idées relatives à ce que j'y
allais faire. Je m'étais élancé dans la carrière où j'allais entrer, et je
l'avais parcourue avec assez de gloire: mais cette carrière n'était pas
celle où mon coeur m'appelait, et les êtres réels nuisaient aux êtres
imaginaires. Le colonel Godard et son neveu figuraient mal avec un héros tel
que moi. Grâce au ciel, j'étais maintenant délivré de tous ces obstacles: je
pouvais m'enfoncer à mon gré dans le pays des chimères, car il ne restait
que cela devant moi. Aussi je m'y égarai si bien, que je perdis réellement
plusieurs fois ma route; et j'eusse été fort fâché d'aller plus droit, car
sentant qu'à Lyon j'allais me retrouver sur la terre, j'aurais voulu n'y
jamais arriver.
 
Un jour entre autres, m'étant à dessein détourné pour voir de près un
lieu qui me parut admirable, je m'y plus si fort et j'y fis tant de tours,
que je me perdis enfin tout à fait. Après plusieurs heures de course
inutile, las et mourant de soif et de faim, j'entrai chez un paysan dont la
maison n'avait pas belle apparence; mais c'était la seule que je visse aux
environs. Je croyais que c'était comme à Genève ou en Suisse, où tous les
habitants à leur aise sont en état d'exercer l'hospitalité. Je priai
celui-ci de me donner à dîner en payant. Il m'offrit du lait écrémé et de
gros pain d'orge, en me disant que c'était tout ce qu'il avait. Je buvais ce
lait avec délices et je mangeais ce pain, paille et tout; mais cela n'était
pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan, qui
m'examinait, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit.
Tout de suite, après m'avoir dit qu'il voyait bien que j'étais un bon jeune
honnête homme qui n'était pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe
à côté de sa cuisine, descendit, et revint un moment après avec un bon pain
bis de pur froment, un jambon très appétissant, quoique entamé, et une
bouteille de vin dont l'aspect me réjouit le coeur plus que tout le reste;
on joignit à cela une omelette assez épaisse, et je fis un dîner tel
qu'autre qu'un piéton n'en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son
inquiétude et ses craintes qui le reprennent; il ne voulait point de mon
argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire; et ce qu'il y avait
de plaisant était que je ne pouvais imaginer de quoi il avait peur. Enfin,
il prononça en frémissant ces mots terribles de commis et de rats de cave.
Il me fit entendre qu'il cachait son vin à cause des aides, qu'il cachait
son pain à cause de la taille, et qu'il serait un homme perdu si l'on
pouvait se douter qu'il ne mourût pas de faim. Tout ce qu'il me dit à ce
sujet, et dont je n'avais pas la moindre idée, me fit une impression qui ne
s'effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se
développa depuis dans mon coeur contre les vexations qu'éprouve le
malheureux peuple, et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé,
n'osait manger le pain qu'il avait gagné à la sueur de son front, et ne
pouvait éviter sa ruine qu'en montrant la même misère qui régnait autour de
lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu'attendri, et déplorant le sort
de ces belles contrées, à qui la nature n'a prodigué ses dons que pour en
faire la proie des barbares publicains.
 
Voilà le seul souvenir bien distinct qui me reste de ce qui m'est
arrivé durant ce voyage. Je me rappelle seulement encore qu'en approchant de
Lyon je fus tenté de prolonger ma route pour aller voir les bords du Lignon;
car, parmi les romans que j'avais lus avec mon père, l'Astrée n'avait pas
été oubliée, et c'était celui qui me revenait au coeur le plus fréquemment.
Je demandai la route du Forez; et tout en causant avec une hôtesse, elle
m'apprit que c'était un bon pays de ressource pour les ouvriers, qu'il y
avait beaucoup de forges, et qu'on y travaillait fort bien en fer. Cet éloge
calma tout à coup ma curiosité romanesque, et je ne jugeai pas à propos
d'aller chercher des Dianes et des Sylvandres chez un peuple de forgerons.
La bonne femme qui m'encourageait de la sorte m'avait sûrement pris pour un
garçon serrurier.
 
Je n'allais pas tout à fait à Lyon sans vues. En arrivant, j'allai voir
aux Chasottes mademoiselle du Châtelet, amie de madame de Warens, et pour
laquelle elle m'avait donné une lettre quand je vins avec M. le Maître:
ainsi c'était une connaissance déjà faite. Mademoiselle du Châtelet m'apprit
qu'en effet son amie avait passé à Lyon, mais qu'elle ignorait si elle avait
poussé sa route jusqu'en Piémont, et qu'elle était incertaine elle-même en
partant si elle ne s'arrêterait pas en Savoie; que si je voulais elle
écrirait pour en avoir des nouvelles, et que le meilleur parti que j'eusse à
prendre était de les attendre à Lyon. J'acceptai l'offre; mais je n'osai
dire à mademoiselle du Châtelet que j'étais pressé de la réponse, et que ma
petite bourse épuisée ne me laissait pas en état de l'attendre longtemps. Ce
qui me retint n'était pas qu'elle m'eût mal reçu; au contraire, elle m'avait
fait beaucoup de caresses, et me traitait sur un pied d'égalité qui m'ôtait
le courage de lui laisser voir mon état, et de descendre du rôle de bonne
compagnie à celui d'un malheureux mendiant.
 
Il me semble de voir assez clairement la suite de tout ce que j'ai
marqué dans ce livre. Cependant je crois me rappeler, dans le même
intervalle, un autre voyage de Lyon, dont je ne puis marquer la place, et où
je me trouvai déjà fort à l'étroit. Une petite anecdote assez difficile à
dire ne me permettra jamais de l'oublier. J'étais un soir assis en Bellecour
après un très mince souper, rêvant aux moyens de me tirer d'affaire, quand
un homme en bonnet vint s'asseoir à côté de moi. Cet homme avait l'air d'un
de ces ouvriers en soie qu'on appelle, à Lyon, des taffetatiers. Il
m'adresse la parole; je lui réponds. A peine avions-nous causé un quart
d'heure, que, toujours avec le même sang-froid et sans changer de ton, il me
propose de nous amuser de compagnie. J'attendais qu'il m'expliquât quel
était cet amusement, mais sans rien ajouter, il se mit en devoir de m'en
donner l'exemple. Nous nous touchions presque, et la nuit n'était pas assez
obscure pour m'empêcher de voir à quel exercice il se préparait. Il n'en
voulait point à ma personne; du moins rien n'annonçait cette intention, et
le lieu ne l'eût pas favorisée: il ne voulait exactement, comme il me
l'avait dit, que s'amuser et que je m'amusasse, chacun pour son compte; et
cela lui paraissait si simple, qu'il n'avait pas même supposé qu'il ne me le
parût pas comme à lui. Je fus si effrayé de cette impudence, que, sans lui
répondre, je me levai précipitamment et me mis à fuir à toutes jambes,
croyant avoir ce misérable à mes trousses. J'étais si troublé, qu'au lieu de
gagner mon logis par la rue Saint-Dominique, je courus du côté du quai, et
ne m'arrêtai qu'au delà du pont de bois, aussi tremblant que si je venais de
commettre un crime. J'étais sujet au même vice: ce souvenir m'en guérit pour
longtemps.
 
A ce voyage-ci j'eus une aventure à peu près du même genre, mais qui me
mit en plus grand danger. Sentant mes espèces tirer à leur fin, j'en
ménageais le chétif reste. Je prenais moins souvent des repas à mon auberge,
et bientôt je n'en pris plus du tout, pouvant pour cinq ou six sous, à la
taverne, me rassasier tout aussi bien que je faisais là pour mes vingt-cinq.
N'y mangeant plus, je ne savais comment y aller coucher, non que j'y dusse
grand'chose, mais j'avais honte d'occuper une chambre sans rien faire gagner
à mon hôtesse. La saison était belle. Un soir qu'il faisait fort chaud, je
me déterminai à passer la nuit dans la place; et déjà je m'étais établi sur
un banc, quand un abbé qui passait, me voyant ainsi couché, s'approcha, et
me demanda si je n'avais point de gîte. Je lui avouai mon cas, il en parut
touché. Il s'assit à côté de moi, et nous causâmes. Il parlait agréablement:
tout ce qu'il me dit me donna de lui la meilleure opinion du monde. Quand il
me vit bien disposé, il me dit qu'il n'était pas logé fort au large; qu'il
n'avait qu'une seule chambre, mais qu'assurément il ne me laisserait pas
coucher ainsi dans la place; qu'il était tard pour me trouver un gîte, et
qu'il m'offrait, pour cette nuit, la moitié de son lit. J'accepte l'offre,
espérant déjà me faire un ami qui pourrait m'être utile. Nous allons. Il bat
le fusil. Sa chambre me parut propre dans sa petitesse: il m'en fit les
honneurs fort poliment. Il tira d'une armoire un pot de verre où étaient des
cerises à l'eau-de-vie; nous en mangeâmes chacun deux, et nous fûmes nous
coucher.
 
Cet homme avait les mêmes goûts que mon Juif de l'hospice, mais il ne
les manifestait pas si brutalement. Soit que, sachant que je pouvais être
entendu, il craignît de me forcer à me défendre, soit qu'en effet il fût
moins confirmé dans ses projets, il n'osa m'en proposer ouvertement
l'exécution, et cherchait à m'émouvoir sans m'inquiéter. Plus instruit que
la première fois, je compris bientôt son dessein, et j'en frémis. Ne sachant
ni dans quelle maison ni entre les mains de qui j'étais, je craignis, en
faisant du bruit, de le payer de ma vie. Je feignis d'ignorer ce qu'il me
voulait; mais, paraissant très importuné de ses caresses et très décidé à
n'en pas endurer le progrès, je fis si bien qu'il fut obligé de se contenir.
Alors je lui parlai avec toute la douceur et toute la fermeté dont j'étais
capable; et, sans paraître rien soupçonner, je m'excusai de l'inquiétude que
je lui avais montrée sur mon ancienne aventure, que j'affectai de lui conter
en termes si pleins de dégoût et d'horreur, que je lui fis, je crois, mal au
coeur à lui-même, et qu'il renonça tout à fait à son sale dessein. Nous
passâmes tranquillement le reste de la nuit: il me dit même beaucoup de
choses très bonnes, très sensées; et ce n'était assurément pas un homme sans
mérite, quoique ce fût un grand vilain.
 
Le matin, monsieur l'abbé, qui ne voulait pas avoir l'air mécontent,
parla de déjeuner, et pria une des filles de son hôtesse, qui était jolie,
d'en faire apporter. Elle lui dit qu'elle n'avait pas le temps. Il s'adressa
à sa soeur qui ne daigna pas lui répondre. Nous attendions toujours; point
de déjeuner. Enfin nous passâmes dans la chambre de ces demoiselles. Elles
reçurent monsieur l'abbé d'un air très peu caressant. J'eus encore moins à
me louer de leur accueil. L'aînée, en se retournant, m'appuya son talon
pointu sur le bout du pied, où un cor fort douloureux m'avait forcé de
couper mon soulier; l'autre vint ôter brusquement de derrière moi une chaise
sur laquelle j'étais prêt à m'asseoir; leur mère, en jetant de l'eau par la
fenêtre, m'en aspergea le visage; en quelque place que je me misse, on m'en
faisait ôter pour y chercher quelque chose; je n'avais été de ma vie à
pareille fête. Je voyais dans leurs regards insultants et moqueurs une
fureur cachée à laquelle j'avais la stupidité de ne rien comprendre. Ébahi,
stupéfait, prêt à les croire toutes possédées, je commençais tout de bon à
m'effrayer, quand l'abbé, qui ne faisait semblant de voir ni d'entendre,
jugeant bien qu'il n'y avait point de déjeuner à espérer, prit le parti de
sortir, et je me hâtai de le suivre, fort content d'échapper à ces trois
furies. En marchant, il me proposa d'aller déjeuner au café. Quoique j'eusse
grand faim, je n'acceptai point cette offre, sur laquelle il n'insista pas
beaucoup non plus, et nous nous séparâmes au trois ou quatrième coin de rue;
moi, charmé de perdre de vue tout ce qui appartenait à cette maudite maison;
et lui, fort aise, à ce que je crois, de m'en avoir assez éloigné pour
qu'elle ne me fût pas aisée à reconnaître. Comme à Paris, ni dans aucune
autre ville, jamais rien ne m'est arrivé de semblable à ces deux aventures,
il m'en est resté une impression peu avantageuse au peuple de Lyon, et j'ai
toujours regardé cette ville comme celle de l'Europe où règne la plus
affreuse corruption.
 
Le souvenir des extrémités où j'y fus réduit ne contribue pas non plus
à m'en rappeler agréablement la mémoire. Si j'avais été fait comme un autre,
que j'eusse eu le talent d'emprunter et de m'endetter dans mon cabaret, je
me serais aisément tiré d'affaire: mais c'est à quoi mon inaptitude égalait
ma répugnance; et, pour imaginer à quel point vont l'une et l'autre, il
suffit de savoir qu'après avoir passé presque toute ma vie dans le mal-être,
et souvent prêt à manquer de pain, il ne m'est jamais arrivé une seule fois
de me faire demander de l'argent par un créancier sans lui en donner à
l'instant même. Je n'ai jamais su faire des dettes criardes, et j'ai
toujours mieux aimé souffrir que devoir.
 
C'était souffrir assurément que d'être réduit à passer la nuit dans la
rue, et c'est ce qui m'est arrivé plusieurs fois à Lyon. J'aimais mieux
employer quelques sous qui me restaient à payer mon pain que mon gîte, parce
qu'après tout je risquais moins de mourir de sommeil que de faim. Ce qu'il y
a d'étonnant, c'est que, dans ce cruel état, je n'étais ni inquiet ni
triste. Je n'avais pas le moindre souci sur l'avenir, et j'attendais les
réponses que devait recevoir mademoiselle du Châtelet, couchant à la belle
étoile, et dormant étendu par terre ou sur un banc, aussi tranquillement que
sur un lit de roses. Je me souviens même d'avoir passé une nuit délicieuse
hors de la ville, dans un chemin qui côtoyait le Rhône ou la Saône, car je
ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardins élevés en terrasse bordaient
le chemin du côté opposé. Il avait fait très chaud ce jour-là; la soirée
était charmante; la rosée humectait l'herbe flétrie; point de vent, une nuit
tranquille; l'air était frais sans être froid; le soleil, après son coucher,
avait laissé dans le ciel des vapeurs rouges dont la réflexion rendait l'eau
couleur de rose; les arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui
se répondaient de l'un à l'autre. Je me promenais dans une sorte d'extase,
livrant mes sens et mon coeur à la jouissance de tout cela, et soupirant
seulement un peu du regret d'en jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie,
je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans m'apercevoir que
j'étais las. Je m'en aperçus enfin. Je me couchai voluptueusement sur la
tablette d'une espèce de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur de
terrasse; le ciel de mon lit était formé par les têtes des arbres; un
rossignol était précisément au-dessus de moi: je m'endormis à son chant; mon
sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il était grand jour: mes
yeux, en s'ouvrant, virent l'eau, la verdure, un paysage admirable. Je me
levai, me secouai: la faim me prit; je m'acheminai gaiement vers la ville,
résolu de mettre à un bon déjeuner deux pièces de six blancs qui me
restaient encore. J'étais de si bonne humeur, que j'allais chantant tout le
long du chemin; et je me souviens même que je chantais une cantate de
Batistin, intitulée les Bains de Thoméry, que je savais par coeur. Que béni
soit le bon Batistin et sa bonne cantate, qui m'a valu un meilleur déjeuner
que celui sur lequel je comptais, et un dîner bien meilleur encore, sur
lequel je n'avais point compté du tout! Dans mon meilleur train d'aller et
de chanter, j'entends quelqu'un derrière moi: je me retourne; je vois un
Antonin qui me suivait, et qui paraissait m'écouter avec plaisir. Il
m'accoste, me salue, me demande si je sais la musique. Je réponds Un peu,
pour faire entendre beaucoup. Il continue à me questionner: je lui conte une
partie de mon histoire. Il me demande si je n'ai jamais copié de la musique.
Souvent, lui dis-je. Et cela était vrai, ma meilleure manière de l'apprendre
était d'en copier. Eh bien! me dit-il, venez avec moi; je pourrai vous
occuper quelques jours, durant lesquels rien ne vous manquera, pourvu que
vous consentiez à ne pas sortir de la chambre. J'acquiesçai très volontiers,
et je le suivis.
 
Cet Antonin s'appelait M. Rolichon; il aimait la musique, il la savait,
et chantait dans de petits concerts qu'il faisait avec ses amis. Il n'y
avait rien là que d'innocent et d'honnête; mais ce goût dégénérait
apparemment en fureur, dont il était obligé de cacher une partie. Il me
conduisit dans une petite chambre que j'occupai, et où je trouvai beaucoup
de musique qu'il avait copiée. Il m'en donna d'autre à copier,
particulièrement la cantate que j'avais chantée, et qu'il devait chanter
lui-même dans quelques jours. J'en demeurai là trois ou quatre à copier tout
le temps où je ne mangeais pas, car de ma vie je ne fus si affamé ni mieux
nourri. Il apportait mes repas lui-même de leur cuisine; et il fallait
qu'elle fût bonne, si leur ordinaire valait le mien. De mes jours, je n'eus
tant de plaisir à manger; et il faut avouer aussi que ces lippées me
venaient fort à propos, car j'étais sec comme du bois. Je travaillais
presque d'aussi bon coeur que je mangeais, et ce n'est pas peu dire. Il est
vrai que je n'étais pas aussi correct que diligent. Quelques jours après, M.
Rolichon, que je rencontrai dans la rue, m'apprit que mes parties avaient
rendu la musique inexécutable, tant elles s'étaient trouvées pleines
d'omissions, de duplications et de transpositions. Il faut avouer que j'ai
choisi là dans la suite le métier du monde auquel j'étais le moins propre:
non que ma note ne fût belle et que je ne copiasse fort nettement; mais
l'ennui d'un long travail me donne des distractions si grandes, que je passe
plus de temps à gratter qu'à noter, et que si je n'apporte la plus grande
attention à collationner mes parties, elles font toujours manquer
l'exécution. Je fis donc très mal, en voulant bien faire, et, pour aller
vite, j'allais tout de travers. Cela n'empêcha pas M. Rolichon de me bien
traiter jusqu'à la fin, et de me donner encore en sortant un petit écu que
je ne méritais guère, et qui me remit tout à fait en pied; car peu de jours
après je reçus des nouvelles de maman, qui était à Chambéri, et de l'argent
pour l'aller joindre, ce que je fis avec transport. Depuis lors, mes
finances ont souvent été fort courtes, mais jamais assez pour être obligé de
jeûner. Je marque cette époque avec un coeur sensible aux soins de la
Providence. C'est la dernière fois de ma vie que j'ai senti la misère et la
faim.
 
Je restai à Lyon sept ou huit jours encore pour attendre les
commissions dont maman avait chargé mademoiselle du Châtelet, que je vis
durant ce temps-là plus assidûment qu'auparavant, ayant le plaisir de parler
avec elle de son amie, et n'étant plus distrait par ces cruels retours sur
ma situation qui me forçaient de la cacher. Mademoiselle du Châtelet n'était
ni jeune ni jolie, mais elle ne manquait pas de grâce; elle était liante et
familière, et son esprit donnait du prix à cette familiarité. Elle avait ce
goût de morale observatrice qui porte à étudier les hommes; et c'est d'elle,
en première origine, que ce même goût m'est venu. Elle aimait les romans de
Le Sage, et particulièrement Gil Blas: elle m'en parla, me le prêta; je le
lus avec plaisir; mais je n'étais pas mûr encore pour ces sortes de
lectures: il me fallait des romans à grands sentiments. Je passais ainsi mon
temps à la grille de mademoiselle du Châtelet avec autant de plaisir que de
profit; et il est certain que les entretiens intéressants et sensés d'une
femme de mérite sont plus propres à former un jeune homme que toute la
pédantesque philosophie des livres. Je fis connaissance aux Chasottes avec
d'autres pensionnaires et de leurs amies, entre autres avec une jeune
personne de quatorze ans, appelée mademoiselle Serre, à laquelle je ne fis
pas alors une grande attention, mais dont je me passionnai huit ou neuf ans
après, et avec raison, car c'était une charmante fille.
 
Occupé de l'attente de revoir bientôt ma bonne maman, je fis un peu de
trêve à mes chimères, et le bonheur réel qui m'attendait me dispensa d'en
chercher dans mes visions. Non seulement je la retrouvais, mais je
retrouvais près d'elle et par elle un état agréable; car elle marquait
m'avoir trouvé une occupation qu'elle espérait qui me conviendrait, et qui
ne m'éloignerait pas d'elle. Je m'épuisais en conjectures pour deviner
quelle pouvait être cette occupation, et il aurait fallu deviner en effet
pour rencontrer juste. J'avais suffisamment d'argent pour faire commodément
la route. Mademoiselle du Châtelet voulait que je prisse un cheval: je n'y
pus consentir, et j'eus raison; j'aurais perdu le plaisir du dernier voyage
pédestre que j'ai fait en ma vie; car je ne peux donner ce nom aux
excursions que je faisais souvent à mon voisinage tandis que je demeurais à
Motiers.
 
C'est une chose bien singulière que mon imagination ne se monte jamais
plus agréablement que quand mon état est le moins agréable, et qu'au
contraire elle est moins riante lorsque tout rit autour de moi. Ma mauvaise
tête ne peut s'assujettir aux choses. Elle ne saurait embellir, elle veut
créer. Les objets réels s'y peignent tout au plus tels qu'ils sont; elle ne
sait parer que les objets imaginaires. Si je veux peindre le printemps, il
faut que je sois en hiver; si je veux décrire un beau paysage, il faut que
je sois dans des murs; et j'ai dit cent fois que si jamais j'étais mis à la
Bastille, j'y ferais le tableau de la liberté. Je ne voyais en partant de
Lyon qu'un avenir agréable: j'étais aussi content, et j'avais tout lieu de
l'être, que je l'étais peu quand je partis de Paris. Cependant je n'eus
point, durant ce voyage, ces rêveries délicieuses qui m'avaient suivi dans
l'autre. J'avais le coeur serein, mais c'était tout. Je me rapprochais avec
attendrissement de l'excellente amie que j'allais revoir. Je goûtais
d'avance, mais sans ivresse, le plaisir de vivre auprès d'elle: je m'y étais
toujours attendu; c'était comme s'il ne m'était rien arrivé de nouveau. Je
m'inquiétais de ce que j'allais faire, comme si cela eût été fort
inquiétant. Mes idées étaient paisibles et douces, non célestes et
ravissantes. Tous les objets que je passais frappaient ma vue; je donnais de
l'attention aux paysages; je remarquais les arbres, les maisons, les
ruisseaux; je délibérais aux croisées des chemins; j'avais peur de me
perdre, et je ne me perdais point. En un mot, je n'étais plus dans
l'empyrée, j'étais tantôt où j'étais, tantôt où j'allais, jamais plus loin.
 
Je suis en racontant mes voyages comme j'étais en les faisant: je ne
saurais arriver. Le coeur me battait de joie en approchant de ma chère
maman, et je n'en allais pas plus vite. J'aime à marcher à mon aise, et
m'arrêter quand il me plaît. La vie ambulante est celle qu'il me faut. Faire
route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et
avoir pour terme de ma course un objet agréable, voilà de toutes les
manières de vivre celle qui est le plus de mon goût. Au reste, on sait déjà
ce que j'entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau qu'il
fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des
sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à
descendre, des précipices à mes côtés, qui me fassent bien peur. J'eus ce
plaisir, et je le goûtai dans tout son charme, en approchant de Chambéri.
Non loin d'une montagne coupée qu'on appelle le Pas de l'Échelle, au-dessous
du grand chemin taillé dans le roc, à l'endroit appelé Chailles, court et
bouillonne dans des gouffres affreux une petite rivière qui paraît avoir mis
à les creuser des milliers de siècles. On a bordé le chemin d'un parapet,
pour prévenir les malheurs: cela faisait que je pouvais contempler au fond,
et gagner des vertiges tout à mon aise; car ce qu'il y a de plaisant dans
mon goût pour les lieux escarpés est qu'ils me font tourner la tête; et
j'aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je sois en sûreté. Bien appuyé
sur le parapet, j'avançais le nez, et je restais là des heures entières,
entrevoyant de temps en temps cette écume et cette eau bleue dont
j'entendais le mugissement à travers les cris des corbeaux et des oiseaux de
proie qui volaient de roche en roche, et de broussaille en broussaille, à
cent toises au-dessous de moi. Dans les endroits où la pente était assez
unie et la broussaille assez claire pour laisser passer des cailloux, j'en
allais chercher au loin d'aussi gros que je les pouvais porter, je les
rassemblais sur le parapet en pile; puis, les lançant l'un après l'autre, je
me délectais à les voir rouler, bondir et voler en mille éclats, avant que
d'atteindre le fond du précipice.
 
Plus près de Chambéri, j'eus un spectacle semblable en sens contraire.
Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que je vis de mes jours. La
montagne est tellement escarpée que l'eau se détache net et tombe en arcade
assez loin pour qu'on puisse passer entre la cascade et la roche,
quelquefois sans être mouillé; mais si l'on ne prend bien ses mesures, on y
est aisément trompé, comme je le fus; car, à cause de l'extrême hauteur,
l'eau se divise et tombe en poussière; et lorsqu'on approche un peu trop de
ce nuage, sans s'apercevoir d'abord qu'on se mouille, à l'instant on est
tout trempé.
 
J'arrive enfin; je la revois. Elle n'était pas seule. Monsieur
l'intendant général était chez elle au moment que j'entrai. Sans me parler
elle me prend la main et me présente à lui avec cette grâce qui lui ouvrait
tous les coeurs: Le voilà, monsieur, ce pauvre jeune homme; daignez le
protéger aussi longtemps qu'il le méritera, je ne suis plus en peine de lui
pour le reste de sa vie. Puis m'adressant la parole: Mon enfant, me
dit-elle, vous appartenez au roi; remerciez monsieur l'intendant, qui vous
donne du pain. J'ouvrais de grands yeux sans rien dire, sans savoir trop
qu'imaginer: il s'en fallut peu que l'ambition naissante ne me tournât la
tête, et que je ne fisse déjà le petit intendant. Ma fortune se trouva moins
brillante que sur ce début je ne l'avais imaginée; mais quant à présent
c'était assez pour vivre, et pour moi c'était beaucoup. Voici de quoi il
s'agissait.
 
Le roi Victor-Amédée, jugeant, par le sort des guerres précédentes et
par la position de l'ancien patrimoine de ses pères, qu'il lui échapperait
quelque jour, ne cherchait qu'à l'épuiser. Il y avait peu d'années qu'ayant
résolu d'en mettre la noblesse à la taille, il avait ordonné un cadastre
général de tout le pays, afin que, rendant l'imposition réelle, on pût la
répartir avec plus d'équité. Ce travail, commencé sous le père, fut achevé
sous le fils. Deux ou trois cents hommes, tant arpenteurs qu'on appelait
géomètres, qu'écrivains qu'on appelait secrétaires, furent employés à cet
ouvrage, et c'était parmi ces derniers que maman m'avait fait inscrire. Le
poste, sans être fort lucratif, donnait de quoi vivre au large dans ce
pays-là. Le mal était que cet emploi n'était qu'à temps, mais il mettait en
état de chercher et d'attendre, et c'était par prévoyance qu'elle tâchait de
m'obtenir de l'intendant une protection particulière, pour pouvoir passer à
quelque emploi plus solide quand le temps de celui-là serait fini.
 
J'entrai en fonction peu de jours après mon arrivée. Il n'y avait à ce
travail rien de difficile, et je fus bientôt au fait. C'est ainsi qu'après
quatre ou cinq ans de courses, de folies et de souffrances depuis ma sortie
de Genève, je commençai pour la première fois de gagner mon pain avec
honneur.
 
Ces longs détails de ma première jeunesse auront paru bien puérils et
j'en suis fâché: quoique né homme à certains égards, j'ai été longtemps
enfant, et je le suis encore à beaucoup d'autres. Je n'ai pas promis
d'offrir au public un grand personnage: j'ai promis de me peindre tel que je
suis; et pour me connaître dans mon âge avancé, il faut m'avoir bien connu
dans ma jeunesse. Comme en général les objets font moins d'impression sur
moi que leurs souvenirs, et que toutes mes idées sont en images, les
premiers traits qui se sont gravés dans ma tête y sont demeurés, et ceux qui
s'y sont empreints dans la suite se sont plutôt combinés avec eux qu'ils ne
les ont effacés. Il y a une certaine succession d'affections et d'idées qui
modifient celles qui les suivent, et qu'il faut connaître pour en bien
juger. Je m'applique à bien développer partout les premières causes, pour
faire sentir l'enchaînement des effets. Je voudrais pouvoir en quelque façon
rendre mon âme transparente aux yeux du lecteur; et pour cela je cherche à
la lui montrer sous tous les points de vue, à l'éclairer par tous les jours,
à faire en sorte qu'il ne s'y passe pas un mouvement qu'il n'aperçoive, afin
qu'il puisse juger par lui-même du principe qui les produit.
 
Si je me chargeais du résultat et que je lui disse: tel est mon
caractère, il pourrait croire, sinon que je le trompe, au moins que je me
trompe. Mais en lui détaillant avec simplicité tout ce qui m'est arrivé,
tout ce que j'ai pensé, tout ce que j'ai senti, je ne puis l'induire en
erreur, à moins que je ne le veuille; encore, même en le voulant, n'y
parviendrais-je pas aisément de cette façon. C'est à lui d'assembler ces
éléments, et de déterminer l'être qu'ils composent: le résultat doit être
son ouvrage; et s'il se trompe alors, toute l'erreur sera de son fait. Or il
ne suffit pas pour cette fin que mes récits soient fidèles, il faut aussi
qu'ils soient exacts. Ce n'est pas à moi de juger de l'importance des faits;
je les dois tous dire, et lui laisser le soin de choisir. C'est à quoi je me
suis appliqué jusqu'ici de tout mon courage, et je ne me relâcherai pas dans
la suite. Mais les souvenirs de l'âge moyen sont toujours moins vifs que
ceux de la première jeunesse. J'ai commencé par tirer de ceux-ci le meilleur
parti qu'il m'était possible. Si les autres me reviennent avec la même
force, des lecteurs impatients s'ennuieront peut-être, mais moi je ne serai
pas mécontent de mon travail. Je n'ai qu'une chose à craindre dans cette
entreprise: ce n'est pas de trop dire ou de dire des mensonges, mais c'est
de ne pas tout dire et de taire des vérités.
 
 
 
== LIVRE CINQUIÈME ==
 
1732-1736
 
Ce fut, ce me semble, en 1732 que j'arrivai à Chambéri, comme je viens
de le dire, et que je commençai d'être employé au cadastre pour le service
du roi. J'avais vingt ans passés, près de vingt et un. J'étais assez formé
pour mon âge du côté de l'esprit; mais le jugement ne l'était guère, et
j'avais grand besoin des mains dans lesquelles je tombai pour apprendre à me
conduire. Car quelques années d'expérience n'avaient pu me guérir encore
radicalement de mes visions romanesques; et, malgré tous les maux que
j'avais soufferts, je connaissais aussi peu le monde et les hommes que si je
n'avais pas acheté ces instructions.
 
Je logeai chez moi, c'est-à-dire chez maman; mais je ne retrouvai pas
ma chambre d'Annecy. Plus de jardin, plus de ruisseau, plus de paysage. La
maison qu'elle occupait était sombre et triste, et ma chambre était la plus
sombre et la plus triste de la maison. Un mur pour vue, un cul-de-sac pour
rue, peu d'air, peu de jour, peu d'espace, des grillons, des rats, des
planches pourries; tout cela ne faisait pas une plaisante habitation. Mais
j'étais chez elle, auprès d'elle; sans cesse à mon bureau ou dans sa
chambre, je m'apercevais peu de la laideur de la mienne; je n'avais pas le
temps d'y rêver. Il paraîtra bizarre qu'elle se fût fixée à Chambéri tout
exprès pour habiter cette vilaine maison: cela même fut un trait d'habileté
de sa part que je ne dois pas taire. Elle allait à Turin avec répugnance,
sentant bien qu'après des révolutions toutes récentes et dans l'agitation où
l'on était encore à la cour, ce n'était pas le moment de s'y présenter.
Cependant ses affaires demandaient qu'elle s'y montrât: elle craignait
d'être oubliée ou desservie; elle savait surtout que le comte de
Saint-Laurent, intendant général des finances, ne la favorisait pas. Il
avait à Chambéri une maison vieille, mal bâtie, et dans une si vilaine
position qu'elle restait toujours vide; elle la loua et s'y établit. Cela
lui réussit mieux qu'un voyage; sa pension ne fut point supprimée, et depuis
lors le comte de Saint-Laurent fut toujours de ses amis.
 
J'y trouvai son ménage à peu près monté comme auparavant, et le fidèle
Claude Anet toujours avec elle. C'était, comme je crois l'avoir dit, un
paysan de Moutru, qui, dans son enfance, herborisait dans le Jura pour faire
du thé de Suisse, et qu'elle avait pris à son service à cause de ses
drogues, trouvant commode d'avoir un herboriste dans son laquais. Il se
passionna si bien pour l'étude des plantes, et elle favorisa si bien son
goût, qu'il devint un vrai botaniste, et que, s'il ne fût mort jeune, il se
serait fait un nom dans cette science, comme il en méritait un parmi les
honnêtes gens. Comme il était sérieux, même grave, et que j'étais plus jeune
que lui, il devint pour moi une espèce de gouverneur, qui me sauva beaucoup
de folies; car il m'en imposait, et je n'osais m'oublier devant lui. Il en
imposait même à sa maîtresse, qui connaissait son grand sens, sa droiture,
son inviolable attachement pour elle, et qui le lui rendait bien. Claude
Anet était sans contredit un homme rare, et le seul même de son espèce que
j'aie jamais vu. Lent, posé, réfléchi, circonspect dans sa conduite, froid
dans ses manières, laconique et sentencieux dans ses propos, il était, dans
ses passions, d'une impétuosité qu'il ne laissait jamais paraître, mais qui
le dévorait en dedans, et qui ne lui a fait faire en sa vie qu'une sottise,
mais terrible, c'est de s'être empoisonné. Cette scène tragique se passa peu
après mon arrivée: et il la fallait pour m'apprendre l'intimité de ce garçon
avec sa maîtresse; car si elle ne me l'eût dite elle-même, jamais je ne m'en
serais douté. Assurément si l'attachement, le zèle et la fidélité peuvent
mériter une pareille récompense, elle lui était bien due; et ce qui prouve
qu'il en était digne, il n'en abusa jamais. Ils avaient rarement des
querelles, et elles finissaient toujours bien. Il en vint pourtant une qui
finit mal: sa maîtresse lui dit dans la colère un mot outrageant qu'il ne
put digérer. Il ne consulta que son désespoir, et trouvant sous sa main une
fiole de laudanum, il l'avala, puis fut se coucher tranquillement, comptant
ne se réveiller jamais. Heureusement madame de Warens, inquiète, agitée
elle-même, errant dans sa maison, trouva la fiole vide, et devina le reste.
En volant à son secours, elle poussa des cris qui m'attirèrent. Elle m'avoua
tout, implora mon assistance, et parvint avec beaucoup de peine à lui faire
vomir l'opium. Témoin de cette scène, j'admirai ma bêtise de n'avoir jamais
eu le moindre soupçon des liaisons qu'elle m'apprenait. Mais Claude Anet
était si discret, que de plus clairvoyants que moi auraient pu s'y
méprendre. Le raccommodement fut tel que j'en fus vivement touché moi-même;
et depuis ce temps, ajoutant pour lui le respect à l'estime, je devins en
quelque façon son élève, et ne m'en trouvai pas plus mal.
 
Je n'appris pourtant pas sans peine que quelqu'un pouvait vivre avec
elle dans une plus grande intimité que moi. Je n'avais pas songé même à
désirer pour moi cette place; mais il m'était dur de la voir remplir par un
autre, cela était fort naturel. Cependant, au lieu de prendre en aversion
celui qui me l'avait soufflée, je sentis réellement s'étendre à lui
l'attachement que j'avais pour elle. Je désirais sur toute chose qu'elle fût
heureuse; et, puisqu'elle avait besoin de lui pour l'être, j'étais content
qu'il fût heureux aussi. De son côté, il entrait parfaitement dans les vues
de sa maîtresse, et prit en sincère amitié l'ami qu'elle s'était choisi.
Sans affecter avec moi l'autorité que son poste le mettait en droit de
prendre, il prit naturellement celle que son jugement lui donnait sur le
mien. Je n'osais rien faire qu'il parût désapprouver, et il ne désapprouvait
que ce qui était mal. Nous vivions ainsi dans une union qui nous rendait
tous heureux, et que la mort seule a pu détruire. Une des preuves de
l'excellence du caractère de cette aimable femme est que tous ceux qui
l'aimaient s'aimaient entre eux. La jalousie, la rivalité même cédait au
sentiment dominant qu'elle inspirait, et je n'ai vu jamais aucun de ceux qui
l'entouraient se vouloir du mal l'un à l'autre. Que ceux qui me lisent
suspendent un moment leur lecture à cet éloge; et s'ils trouvent en y
pensant quelque autre femme dont ils puissent en dire autant, qu'ils
s'attachent à elle pour le repos de leur vie (fût-elle au reste la dernière
des catins).
 
Ici commence, depuis mon arrivée à Chambéri jusqu'à mon départ pour
Paris, en 1741, un intervalle de huit ou neuf ans, durant lequel j'aurai peu
d'événements à dire, parce que ma vie a été aussi simple que douce; et cette
uniformité était précisément ce dont j'avais le plus grand besoin pour
achever de former mon caractère, que des troubles continuels empêchaient de
se fixer. C'est durant ce précieux intervalle que mon éducation mêlée et
sans suite, ayant pris de la consistance, m'a fait ce que je n'ai plus cessé
d'être à travers les orages qui m'attendaient. Ce progrès fut insensible et
lent, chargé de peu d'événements mémorables; mais il mérite cependant d'être
suivi et développé.
 
Au commencement je n'étais guère occupé que de mon travail; la gêne du
bureau ne me laissait pas songer à autre chose. Le peu de temps que j'avais
de libre se passait auprès de la bonne maman; et n'ayant pas même celui de
lire, la fantaisie ne m'en prenait pas. Mais quand ma besogne, devenue une
espèce de routine, occupa moins mon esprit, il reprit ses inquiétudes, la
lecture me redevint nécessaire; et, comme si ce goût se fût toujours irrité
par la difficulté de m'y livrer, il serait redevenu passion comme chez mon
maître, si d'autres goûts venus à la traverse n'eussent fait diversion à
celui-là.
 
Quoiqu'il ne fallût pas à nos opérations une arithmétique bien
transcendante, il en fallait assez pour m'embarrasser quelquefois. Pour
vaincre cette difficulté, j'achetai des livres d'arithmétique; et je
l'appris bien, car je l'appris seul. L'arithmétique pratique s'étend plus
loin qu'on ne pense quand on y veut mettre l'exacte précision. Il y a des
opérations d'une longueur extrême, au milieu desquelles j'ai vu quelquefois
de bons géomètres s'égarer. La réflexion jointe à l'usage donne des idées
nettes; et alors on trouve des méthodes abrégées, dont l'invention frappe
l'amour-propre, dont la justesse satisfait l'esprit, et qui font faire avec
plaisir un travail ingrat par lui-même. Je m'y enfonçai si bien qu'il n'y
avait point de question soluble par les seuls chiffres qui m'embarrassât: et
maintenant que tout ce que j'ai su s'efface journellement de ma mémoire, cet
acquis y demeure encore en partie, au bout de trente ans d'interruption. Il
y a quelques jours que dans un voyage que j'ai fait à Davenport, chez mon
hôte, assistant à la leçon d'arithmétique de ses enfants, j'ai fait sans
faute, avec un plaisir incroyable, une opération des plus composées. Il me
semblait, en posant mes chiffres, que j'étais encore à Chambéri dans mes
heureux jours. C'était revenir de loin sur mes pas.
 
Le lavis des mappes de nos géomètres m'avait aussi rendu le goût du
dessin. J'achetai des couleurs, et je me mis à faire des fleurs et des
paysages. C'est dommage que je me sois trouvé peu de talent pour cet art,
l'inclination y était tout entière. Au milieu de mes crayons et de mes
pinceaux j'aurais passé des mois entiers sans sortir. Cette occupation
devenant pour moi trop attachante, on était obligé de m'en arracher. Il en
est ainsi de tous les goûts auxquels je commence à me livrer; ils
augmentent, deviennent passion, et bientôt je ne vois plus rien au monde que
l'amusement dont je suis occupé. L'âge ne m'a pas guéri de ce défaut, il ne
l'a pas diminué même; et maintenant que j'écris ceci, me voilà comme un
vieux radoteur engoué d'une autre étude inutile où je n'entends rien, et que
ceux même qui s'y sont livrés dans leur jeunesse sont forcés d'abandonner à
l'âge où je la veux commencer.
 
C'était alors qu'elle eût été à sa place. L'occasion était belle, et
j'eus quelque tentation d'en profiter. Le contentement que je voyais dans
les yeux d'Anet, revenant chargé de plantes nouvelles, me mit deux ou trois
fois sur le point d'aller herboriser avec lui. Je suis presque assuré que si
j'y avais été une seule fois, cela m'aurait gagné; et je serais peut-être
aujourd'hui un grand botaniste; car je ne connais point d'étude au monde qui
s'associe mieux avec mes goûts naturels que celle des plantes; et la vie que
je mène depuis dix ans à la campagne n'est guère qu'une herborisation
continuelle, à la vérité sans objet et sans progrès; mais n'ayant alors
aucune idée de la botanique, je l'avais prise en une sorte de mépris et même
de dégoût; je ne la regardais que comme une étude d'apothicaire. Maman, qui
l'aimait, n'en faisait pas elle-même un autre usage; elle ne recherchait que
les plantes usuelles, pour les appliquer à ses drogues. Ainsi la botanique,
la chimie et l'anatomie, confondues dans mon esprit sous le nom de médecine,
ne servaient qu'à me fournir des sarcasmes plaisants toute la journée, et à
m'attirer des soufflets de temps en temps. D'ailleurs un goût différent et
trop contraire à celui-là croissait par degrés, et bientôt absorba tous les
autres. Je parle de la musique. Il faut assurément que je sois né pour cet
art, puisque j'ai commencé de l'aimer dès mon enfance, et qu'il est le seul
que j'aie aimé constamment dans tous les temps. Ce qu'il y a d'étonnant est
qu'un art pour lequel j'étais né m'ait néanmoins tant coûté de peine à
apprendre, et avec des succès si lents, qu'après une pratique de toute ma
vie, jamais je n'ai pu parvenir à chanter sûrement tout à livre ouvert. Ce
qui me rendait surtout alors cette étude agréable était que je la pouvais
faire avec maman. Ayant des goûts d'ailleurs fort différents, la musique
était pour nous un point de réunion dont j'aimais à faire usage. Elle ne s'y
refusait pas: j'étais alors à peu près aussi avancé qu'elle, en deux ou
trois fois nous déchiffrions un air. Quelquefois, la voyant empressée autour
d'un fourneau, je lui disais: Maman, voici un duo charmant qui m'a bien
l'air de faire sentir l'empyreume à vos drogues. Ah! par ma foi, me
disait-elle, si tu me les fais brûler, je te les ferai manger. Tout en
disputant, je l'entraînais à son clavecin: on s'y oubliait; l'extrait de
genièvre ou d'absinthe était calciné: elle m'en barbouillait le visage, et
tout cela était délicieux.
 
On voit qu'avec peu de temps de reste j'avais beaucoup de choses à quoi
l'employer. Il me vint pourtant encore un amusement de plus qui fit bien
valoir tous les autres.
 
Nous occupions un cachot si étouffé, qu'on avait besoin quelquefois
d'aller prendre l'air sur la terre. Anet engagea maman à louer, dans un
faubourg, un jardin pour y mettre des plantes. A ce jardin était jointe une
guinguette assez jolie, qu'on meubla suivant l'ordonnance: on y mit un lit.
Nous allions souvent y dîner, et j'y couchais quelquefois. Insensiblement je
m'engouai de cette petite retraite, j'y mis quelques livres, beaucoup
d'estampes; je passais une partie de mon temps à l'orner, et à y préparer à
maman quelque surprise agréable lorsqu'elle s'y venait promener. Je la
quittais pour venir m'occuper d'elle, pour y penser avec plus de plaisir:
autre caprice que je n'excuse ni n'explique, mais que j'avoue parce que la
chose était ainsi. Je me souviens qu'une fois madame de Luxembourg me
parlait en raillant d'un homme qui quittait sa maîtresse pour lui écrire. Je
lui dis que j'aurais bien été cet homme-là, et j'aurais pu ajouter que je
l'avais été quelquefois. Je n'ai pourtant jamais senti près de maman ce
besoin de m'éloigner d'elle pour l'aimer davantage; car tête à tête avec
elle j'étais aussi parfaitement à mon aise que si j'eusse été seul; et cela
ne m'est jamais arrivé près de personne autre, ni homme ni femme, quelque
attachement que j'aie eu pour eux. Mais elle était si souvent entourée, et
de gens qui me convenaient si peu, que le dépit et l'ennui me chassaient
dans mon asile, où je l'avais comme je la voulais, sans crainte que les
importuns vinssent nous y suivre.
 
Tandis qu'ainsi partagé entre le travail, le plaisir et l'instruction,
je vivais dans le plus doux repos, l'Europe n'était pas si tranquille que
moi. La France et l'empereur venaient de s'entre-déclarer la guerre: le roi
de Sardaigne était entré dans la querelle, et l'armée française filait en
Piémont pour entrer dans le Milanais. Il en passa une colonne par Chambéri,
et entre autres le régiment de Champagne, dont était colonel M. le duc de la
Trimouille, auquel je fus présenté, qui me promit beaucoup de choses, et qui
sûrement n'a jamais repensé à moi. Notre petit jardin était précisément au
haut du faubourg par lequel entraient les troupes, de sorte que je me
rassasiais du plaisir d'aller les voir passer, et je me passionnais pour le
succès de cette guerre comme s'il m'eût beaucoup intéressé. Jusque-là je ne
m'étais pas encore avisé de songer aux affaires publiques; et je me mis à
lire les gazettes pour la première fois, mais avec une telle partialité pour
la France, que le coeur me battait de joie à ses moindres avantages, et que
ses revers m'affligeaient comme s'ils fussent tombés sur moi. Si cette folie
n'eût été que passagère, je ne daignerais pas en parler; mais elle s'est
tellement enracinée dans mon coeur sans aucune raison, que lorsque j'ai fait
dans la suite, à Paris, l'antidespote et le fier républicain, je sentais en
dépit de moi-même une prédilection secrète pour cette même nation que je
trouvais servile, et pour ce gouvernement que j'affectais de fronder. Ce
qu'il y avait de plaisant était qu'ayant honte d'un penchant si contraire à
mes maximes, je n'osais l'avouer à personne, et je raillais les Français de
leurs défaites, tandis que le coeur m'en saignait plus qu'à eux. Je suis
sûrement le seul qui, vivant chez une nation qui le traitait bien et qu'il
adorait, se soit fait chez elle un faux air de la dédaigner. Enfin ce
penchant s'est trouvé si désintéressé de ma part, si fort, si constant, si
invincible, que même depuis ma sortie du royaume, depuis que le
gouvernement, les magistrats, les auteurs s'y sont à l'envi déchaînés contre
moi, depuis qu'il est devenu du bon air de m'accabler d'injustices et
d'outrages, je n'ai pu me guérir de ma folie. Je les aime en dépit de moi
quoiqu'ils me maltraitent.
 
J'ai cherché longtemps la cause de cette partialité, et je n'ai pu la
trouver que dans l'occasion qui la vit naître. Un goût croissant pour la
littérature m'attachait aux livres français, aux auteurs de ces livres, au
pays de ces auteurs. Au moment même que défilait sous mes yeux l'armée
française, je lisais les grands capitaines de Brantôme. J'avais la tête
pleine des Clisson, des Bayard, des Lautrec, des Coligny, des Montmorency,
des la Trimouille, et je m'affectionnais à leurs descendants comme aux
héritiers de leur mérite et de leur courage. A chaque régiment qui passait,
je croyais revoir ces fameuses bandes noires qui jadis avaient fait tant
d'exploits en Piémont. Enfin j'appliquais à ce que je voyais les idées que
je puisais dans les livres: mes lectures continuées et toujours tirées de la
même nation nourrissaient mon affection pour elle, et m'en firent une
passion aveugle que rien n'a pu surmonter. J'ai eu dans la suite occasion de
remarquer dans mes voyages que cette impression ne m'était pas particulière,
et qu'agissant plus ou moins dans tous les pays sur la partie de la nation
qui aimait la lecture et qui cultivait les lettres, elle balançait la haine
générale qu'inspire l'air avantageux des Français. Les romans plus que les
hommes leur attachent les femmes de tous les pays; leurs chefs-d'oeuvre
dramatiques affectionnent la jeunesse à leurs théâtres. La célébrité de
celui de Paris y attire des foules d'étrangers qui en reviennent
enthousiastes. Enfin l'excellent goût de leur littérature leur soumet tous
les esprits qui en ont; et, dans la guerre si malheureuse dont ils sortent,
j'ai vu leurs auteurs et leurs philosophes soutenir la gloire du nom
français ternie par leurs guerriers.
 
J'étais donc Français ardent, et cela me rendit nouvelliste. J'allais
avec la foule des gobe-mouches attendre sur la place l'arrivée des
courriers; et, plus bête que l'âne de la fable, je m'inquiétais beaucoup
pour savoir de quel maître j'aurais l'honneur de porter le bât: car on
prétendait alors que nous appartiendrions à la France, et l'on faisait de la
Savoie un échange pour le Milanais. Il faut pourtant convenir que j'avais
quelques sujets de craintes; car si cette guerre eût mal tourné pour les
alliés, la pension de maman courait un grand risque. Mais j'étais plein de
confiance dans mes bons amis; et pour le coup, malgré la surprise de M. de
Broglie, cette confiance ne fut pas trompée, grâces au roi de Sardaigne, à
qui je n'avais pas pensé.
 
Tandis qu'on se battait en Italie, on chantait en France. Les opéras de
Rameau commençaient à faire du bruit, et relevèrent ses ouvrages théoriques,
que leur obscurité laissait à la portée de peu de gens. Par hasard
j'entendis parler de son Traité de l'harmonie; et je n'eus point de repos
que je n'eusse acquis ce livre. Par un autre hasard je tombai malade. La
maladie était inflammatoire; elle fut vive et courte, mais ma convalescence
fut longue, et je ne fus d'un mois en état de sortir. Durant ce temps
j'ébauchai, je dévorai mon Traité de l'harmonie; mais il était si long, si
diffus, si mal arrangé, que je sentis qu'il me fallait un temps considérable
pour l'étudier et le débrouiller. Je suspendais mon application et je
récréais mes yeux avec de la musique. Les cantates de Bernier, sur
lesquelles je m'exerçai, ne me sortaient pas de l'esprit. J'en appris par
coeur quatre ou cinq, entre autres celle des Amours dormants, que je n'ai
pas revue depuis ce temps-là, et que je sais encore presque tout entière, de
même que l'Amour piqué par une abeille, très jolie cantate de Clérambault,
que j'appris à peu près dans le même temps.
 
Pour m'achever, il arriva de la Val d'Aoste un jeune organiste appelé
l'abbé Palais, bon musicien, bon homme, et qui accompagnait très bien du
clavecin. Je fais connaissance avec lui; nous voilà inséparables. Il était
l'élève d'un moine italien, grand organiste. Il me parlait de ses principes:
je les comparais avec ceux de mon Rameau; je remplissais ma tête
d'accompagnements, d'accords, d'harmonie. Il fallait se former l'oreille à
tout cela. Je proposai à maman un petit concert tous les mois: elle y
consentit. Me voilà si plein de ce concert, que ni jour ni nuit je ne
m'occupais d'autre chose; et réellement cela m'occupait, et beaucoup, pour
rassembler la musique, les concertants, les instruments, tirer les parties,
etc. Maman chantait, le P. Caton, dont j'ai parlé et dont j'ai à parler
encore, chantait aussi; un maître à danser, appelé Roche, et son fils,
jouaient du violon; Canavas, musicien piémontais, qui travaillait au
cadastre, et qui depuis s'est marié à Paris, jouait du violoncelle; l'abbé
Palais accompagnait du clavecin; j'avais l'honneur de conduire la musique,
sans oublier le bâton du bûcheron. On peut juger combien tout cela était
beau! pas tout à fait comme chez M. de Treytorens, mais il ne s'en fallait
guère.
 
Le petit concert de madame de Warens, nouvelle convertie, et vivant,
disait-on, des charités du roi, faisait murmurer la séquelle dévote; mais
c'était un amusement agréable pour plusieurs honnêtes gens. On ne devinerait
pas qui je mets à leur tête en cette occasion: un moine, mais un moine homme
de mérite, et même aimable, dont les infortunes m'ont dans la suite bien
vivement affecté, et dont la mémoire, liée à celle de mes beaux jours, m'est
encore chère. Il s'agit du P. Caton, cordelier, qui, conjointement avec le
comte Dortan, avait fait saisir à Lyon la musique du pauvre petit-chat; ce
qui n'est pas le plus beau trait de sa vie. Il était bachelier de Sorbonne;
il avait vécu longtemps à Paris dans le plus grand monde, et très faufilé
surtout chez le marquis d'Antremont, alors ambassadeur de Sardaigne. C'était
un grand homme, bien fait, le visage plein, les yeux à fleur de tête, des
cheveux noirs qui faisaient sans affectation le crochet à côté du front,
l'air à la fois noble, ouvert, modeste, se présentant simplement et bien,
n'ayant ni le maintien cafard ou effronté des moines, ni l'abord cavalier
d'un homme à la mode, quoiqu'il le fût; mais l'assurance d'un honnête homme
qui, sans rougir de sa robe, s'honore lui-même et se sent toujours à sa
place parmi les honnêtes gens. Quoique le P. Caton n'eût pas beaucoup
d'étude pour un docteur, il en avait beaucoup pour un homme du monde; et
n'étant point pressé de montrer son acquis, il le plaçait si à propos qu'il
en paraissait davantage. Ayant beaucoup vécu dans la société, il s'était
plus attaché aux talents agréables qu'à un solide savoir. Il avait de
l'esprit, faisait des vers, parlait bien, chantait mieux, avait la voix
belle, touchait l'orgue et le clavecin. Il n'en fallait pas tant pour être
recherché: aussi l'était-il; mais cela lui fit si peu négliger les soins de
son état, qu'il parvint, malgré des concurrents très jaloux, à être élu
définiteur de sa province, ou, comme on dit, un des grands colliers de
l'ordre.
 
Ce P. Caton fit connaissance avec maman chez le marquis d'Antremont. Il
entendit parler de nos concerts, il voulut en être; il en fut, et les rendit
brillants. Nous fûmes bientôt liés par notre goût commun pour la musique,
qui, chez l'un et chez l'autre, était une passion très vive; avec cette
différence qu'il était vraiment musicien, et que je n'étais qu'un
barbouillon. Nous allions avec Canavas et l'abbé Palais faire de la musique
dans sa chambre, et quelquefois à son orgue les jours de fête. Nous dînions
souvent à son petit couvert; car ce qu'il y avait encore d'étonnant pour un
moine est qu'il était généreux, magnifique, et sensuel sans grossièreté. Les
jours de nos concerts, il soupait chez maman. Ces soupers étaient très gais,
très agréables; on y disait le mot et la chose; on y chantait des duos;
j'étais à mon aise; j'avais de l'esprit, des saillies; le P. Caton était
charmant, maman était adorable; l'abbé Palais, avec sa voix de boeuf, était
le plastron. Moments si doux de la folâtre jeunesse, qu'il y a de temps que
vous êtes partis!
 
Comme je n'aurai plus à parler de ce pauvre P. Caton, que j'achève ici
en deux mots sa triste histoire. Les autres moines, jaloux ou plutôt furieux
de lui voir un mérite, une élégance de moeurs qui n'avait rien de la crapule
monastique, le prirent en haine, parce qu'il n'était pas aussi haïssable
qu'eux. Les chefs se liguèrent contre lui, et ameutèrent les moinillons
envieux de sa place, et qui n'osaient auparavant le regarder. On lui fit
mille affronts, on le destitua, on lui ôta sa chambre, qu'il avait meublée
avec goût quoique avec simplicité; on le relégua je ne sais où; enfin, ces
misérables l'accablèrent de tant d'outrages, que son âme honnête, et fière
avec justice, n'y put résister; et, après avoir fait les délices des
sociétés les plus aimables, il mourut de douleur sur un vil grabat, dans
quelque fond de cellule ou de cachot, regretté, pleuré de tous les honnêtes
gens dont il fut connu, et qui ne lui ont trouvé d'autre défaut que d'être
moine.
 
Avec ce petit train de vie, je fis si bien en très peu de temps,
qu'absorbé tout entier par la musique, je me trouvai hors d'état de penser à
autre chose. Je n'allais plus à mon bureau qu'à contrecoeur; la gêne et
l'assiduité au travail m'en firent un supplice insupportable, et j'en vins
enfin à vouloir quitter mon emploi, pour me livrer totalement à la musique.
On peut croire que cette folie ne passa pas sans opposition. Quitter un
poste honnête et d'un revenu fixe pour courir après des écoliers incertains
était un parti trop peu sensé pour plaire à maman. Même en supposant mes
progrès futurs aussi grands que je me les figurais, c'était borner bien
modestement mon ambition que de me réduire pour la vie à l'état de musicien.
Elle, qui ne formait que des projets magnifiques, et qui ne me prenait plus
tout à fait au mot de M. d'Aubonne, me voyait avec peine occupé sérieusement
d'un talent qu'elle trouvait si frivole, et me répétait souvent ce proverbe
de province, un peu moins juste à Paris, que qui bien chante et bien danse,
fait un métier qui peu avance. Elle me voyait d'un autre côté entraîné par
un goût irrésistible; ma passion de musique devenait une fureur, et il était
à craindre que mon travail, se sentant de mes distractions, ne m'attirât un
congé qu'il valait beaucoup mieux prendre de moi-même. Je lui représentais
encore que cet emploi n'avait pas longtemps à durer, qu'il me fallait un
talent pour vivre, et qu'il était plus sûr d'achever d'acquérir par la
pratique celui auquel mon goût me portait, et qu'elle m'avait choisi, que de
me mettre à la merci des protections, ou de faire de nouveaux essais qui
pouvaient mal réussir, et me laisser, après avoir passé l'âge d'apprendre,
sans ressource pour gagner mon pain. Enfin j'extorquai son consentement plus
à force d'importunités et de caresses, que de raisons dont elle se
contentât. Aussitôt je courus remercier fièrement M. Coccelli, directeur
général du cadastre, comme si j'avais fait l'acte le plus héroïque; et je
quittai volontairement mon emploi sans sujet, sans raison, sans prétexte,
avec autant et plus de joie que je n'en avais eu à le prendre il n'y avait
pas deux ans.
 
Cette démarche, toute folle qu'elle était, m'attira, dans le pays, une
sorte de considération qui me fut utile. Les uns me supposèrent des
ressources que je n'avais pas; d'autres, me voyant livré tout à fait à la
musique, jugèrent de mon talent par mon sacrifice, et crurent qu'avec tant
de passion pour cet art je devais le posséder supérieurement. Dans le
royaume des aveugles les borgnes sont rois: je passai là pour un bon maître,
parce qu'il n'y en avait que de mauvais. Ne manquant pas, au reste, d'un
certain goût de chant, favorisé d'ailleurs par mon âge et par ma figure,
j'eus bientôt plus d'écolières qu'il ne m'en fallait pour remplacer ma paye
de secrétaire.
 
Il est certain que pour l'agrément de la vie on ne pouvait passer plus
rapidement d'une extrémité à l'autre. Au cadastre, occupé huit heures par
jour du plus maussade travail, avec des gens encore plus maussades; enfermé
dans un triste bureau empuanti de l'haleine et de la sueur de tous ces
manants, la plupart fort mal peignés et fort malpropres, je me sentais
quelquefois accablé jusqu'au vertige par l'attention, l'odeur, la gêne et
l'ennui. Au lieu de cela, me voilà tout à coup jeté parmi le beau monde,
admis, recherché dans les meilleures maisons; partout un accueil gracieux,
caressant, un air de fête: d'aimables demoiselles bien parées m'attendent,
me reçoivent avec empressement, je ne vois que des objets charmants, je ne
sens que la rose et la fleur d'orange; on chante, on cause, on rit, on
s'amuse; je ne sors de là que pour aller ailleurs en faire autant. On
conviendra qu'à égalité dans les avantages, il n'y avait pas à balancer dans
le choix. Aussi me trouvai-je si bien du mien, qu'il ne m'est arrivé jamais
de m'en repentir; et je ne m'en repens pas même en ce moment, où je pèse, au
poids de la raison, les actions de ma vie, et où je suis délivré des motifs
peu sensés qui m'ont entraîné.
 
Voilà presque l'unique fois qu'en n'écoutant que mes penchants je n'ai
pas vu tromper mon attente. L'accueil aisé, l'esprit liant, l'humeur facile
des habitants du pays me rendit le commerce du monde aimable; et le goût que
j'y pris alors m'a bien prouvé que si je n'aime pas à vivre parmi les
hommes, c'est moins ma faute que la leur.
 
C'est dommage que les Savoyards ne soient pas riches, ou peut-être
serait-ce dommage qu'ils le fussent; car tels qu'ils sont, c'est le meilleur
et le plus sociable peuple que je connaisse. S'il est une petite ville au
monde où l'on goûte la douceur de la vie dans un commerce agréable et sûr,
c'est Chambéri. La noblesse de la province, qui s'y rassemble, n'a que ce
qu'il faut de bien pour vivre, elle n'en a pas assez pour parvenir; et, ne
pouvant se livrer à l'ambition, elle suit, par nécessité, le conseil de
Cinéas. Elle dévoue sa jeunesse à l'état militaire, puis revient vieillir
paisiblement chez soi. L'honneur et la raison président à ce partage. Les
femmes sont belles, et pourraient se passer de l'être; elles ont tout ce qui
peut faire valoir la beauté, et même y suppléer. Il est singulier qu'appelé
par mon état à voir beaucoup de jeunes filles, je ne me rappelle pas d'en
avoir vu, à Chambéri, une seule qui ne fût pas charmante. On dira que
j'étais disposé à les trouver telles, et l'on peut avoir raison; mais je
n'avais pas besoin d'y mettre du mien pour cela. Je ne puis, en vérité, me
rappeler sans plaisir le souvenir de mes jeunes écolières. Que ne puis-je,
en nommant ici les plus aimables, les rappeler de même, et moi avec elles, à
l'âge heureux où nous étions lors des moments aussi doux qu'innocents que
j'ai passés auprès d'elles! La première fut mademoiselle de Mellarède, ma
voisine, soeur de l'élève de M. Gaime. C'était une brune très vive, mais
d'une vivacité caressante, pleine de grâces, et sans étourderie. Elle était
un peu maigre, comme sont la plupart des filles à son âge; mais ses yeux
brillants, sa taille fine, son air attirant n'avaient pas besoin
d'embonpoint pour plaire. J'y allais le matin, et elle était encore en
déshabillé, sans autre coiffure que ses cheveux négligemment relevés, ornés
de quelques fleurs qu'on mettait à mon arrivée, et qu'on ôtait à mon départ
pour se coiffer. Je ne crains rien tant dans le monde qu'une jolie personne
en déshabillé; je la redouterais cent fois moins parée. Mademoiselle de
Menthon, chez qui j'allais l'après-midi, l'était toujours, et me faisait une
impression tout aussi douce, mais différente. Ses cheveux était d'un blond
cendré: elle était très mignonne, très timide et très blanche, une voix
nette, juste et flûtée, mais qui n'osait se développer. Elle avait au sein
la cicatrice d'une brûlure d'eau bouillante, qu'un fichu de chenille bleue
ne cachait pas extrêmement. Cette marque attirait quelquefois de ce côté mon
attention, qui bientôt n'était plus pour la cicatrice. Mademoiselle de
Challes, une autre de mes voisines, était une fille faite; grande, belle
carrure, de l'embonpoint: elle avait été très bien. Ce n'était plus une
beauté, mais c'était une personne à citer pour la bonne grâce, pour l'humeur
égale, pour le bon naturel. Sa soeur, madame de Charly, la plus belle femme
de Chambéri, n'apprenait plus la musique, mais elle la faisait apprendre à
sa fille, toute jeune encore, mais dont la beauté naissante eût promis
d'égaler celle de sa mère, si malheureusement elle n'eût été un peu rousse.
J'avais à la Visitation une petite demoiselle française dont j'ai oublié le
nom, mais qui mérite une place dans la liste de mes préférences. Elle avait
pris le ton lent et traînant des religieuses, et sur ce ton traînant elle
disait des choses très saillantes, qui ne semblaient point aller avec son
maintien. Au reste elle était paresseuse, n'aimant pas à prendre la peine de
montrer son esprit, et c'était une faveur qu'elle n'accordait pas à tout le
monde. Ce ne fut qu'après un mois ou deux de leçons et de négligence qu'elle
s'avisa de cet expédient pour me rendre plus assidu; car je n'ai jamais pu
prendre sur moi de l'être. Je me plaisais à mes leçons quand j'y étais, mais
je n'aimais pas être obligé de m'y rendre, ni que l'heure me commandât: en
toute chose la gêne et l'assujettissement me sont insupportables; ils me
feraient prendre en haine le plaisir même. On dit que chez les mahométans un
homme passe au point du jour dans les rues pour ordonner aux maris de rendre
le devoir à leurs femmes. Je serais un mauvais Turc à ces heures-là.
 
J'avais quelques écolières aussi dans la bourgeoisie, et une entre
autres qui fut la cause indirecte d'un changement de relation, dont j'ai à
parler, puisque enfin je dois tout dire. Elle était fille d'un épicier, et
se nommait mademoiselle Lard, vrai modèle d'une statue grecque, et que je
citerais pour la plus belle fille que j'aie jamais vue, s'il y avait quelque
véritable beauté sans vie et sans âme. Son indolence, sa froideur, son
insensibilité allaient à un point incroyable. Il était également impossible
de lui plaire et de la fâcher: et je suis persuadé que si l'on eût fait sur
elle quelque entreprise, elle aurait laissé faire, non par goût, mais par
stupidité. Sa mère, qui n'en voulait pas courir le risque, ne la quittait
pas d'un pas. En lui faisant apprendre à chanter, en lui donnant un jeune
maître, elle faisait tout de son mieux pour l'émoustiller; mais cela ne
réussit point. Tandis que le maître agaçait la fille, la mère agaçait le
maître, et cela ne réussissait pas beaucoup mieux. Madame Lard ajoutait à sa
vivacité naturelle toute celle que sa fille aurait dû avoir. C'était un
petit minois éveillé, chiffonné, marqué de petite vérole. Elle avait de
petits yeux très ardents, et un peu rouges, parce qu'elle y avait presque
toujours mal. Tous les matins, quand j'arrivais, je trouvais prêt mon café à
la crème; et la mère ne manquait jamais de m'accueillir par un baiser bien
appliqué sur la bouche, et que par curiosité j'aurais bien voulu rendre à la
fille, pour voir comment elle l'aurait pris. Au reste, tout cela se faisait
si simplement et si fort sans conséquence, que quand M. Lard était là, les
agaceries et les baisers n'en allaient pas moins leur train. C'était une
bonne pâte d'homme, le vrai père de sa fille, et que sa femme ne trompait
pas parce qu'il n'en était pas besoin.
 
Je me prêtais à toutes ces caresses avec ma balourdise ordinaire, les
prenant tout bonnement pour des marques de pure amitié. J'en étais pourtant
importuné quelquefois, car la vive madame Lard ne laissait pas d'être
exigeante; et si dans la journée j'avais passé devant la boutique sans
m'arrêter, il y aurait eu du bruit. Il fallait, quand j'étais pressé, que je
prisse un détour pour passer dans une autre rue, sachant bien qu'il n'était
pas aussi aisé de sortir de chez elle que d'y entrer.
 
Madame Lard s'occupait trop de moi pour que je ne m'occupasse point
d'elle. Ses attentions me touchaient beaucoup. J'en parlais à maman comme
d'une chose sans mystère: et quand il y en aurait eu, je ne lui en aurais
pas moins parlé; car lui taire un secret de quoi que ce fût ne m'eût pas été
possible; mon coeur était ouvert devant elle comme devant Dieu. Elle ne prit
pas tout à fait la chose avec la même simplicité que moi. Elle vit des
avances où je n'avais vu que des amitiés; elle jugea que madame Lard, se
faisant un point d'honneur de me laisser moins sot qu'elle ne m'avait
trouvé, parviendrait de manière ou d'autre à se faire entendre; et, outre
qu'il n'était pas juste qu'une autre femme se chargeât de l'instruction de
son élève, elle avait des motifs plus dignes d'elle pour me garantir des
pièges auxquels mon âge et mon état m'exposaient. Dans le même temps on m'en
tendit un d'une espèce plus dangereuse, auquel j'échappai, mais qui lui fit
sentir que les dangers qui me menaçaient sans cesse rendaient nécessaires
tous les préservatifs qu'elle y pouvait apporter.
 
Madame la comtesse de Menthon, mère d'une de mes écolières, était une
femme de beaucoup d'esprit, et passait pour n'avoir pas moins de méchanceté.
Elle avait été cause, à ce qu'on disait, de bien des brouilleries, et d'une
entre autres qui avait eu des suites fatales à la maison d'Antremont. Maman
avait été assez liée avec elle pour connaître son caractère: ayant très
innocemment inspiré du goût à quelqu'un sur qui madame de Menthon avait des
prétentions, elle resta chargée auprès d'elle du crime de cette préférence,
quoiqu'elle n'eût été ni recherchée ni acceptée; et madame de Menthon
chercha depuis lors à jouer à sa rivale plusieurs tours, dont aucun ne
réussit. J'en rapporterai un des plus comiques, par manière d'échantillon.
Elles étaient ensemble à la campagne avec plusieurs gentilshommes du
voisinage, et entre autres l'aspirant en question. Madame de Menthon dit un
jour à un de ces messieurs que madame de Warens n'était qu'une précieuse,
qu'elle n'avait point de goût, qu'elle se mettait mal, qu'elle couvrait sa
gorge comme une bourgeoise. Quant à ce dernier article, lui dit l'homme, qui
était un plaisant, elle a ses raisons, et je sais qu'elle a un gros vilain
rat empreint sur le sein, mais si ressemblant, qu'on dirait qu'il court. La
haine ainsi que l'amour rend crédule. Madame de Menthon résolut de tirer
parti de cette découverte; et un jour que maman était au jeu avec l'ingrat
favori de la dame, celle-ci prit son temps pour passer derrière sa rivale,
puis renversant à demi sa chaise elle découvrit adroitement son mouchoir:
mais, au lieu du gros rat, le monsieur ne vit qu'un objet fort différent,
qu'il n'était pas plus aisé d'oublier que de voir; et cela ne fit pas le
compte de la dame.
 
Je n'étais pas un personnage à occuper madame de Menthon, qui ne
voulait que des gens brillants autour d'elle: cependant elle fit quelque
attention à moi, non pour ma figure, dont assurément elle ne se souciait
point du tout, mais pour l'esprit qu'on me supposait, et qui m'eût pu rendre
utile à ses goûts. Elle en avait un assez vif pour la satire. Elle aimait à
faire des chansons et des vers sur les gens qui lui déplaisaient. Si elle
m'eût trouvé assez de talent pour lui aider à tourner ses vers, et assez de
complaisance pour les écrire, entre elle et moi nous aurions bientôt mis
Chambéri sens dessus dessous. On serait remonté à la source de ces libelles;
madame de Menthon se serait tirée d'affaire en me sacrifiant, et j'aurais
été enfermé pour le reste de mes jours peut-être, pour m'apprendre à faire
le Phébus avec les dames.
 
Heureusement rien de tout cela n'arriva. Madame de Menthon me retint à
dîner deux ou trois fois pour me faire causer, et trouva que je n'étais
qu'un sot. Je le sentais moi-même, et j'en gémissais, enviant les talents de
mon ami Venture, tandis que j'aurais dû remercier ma bêtise des périls dont
elle me sauvait. Je demeurai pour madame de Menthon le maître à chanter de
sa fille, et rien de plus; mais je vécus tranquille et toujours bien voulu
dans Chambéri. Cela valait mieux que d'être un bel esprit pour elle et un
serpent pour le reste du pays.
 
Quoi qu'il en soit, maman vit que pour m'arracher au péril de ma
jeunesse il était temps de me traiter en homme; et c'est ce qu'elle fit,
mais de la façon la plus singulière dont jamais femme se soit avisée en
pareille occasion. Je lui trouvai l'air plus grave et le propos plus moral
qu'à son ordinaire. A la gaieté folâtre dont elle entremêlait ordinairement
ses instructions, succéda tout à coup un ton toujours soutenu, qui n'était
ni familier ni sévère, mais qui semblait préparer une explication. Après
avoir cherché vainement en moi-même la raison de ce changement, je la lui
demandai; c'était ce qu'elle attendait. Elle me proposa une promenade au
petit jardin pour le lendemain: nous y fûmes dès le matin. Elle avait pris
ses mesures pour qu'on nous laissât seuls toute la journée: elle l'employa à
me préparer aux bontés qu'elle voulait avoir pour moi, non, comme une autre
femme, par du manège et des agaceries, mais par des entretiens pleins de
sentiment et de raison, plus faits pour m'instruire que pour me séduire, et
qui parlaient plus à mon coeur qu'à mes sens. Cependant, quelque excellents
et utiles que fussent les discours qu'elle me tint, et quoiqu'ils ne fussent
rien moins que froids et tristes, je n'y fis pas toute l'attention qu'ils
méritaient, et je ne les gravai pas dans ma mémoire comme j'aurais fait dans
tout autre temps. Son début, cet air de préparatif m'avait donné de
l'inquiétude: tandis qu'elle parlait, rêveur et distrait malgré moi, j'étais
moins occupé de ce qu'elle disait que de chercher à quoi elle en voulait
venir; et sitôt que je l'eus compris, ce qui ne me fut pas facile, la
nouveauté de cette idée, qui depuis que je vivais auprès d'elle ne m'était
pas venue une seule fois dans l'esprit, m'occupant alors tout entier, ne me
laissa plus le maître de penser à ce qu'elle me disait. Je ne pensais qu'à
elle, et je ne l'écoutais pas.
 
Vouloir rendre les jeunes gens attentifs à ce qu'on leur veut dire, en
leur montrant au bout un objet très intéressant pour eux, est un contresens
très ordinaire aux instituteurs, et que je n'ai pas évité moi-même dans mon
Émile. Le jeune homme, frappé de l'objet qu'on lui présente, s'en occupe
uniquement, et saute à pieds joints par-dessus vos discours préliminaires
pour aller d'abord où vous le menez trop lentement à son gré. Quand on veut
le rendre attentif, il ne faut pas se laisser pénétrer d'avance; et c'est en
quoi maman fut maladroite. Par une singularité qui tenait à son esprit
systématique, elle prit la précaution très vaine de faire ses conditions;
mais sitôt que j'en vis le prix, je ne les écoutai pas même, et je me
dépêchai de consentir à tout. Je doute même qu'en pareil cas il y ait sur la
terre entière un homme assez franc ou assez courageux pour oser marchander,
et une seule femme qui pût pardonner de l'avoir fait. Par suite de la même
bizarrerie, elle mit à cet accord les formalités les plus graves, et me
donna pour y penser huit jours, dont je l'assurai faussement que je n'avais
pas besoin: car, pour comble de singularité, je fus très aise de les avoir,
tant la nouveauté de ces idées m'avait frappé, et tant je sentais un
bouleversement dans les miennes qui me demandait du temps pour les arranger!
 
On croira que ces huit jours me durèrent huit siècles: tout au
contraire, j'aurais voulu qu'ils les eussent durés en effet. Je ne sais
comment décrire l'état où je me trouvais, plein d'un certain effroi mêlé
d'impatience, redoutant ce que je désirais, jusqu'à chercher quelquefois
tout de bon dans ma tête quelque honnête moyen d'éviter d'être heureux.
Qu'on se représente mon tempérament ardent et lascif, mon sang enflammé, mon
coeur enivré d'amour, ma vigueur, ma santé, mon âge. Qu'on pense que dans
cet état, altéré de la soif des femmes, je n'avais encore approché d'aucune;
que l'imagination, le besoin, la vanité, la curiosité se réunissaient pour
me dévorer de l'ardent désir d'être homme et de le paraître. Qu'on ajoute
surtout (car c'est ce qu'il ne faut pas qu'on oublie) que mon vif et tendre
attachement pour elle, loin de s'attiédir, n'avait fait qu'augmenter de jour
en jour; que je n'étais bien qu'auprès d'elle; que je ne m'en éloignais que
pour y penser; que j'avais le coeur plein, non seulement de ses bontés, de
son caractère aimable, mais de son sexe, de sa figure, de sa personne,
d'elle, en un mot, par tous les rapports sous lesquels elle pouvait m'être
chère. Et qu'on n'imagine pas que, pour dix ou douze ans que j'avais de
moins qu'elle, elle fût vieillie ou me parût l'être. Depuis cinq ou six ans
que j'avais éprouvé des transports si doux à sa première vue, elle était
réellement très peu changée, et ne me le paraissait point du tout. Elle a
toujours été charmante pour moi, et l'était encore pour tout le monde. Sa
taille seule avait pris un peu plus de rondeur. Du reste, c'était le même
oeil, le même teint, le même sein, les mêmes traits, les mêmes beaux cheveux
blonds, la même gaieté, tout jusqu'à la même voix, cette voix argentée de la
jeunesse, qui fit toujours sur moi tant d'impression, qu'encore aujourd'hui
je ne puis entendre sans émotion le son d'une jolie voix de fille.
 
Naturellement ce que j'avais à craindre dans l'attente de la possession
d'une personne si chérie était de l'anticiper, et de ne pouvoir assez
gouverner mes désirs et mon imagination pour rester maître de moi-même. On
verra que, dans un âge avancé, la seule idée de quelques légères faveurs qui
m'attendaient près de la personne aimée allumait mon sang à tel point qu'il
m'était impossible de faire impunément le court trajet qui me séparait
d'elle. Comment, par quel prodige, dans la fleur de ma jeunesse, eus-je si
peu d'empressement pour la première jouissance? Comment pus-je en voir
approcher l'heure avec plus de peine que de plaisir? Comment, au lieu des
délices qui devaient m'enivrer, sentais-je presque de la répugnance et des
craintes? Il n'y a point à douter que si j'avais pu me dérober à mon bonheur
avec bienséance, je ne l'eusse fait de tout mon coeur. J'ai promis des
bizarreries dans l'histoire de mon attachement pour elle; en voilà sûrement
une à laquelle on ne s'attendait pas.
 
Le lecteur, déjà révolté, juge qu'étant possédée par un autre homme,
elle se dégradait à mes yeux en se partageant, et qu'un sentiment de
mésestime attiédissait ceux qu'elle m'avait inspirés: il se trompe. Ce
partage, il est vrai, me faisait une cruelle peine, tant par une délicatesse
fort naturelle, que parce qu'en effet je le trouvais peu digne d'elle et de
moi; mais quant à mes sentiments pour elle il ne les altérait point, et je
peux jurer que jamais je ne l'aimai plus tendrement que quand je désirais si
peu la posséder. Je connaissais trop son coeur chaste et son tempérament de
glace pour croire un moment que le plaisir des sens eût aucune part à cet
abandon d'elle-même: j'étais parfaitement sûr que le seul soin de m'arracher
à des dangers autrement presque inévitables, et de me conserver tout entier
à moi et à mes devoirs, lui en faisait enfreindre un qu'elle ne regardait
pas du même oeil que les autres femmes, comme il sera dit ci-après. Je la
plaignais et je me plaignais. J'aurais voulu lui dire, non, maman, il n'est
pas nécessaire; je vous réponds de moi sans cela. Mais je n'osais,
premièrement parce que ce n'était pas une chose à dire, et puis parce qu'au
fond je sentais que cela n'était pas vrai, et qu'en effet il n'y avait
qu'une femme qui pût me garantir des autres femmes et me mettre à l'épreuve
des tentations. Sans désirer de la posséder, j'étais bien aise qu'elle
m'ôtât le désir d'en posséder d'autres; tant je regardais tout ce qui
pouvait me distraire d'elle comme un malheur.
 
La longue habitude de vivre ensemble et d'y vivre innocemment, loin
d'affaiblir mes sentiments pour elle, les avait renforcés, mais leur avait
en même temps donné une autre tournure qui les rendait plus affectueux, plus
tendres peut-être, mais moins sensuels. A force de l'appeler maman, à force
d'user avec elle de la familiarité d'un fils, je m'étais accoutumé à me
regarder comme tel. Je crois que voilà la véritable cause du peu
d'empressement que j'eus de la posséder, quoiqu'elle me fût si chère. Je me
souviens très bien que mes premiers sentiments, sans être plus vifs, étaient
plus voluptueux. A Annecy, j'étais dans l'ivresse; à Chambéri, je n'y étais
plus. Je l'aimais toujours aussi passionnément qu'il fût possible; mais je
l'aimais plus pour elle et moins pour moi, ou du moins je cherchais plus mon
bonheur que mon plaisir auprès d'elle: elle était pour moi plus qu'une
soeur, plus qu'une mère, plus qu'une amie, plus même qu'une maîtresse; et
c'était pour cela qu'elle n'était pas une maîtresse. Enfin, je l'aimais trop
pour la convoiter: voilà ce qu'il y a de plus clair dans mes idées.
 
Ce jour, plutôt redouté qu'attendu, vint enfin. Je promis tout, et je
ne mentis pas. Mon coeur confirmait mes engagements sans en désirer le prix.
Je l'obtins pourtant. Je me vis pour la première fois dans les bras d'une
femme, et d'une femme que j'adorais. Fus-je heureux? non, je goûtai le
plaisir. Je ne sais quelle invincible tristesse en empoisonnait le charme:
j'étais comme si j'avais commis un inceste. Deux ou trois fois, en la
pressant avec transport dans mes bras, j'inondai son sein de mes larmes.
Pour elle, elle n'était ni triste ni vive; elle était caressante et
tranquille. Comme elle était peu sensuelle et n'avait point recherché la
volupté, elle n'en eut pas les délices et n'en a jamais eu les remords.
 
Je le répète, toutes ses fautes lui vinrent de ses erreurs, jamais de
ses passions. Elle était bien née, son coeur était pur, elle aimait les
choses honnêtes, ses penchants étaient droits et vertueux, son goût était
délicat; elle était faite pour une élégance de moeurs qu'elle a toujours
aimée et qu'elle n'a jamais suivie, parce qu'au lieu d'écouter son coeur qui
la menait bien, elle écouta sa raison qui la menait mal. Quand des principes
faux l'ont égarée, ses vrais sentiments les ont toujours démentis: mais
malheureusement elle se piquait de philosophie, et la morale qu'elle s'était
faite gâta celle que son coeur lui dictait.
 
M. de Tavel, son premier amant, fut son maître de philosophie, et les
principes qu'il lui donna furent ceux dont il avait besoin pour la séduire.
La trouvant attachée à son mari, à ses devoirs, toujours froide,
raisonnante, et inattaquable par les sens, il l'attaqua par des sophismes,
et parvint à lui montrer ses devoirs auxquels elle était si attachée comme
un bavardage de catéchismes fait uniquement pour amuser les enfants; l'union
des sexes, comme l'acte le plus indifférent en soi; la fidélité conjugale,
comme une apparence obligatoire dont toute la moralité regardait l'opinion;
le repos des maris, comme la seule règle du devoir des femmes; en sorte que
des infidélités ignorées, nulles pour celui qu'elles offensaient, l'étaient
aussi pour la conscience: enfin il lui persuada que la chose en elle-même
n'était rien, qu'elle ne prenait d'existence que par le scandale, et que
toute femme qui paraissait sage, par cela seul l'était en effet. C'est ainsi
que le malheureux parvint à son but en corrompant la raison d'un enfant dont
il n'avait pu corrompre le coeur. Il en fut puni par la plus dévorante
jalousie, persuadé qu'elle le traitait lui-même comme il lui avait appris à
traiter son mari. Je ne sais s'il se trompait sur ce point. Le ministre
Perret passa pour son successeur. Ce que je sais, c'est que le tempérament
froid de cette jeune femme, qui l'aurait dû garantir de ce système, fut ce
qui l'empêcha dans la suite d'y renoncer. Elle ne pouvait concevoir qu'on
donnât tant d'importance à ce qui n'en avait point pour elle. Elle n'honora
jamais du nom de vertu une abstinence qui lui coûtait si peu.
 
Elle n'eût donc guère abusé de ce faux principe pour elle-même; mais
elle en abusa pour autrui, et cela par une autre maxime presque aussi
fausse, mais plus d'accord avec la bonté de son coeur. Elle a toujours cru
que rien n'attachait tant un homme à une femme que la possession; et
quoiqu'elle n'aimât ses amis que d'amitié, c'était d'une amitié si tendre
qu'elle employait tous les moyens qui dépendaient d'elle pour se les
attacher plus fortement. Ce qu'il y a d'extraordinaire est qu'elle a presque
toujours réussi. Elle était si réellement aimable que plus l'intimité dans
laquelle on vivait avec elle était grande, plus on y trouvait de nouveaux
sujets de l'aimer. Une autre chose digne de remarque est qu'après sa
première faiblesse elle n'a guère favorisé que des malheureux; les gens
brillants ont tous perdu leur peine auprès d'elle: mais il fallait qu'un
homme qu'elle commençait par plaindre fût bien peu aimable si elle ne
finissait par l'aimer. Quand elle se fit des choix peu dignes d'elle, bien
loin que ce fût par des inclinations basses, qui n'approchèrent jamais de
son noble coeur, ce fut uniquement par son caractère trop généreux, trop
humain, trop compatissant, trop sensible, qu'elle ne gouverna pas toujours
avec assez de discernement.
 
Si quelques principes faux l'ont égarée, combien n'en avait-elle pas
d'admirables dont elle ne se départait jamais! Par combien de vertu ne
rachetait-elle pas ses faiblesses, si l'on peut appeler de ce nom des
erreurs où les sens avaient si peu de part! Ce même homme qui la trompa sur
un point l'instruisit excellemment sur mille autres; et ses passions, qui
n'étaient pas fougueuses, lui permettant de suivre toujours ses lumières,
elle allait bien quand ses sophismes ne l'égaraient pas. Ses motifs étaient
louables jusque dans ses fautes: en s'abusant elle pouvait mal faire, mais
elle ne pouvait vouloir rien qui fût mal. Elle abhorrait la duplicité, le
mensonge: elle était juste, équitable, humaine, désintéressée, fidèle à sa
parole, à ses amis, à ses devoirs qu'elle reconnaissait pour tels, incapable
de vengeance et de haine, et ne concevant pas même qu'il y eût le moindre
mérite à pardonner. Enfin, pour revenir à ce qu'elle avait de moins
excusable, sans estimer ses faveurs ce qu'elles valaient, elle n'en fit
jamais un vil commerce; elle les prodiguait, mais elle ne les vendait pas,
quoiqu'elle fût sans cesse aux expédients pour vivre; et j'ose dire que si
Socrate put estimer Aspasie, il eût respecté madame de Warens.
 
Je sais d'avance qu'en lui donnant un caractère sensible et un
tempérament froid, je serai accusé de contradiction comme à l'ordinaire, et
avec autant de raison. Il se peut que la nature ait eu tort, et que cette
combinaison n'ait pas dû être; je sais seulement qu'elle a été. Tous ceux
qui ont connu madame de Warens, et dont un si grand nombre existe encore,
ont pu savoir qu'elle était ainsi. J'ose même ajouter qu'elle n'a connu
qu'un seul vrai plaisir au monde, c'était d'en faire à ceux qu'elle aimait.
Toutefois, permis à chacun d'argumenter là-dessus tout à son aise, et de
prouver doctement que cela n'est pas vrai. Ma fonction est de dire la
vérité, mais non pas de la faire croire.
 
J'appris peu à peu tout ce que je viens de dire dans les entretiens qui
suivirent notre union, et qui seuls la rendirent délicieuse. Elle avait eu
raison d'espérer que sa complaisance me serait utile; j'en tirai pour mon
instruction de grands avantages. Elle m'avait jusqu'alors parlé de moi seul
comme à un enfant. Elle commença de me traiter en homme, et me parla d'elle.
Tout ce qu'elle me disait m'était si intéressant, je m'en sentais si touché,
que, me repliant sur moi-même, j'appliquais à mon profit ses confidences
plus que je n'avais fait ses leçons. Quand on sent vraiment que le coeur
parle, le nôtre s'ouvre pour recevoir ses épanchements; et jamais toute la
morale d'un pédagogue ne vaudra le bavardage affectueux et tendre d'une
femme sensée, pour qui l'on a de l'attachement.
 
L'intimité dans laquelle je vivais avec elle l'ayant mise à portée de
m'apprécier plus avantageusement qu'elle n'avait fait, elle jugea que,
malgré mon air gauche, je valais la peine d'être cultivé pour le monde, et
que si je m'y montrais un jour sur un certain pied, je serais en état d'y
faire mon chemin. Sur cette idée, elle s'attachait non seulement à former
mon jugement, mais mon extérieur, mes manières, à me rendre aimable autant
qu'estimable; et s'il est vrai qu'on puisse allier les succès dans le monde
avec la vertu (ce que pour moi je ne crois pas), je suis sûr au moins qu'il
n'y a pour cela d'autre route que celle qu'elle avait prise, et qu'elle
voulait m'enseigner. Car madame de Warens connaissait les hommes, et savait
supérieurement l'art de traiter avec eux sans mensonge et sans imprudence,
sans les tromper et sans les fâcher. Mais cet art était dans son caractère
bien plus que dans ses leçons; elle savait mieux le mettre en pratique que
l'enseigner, et j'étais l'homme du monde le moins propre à l'apprendre.
Aussi tout ce qu'elle fit à cet égard fut-il, peu s'en faut, peine perdue,
de même que le soin qu'elle prit de me donner des maîtres pour la danse et
pour les armes. Quoique leste et bien pris dans ma taille, je ne pus
apprendre à danser un menuet. J'avais tellement pris, à cause de mes cors,
l'habitude de marcher du talon, que Roche ne put me la faire perdre; et
jamais, avec l'air assez ingambe, je n'ai pu sauter un médiocre fossé. Ce
fut encore pis à la salle d'armes. Après trois mois de leçon, je tirais
encore à la muraille, hors d'état de faire assaut, et jamais je n'eus le
poignet assez souple ou le bras assez ferme pour retenir mon fleuret quand
il plaisait au maître de me le faire sauter. Ajoutez que j'avais un dégoût
mortel pour cet exercice, et pour le maître qui tâchait de me l'enseigner.
Je n'aurais jamais cru qu'on pût être si fier de l'art de tuer un homme.
Pour mettre son vaste génie à ma portée, il ne s'exprimait que par des
comparaisons tirées de la musique, qu'il ne savait point. Il trouvait des
analogies frappantes entre les bottes de tierce et de quarte et les
intervalles musicaux du même nom. Quand il voulait faire une feinte, il me
disait de prendre garde à ce dièse, parce qu'anciennement les dièses
s'appelaient des feintes; quand il m'avait fait sauter de la main mon
fleuret, il disait en ricanant que c'était une pause. Enfin je ne vis de ma
vie un pédant plus insupportable que ce pauvre homme avec son plumet et son
plastron.
 
Je fis donc peu de progrès dans mes exercices, que je quittai bientôt
par pur dégoût; mais j'en fis davantage dans un art plus utile, celui d'être
content de mon sort, et de n'en pas désirer un plus brillant, pour lequel je
commençais à sentir que je n'étais pas né. Livré tout entier au désir de
rendre à maman la vie heureuse, je me plaisais toujours plus auprès d'elle;
et quand il fallait m'en éloigner pour courir en ville, malgré ma passion
pour la musique, je commençais à sentir la gêne de mes leçons.
 
J'ignore si Claude Anet s'aperçut de l'intimité de notre commerce. J'ai
lieu de croire qu'il ne lui fut pas caché. C'était un garçon très
clairvoyant, mais très discret, qui ne parlait jamais contre sa pensée, mais
qui ne la disait pas toujours. Sans me faire le moindre semblant qu'il fût
instruit, par sa conduite, il paraissait l'être; et cette conduite ne venait
sûrement pas de bassesse d'âme, mais de ce qu'étant entré dans les principes
de sa maîtresse, il ne pouvait désapprouver qu'elle agît conséquemment.
Quoique aussi jeune qu'elle, il était si mûr et si grave, qu'il nous
regardait presque comme deux enfants dignes d'indulgence, et nous le
regardions l'un et l'autre comme un homme respectable, dont nous avions
l'estime à ménager. Ce ne fut qu'après qu'elle lui fut infidèle que je
connus bien tout l'attachement qu'elle avait pour lui. Comme elle savait que
je ne pensais, ne sentais, ne respirais que par elle, elle me montrait
combien elle l'aimait, afin que je l'aimasse de même; et elle appuyait
encore moins sur son amitié pour lui que sur son estime, parce que c'était
le sentiment que je pouvais partager le plus pleinement. Combien de fois
elle attendrit nos coeurs et nous fit embrasser avec larmes, en nous disant
que nous étions nécessaires tous deux au bonheur de sa vie! Et que les
femmes qui liront ceci ne sourient pas malignement. Avec le tempérament
qu'elle avait, ce besoin n'était pas équivoque: c'était uniquement celui de
son coeur.
 
Ainsi s'établit entre nous trois une société sans autre exemple
peut-être sur la terre. Tous nos voeux, nos soins, nos coeurs étaient en
commun; rien n'en passait au delà de ce petit cercle. L'habitude de vivre
ensemble et d'y vivre exclusivement devint si grande, que si, dans nos
repas, un des trois manquait ou qu'il vînt un quatrième, tout était dérangé,
et, malgré nos liaisons particulières, les tête-à-tête nous étaient moins
doux que la réunion. Ce qui prévenait entre nous la gêne était une extrême
confiance réciproque, et ce qui prévenait l'ennui était que nous étions tous
fort occupés. Maman, toujours projetante et toujours agissante, ne nous
laissait guère oisifs ni l'un ni l'autre, et nous avions encore chacun pour
notre compte de quoi bien remplir notre temps. Selon moi, le désoeuvrement
n'est pas moins le fléau de la société que celui de la solitude. Rien ne
rétrécit plus l'esprit, rien n'engendre plus de riens, de rapports, de
paquets, de tracasseries, de mensonges, que d'être éternellement renfermés
vis-à-vis les uns des autres dans une chambre, réduits pour tout ouvrage à
la nécessité de babiller continuellement. Quand tout le monde est occupé,
l'on ne parle que quand on a quelque chose à dire; mais quand on ne fait
rien, il faut absolument parler toujours; et voilà de toutes les gênes la
plus incommode et la plus dangereuse. J'ose même aller plus loin, et je
soutiens que, pour rendre un cercle vraiment agréable, il faut non seulement
que chacun y fasse quelque chose, mais quelque chose qui demande un peu
d'attention. Faire des noeuds, c'est ne rien faire; et il faut tout autant
de soin pour amuser une femme qui fait des noeuds que celle qui tient les
bras croisés. Mais quand elle brode, c'est autre chose: elle s'occupe assez
pour remplir les intervalles du silence. Ce qu'il y a de choquant, de
ridicule, est de voir pendant ce temps une douzaine de flandrins se lever,
s'asseoir, aller, venir, pirouetter sur leurs talons, retourner deux cents
fois les magots de la cheminée, et fatiguer leur minerve à maintenir un
intarissable flux de paroles: la belle occupation! Ces gens-là, quoi qu'ils
fassent, seront toujours à charge aux autres et à eux-mêmes. Quand j'étais à
Motiers, j'allais faire des lacets chez mes voisines; si je retournais dans
le monde, j'aurais toujours dans ma poche un bilboquet, et j'en jouerais
toute la journée pour me dispenser de parler quand je n'aurais rien à dire.
Si chacun en faisait autant, les hommes deviendraient moins méchants, leur
commerce deviendrait plus sûr, et je pense, plus agréable. Enfin, que les
plaisants rient s'ils veulent, mais je soutiens que la seule morale à la
portée du présent siècle est la morale du bilboquet.
 
Au reste, on ne nous laissait guère le soin d'éviter l'ennui par
nous-mêmes, et les importuns nous en donnaient trop par leur affluence pour
nous en laisser quand nous restions seuls. L'impatience qu'ils m'avaient
donnée autrefois n'était pas diminuée, et toute la différence était que
j'avais moins de temps pour m'y livrer. La pauvre maman n'avait point perdu
son ancienne fantaisie d'entreprises et de système: au contraire, plus ses
besoins domestiques devenaient pressants, plus pour y pourvoir elle se
livrait à ses visions; moins elle avait de ressources présentes, plus elle
s'en forgeait dans l'avenir. Le progrès des ans ne faisait qu'augmenter en
elle cette manie; et à mesure qu'elle perdait le goût des plaisirs du monde
et de la jeunesse, elle le remplaçait par celui des secrets et des projets.
La maison ne désemplissait pas de charlatans, de fabricants, de souffleurs,
d'entrepreneurs de toute espèce, qui, distribuant par millions la fortune,
finissaient par avoir besoin d'un écu. Aucun ne sortait de chez elle à vide,
et l'un de mes étonnements est qu'elle ait pu suffire aussi longtemps à tant
de profusions sans en épuiser la source et sans lasser ses créanciers.
 
Le projet dont elle était le plus occupée au temps dont je parle, et
qui n'était pas le plus déraisonnable qu'elle eût formé, était de faire
établir à Chambéri un jardin royal de plantes, avec un démonstrateur
appointé; et l'on comprend d'avance à qui cette place était destinée. La
position de cette ville, au milieu des Alpes, était très favorable à la
botanique; et maman, qui facilitait toujours un projet par un autre, y
joignit celui d'un collège de pharmacie, qui véritablement paraissait très
utile dans un pays aussi pauvre, où les apothicaires sont presque les seuls
médecins. La retraite du proto-médecin Grossi à Chambéri, après la mort du
roi Victor, lui parut favoriser beaucoup cette idée, et la lui suggéra
peut-être. Quoi qu'il en soit, elle se mit à cajoler Grossi, qui pourtant
n'était pas trop cajolable; car c'était bien le plus caustique et le plus
brutal monsieur que j'aie jamais connu. On en jugera par deux ou trois
traits que je vais citer pour échantillon.
 
Un jour il était en consultation avec d'autres médecins, un entre
autres qu'on avait fait venir d'Annecy, et qui était le médecin ordinaire du
malade. Ce jeune homme, encore malappris pour un médecin, osa n'être pas de
l'avis de monsieur le proto. Celui-ci, pour toute réponse, lui demanda quand
il s'en retournait, par où il passait, et quelle voiture il prenait.
L'autre, après l'avoir satisfait, lui demande à son tour s'il y a quelque
chose pour son service. Rien, rien, dit Grossi, sinon que je veux m'aller
mettre à une fenêtre sur votre passage, pour avoir le plaisir de voir passer
un âne à cheval. Il était aussi avare que riche et dur. Un de ses amis lui
voulut un jour emprunter de l'argent avec de bonnes sûretés: Mon ami, lui
dit-il en lui serrant le bras et grinçant les dents, quand saint Pierre
descendrait du ciel pour m'emprunter dix pistoles, et qu'il me donnerait la
Trinité pour caution, je ne les lui prêterais pas. Un jour, invité à dîner
chez M. le comte Picon, gouverneur de Savoie, et très dévot, il arrive avant
l'heure; et S. Exc., alors occupée à dire le rosaire, lui en propose
l'amusement. Ne sachant trop que répondre, il fait une grimace affreuse et
se met à genoux; mais à peine avait-il récité deux Ave, que, n'y pouvant
plus tenir, il se lève brusquement, prend sa canne, et s'en va sans mot
dire. Le comte Picon court après lui, et lui crie: Monsieur Grossi! monsieur
Grossi! restez donc; vous avez là-bas à la broche une excellente bartavelle.
Monsieur le comte, lui répond l'autre en se retournant, vous me donneriez un
ange rôti que je ne resterais pas. Voilà quel était M. le proto-médecin
Grossi, que maman entreprit et vint à bout d'apprivoiser. Quoique
extrêmement occupé, il s'accoutuma à venir très souvent chez elle, prit Anet
en amitié, marqua faire cas de ses connaissances, en parlait avec estime,
et, ce qu'on n'aurait pas attendu d'un pareil ours, affectait de le traiter
avec considération pour effacer les impressions du passé. Car, quoique Anet
ne fût plus sur le pied d'un domestique, on savait qu'il l'avait été, et il
ne fallait pas moins que l'exemple et l'autorité de monsieur le
proto-médecin pour donner à son égard le ton qu'on n'aurait pas pris de tout
autre. Claude Anet, avec un habit noir, une perruque bien peignée, un
maintien grave et décent, une conduite sage et circonspecte, des
connaissances assez étendues en matière médicale et en botanique, et la
faveur d'un chef de la Faculté, pouvait raisonnablement espérer de remplir
avec applaudissement la place de démonstrateur royal des plantes, si
l'établissement projeté avait lieu; et réellement Grossi en avait goûté le
plan, l'avait adopté, et n'attendait pour le proposer à la cour que le
moment où la paix permettrait de songer aux choses utiles, et laisserait
disposer de quelque argent pour y pourvoir.
 
Mais ce projet, dont l'exécution m'eût probablement jeté dans la
botanique, pour laquelle il me semble que j'étais né, manqua par un de ces
coups inattendus qui renversent les desseins les mieux concertés. J'étais
destiné à devenir par degrés un exemple des misères humaines. On dirait que
la Providence, qui m'appelait à ces grandes épreuves, écartait de sa main
tout ce qui m'eût empêché d'y arriver. Dans une course qu'Anet avait fait au
haut des montagnes pour aller chercher du génépi, plante rare qui ne croît
que sur les Alpes, et dont M. Grossi avait besoin, ce pauvre garçon
s'échauffa tellement qu'il gagna une pleurésie dont le génépi ne put le
sauver, quoiqu'il y soit, dit-on, spécifique; et, malgré tout l'art de
Grossi, qui certainement était un très habile homme, malgré les soins
infinis que nous prîmes de lui, sa bonne maîtresse et moi, il mourut le
cinquième jour entre nos mains, après la plus cruelle agonie, durant
laquelle il n'eut d'autres exhortations que les miennes; et je les lui
prodiguai avec des élans de douleur et de zèle qui, s'il était en état de
m'entendre, devaient être de quelque consolation pour lui. Voilà comment je
perdis le plus solide ami que j'eus en toute ma vie: homme estimable et rare
en qui la nature tint lieu d'éducation, qui nourrit dans la servitude toutes
les vertus des grands hommes, et à qui peut-être il ne manqua, pour se
montrer tel à tout le monde, que de vivre et d'être placé.
 
Le lendemain, j'en parlais avec maman dans l'affliction la plus vive et
la plus sincère, et, tout d'un coup, au milieu de l'entretien, j'eus la vile
et indigne pensée que j'héritais de ses nippes, et surtout d'un bel habit
noir qui m'avait donné dans la vue. Je le pensai, par conséquent je le dis;
car près d'elle c'était pour moi la même chose. Rien ne lui fit mieux sentir
la perte qu'elle avait faite que ce lâche et odieux mot, le désintéressement
et la noblesse d'âme étant des qualités que le défunt avait éminemment
possédées. La pauvre femme, sans rien répondre, se tourna de l'autre côté et
se mit à pleurer. Chères et précieuses larmes! elles furent entendues et
coulèrent toutes dans mon coeur; elles y lavèrent jusqu'aux dernières traces
d'un sentiment bas et malhonnête. Il n'y en est jamais entré depuis ce
temps-là.
 
Cette perte causa à maman autant de préjudice que de douleur. Depuis ce
moment, ses affaires ne cessèrent d'aller en décadence. Anet était un garçon
exact et rangé, qui maintenait l'ordre dans la maison de sa maîtresse. On
craignait sa vigilance, et le gaspillage était moindre. Elle-même craignait
sa censure, et se contenait davantage dans ses dissipations. Ce n'était pas
assez pour elle de son attachement, elle voulait conserver son estime, et
elle redoutait le juste reproche qu'il osait quelquefois lui faire, qu'elle
prodiguait le bien d'autrui autant que le sien. Je pensais comme lui, je le
disais même; mais je n'avais pas le même ascendant sur elle, et mes discours
n'en imposaient pas comme les siens. Quand il ne fut plus, je fus bien forcé
de prendre sa place, pour laquelle j'avais aussi peu d'aptitude que de goût;
je la remplis mal. J'étais peu soigneux, j'étais fort timide; tout en
grondant à part moi, je laissais tout aller comme il allait. D'ailleurs,
j'avais bien obtenu la même confiance, mais non pas la même autorité. Je
voyais le désordre, j'en gémissais, je m'en plaignais, et je n'étais pas
écouté. J'étais trop jeune et trop vif pour avoir le droit d'être
raisonnable; et quand je voulais me mêler de faire le censeur, maman me
donnait de petits soufflets de caresses, m'appelait son petit Mentor, et me
forçait à reprendre le rôle qui me convenait.
 
Le sentiment profond de la détresse où ses dépenses peu mesurées
devaient nécessairement la jeter tôt ou tard me fit une impression d'autant
plus forte, qu'étant devenu l'inspecteur de sa maison, je jugeais par
moi-même de l'inégalité de la balance entre le doit et l'avoir. Je date de
cette époque le penchant à l'avarice que je me suis toujours senti depuis ce
temps-là. Je n'ai jamais été follement prodigue que par bourrasques; mais
jusqu'alors je ne m'étais jamais beaucoup inquiété si j'avais peu ou
beaucoup d'argent. Je commençai à faire cette attention, et à prendre du
souci de ma bourse. Je devenais vilain par un motif très noble; car, en
vérité, je ne songeais qu'à ménager à maman quelque ressource dans la
catastrophe que je prévoyais. Je craignais que ses créanciers ne fissent
saisir sa pension, qu'elle ne fût tout à fait supprimée, et je m'imaginais,
selon mes vues étroites, que mon petit magot lui serait alors d'un grand
secours. Mais pour le faire, et surtout pour le conserver, il fallait me
cacher d'elle; car il n'eût pas convenu, tandis qu'elle était aux
expédients, qu'elle eût su que j'avais de l'argent mignon. J'allais donc
cherchant par-ci par-là de petites caches où je fourrais quelques louis en
dépôt, comptant augmenter ce dépôt sans cesse jusqu'au moment de le mettre à
ses pieds. Mais j'étais si maladroit dans le choix de mes cachettes, qu'elle
les éventait toujours; puis, pour m'apprendre qu'elle les avait trouvées,
elle ôtait l'or que j'y avais mis, et en mettait davantage en autres
espèces. Je venais tout honteux rapporter à la bourse commune mon petit
trésor, et jamais elle ne manquait de l'employer en nippes ou meubles à mon
profit, comme épée d'argent, montre ou autre chose pareille.
 
Bien convaincu qu'accumuler ne me réussirait jamais et serait pour elle
une mince ressource, je sentis enfin que je n'en avais point d'autre contre
le malheur que je craignais que de me mettre en état de pourvoir par
moi-même à sa subsistance, quand, cessant de pourvoir à la mienne, elle
verrait le pain prêt à lui manquer. Malheureusement, jetant mes projets du
côté de mes goûts, je m'obstinais à chercher follement ma fortune dans la
musique; et, sentant naître des idées et des chants dans ma tête, je crus
qu'aussitôt que je serais en état d'en tirer parti, j'allais devenir un
homme célèbre, un Orphée moderne, dont les sons devaient attirer tout
l'argent du Pérou. Ce dont il s'agissait pour moi, commençant à lire
passablement la musique, était d'apprendre la composition. La difficulté
était de trouver quelqu'un pour me l'enseigner; car, avec mon Rameau seul,
je n'espérais pas y parvenir par moi-même; et depuis le départ de M. le
Maître, il n'y avait personne en Savoie qui entendît rien à l'harmonie.
 
Ici l'on va voir encore une de ces inconséquences dont ma vie est
remplie, et qui m'ont fait si souvent aller contre mon but, lors même que
j'y pensais tendre directement. Venture m'avait beaucoup parlé de l'abbé
Blanchard, son maître de composition, homme de mérite et d'un grand talent,
qui pour lors était maître de musique de la cathédrale de Besançon, et qui
l'est maintenant de la chapelle de Versailles. Je me mis en tête d'aller à
Besançon prendre leçon de l'abbé Blanchard; et cette idée me parut si
raisonnable, que je parvins à la faire trouver telle à maman. La voilà
travaillant à mon petit équipage, et cela avec la profusion qu'elle mettait
à toute chose. Ainsi, toujours avec le projet de prévenir une banqueroute et
de réparer dans l'avenir l'ouvrage de sa dissipation, je commençai dans le
moment même par lui causer une dépense de huit cents francs: j'accélérais sa
ruine pour me mettre en état d'y remédier. Quelque folle que fût cette
conduite, l'illusion était entière de ma part, et même de la sienne. Nous
étions persuadés l'un et l'autre, moi que je travaillais utilement pour
elle; elle que je travaillais utilement pour moi.
 
J'avais compté trouver Venture encore à Annecy, et lui demander une
lettre pour l'abbé Blanchard. Il n'y était plus. Il fallut, pour tout
renseignement, me contenter d'une messe à quatre parties, de sa composition
et de sa main, qu'il m'avait laissée. Avec cette recommandation, je vais à
Besançon, passant par Genève, où je fus voir mes parents, et par Nyon, où je
fus voir mon père, qui me reçut comme à son ordinaire et se chargea de me
faire parvenir ma malle, qui ne venait qu'après moi, parce que j'étais à
cheval. J'arrive à Besançon. L'abbé Blanchard me reçoit bien, me promet ses
instructions et m'offre ses services. Nous étions prêts à commencer, quand
j'apprends par une lettre de mon père que ma malle a été saisie et
confisquée aux Rousses, bureau de France sur les frontières de Suisse.
Effrayé de cette nouvelle, j'emploie les connaissances que je m'étais faites
à Besançon pour savoir le motif de cette confiscation; car, bien sûr de
n'avoir point de contrebande, je ne pouvais concevoir sur quel prétexte on
l'avait pu fonder. Je l'apprends enfin: il faut le dire, car c'est un fait
curieux.
 
Je voyais à Chambéri un vieux Lyonnais, fort bon homme, appelé M.
Duvivier, qui avait travaillé au visa sous la régence, et qui, faute
d'emploi, était venu travailler au cadastre. Il avait vécu dans le monde; il
avait des talents, quelque savoir, de la douceur, de la politesse; il savait
la musique: et comme j'étais de chambrée avec lui, nous nous étions liés de
préférence au milieu des ours mal léchés qui nous entouraient. Il avait à
Paris des correspondances qui lui fournissaient ces petits riens, ces
nouveautés éphémères qui courent on ne sait pourquoi, qui meurent on ne sait
comment, sans que jamais personne y repense quand on a cessé d'en parler.
Comme je le menais quelquefois dîner chez maman, il me faisait sa cour en
quelque sorte, et, pour se rendre agréable, il tâchait de me faire aimer ces
fadaises, pour lesquelles j'eus toujours un tel dégoût, qu'il ne m'est
arrivé de la vie d'en lire une à moi seul. Malheureusement, un de ces
maudits papiers resta dans la poche de veste d'un habit neuf que j'avais
porté deux ou trois fois pour être en règle avec les commis. Ce papier était
une parodie janséniste assez plate de la belle scène du Mithridate de
Racine. Je n'en avais pas lu dix vers, et l'avais laissé par oubli dans ma
poche. Voilà ce qui fit confisquer mon équipage. Les commis firent à la tête
de l'inventaire de cette malle un magnifique procès-verbal, où, supposant
que cet écrit venait de Genève pour être imprime et distribué en France, ils
s'étendaient en saintes invectives contre les ennemis de Dieu et de
l'Église, et en éloges de leur pieuse vigilance, qui avait arrêté
l'exécution de ce projet infernal. Ils trouvèrent sans doute que mes
chemises sentaient aussi l'hérésie, car, en vertu de ce terrible papier,
tout fut confisqué sans que jamais j'aie eu ni raison ni nouvelle de ma
pauvre pacotille. Les gens des fermes à qui l'on s'adressa demandaient tant
d'instructions, de renseignements, de certificats, de mémoires, que, me
perdant mille fois dans ce labyrinthe, je fus contraint de tout abandonner.
J'ai un vrai regret de n'avoir pas conservé le procès-verbal du bureau des
Rousses: c'était une pièce à figurer avec distinction parmi celles dont le
recueil doit accompagner cet écrit.
 
Cette perte me fit revenir à Chambéri tout de suite, sans avoir rien
fait avec l'abbé Blanchard; et, tout bien pesé, voyant le malheur me suivre
dans toutes mes entreprises, je résolus de m'attacher uniquement à maman, de
courir sa fortune, et de ne plus m'inquiéter inutilement d'un avenir auquel
je ne pouvais rien. Elle me reçut comme si j'avais rapporté des trésors,
remonta peu à peu ma petite garde-robe; et mon malheur, assez grand pour
l'un et pour l'autre, fut presque aussitôt oublié qu'arrivé.
 
Quoique ce malheur m'eût refroidi sur mes projets de musique, je ne
laissais pas d'étudier toujours mon Rameau; et, à force d'efforts, je
parvins enfin à l'entendre et à faire quelques petits essais de composition,
dont le succès m'encouragea. Le comte de Bellegarde, fils du marquis
d'Antremont, était revenu de Dresde après la mort du roi Auguste. Il avait
vécu longtemps à Paris: il aimait extrêmement la musique, et avait pris en
passion celle de Rameau. Son frère, le comte de Nangis, jouait du violon,
madame la comtesse de la Tour, leur soeur, chantait un peu. Tout cela mit à
Chambéri la musique à la mode, et l'on établit une manière de concert
public, dont on voulut d'abord me donner la direction: mais on s'aperçut
bientôt qu'elle passait mes forces, et l'on s'arrangea autrement. Je ne
laissais pas d'y donner quelques petits morceaux de ma façon, et entre
autres une cantate qui plut beaucoup. Ce n'était pas une pièce bien faite,
mais elle était pleine de chants nouveaux et de choses d'effet que l'on
n'attendait pas de moi. Ces messieurs ne purent croire que, lisant si mal la
musique, je fusse en état d'en composer de passable, et ils ne doutèrent pas
que je ne me fusse fait honneur du travail d'autrui. Pour vérifier la chose,
un matin M. de Nangis vint me trouver avec une cantate de Clérambault, qu'il
avait transposée, disait-il, pour la commodité de la voix, et à laquelle il
fallait faire une autre basse, la transposition rendant celle de Clérambault
impraticable sur l'instrument. Je répondis que c'était un travail
considérable, et qui ne pouvait être fait sur-le-champ. Il crut que je
cherchais une défaite, et me pressa de lui faire au moins la basse d'un
récitatif. Je la fis donc, mal sans doute, parce qu'en toute chose il me
faut, pour bien faire, mes aises et ma liberté; mais je la fis du moins dans
les règles: et comme il était présent, il ne put douter que je ne susse les
éléments de la composition. Ainsi je ne perdis pas mes écolières, mais je me
refroidis un peu sur la musique, voyant que l'on faisait un concert et que
l'on s'y passait de moi.
 
Ce fut à peu près dans ce temps-là que, la paix étant faite, l'armée
française repassa les monts. Plusieurs officiers vinrent voir maman, entre
autres M. le comte de Lautrec, colonel du régiment d'Orléans, depuis
plénipotentiaire à Genève, et enfin maréchal de France, auquel elle me
présenta. Sur ce qu'elle lui dit, il parut s'intéresser beaucoup à moi, et
me promit beaucoup de choses dont il ne s'est souvenu que la dernière année
de sa vie, lorsque je n'avais plus besoin de lui. Le jeune marquis de
Sennecterre, dont le père était alors ambassadeur à Turin, passa dans le
même temps à Chambéri. Il dîna chez madame de Menthon: j'y dînais aussi ce
jour-là. Après le dîner il fut question de musique: il la savait très bien.
L'opéra de Jephté était alors dans sa nouveauté; il en parla, on le fit
apporter. Il me fit frémir en me proposant d'exécuter à nous deux cet opéra;
et, tout en ouvrant le livre, il tomba sur ce morceau célèbre à deux
choeurs:
La terre, l'enfer, le ciel même,
Tout tremble devant le Seigneur.
Il me dit: Combien voulez-vous faire de parties? je ferai pour ma part ces
six-là. Je n'étais pas encore accoutumé à cette pétulance française, et
quoique j'eusse quelquefois ânonné des partitions, je ne comprenais pas
comment le même homme pouvait faire en même temps six parties, ni même deux.
Rien ne m'a plus coûté dans l'exercice de la musique que de sauter ainsi
légèrement d'une partie à l'autre, et d'avoir l'oeil à la fois sur toute une
partition. A la manière dont je me tirai de cette entreprise, M. de
Sennecterre dut être tenté de croire que je ne savais pas la musique. Ce fut
peut-être pour vérifier ce doute qu'il me proposa de noter une chanson qu'il
voulait donner à mademoiselle de Menthon. Je ne pouvais m'en défendre. Il
chanta la chanson; je l'écrivis, même sans le faire beaucoup répéter. Il la
lut ensuite, et trouva, comme il était vrai, qu'elle était très correctement
notée. Il avait vu mon embarras, il prit plaisir à faire valoir ce petit
succès. C'était pourtant une chose très simple. Au fond, je savais fort bien
la musique; je ne manquais que de cette vivacité du premier coup d'oeil que
je n'eus jamais sur rien, et qui ne s'acquiert en musique que par une
pratique consommée. Quoi qu'il en soit, je fus sensible à l'honnête soin
qu'il prit d'effacer dans l'esprit des autres et dans le mien la petite
honte que j'avais eue; et douze ou quinze ans après, me rencontrant avec lui
dans diverses maisons de Paris, je fus tenté plusieurs fois de lui rappeler
cette anecdote, et de lui montrer que j'en gardais le souvenir. Mais il
avait perdu les yeux depuis ce temps-là: je craignis de renouveler ses
regrets en lui rappelant l'usage qu'il en avait su faire, et je me tus.
 
Je touche au moment qui commence à lier mon existence passée avec la
présente. Quelques amitiés de ce temps-là prolongées jusqu'à celui-ci me
sont devenues bien précieuses. Elles m'ont souvent fait regretter cette
heureuse obscurité où ceux qui se disaient mes amis l'étaient et m'aimaient
pour moi, par pure bienveillance, non par la vanité d'avoir des liaisons
avec un homme connu, ou par le désir secret de trouver ainsi plus
d'occasions de lui nuire. C'est d'ici que je date ma première connaissance
avec mon vieux ami Gauffecourt, qui m'est toujours resté, malgré les efforts
qu'on a faits pour me l'ôter. Toujours resté! non. Hélas! je viens de le
perdre. Mais il n'a cessé de m'aimer qu'en cessant de vivre, et notre amitié
n'a fini qu'avec lui. M. de Gauffecourt était un des hommes les plus
aimables qui aient existé. Il était impossible de le voir sans l'aimer, et
de vivre avec lui sans s'y attacher tout à fait. Je n'ai vu de ma vie une
physionomie plus ouverte, plus caressante, qui eût plus de sérénité, qui
marquât plus de sentiment et d'esprit, qui inspirât plus de confiance.
Quelque réservé qu'on pût être, on ne pouvait, dès la première vue, se
défendre d'être aussi familier avec lui que si on l'eût connu depuis vingt
ans: et moi, qui avais tant de peine d'être à mon aise avec les nouveaux
visages, j'y fus avec lui du premier moment. Son ton, son accent, son propos
accompagnaient parfaitement sa physionomie. Le son de sa voix était net,
plein, bien timbré, une belle voix de basse étoffée et mordante, qui
remplissait l'oreille et sonnait au coeur. Il est impossible d'avoir une
gaieté plus égale et plus douce, des grâces plus vraies et plus simples, des
talents plus naturels et cultivés avec plus de goût. Joignez à cela un coeur
aimant, mais aimant un peu trop tout le monde, un caractère officieux avec
un peu de choix, servant ses amis avec zèle, ou plutôt se faisant l'ami des
gens qu'il pouvait servir, et sachant faire très adroitement ses propres
affaires en faisant très chaudement celles d'autrui. Gauffecourt était fils
d'un simple horloger, et avait été horloger lui-même. Mais sa figure et son
mérite l'appelaient dans une autre sphère où il ne tarda pas d'entrer. Il
fit connaissance avec M. de la Closure, résident de France à Genève, qui le
prit en amitié. Il lui procura à Paris d'autres connaissances qui lui furent
utiles, et par lesquelles il parvint à avoir la fourniture des sels du
Valais, qui lui valait vingt mille livres de rente. Sa fortune, assez belle,
se borna là du côté des hommes; mais du côté des femmes, la presse y était:
il eut à choisir, et fit ce qu'il voulut. Ce qu'il y eut de plus rare et de
plus honorable pour lui fut qu'ayant des liaisons dans tous les états, il
fut partout chéri, recherché de tout le monde, sans jamais être envié ni haï
de personne; et je crois qu'il est mort sans avoir eu de sa vie un seul
ennemi. Heureux homme! Il venait tous les ans aux bains d'Aix, où se
rassemble la bonne compagnie des pays voisins. Lié avec toute la noblesse de
Savoie, il venait d'Aix à Chambéri voir le comte de Bellegarde et son père
le marquis d'Antremont, chez qui maman fit et me fit faire connaissance avec
lui. Cette connaissance, qui semblait devoir n'aboutir à rien, et fut nombre
d'années interrompue, se renouvela dans l'occasion que je dirai, et devint
un véritable attachement. C'est assez pour m'autoriser à parler d'un ami
avec qui j'ai été si étroitement lié: mais quand je ne prendrais aucun
intérêt personnel à sa mémoire, c'était un homme si aimable et si
heureusement né, que, pour l'honneur de l'espèce humaine, je la croirais
toujours bonne à conserver. Cet homme si charmant avait pourtant ses défauts
ainsi que les autres, comme on pourra voir ci-après: mais s'il ne les eût
pas eus, peut-être eût-il été moins aimable. Pour le rendre intéressant
autant qu'il pouvait l'être, il fallait qu'on eût quelque chose à lui
pardonner.
 
Une autre liaison du même temps n'est pas éteinte, et me leurre encore
de cet espoir du bonheur temporel, qui meurt si difficilement dans le coeur
de l'homme. M. de Conzié, gentilhomme savoyard, alors jeune et aimable, eut
la fantaisie d'apprendre la musique, ou plutôt de faire connaissance avec
celui qui l'enseignait. Avec de l'esprit et du goût pour les belles
connaissances, M. de Conzié avait une douceur de caractère qui le rendait
très liant, et je l'étais beaucoup moi-même pour les gens en qui je la
trouvais. La liaison fut bientôt faite. Le germe de littérature et de
philosophie qui commençait à fermenter dans ma tête, et qui n'attendait
qu'un peu de culture et d'émulation pour se développer tout à fait, les
trouvait en lui. M. de Conzié avait peu de disposition pour la musique: ce
fut un bien pour moi; les heures des leçons se passaient à tout autre chose
qu'à solfier. Nous déjeunions, nous causions, nous lisions quelques
nouveautés, et pas un mot de musique. La correspondance de Voltaire avec le
prince royal de Prusse faisait du bruit alors: nous nous entretenions
souvent de ces deux hommes célèbres, dont l'un, depuis peu sur le trône,
s'annonçait déjà tel qu'il devait dans peu se montrer; et dont l'autre,
aussi décrié qu'il est admiré maintenant, nous faisait plaindre sincèrement
le malheur qui semblait le poursuivre, et qu'on voit si souvent être
l'apanage des grands talents. Le prince de Prusse avait été peu heureux dans
sa jeunesse; et Voltaire semblait fait pour ne l'être jamais. L'intérêt que
nous prenions à l'un et à l'autre s'étendait à tout ce qui s'y rapportait.
Rien de tout ce qu'écrivait Voltaire ne nous échappait. Le goût que je pris
à ces lectures m'inspira le désir d'apprendre à écrire avec élégance, et de
tâcher d'imiter le beau coloris de cet auteur, dont j'étais enchanté.
Quelque temps après parurent ses Lettres philosophiques. Quoiqu'elles ne
soient pas assurément son meilleur ouvrage, ce fut celui qui m'attira le
plus vers l'étude, et ce goût naissant ne s'éteignit plus depuis ce
temps-là.
 
Mais le moment n'était pas venu de m'y livrer tout de bon. Il me
restait encore une humeur un peu volage, un désir d'aller et venir qui
s'était plutôt borné qu'éteint, et que nourrissait le train de la maison de
madame de Warens, trop bruyant pour mon humeur solitaire. Ce tas d'inconnus
qui lui affluaient journellement de toutes parts, et la persuasion où
j'étais que ces gens-là ne cherchaient qu'à la duper chacun à sa manière, me
faisaient un vrai tourment de mon habitation. Depuis qu'ayant succédé à
Claude Anet dans la confidence de sa maîtresse, je suivais de plus près
l'état de ses affaires, j'y voyais un progrès en mal dont j'étais effrayé.
J'avais cent fois remontré, prié, pressé, conjuré, et toujours inutilement.
Je m'étais jeté à ses pieds; je lui avais fortement représenté la
catastrophe qui la menaçait; je l'avais vivement exhortée à réformer sa
dépense, à commencer par moi; à souffrir plutôt un peu tandis qu'elle était
encore jeune, que, multipliant toujours ses dettes et ses créanciers, de
s'exposer sur ses vieux jours à leurs vexations et à la misère. Sensible à
la sincérité de mon zèle, elle s'attendrissait avec moi et me promettait les
plus belles choses du monde. Un croquant arrivait-il, à l'instant tout était
oublié. Après mille épreuves de l'inutilité de mes remontrances, que me
restait-il à faire, que de détourner les yeux du mal que je ne pouvais
prévenir? Je m'éloignais de la maison dont je ne pouvais garder la porte; je
faisais de petits voyages à Nyon, à Genève, à Lyon, qui, m'étourdissant sur
ma peine secrète, en augmentaient en même temps le sujet par ma dépense. Je
puis jurer que j'en aurais souffert tous les retranchements avec joie, si
maman eût vraiment profité de cette épargne; mais certain que ce que je me
refusais passait à des fripons, j'abusais de sa facilité pour partager avec
eux, et, comme le chien qui revenait de la boucherie, j'emportais mon lopin
du morceau que je n'avais pu sauver.
 
Les prétextes ne me manquaient pas pour tous ces voyages, et maman
seule m'en eût fourni de reste, tant elle avait partout de liaisons, de
négociations, d'affaires, de commissions à donner à quelqu'un de sûr. Elle
ne demandait qu'à m'envoyer, je ne demandais qu'à aller: cela ne pouvait
manquer de faire une vie assez ambulante. Ces voyages me mirent à portée de
faire quelques bonnes connaissances, qui m'ont été dans la suite agréables
ou utiles; entre autres à Lyon celle de M. Perrichon, que je me reproche de
n'avoir pas assez cultivée, vu les bontés qu'il a eues pour moi; celle du
bon Parisot, dont je parlerai dans son temps; à Grenoble, celle de madame
Deybens et de madame la présidente de Bardonanche, femme de beaucoup
d'esprit, et qui m'eût pris en amitié si j'avais été à portée de la voir
plus souvent; à Genève, celle de M. de la Closure, résident de France, qui
me parlait souvent de ma mère, dont malgré la mort et le temps son coeur
n'avait pu se déprendre; celle des deux Barillot, dont le père, qui
m'appelait son petit-fils, était d'une société très aimable, et l'un des
plus dignes hommes que j'aie jamais connus. Durant les troubles de la
République, ces deux citoyens se jetèrent dans les deux partis contraires,
le fils, dans celui de la bourgeoisie; le père, dans celui des magistrats:
et lorsqu'on prit les armes en 1737, je vis, étant à Genève, le père et le
fils sortir armés de la même maison, l'un pour monter à l'hôtel de ville,
l'autre pour se rendre à son quartier, sûrs de se trouver deux heures après
l'un vis-à-vis de l'autre exposés à s'entr'égorger. Ce spectacle affreux me
fit une impression si vive, que je jurai de ne tremper jamais dans aucune
guerre civile, et de ne soutenir jamais au dedans la liberté par les armes,
ni de ma personne ni de mon aveu, si jamais je rentrais dans mes droits de
citoyen. Je me rends le témoignage d'avoir tenu ce serment dans une occasion
délicate; et l'on trouvera, du moins je le pense, que cette modération fut
de quelque prix.
 
Mais je n'en étais pas encore à cette première fermentation de
patriotisme que Genève en armes excita dans mon coeur. On jugera combien
j'en étais loin par un fait très grave à ma charge, que j'ai oublié de
mettre à sa place, et qui ne doit pas être omis.
 
Mon oncle Bernard était, depuis quelques années, passé dans la Caroline
pour y faire bâtir la ville de Charlestown, dont il avait donné le plan: il
y mourut peu après. Mon pauvre cousin était aussi mort au service du roi de
Prusse, et ma tante perdit ainsi son fils et son mari presque en même temps.
Ces pertes réchauffèrent un peu son amitié pour le plus proche parent qui
lui restât, et qui était moi. Quand j'allais à Genève je logeais chez elle,
et je m'amusais à fureter et feuilleter les livres et papiers que mon oncle
avait laissés. J'y trouvai beaucoup de pièces curieuses, et des lettres dont
assurément on ne se douterait pas. Ma tante, qui faisait peu de cas de ces
paperasses, m'eût laissé tout emporter si j'avais voulu. Je me contentai de
deux ou trois livres commentés de la main de mon grand-père Bernard le
ministre, et entre autres les Oeuvres posthumes de Rohault, in-4°, dont les
marges étaient pleines d'excellentes scolies qui me firent aimer les
mathématiques. Ce livre est resté parmi ceux de madame de Warens; j'ai
toujours été fâché de ne l'avoir pas gardé. A ces livres je joignis cinq ou
six mémoires manuscrits, et un seul imprimé, qui était du fameux Micheli
Ducret, homme d'un grand talent, savant, éclairé, mais trop remuant, traité
bien cruellement par les magistrats de Genève, et mort dernièrement dans la
forteresse d'Arberg, où il était enfermé depuis longues années, pour avoir,
disait-on, trempé dans la conspiration de Berne.
 
Ce mémoire était une critique assez judicieuse de ce grand et ridicule
plan de fortification qu'on a exécuté en partie à Genève, à la grande risée
des gens du métier, qui ne savent pas le but secret qu'avait le conseil dans
l'exécution de cette magnifique entreprise. M. Micheli, ayant été exclu de
la chambre des fortifications pour avoir blâmé ce plan, avait cru, comme
membre des deux-cents et même comme citoyen, pouvoir en dire son avis plus
au long; et c'était ce qu'il avait fait par ce mémoire, qu'il eut
l'imprudence de faire imprimer, mais non pas publier, car il n'en fit tirer
que le nombre d'exemplaires qu'il envoyait aux deux-cents, et qui furent
tous interceptés à la poste par ordre du petit conseil. Je trouvai ce
mémoire parmi les papiers de mon oncle, avec la réponse qu'il avait été
chargé d'y faire, et j'emportai l'un et l'autre. J'avais fait ce voyage peu
après ma sortie du cadastre, et j'étais demeuré en quelque liaison avec
l'avocat Coccelli, qui en était le chef. Quelque temps après, le directeur
de la douane s'avisa de me prier de lui tenir un enfant, et me donna madame
Coccelli pour commère. Les honneurs me tournaient la tête; et, fier
d'appartenir de si près à monsieur l'avocat, je tâchais de faire
l'important, pour me montrer digne de cette gloire.
 
Dans cette idée, je crus ne pouvoir rien faire de mieux que de lui
faire voir mon mémoire imprimé de M. Micheli, qui réellement était une pièce
rare, pour lui prouver que j'appartenais à des notables de Genève qui
savaient les secrets de l'Etat. Cependant, par une demi-réserve dont
j'aurais peine à rendre raison, je ne lui montrai point la réponse de mon
oncle à ce mémoire, peut-être parce qu'elle était manuscrite et qu'il ne
fallait à monsieur l'avocat que du moulé. Il sentit pourtant si bien le prix
de l'écrit que j'eus la bêtise de lui confier, que je ne pus jamais le
ravoir ni le revoir, et que, bien convaincu de l'inutilité de mes efforts,
je me fis un mérite de la chose, et transformai ce vol en présent. Je ne
doute pas un moment qu'il n'ait bien fait valoir à la cour de Turin cette
pièce plus curieuse cependant qu'utile, et qu'il n'ait eu grand soin de se
faire rembourser de manière ou d'autre de l'argent qu'il lui en avait dû
coûter pour l'acquérir. Heureusement, de tous les futurs contingents, un des
moins probables est qu'un jour le roi de Sardaigne assiégera Genève. Mais
comme il n'y a pas d'impossibilité à la chose, j'aurai toujours à reprocher
à ma sotte vanité d'avoir montré les plus grands défauts de cette place à
son plus ancien ennemi.
 
Je passai deux ou trois ans de cette façon entre la musique, les
magistères, les projets, les voyages, flottant incessamment d'une chose à
l'autre, cherchant à me fixer sans savoir à quoi, mais entraîné pourtant par
degrés vers l'étude, voyant des gens de lettres, entendant parler de
littérature, me mêlant quelquefois d'en parler moi-même, et prenant plutôt
le jargon des livres que la connaissance de leur contenu. Dans mes voyages
de Genève, j'allais de temps en temps voir en passant mon ancien bon ami M.
Simon, qui fomentait beaucoup mon émulation naissante par des nouvelles
toutes fraîches de la république des lettres, tirées de Baillet ou de
Colomiés. Je voyais beaucoup aussi à Chambéri un jacobin, professeur de
physique, bonhomme de moine dont j'ai oublié le nom, et qui faisait souvent
de petites expériences qui m'amusaient extrêmement. Je voulus, à son exemple
et aidé des Récréations mathématiques d'Ozanam, faire de l'encre de
sympathie. Pour cet effet, après avoir rempli une bouteille plus qu'à demi
de chaux vive, d'orpiment et d'eau, je la bouchai bien. L'effervescence
commença presque à l'instant très violemment. Je courus à la bouteille pour
la déboucher, mais je n'y fus pas à temps; elle me sauta au visage comme une
bombe. J'avalai de l'orpiment, de la chaux; j'en faillis mourir. Je restai
aveugle plus de six semaines; et j'appris ainsi à ne pas me mêler de
physique expérimentale sans en savoir les éléments.
 
Cette aventure m'arriva mal à propos pour ma santé, qui depuis quelque
temps s'altérait sensiblement. Je ne sais d'où venait qu'étant bien conformé
par le coffre, et ne faisant d'excès d'aucune espèce, je déclinais à vue
d'oeil. J'ai une assez bonne carrure, la poitrine large, mes poumons doivent
y jouer à l'aise; cependant j'avais la courte haleine, je me sentais
oppressé, je soupirais involontairement, j'avais des palpitations, je
crachais du sang, la fièvre lente survint, et je n'en ai jamais été bien
quitte. Comment peut-on tomber dans cet état à la fleur de l'âge, sans avoir
aucun viscère vicié, sans avoir rien fait pour détruire sa santé?
 
L'épée use le fourreau, dit-on quelquefois. Voilà mon histoire. Mes
passions m'ont fait vivre, et mes passions m'ont tué. Quelles passions?
dira-t-on. Des riens, les choses du monde les plus puériles, mais qui
m'affectaient comme s'il se fût agi de la possession d'Hélène ou du trône de
l'univers. D'abord les femmes. Quand j'en eus une, mes sens furent
tranquilles, mais mon coeur ne le fut jamais. Les besoins de l'amour me
dévoraient au sein de la jouissance. J'avais une tendre mère, une amie
chérie; mais il me fallait une maîtresse. Je me la figurais à sa place; je
me la créais de mille façons, pour me donner le change à moi-même. Si
j'avais cru tenir maman dans mes bras quand je l'y tenais, mes étreintes
n'auraient pas été moins vives, mais tous mes désirs se seraient éteints;
j'aurais sangloté de tendresse, mais je n'aurais pas joui. Jouir! ce sort
est-il fait pour l'homme? Ah! si jamais une seule fois en ma vie j'avais
goûté dans leur plénitude toutes les délices de l'amour, je n'imagine pas
que ma frêle existence eût pu suffire; je serais mort sur le fait.
 
J'étais donc brûlant d'amour sans objet; et c'est peut-être ainsi qu'il
épuise le plus. J'étais inquiet, tourmenté du mauvais état des affaires de
ma pauvre maman et de son imprudente conduite, qui ne pouvait manquer
d'opérer sa ruine totale en peu de temps. Ma cruelle imagination, qui va
toujours au-devant des malheurs, me montrait celui-là sans cesse dans tout
son excès et dans toutes ses suites. Je me voyais d'avance forcément séparé
par la misère de celle à qui j'avais consacré ma vie, et sans qui je n'en
pouvais jouir. Voilà comment j'avais toujours l'âme agitée. Les désirs et
les craintes me dévoraient alternativement.
 
La musique était pour moi une autre passion moins fougueuse, mais non
moins consumante par l'ardeur avec laquelle je m'y livrais, par l'étude
opiniâtre des obscurs livres de Rameau, par mon invincible obstination à
vouloir en charger ma mémoire qui s'y refusait toujours; par mes courses
continuelles, par les compilations immenses que j'entassais, passant très
souvent à copier les nuits entières. Et pourquoi m'arrêter aux choses
permanentes, tandis que toutes les folies qui passaient dans mon inconstante
tête, les goûts fugitifs d'un seul jour, un voyage, un concert, un souper,
une promenade à faire, un roman à lire, une comédie à voir, tout ce qui
était le moins du monde prémédité dans mes plaisirs ou dans mes affaires,
devenait pour moi tout autant de passions violentes, qui dans leur
impétuosité ridicule me donnaient le plus vrai tourment? La lecture des
malheurs imaginaires de Cléveland, faite avec fureur et souvent interrompue,
m'a fait faire, je crois, plus de mauvais sang que les miens.
 
Il y avait un Genevois nommé M. Bagueret, lequel avait été employé sous
Pierre le Grand à la cour de Russie; un des plus vilains hommes et des plus
grands fous que j'aie jamais vus, toujours plein de projets aussi fous que
lui, qui faisait tomber les millions comme la pluie, et à qui les zéros ne
coûtaient rien. Cet homme, étant venu à Chambéri pour quelque procès au
sénat, s'empara de maman comme de raison, et, pour ses trésors de zéros
qu'il lui prodiguait généreusement, tirait ses pauvres écus pièce à pièce.
Je ne l'aimais point: il le voyait; avec moi cela n'est pas difficile: il
n'y avait sorte de bassesse qu'il n'employât pour me cajoler. Il s'avisa de
me proposer d'apprendre les échecs, qu'il jouait un peu. J'essayai presque
malgré moi; et, après avoir tant bien que mal appris la marche, mon progrès
fut si rapide, qu'avant la fin de la première séance, je lui donnai la tour
qu'il m'avait donnée en commençant. Il ne m'en fallut pas davantage: me
voilà forcené des échecs. J'achète un échiquier, j'achète le Calabrois: je
m'enferme dans ma chambre, j'y passe les jours et les nuits à vouloir
apprendre par coeur toutes les parties, à les fourrer dans ma tête bon gré
mal gré, à jouer seul sans relâche et sans fin. Après deux ou trois mois de
ce beau travail et d'efforts inimaginables, je vais au café, maigre, jaune,
et presque hébété. Je m'essaye, je rejoue avec M. Bagueret: il me bat une
fois, deux fois, vingt fois; tant de combinaisons s'étaient brouillées dans
ma tête, et mon imagination s'était si bien amortie, que je ne voyais plus
qu'un nuage devant moi. Toutes les fois qu'avec le livre de Philidor ou
celui de Stamma j'ai voulu m'exercer à étudier des parties, la même chose
m'est arrivée; et après m'être épuisé de fatigue, je me suis trouvé plus
faible qu'auparavant. Du reste, que j'aie abandonné les échecs, ou qu'en
jouant je me sois remis en haleine, je n'ai jamais avancé d'un cran depuis
cette première séance, et je me suis toujours retrouvé au même point où
j'étais en la finissant. Je m'exercerais des milliers de siècles que je
finirais par pouvoir donner la tour à Bagueret, et rien de plus. Voilà du
temps bien employé! direz-vous. Et je n'y en ai pas employé peu. Je ne finis
ce premier essai que quand je n'eus plus la force de continuer. Quand
j'allai me montrer sortant de ma chambre, j'avais l'air d'un déterré, et,
suivant le même train, je n'aurais pas resté déterré longtemps. On
conviendra qu'il est difficile, et surtout dans l'ardeur de la jeunesse,
qu'une pareille tête laisse toujours le corps en santé.
 
L'altération de la mienne agit sur mon humeur et tempéra l'ardeur de
mes fantaisies. Me sentant affaiblir, je devins plus tranquille, et perdis
un peu la fureur des voyages. Plus sédentaire, je fus pris, non de l'ennui,
mais de la mélancolie; les vapeurs succédèrent aux passions; ma langueur
devint tristesse; je pleurais et soupirais à propos de rien; je sentais la
vie m'échapper sans l'avoir goûtée; je gémissais sur l'état où je laissais
ma pauvre maman, sur celui où je la voyais prête à tomber; je puis dire que
la quitter et la laisser à plaindre était mon unique regret. Enfin je tombai
tout à fait malade. Elle me soigna comme jamais mère n'a soigné son enfant;
et cela lui fit du bien à elle-même, en faisant diversion aux projets et
tenant écartés les projeteurs. Quelle douce mort, si alors elle fût venue!
Si j'avais peu goûté les biens de la vie, j'en avais peu senti les malheurs.
Mon âme paisible pouvait partir sans le sentiment cruel de l'injustice des
hommes, qui empoisonne la vie et la mort. J'avais la consolation de me
survivre dans la meilleure moitié de moi-même; c'était à peine mourir. Sans
les inquiétudes que j'avais sur son sort, je serais mort comme j'aurais pu
m'endormir, et ces inquiétudes mêmes avaient un objet affectueux et tendre
qui en tempérait l'amertume. Je lui disais: Vous voilà dépositaire de tout
mon être; faites en sorte qu'il soit heureux. Deux ou trois fois, quand
j'étais le plus mal, il m'arriva de me lever dans la nuit et de me traîner à
sa chambre, pour lui donner, sur sa conduite, des conseils, j'ose dire
pleins de justesse et de sens, mais où l'intérêt que je prenais à son sort
se marquait mieux que toute autre chose. Comme si les pleurs étaient ma
nourriture et mon remède, je me fortifiais de ceux que je versais auprès
d'elle, avec elle, assis sur son lit, et tenant ses mains dans les miennes.
Les heures coulaient dans ces entretiens nocturnes, et je m'en retournais en
meilleur état que je n'étais venu: content et calme dans les promesses
qu'elle m'avait faites, dans les espérances qu'elle m'avait données, je
m'endormais là-dessus avec la paix du coeur et la résignation à la
Providence. Plaise à Dieu qu'après tant de sujets de haïr la vie, après tant
d'orages qui ont agité la mienne et qui ne m'en font plus qu'un fardeau, la
mort qui doit la terminer me soit aussi peu cruelle qu'elle me l'eût été
dans ce moment-là!
 
A force de soins, de vigilance et d'incroyables peines, elle me sauva;
et il est certain qu'elle seule pouvait me sauver. J'ai peu de foi à la
médecine des médecins, mais j'en ai beaucoup à celle des vrais amis; les
choses dont notre bonheur dépend se font toujours beaucoup mieux que toutes
les autres. S'il y a dans la vie un sentiment délicieux, c'est celui que
nous éprouvâmes d'être rendus l'un à l'autre. Notre attachement mutuel n'en
augmenta pas, cela n'était pas possible; mais il prit je ne sais quoi de
plus intime, de plus touchant dans sa grande simplicité. Je devenais tout à
fait son oeuvre, tout à fait son enfant, et plus que si elle eût été ma
vraie mère. Nous commençâmes, sans y songer, à ne plus nous séparer l'un de
l'autre, à mettre en quelque sorte toute notre existence en commun; et,
sentant que réciproquement nous nous étions non seulement nécessaires, mais
suffisants, nous nous accoutumâmes à ne plus penser à rien d'étranger à
nous, à borner absolument notre bonheur et tous nos désirs à cette
possession mutuelle et peut-être unique parmi les humains, qui n'était
point, comme je l'ai dit, celle de l'amour, mais une possession plus
essentielle, qui, sans tenir aux sens, au sexe, à l'âge, à la figure, tenait
à tout ce par quoi l'on est soi, et qu'on ne peut perdre qu'en cessant
d'être.
 
A quoi tint-il que cette précieuse crise n'amenât le bonheur du reste
de ses jours et des miens? Ce ne fut pas à moi, je m'en rends le consolant
témoignage. Ce ne fut pas non plus à elle, du moins à sa volonté. Il était
écrit que bientôt l'invincible naturel reprendrait son empire. Mais ce fatal
retour ne se fit pas tout d'un coup. Il y eut, grâce au ciel, un intervalle,
court et précieux intervalle, qui n'a pas fini par ma faute, et dont je ne
me reprocherai pas d'avoir mal profité.
 
Quoique guéri de ma grande maladie, je n'avais pas repris ma vigueur.
Ma poitrine n'était pas rétablie; un reste de fièvre durait toujours, et me
tenait en langueur. Je n'avais plus de goût à rien qu'à finir mes jours près
de celle qui m'était chère, à la maintenir dans ses bonnes résolutions, à
lui faire sentir en quoi consistait le vrai charme d'une vie heureuse, à
rendre la sienne telle, autant qu'il dépendait de moi. Mais je voyais, je
sentais même que, dans une maison sombre et triste, la continuelle solitude
du tête-à-tête deviendrait à la fin triste aussi. Le remède à cela se
présenta comme de lui-même. Maman m'avait ordonné le lait, et voulait que
j'allasse le prendre à la campagne. J'y consentis, pourvu qu'elle y vînt
avec moi. Il n'en fallut pas davantage pour la déterminer: il ne s'agit plus
que du choix du lieu. Le jardin du faubourg n'était pas proprement à la
campagne: entouré de maisons et d'autres jardins, il n'avait point les
attraits d'une retraite champêtre. D'ailleurs, après la mort d'Anet, nous
avions quitté ce jardin pour raison d'économie, n'ayant plus à coeur d'y
tenir des plantes, et d'autres vues nous faisant peu regretter ce réduit.
 
Profitant maintenant du dégoût que je lui trouvai pour la ville, je lui
proposai de l'abandonner tout à fait, et de nous établir dans une solitude
agréable, dans quelque petite maison assez éloignée pour dérouter les
importuns. Elle l'eût fait, et ce parti que son bon ange et le mien me
suggéraient nous eût vraisemblablement assuré des jours heureux et
tranquilles jusqu'au moment où la mort devait nous séparer. Mais cet état
n'était pas celui où nous étions appelés. Maman devait éprouver toutes les
peines de l'indigence et du mal-être, après avoir passé sa vie dans
l'abondance, pour la lui faire quitter avec moins de regret; et moi, par un
assemblage de maux de toute espèce, je devais être un jour en exemple à
quiconque, inspiré du seul amour du bien public et de la justice, ose, fort
de sa seule innocence, dire ouvertement la vérité aux hommes, sans s'étayer
par des cabales, sans s'être fait des partis pour le protéger.
 
Une malheureuse crainte la retint. Elle n'osa quitter sa vilaine
maison, de peur de fâcher le propriétaire. Ton projet de retraite est
charmant, me dit-elle, et fort de mon goût; mais dans cette retraite il faut
vivre. En quittant ma prison je risque de perdre mon pain; et quand nous
n'en aurons plus dans les bois, il en faudra bien retourner chercher à la
ville. Pour avoir moins besoin d'y venir, ne la quittons pas tout à fait.
Payons cette petite pension au comte de Saint-Laurent, pour qu'il me laisse
la mienne. Cherchons quelque réduit assez loin de la ville pour vivre en
paix et assez près pour y revenir toutes les fois qu'il sera nécessaire.
Ainsi fut fait. Après avoir un peu cherché, nous nous fixâmes aux
Charmettes, une terre de M. de Conzié, à la porte de Chambéri, mais retirée
et solitaire comme si l'on était à cent lieues. Entre deux coteaux assez
élevés est un petit vallon nord et sud, au fond duquel coule une rigole
entre des cailloux et des arbres. Le long de ce vallon, à mi-côte, sont
quelques maisons éparses, fort agréables pour quiconque aime un asile un peu
sauvage et retiré. Après avoir essayé deux ou trois fois de ces maisons,
nous choisîmes enfin la plus jolie, appartenant à un gentilhomme qui était
au service, appelé M. Noiret. La maison était très logeable. Au-devant était
un jardin en terrasse, une vigne au-dessus, un verger au-dessous; vis-à-vis
un petit bois de châtaigniers, une fontaine à portée; plus haut, dans la
montagne, des prés pour l'entretien du bétail, enfin tout ce qu'il fallait
pour le petit ménage champêtre que nous y voulions établir. Autant que je
puis me rappeler les temps et les dates, nous en prîmes possession vers la
fin de l'été de 1736. J'étais transporté le premier jour que nous y
couchâmes. O maman! dis-je à cette chère amie en l'embrassant et l'inondant
de larmes d'attendrissement et de joie, ce séjour est celui du bonheur et de
l'innocence. Si nous ne les trouvons pas ici l'un avec l'autre, il ne les
faut chercher nulle part.
 
 
 
== LIVRE SIXIÈME ==
 
1736
Hoc erat in votis: modus agri non ita magnus,
Hortus ubi, et tecto vicinus jugis aquae fons;
Et paulum sylvae super his foret...
Je ne puis pas ajouter:
Auctius atque
Di melius fecere;
 
mais n'importe, il ne m'en fallait pas davantage; il ne m'en fallait pas
même la propriété: c'était assez pour moi de la jouissance; et il y a
longtemps que j'ai dit et senti que le propriétaire et le possesseur sont
souvent deux personnes très différentes, même en laissant à part les maris
et les amants.
 
Ici commence le court bonheur de ma vie; ici viennent les paisibles
mais rapides moments qui m'ont donné le droit de dire que j'ai vécu. Moments
précieux et si regrettés! ah! recommencez pour moi votre aimable cours;
coulez plus lentement dans mon souvenir, s'il est possible, que vous ne
fîtes réellement dans votre fugitive succession. Comment ferai-je pour
prolonger à mon gré ce récit si touchant et si simple, pour redire toujours
les mêmes choses, et n'ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant, que je
ne m'ennuyais moi-même en les recommençant sans cesse? Encore si tout cela
consistait en faits, en actions, en paroles, je pourrais le décrire et le
rendre en quelque façon; mais comment dire ce qui n'était ni dit ni fait, ni
pensé même, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d'autre objet
de mon bonheur que ce sentiment même? Je me levais avec le soleil, et
j'étais heureux; je me promenais, et j'étais heureux; je voyais maman, et
j'étais heureux; je la quittais, et j'étais heureux; je parcourais les bois,
les coteaux, j'errais dans les vallons, je lisais, j'étais oisif, je
travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j'aidais au ménage, et le
bonheur me suivait partout: il n'était dans aucune chose assignable, il
était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un seul instant.
 
Rien de tout ce qui m'est arrivé durant cette époque chérie, rien de ce
que j'ai fait, dit et pensé tout le temps qu'elle a duré n'est échappé de ma
mémoire. Les temps qui précèdent et qui suivent me reviennent par
intervalles; je me les rappelle inégalement et confusément; mais je me
rappelle celui-là tout entier comme s'il durait encore. Mon imagination, qui
dans ma jeunesse allait toujours en avant, et maintenant rétrograde,
compense par ces doux souvenirs l'espoir que j'ai pour jamais perdu. Je ne
vois plus rien dans l'avenir qui me tente; les seuls retours du passé
peuvent me flatter, et ces retours si vifs et si vrais dans l'époque dont je
parle me font souvent vivre heureux malgré mes malheurs.
 
Je donnerai de ces souvenirs un seul exemple qui pourra faire juger de
leur force et de leur vérité. Le premier jour que nous allâmes coucher aux
Charmettes, maman était en chaise à porteurs, et je la suivais à pied. Le
chemin monte: elle était assez pesante, et craignant de trop fatiguer ses
porteurs, elle voulut descendre à peu près à moitié chemin, pour faire le
reste à pied. En marchant, elle vit quelque chose de bleu dans la haie, et
me dit: Voilà de la pervenche encore en fleur. Je n'avais jamais vu de la
pervenche, je ne me baissai pas pour l'examiner, et j'ai la vue trop courte
pour distinguer à terre des plantes de ma hauteur. Je jetai seulement en
passant un coup d'oeil sur celle-là, et près de trente ans se sont passés
sans que j'aie revu de la pervenche ou que j'y aie fait attention. En 1764,
étant à Cressier avec mon ami M. du Peyrou, nous montions une petite
montagne au sommet de laquelle il a un joli salon qu'il appelle avec raison
Belle-Vue. Je commençais alors d'herboriser un peu. En montant et regardant
parmi les buissons, je pousse un cri de joie: Ah! voilà de la pervenche! et
c'en était en effet. Du Peyrou s'aperçut du transport, mais il en ignorait
la cause; il l'apprendra, je l'espère, lorsqu'un jour il lira ceci. Le
lecteur peut juger, par l'impression d'un si petit objet, de celle que m'ont
faite tous ceux qui se rapportent à la même époque.
 
Cependant l'air de la campagne ne me rendit point ma première santé.
J'étais languissant; je le devins davantage. Je ne pus supporter le lait; il
fallut le quitter. C'était alors la mode de l'eau pour tout remède; je me
mis à l'eau, et si peu discrètement, qu'elle faillit me guérir, non de mes
maux, mais de la vie. Tous les matins en me levant, j'allais à la fontaine
avec un grand gobelet, et j'en buvais successivement en me promenant la
valeur de deux bouteilles. Je quittai tout à fait le vin à mes repas. L'eau
que je buvais était un peu crue et difficile à passer, comme sont la plupart
des eaux des montagnes. Bref, je fis si bien, qu'en moins de deux mois je me
détruisis totalement l'estomac, que j'avais eu très bon jusqu'alors. Ne
digérant plus, je compris qu'il ne fallait plus espérer de guérir. Dans ce
même temps il m'arriva un accident aussi singulier par lui-même que par ses
suites, qui ne finiront qu'avec moi.
 
Un matin que je n'étais pas plus mal qu'à l'ordinaire, en dressant une
petite table sur son pied, je sentis dans tout mon corps une révolution
subite et presque inconcevable. Je ne saurais mieux la comparer qu'à une
espèce de tempête qui s'éleva dans mon sang et gagna dans l'instant tous mes
membres. Mes artères se mirent à battre d'une si grande force, que non
seulement je sentais leur battement, mais que je l'entendais même, et
surtout celui des carotides. Un grand bruit d'oreilles se joignit à cela, et
ce bruit était triple ou plutôt quadruple, savoir: un bourdonnement grave et
sourd, un murmure plus clair comme d'une eau courante, un sifflement très
aigu, et le battement que je viens de dire, et dont je pouvais aisément
compter les coups sans me tâter le pouls ni toucher mon corps de mes mains.
Ce bruit interne était si grand, qu'il m'ôta la finesse d'ouïe que j'avais
auparavant, et me rendit non tout à fait sourd, mais dur d'oreille, comme je
le suis depuis ce temps-là.
 
On peut juger de ma surprise et de mon effroi. Je me crus mort; je me
mis au lit: le médecin fut appelé; je lui contai mon cas en frémissant, et
le jugeant sans remède. Je crois qu'il en pensa de même; mais il fit son
métier. Il m'enfila de longs raisonnements où je ne compris rien du tout;
puis, en conséquence de sa sublime théorie, il commença in anima vili la
cure expérimentale qu'il lui plut de tenter. Elle était si pénible, si
dégoûtante et opérait si peu, que je m'en lassai bientôt; et au bout de
quelques semaines, voyant que je n'étais ni mieux ni pis, je quittai le lit
et repris ma vie ordinaire avec mon battement d'artères et mes
bourdonnements, qui depuis ce temps-là, c'est-à-dire depuis trente ans, ne
m'ont pas quitté une minute.
 
J'avais été jusqu'alors grand dormeur. La totale privation du sommeil
qui se joignit à tous ces symptômes, et qui les a constamment accompagnés
jusqu'ici, acheva de me persuader qu'il me restait peu de temps à vivre.
Cette persuasion me tranquillisa pour un temps sur le soin de guérir. Ne
pouvant prolonger ma vie, je résolus de tirer du peu qu'il m'en restait tout
le parti qu'il m'était possible; et cela se pouvait par une singulière
faveur de la nature, qui, dans un état si funeste, m'exemptait des douleurs
qu'il semblait devoir m'attirer. J'étais importuné de ce bruit, mais je n'en
souffrais pas: il n'était accompagné d'aucune autre incommodité habituelle
que de l'insomnie durant les nuits, et en tout temps d'une courte haleine
qui n'allait pas jusqu'à l'asthme, et ne se faisait sentir que quand je
voulais courir ou agir un peu fortement.
 
Cet accident, qui devait tuer mon corps, ne tua que mes passions; et
j'en bénis le ciel chaque jour, par l'heureux effet qu'il produisit sur mon
âme. Je puis bien dire que je ne commençai de vivre que quand je me regardai
comme un homme mort. Donnant leur véritable prix aux choses que j'allais
quitter, je commençai de m'occuper de soins plus nobles, comme par
anticipation sur ceux que j'aurais bientôt à remplir et que j'avais fort
négligés jusqu'alors. J'avais souvent travesti la religion à ma mode, mais
je n'avais jamais été tout à fait sans religion. Il m'en coûta moins de
revenir à ce sujet, si triste pour tant de gens, mais si doux pour qui s'en
fait un objet de consolation et d'espoir. Maman me fut, en cette occasion,
beaucoup plus utile que tous les théologiens ne me l'auraient été.
 
Elle, qui mettait toute chose en système, n'avait pas manqué d'y mettre
aussi la religion; et ce système était composé d'idées très disparates, les
unes très saines, les autres très folles, de sentiments relatifs à son
caractère et de préjugés venus de son éducation. En général, les croyants
font Dieu comme ils sont eux-mêmes; les bons le font bon, les méchants le
font méchant; les dévots, haineux et bilieux, ne voient que l'enfer, parce
qu'ils voudraient damner tout le monde; les âmes aimantes et douces n'y
croient guère; et l'un des étonnements dont je ne reviens point est de voir
le bon Fénelon en parler dans son Télémaque, comme s'il y croyait tout de
bon: mais j'espère qu'il mentait alors; car enfin, quelque véridique qu'on
soit, il faut bien mentir quelquefois quand on est évêque. Maman ne mentait
pas avec moi; et cette âme sans fiel, qui ne pouvait imaginer un Dieu
vindicatif et toujours courroucé, ne voyait que clémence et miséricorde où
les dévots ne voient que justice et punition. Elle disait souvent qu'il n'y
aurait point de justice en Dieu d'être juste envers nous, parce que, ne nous
ayant pas donné ce qu'il faut pour l'être, ce serait redemander plus qu'il
n'a donné. Ce qu'il y avait de bizarre était que sans croire à l'enfer, elle
ne laissait pas de croire au purgatoire. Cela venait de ce qu'elle ne savait
que faire des âmes des méchants, ne pouvant ni les damner ni les mettre avec
les bons jusqu'à ce qu'ils le fussent devenus; et il faut avouer qu'en
effet, et dans ce monde et dans l'autre, les méchants sont toujours bien
embarrassants.
 
Autre bizarrerie. On voit que toute la doctrine du péché originel et de
la rédemption est détruite par ce système, que la base du christianisme
vulgaire en est ébranlée, et que le catholicisme au moins ne peut subsister.
Maman, cependant, était bonne catholique, ou prétendait l'être, et il est
sûr qu'elle le prétendait de très bonne foi. Il lui semblait qu'on
expliquait trop littéralement et trop durement l'Écriture. Tout ce qu'on y
lit des tourments éternels lui paraissait comminatoire ou figuré. La mort de
Jésus-Christ lui paraissait un exemple de charité vraiment divine, pour
apprendre aux hommes à aimer Dieu et à s'aimer entre eux de même. En un mot,
fidèle à la religion qu'elle avait embrassée, elle admettait sincèrement
toute la profession de foi; mais quand on venait à la discussion de chaque
article, il se trouvait qu'elle croyait tout autrement que l'Église,
toujours en s'y soumettant. Elle avait là-dessus une simplicité de coeur,
une franchise plus éloquente que des ergoteries, et qui souvent embarrassait
jusqu'à son confesseur; car elle ne lui déguisait rien. Je suis bonne
catholique, lui disait-elle, je veux toujours l'être; j'adopte de toutes les
puissances de mon âme les décisions de la sainte mère Église. Je ne suis pas
maîtresse de ma foi, mais je le suis de ma volonté. Je la soumets sans
réserve, et je veux tout croire. Que me demandez-vous de plus?
 
Quand il n'y aurait point eu de morale chrétienne, je crois qu'elle
l'aurait suivie, tant elle s'adaptait bien à son caractère. Elle faisait
tout ce qui était ordonné; mais elle l'eût fait de même quand il n'aurait
pas été ordonné. Dans les choses indifférentes, elle aimait à obéir; et s'il
ne lui eût pas été permis, prescrit même de faire gras, elle aurait fait
maigre entre Dieu et elle, sans que la prudence eût eu besoin d'y entrer
pour rien. Mais toute cette morale était subordonnée aux principes de M. de
Tavel, ou plutôt elle prétendait n'y rien voir de contraire. Elle eût couché
tous les jours avec vingt hommes en repos de conscience, et sans même en
avoir plus de scrupule que de désir. Je sais que force dévotes ne sont pas,
sur ce point, plus scrupuleuses; mais la différence est qu'elles sont
séduites par leurs passions, et qu'elle ne l'était que par ses sophismes.
Dans les conversations les plus touchantes, et j'ose dire les plus
édifiantes, elle fût tombée sur ce point sans changer ni d'air ni de ton,
sans se croire en contradiction avec elle-même. Elle l'eût même interrompue
au besoin pour le fait, et puis l'eût reprise avec la même sérénité
qu'auparavant; tant elle était intimement persuadée que tout cela n'était
qu'une maxime de police sociale dont toute personne sensée pouvait faire
l'interprétation, l'application, l'exception, selon l'esprit de la chose,
sans le moindre risque d'offenser Dieu. Quoique sur ce point je ne fusse
assurément pas de son avis, j'avoue que je n'osais le combattre, honteux du
rôle peu galant qu'il m'eût fallu faire pour cela. J'aurais bien cherché
d'établir la règle pour les autres, en tâchant de m'en excepter; mais, outre
que son tempérament prévenait assez l'abus de ses principes, je sais qu'elle
n'était pas femme à prendre le change, et que réclamer l'exception pour moi
c'était la lui laisser pour tous ceux qu'il lui plairait. Au reste, je
compte ici par occasion cette inconséquence avec les autres, quoiqu'elle ait
eu toujours peu d'effet dans sa conduite, et qu'alors elle n'en eût point du
tout: mais j'ai promis d'exposer fidèlement ses principes, et je veux tenir
cet engagement. Je reviens à moi.
 
Trouvant en elle toutes les maximes dont j'avais besoin pour garantir
mon âme des terreurs de la mort et de ses suites, je puisais avec sécurité
dans cette source de confiance. Je m'attachais à elle plus que je n'avais
jamais fait; j'aurais voulu transporter tout en elle ma vie, que je sentais
prête à m'abandonner. De ce redoublement d'attachement pour elle, de la
persuasion qu'il me restait peu de temps à vivre, de ma profonde sécurité
sur mon sort à venir, résultait un état habituel très calme, et sensuel
même, en ce qu'amortissant toutes les passions qui portent au loin nos
craintes et nos espérances, il me laissait jouir sans inquiétude et sans
trouble du peu de jours qui m'étaient laissés. Une chose contribuait à les
rendre plus agréables: c'était le soin de nourrir son goût pour la campagne
par tous les amusements que j'y pouvais rassembler. En lui faisant aimer son
jardin, sa basse-cour, ses pigeons, ses vaches, je m'affectionnais moi-même
à tout cela; et ces petites occupations, qui remplissaient ma journée sans
troubler ma tranquillité, me valurent mieux que le lait et tous les remèdes
pour conserver ma pauvre machine et la rétablir même autant que cela se
pouvait.
 
Les vendanges, la récolte des fruits nous amusèrent le reste de cette
année, et nous attachèrent de plus en plus à la vie rustique, au milieu des
bonnes gens dont nous étions entourés. Nous vîmes arriver l'hiver avec grand
regret, et nous retournâmes à la ville comme nous serions allés en exil; moi
surtout, qui, doutant de revoir le printemps, croyais dire adieu pour
toujours aux Charmettes. Je ne les quittai pas sans baiser la terre et les
arbres, et sans me retourner plusieurs fois en m'en éloignant. Ayant quitté
depuis longtemps mes écolières, ayant perdu le goût des amusements et des
sociétés de la ville, je ne sortais plus, je ne voyais plus personne,
excepté maman et M. Salomon, devenu depuis peu son médecin et le mien,
honnête homme, homme d'esprit, grand cartésien, qui parlait assez bien du
système du monde, et dont les entretiens agréables et instructifs me
valurent mieux que toutes ses ordonnances. Je n'ai jamais pu supporter ce
sot et niais remplissage des conversations ordinaires; mais des
conversations utiles et solides m'ont toujours fait grand plaisir, et je ne
m'y suis jamais refusé. Je pris beaucoup de goût à celles de M. Salomon: il
me semblait que j'anticipais avec lui sur ces hautes connaissances que mon
âme allait acquérir quand elle aurait perdu ses entraves. Ce goût que
j'avais pour lui s'étendit aux sujets qu'il traitait, et je commençai de
rechercher les livres qui pouvaient m'aider à le mieux entendre. Ceux qui
mêlaient la dévotion aux sciences m'étaient les plus convenables: tels
étaient particulièrement ceux de l'Oratoire et de Port-Royal. Je me mis à
les lire, ou plutôt à les dévorer. Il m'en tomba dans les mains un du P.
Lamy, intitulé Entretiens sur les sciences. C'était une espèce
d'introduction à la connaissance des livres qui en traitent. Je le lus et
relus cent fois; je résolus d'en faire mon guide. Enfin je me sentis
entraîné peu à peu, malgré mon état, ou plutôt par mon état, vers l'étude,
avec une force irrésistible; et tout en regardant chaque jour comme le
dernier de mes jours, j'étudiais avec autant d'ardeur que si j'avais dû
toujours vivre. On disait que cela me faisait du mal: je crois, moi, que
cela me fit du bien, et non seulement à mon âme, mais à mon corps; car cette
application, pour laquelle je me passionnais, me devint si délicieuse, que,
ne pensant plus à mes maux, j'en étais beaucoup moins affecté. Il est
pourtant vrai que rien ne me procurait un soulagement réel; mais, n'ayant
pas de douleurs vives, je m'accoutumais à languir, à ne pas dormir, à penser
au lieu d'agir, et enfin à regarder le dépérissement successif et lent de ma
machine comme un progrès inévitable que la mort seule pouvait arrêter.
 
Non seulement cette opinion me détacha de tous les vains soins de la
vie, mais elle me délivra de l'importunité des remèdes, auxquels on m'avait
jusqu'alors soumis malgré moi. Salomon, convaincu que ses drogues ne
pouvaient me sauver, m'en épargna le déboire, et se contenta d'amuser la
douleur de ma pauvre maman avec quelques-unes de ces ordonnances
indifférentes qui leurrent l'espoir du malade et maintiennent le crédit du
médecin. Je quittai l'étroit régime: je repris l'usage du vin et tout le
train de vie d'un homme en santé, selon la mesure de mes forces, sobre sur
toute chose, mais ne m'abstenant de rien. Je sortis même, et recommençai
d'aller voir mes connaissances, surtout M. de Conzié, dont le commerce me
plaisait fort. Enfin, soit qu'il me parût beau d'apprendre jusqu'à ma
dernière heure, soit qu'un reste d'espoir de vivre se cachât au fond de mon
coeur, l'attente de la mort, loin de ralentir mon goût pour l'étude,
semblait l'animer; et je me pressais d'amasser un peu d'acquis pour l'autre
monde, comme si j'avais cru n'y avoir que celui que j'aurais emporté. Je
pris en affection la boutique d'un libraire appelé Bouchard, où se rendaient
quelques gens de lettres; et le printemps que j'avais cru ne pas revoir
étant proche, je m'assortis de quelques livres pour les Charmettes, en cas
que j'eusse le bonheur d'y retourner.
 
J'eus ce bonheur, et j'en profitai de mon mieux. La joie avec laquelle
je vis les premiers bourgeons est inexprimable. Revoir le printemps était
pour moi ressusciter en paradis. A peine les neiges commençaient à fondre,
que nous quittâmes notre cachot; et nous fûmes assez tôt aux Charmettes pour
y avoir les prémices du rossignol. Dès lors je ne crus plus mourir; et
réellement il est singulier que je n'aie jamais fait de grandes maladies à
la campagne. J'y ai beaucoup souffert, mais je n'y ai jamais été alité.
Souvent j'ai dit, me sentant plus mal qu'à l'ordinaire: Quand vous me verrez
prêt à mourir, portez-moi à l'ombre d'un chêne, je vous promets que j'en
reviendrai.
 
Quoique faible, je repris mes fonctions champêtres, mais d'une manière
proportionnée à mes forces. J'eus un vrai chagrin de ne pouvoir faire le
jardin tout seul; mais quand j'avais donné six coups de bêche, j'étais hors
d'haleine, la sueur me ruisselait, je n'en pouvais plus. Quand j'étais
baissé, mes battements redoublaient, et le sang me montait à la tête avec
tant de force qu'il fallait bien vite me redresser. Contraint de me borner à
des soins moins fatigants, je pris entre autres celui du colombier, et je
m'y affectionnai si fort que j'y passais souvent plusieurs heures de suite
sans m'y ennuyer un moment. Le pigeon est fort timide, et difficile à
apprivoiser; cependant je vins à bout d'inspirer aux miens tant de
confiance, qu'ils me suivaient partout et se laissaient prendre quand je
voulais. Je ne pouvais paraître au jardin ni dans la cour sans en avoir à
l'instant deux ou trois sur les bras, sur la tête; et enfin, malgré tout le
plaisir j'y prenais, ce cortège me devint si incommode, que je fus obligé de
leur ôter cette familiarité. J'ai toujours pris un singulier plaisir à
apprivoiser les animaux, surtout ceux qui sont craintifs et sauvages. Il me
paraissait charmant de leur inspirer une confiance que je n'ai jamais
trompée: je voulais qu'ils m'aimassent en liberté.
 
J'ai dit que j'avais apporté des livres: j'en fis usage, mais d'une
manière moins propre à m'instruire qu'à m'accabler. La fausse idée que
j'avais des choses me persuadait que, pour lire un livre avec fruit, il
fallait avoir toutes les connaissances qu'il supposait, bien éloigné de
penser que souvent l'auteur ne les avait pas lui-même, et qu'il les puisait
dans d'autres livres à mesure qu'il en avait besoin. Avec cette folle idée,
j'étais arrêté à chaque instant, forcé de courir incessamment d'un livre à
l'autre; et quelquefois, avant d'être à la dixième page de celui que je
voulais étudier, il m'eût fallu épuiser des bibliothèques. Cependant je
m'obstinai si bien à cette extravagante méthode, que j'y perdis un temps
infini, et faillis à me brouiller la tête au point de ne pouvoir plus ni
rien voir ni rien savoir. Heureusement je m'aperçus que j'enfilais une
fausse route qui m'égarait dans un labyrinthe immense, et j'en sortis avant
d'y être tout à fait perdu.
 
Pour peu qu'on ait un vrai goût pour les sciences, la première chose
qu'on sent en s'y livrant c'est leur liaison, qui fait qu'elles s'attirent,
s'aident, s'éclairent mutuellement, et que l'une ne peut se passer de
l'autre. Quoique l'esprit humain ne puisse suffire à toutes, et qu'il en
faille toujours préférer une comme la principale, si l'on n'a quelque notion
des autres, dans la sienne même on se trouve souvent dans l'obscurité. Je
sentis que ce que j'avais entrepris était bon et utile en lui-même, qu'il
n'y avait que la méthode à changer. Prenant d'abord l'Encyclopédie, j'allais
la divisant dans ses branches. Je vis qu'il fallait faire tout le contraire,
les prendre chacune séparément, et les poursuivre chacune à part jusqu'au
point où elles se réunissent. Ainsi, je revins à la synthèse ordinaire; mais
j'y revins en homme qui sait ce qu'il fait. La méditation me tenait en cela
lieu de connaissances et une réflexion très naturelle aidait à me bien
guider. Soit que je vécusse ou que je mourusse, je n'avais point de temps à
perdre. Ne rien savoir à près de vingt-cinq ans, et vouloir tout apprendre,
c'est s'engager à bien mettre le temps à profit. Ne sachant à quel point le
sort ou la mort pouvaient arrêter mon zèle, je voulais, à tout événement,
acquérir des idées de toutes choses, tant pour sonder mes dispositions
naturelles que pour juger par moi-même de ce qui méritait le mieux d'être
cultivé.
 
Je trouvai dans l'exécution de ce plan un autre avantage auquel je
n'avais pas pensé, celui de mettre beaucoup de temps à profit. Il faut que
je ne sois pas né pour l'étude, car une longue application me fatigue à tel
point qu'il m'est impossible de m'occuper une demi-heure de suite avec force
du même sujet, surtout en suivant les idées d'autrui; car il m'est arrivé
quelquefois de me livrer plus longtemps aux miennes, et même avec assez de
succès. Quand j'ai suivi durant quelques pages un auteur qu'il faut lire
avec application, mon esprit l'abandonne et se perd dans les nuages. Si je
m'obstine, je m'épuise inutilement, les éblouissements me prennent, je ne
vois plus rien; mais que des sujets différents se succèdent, même sans
interruption, l'un me délasse de l'autre, et, sans avoir besoin de relâche,
je les suis plus aisément. Je mis à profit cette observation dans mon plan
d'études, et je les entremêlai tellement que je m'occupais tout le jour, et
ne me fatiguais jamais. Il est vrai que les soins champêtres et domestiques
faisaient des diversions utiles; mais, dans ma ferveur croissante, je
trouvai bientôt le moyen d'en ménager encore le temps pour l'étude, et de
m'occuper à la fois de deux choses, sans songer que chacune en allait moins
bien.
 
Dans tant de menus détails qui me charment et dont j'excède souvent mon
lecteur, je mets pourtant une discrétion dont il ne se douterait guère, si
je n'avais soin de l'en avertir. Ici, par exemple, je me rappelle avec
délices tous les différents essais que je fis pour distribuer mon temps de
façon que j'y trouvasse à la fois autant d'agrément et d'utilité qu'il était
possible; et je puis dire que ce temps, où je vivais dans la retraite et
toujours malade, fut celui de ma vie où je fus le moins oisif et le moins
ennuyé. Deux ou trois mois se passèrent ainsi à tâter la pente de mon
esprit, et à jouir, dans la belle saison de l'année et dans un lieu qu'elle
rendait enchanté, du charme de la vie dont je sentais si bien le prix, de
celui d'une société aussi libre que douce, si l'on peut donner le nom de
société à une aussi parfaite union, et de celui des belles connaissances que
je me proposais d'acquérir; car c'était pour moi comme si je les avais déjà
possédées, ou plutôt c'était mieux encore, puisque le plaisir d'apprendre
entrait pour beaucoup dans mon bonheur.
 
Il faut passer sur ces essais, qui tous étaient pour moi des
jouissances, mais trop simples pour pouvoir être expliquées. Encore un coup,
le vrai bonheur ne se décrit pas, il se sent, et se sent d'autant mieux
qu'il peut le moins se décrire, parce qu'il ne résulte pas d'un recueil de
faits, mais qu'il est un état permanent. Je me répète souvent; mais je me
répéterais bien davantage, si je disais la même chose autant de fois qu'elle
me vient dans l'esprit. Quand enfin mon train de vie souvent changé eut pris
un cours uniforme, voici à peu près quelle en fut la distribution.
 
Je me levais tous les matins avant le soleil; je montais par un verger
voisin dans un très joli chemin qui était au-dessus de la vigne et suivait
la côte jusqu'à Chambéri. Là, tout en me promenant, je faisais ma prière qui
ne consistait pas en un vain balbutiement de lèvres, mais dans une sincère
élévation de coeur à l'auteur de cette aimable nature dont les beautés
étaient sous mes yeux. Je n'ai jamais aimé à prier dans la chambre; il me
semble que les murs et tous ces petits ouvrages des hommes s'interposent
entre Dieu et moi. J'aime à le contempler dans ses oeuvres, tandis que mon
coeur s'élève à lui. Mes prières étaient pures, je puis le dire, et dignes
par là d'être exaucées. Je ne demandais pour moi, et pour celle dont mes
voeux ne me séparaient jamais, qu'une vie innocente et tranquille, exempte
du vice, de la douleur, des pénibles besoins, la mort des justes, et leur
sort dans l'avenir. Du reste, cet acte se passait plus en admiration et en
contemplation qu'en demandes; et je savais qu'auprès du dispensateur des
vrais biens, le meilleur moyen d'obtenir ceux qui nous sont nécessaires est
moins de les demander que de les mériter. Je revenais en me promenant par un
assez grand tour, occupé à considérer avec intérêt et volupté les objets
champêtres dont j'étais environné, les seuls dont l'oeil et le coeur ne se
lassent jamais. Je regardais de loin s'il était jour chez maman: quand je
voyais son contrevent ouvert, je tressaillais de joie et j'accourais; s'il
était fermé, j'entrais au jardin en attendant qu'elle fût réveillée,
m'amusant à repasser ce que j'avais appris la veille ou à jardiner. Le
contrevent s'ouvrait, j'allais l'embrasser dans son lit, souvent encore à
moitié endormie; et cet embrassement, aussi pur que tendre, tirait de son
innocence même un charme qui n'est jamais joint à la volupté des sens.
 
Nous déjeunions ordinairement avec du café au lait. C'était le temps de
la journée où nous étions le plus tranquilles, où nous causions le plus à
notre aise. Ces séances, pour l'ordinaire assez longues, m'ont laissé un
goût vif pour les déjeuners; et je préfère infiniment l'usage d'Angleterre
et de Suisse, où le déjeuner est un vrai repas qui rassemble tout le monde,
à celui de France, où chacun déjeune seul dans sa chambre, ou le plus
souvent ne déjeune point du tout. Après une heure ou deux de causerie,
j'allais à mes livres jusqu'au dîner. Je commençais par quelque livre de
philosophie, comme la Logique de Port-Royal, l'Essai de Locke, Malebranche,
Leibnitz, Descartes, etc. Je m'aperçus bientôt que tous ces auteurs étaient
entre eux en contradiction presque perpétuelle, et je formai le chimérique
projet de les accorder, qui me fatigua beaucoup et me fit perdre bien du
temps. Je me brouillais la tête et je n'avançais point. Enfin, renonçant
encore à cette méthode, j'en pris une infiniment meilleure, et à laquelle
j'attribue tout le progrès que je puis avoir fait, malgré mon défaut de
capacité; car il est certain que j'en eus toujours fort peu pour l'étude. En
lisant chaque auteur, je me fis une loi d'adopter et suivre toutes ses idées
sans y mêler les miennes ni celles d'un autre, et sans jamais disputer avec
lui. Je me dis: Commençons par me faire un magasin d'idées, vraies ou
fausses, mais nettes, en attendant que ma tête en soit assez fournie pour
pouvoir les comparer et choisir. Cette méthode n'est pas sans inconvénient,
je le sais; mais elle m'a réussi dans l'objet de m'instruire. Au bout de
quelques années passées à ne penser exactement que d'après autrui, sans
réfléchir pour ainsi dire et presque sans raisonner, je me suis trouvé un
assez grand fonds d'acquis pour me suffire à moi-même, et penser sans le
secours d'autrui. Alors, quand les voyages et les affaires m'ont ôté les
moyens de consulter les livres, je me suis amusé à repasser et comparer ce
que j'avais lu, à peser chaque chose à la balance de la raison, et à juger
quelquefois mes maîtres. Pour avoir commencé tard à mettre en exercice ma
faculté judiciaire, je n'ai pas trouvé qu'elle eût perdu sa vigueur; et
quand j'ai publié mes propres idées, on ne m'a pas accusé d'être un disciple
servile, et de jurer in verba magistri.
 
Je passais de là à la géométrie élémentaire; car je n'ai jamais été
plus loin, m'obstinant à vouloir vaincre mon peu de mémoire à force de
revenir cent et cent fois sur mes pas et de recommencer incessamment la même
marche. Je ne goûtai pas celle d'Euclide, qui cherche plutôt la chaîne des
démonstrations que la liaison des idées; je préférai la géométrie du P.
Lamy, qui dès lors devint un de mes auteurs favoris, et dont je relis encore
avec plaisir les ouvrages. L'algèbre suivait, et ce fut toujours le P. Lamy
que je pris pour guide. Quand je fus plus avancé, je pris la Science du
calcul du P. Reynaud, puis son Analyse démontrée, que je n'ai fait
qu'effleurer. Je n'ai jamais été assez loin pour bien sentir l'application
de l'algèbre à la géométrie. Je n'aimais point cette manière d'opérer sans
voir ce qu'on fait; et il me semblait que résoudre un problème de géométrie
par les équations, c'était jouer un air en tournant une manivelle. La
première fois que je trouvai par le calcul que le carré d'un binôme était
composé du carré de chacune de ses parties et du double produit de l'une par
l'autre, malgré la justesse de ma multiplication, je n'en voulus rien croire
jusqu'à ce que j'eusse fait la figure. Ce n'était pas que je n'eusse un
grand goût pour l'algèbre en n'y considérant que la quantité abstraite; mais
appliquée à l'étendue, je voulais voir l'opération sur les lignes, autrement
je n'y comprenais plus rien.
 
Après cela venait le latin. C'était mon étude la plus pénible, et dans
laquelle je n'ai jamais fait de grands progrès. Je me mis d'abord à la
méthode latine de Port-Royal, mais sans fruit. Ces vers ostrogoths me
faisaient mal au coeur, et ne pouvaient entrer dans mon oreille. Je me
perdais dans ces foules de règles, et en apprenant la dernière j'oubliais
tout ce qui avait précédé. Une étude de mots n'est pas ce qu'il faut à un
homme sans mémoire; et c'était précisément pour forcer ma mémoire à prendre
de la capacité que je m'obstinais à cette étude. Il fallut l'abandonner à la
fin. J'entendais assez la construction pour pouvoir lire un auteur facile, à
l'aide d'un dictionnaire. Je suivis cette route, et je m'en trouvai bien. Je
m'appliquai à la traduction, non par écrit, mais mentale, et je m'en tins
là. A force de temps et d'exercice, je suis parvenu à lire assez couramment
les auteurs latins mais jamais à pouvoir ni parler ni écrire dans cette
langue: ce qui m'a souvent mis dans l'embarras quand je me suis trouvé, je
ne sais comment, enrôlé parmi les gens de lettres. Un autre inconvénient,
conséquent à cette manière d'apprendre, est que jamais je n'ai su la
prosodie, encore moins les règles de la versification. Désirant pourtant de
sentir l'harmonie de la langue en vers et en prose, j'ai fait bien des
efforts pour y parvenir; mais je suis convaincu que sans maître cela est
presque impossible. Ayant appris la composition du plus facile de tous les
vers, qui est l'hexamètre, j'eus la patience de scander presque tout
Virgile, et d'y marquer les pieds et la quantité; puis quand j'étais en
doute si une syllabe était longue ou brève, c'était mon Virgile que j'allais
consulter. On sent que cela me faisait faire bien des fautes, à cause des
altérations permises par les règles de la versification. Mais s'il y a de
l'avantage à étudier seul, il y a aussi de grands inconvénients, et surtout
une peine incroyable. Je sais cela mieux que qui que ce soit.
 
Avant midi je quittais mes livres, et si le dîner n'était pas prêt,
j'allais faire visite à mes amis les pigeons, ou travailler au jardin en
attendant l'heure. Quand je m'entendais appeler, j'accourais fort content et
muni d'un grand appétit; car c'est encore une chose à noter que, quelque
malade que je puisse être, l'appétit ne me manque jamais. Nous dînions très
agréablement, en causant de nos affaires, en attendant que maman pût manger.
Deux ou trois fois la semaine, quand il faisait beau, nous allions derrière
la maison prendre le café dans un cabinet frais et touffu, que j'avais garni
de houblon, et qui nous faisait grand plaisir durant la chaleur. Nous
passions là une petite heure à visiter nos légumes, nos fleurs, à des
entretiens relatifs à notre manière de vivre, et qui nous en faisaient mieux
goûter la douceur. J'avais une autre petite famille au bout du jardin:
c'étaient des abeilles. Je ne manquais guère, et souvent maman avec moi,
d'aller leur rendre visite; je m'intéressais beaucoup à leur ouvrage; je
m'amusais infiniment à les voir revenir de la picorée, leurs petites cuisses
quelquefois si chargées qu'elles avaient peine à marcher. Les premiers
jours, la curiosité me rendit indiscret, et elles me piquèrent deux ou trois
fois; mais ensuite nous fîmes si bien connaissance, que, quelque près que je
vinsse, elles me laissaient faire, et quelque pleines que fussent les
ruches, prêtes à jeter leur essaim, j'en étais quelquefois entouré, j'en
avais sur les mains, sur le visage, sans qu'aucune me piquât jamais. Tous
les animaux se défient de l'homme, et n'ont pas tort; mais sont-ils sûrs une
fois qu'il ne leur veut pas nuire, leur confiance devient si grande qu'il
faut être plus que barbare pour en abuser.
 
Je retournais à mes livres; mais mes occupations de l'après-midi
devaient moins porter le nom de travail et d'étude que de récréation et
d'amusement. Je n'ai jamais pu supporter l'application du cabinet après mon
dîner, et en général toute peine me coûte durant la chaleur du jour. Je
m'occupais pourtant, mais sans gêne et presque sans règle, à lire sans
étudier. La chose que je suivais le plus exactement était l'histoire et la
géographie; et comme cela ne demandait point de contention d'esprit, j'y fis
autant de progrès que le permettait mon peu de mémoire. Je voulus étudier le
P. Pétau, et je m'enfonçai dans les ténèbres de la chronologie: mais je me
dégoûtai de la partie critique, qui n'a ni fond ni rive, et je
m'affectionnai par préférence à l'exacte mesure des temps et à la marche des
corps célestes. J'aurais même pris du goût pour l'astronomie, si j'avais eu
des instruments; mais il fallut me contenter de quelques éléments pris dans
les livres, et de quelques observations grossières faites avec une lunette
d'approche, seulement pour connaître la situation générale du ciel: car ma
vue courte ne me permet pas de distinguer, à yeux nus, assez nettement les
astres. Je me rappelle à ce sujet une aventure dont le souvenir m'a souvent
fait rire. J'avais acheté un planisphère céleste pour étudier les
constellations. J'avais attaché ce planisphère sur un châssis; et les nuits
où le ciel était serein, j'allais dans le jardin poser mon châssis sur
quatre piquets de ma hauteur, le planisphère tourné en dessous; et pour
l'éclairer sans que le vent soufflât ma chandelle, je la mis dans un seau à
terre entre les quatre piquets: puis, regardant alternativement le
planisphère avec mes yeux et les astres avec ma lunette, je m'exerçais à
connaître les étoiles et à discerner les constellations. Je crois avoir dit
que le jardin de M. Noiret était en terrasse; on voyait du chemin tout ce
qui s'y faisait. Un soir, des paysans passant assez tard me virent, dans un
grotesque équipage, occupé à mon opération. La lueur qui donnait sur mon
planisphère, et dont ils ne voyaient pas la cause parce que la lumière était
cachée à leurs yeux par les bords du seau, ces quatre piquets, ce grand
papier barbouillé de figures, ce cadre, et le jeu de ma lunette, qu'ils
voyaient aller et venir, donnaient à cet objet un tir de grimoire qui les
effraya. Ma parure n'était pas propre à les rassurer: un chapeau clabaud
par-dessus mon bonnet, et un pet-en-l'air ouaté de maman qu'elle m'avait
obligé de mettre, offraient à leurs yeux l'image d'un vrai sorcier; et comme
il était près de minuit, ils ne doutèrent point que ce ne fût le
commencement du sabbat. Peu curieux d'en voir davantage, ils se sauvèrent
très alarmés, éveillèrent leurs voisins pour leur conter leur vision; et
l'histoire courut si bien, que dès le lendemain chacun sut dans le voisinage
que le sabbat se tenait chez M. Noiret. Je ne sais ce qu'eût produit enfin
cette rumeur, si l'un des paysans, témoin de mes conjurations, n'en eût le
même jour porté sa plainte à deux jésuites qui venaient nous voir, et qui,
sans savoir de quoi il s'agissait, les désabusèrent par provision. Ils nous
contèrent l'histoire, je leur en dis la cause, et nous rîmes beaucoup.
Cependant il fut résolu, crainte de récidive, que j'observerais désormais
sans lumière, et que j'irais consulter le planisphère dans la maison. Ceux
qui ont lu dans les Lettres de la Montagne ma magie de Venise, trouveront,
je m'assure, que j'avais de longue main une grande vocation pour être
sorcier.
 
Tel était mon train de vie aux Charmettes quand je n'étais occupé
d'aucuns soins champêtres; car ils avaient toujours la préférence, et dans
ce qui n'excédait pas mes forces je travaillais comme un paysan: mais il est
vrai que mon extrême faiblesse ne me laissait guère alors sur cet article
que le mérite de la bonne volonté. D'ailleurs je voulais faire à la fois
deux ouvrages, et par cette raison je n'en faisais bien aucun. Je m'étais
mis dans la tête de me donner par force de la mémoire; je m'obstinais à
vouloir beaucoup apprendre par coeur. Pour cela je portais toujours avec moi
quelque livre, qu'avec une peine incroyable j'étudiais et repassais tout en
travaillant. Je ne sais pas comment l'opiniâtreté de ces vains et continuels
efforts ne m'a pas enfin rendu stupide. Il faut que j'aie appris et rappris
bien vingt fois les Églogues de Virgile, dont je ne sais pas un seul mot.
J'ai perdu ou dépareillé des multitudes de livres, par l'habitude que
j'avais d'en porter partout avec moi, au colombier, au jardin, au verger, à
la vigne. Occupé d'autre chose, je posais mon livre au pied d'un arbre ou
sur la haie; partout j'oubliais de le reprendre et souvent au bout de quinze
jours je le retrouvais pourri, ou rongé des fourmis et des limaçons. Cette
ardeur d'apprendre devint une manie qui me rendait comme hébété, tout occupé
que j'étais sans cesse à marmotter quelque chose entre mes dents.
 
Les écrits de Port-Royal et de l'Oratoire étant ceux que je lisais le
plus fréquemment, m'avaient rendu demi-janséniste; et, malgré toute ma
confiance, leur dure théologie m'épouvantait quelquefois. La terreur de
l'enfer, que jusque-là j'avais très peu craint, troublait peu à peu ma
sécurité; et si maman ne m'eût tranquillisé l'âme, cette effrayante doctrine
m'eût tout à fait bouleversé. Mon confesseur, qui était aussi le sien,
contribuait pour sa part à me maintenir dans une bonne assiette. C'était le
P. Hemet, jésuite, bon et sage vieillard dont la mémoire me sera toujours en
vénération. Quoique jésuite, il avait la simplicité d'un enfant; et sa
morale, moins relâchée que douce, était précisément ce qu'il me fallait pour
balancer les tristes impressions du jansénisme. Ce bonhomme et son
compagnon, le P. Coppier, venaient souvent nous voir aux Charmettes, quoique
le chemin fût fort rude et assez long pour des gens de leur âge. Leurs
visites me faisaient grand bien: que Dieu veuille le rendre à leurs âmes!
car ils étaient trop vieux alors pour que je les présume en vie encore
aujourd'hui. J'allais aussi les voir à Chambéri: je me familiarisais peu à
peu avec leur maison; leur bibliothèque était à mon service. Le souvenir de
cet heureux temps se lie avec celui des jésuites au point de me faire aimer
l'un par l'autre; et, quoique leur doctrine m'ait toujours paru dangereuse,
je n'ai jamais pu trouver en moi le pouvoir de les haïr sincèrement.
 
Je voudrais savoir s'il passe quelquefois dans les coeurs des autres
hommes des puérilités pareilles à celles qui passent quelquefois dans le
mien. Au milieu de mes études et d'une vie innocente autant qu'on la puisse
mener, et malgré tout ce qu'on m'avait pu dire, la peur de l'enfer m'agitait
encore souvent. Je me demandais: En quel état suis-je? si je mourais à
l'instant, serais-je damné? Selon mes jansénistes la chose était
indubitable; mais selon ma conscience il me paraissait que non. Toujours
craintif et flottant dans cette cruelle incertitude, j'avais recours, pour
en sortir, aux expédients les plus risibles, et pour lesquels je ferais
volontiers enfermer un homme si je lui en voyais faire autant. Un jour,
rêvant à ce triste sujet, je m'exerçais machinalement à lancer des pierres
contre les troncs des arbres, et cela avec mon adresse ordinaire,
c'est-à-dire sans presque en toucher aucun. Tout au milieu de ce bel
exercice, je m'avisai de m'en faire une espèce de pronostic pour calmer mon
inquiétude. Je me dis: Je m'en vais jeter cette pierre contre l'arbre qui
est vis-à-vis de moi; si je le touche, signe de salut; si je le manque,
signe de damnation. Tout en disant ainsi, je jette ma pierre d'une main
tremblante et avec un horrible battement de coeur, mais si heureusement
qu'elle va frapper au beau milieu de l'arbre; ce qui véritablement n'était
pas difficile, car j'avais eu soin de le choisir fort gros et fort près.
Depuis lors je n'ai plus douté de mon salut. Je ne sais, en me rappelant ce
fait, si je dois rire ou gémir sur moi-même. Vous autres grands hommes, qui
riez sûrement, félicitez-vous; mais n'insultez pas à ma misère, car je vous
jure que je la sens bien.
 
Au reste, ces troubles, ces larmes, inséparables peut-être de la
dévotion, n'étaient pas un état permanent. Communément j'étais assez
tranquille, et l'impression que l'idée d'une mort prochaine faisait sur mon
âme était moins de la tristesse qu'une langueur paisible et qui même avait
ses douceurs. Je viens de retrouver parmi de vieux papiers une espèce
d'exhortation que je me faisais à moi-même, et où je me félicitais de mourir
à l'âge où l'on trouve assez de courage en soi pour envisager la mort, et
sans avoir éprouvé de grands maux ni de corps ni d'esprit durant ma vie. Que
j'avais bien raison! un pressentiment me faisait craindre de vivre pour
souffrir. Il semblait que je prévoyais le sort qui m'attendait sur mes vieux
jours. Je n'ai jamais été si près de la sagesse que durant cette heureuse
époque. Sans grands remords sur le passé, délivré des soucis de l'avenir, le
sentiment qui dominait constamment dans mon âme était de jouir du présent.
Les dévots ont pour l'ordinaire une petite sensualité très vive qui leur
fait savourer avec délices les plaisirs innocents qui leur sont permis. Les
mondains leur en font un crime, je ne sais pourquoi; ou plutôt je le sais
bien: c'est qu'ils envient aux autres la jouissance des plaisirs simples
dont eux-mêmes ont perdu le goût. Je l'avais, ce goût, et je trouvais
charmant de le satisfaire en sûreté de conscience. Mon coeur, neuf encore,
se livrait à tout avec un plaisir d'enfant, ou plutôt, si j'ose le dire,
avec une volupté d'ange; car en vérité ces tranquilles jouissances ont la
sérénité de celles du paradis. Des dîners faits sur l'herbe à Montagnole,
des soupers sous le berceau, la récolte des fruits, les vendanges, les
veillées à teiller avec nos gens, tout cela faisait pour nous autant de
fêtes auxquelles maman prenait le même plaisir que moi. Des promenades plus
solitaires avaient un charme plus grand encore, parce que le coeur
s'épanchait plus en liberté. Nous en fîmes une entre autres qui fait époque
dans ma mémoire, un jour de Saint Louis, dont maman portait le nom. Nous
partîmes ensemble et seuls de bon matin, après la messe qu'un carme était
venu nous dire, au point du jour, dans une chapelle attenante à la maison.
J'avais proposé d'aller parcourir la côte opposée à celle où nous étions, et
que nous n'avions point visitée encore. Nous avions envoyé nos provisions
d'avance, car la course devait durer tout le jour. Maman, quoiqu'un peu
ronde et grasse, ne marchait pas mal: nous allions de colline en colline et
de bois en bois, quelquefois au soleil et souvent à l'ombre, nous reposant
de temps en temps et nous oubliant des heures entières; causant de nous, de
notre union, de la douceur de notre sort, et faisant pour sa durée des voeux
qui ne furent pas exaucés. Tout semblait conspirer au bonheur de cette
journée. Il avait plu depuis peu; point de poussière, et des ruisseaux bien
courants; un petit vent frais agitait les feuilles, l'air était pur,
l'horizon sans nuage; la sérénité régnait au ciel comme dans nos coeurs.
Notre dîner fut fait chez un paysan et partagé avec sa famille, qui nous
bénissait de bon coeur. Ces pauvres Savoyards sont si bonnes gens! Après le
dîner nous gagnâmes l'ombre sous les grands arbres, où, tandis que
j'amassais des brins de bois sec pour faire notre café, maman s'amusait à
herboriser parmi les broussailles; et avec les fleurs du bouquet que chemin
faisant je lui avais ramassé, elle me fit remarquer dans leur structure
mille choses curieuses qui m'amusèrent beaucoup et qui devaient me donner du
goût pour la botanique: mais le moment n'était pas venu, j'étais distrait
par trop d'autres études. Une idée qui vint me frapper fit diversion aux
fleurs et aux plantes. La situation d'âme où je me trouvais, tout ce que
nous avions dit et fait ce jour-là, tous les objets qui m'avaient frappé, me
rappelèrent l'espèce de rêve que tout éveillé j'avais fait à Annecy sept ou
huit ans auparavant, et dont j'ai rendu compte en son lieu. Les rapports en
étaient si frappants, qu'en y pensant j'en fus ému jusqu'aux larmes. Dans un
transport d'attendrissement j'embrassai cette chère amie: Maman, maman, lui
dis-je avec passion, ce jour m'a été promis depuis longtemps, et je ne vois
rien au delà. Mon bonheur, grâce à vous, est à son comble: puisse-t-il ne
pas décliner désormais! puisse-t-il durer aussi longtemps que j'en
conserverai le goût! il ne finira qu'avec moi.
 
Ainsi coulèrent mes jours heureux, et d'autant plus heureux que,
n'apercevant rien qui les dût troubler, je n'envisageais en effet leur fin
qu'avec la mienne. Ce n'était pas que la source de mes soucis fût absolument
tarie; mais je lui voyais prendre un autre cours que je dirigeais de mon
mieux sur des objets utiles, afin qu'elle portât son remède avec elle. Maman
aimait naturellement la campagne, et ce goût ne s'attiédissait pas avec moi.
Peu à peu elle prit celui des soins champêtres; elle aimait à faire valoir
les terres, et elle avait sur cela des connaissances dont elle faisait usage
avec plaisir. Non contente de ce qui dépendait de la maison qu'elle avait
prise, elle louait tantôt un champ, tantôt un pré. Enfin, portant son humeur
entreprenante sur des objets d'agriculture, au lieu de rester oisive dans sa
maison, elle prenait le train de devenir bientôt une grosse fermière. Je
n'aimais pas trop à la voir ainsi s'étendre, et je m'y opposais tant que je
pouvais, bien sûr qu'elle serait toujours trompée, et que son humeur
libérale et prodigue porterait toujours la dépense au delà du produit.
Toutefois, je me consolais en pensant que ce produit du moins ne serait pas
nul, et lui aiderait à vivre. De toutes les entreprises qu'elle pouvait
former, celle-là me paraissait la moins ruineuse, et, sans y envisager comme
elle un objet de profit, j'y envisageais une occupation continuelle qui la
garantirait des mauvaises affaires et des escrocs. Dans cette idée, je
désirais ardemment de recouvrer autant de force et de santé qu'il m'en
fallait pour veiller à ses affaires, pour être piqueur de ses ouvriers ou
son premier ouvrier; et naturellement l'exercice que cela me faisait faire,
m'arrachant souvent à mes livres et me distrayant sur mon état, devait le
rendre meilleur.
 
L'hiver suivant, Barillot revenant d'Italie m'apporta quelques livres,
entre autres le Bontempi et la Cartella per musica du père Banchieri, qui me
donnèrent du goût pour l'histoire de la musique et pour les recherches
théoriques de ce bel art. Barillot resta quelque temps avec nous; et comme
j'étais majeur depuis plusieurs mois, il fut convenu que j'irais le
printemps suivant à Genève redemander le bien de ma mère, ou du moins la
part qui m'en revenait, en attendant qu'on sût ce que mon frère était
devenu. Cela s'exécuta comme il avait été résolu. J'allai à Genève; mon père
y vint de son côté. Depuis longtemps il y revenait sans qu'on lui cherchât
querelle, quoiqu'il n'eût jamais purgé son décret: mais comme on avait de
l'estime pour son courage et du respect pour sa probité, on feignait d'avoir
oublié son affaire; et les magistrats, occupés du grand projet qui éclata
peu après, ne voulaient pas effaroucher avant le temps la bourgeoisie, en
lui rappelant mal à propos leur ancienne partialité.
 
Je craignais qu'on ne me fît des difficultés sur mon changement de
religion; l'on n'en fit aucune. Les lois de Genève sont à cet égard moins
dures que celles de Berne, où quiconque change de religion perd non
seulement son état, mais son bien. Le mien ne me fut donc pas disputé, mais
se trouva, je ne sais comment, réduit à fort peu de chose. Quoiqu'on fût à
peu près sûr que mon frère était mort, on n'en avait point de preuve
juridique. Je manquais de titres suffisants pour réclamer sa part, et je la
laissai sans regret pour aider à vivre à mon père, qui en a joui tant qu'il
a vécu. Sitôt que les formalités de justice furent faites et que j'eus reçu
mon argent, j'en mis quelque partie en livres, et je volai porter le reste
aux pieds de maman. Le coeur me battait de joie durant la route, et le
moment où je déposai cet argent dans ses mains me fut mille fois plus doux
que celui où il entra dans les miennes. Elle le reçut avec cette simplicité
des belles âmes, qui, faisant ces choses-là sans effort, les voient sans
admiration. Cet argent fut employé presque tout entier à mon usage, et cela
avec une égale simplicité. L'emploi en eût exactement été le même s'il lui
fût venu d'autre part.
 
Cependant ma santé ne se rétablissait point; je dépérissais au
contraire à vue d'oeil; j'étais pâle comme un mort et maigre comme un
squelette; mes battements d'artères étaient terribles, mes palpitations plus
fréquentes; j'étais continuellement oppressé, et ma faiblesse enfin devint
telle que j'avais peine à me mouvoir; je ne pouvais presser le pas sans
étouffer, je ne pouvais me baisser sans avoir des vertiges, je ne pouvais
soulever le plus léger fardeau; j'étais réduit à l'inaction la plus
tourmentante pour un homme aussi remuant que moi. Il est certain qu'il se
mêlait à tout cela beaucoup de vapeurs. Les vapeurs sont les maladies des
gens heureux, c'était la mienne: les pleurs que je versais souvent sans
raison de pleurer, les frayeurs vives au bruit d'une feuille ou d'un oiseau,
l'inégalité d'humeur dans le calme de la plus douce vie, tout cela marquait
cet ennui du bien-être qui fait pour ainsi dire extravaguer la sensibilité.
Nous sommes si peu faits pour être heureux ici-bas, qu'il faut
nécessairement que l'âme ou le corps souffre quand ils ne souffrent pas tous
les deux, et que le bon état de l'un fait presque toujours tort à l'autre.
Quand j'aurais pu jouir délicieusement de la vie, ma machine en décadence
m'en empêchait, sans qu'on pût dire où la cause du mal avait son vrai siège.
Dans la suite, malgré le déclin des ans, et des maux très réels et très
graves, mon corps semble avoir repris des forces pour mieux sentir mes
malheurs; et maintenant que j'écris ceci, infirme et presque sexagénaire,
accablé de douleurs de toute espèce, je me sens, pour souffrir, plus de
vigueur et de vie que je n'en eus pour jouir à la fleur de mon âge et dans
le sein du plus vrai bonheur.
 
Pour m'achever, ayant fait entrer un peu de physiologie dans mes
lectures, je m'étais mis à étudier l'anatomie; et, passant en revue la
multitude et le jeu des pièces qui composaient ma machine, je m'attendais à
sentir détraquer tout cela vingt fois le jour: loin d'être étonné de me
trouver mourant, je l'étais que je pusse encore vivre, et je ne lisais pas
la description d'une maladie que je ne crusse être la mienne. Je suis sûr
que si je n'avais pas été malade je le serais devenu par cette fatale étude.
Trouvant dans chaque maladie des symptômes de la mienne, je croyais les
avoir toutes; et j'en gagnai par-dessus une plus cruelle encore dont je
m'étais cru délivré, la fantaisie de guérir: c'en est une difficile à éviter
quand on se met à lire des livres de médecine. A force de chercher, de
réfléchir, de comparer, j'allai m'imaginer que la base de mon mal était un
polype au coeur; et Salomon lui-même parut frappé de cette idée.
Raisonnablement je devais partir de cette opinion pour me confirmer dans ma
résolution précédente. Je ne fis point ainsi. Je tendis tous les ressorts de
mon esprit pour chercher comment on pouvait guérir d'un polype au coeur,
résolu d'entreprendre cette merveilleuse cure. Dans un voyage qu'Anet avait
fait à Montpellier pour aller voir le jardin des plantes et le
démonstrateur, M. Sauvages, on lui avait dit que M. Fizes avait guéri un
pareil polype. Maman s'en souvint et m'en parla. Il n'en fallut pas
davantage pour m'inspirer le désir d'aller consulter M. Fizes. L'espoir de
guérir me fait retrouver du courage et des forces pour entreprendre ce
voyage. L'argent venu de Genève en fournit le moyen. Maman, loin de m'en
détourner, m'y exhorte; et me voilà parti pour Montpellier.
 
Je n'eus pas besoin d'aller si loin pour trouver le médecin qu'il me
fallait. Le cheval me fatiguant trop, j'avais pris une chaise à Grenoble. A
Moirans, cinq ou six autres chaises arrivèrent à la file après la mienne.
Pour le coup c'était vraiment l'aventure des brancards. La plupart de ces
chaises étaient le cortège d'une nouvelle mariée appelée madame du
Colombier. Avec elle était une autre femme appelée madame de Larnage, moins
jeune et moins belle que madame du Colombier, mais non moins aimable, et qui
de Romans, où s'arrêtait celle-ci, devait poursuivre sa route jusqu'au bourg
Saint-Andiol, près le Pont-Saint-Esprit. Avec la timidité qu'on me connaît,
on s'attend que la connaissance ne fut pas sitôt faite avec des femmes
brillantes et la suite qui les entourait: mais enfin, suivant la même route,
logeant dans les mêmes auberges, et, sous peine de passer pour un
loup-garou, forcé de me présenter à la même table, il fallait bien que cette
connaissance se fit. Elle se fit donc, et même plus tôt que je n'aurais
voulu; car tout ce fracas ne convenait guère à un malade, et surtout à un
malade de mon humeur. Mais la curiosité rend ces coquines de femmes si
insinuantes, que pour parvenir à connaître un homme, elles commencent par
lui faire tourner la tête. Ainsi arriva de moi. Madame du Colombier, trop
entourée de ses jeunes roquets, n'avait guère le temps de m'agacer, et
d'ailleurs ce n'en était pas la peine, puisque nous allions nous quitter;
mais madame de Larnage, moins obsédée, avait des provisions à faire pour sa
route: voilà madame de Larnage qui m'entreprend; et adieu le pauvre
Jean-Jacques, ou plutôt adieu la fièvre, les vapeurs, le polype; tout part
auprès d'elle, hors certaines palpitations qui me restèrent et dont elle ne
voulait pas me guérir. Le mauvais état de ma santé fut le premier texte de
notre connaissance. On voyait que j'étais malade, on savait que j'allais à
Montpellier; et il faut que mon air et mes manières n'annonçassent pas un
débauché, car il fut clair dans la suite qu'on ne m'avait pas soupçonné
d'aller y faire un tour de casserole. Quoique l'état de maladie ne soit pas
pour un homme une grande recommandation près des dames, il me rendit
toutefois intéressant pour celles-ci. Le matin elles envoyaient savoir de
mes nouvelles, et m'inviter à prendre le chocolat avec elles; elles
s'informaient comment j'avais passé la nuit. Une fois, selon ma louable
coutume de parler sans penser, je répondis que je ne savais pas. Cette
réponse leur fit croire que j'étais fou: elles m'examinèrent davantage, et
cet examen ne me nuisit pas. J'entendis une fois madame du Colombier dire à
son amie: Il manque de monde, mais il est aimable. Ce mot me rassura
beaucoup et fit que je le devins en effet.
 
En se familiarisant il fallait parler de soi, dire d'où l'on venait,
qui l'on était. Cela m'embarrassait; car je sentais très bien que parmi la
bonne compagnie, et avec des femmes galantes, ce mot de nouveau converti
m'allait tuer. Je ne sais par quelle bizarrerie je m'avisai de passer pour
Anglais; je me donnai pour jacobite, on me prit pour tel; je m'appelai
Dudding, et l'on m'appela M. Dudding. Un maudit marquis de Torignan qui
était là, malade ainsi que moi, vieux au par-dessus et d'assez mauvaise
humeur, s'avisa de lier conversation avec M. Dudding. Il me parla du roi
Jacques, du prétendant, de l'ancienne cour de Saint-Germain. J'étais sur les
épines: je ne savais de tout cela que le peu que j'en avais lu dans le comte
Hamilton et dans les gazettes; cependant je fis de ce peu si bon usage, que
je me tirai d'affaire: heureux qu'on ne se fût pas avisé de me questionner
sur la langue anglaise, dont je ne savais pas un seul mot.
 
Toute la compagnie se convenait, et voyait à regret le moment de se
quitter. Nous faisions des journées de limaçon. Nous nous trouvâmes un
dimanche à Saint-Marcellin. Madame de Larnage voulut aller à la messe, j'y
fus avec elle: cela faillit à gâter mes affaires. Je me comportai comme j'ai
toujours fait. Sur ma contenance modeste et recueillie elle me crut dévot,
et prit de moi la plus mauvaise opinion du monde, comme elle me l'avoua deux
jours après. Il me fallut ensuite beaucoup de galanterie pour effacer cette
mauvaise impression; ou plutôt madame de Larnage, en femme d'expérience et
qui ne se rebutait pas aisément, voulut bien courir les risques de ses
avances pour voir comment je m'en tirerais. Elle m'en fit beaucoup, et de
telles que, bien éloigné de présumer de ma figure, je crus qu'elle se
moquait de moi. Sur cette folie il n'y eut sorte de bêtise que je ne fisse;
c'était pis que le marquis du Legs. Madame de Larnage tint bon, me fit tant
d'agaceries et me dit des choses si tendres, qu'un homme beaucoup moins sot
eût eu bien de la peine à prendre tout cela sérieusement. Plus elle en
faisait, plus elle me confirmait dans mon idée; et ce qui me tourmentait
davantage était qu'à bon compte je me prenais d'amour tout de bon. Je me
disais, et je lui disais en soupirant: Ah! que tout cela n'est-il vrai! je
serais le plus heureux des hommes. Je crois que ma simplicité de novice ne
fit qu'irriter sa fantaisie; elle n'en voulut pas avoir le démenti.
 
Nous avions laissé à Romans madame du Colombier et sa suite. Nous
continuions notre route le plus lentement et le plus agréablement du monde,
madame de Larnage, le marquis de Torignan, et moi. Le marquis, quoique
malade et grondeur, était un assez bon homme, mais qui n'aimait pas trop à
manger son pain à la fumée du rôti. Madame de Larnage cachait si peu le goût
qu'elle avait pour moi, qu'il s'en aperçut plus tôt que moi-même; et ses
sarcasmes malins auraient dû me donner au moins la confiance que je n'osais
prendre aux bontés de la dame, si, par un travers d'esprit dont moi seul
étais capable, je ne m'étais imaginé qu'ils s'entendaient pour me persifler.
Cette sotte idée acheva de me renverser la tête et me fit faire le plus plat
personnage dans une situation où mon coeur, étant réellement pris, m'en
pouvait dicter un assez brillant. Je ne conçois pas comment madame de
Larnage ne se rebuta pas de ma maussaderie, et ne me congédia pas avec le
dernier mépris. Mais c'était une femme d'esprit qui savait discerner son
monde, et qui voyait bien qu'il y avait plus de bêtise que de tiédeur dans
mes procédés.
 
Elle parvint enfin à se faire entendre, et ce ne fut pas sans peine. A
Valence, nous étions arrivés pour dîner, et, selon notre louable coutume,
nous y passâmes le reste du jour. Nous étions logés hors de la ville à
Saint-Jacques; je me souviendrai toujours de cette auberge, ainsi que de la
chambre que madame de Larnage y occupait. Après le dîner elle voulut se
promener: elle savait que le marquis n'était pas allant; c'était le moyen de
se ménager un tête-à-tête dont elle avait bien résolu de tirer parti, car il
n'y avait plus de temps à perdre pour en avoir à mettre à profit. Nous nous
promenions autour de la ville le long des fossés. Là je repris la longue
histoire de mes complaintes, auxquelles elle répondait d'un ton si tendre,
me pressant quelquefois contre son coeur le bras qu'elle tenait, qu'il
fallait une stupidité pareille à la mienne pour m'empêcher de vérifier si
elle parlait sérieusement. Ce qu'il y avait d'impayable était que j'étais
moi-même excessivement ému. J'ai dit qu'elle était aimable: l'amour la
rendait charmante; il lui rendait tout l'éclat de la première jeunesse, et
elle ménageait ses agaceries avec tant d'art, qu'elle aurait séduit un homme
à l'épreuve. J'étais donc fort mal à mon aise, et toujours sur le point de
m'émanciper; mais la crainte d'offenser ou de déplaire, la frayeur plus
grande encore d'être hué, sifflé, berné, de fournir une histoire à table et
d'être complimenté sur mes entreprises par l'impitoyable marquis, me
retinrent au point d'être indigné moi-même de ma sotte honte, et de ne la
pouvoir vaincre en me la reprochant. J'étais au supplice: j'avais déjà
quitté mes propos de Céladon, dont je sentais tout le ridicule en si beau
chemin: ne sachant plus quelle contenance tenir ni que dire, je me taisais;
j'avais l'air boudeur, enfin je faisais tout ce qu'il fallait pour m'attirer
le traitement que j'avais redouté. Heureusement madame de Larnage prit un
parti plus humain. Elle interrompit brusquement ce silence en passant un
bras autour de mon cou, et dans l'instant sa bouche parla trop clairement
sur la mienne pour me laisser mon erreur. La crise ne pouvait se faire plus
à propos. Je devins aimable. Il en était temps. Elle m'avait donné cette
confiance dont le défaut m'a presque toujours empêché d'être moi. Je le fus
alors. Jamais mes yeux, mes sens, mon coeur et ma bouche n'ont si bien
parlé; jamais je n'ai si pleinement réparé mes torts; et si cette petite
conquête avait coûté des soins à madame de Larnage, j'eus lieu de croire
qu'elle n'y avait pas de regret.
 
Quand je vivrais cent ans, je ne me rappellerais jamais sans plaisir le
souvenir de cette charmante femme. Je dis charmante, quoiqu'elle ne fût ni
belle ni jeune; mais, n'étant non plus ni laide ni vieille, elle n'avait
rien dans sa figure qui empêchât son esprit et ses grâces de faire tout leur
effet. Tout au contraire des autres femmes, ce qu'elle avait de moins frais
était le visage, et je crois que le rouge le lui avait gâté. Elle avait ses
raisons pour être facile, c'était le moyen de valoir tout son prix. On
pouvait la voir sans l'aimer, mais non pas la posséder sans l'adorer. Et
cela prouve, ce me semble, qu'elle n'était pas toujours aussi prodigue de
ses bontés qu'elle le fut avec moi. Elle s'était prise d'un goût trop prompt
et trop vif pour être excusable, mais où le coeur entrait du moins autant
que les sens; et durant le temps court et délicieux que je passai auprès
d'elle, j'eus lieu de croire, aux ménagements forcés qu'elle m'imposait,
que, quoique sensuelle et voluptueuse, elle aimait encore mieux ma santé que
ses plaisirs.
 
Notre intelligence n'échappa pas au marquis. Il n'en tirait pas moins
sur moi: au contraire, il me traitait plus que jamais en pauvre amoureux
transi, martyr des rigueurs de sa dame. Il ne lui échappa jamais un mot, un
regard, un sourire qui pût me faire soupçonner qu'il nous eût devinés; et je
l'aurais cru notre dupe, si madame de Larnage, qui voyait mieux que moi, ne
m'eût dit qu'il ne l'était pas, mais qu'il était galant homme; et en effet,
on ne saurait avoir des attentions plus honnêtes, ni se comporter plus
poliment qu'il fit toujours, même envers moi, sauf ses plaisanteries,
surtout depuis mon succès. Il m'en attribuait l'honneur peut-être, et me
supposait moins sot que je ne l'avais paru. Il se trompait, comme on a vu:
mais n'importe, je profitais de son erreur; et il est vrai qu'alors les
rieurs étant pour moi, je prêtais le flanc de bon coeur et d'assez bonne
grâce à ses épigrammes, et j'y ripostais quelquefois, même assez
heureusement, tout fier de me faire honneur auprès de madame de Larnage de
l'esprit qu'elle m'avait donné. Je n'étais plus le même homme.
 
Nous étions dans un pays et dans une saison de bonne chère; nous la
faisions partout excellente, grâce aux bons soins du marquis. Je me serais
pourtant passé qu'il les étendît jusqu'à nos chambres; mais il envoyait
devant son laquais pour les retenir; et le coquin, soit de son chef, soit
par l'ordre de son maître, le logeait toujours à côté de madame de Larnage,
et me fourrait à l'autre bout de la maison. Mais cela ne m'embarrassait
guère, et nos rendez-vous n'en étaient que plus piquants. Cette vie
délicieuse dura quatre ou cinq jours, pendant lesquels je m'enivrai des plus
douces voluptés. Je les goûtai pures, vives, sans aucun mélange de peines:
ce sont les premières et les seules que j'aie ainsi goûtées; et je puis dire
que je dois à madame de Larnage de ne pas mourir sans avoir connu le
plaisir.
 
Si ce que je sentais pour elle n'était pas précisément de l'amour,
c'était du moins un retour si tendre pour celui qu'elle me témoignait,
c'était une sensualité si brûlante dans le plaisir, et une intimité si douce
dans les entretiens, qu'elle avait tout le charme de la passion sans en
avoir le délire, qui tourne la tête et fait qu'on ne sait pas jouir. Je n'ai
jamais senti l'amour vrai qu'une seule fois en ma vie, et ce ne fut pas
auprès d'elle. Je ne l'aimais pas non plus comme j'avais aimé et comme
j'aimais madame de Warens; mais c'était pour cela même que je la possédais
cent fois mieux. Près de maman mon plaisir était toujours troublé par un
sentiment de tristesse, par un secret serrement de coeur que je ne
surmontais pas sans peine; au lieu de me féliciter de la posséder, je me
reprochais de l'avilir. Près de madame de Larnage, au contraire, fier d'être
homme et d'être heureux, je me livrais à mes sens avec joie, avec confiance;
je partageais l'impression que je faisais sur les siens; j'étais assez à moi
pour contempler avec autant de vanité que de volupté mon triomphe, et pour
tirer de là de quoi le redoubler.
 
Je ne me souviens pas de l'endroit où nous quitta le marquis, qui était
du pays; mais nous nous trouvâmes seuls avant d'arriver à Montélimar, et dès
lors madame de Larnage établit sa femme de chambre dans ma chaise, et je
passai dans la sienne avec elle. Je puis assurer que la route ne nous
ennuyait pas de cette manière, et j'aurais eu bien de la peine à dire
comment le pays que nous parcourions était fait. A Montélimar, elle eut des
affaires qui l'y retinrent trois jours, durant lesquels elle ne me quitta
pourtant qu'un quart d'heure pour une visite qui lui attira des importunités
désolantes et des invitations qu'elle n'eut garde d'accepter. Elle prétexta
des incommodités, qui ne nous empêchèrent pourtant pas d'aller nous promener
tous les jours tête à tête dans le plus beau pays et sous le plus beau ciel
du monde. Oh! ces trois jours! j'ai dû les regretter quelquefois; il n'en
est plus revenu de semblables.
 
Des amours de voyage ne sont pas faits pour durer. Il fallut nous
séparer, et j'avoue qu'il en était temps, non que je fusse rassasié ni prêt
à l'être, je m'attachais chaque jour davantage; mais, malgré toute la
discrétion de la dame, il ne me restait guère que la bonne volonté. Nous
donnâmes le change à nos regrets par des projets pour notre réunion. Il fut
décidé que, puisque ce régime me faisait du bien, j'en userais, et que
j'irais passer l'hiver au bourg Saint-Andiol, sous la direction de madame de
Larnage. Je devais seulement rester à Montpellier cinq ou six semaines, pour
lui laisser le temps de préparer les choses de manière à prévenir les
caquets. Elle me donna d'amples instructions sur ce que je devais savoir,
sur ce que je devais dire, sur la manière dont je devais me comporter. En
attendant, nous devions nous écrire. Elle me parla beaucoup et sérieusement
du soin de ma santé; m'exhorta de consulter d'habiles gens, d'être très
attentif à tout ce qu'ils me prescriraient, et se chargea, quelque sévère
que pût être leur ordonnance, de me la faire exécuter tandis que je serais
auprès d'elle. Je crois qu'elle parlait sincèrement, car elle m'aimait: elle
m'en donna mille preuves plus sûres que des faveurs. Elle jugea par mon
équipage que je ne nageais pas dans l'opulence; quoiqu'elle ne fût pas riche
elle-même, elle voulut à notre séparation me forcer de partager sa bourse,
qu'elle apportait de Grenoble assez bien garnie, et j'eus beaucoup de peine
à m'en défendre. Enfin, je la quittai le coeur tout plein d'elle, en lui
laissant, ce me semble, un véritable attachement pour moi.
 
J'achevais ma route en la recommençant dans mes souvenirs, et pour le
coup très content d'être dans une bonne chaise pour y rêver plus à mon aise
aux plaisirs que j'avais goûtés et à ceux qui m'étaient promis. Je ne
pensais qu'au bourg Saint-Andiol et à la charmante vie qui m'y attendait; je
ne voyais que madame de Larnage et ses entours: tout le reste de l'univers
n'était rien pour moi, maman même était oubliée. Je m'occupais à combiner
dans ma tête tous les détails dans lesquels madame de Larnage était entrée,
pour me faire d'avance une idée de sa demeure, de son voisinage, de ses
sociétés, de toute sa manière de vivre. Elle avait une fille dont elle
m'avait parlé très souvent en mère idolâtre. Cette fille avait quinze ans
passés; elle était vive, charmante et d'un caractère aimable. On m'avait
promis que j'en serais caressé: je n'avais pas oublié cette promesse, et
j'étais fort curieux d'imaginer comment mademoiselle de Larnage traiterait
le bon ami de sa maman. Tels furent les sujets de mes rêveries depuis le
Pont-Saint-Esprit jusqu'à Remoulin. On m'avait dit d'aller voir le pont du
Gard; je n'y manquai pas. Après un déjeuner d'excellentes figues, je pris un
guide, et j'allai voir le pont du Gard. C'était le premier ouvrage des
Romains que j'eusse vu. Je m'attendais à voir un monument digne des mains
qui l'avaient construit. Pour le coup l'objet passa mon attente, et ce fut
la seule fois en ma vie. Il n'appartenait qu'aux Romains de produire cet
effet. L'aspect de ce simple et noble ouvrage me frappa d'autant plus qu'il
est au milieu d'un désert où le silence et la solitude rendent l'objet plus
frappant et l'admiration plus vive, car ce prétendu pont n'était qu'un
aqueduc. On se demande quelle force a transporté ces pierres énormes si loin
de toute carrière, et a réuni les bras de tant de milliers d'hommes dans un
lieu où il n'en habite aucun. Je parcourus les trois étages de ce superbe
édifice, que le respect m'empêchait presque d'oser fouler sous mes pieds. Le
retentissement de mes pas sous ces immenses voûtes me faisait croire
entendre la forte voix de ceux qui les avaient bâties. Je me perdais comme
un insecte dans cette immensité. Je sentais, tout en me faisant petit, je ne
sais quoi qui m'élevait l'âme; et je me disais en soupirant: Que ne suis-je
né Romain! Je restai là plusieurs heures dans une contemplation ravissante.
Je m'en revins distrait et rêveur, et cette rêverie ne fut pas favorable à
madame de Larnage. Elle avait bien songé à me prémunir contre les filles de
Montpellier, mais non pas contre le pont du Gard. On ne s'avise jamais de
tout.
 
A Nîmes, j'allai voir les Arènes: c'est un ouvrage beaucoup plus
magnifique que le pont du Gard, et qui me fit beaucoup moins d'impression,
soit que mon admiration se fût épuisée sur le premier objet, soit que la
situation de l'autre au milieu d'une ville fût moins propre à l'exciter. Ce
vaste et superbe cirque est entouré de vilaines petites maisons, et d'autres
maisons plus petites et plus vilaines encore en remplissent l'arène; de
sorte que le tout ne produit qu'un effet disparate et confus, où le regret
et l'indignation étouffent le plaisir et la surprise. J'ai vu depuis le
cirque de Vérone, infiniment plus petit et moins beau que celui de Nîmes,
mais entretenu et conservé avec toute la décence et la propreté possibles,
et qui par cela même me fit une impression plus forte et plus agréable. Les
Français n'ont soin de rien et ne respectent aucun monument. Ils sont tout
feu pour entreprendre, et ne savent rien finir ni rien entretenir.
 
J'étais changé à tel point, et ma sensualité mise en exercice s'était
si bien éveillée, que je m'arrêtai un jour au pont de Lunel pour y faire
bonne chère avec de la compagnie qui s'y trouva. Ce cabaret, le plus estimé
de l'Europe, méritait alors de l'être. Ceux qui le tenaient avaient su tirer
parti de son heureuse situation pour le tenir abondamment approvisionné et
avec choix. C'était réellement une chose curieuse de trouver, dans une
maison seule et isolée au milieu de la campagne, une table fournie en
poisson de mer et d'eau douce, en gibier excellent, en vins fins, servie
avec ces attentions et ces soins qu'on ne trouve que chez les grands et les
riches, et tout cela pour vos trente-cinq sous. Mais le pont de Lunel ne
resta pas longtemps sur ce pied, et à force d'user sa réputation, il la
perdit enfin tout à fait.
 
J'avais oublié, durant ma route, que j'étais malade; je m'en souvins en
arrivant à Montpellier. Mes vapeurs étaient bien guéries, mais tous mes
autres maux me restaient; et, quoique l'habitude m'y rendît moins sensible,
c'en était assez pour se croire mort à qui s'en trouverait attaqué tout d'un
coup. En effet, ils étaient moins douloureux qu'effrayants, et faisaient
plus souffrir l'esprit que le corps, dont ils semblaient annoncer la
destruction. Cela faisait que, distrait par des passions vives, je ne
songeais plus à mon état; mais comme il n'était pas imaginaire, je le
sentais sitôt que j'étais de sang-froid. Je songeai donc sérieusement aux
conseils de madame de Larnage et au but de mon voyage. J'allai consulter les
praticiens les plus illustres, surtout M. Fizes, et pour surabondance de
précaution, je me mis en pension chez un médecin. C'était un Irlandais
appelé Fitz-Moris, qui tenait une table assez nombreuse d'étudiants en
médecine; et il y avait cela de commode pour un malade à s'y mettre, que M.
Fitz-Moris se contentait d'une pension honnête pour la nourriture, et ne
prenait rien de ses pensionnaires pour ses soins comme médecin. Il se
chargea de l'exécution des ordonnances de M. Fizes et de veiller sur ma
santé. Il s'acquitta fort bien de cet emploi quant au régime; on ne gagnait
pas d'indigestions à cette pension-là; et, quoique je ne sois pas fort
sensible aux privations de cette espèce, les objets de comparaison étaient
si proches, que je ne pouvais m'empêcher de trouver quelquefois en moi-même
que M. de Torignan était un meilleur pourvoyeur que M. Fitz-Moris.
Cependant, comme on ne mourait pas de faim non plus, et que toute cette
jeunesse était fort gaie, cette manière de vivre me fit du bien réellement,
et m'empêcha de retomber dans mes langueurs. Je passais la matinée à prendre
des drogues, surtout je ne sais quelles eaux, je crois les eaux de Vals, et
à écrire à madame de Larnage; car la correspondance allait son train, et
Rousseau se chargeait de retirer les lettres de son ami Dudding. A midi
j'allais faire un tour à la Canourgue avec quelqu'un de nos jeunes
commensaux, qui tous étaient de très bons enfants: on se rassemblait, on
allait dîner. Après dîner une importante affaire occupait la plupart d'entre
nous jusqu'au soir, c'était d'aller hors de la ville jouer le goûter en deux
ou trois parties de mail. Je ne jouais pas, je n'en avais ni la force ni
l'adresse, mais je pariais: et suivant, avec l'intérêt du pari, nos joueurs
et leurs boules à travers des chemins raboteux et pleins de pierres, je
faisais un exercice agréable et salutaire qui me convenait tout à fait. On
goûtait dans un cabaret hors de la ville. Je n'ai pas besoin de dire que ces
goûters étaient gais; mais j'ajouterai qu'ils étaient assez décents, quoique
les filles du cabaret fussent jolies. M. Fitz-Moris, grand joueur de mail,
était notre président; et je puis dire, malgré la mauvaise réputation des
étudiants, que je trouvai plus de moeurs et d'honnêteté parmi toute cette
jeunesse qu'il ne serait aisé d'en trouver dans le même nombre d'hommes
faits. Ils étaient plus bruyants que crapuleux, plus gais que libertins; et
je me monte si aisément à un train de vie quand il est volontaire, que je
n'aurais pas mieux demandé que de voir durer celui-là toujours. Il y avait
parmi ces étudiants plusieurs Irlandais, avec lesquels je tâchais
d'apprendre quelques mots d'anglais par précaution pour le bourg
Saint-Andiol; car le temps approchait de m'y rendre. Madame de Larnage m'en
pressait chaque ordinaire, et je me préparais à lui obéir. Il était clair
que mes médecins, qui n'avaient rien compris à mon mal, me regardaient comme
un malade imaginaire, et me traitaient sur ce pied avec leur squine, leurs
eaux et leur petit-lait. Tout au contraire des théologiens, les médecins et
les philosophes n'admettent pour vrai que ce qu'ils peuvent expliquer, et
font de leur intelligence la mesure des possibles. Ces messieurs ne
connaissaient rien à mon mal; donc je n'étais pas malade: car comment
supposer que des docteurs ne sussent pas tout? Je vis qu'ils ne cherchaient
qu'à m'amuser et me faire manger mon argent; et jugeant que leur substitut
du bourg Saint-Andiol ferait cela tout aussi bien qu'eux, mais plus
agréablement, je résolus de lui donner la préférence, et je quittai
Montpellier dans cette sage intention.
 
Je partis vers la fin de novembre, après six semaines ou deux mois de
séjour dans cette ville, où je laissai une douzaine de louis sans aucun
profit pour ma santé ni pour mon instruction, si ce n'est un cours
d'anatomie commencé sous M. Fitz-Moris, et que je fus obligé d'abandonner
par l'horrible puanteur des cadavres qu'on disséquait, et qu'il me fut
impossible de supporter.
 
Mal à mon aise au dedans de moi sur la résolution que j'avais prise,
j'y réfléchissais en m'avançant toujours vers le Pont-Saint-Esprit, qui
était également la route du bourg Saint-Andiol et de Chambéri. Les souvenirs
de maman, et ses lettres, quoique moins fréquentes que celles de madame de
Larnage, réveillaient dans mon coeur des remords que j'avais étouffés durant
ma première route. Ils devinrent si vifs au retour, que, balançant l'amour
du plaisir, ils me mirent en état d'écouter la raison seule. D'abord, dans
le rôle d'aventurier que j'allais recommencer, je pouvais être moins heureux
que la première fois; il ne fallait, dans tout le bourg Saint-Andiol, qu'une
seule personne qui eût été en Angleterre, qui connût les Anglais, ou qui sût
leur langue, pour me démasquer. La famille de madame de Larnage pouvait se
prendre de mauvaise humeur contre moi, et me traiter peu honnêtement. Sa
fille, à laquelle malgré moi je pensais plus qu'il n'eût fallu, m'inquiétait
encore: je tremblais d'en devenir amoureux, et cette peur faisait déjà la
moitié de l'ouvrage. Allais-je donc, pour prix des bontés de la mère,
chercher à corrompre sa fille, à lier le plus détestable commerce, à mettre
la dissension, le déshonneur, le scandale et l'enfer dans sa maison? Cette
idée me fit horreur: je pris bien la ferme résolution de me combattre et de
me vaincre, si ce malheureux penchant venait à se déclarer. Mais pourquoi
m'exposer à ce combat? Quel misérable état de vivre avec la mère dont je
serais rassasié, et de brûler pour la fille sans oser lui montrer mon coeur!
Quelle nécessité d'aller chercher cet état, et m'exposer aux malheurs, aux
affronts, aux remords, pour des plaisirs dont j'avais d'avance épuisé le
plus grand charme? car il est certain que ma fantaisie avait perdu sa
première vivacité. Le goût du plaisir y était encore, mais la passion n'y
était plus. A cela se mêlaient des réflexions relatives à ma situation, à
mes devoirs, à cette maman si bonne, si généreuse, qui déjà chargée de
dettes l'était encore de mes folles dépenses, qui s'épuisait pour moi, et
que je trompais si indignement. Ce reproche devint si vif, qu'il l'emporta à
la fin. En approchant du Saint-Esprit, je pris la résolution de brûler
l'étape du bourg Saint-Andiol, et de passer tout droit. Je l'exécutai
courageusement, avec quelques soupirs, je l'avoue, mais aussi avec cette
satisfaction intérieure, que je goûtais pour la première fois de ma vie, de
me dire: Je mérite ma propre estime, je sais préférer mon devoir à mon
plaisir. Voilà la première obligation véritable que j'aie à l'étude: c'était
elle qui m'avait appris à réfléchir, à comparer. Après les principes si purs
que j'avais adoptés il y avait peu de temps, après les règles de sagesse et
de vertu que je m'étais faites et que je m'étais senti si fier de suivre, la
honte d'être si peu conséquent à moi-même, de démentir si tôt et si haut mes
propres maximes, l'emporta sur la volupté. L'orgueil eut peut-être autant de
part à ma résolution que la vertu; mais si cet orgueil n'est pas la vertu
même, il a des effets si semblables qu'il est pardonnable de s'y tromper.
 
L'un des avantages des bonnes actions est d'élever l'âme, et de la
disposer à en faire de meilleures: car telle est la faiblesse humaine, qu'on
doit mettre au nombre des bonnes actions l'abstinence du mal qu'on est tenté
de commettre. Sitôt que j'eus pris ma résolution je devins un autre homme,
ou plutôt je redevins ce que j'étais auparavant, et que ce moment d'ivresse
avait fait disparaître. Plein de bons sentiments et de bonnes dispositions,
je continuai ma route dans la bonne intention d'expier ma faute, ne pensant
qu'à régler désormais ma conduite sur les lois de la vertu, à me consacrer
sans réserve au service de la meilleure des mères, à lui vouer autant de
fidélité que j'avais d'attachement pour elle, et à n'écouter plus d'autre
amour que celui de mes devoirs. Hélas! la sincérité de mon retour au bien
semblait me promettre une autre destinée: mais la mienne était écrite et
déjà commencée; et quand mon coeur, plein d'amour pour les choses bonnes et
honnêtes, ne voyait plus qu'innocence et bonheur dans la vie, je touchais au
moment funeste qui devait traîner à sa suite la longue chaîne de mes
malheurs.
 
L'empressement d'arriver me fit faire plus de diligence que je n'avais
compté. Je lui avais annoncé de Valence le jour et l'heure de mon arrivée.
Ayant gagné une demi-journée sur mon calcul, je restai autant de temps à
Chaparillan, afin d'arriver juste au moment que j'avais marqué. Je voulais
goûter dans tout son charme le plaisir de la revoir. J'aimais mieux le
différer un peu, pour y joindre celui d'être attendu. Cette précaution
m'avait toujours réussi. J'avais vu toujours marquer mon arrivée par une
espèce de petite fête: je n'en attendais pas moins cette fois; et ces
empressements, qui m'étaient si sensibles, valaient bien la peine d'être
ménagés.
 
J'arrivai donc exactement à l'heure. De tout loin je regardais si je ne
la verrais pas sur le chemin; le coeur me battait de plus en plus à mesure
que j'approchais. J'arrive essoufflé, car j'avais quitté ma voiture en
ville: je ne vois personne dans la cour, sur la porte, à la fenêtre; je
commence à me troubler, je redoute quelque accident. J'entre; tout est
tranquille; des ouvriers goûtaient dans la cuisine: du reste, aucun apprêt.
La servante parut surprise de me voir; elle ignorait que je dusse arriver.
Je monte, je la vois enfin, cette chère maman, si tendrement, si vivement,
si purement aimée; j'accours, je m'élance à ses pieds. Ah! te voilà! petit,
me dit-elle en m'embrassant; as-tu fait bon voyage? comment te portes-tu?
Cet accueil m'interdit un peu. Je lui demandai si elle n'avait pas reçu ma
lettre. Elle me dit que oui. J'aurais cru que non, lui dis-je; et
l'éclaircissement finit là. Un jeune homme était avec elle. Je le
connaissais pour l'avoir vu déjà dans la maison avant mon départ; mais cette
fois il y paraissait établi, il l'était. Bref, je trouvai ma place prise.
 
Ce jeune homme était du pays de Vaud; son père, appelé Vintzenried,
était concierge ou soi-disant capitaine du château de Chillon. Le fils de M.
le capitaine était garçon perruquier, et courait le monde en cette qualité
quand il vint se présenter à madame de Warens, qui le reçut bien, comme elle
faisait tous les passants, et surtout ceux de son pays. C'était un grand
fade blondin, assez bien fait, le visage plat, l'esprit de même, parlant
comme le beau Léandre; mêlant tous les tons, tous les goûts de son état avec
la longue histoire de ses bonnes fortunes; ne nommant que la moitié des
marquises avec lesquelles il avait couché, et prétendant n'avoir point
coiffé de jolies femmes dont il n'eût aussi coiffé les maris; vain, sot,
ignorant, insolent; au demeurant le meilleur fils du monde. Tel fut le
substitut qui me fut donné pendant mon absence, et l'associé qui me fut
offert après mon retour.
 
Oh! si les âmes dégagées de leurs terrestres entraves voient encore du
sein de l'éternelle lumière ce qui se passe chez les mortels, pardonnez,
ombre chère et respectable, si je ne fais pas plus de grâce à vos fautes
qu'aux miennes, si je dévoile également les unes et les autres aux yeux des
lecteurs. Je dois, je veux être vrai pour vous comme pour moi-même: vous y
perdrez toujours beaucoup moins que moi. Eh! combien votre aimable et doux
caractère, votre inépuisable bonté de coeur, votre franchise et toutes vos
excellentes vertus ne rachètent-elles pas de faiblesses, si l'on peut
appeler ainsi les torts de votre seule raison! Vous eûtes des erreurs et non
pas des vices; votre conduite fut répréhensible, mais votre coeur fut
toujours pur.
 
Le nouveau venu s'était montré zélé, diligent, exact pour toutes ses
petites commissions, qui étaient toujours en grand nombre; il s'était fait
le piqueur de ses ouvriers. Aussi bruyant que je l'étais peu, il se faisait
voir et surtout entendre à la fois à la charrue, aux foins, aux bois, à
l'écurie, à la basse-cour. Il n'y avait que le jardin qu'il négligeait,
parce que c'était un travail trop paisible, et qui ne faisait point de
bruit. Son grand plaisir était de charger et charrier, de scier ou fendre du
bois; on le voyait toujours la hache ou la pioche à la main; on l'entendait
courir, cogner, crier à pleine tête. Je ne sais de combien d'hommes il
faisait le travail, mais il faisait toujours le bruit de dix à douze. Tout
ce tintamarre en imposa à ma pauvre maman; elle crut ce jeune homme un
trésor pour ses affaires. Voulant se l'attacher, elle employa pour cela tous
les moyens qu'elle y crut propres, et n'oublia pas celui sur lequel elle
comptait le plus.
 
On a dû connaître mon coeur, ses sentiments les plus constants, les
plus vrais, ceux surtout qui me ramenaient en ce moment auprès d'elle. Quel
prompt et plein bouleversement dans tout mon être! qu'on se mette à ma place
pour en juger. En un moment je vis évanouir pour jamais tout l'avenir de
félicité que je m'étais peint. Toutes les douces idées que je caressais si
affectueusement disparurent; et moi, qui depuis mon enfance ne savais voir
mon existence qu'avec la sienne, je me vis seul pour la première fois. Ce
moment fut affreux: ceux qui le suivirent furent toujours sombres. J'étais
jeune encore, mais ce doux sentiment de jouissance et d'espérance qui
vivifie la jeunesse me quitta pour jamais. Dès lors l'être sensible fut mort
à demi. Je ne vis plus devant moi que les tristes restes d'une vie insipide;
et si quelquefois encore une image de bonheur effleura mes désirs, ce
bonheur n'était plus celui qui m'était propre; je sentais qu'en l'obtenant
je ne serais pas vraiment heureux.
 
J'étais si bête et ma confiance était si pleine, que malgré le ton
familier du nouveau venu, que je regardais comme un effet de cette facilité
de l'humeur de maman, qui rapprochait tout le monde d'elle, je ne me serais
pas avisé d'en soupçonner la véritable cause si elle ne me l'eût dite
elle-même: mais elle se pressa de me faire cet aveu avec une franchise
capable d'ajouter à ma rage, si mon coeur eût pu se tourner de ce côté-là;
trouvant quant à elle la chose toute simple, me reprochant ma négligence
dans la maison, et m'alléguant mes absences, comme si elle eût été d'un
tempérament fort pressé d'en remplir les vides. Ah! maman, lui dis-je le
coeur serré de douleur, qu'osez-vous m'apprendre! quel prix d'un attachement
pareil au mien! Ne m'avez-vous tant de fois conservé la vie que pour m'ôter
tout ce qui me la rendait chère! J'en mourrai, mais vous me regretterez.
Elle me répondit d'un ton tranquille à me rendre fou, que j'étais un enfant,
qu'on ne mourait point de ces choses-là; que je ne perdrais rien; que nous
n'en serions pas moins bons amis, pas moins intimes dans tous les sens; que
son tendre attachement pour moi ne pouvait ni diminuer ni finir qu'avec
elle. Elle me fit entendre, en un mot, que tous mes droits demeuraient les
mêmes, et qu'en les partageant avec un autre je n'en étais pas privé pour
cela.
 
Jamais la pureté, la vérité, la force de mes sentiments pour elle,
jamais la sincérité, l'honnêteté de mon âme ne se firent mieux sentir à moi
que dans ce moment. Je me précipitai à ses pieds, j'embrassai ses genoux en
versant des torrents de larmes. Non, maman, lui dis-je avec transport; je
vous aime trop pour vous avilir; votre possession m'est trop chère pour la
partager; les regrets qui l'accompagnèrent quand je l'acquis se sont accrus
avec mon amour; non, je ne la puis conserver au même prix. Vous aurez
toujours mes adorations, soyez en toujours digne; il m'est plus nécessaire
encore de vous honorer que de vous posséder. C'est à vous, ô maman, que je
vous cède; c'est à l'union de nos coeurs que je sacrifie tous mes plaisirs.
Puissé-je périr mille fois avant d'en goûter qui dégradent ce que j'aime!
 
Je tins cette résolution avec une constance digne, j'ose le dire, du
sentiment qui me l'avait fait former. Dès ce moment je ne vis plus cette
maman si chérie que des yeux d'un véritable fils; et il est à noter que,
bien que ma résolution n'eût point son approbation secrète, comme je m'en
suis trop aperçu, elle n'employa jamais pour m'y faire renoncer ni propos
insinuants, ni caresses, ni aucune de ces adroites agaceries dont les femmes
savent user sans se commettre, et qui manquent rarement de leur réussir.
Réduit à me chercher un sort indépendant d'elle, et n'en pouvant même
imaginer, je passai bientôt à l'autre extrémité, et le cherchai tout en
elle. Je l'y cherchai si parfaitement que je parvins à m'oublier moi-même.
L'ardent désir de la voir heureuse, à quelque prix que ce fût, absorbait
toutes mes affections: elle avait beau séparer son bonheur du mien, je le
voyais mien, en dépit d'elle.
 
Ainsi commencèrent à germer avec mes malheurs les vertus dont la
semence était au fond de mon âme, que l'étude avaient cultivées, et qui
n'attendaient pour éclore que le ferment de l'adversité. Le premier fruit de
cette disposition si désintéressée fut d'écarter de mon coeur tout sentiment
de haine et d'envie contre celui qui m'avait supplanté: je voulus, au
contraire, et je voulus sincèrement m'attacher à ce jeune homme, le former,
travailler à son éducation, lui faire sentir son bonheur, l'en rendre digne
s'il était possible, et faire en un mot pour lui tout ce qu'Anet avait fait
pour moi dans une occasion pareille. Mais la parité manquait entre les
personnes. Avec plus de douceur et de lumières, je n'avais pas le sang-froid
et la fermeté d'Anet, ni cette force de caractère qui en imposait, et dont
j'aurais eu besoin pour réussir. Je trouvai encore moins dans le jeune homme
les qualités qu'Anet avait trouvées en moi: la docilité, l'attachement, la
reconnaissance, surtout le sentiment du besoin que j'avais de ses soins, et
l'ardent désir de les rendre utiles. Tout cela manquait ici. Celui que je
voulais former ne voyait en moi qu'un pédant importun qui n'avait que du
babil. Au contraire, il s'admirait lui-même comme un homme important dans la
maison; et, mesurant les services qu'il y croyait rendre sur le bruit qu'il
y faisait, il regardait ses haches et ses pioches comme infiniment plus
utiles que tous mes bouquins. A quelque égard il n'avait pas tort, mais il
partait de là pour se donner des airs à faire mourir de rire. Il tranchait
avec les paysans du gentilhomme campagnard; bientôt il en fit autant avec
moi, et enfin avec maman elle-même. Son nom de Vintzenried ne lui paraissant
pas assez noble, il le quitta pour celui de M. de Courtilles; et c'est sous
ce dernier nom qu'il a été connu depuis à Chambéri, et en Maurienne, où il
s'est marié.
 
Enfin tant fit l'illustre personnage qu'il fut tout dans la maison, et
moi rien. Comme, lorsque j'avais le malheur de lui déplaire, c'était maman
et non pas moi qu'il grondait, la crainte de l'exposer à ses brutalités me
rendait docile à tout ce qu'il désirait; et chaque fois qu'il fendait du
bois, emploi qu'il remplissait avec une fierté sans égale, il fallait que je
fusse là spectateur oisif, et tranquille admirateur de sa prouesse. Ce
garçon n'était pourtant pas absolument d'un mauvais naturel: il aimait maman
parce qu'il était impossible de ne la pas aimer; il n'avait même pas pour
moi de l'aversion; et quand les intervalles de ses fougues permettaient de
lui parler, il nous écoutait quelquefois assez docilement, convenant
franchement qu'il n'était qu'un sot: après quoi il n'en faisait pas moins de
nouvelles sottises. Il avait d'ailleurs une intelligence si bornée et des
goûts si bas, qu'il était difficile de lui parler raison, et presque
impossible de se plaire avec lui. A la possession d'une femme pleine de
charmes, il ajouta le ragoût d'une femme de chambre vieille, rousse,
édentée, dont maman avait la patience d'endurer le dégoûtant service,
quoiqu'elle lui fît mal au coeur. Je m'aperçus de ce nouveau manège, et j'en
fus outré d'indignation: mais je m'aperçus d'une autre chose qui m'affecta
bien plus vivement encore, et qui me jeta dans un plus profond découragement
que tout ce qui s'était passé jusqu'alors; ce fut le refroidissement de
maman envers moi.
 
La privation que je m'étais imposée et qu'elle avait fait semblant
d'approuver est une de ces choses que les femmes ne pardonnent point,
quelque mine qu'elles fassent, moins par la privation qui en résulte pour
elles-mêmes, que par l'indifférence qu'elles y voient pour leur possession.
Prenez la femme la plus sensée, la plus philosophe, la moins attachée à ses
sens; le crime le plus irrémissible que l'homme, dont au reste elle se
soucie le moins, puisse commettre envers elle, est d'en pouvoir jouir et de
n'en rien faire. Il faut bien que ceci soit sans exception, puisqu'une
sympathie si naturelle et si forte fut altérée en elle par une abstinence
qui n'avait que des motifs de vertu, d'attachement et d'estime. Dès lors je
cessai de trouver en elle cette intimité des coeurs qui fut toujours la plus
douce jouissance du mien. Elle ne s'épanchait plus avec moi que quand elle
avait à se plaindre du nouveau venu: quand ils étaient bien ensemble,
j'entrais peu dans ses confidences. Enfin elle prenait peu à peu une manière
d'être dont je ne faisais plus partie. Ma présence lui faisait plaisir
encore, mais elle ne lui faisait plus besoin; et j'aurais passé des jours
entiers sans la voir, qu'elle ne s'en serait pas aperçue.
 
Insensiblement je me sentis isolé et seul dans cette même maison dont
auparavant j'étais l'âme, et où je vivais pour ainsi dire à double. Je
m'accoutumai peu à peu à me séparer de tout ce qui s'y faisait, de ceux même
qui l'habitaient; et, pour m'épargner de continuels déchirements, je
m'enfermais avec mes livres, ou bien j'allais soupirer et pleurer à mon aise
au milieu des bois. Cette vie me devint bientôt tout à fait insupportable.
Je sentis que la présence personnelle et l'éloignement de coeur d'une femme
qui m'était si chère irritaient ma douleur, et qu'en cessant de la voir je
m'en sentirais moins cruellement séparé. Je formai le projet de quitter sa
maison, je le lui dis; et, loin de s'y opposer, elle le favorisa. Elle avait
à Grenoble une amie appelée madame Deybens, dont le mari était ami de M. de
Mably, grand prévôt à Lyon. M. Deybens me proposa l'éducation des enfants de
M. de Mably: j'acceptai, et je partis pour Lyon sans laisser ni presque
sentir le moindre regret d'une séparation dont auparavant la seule idée nous
eût donné les angoisses de la mort.
 
J'avais à peu près les connaissances nécessaires pour un précepteur, et
j'en croyais avoir le talent. Durant un an que je passai chez M. de Mably,
j'eus le temps de me désabuser. La douceur de mon naturel m'eût rendu très
propre à ce métier, si l'emportement n'y eût mêlé ses orages. Tant que tout
allait bien et que je voyais réussir mes soins et mes peines, qu'alors je
n'épargnais point, j'étais un ange; j'étais un diable quand les choses
allaient de travers. Quand mes élèves ne m'entendaient pas, j'extravaguais;
et quand ils marquaient de la méchanceté, je les aurais tués: ce n'était pas
le moyen de les rendre savants et sages. J'en avais deux; ils étaient
d'humeurs très différentes. L'un de huit à neuf ans, appelé Sainte-Marie,
était d'une jolie figure, l'esprit assez ouvert, assez vif, étourdi, badin,
malin, mais d'une malignité gaie. Le cadet, appelé Condillac, paraissait
presque stupide, musard, têtu comme une mule, et ne pouvait rien apprendre.
On peut juger qu'entre ces deux sujets je n'avais pas besogne faite. Avec de
la patience et du sang-froid, peut-être aurais-je pu réussir; mais faute de
l'une et de l'autre je ne fis rien qui vaille, et mes élèves tournaient très
mal. Je ne manquais pas d'assiduité, mais je manquais d'égalité, surtout de
prudence. Je ne savais employer auprès d'eux que trois instruments, toujours
inutiles et souvent pernicieux auprès des enfants: le sentiment, le
raisonnement, la colère. Tantôt je m'attendrissais avec Sainte-Marie jusqu'à
pleurer; je voulais l'attendrir lui-même, comme si l'enfant était
susceptible d'une véritable émotion de coeur: tantôt je m'épuisais à lui
parler raison, comme s'il avait pu m'entendre; et comme il me faisait
quelquefois des arguments très subtils, je le prenais tout de bon pour
raisonnable, parce qu'il était raisonneur. Le petit Condillac était encore
plus embarrassant, parce que n'entendant rien, ne répondant rien, ne
s'émouvant de rien, et d'une opiniâtreté à toute épreuve, il ne triomphait
jamais mieux de moi que quand il m'avait mis en fureur; alors c'était lui
qui était le sage, et c'était moi qui était l'enfant. Je voyais toutes mes
fautes, je les sentais; j'étudiais l'esprit de mes élèves, je les pénétrais
très bien, et je ne crois pas que jamais une seule fois j'aie été la dupe de
leurs ruses. Mais que me servait de voir le mal sans savoir appliquer le
remède? En pénétrant tout je n'empêchais rien, je ne réussissais à rien, et
tout ce que je faisais était précisément ce qu'il ne fallait pas faire.
 
Je ne réussissais guère mieux pour moi que pour mes élèves. J'avais été
recommandé par madame Deybens à madame de Mably. Elle l'avait priée de
former mes manières et de me donner le ton du monde. Elle y prit quelque
soin, et voulut que j'apprisse à faire les honneurs de sa maison; mais je
m'y pris si gauchement, j'étais si honteux, si sot, qu'elle se rebuta et me
planta là. Cela ne m'empêcha pas de devenir, selon ma coutume, amoureux
d'elle. J'en fis assez pour qu'elle s'en aperçût, mais je n'osai jamais me
déclarer. Elle ne se trouva pas d'humeur à faire les avances, et j'en fus
pour mes lorgneries et mes soupirs, dont même je m'ennuyai bientôt, voyant
qu'ils n'aboutissaient à rien.
 
J'avais tout à fait perdu chez maman le goût des petites friponneries,
parce que tout étant à moi, je n'avais rien à voler. D'ailleurs les
principes élevés que je m'étais faits devaient me rendre désormais bien
supérieur à de telles bassesses, et il est certain que depuis lors je l'ai
d'ordinaire été: mais c'est moins pour avoir appris à vaincre mes tentations
que pour en avoir coupé la racine; et j'aurais grand'peur de voler comme
dans mon enfance, si j'étais sujet aux mêmes désirs. J'eus la preuve de cela
chez M. de Mably. Environné de petites choses volables que je ne regardais
même pas, je m'avisai de convoiter un certain petit vin blanc d'Arbois très
joli, dont quelques verres que par-ci, par-là je buvais à table m'avaient
fort affriandé. Il était un peu louche; je croyais savoir bien coller le
vin, je m'en vantai: on me confia celui-là: je le collai et le gâtai, mais
aux yeux seulement; il resta toujours agréable à boire, et l'occasion fit
que je m'en accommodai de temps en temps de quelques bouteilles pour boire à
mon aise en mon petit particulier. Malheureusement je n'ai jamais pu boire
sans manger. Comment faire pour avoir du pain? Il m'était impossible d'en
mettre en réserve. En faire acheter par les laquais, c'était me déceler, et
presque insulter le maître de la maison. En acheter moi-même, je n'osai
jamais. Un beau monsieur l'épée au côté aller chez un boulanger acheter un
morceau de pain, cela se pouvait-il? Enfin je me rappelai le pis-aller d'une
grande princesse à qui l'on disait que les paysans n'avaient pas de pain, et
qui répondit: Qu'ils mangent de la brioche. J'achetai de la brioche. Encore
que de façons pour en venir là! Sorti seul à ce dessein, je parcourais
quelquefois toute la ville, et passais devant trente pâtissiers avant
d'entrer chez aucun. Il fallait qu'il n'y eût qu'une seule personne dans la
boutique, et que sa physionomie m'attirât beaucoup, pour que j'osasse
franchir le pas. Mais aussi quand j'avais une fois ma chère petite brioche,
et que, bien enfermé dans ma chambre, j'allais trouver ma bouteille au fond
d'une armoire, quelles bonnes petites buvettes je faisais là tout seul en
lisant quelques pages de roman! Car lire en mangeant fut toujours ma
fantaisie, au défaut d'un tête-à-tête: c'est le supplément de la société qui
me manque. Je dévore alternativement une page et un morceau: c'est comme si
mon livre dînait avec moi.
 
Je n'ai jamais été dissolu ni crapuleux, et ne me suis enivré de ma
vie. Ainsi mes petits vols n'étaient pas fort indiscrets: cependant ils se
découvrirent; les bouteilles me décelèrent. On ne m'en fit pas semblant,
mais je n'eus plus la direction de la cave. En tout cela M. de Mably se
conduisit honnêtement et prudemment. C'était un très galant homme, qui, sous
un air aussi dur que son emploi, avait une véritable douceur de caractère et
une rare bonté du coeur. Il était judicieux, équitable, et, ce qu'on
n'attendrait pas d'un officier de maréchaussée, même très humain. En sentant
son indulgence, je lui en devins plus attaché, et cela me fit prolonger mon
séjour dans sa maison plus que je n'aurais fait sans cela. Mais enfin
dégoûté d'un métier auquel je n'étais pas propre et d'une situation très
gênante, qui n'avait rien d'agréable pour moi, après un an d'essai, durant
lequel je n'épargnai point mes soins, je me déterminai à quitter mes
disciples, bien convaincu que je ne parviendrais jamais à les bien élever.
M. de Mably lui-même voyait cela tout aussi bien que moi. Cependant je crois
qu'il n'eût jamais pris sur lui de me renvoyer si je ne lui en eusse épargné
la peine, et cet excès de condescendance en pareil cas n'est assurément pas
ce que j'approuve.
 
Ce qui me rendait mon état plus insupportable était la comparaison
continuelle que j'en faisais avec celui que j'avais quitté; c'était le
souvenir de mes chères Charmettes, de mon jardin, de mes arbres, de ma
fontaine, de mon verger, et surtout de celle pour qui j'étais né, qui
donnait de l'âme à tout cela. En repensant à elle, à nos plaisirs, à notre
innocente vie, il me prenait des serrements de coeur, des étouffements qui
m'ôtaient le courage de rien faire. Cent fois j'ai été violemment tenté de
partir à l'instant et à pied pour retourner auprès d'elle; pourvu que je la
revisse encore une fois, j'aurais été content de mourir à l'instant même.
Enfin je ne pus résister à ces souvenirs si tendres, qui me rappelaient
auprès d'elle à quelque prix que ce fût. Je me disais que je n'avais pas été
assez patient, assez complaisant, assez caressant; que je pouvais encore
vivre heureux dans une amitié très douce, en y mettant du mien plus que je
n'avais fait. Je forme les plus beaux projets du monde, je brûle de les
exécuter. Je quitte tout, je renonce à tout, je pars, je vole, j'arrive dans
tous les mêmes transports de ma première jeunesse, et je me retrouve à ses
pieds. Ah! j'y serais mort de joie si j'avais retrouvé dans son accueil,
dans ses yeux, dans ses caresses, dans son coeur enfin, le quart de ce que
j'y retrouvais autrefois, et que j'y reportais encore.
 
Affreuse illusion des choses humaines! Elle me reçut toujours avec son
excellent coeur, qui ne pouvait mourir qu'avec elle; mais je venais
rechercher le passé qui n'était plus, et qui ne pouvait renaître A peine
eus-je resté une demi-heure avec elle, que je sentis mon ancien bonheur mort
pour toujours. Je me retrouvai dans la même situation désolante que j'avais
été forcé de fuir, et cela sans que je pusse dire qu'il y eût de la faute de
personne; car au fond Courtilles n'était pas mauvais, et parut me revoir
avec plus de plaisir que de chagrin. Mais comment me souffrir surnuméraire
près de celle pour qui j'avais été tout, et qui ne pouvait cesser d'être
tout pour moi? Comment vivre étranger dans la maison dont j'étais l'enfant?
L'aspect des objets témoins de mon bonheur passé me rendait la comparaison
plus cruelle. J'aurais moins souffert dans une autre habitation. Mais me
voir rappeler incessamment tant de doux souvenirs, c'était irriter le
sentiment de mes pertes. Consumé de vains regrets, livré à la plus noire
mélancolie, je repris le train de rester seul hors les heures des repas.
Enfermé avec mes livres, j'y cherchais des distractions utiles; et, sentant
le péril imminent que j'avais tant craint autrefois, je me tourmentais
derechef à chercher en moi-même les moyens d'y pourvoir quand maman n'aurait
plus de ressources. J'avais mis les choses dans sa maison sur le pied
d'aller sans empirer; mais depuis moi tout était changé. Son économe était
un dissipateur. Il voulait briller; bon cheval, bon équipage; il aimait à
s'étaler noblement aux yeux des voisins; il faisait des entreprises
continuelles en choses où il n'entendait rien. La pension se mangeait
d'avance, les quartiers en étaient engagés, les loyers étaient arriérés, et
les dettes allaient leur train. Je prévoyais que cette pension ne tarderait
pas d'être saisie, peut-être supprimée. Enfin je n'envisageais que ruine et
désastres; et le moment m'en semblait si proche que j'en sentais d'avance
toutes les horreurs.
 
Mon cher cabinet était ma seule distraction. A force d'y chercher des
remèdes contre le trouble de mon âme, je m'avisai d'y en chercher contre les
maux que je prévoyais; et revenant à mes anciennes idées, me voilà bâtissant
de nouveaux châteaux en Espagne pour tirer cette pauvre maman des extrémités
cruelles où je la voyais prête à tomber. Je ne me sentais pas assez savant
et ne me croyais pas assez d'esprit pour briller dans la république des
lettres, et faire une fortune par cette voie. Une nouvelle idée qui se
présenta m'inspira la confiance que la médiocrité de mes talents ne pouvait
me donner. Je n'avais pas abandonné la musique en cessant de l'enseigner; au
contraire, j'en avais assez étudié la théorie pour pouvoir me regarder au
moins comme savant dans cette partie. En réfléchissant à la peine que
j'avais eue d'apprendre à déchiffrer les notes, et à celle que j'avais
encore de chanter à livre ouvert, je vins à penser que cette difficulté
pouvait bien venir de la chose autant que de moi, sachant surtout qu'en
général apprendre la musique n'était pour personne chose aisée. En examinant
la constitution des signes, je les trouvais souvent fort mal inventés. Il y
avait longtemps que j'avais pensé à noter l'échelle par chiffres pour éviter
d'avoir toujours à tracer des lignes et portées lorsqu'il fallait noter le
moindre petit air. J'avais été arrêté par les difficultés des octaves et par
celles de la mesure et des valeurs. Cette ancienne idée me revint dans
l'esprit, et je vis, en y repensant, que ces difficultés n'étaient pas
insurmontables. J'y rêvai avec succès, et je parvins à noter quelque musique
que ce fût par mes chiffres avec la plus grande exactitude, et je puis dire
avec la plus grande simplicité. Dès ce moment je crus ma fortune faite; et,
dans l'ardeur de la partager avec celle à qui je devais tout, je ne songeai
qu'à partir pour Paris, ne doutant pas qu'en présentant mon projet à
l'Académie je ne fisse une révolution. J'avais rapporté de Lyon quelque
argent; je vendis mes livres. En quinze jours ma résolution fut prise et
exécutée. Enfin plein des idées magnifiques qui me l'avaient inspirée, et
toujours le même dans tous les temps, je partis de Savoie avec mon système
de musique, comme autrefois j'étais parti de Turin avec ma fontaine de
Héron.
 
Telles ont été les erreurs et les fautes de ma jeunesse. J'en ai narré
l'histoire avec une fidélité dont mon coeur est content. Si dans la suite
j'honorai mon âge mûr de quelques vertus, je les aurais dites avec la même
franchise, et c'était mon dessein; mais il faut m'arrêter ici. Le temps peut
lever bien des voiles. Si ma mémoire parvient à la postérité, peut-être un
jour elle apprendra ce que j'avais à dire. Alors on saura pourquoi je me
tais.
 
 
 
== LIVRE SEPTIÈME ==
 
1741
 
Après deux ans de silence et de patience, malgré mes résolutions, je
reprends la plume. Lecteur, suspendez votre jugement sur les raisons qui m'y
forcent: vous n'en pouvez juger qu'après m'avoir lu.
 
On a vu s'écouler ma paisible jeunesse dans une vie égale, assez douce,
sans de grandes traverses ni de grandes prospérités. Cette médiocrité fut en
grande partie l'ouvrage de mon naturel ardent, mais faible, moins prompt
encore à entreprendre que facile à décourager, sortant du repos par
secousses, mais y rentrant par lassitude et par goût, et qui, me ramenant
toujours, loin des grandes vertus et plus loin des grands vices, à la vie
oiseuse et tranquille pour laquelle je me sentais né, ne m'a jamais permis
d'aller à rien de grand, soit en bien, soit en mal.
 
Quel tableau différent j'aurai bientôt à développer! Le sort qui durant
trente ans favorisa mes penchants, les contraria pendant trente autres; et,
de cette opposition continuelle entre ma situation et mes inclinations, on
verra naître des fautes énormes, des malheurs inouïs et toutes les vertus,
excepté la force, qui peuvent honorer l'adversité.
 
Ma première partie a été toute écrite de mémoire; j'y ai dû faire
beaucoup d'erreurs. Forcé d'écrire la seconde de mémoire aussi, j'y en ferai
probablement beaucoup davantage. Les doux souvenirs de mes beaux ans, passés
avec autant de tranquillité que d'innocence, m'ont laissé mille impressions
charmantes que j'aime sans cesse à me rappeler. On verra bientôt combien
sont différents ceux du reste de ma vie. Les rappeler, c'est en renouveler
l'amertume. Loin d'aigrir celle de ma situation par ces tristes retours, je
les écarte autant qu'il m'est possible; et souvent j'y réussis au point de
ne les pouvoir plus retrouver au besoin. Cette facilité d'oublier les maux
est une consolation que le ciel m'a ménagée dans ceux que le sort devait un
jour accumuler sur moi. Ma mémoire, qui me retrace uniquement les objets
agréables, est l'heureux contrepoids de mon imagination effarouchée, qui ne
me fait prévoir que de cruels avenirs.
 
Tous les papiers que j'avais rassemblés pour suppléer à ma mémoire et
me guider dans cette entreprise, passés en d'autres mains, ne rentreront
plus dans les miennes.
 
Je n'ai qu'un guide fidèle sur lequel je puisse compter, c'est la
chaîne des sentiments qui ont marqué la succession de mon être, et par eux
celle des événements qui en ont été la cause ou l'effet. J'oublie aisément
mes malheurs, mais je ne puis oublier mes fautes, et j'oublie encore moins
mes bons sentiments. Leur souvenir m'est trop cher pour s'effacer jamais de
mon coeur. Je puis faire des omissions dans les faits, des transpositions,
des erreurs de dates; mais je ne puis me tromper sur ce que j'ai senti, ni
sur ce que mes sentiments m'ont fait faire: et voilà de quoi principalement
il s'agit. L'objet propre de mes Confessions est de faire connaître
exactement mon intérieur dans toutes les situations de ma vie. C'est
l'histoire de mon âme que j'ai promise: et pour l'écrire fidèlement je n'ai
pas besoin d'autres mémoires; il me suffit, comme j'ai fait jusqu'ici, de
rentrer au dedans de moi.
 
Il y a cependant, et très heureusement, un intervalle de six à sept ans
dont j'ai des renseignements sûrs dans un recueil transcrit de lettres dont
les originaux sont dans les mains de M. du Peyrou. Ce recueil, qui finit en
1760, comprend tout le temps de mon séjour à l'Ermitage, et de ma grande
brouillerie avec mes soi-disant amis: époque mémorable dans ma vie, et qui
fut la source de tous mes autres malheurs. A l'égard des lettres originales
plus récentes qui peuvent me rester, et qui sont en très petit nombre, au
lieu de les transcrire à la suite du recueil, trop volumineux pour que je
puisse espérer de les soustraire à la vigilance de mes Argus, je les
transcrirai dans cet écrit même, lorsqu'elles me paraîtront fournir quelque
éclaircissement, soit à mon avantage, soit à ma charge: car je n'ai pas peur
que le lecteur oublie jamais que je fais mes confessions pour croire que je
fais mon apologie; mais il ne doit pas s'attendre non plus que je taise la
vérité lorsqu'elle parle en ma faveur.
 
Au reste, cette seconde partie n'a que cette même vérité de commune
avec la première, ni d'avantage sur elle que par l'importance des choses. A
cela près, elle ne peut que lui être inférieure en tout. J'écrivais la
première avec plaisir, avec complaisance, à mon aise, à Wooton ou dans le
château de Trye; tous les souvenirs que j'avais à me rappeler étaient autant
de nouvelles jouissances. J'y revenais sans cesse avec un nouveau plaisir,
et je pouvais tourner mes descriptions sans gêne jusqu'à ce que j'en fusse
content. Aujourd'hui ma mémoire et ma tête affaiblies me rendent presque
incapable de tout travail; je ne m'occupe de celui-ci que par force, et le
coeur serré de détresse. Il ne m'offre que malheurs, trahisons, perfidies,
que souvenirs attristants et déchirants. Je voudrais pour tout au monde
pouvoir ensevelir dans la nuit des temps ce que j'ai à dire; et, forcé de
parler malgré moi, je suis réduit encore à me cacher, à ruser, à tâcher de
donner le change, à m'avilir aux choses pour lesquelles j'étais le moins né.
Les planchers sous lesquels je suis ont des yeux, les murs qui m'entourent
ont des oreilles: environné d'espions et de surveillants malveillants et
vigilants, inquiet et distrait, je jette à la hâte sur le papier quelques
mots interrompus qu'à peine j'ai le temps de relire, encore moins de
corriger. Je sais que, malgré les barrières immenses qu'on entasse sans
cesse autour de moi, l'on craint toujours que la vérité ne s'échappe par
quelque fissure. Comment m'y prendre pour la faire percer? Je le tente avec
peu d'espoir de succès. Qu'on juge si c'est là de quoi faire des tableaux
agréables et leur donner un coloris bien attrayant. J'avertis donc ceux qui
voudront commencer cette lecture, que rien, en la poursuivant, ne peut les
garantir de l'ennui, si ce n'est le désir d'achever de connaître un homme,
et l'amour sincère de la justice et de la vérité.
 
Je me suis laissé, dans ma première partie, partant à regret pour
Paris, déposant mon coeur aux Charmettes, y fondant mon dernier château en
Espagne, projetant d'y rapporter un jour aux pieds de maman, rendue à
elle-même, les trésors que j'aurais acquis, et comptant sur mon système de
musique comme sur une fortune assurée.
 
Je m'arrêtai quelque temps à Lyon pour y voir mes connaissances, pour
m'y procurer quelques recommandations pour Paris, et pour vendre mes livres
de géométrie, que j'avais apportés avec moi. Tout le monde m'y fit accueil.
Monsieur et madame de Mably marquèrent du plaisir à me revoir, et me
donnèrent à dîner plusieurs fois. Je fis chez eux connaissance avec l'abbé
de Mably, comme je l'avais déjà faite avec l'abbé de Condillac, qui tous
deux étaient venus voir leur frère. L'abbé de Mably me donna des lettres
pour Paris, entre autres une pour M. de Fontenelle et une autre pour le
comte de Caylus. L'un et l'autre me furent des connaissances très agréables,
surtout le premier, qui, jusqu'à sa mort, n'a point cessé de me marquer de
l'amitié, et de me donner dans nos tête-à-tête des conseils dont j'aurais dû
mieux profiter.
 
Je revis M. Bordes, avec lequel j'avais depuis longtemps fait
connaissance, et qui m'avait souvent obligé de grand coeur et avec le plus
vrai plaisir. En cette occasion je le retrouvai toujours le même. Ce fut lui
qui me fit vendre mes livres, et il me donna par lui-même ou me procura de
bonnes recommandations pour Paris. Je revis M. l'intendant, dont je devais
la connaissance à M. Bordes, et à qui je dus celle de M. le duc de
Richelieu, qui passa à Lyon dans ce temps-là. M. Pallu me présenta à lui. M.
de Richelieu me reçut bien, et me dit de l'aller voir à Paris; ce que je fis
plusieurs fois, sans pourtant que cette haute connaissance, dont j'aurai
souvent à parler dans la suite, m'ait été jamais utile à rien.
 
Je revis le musicien David, qui m'avait rendu service dans ma détresse
à un de mes précédents voyages. Il m'avait prêté ou donné un bonnet et des
bas que je ne lui ai jamais rendus, et qu'il ne m'a jamais redemandés,
quoique nous nous soyons revus souvent depuis ce temps-là. Je lui ai
pourtant fait dans la suite un présent à peu près équivalent. Je dirais
mieux que cela, s'il s'agissait ici de ce que j'ai dû; mais il s'agit de ce
que j'ai fait, et malheureusement ce n'est pas la même chose.
 
Je revis le noble et généreux Perrichon, et ce ne fut pas sans me
ressentir de sa magnificence ordinaire; car il me fit le même cadeau qu'il
avait fait auparavant au gentil Bernard, en me défrayant de ma place à la
diligence. Je revis le chirurgien Parisot, le meilleur et le mieux faisant
des hommes; je revis sa chère Godefroi, qu'il entretenait depuis dix ans, et
dont la douceur de caractère et la bonté de coeur faisaient à peu près tout
le mérite, mais qu'on ne pouvait aborder sans intérêt ni quitter sans
attendrissement; car elle était au dernier terme d'une étisie dont elle
mourut peu après. Rien ne montre mieux les vrais penchants d'un homme que
l'espèce de ses attachements. Quand on avait vu la douce Godefroi, on
connaissait le bon Parisot.
 
J'avais obligation à tous ces honnêtes gens. Dans la suite je les
négligeai tous, non certainement par ingratitude, mais par cette invincible
paresse qui m'en a souvent donné l'air. Jamais le sentiment de leurs
services n'est sorti de mon coeur: mais il m'en eût moins coûté de leur
prouver ma reconnaissance que de la leur témoigner assidûment. L'exactitude
à écrire a toujours été au-dessus de mes forces: sitôt que je commence à me
relâcher, la honte et l'embarras de réparer ma faute me la font aggraver, et
je n'écris plus du tout. J'ai donc gardé le silence et j'ai paru les
oublier. Parisot et Perrichon n'y ont pas même fait attention, et je les ai
trouvés toujours les mêmes: mais on verra vingt ans après, dans M. Bordes,
jusqu'où l'amour-propre d'un bel esprit peut porter la vengeance lorsqu'il
se croit négligé.
 
Avant de quitter Lyon, je ne dois pas oublier une aimable personne que
j'y revis avec plus de plaisir que jamais, et qui laissa dans mon coeur des
souvenirs bien tendres; c'est mademoiselle Serre, dont j'ai parlé dans ma
première partie, et avec laquelle j'avais renouvelé connaissance tandis que
j'étais chez M. de Mably. A ce voyage, ayant plus de loisir, je la vis
davantage; mon coeur se prit, et très vivement. J'eus quelque lieu de penser
que le sien ne m'était pas contraire; mais elle m'accorda une confiance qui
m'ôta la tentation d'en abuser. Elle n'avait rien, ni moi non plus; nos
situations étaient trop semblables pour que nous pussions nous unir; et,
dans les vues qui m'occupaient, j'étais bien éloigné de songer au mariage.
Elle m'apprit qu'un jeune négociant, appelé M. Genève, paraissait vouloir
s'attacher à elle. Je le vis chez elle une fois ou deux; il me parut honnête
homme, il passait pour l'être. Persuadé qu'elle serait heureuse avec lui, je
désirai qu'il l'épousât, comme il a fait dans la suite; et, pour ne pas
troubler leurs innocentes amours, je me hâtai de partir, faisant pour le
bonheur de cette charmante personne des voeux qui n'ont été exaucés ici-bas
que pour un temps, hélas! bien court; car j'appris dans la suite qu'elle
était morte au bout de deux ou trois ans de mariage. Occupé de mes tendres
regrets durant toute ma route, je sentis et j'ai souvent senti depuis lors,
en y repensant, que si les sacrifices qu'on fait au devoir et à la vertu
coûtent à faire, on en est bien payé par les doux souvenirs qu'ils laissent
au fond du coeur.
 
Autant à mon précédent voyage j'avais vu Paris par son côté
défavorable, autant à celui-ci je le vis par son côté brillant; non pas
toutefois quant à mon logement; car, sur une adresse que m'avait donnée M.
Bordes, j'allai loger à l'hôtel Saint-Quentin, rue des Cordiers, proche la
Sorbonne, vilaine rue, vilain hôtel, vilaine chambre, mais où cependant
avaient logé des hommes de mérite, tels que Gresset, Bordes, les abbés de
Mably, de Condillac, et plusieurs autres dont malheureusement je n'y trouvai
plus aucun; mais j'y trouvai un M. de Bonnefond, hobereau boiteux, plaideur,
faisant le puriste, auquel je dus la connaissance de M. Roguin, maintenant
le doyen de mes amis, et par lui celle du philosophe Diderot, dont j'aurai
beaucoup à parler dans la suite.
 
J'arrivai à Paris dans l'automne de 1741, avec quinze louis d'argent
comptant, ma comédie de Narcisse et mon projet de musique pour toute
ressource, et ayant par conséquent peu de temps à perdre pour tâcher d'en
tirer parti. Je me pressai de faire valoir mes recommandations. Un jeune
homme qui arrive à Paris avec une figure passable, et qui s'annonce par des
talents, est toujours sûr d'être accueilli. Je le fus; cela me procura des
agréments sans me mener à grand'chose. De toutes les personnes à qui je fus
recommandé, trois seules me furent utiles. M. Damesin, gentilhomme savoyard,
alors écuyer, et, je crois, favori de madame la princesse de Carignan; M. de
Boze, secrétaire de l'Académie des inscriptions, et garde des médailles du
Cabinet du roi; et le P. Castel, jésuite, auteur du clavecin oculaire.
Toutes ces recommandations, excepté celle de M. Damesin, me venaient de
l'abbé de Mably.
 
M. Damesin pourvut au plus pressé par deux connaissances qu'il me
procura: l'une, de M. de Gasc, président à mortier au parlement de Bordeaux,
et qui jouait très bien du violon; l'autre, de M. l'abbé de Léon, qui
logeait alors en Sorbonne, jeune seigneur très aimable, qui mourut à la
fleur de son âge, après avoir brillé quelques instants dans le monde sous le
nom de chevalier de Rohan. L'un et l'autre eurent la fantaisie d'apprendre
la composition. Je leur en donnai quelques mois de leçons, qui soutinrent un
peu ma bourse tarissante. L'abbé de Léon me prit en amitié, et voulait
m'avoir pour son secrétaire; mais il n'était pas riche, et ne put m'offrir
en tout que huit cents francs, que je refusai bien à regret, mais qui ne
pouvaient suffire pour mon logement, ma nourriture et mon entretien.
 
M. de Boze me reçut fort bien. Il aimait le savoir, il en avait; mais
il était un peu pédant. Madame de Boze aurait été sa fille; elle était
brillante et petite-maîtresse. J'y dînais quelquefois. On ne saurait avoir
l'air plus gauche et plus sot que je l'avais vis-à-vis d'elle. Son maintien
dégagé m'intimidait, et rendait le mien plus plaisant. Quand elle me
présentait une assiette, j'avançais ma fourchette pour piquer modestement un
petit morceau de ce qu'elle m'offrait; de sorte qu'elle rendait à son
laquais l'assiette qu'elle m'avait destinée, en se tournant pour que je ne
la visse pas rire. Elle ne se doutait guère que, dans la tête de ce
campagnard, il ne laissait pas d'y avoir quelque esprit. M. de Boze me
présenta à M. de Réaumur, son ami, qui venait dîner chez lui tous les
vendredis, jours d'Académie des sciences. Il lui parla de mon projet, et du
désir que j'avais de le soumettre à l'examen de l'Académie. M. de Réaumur se
chargea de la proposition, qui fut agréée. Le jour donné, je fus introduit
et présenté par M. de Réaumur; et le même jour, 22 août 1742, j'eus
l'honneur de lire à l'Académie le Mémoire que j'avais préparé pour cela.
Quoique cette illustre assemblée fût assurément très imposante, j'y fus bien
moins intimidé que devant madame de Boze, et je me tirai passablement de mes
lectures et de mes réponses. Le Mémoire réussit, et m'attira des
compliments, qui me surprirent autant qu'ils me flattèrent, imaginant à
peine que devant une Académie quiconque n'en était pas pût avoir le sens
commun. Les commissaires qu'on me donna furent MM. de Mairan, Hellot et de
Fouchy, tous trois gens de mérite assurément, mais dont pas un ne savait la
musique, assez du moins pour être en état de juger de mon projet.
 
Durant mes conférences avec ces messieurs je me convainquis, avec
autant de certitude que de surprise, que si quelquefois les savants ont
moins de préjugés que les autres hommes, ils tiennent, en revanche, encore
plus fortement à ceux qu'ils ont. Quelque faibles, quelque fausses que
fussent la plupart de leurs objections, et quoique j'y répondisse
timidement, je l'avoue, et en mauvais termes, mais par des raisons
péremptoires, je ne vins pas une seule fois à bout de me faire entendre et
de les contenter. J'étais toujours ébahi de la facilité avec laquelle, à
l'aide de quelques phrases sonores, ils me réfutaient sans m'avoir compris.
Ils déterrèrent, je ne sais où, qu'un moine, appelé le P. Souhaitti, avait
jadis imaginé la gamme par chiffres. C'en fut assez pour prétendre que mon
système n'était pas neuf. Et passe pour cela; car bien que je n'eusse jamais
ouï parler du P. Souhaitti, et bien que sa manière d'écrire les sept notes
du plain-chant sans même songer aux octaves ne méritât en aucune sorte
d'entrer en parallèle avec ma simple et commode invention pour noter
aisément par chiffres toute musique imaginable, clefs, silences, octaves,
mesures, temps et valeurs des notes, choses auxquelles Souhaitti n'avait pas
même songé, il était néanmoins très vrai de dire que, quant à l'élémentaire
expression des sept notes, il en était le premier inventeur. Mais outre
qu'ils donnèrent à cette invention primitive plus d'importance qu'elle n'en
avait, ils ne s'en tinrent pas là: et sitôt qu'ils voulurent parler du fond
du système ils ne firent plus que déraisonner. Le plus grand avantage du
mien était d'abroger les transpositions et les clefs, en sorte que le même
morceau se trouvait noté et transposé à volonté, dans quelque ton qu'on
voulût, au moyen du changement supposé d'une seule lettre initiale à la tête
de l'air. Ces messieurs avaient ouï dire aux croque-sol de Paris que la
méthode d'exécuter par transposition ne valait rien: ils partirent de là
pour tourner en invincible objection, contre mon système, son avantage le
plus marqué; et ils décidèrent que ma note était bonne pour la vocale, et
mauvaise pour l'instrumentale. Sur leur rapport, l'Académie m'accorda un
certificat plein de très beaux compliments, à travers lesquels on démêlait,
pour le fond, qu'elle ne jugeait mon système ni neuf ni utile. Je ne crus
pas devoir orner d'une pareille pièce l'ouvrage intitulé: Dissertation sur
la musique moderne, par lequel j'en appelais au public.
 
J'eus lieu de remarquer en cette occasion combien, même avec un esprit
borné, la connaissance unique, mais profonde, de la chose est préférable,
pour en bien juger, à toutes les lumières que donne la culture des sciences,
lorsqu'on n'y a pas joint l'étude particulière de celle dont il s'agit. La
seule objection solide qu'il y eût à faire à mon système y fut faite par
Rameau. A peine le lui eus-je expliqué, qu'il en vit le côté faible. Vos
signes, me dit-il, sont très bons en ce qu'ils déterminent simplement et
clairement les valeurs, en ce qu'ils représentent nettement les intervalles
et montrent toujours le simple dans le redoublé, toutes choses que ne fait
pas la note ordinaire; mais ils sont mauvais en ce qu'ils exigent une
opération de l'esprit qui ne peut toujours suivre la rapidité de
l'exécution. La position de nos notes, continua-t-il, se peint à l'oeil sans
le concours de cette opération. Si deux notes, l'une très haute, l'autre
très basse, sont jointes par une tirade de notes intermédiaires, je vois du
premier coup d'oeil le progrès de l'une à l'autre par degrés conjoints;
mais, pour m'assurer chez vous de cette tirade, il faut nécessairement que
j'épelle tous vos chiffres l'un après l'autre; le coup d'oeil ne peut
suppléer à rien. L'objection me parut sans réplique, et j'en convins à
l'instant: quoiqu'elle soit simple et frappante, il n'y a qu'une grande
pratique de l'art qui puisse la suggérer, et il n'est pas étonnant qu'elle
ne soit venue à aucun académicien; mais il l'est que tous ces grands
savants, qui savent tant de choses, sachent si peu que chacun ne devrait
juger que de son métier.
 
Mes fréquentes visites à mes commissaires et à d'autres académiciens me
mirent à portée de faire connaissance avec tout ce qu'il y avait à Paris de
plus distingué dans la littérature; et par là cette connaissance se trouva
toute faite lorsque je me vis dans la suite inscrit tout d'un coup parmi
eux. Quant à présent, concentré dans mon système de musique, je m'obstinai à
vouloir par là faire une révolution dans cet art, et parvenir de la sorte à
une célébrité qui, dans les beaux-arts, se joint toujours à Paris avec la
fortune. Je m'enfermai dans ma chambre et travaillai deux ou trois mois avec
une ardeur inexprimable à refondre, dans un ouvrage destiné pour le public,
le Mémoire que j'avais lu à l'Académie. La difficulté fut de trouver un
libraire qui voulût se charger de mon manuscrit, vu qu'il y avait quelque
dépense à faire pour les nouveaux caractères, que les libraires ne jettent
pas leurs écus à la tête des débutants, et qu'il me semblait cependant bien
juste que mon ouvrage me rendît le pain que j'avais mangé en l'écrivant.
 
Bonnefond me procura Quillau le père, qui fit avec moi un traité à
moitié profit, sans compter le privilège que je payai seul. Tant fut opéré
par ledit Quillau, que j'en fus pour mon privilège, et n'ai jamais tiré un
liard de cette édition, qui vraisemblablement eut un débit médiocre, quoique
l'abbé Desfontaines m'eût promis de la faire aller, et que les autres
journalistes en eussent dit assez de bien.
 
Le plus grand obstacle à l'essai de mon système était la crainte que,
s'il n'était pas admis, on ne perdît le temps qu'on mettrait à l'apprendre.
Je disais à cela que la pratique de ma note rendait les idées si claires,
que pour apprendre la musique par les caractères ordinaires on gagnerait
encore du temps à commencer par les miens. Pour en donner la preuve par
l'expérience, j'enseignai gratuitement la musique à une jeune Américaine,
appelée mademoiselle des Roulins, dont M. Roguin m'avait procuré la
connaissance. En trois mois elle fut en état de déchiffrer sur ma note
quelque musique que ce fût, et même de chanter à livre ouvert mieux que
moi-même toute celle qui n'était pas chargée de difficultés. Ce succès fut
frappant, mais ignoré. Un autre en aurait rempli les journaux; mais avec
quelque talent pour trouver des choses utiles je n'en eus jamais pour les
faire valoir.
 
Voilà comment ma fontaine de Héron fut encore cassée: mais cette
seconde fois j'avais trente ans, et je me trouvais sur le pavé de Paris, où
l'on ne vit pas pour rien. Le parti que je pris dans cette extrémité
n'étonnera que ceux qui n'auront pas bien lu la première partie de ces
Mémoires. Je venais de me donner des mouvements aussi grands qu'inutiles;
j'avais besoin de reprendre haleine. Au lieu de me livrer au désespoir, je
me livrai tranquillement à ma paresse et aux soins de la Providence; et,
pour lui donner le temps de faire son oeuvre, je me mis à manger, sans me
presser, quelques louis qui me restaient encore, réglant la dépense de mes
nonchalants plaisirs sans la retrancher, n'allant plus au café que de deux
jours l'un, et au spectacle que deux fois la semaine. A l'égard de la
dépense des filles, je n'eus aucune réforme à y faire, n'ayant de ma vie mis
un sou à cet usage, si ce n'est une seule fois dont j'aurai bientôt à
parler.
 
La sécurité, la volupté, la confiance avec laquelle je me livrais à
cette vie indolente et solitaire, que je n'avais pas de quoi faire durer
trois mois, est une des singularités de ma vie et une des bizarreries de mon
humeur. L'extrême besoin que j'avais qu'on pensât à moi était précisément ce
qui m'ôtait le courage de me montrer; et la nécessité de faire des visites
me les rendit insupportables, au point que je cessai même de voir les
académiciens et autres gens de lettres avec lesquels j'étais déjà faufilé.
Marivaux, l'abbé de Mably, Fontenelle furent presque les seuls chez qui je
continuai d'aller quelquefois. Je montrai même au premier ma comédie de
Narcisse. Elle lui plut, et il eut la complaisance de la retoucher. Diderot,
plus jeune qu'eux, était à peu près de mon âge. Il aimait la musique, il en
savait la théorie; nous en parlions ensemble: il me parlait aussi de ses
projets d'ouvrages. Cela forma bientôt entre nous des liaisons plus intimes,
qui ont duré quinze ans, et qui probablement dureraient encore, si
malheureusement, et bien par sa faute, je n'eusse été jeté dans son même
métier.
 
On n'imaginerait pas à quoi j'employais ce court et précieux intervalle
qui me restait encore avant d'être forcé de mendier mon pain: à étudier par
coeur des passages de poètes, que j'avais appris cent fois et autant de fois
oubliés. Tous les matins, vers les dix heures, j'allais me promener au
Luxembourg, un Virgile ou un Rousseau dans ma poche; et là, jusqu'à l'heure
du dîner, je remémorais tantôt une ode sacrée et tantôt une bucolique, sans
me rebuter de ce qu'en repassant celle du jour, je ne manquais pas d'oublier
celle de la veille. Je me rappelais qu'après la défaite de Nicias à Syracuse
les Athéniens captifs gagnaient leur vie à réciter les poèmes d'Homère. Le
parti que je tirai de ce trait d'érudition, pour me prémunir contre la
misère, fut d'exercer mon heureuse mémoire à retenir tous les poètes par
coeur.
 
J'avais un autre expédient non moins solide dans les échecs, auxquels
je consacrais régulièrement, chez Maugis, les après-midi des jours que je
n'allais pas au spectacle. Je fis là connaissance avec M. de Légal, avec un
M. Husson, avec Philidor, avec tous les grands joueurs d'échecs de ce
temps-là, et n'en devins pas plus habile. Je ne doutai pas cependant que je
ne devinsse à la fin plus fort qu'eux tous; et c'en était assez, selon moi,
pour me servir de ressource. De quelque folie que je m'engouasse, j'y
portais toujours la même manière de raisonner. Je me disais: Quiconque prime
en quelque chose est toujours sûr d'être recherché. Primons donc, n'importe
en quoi; je serai recherché, les occasions se présenteront, et mon mérite
fera le reste. Cet enfantillage n'était pas le sophisme de ma raison,
c'était celui de mon indolence. Effrayé des grands et rapides efforts qu'il
aurait fallu faire pour m'évertuer, je tâchais de flatter ma paresse, et je
m'en voilais la honte par des arguments dignes d'elle.
 
J'attendais ainsi tranquillement la fin de mon argent; et je crois que
je serais arrivé au dernier sou sans m'en émouvoir davantage, si le P.
Castel, que j'allais voir quelquefois en allant au café, ne m'eût arraché de
ma léthargie. Le P. Castel était fou, mais bon homme au demeurant: il était
fâché de me voir consumer ainsi sans rien faire. Puisque les musiciens, me
dit-il, puisque les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de
corde et voyez les femmes, vous réussirez peut-être mieux de ce côté-là.
J'ai parlé de vous à madame de Beuzenval; allez la voir de ma part. C'est
une bonne femme, qui verra avec plaisir un pays de son fils et de son mari.
Vous verrez chez elle madame de Broglie sa fille, qui est une femme
d'esprit. Madame Dupin en est une autre à qui j'ai aussi parlé de vous:
portez-lui votre ouvrage; elle a envie de vous voir, et vous recevra bien.
On ne fait rien dans Paris que par les femmes: ce sont comme des courbes
dont les sages sont les asymptotes; ils s'en approchent sans cesse, mais ils
n'y touchent jamais.
 
Après avoir remis d'un jour à l'autre ces terribles corvées, je pris
enfin courage, et j'allai voir madame de Beuzenval. Elle me reçut avec
bonté. Madame de Broglie étant entrée dans sa chambre, elle lui dit: Ma
fille, voilà M. Rousseau, dont le P. Castel nous a parlé. Madame de Broglie
me fit compliment sur mon ouvrage, et, me menant à son clavecin, me fit voir
qu'elle s'en était occupée. Voyant à sa pendule qu'il était près d'une
heure, je voulus m'en aller. Madame de Beuzenval me dit: Vous êtes bien loin
de votre quartier, restez; vous dînerez ici. Je ne me fis pas prier. Un
quart d'heure après je compris par quelques mots que le dîner auquel elle
m'invitait était celui de son office. Madame de Beuzenval était une très
bonne femme, mais bornée, et trop pleine de son illustre noblesse polonaise;
elle avait peu d'idées des égards qu'on doit aux talents. Elle me jugeait
même en cette occasion sur mon maintien plus que sur mon équipage, qui,
quoique très simple, était fort propre, et n'annonçait point du tout un
homme fait pour dîner à l'office. J'en avais oublié le chemin depuis trop
longtemps pour vouloir le rapprendre. Sans laisser voir tout mon dépit, je
dis à madame de Beuzenval qu'une petite affaire qui me revenait en mémoire
me rappelait dans mon quartier, et je voulus partir. Madame de Broglie
s'approcha de sa mère, et lui dit à l'oreille quelques mots qui firent
effet. Madame de Beuzenval se leva pour me retenir, et me dit: Je compte que
c'est avec nous que vous nous ferez l'honneur de dîner. Je crus que faire le
fier serait faire le sot, et je restai. D'ailleurs la bonté de madame de
Broglie m'avait touché, et me la rendait intéressante. Je fus fort aise de
dîner avec elle, et j'espérai qu'en me connaissant davantage elle n'aurait
pas regret à m'avoir procuré cet honneur. M. le président de Lamoignon,
grand ami de la maison, y dîna aussi. Il avait, ainsi que madame de Broglie,
ce petit jargon de Paris, tout en petits mots, tout en petites allusions
fines. Il n'y avait pas là de quoi briller pour le pauvre Jean-Jacques.
J'eus le bon sens de ne vouloir pas faire le gentil malgré Minerve, et je me
tus. Heureux si j'eusse été toujours aussi sage! je ne serais pas dans
l'abîme où je suis aujourd'hui.
 
J'étais désolé de ma lourdise, et de ne pouvoir justifier aux yeux de
madame de Broglie ce qu'elle avait fait en ma faveur. Après le dîner, je
m'avisai de ma ressource ordinaire. J'avais dans ma poche une épître en
vers, écrite à Parisot pendant mon séjour à Lyon. Ce morceau ne manquait pas
de chaleur; j'en mis dans la façon de le réciter, et je les fis pleurer tous
trois. Soit vanité, soit vérité dans mes interprétations, je crus voir que
les regards de madame de Broglie disaient à sa mère: Hé bien, maman,
avais-je tort de vous dire que cet homme était plus fait pour dîner avec
vous qu'avec vos femmes? Jusqu'à ce moment j'avais eu le coeur un peu gros;
mais après m'être ainsi vengé je fus content. Madame de Broglie, poussant un
peu trop loin le jugement avantageux qu'elle avait porté de moi, crut que
j'allais faire sensation dans Paris, et devenir un homme à bonnes fortunes.
Pour guider mon inexpérience, elle me donna les Confessions du comte de***.
Ce livre, me dit-elle, est un Mentor dont vous aurez besoin dans le monde:
vous ferez bien de le consulter quelquefois. J'ai gardé plus de vingt ans
cet exemplaire avec reconnaissance pour la main dont il me venait, mais en
riant souvent de l'opinion que paraissait avoir cette dame de mon mérite
galant. Du moment que j'eus lu cet ouvrage, je désirai d'obtenir l'amitié de
l'auteur. Mon penchant m'inspirait très bien: c'est le seul ami vrai que
j'aie eu parmi les gens de lettres.
 
Dès lors j'osai compter que madame la baronne de Beuzenval et madame la
marquise de Broglie, prenant intérêt à moi, ne me laisseraient pas longtemps
sans ressource, et je ne me trompai pas. Parlons maintenant de mon entrée
chez madame Dupin, qui a eu de plus longues suites.
 
Madame Dupin était, comme on sait, fille de Samuel Bernard et de madame
Fontaine. Elles étaient trois soeurs qu'on pouvait appeler les trois Grâces.
Madame de la Touche, qui fit une escapade en Angleterre avec le duc de
Kingston; madame d'Arty, la maîtresse, et, bien plus, l'amie, l'unique et
sincère amie de M. le prince de Conti; femme adorable autant par la douceur,
par la bonté de son charmant caractère, que par l'agrément de son esprit et
par l'inaltérable gaieté de son humeur; enfin madame Dupin, la plus belle
des trois, et la seule à qui l'on n'ait point reproché d'écart dans sa
conduite. Elle fut le prix de l'hospitalité de M. Dupin, à qui sa mère la
donna avec une place de fermier général et une fortune immense, en
reconnaissance du bon accueil qu'il lui avait fait dans sa province. Elle
était encore, quand je la vis pour la première fois, une des plus belles
femmes de Paris. Elle me reçut à sa toilette. Elle avait les bras nus, les
cheveux épars, son peignoir mal arrangé. Cet abord m'était très nouveau; ma
pauvre tête n'y tint pas; je me trouble, je m'égare; et bref, me voilà épris
de madame Dupin.
 
Mon trouble ne parut pas me nuire auprès d'elle; elle ne s'en aperçut
point. Elle accueillit le livre et l'auteur, me parla de mon projet en
personne instruite, chanta, s'accompagna du clavecin, me retint à dîner, me
fit mettre à table à côté d'elle. Il n'en fallait pas tant pour me rendre
fou; je le devins. Elle me permit de la venir voir: j'usai, j'abusai de la
permission. J'y allais presque tous les jours, j'y dînais deux ou trois fois
la semaine. Je mourais d'envie de parler; je n'osai jamais. Plusieurs
raisons renforçaient ma timidité naturelle. L'entrée d'une maison opulente
est une porte ouverte à la fortune; je ne voulais pas, dans ma situation,
risquer de me la fermer. Madame Dupin, tout aimable qu'elle était, était
sérieuse et froide; je ne trouvais rien dans ses manières d'assez agaçant
pour m'enhardir. Sa maison, aussi brillante alors qu'aucune autre dans
Paris, rassemblait des sociétés auxquelles il ne manquait que d'être un peu
moins nombreuses pour être d'élite dans tous les genres. Elle aimait à voir
tous les gens qui jetaient de l'éclat: les grands, les gens de lettres, les
belles femmes. On ne voyait chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus.
Madame la princesse de Rohan, madame la comtesse de Forcalquier, madame de
Mirepoix, madame de Brignolé, milady Hervey pouvaient passer pour ses amies.
M. de Fontenelle, l'abbé de Saint-Pierre, l'abbé Sallier, M. de Fourmont, M.
de Bernis, M. de Buffon, M. de Voltaire étaient de son cercle et de ses
dîners. Si son maintien réservé n'attirait pas beaucoup les jeunes gens, sa
société, d'autant mieux composée, n'en était que plus imposante; et le
pauvre Jean-Jacques n'avait pas de quoi se flatter de briller beaucoup au
milieu de tout cela. Je n'osai donc parler; mais, ne pouvant plus me taire,
j'osai écrire. Elle garda deux jours ma lettre sans m'en parler. Le
troisième jour, elle me la rendit, m'adressant verbalement quelques mots
d'exhortation d'un ton froid qui me glaça. Je voulus parler, la parole
expira sur mes lèvres: ma subite passion s'éteignit avec l'espérance; et,
après une déclaration dans les formes, je continuai de vivre avec elle comme
auparavant, sans plus lui parler de rien, même des yeux.
 
Je crus ma sottise oubliée: je me trompai. M. de Francueil, fils de M.
Dupin et beau-fils de madame, était à peu près de son âge et du mien. Il
avait de l'esprit, de la figure; il pouvait avoir des prétentions; on disait
qu'il en avait auprès d'elle, uniquement peut-être parce qu'elle lui avait
donné une femme bien laide, bien douce, et qu'elle vivait parfaitement bien
avec tous les deux. M. de Francueil aimait et cultivait les talents. La
musique, qu'il savait fort bien, fut entre nous un moyen de liaison. Je le
vis beaucoup; je m'attachais à lui: tout d'un coup il me fit entendre que
madame Dupin trouvait mes visites trop fréquentes, et me priait de les
discontinuer. Ce compliment aurait pu être à sa place quand elle me rendit
ma lettre; mais huit ou dix jours après, et sans aucune autre cause, il
venait, ce me semble, hors de propos. Cela faisait une position d'autant
plus bizarre, que je n'en étais pas moins bien venu qu'auparavant chez
monsieur et madame de Francueil. J'y allai cependant plus rarement; et
j'aurais cessé d'y aller tout à fait, si, par un autre caprice imprévu,
madame Dupin ne m'avait fait prier de veiller pendant huit ou dix jours à
son fils, qui, changeant de gouverneur, restait seul durant cet intervalle.
Je passai ces huit jours dans un supplice que le plaisir d'obéir à madame
Dupin pouvait seul me rendre souffrable; car le pauvre Chenonceaux avait dès
lors cette mauvaise tête qui a failli déshonorer sa famille, et qui l'a fait
mourir dans l'île de Bourbon. Pendant que je fus auprès de lui, je
l'empêchai de faire du mal à lui-même ou à d'autres, et voilà tout: encore
ne fut-ce pas une médiocre peine, et je ne m'en serais pas chargé huit
autres jours de plus, quand madame Dupin se serait donnée à moi pour
récompense.
 
M. de Francueil me prenait en amitié, je travaillais avec lui: nous
commençâmes ensemble un cours de chimie chez Rouelle. Pour me rapprocher de
lui, je quittai mon hôtel Saint-Quentin, et vins me loger au jeu de paume de
la rue Verdelet, qui donne dans la rue Plâtrière, où logeait M. Dupin. Là,
par suite d'un rhume négligé, je gagnai une fluxion de poitrine, dont je
faillis mourir. J'ai eu souvent dans ma jeunesse de ces maladies
inflammatoires, des pleurésies, et surtout des esquinancies auxquelles
j'étais très sujet, dont je ne tiens pas ici le registre, et qui toutes
m'ont fait voir la mort d'assez près pour me familiariser avec son image.
Durant ma convalescence j'eus le temps de réfléchir sur mon état, et de
déplorer ma timidité, ma faiblesse et mon indolence qui, malgré le feu dont
je me sentais embrasé, me laissait languir dans l'oisiveté d'esprit toujours
à la porte de la misère. La veille du jour où j'étais tombé malade, j'étais
allé à un opéra de Royer, qu'on donnait alors, et dont j'ai oublié le titre.
Malgré ma prévention pour les talents des autres, qui m'a toujours fait
défier des miens, je ne pouvais m'empêcher de trouver cette musique faible,
sans chaleur, sans invention. J'osais quelquefois me dire: Il me semble que
je ferais mieux que cela. Mais la terrible idée que j'avais de la
composition d'un opéra, et l'importance que j'entendais donner par les gens
de l'art à cette entreprise, m'en rebutaient à l'instant même, et me
faisaient rougir d'oser y penser. D'ailleurs où trouver quelqu'un qui voulût
me fournir les paroles et prendre la peine de les tourner à mon gré? Ces
idées de musique et d'opéra me revinrent durant ma maladie, et dans le
transport de ma fièvre je composais des chants, des duos, des choeurs. Je
suis certain d'avoir fait deux ou trois morceaux di prima intenzione dignes
peut-être de l'admiration des maîtres s'ils avaient pu les entendre
exécuter. Oh! si l'on pouvait tenir registre des rêves d'un fiévreux,
quelles grandes et sublimes choses on verrait sortir quelquefois de son
délire!
 
Ces sujets de musique et d'opéra m'occupèrent encore pendant ma
convalescence, mais plus tranquillement. A force d'y penser, et même malgré
moi, je voulus en avoir le coeur net, et tenter de faire à moi seul un
opéra, paroles et musiques. Ce n'était pas tout à fait mon coup d'essai.
J'avais fait à Chambéri un opéra-tragédie, intitulé Iphis et Anaxarète, que
j'avais eu le bon sens de jeter au feu. J'en avais fait à Lyon un autre,
intitulé la Découverte du nouveau monde, dont, après l'avoir lu à M. Bordes,
à l'abbé de Mably, à l'abbé Trublet et à d'autres, j'avais fini par faire le
même usage, quoique j'eusse déjà fait la musique du prologue et du premier
acte, et que David m'eût dit, en voyant cette musique, qu'il y avait des
morceaux dignes de Buononcini.
 
Cette fois, avant de mettre la main à l'oeuvre, je me donnai le temps
de méditer mon plan. Je projetai dans un ballet héroïque trois sujets
différents en trois actes détachés, chacun dans un différent caractère de
musique; et, prenant pour chaque sujet les amours d'un poète, j'intitulai
cet opéra les Muses galantes. Mon premier acte, en genre de musique forte,
était le Tasse; le second, en genre de musique tendre, était Ovide; et le
troisième, intitulé Anacréon, devait respirer la gaieté du dithyrambe. Je
m'essayai d'abord sur le premier acte, et je m'y livrai avec une ardeur qui,
pour la première fois, me fit goûter les délices de la verve dans la
composition. Un soir, près d'entrer à l'Opéra, me sentant tourmenté,
maîtrisé par mes idées, je remets mon argent dans ma poche, je cours
m'enfermer chez moi; je me mets au lit, après avoir bien fermé mes rideaux
pour empêcher le jour d'y pénétrer; et là, me livrant à tout l'oestre
poétique et musical, je composai rapidement en sept ou huit heures la
meilleure partie de mon acte. Je puis dire que mes amours pour la princesse
de Ferrare (car j'étais le Tasse pour lors), et mes nobles et fiers
sentiments vis-à-vis de son injuste frère, me donnèrent une nuit cent fois
plus délicieuse que je ne l'aurais trouvée dans les bras de la princesse
elle-même. Il ne resta le matin dans ma tête qu'une bien petite partie de ce
que j'avais fait; mais ce peu, presque effacé par la lassitude et le
sommeil, ne laissait pas de marquer encore l'énergie des morceaux dont il
offrait les débris.
 
Pour cette fois je ne poussai pas fort loin ce travail, en ayant été
détourné par d'autres affaires. Tandis que je m'attachais à la maison Dupin,
madame de Beuzenval et madame de Broglie, que je continuai de voir
quelquefois, ne m'avaient pas oublié. M. le comte de Montaigu, capitaine aux
gardes, venait d'être nommé ambassadeur à Venise. C'était un ambassadeur de
la façon de Barjac, auquel il faisait assidûment sa cour. Son frère, le
chevalier de Montaigu, gentilhomme de la manche de monseigneur le Dauphin,
était de la connaissance de ces deux dames, et de celle de l'abbé Alary de
l'Académie française, que je voyais aussi quelquefois. Madame de Broglie,
sachant que l'ambassadeur cherchait un secrétaire, me proposa. Nous entrâmes
en pourparler. Je demandais cinquante louis d'appointement, ce qui était
bien peu dans une place où l'on est obligé de figurer. Il ne voulait me
donner que cent pistoles, et que je fisse le voyage à mes frais. La
proposition était ridicule. Nous ne pûmes nous accorder. M. de Francueil,
qui faisait ses efforts pour me retenir, l'emporta. Je restai, et M. de
Montaigu partit, emmenant un autre secrétaire appelé M. Follau, qu'on lui
avait donné au bureau des affaires étrangères. A peine furent-ils arrivés à
Venise, qu'ils se brouillèrent. Follau, voyant qu'il avait affaire à un fou,
le planta là; et M. de Montaigu, n'ayant qu'un jeune abbé appelé M. de
Binis, qui écrivait sous le secrétaire et n'était pas en état d'en remplir
la place, eut recours à moi. Le chevalier son frère, homme d'esprit, me
tourna si bien, me faisant entendre qu'il y avait des droits attachés à la
place de secrétaire, qu'il me fit accepter les mille francs. J'eus vingt
louis pour mon voyage, et je partis.
 
A Lyon j'aurais bien voulu prendre la route du mont Cenis, pour voir en
passant ma pauvre maman; mais je descendis le Rhône et fus m'embarquer à
Toulon, tant à cause de la guerre et par raison d'économie, que pour prendre
un passeport de M. de Mirepoix, qui commandait alors en Provence, et à qui
j'étais adressé. M. de Montaigu, ne pouvant se passer de moi, m'écrivait
lettres sur lettres pour presser mon voyage. Un incident le retarda.
 
C'était le temps de la peste de Messine. La flotte anglaise y avait
mouillé, et visita la felouque sur laquelle j'étais. Cela nous assujettit en
arrivant à Gênes, après une longue et pénible traversée, à une quarantaine
de vingt-un jours. On donna le choix aux passagers de la faire à bord ou au
lazaret, dans lequel on nous prévint que nous ne trouverions que les quatre
murs, parce qu'on n'avait pas encore eu le temps de le meubler. Tous
choisirent la felouque. L'insupportable chaleur, l'espace étroit,
l'impossibilité d'y marcher, la vermine, me firent préférer le lazaret, à
tout risque. Je fus conduit dans un grand bâtiment à deux étages absolument
nu, où je ne trouvai ni fenêtre, ni table, ni lit, ni chaise, pas même un
escabeau pour m'asseoir, ni une botte de paille pour me coucher. On
m'apporta mon manteau, mon sac de nuit, mes deux malles; on ferma sur moi de
grosses portes à grosses serrures, et je restai là, maître de me promener à
mon aise de chambre en chambre et d'étage en étage, trouvant partout la même
solitude et la même nudité.
 
Tout cela ne me fit pas repentir d'avoir choisi le lazaret plutôt que
la felouque; et, comme un nouveau Robinson, je me mis à m'arranger pour mes
vingt-un jours comme j'aurais fait pour toute ma vie. J'eus d'abord
l'amusement d'aller à la chasse aux poux que j'avais gagnés dans la
felouque. Quand, à force de changer de linge et de hardes, je me fus enfin
rendu net, je procédai à l'ameublement de la chambre que je m'étais choisie.
Je me fis un bon matelas de mes vestes et de mes chemises, des draps, de
plusieurs serviettes que je cousis, une couverture de ma robe de chambre, un
oreiller de mon manteau roulé. Je me fis un siège d'une malle posée à plat,
et une table de l'autre posée de champ. Je tirai du papier, une écritoire;
j'arrangeai en manière de bibliothèque une douzaine de livres que j'avais.
Bref, je m'accommodai si bien, qu'à l'exception des rideaux et des fenêtres
j'étais presque aussi commodément à ce lazaret absolument nu qu'à mon jeu de
paume de la rue Verdelet. Mes repas étaient servis avec beaucoup de pompe;
deux grenadiers, la baïonnette au bout du fusil, les escortaient; l'escalier
était ma salle à manger, le palier me servait de table, la marche inférieure
me servait de siège; et quand mon dîner était servi, l'on sonnait en se
retirant une clochette, pour m'avertir de me mettre à table. Entre mes
repas, quand je ne lisais ni n'écrivais, ou que je ne travaillais pas à mon
ameublement, j'allais me promener dans le cimetière des protestants, qui me
servait de cour, ou je montais dans une lanterne qui donnait sur le port, et
d'où je pouvais voir entrer et sortir les navires. Je passai de la sorte
quatorze jours; et j'aurais passé la vingtaine entière sans m'ennuyer un
moment, si M. de Jonville, envoyé de France, à qui je fis parvenir une
lettre vinaigrée, parfumée et demi-brûlée, n'eût fait abréger mon temps de
huit jours: je les allai passer chez lui, et je me trouvai mieux, je
l'avoue, du gîte de sa maison que de celui du lazaret. Il me fit force
caresses. Dupont, son secrétaire, était un bon garçon, qui me mena, tant à
Gênes qu'à la campagne, dans plusieurs maisons où l'on s'amusait assez; et
je liai avec lui connaissance et correspondance, que nous entretînmes fort
longtemps. Je poursuivis agréablement ma route à travers la Lombardie. Je
vis Milan, Vérone, Bresse, Padoue, et j'arrivai enfin à Venise, impatiemment
attendu par M. l'ambassadeur.
 
Je trouvai des tas de dépêches, tant de la cour que des autres
ambassadeurs, dont il n'avait pu lire ce qui était chiffré, quoiqu'il eût
tous les chiffres nécessaires pour cela. N'ayant jamais travaillé dans aucun
bureau ni vu de ma vie un chiffre de ministre, je craignis d'abord d'être
embarrassé; mais je trouvai que rien n'était plus simple, et en moins de
huit jours j'eus déchiffré le tout, qui assurément n'en valait pas la peine;
car, outre que l'ambassade de Venise est toujours assez oisive, ce n'était
pas à un pareil homme qu'on eût voulu confier la moindre négociation. Il
s'était trouvé dans un grand embarras jusqu'à mon arrivée, ne sachant ni
dicter, ni écrire lisiblement. Je lui étais très utile; il le sentait, et me
traita bien. Un autre motif l'y portait encore. Depuis M. de Froulay, son
prédécesseur, dont la tête s'était dérangée, le consul de France, appelé M.
Le Blond, était resté chargé des affaires de l'ambassade; et depuis
l'arrivée de M. de Montaigu, il continuait de les faire jusqu'à ce qu'il
l'eût mis au fait. M. de Montaigu, jaloux qu'un autre fit son métier,
quoique lui-même en fût incapable, prit en guignon le consul; et sitôt que
je fus arrivé, il lui ôta les fonctions de secrétaire d'ambassade pour me
les donner. Elles étaient inséparables du titre; il me dit de le prendre.
Tant que je restai près de lui, jamais il n'envoya que moi sous ce titre au
sénat et à son conférent; et dans le fond il était fort naturel qu'il aimât
mieux avoir pour secrétaire d'ambassade un homme à lui, qu'un consul ou un
commis des bureaux nommé par la cour.
 
Cela me rendit ma situation assez agréable, et empêcha ses
gentilshommes, qui étaient Italiens ainsi que ses pages et la plupart de ses
gens, de me disputer la primauté dans sa maison. Je me servis avec succès de
l'autorité qui y était attachée pour maintenir son droit de liste,
c'est-à-dire la franchise de son quartier contre les tentatives qu'on fit
plusieurs fois pour l'enfreindre, et auxquelles ses officiers vénitiens
n'avaient garde de résister. Mais aussi je ne souffris jamais qu'il s'y
réfugiât des bandits, quoiqu'il m'en eût pu revenir des avantages dont S.
Exc. n'aurait pas dédaigné sa part.
 
Elle osa même réclamer sur les droits du secrétariat qu'on appelait la
chancellerie. On était en guerre; il ne laissait pas d'y avoir bien des
expéditions de passeports. Chacun de ces passeports payait un sequin au
secrétaire qui l'expédiait et le contresignait. Tous mes prédécesseurs
s'étaient fait payer ce sequin indistinctement tant des Français que des
étrangers. Je trouvai cet usage injuste; et, sans être Français, je
l'abrogeai pour les Français; mais j'exigeai si rigoureusement mon droit de
tout autre, que le marquis Scotti, frère du favori de la reine d'Espagne,
m'ayant fait demander un passeport sans m'envoyer le sequin, je le lui fis
demander; hardiesse que le vindicatif Italien n'oublia pas. Dès qu'on sut la
réforme que j'avais faite dans la taxe des passeports, il ne se présenta
plus, pour en avoir, que des foules de prétendus Français, qui, dans des
baragouins abominables, se disaient l'un Provençal, l'autre Picard, l'autre
Bourguignon. Comme j'ai l'oreille assez fine, je n'en fus guère la dupe, et
je doute qu'un seul Italien m'ait soufflé mon sequin et qu'un seul Français
l'ait payé. J'eus la bêtise de dire à M. de Montaigu, qui ne savait rien de
rien, ce que j'avais fait. Ce mot de sequin lui fit ouvrir les oreilles; et,
sans me dire son avis sur la suppression de ceux des Français, il prétendit
que j'entrasse en compte avec lui sur les autres, me promettant des
avantages équivalents. Plus indigné de cette bassesse qu'affecté pour mon
propre intérêt, je rejetai hautement sa proposition. Il insista, je
m'échauffai: Non, monsieur, lui dis-je très vivement, que Votre Excellence
garde ce qui est à elle, et me laisse ce qui est à moi; je ne lui en céderai
jamais un sou. Voyant qu'il ne gagnait rien par cette voie, il en prit une
autre. Il n'eut pas honte de me dire que, puisque j'avais des profits à sa
chancellerie, il était juste que j'en fisse les frais. Je ne voulus pas
chicaner sur cet article; et depuis lors j'ai fourni de mon argent encre,
papier, cire, bougie, nonpareille, jusqu'au sceau que je fis refaire, sans
qu'il m'en ait remboursé jamais un liard. Cela ne m'empêcha pas de faire une
petite part du produit des passeports à l'abbé de Binis, bon garçon, et bien
éloigné de prétendre à rien de semblable. S'il était complaisant envers moi,
je n'étais pas moins honnête envers lui et nous avons toujours bien vécu
ensemble.
 
Sur l'essai de ma besogne, je la trouvai moins embarrassante que je
n'avais craint pour un homme sans expérience, auprès d'un ambassadeur qui
n'en avait pas davantage, et dont, pour surcroît, l'ignorance et
l'entêtement contrariaient comme à plaisir tout ce que le bon sens et
quelques lumières m'inspiraient de bien pour son service et celui du roi. Ce
qu'il fit de plus raisonnable fut de se lier avec le marquis de Mari,
ambassadeur d'Espagne, homme adroit et fin, qui l'eût mené par le nez s'il
l'eût voulu; mais qui, vu l'union d'intérêt des deux couronnes, le
conseillait d'ordinaire assez bien, si l'autre n'eût gâté ses conseils en
fourrant toujours du sien dans leur exécution. La seule chose qu'ils eussent
à faire de concert était d'engager les Vénitiens à maintenir la neutralité.
Ceux-ci ne manquaient pas de protester de leur fidélité à l'observer, tandis
qu'ils fournissaient publiquement des munitions aux troupes autrichiennes,
et même des recrues sous prétexte de désertion. M. de Montaigu, qui, je
crois, voulait plaire à la république, ne manquait pas aussi, malgré mes
représentations, de me faire assurer dans toutes ses dépêches qu'elle
n'enfreindrait jamais la neutralité. L'entêtement et la stupidité de ce
pauvre homme me faisaient écrire et faire à tout moment des extravagances
dont j'étais bien forcé d'être l'agent puisqu'il le voulait, mais qui me
rendaient quelquefois mon métier insupportable, et même presque
impraticable. Il voulait absolument, par exemple, que la plus grande partie
de sa dépêche au roi et de celle au ministre fût en chiffres, quoique l'une
et l'autre ne contînt absolument rien qui demandât cette précaution. Je lui
représentai qu'entre le vendredi qu'arrivaient les dépêches de la cour, et
le samedi que partaient les nôtres, il n'y avait pas assez de temps pour
l'employer à tant de chiffres, et à la forte correspondance dont j'étais
chargé pour le même courrier. Il trouva à cela un expédient admirable: ce
fut de faire dès le jeudi la réponse aux dépêches qui devaient arriver le
lendemain. Cette idée lui parut même si heureusement trouvée, quoi que je
pusse lui dire sur l'impossibilité, sur l'absurdité de son exécution, qu'il
en fallut passer par là; et tout le temps que j'ai demeuré chez lui, après
avoir tenu note de quelques mots qu'il me disait dans la semaine à la volée,
et de quelques nouvelles triviales que j'allais écumant par-ci par-là, muni
de ces uniques matériaux, je ne manquais jamais le jeudi matin de lui porter
le brouillon des dépêches qui devaient partir le samedi, sauf quelques
additions ou corrections que je faisais à la hâte sur celles qui devaient
venir le vendredi, et auxquelles les nôtres servaient de réponses. Il avait
un autre tic fort plaisant, et qui donnait à sa correspondance un ridicule
difficile à imaginer: c'était de renvoyer chaque nouvelle à sa source, au
lieu de lui faire suivre son cours. Il marquait à M. Amelot les nouvelles de
la cour, à M. de Maurepas celles de Paris, à M. d'Havrincourt celles de
Suède, à M. de la Chetardie celles de Pétersbourg, et quelquefois à chacun
celles qui venaient de lui-même, et que j'habillais en termes un peu
différents. Comme de tout ce que je lui portais à signer il ne parcourait
que les dépêches de la cour, il signait celles des autres ambassadeurs sans
les lire, cela me rendait un peu plus le maître de tourner ces dernières à
ma mode, et j'y fis au moins croiser les nouvelles. Mais il me fut
impossible de donner un tour raisonnable aux dépêches essentielles: heureux
encore quand il ne s'avisait pas d'y larder impromptu quelques lignes de son
estoc, qui me forçaient de retourner transcrire en hâte toute la dépêche
ornée de cette nouvelle impertinence, à laquelle il fallait donner l'honneur
du chiffre, sans quoi il ne l'aurait pas signée. Je fus tenté vingt fois,
pour l'amour de sa gloire, de chiffrer autre chose que ce qu'il avait dit;
mais sentant que rien ne pouvait autoriser une pareille infidélité, je le
laissai délirer à ses risques, content de lui parler avec franchise, et de
remplir au moins mon devoir auprès de lui.
 
C'est ce que je fis toujours avec une droiture, un zèle et un courage
qui méritaient de sa part une autre récompense que celle que j'en reçus à la
fin. Il était temps que je fusse une fois ce que le ciel, qui m'avait doué
d'un heureux naturel, ce que l'éducation que j'avais reçue de la meilleure
des femmes, ce que celle que je m'étais donnée à moi-même, m'avait fait
être; et je le fus. Livré à moi seul, sans amis, sans conseil, sans
expérience, en pays étranger, servant une nation étrangère, au milieu d'une
foule de fripons qui, pour leur intérêt et pour écarter le scandale du bon
exemple, m'excitaient à les imiter; loin d'en rien faire, je servis bien la
France, à qui je ne devais rien, et mieux l'ambassadeur, comme il était
juste, en tout ce qui dépendit de moi. Irréprochable dans un poste assez en
vue, je méritai, j'obtins l'estime de la république, celle de tous les
ambassadeurs avec qui nous étions en correspondance, et l'affection de tous
les Français établis à Venise, sans en excepter le consul même, que je
supplantais à regret dans les fonctions que je savais lui être dues, et qui
me donnaient plus d'embarras que de plaisir.
 
M. de Montaigu, livré sans réserve au marquis Mari, qui n'entrait pas
dans le détail de ses devoirs, les négligeait à tel point que sans moi les
Français qui étaient à Venise ne se seraient pas aperçus qu'il y eût un
ambassadeur de leur nation. Toujours éconduits sans qu'il voulût les
entendre lorsqu'ils avaient besoin de sa protection, ils se rebutèrent, et
l'on n'en voyait plus aucun ni à sa suite ni à sa table, où il ne les invita
jamais. Je fis souvent de mon chef ce qu'il aurait dû faire: je rendis aux
Français qui avaient recours à lui et à moi tous les services qui étaient en
mon pouvoir. En tout autre pays, j'aurais fait davantage; mais ne pouvant
voir personne en place à cause de la mienne, j'étais forcé de recourir
souvent au consul: et le consul, établi dans le pays où il avait sa famille,
avait des ménagements à garder qui l'empêchaient de faire ce qu'il aurait
voulu. Quelquefois cependant, le voyant mollir et n'oser parler, je
m'aventurais à des démarches hasardeuses, dont plusieurs m'ont réussi. Je
m'en rappelle une dont le souvenir me fait encore rire: on ne se douterait
guère que c'est à moi que les amateurs du spectacle à Paris ont dû Coralline
et sa soeur Camille: rien cependant n'est plus vrai. Véronèse, leur père,
s'était engagé avec ses enfants pour la troupe italienne; et après avoir
reçu deux mille francs pour son voyage, au lieu de partir, il s'était
tranquillement mis à Venise au théâtre de Saint-Luc, où Coralline, tout
enfant qu'elle était encore, attirait beaucoup de monde. M. le duc de
Gesvres, comme premier gentilhomme de la chambre, écrivit à l'ambassadeur
pour réclamer le père et la fille. M. de Montaigu, me donnant la lettre, me
dit pour toute instruction: Voyez cela. J'allai chez M. le Blond le prier de
parler au patricien à qui appartenait le théâtre de Saint-Luc, et qui était,
je crois, un Zustiniani, afin qu'il renvoyât Véronèse, qui était engagé au
service du roi. Le Blond, qui ne se souciait pas trop de la commission, la
fit mal. Zustiniani battit la campagne, et Véronèse ne fut point renvoyé.
J'étais piqué. L'on était en carnaval: ayant pris la bahute et le masque, je
me fis mener au palais Zustiniani. Tous ceux qui virent entrer ma gondole
avec la livrée de l'ambassadeur furent frappés; Venise n'avait jamais vu
pareille chose. J'entre, je me fais annoncer sous le nom d'una siora
maschera. Sitôt que je fus introduit, j'ôte mon masque et je me nomme. Le
sénateur pâlit et reste stupéfait. Monsieur, lui dis-je en vénitien, c'est à
regret que j'importune Votre Excellence de ma visite; mais vous avez à votre
théâtre de Saint-Luc un homme, nommé Véronèse, qui est engagé au service du
roi, et qu'on vous a fait demander inutilement: je viens le réclamer au nom
de Sa Majesté. Ma courte harangue fit effet. A peine étais-je parti, que mon
homme courut rendre compte de son aventure aux inquisiteurs d'État, qui lui
lavèrent la tête. Véronèse fut congédié le jour même. Je lui fis dire que
s'il ne partait dans la huitaine je le ferais arrêter; et il partit.
 
Dans une autre occasion je tirai de peine un capitaine de vaisseau
marchand, par moi seul et presque sans le concours de personne. Il
s'appelait le capitaine Olivet de Marseille; j'ai oublié le nom du vaisseau.
Son équipage avait pris querelle avec des Esclavons au service de la
république: il y avait eu des voies de fait, et le vaisseau avait été mis
aux arrêts avec une telle sévérité, que personne, excepté le seul capitaine,
n'y pouvait aborder ni en sortir sans permission. Il eut recours à
l'ambassadeur, qui l'envoya promener; il fut au consul, qui lui dit que ce
n'était pas une affaire de commerce, et qu'il ne pouvait s'en mêler. Ne
sachant plus que faire, il revint à moi. Je représentai à M. de Montaigu
qu'il devait me permettre de donner sur cette affaire un mémoire au sénat.
Je ne me rappelle pas s'il y consentit et si je présentai le mémoire; mais
je me rappelle bien que, mes démarches n'aboutissant à rien, et l'embargo
durant toujours, je pris un parti qui me réussit. J'insérai la relation de
cette affaire dans une dépêche à M. de Maurepas et j'eus même assez de peine
à faire consentir M. de Montaigu à passer cet article. Je savais que nos
dépêches, sans valoir trop la peine d'être ouvertes, l'étaient à Venise;
j'en avais la preuve dans les articles que j'en trouvais mot pour mot dans
la gazette: infidélité dont j'avais inutilement voulu porter l'ambassadeur à
se plaindre. Mon objet, en parlant de cette vexation dans la dépêche, était
de tirer parti de leur curiosité, pour leur faire peur et les engager à
délivrer le vaisseau; car s'il eût fallu attendre pour cela la réponse de la
cour, le capitaine était ruiné avant qu'elle ne fût venue. Je fis plus, je
me rendis au vaisseau pour interroger l'équipage. Je pris avec moi l'abbé
Patizel, chancelier du consulat, qui ne vint qu'à contrecoeur; tant tous ces
pauvres gens craignaient de déplaire au sénat. Ne pouvant monter à bord à
cause de la défense, je restai dans ma gondole, et j'y dressai mon verbal,
interrogeant à haute voix et successivement tous les gens de l'équipage, et
dirigeant mes questions de manière à tirer des réponses qui leur fussent
avantageuses. Je voulus engager Patizel à faire les interrogations et le
verbal lui-même, ce qui en effet était plus de son métier que du mien. Il
n'y voulut jamais consentir, ne dit pas un seul mot, et voulut à peine
signer le verbal après moi. Cette démarche un peu hardie eut cependant un
heureux succès, et le vaisseau fut délivré longtemps avant la réponse du
ministre. Le capitaine voulut me faire un présent. Sans me fâcher, je lui
dis, en lui frappant sur l'épaule: Capitaine Olivet, crois-tu que celui qui
ne reçoit pas des Français un droit de passeport qu'il trouve établi, soit
homme à leur vendre la protection du roi? Il voulut au moins me donner sur
son bord un dîner, que j'acceptai, et où je menai le secrétaire d'ambassade
d'Espagne, nommé Carrio, homme d'esprit et très aimable, qu'on a vu depuis
secrétaire d'ambassade à Paris et chargé des affaires, avec lequel je
m'étais intimement lié, à l'exemple de nos ambassadeurs.
 
Heureux si, lorsque je faisais avec le plus parfait désintéressement
tout le bien que je pouvais faire, j'avais su mettre assez d'ordre et
d'attention dans tous ces menus détails pour n'en pas être la dupe et servir
les autres à mes dépens! Mais dans les places comme celles que j'occupais,
où les moindres fautes ne sont pas sans conséquence, j'épuisais toute mon
attention pour n'en point faire contre mon service. Je fus jusqu'à la fin du
plus grand ordre et de la plus grande exactitude en tout ce qui regardait
mon devoir essentiel. Hors quelques erreurs qu'une précipitation forcée me
fit faire en chiffrant, et dont les commis de M. Amelot se plaignirent une
fois, ni l'ambassadeur ni personne n'eut jamais à me reprocher une seule
négligence dans aucune de mes fonctions; ce qui est à noter pour un homme
aussi négligent et aussi étourdi que moi: mais je manquais parfois de
mémoire et de soin dans les affaires particulières dont je me chargeais; et
l'amour de la justice m'en a toujours fait supporter le préjudice de mon
propre mouvement, avant que personne songeât à se plaindre. Je n'en citerai
qu'un seul trait, qui se rapporte à mon départ de Venise, et dont j'ai senti
le contrecoup dans la suite à Paris.
 
Notre cuisinier, appelé Rousselot, avait apporté de France un ancien
billet de deux cents francs qu'un perruquier de ses amis avait d'un noble
vénitien appelé Zanetto Nani, pour fourniture de perruques. Rousselot
m'apporta ce billet, en me priant de tâcher d'en tirer quelque chose par
accommodement. Je savais, il savait aussi que l'usage constant des nobles
vénitiens est de ne jamais payer, de retour dans leur patrie, les dettes
qu'ils ont contractées en pays étranger: quand on les y veut contraindre,
ils consument en tant de longueurs et de frais le malheureux créancier,
qu'il se rebute, et finit par tout abandonner, ou s'accommoder presque pour
rien. Je priai M. le Blond de parler à Zanetto. Celui-ci convint du billet,
non du payement. A force de batailler il promit enfin trois sequins. Quand
le Blond lui porta le billet, les trois sequins ne se trouvèrent pas prêts;
il fallut attendre. Durant cette attente survint ma querelle avec
l'ambassadeur, et ma sortie de chez lui. Je laissai les papiers de
l'ambassade dans le plus grand ordre, mais le billet de Rousselot ne se
trouva point. M. le Blond m'assura me l'avoir rendu. Je le connaissais trop
honnête homme pour en douter; mais il me fut impossible de me rappeler ce
qu'était devenu ce billet. Comme Zanetto avait avoué la dette, je priai M.
le Blond de tâcher de tirer les trois sequins sur un reçu, ou de l'engager à
renouveler le billet par duplicata. Zanetto, sachant le billet perdu, ne
voulut faire ni l'un ni l'autre. J'offris à Rousselot les trois sequins de
ma bourse pour l'acquit du billet. Il les refusa, et me dit que je
m'accommoderais à Paris avec le créancier, dont il me donna l'adresse. Le
perruquier, sachant ce qui s'était passé, voulut son billet ou son argent en
entier. Que n'aurais-je point donné dans mon indignation pour retrouver ce
maudit billet? Je payai les deux cents francs, et cela dans ma plus grande
détresse. Voilà comment la perte du billet valut au créancier le payement de
la somme entière, tandis que si, malheureusement pour lui, ce billet se fût
retrouvé, il en aurait difficilement tiré les dix écus promis par Son
Excellence Zanetto Nani.
 
Le talent que je me crus sentir pour mon emploi me le fit remplir avec
goût; et hors la société de mon ami Carrio, celle du vertueux Altuna, dont
j'aurai bientôt à parler, hors les récréations bien innocentes de la place
Saint-Marc, du spectacle et de quelques visites que nous faisions presque
toujours ensemble, je fis mes seuls plaisirs de mes devoirs. Quoique mon
travail ne fût pas fort pénible, surtout avec l'aide de l'abbé de Binis,
comme la correspondance était très étendue et qu'on était en temps de
guerre, je ne laissais pas d'être occupé raisonnablement. Je travaillais
tous les jours une bonne partie de la matinée, et les jours de courrier
quelquefois jusqu'à minuit. Je consacrais le reste du temps à l'étude du
métier que je commençais, et dans lequel je comptais bien, par le succès de
mon début, être employé plus avantageusement dans la suite. En effet, il n'y
avait qu'une voix sur mon compte, à commencer par celle de l'ambassadeur,
qui se loua hautement de mon service, qui ne s'en est jamais plaint, et dont
toute la fureur ne vint dans la suite que de ce que, m'étant plaint
inutilement moi-même, je voulus enfin avoir mon congé. Les ambassadeurs et
ministres du roi, avec qui nous étions en correspondance, lui faisaient, sur
le mérite de son secrétaire, des compliments qui devaient le flatter, et
qui, dans sa mauvaise tête, produisaient un effet tout contraire. Il en
reçut un surtout dans une circonstance essentielle, qu'il ne m'a jamais
pardonné. Ceci vaut la peine d'être expliqué.
 
Il pouvait si peu se gêner, que le samedi même, jour de presque tous
les courriers, il ne pouvait attendre pour sortir que le travail fût achevé;
et me talonnant sans cesse pour expédier les dépêches du roi et des
ministres, il les signait en hâte, et puis courait je ne sais où, laissant
la plupart des autres lettres sans signature: ce qui me forçait, quand ce
n'était que des nouvelles, de les tourner en bulletin; mais lorsqu'il
s'agissait d'affaires qui regardaient le service du roi, il fallait bien que
quelqu'un signât, et je signais. J'en usai ainsi pour un avis important que
nous venions de recevoir de M. Vincent, chargé des affaires du roi à Vienne.
C'était dans le temps que le prince de Lobkowitz marchait à Naples, et que
le comte de Gages fit cette mémorable retraite, la plus belle manoeuvre de
guerre de tout le siècle, et dont l'Europe a trop peu parlé. L'avis portait
qu'un homme, dont M. Vincent nous envoyait le signalement, partait de
Vienne, et devait passer à Venise, allant furtivement dans l'Abruzze, chargé
d'y faire soulever le peuple à l'approche des Autrichiens. En l'absence de
M. le comte de Montaigu, qui ne s'intéressait à rien, je fis passer à M. le
marquis de l'Hôpital cet avis si à propos, que c'est peut-être à ce pauvre
Jean-Jacques si bafoué que la maison de Bourbon doit la conservation du
royaume de Naples.
 
Le marquis de l'Hôpital, en remerciant son collègue comme il était
juste, lui parla de son secrétaire, et du service qu'il venait de rendre à
la cause commune. Le comte de Montaigu, qui avait à se reprocher sa
négligence dans cette affaire, crut entrevoir dans ce compliment un
reproche, et m'en parla avec humeur. J'avais été dans le cas d'en user avec
le comte de Castellane, ambassadeur à Constantinople, comme avec le marquis
de l'Hôpital, quoiqu'en chose moins importante. Comme il n'y avait point
d'autre poste pour Constantinople que les courriers que le sénat envoyait de
temps en temps à son bayle, on donnait avis du départ de ces courriers à
l'ambassadeur de France, pour qu'il pût écrire par cette voie à son
collègue, s'il le jugeait à propos. Cet avis venait d'ordinaire un jour ou
deux à l'avance: mais on faisait si peu de cas de M. de Montaigu, qu'on se
contentait d'envoyer chez lui, pour la forme, une heure ou deux avant le
départ du courrier; ce qui me mit plusieurs fois dans le cas de faire la
dépêche en son absence. M. de Castellane, en y répondant, faisait mention de
moi en termes honnêtes; autant en faisait à Gênes M. de Jonville: autant de
nouveaux griefs.
 
J'avoue que je ne fuyais pas l'occasion de me faire connaître, mais je
ne la cherchais pas non plus hors de propos; et il me paraissait fort juste,
en servant bien, d'aspirer au prix naturel des bons services, qui est
l'estime de ceux qui sont en état d'en juger et de les récompenser. Je ne
dirai pas si mon exactitude à remplir mes fonctions était de la part de
l'ambassadeur un légitime sujet de plainte; mais je dirai bien que c'est le
seul qu'il ait articulé jusqu'au jour de notre séparation.
 
Sa maison, qu'il n'avait jamais mise sur un bon pied, se remplissait de
canaille: les Français y étaient maltraités, les Italiens y prenaient
l'ascendant; et même parmi eux les bons serviteurs attachés depuis longtemps
à l'ambassade furent tous malhonnêtement chassés, entre autres son premier
gentilhomme, qui l'avait été du comte de Froulay, et qu'on appelait, je
crois, le comte Peati, ou d'un nom très approchant. Le second gentilhomme,
du choix de M. de Montaigu, était un bandit de Mantoue, appelé Dominique
Vitali, à qui l'ambassadeur confia le soin de sa maison, et qui, à force de
patelinage et de basse lésine, obtint sa confiance et devint son favori, au
grand préjudice du peu d'honnêtes gens qui y étaient encore, et du
secrétaire qui était à leur tête. L'oeil intègre d'un honnête homme est
toujours inquiétant pour les fripons. Il n'en aurait pas fallu davantage
pour que celui-ci me prît en haine; mais cette haine avait une autre cause
encore qui la rendit bien plus cruelle. Il faut dire cette cause, afin qu'on
me condamne si j'avais tort.
 
L'ambassadeur avait, selon l'usage, une loge à chacun des cinq
spectacles. Tous les jours à dîner il nommait le théâtre où il voulait aller
ce jour-là; je choisissais après lui, et les gentilshommes disposaient des
autres loges. Je prenais en sortant la clef de la loge que j'avais choisie.
Un jour, Vitali n'étant pas là, je chargeai le valet de pied qui me servait
de m'apporter la mienne dans une maison que je lui indiquai. Vitali, au lieu
de m'envoyer ma clef, dit qu'il en avait disposé. J'étais d'autant plus
outré, que le valet de pied m'avait rendu compte de ma commission devant
tout le monde. Le soir, Vitali voulut me dire quelques mots d'excuse que je
ne reçus point: Demain, monsieur, lui dis-je, vous viendrez me les faire à
telle heure dans la maison où j'ai reçu l'affront, et devant les gens qui en
ont été les témoins; ou après-demain, quoi qu'il arrive, je vous déclare que
vous ou moi sortirons d'ici. Ce ton décidé lui en imposa. Il vint au lieu et
à l'heure me faire des excuses publiques avec une bassesse digne de lui;
mais il prit à loisir ses mesures, et, tout en me faisant de grandes
courbettes, il travailla tellement à l'italienne, que, ne pouvant porter
l'ambassadeur à me donner mon congé, il me mit dans la nécessité de le
prendre.
 
Un pareil misérable n'était assurément pas fait pour me connaître; mais
il connaissait de moi ce qui servait à ses vues; il me connaissait bon et
doux à l'excès pour supporter des torts involontaires, fier et peu endurant
pour des offenses préméditées, aimant la décence et la dignité dans les
choses convenables, et non moins exigeant pour l'honneur qui m'était dû
qu'attentif à rendre celui que je devais aux autres. C'est par là qu'il
entreprit et vint à bout de me rebuter. Il mit la maison sens dessus
dessous; il en ôta ce que j'avais tâché d'y maintenir de règle, de
subordination, de propreté, d'ordre. Une maison sans femme a besoin d'une
discipline un peu sévère, pour y faire régner la modestie inséparable de la
dignité. Il fit bientôt de la nôtre un lieu de crapule et de licence, un
repaire de fripons et de débauchés. Il donna pour second gentilhomme à S.
E., à la place de celui qu'il avait fait chasser, un autre maquereau comme
lui, qui tenait bordel public à la Croix-de-Malte; et ces deux coquins bien
d'accord étaient d'une indécence égale à leur insolence. Hors la seule
chambre de l'ambassadeur, qui même n'était pas trop en règle, il n'y avait
pas un seul coin dans la maison souffrable pour un honnête homme.
 
Comme S. E. ne soupait pas, nous avions le soir, les gentilshommes et
moi, une table particulière, où mangeaient aussi l'abbé de Binis et les
pages. Dans la plus vilaine gargotte on est servi plus proprement, plus
décemment, en linge moins sale, et l'on a mieux à manger. On nous donnait
une seule petite chandelle bien noire, des assiettes d'étain, des
fourchettes de fer. Passe encore pour ce qui se faisait en secret: mais on
m'ôta ma gondole; seul de tous les secrétaires d'ambassadeur, j'étais forcé
d'en louer une ou d'aller à pied; et je n'avais plus la livrée de S. E. que
quand j'allais au sénat. D'ailleurs, rien de ce qui se passait au dedans
n'était ignoré dans la ville. Tous les officiers de l'ambassadeur jetaient
des hauts cris. Dominique, la seule cause de tout, criait le plus haut,
sachant bien que l'indécence avec laquelle nous étions traités m'était plus
sensible qu'à tous les autres. Seul de la maison, je ne disais rien au
dehors; mais je me plaignais vivement à l'ambassadeur et du reste et de
lui-même, qui, secrètement excité par son âme damnée, me faisait chaque jour
quelque nouvel affront. Forcé de dépenser beaucoup pour me tenir au pair
avec mes confrères et convenablement à mon poste, je ne pouvais arracher un
sou de mes appointements; et quand je lui demandais de l'argent, il me
parlait de son estime et de sa confiance, comme si elle eût dû remplir ma
bourse et pourvoir à tout.
 
Ces deux bandits finirent par faire tourner tout à fait la tête à leur
maître, qui ne l'avait déjà pas trop droite, et le ruinaient dans un
brocantage continuel par des marchés de dupe, qu'ils lui persuadaient être
des marchés d'escroc. Ils lui firent louer, sur la Brenta, un palazzo le
double de sa valeur, dont ils partagèrent le surplus avec le propriétaire.
Les appartements en étaient incrustés en mosaïques, et garnis de colonnes et
de pilastres de très beaux marbres à la mode du pays. M. de Montaigu fit
superbement masquer tout cela d'une boiserie de sapin, par l'unique raison
qu'à Paris les appartements sont ainsi boisés. Ce fut par une raison
semblable que, seul de tous les ambassadeurs qui étaient à Venise, il ôta
l'épée à ses pages et la canne à ses valets de pied. Voilà quel était
l'homme qui, toujours par le même motif peut-être, me prit en grippe,
uniquement sur ce que je le servais fidèlement.
 
J'endurai patiemment ses dédains, sa brutalité, ses mauvais
traitements, tant qu'en y voyant de l'humeur, je crus n'y pas voir de la
haine; mais dès que je vis le dessein formé de me priver de l'honneur que je
méritais par mon bon service, je résolus d'y renoncer. La première marque
que je reçus de sa mauvaise volonté fut à l'occasion d'un dîner qu'il devait
donner à M. le duc de Modène et à sa famille, qui étaient à Venise, et dans
lequel il me signifia que je n'aurais pas place à sa table. Je lui répondis,
piqué, mais sans me fâcher, qu'ayant l'honneur d'y dîner journellement, si
M. le duc de Modène exigeait que je m'en abstinsse quand il y viendrait, il
était de la dignité de Son Excellence et de mon devoir de n'y pas consentir.
Comment! dit-il avec emportement, mon secrétaire, qui même n'est pas
gentilhomme, prétend dîner avec un souverain, quand mes gentilshommes n'y
dînent pas! Oui, monsieur, lui répliquai-je, le poste dont m'a honoré Votre
Excellence m'ennoblit si bien tant que je le remplis, que j'ai même le pas
sur vos gentilshommes ou soi-disant tels, et suis admis où ils ne peuvent
l'être. Vous n'ignorez pas que, le jour que vous ferez votre entrée
publique, je suis appelé par l'étiquette, et par un usage immémorial, à vous
y suivre en habit de cérémonie, et à l'honneur d'y dîner avec vous au palais
de Saint-Marc; et je ne vois pas pourquoi un homme qui peut et doit manger
en public avec le doge et le sénat de Venise, ne pourrait pas manger en
particulier avec M. le duc de Modène. Quoique l'argument fût sans réplique,
l'ambassadeur ne s'y rendit point: mais nous n'eûmes pas occasion de
renouveler la dispute, M. le duc de Modène n'étant point venu dîner chez
lui.
 
Dès lors il ne cessa de me donner des désagréments, de me faire des
passe-droits, s'efforçant de m'ôter les petites prérogatives attachées à mon
poste, pour les transmettre à son cher Vitali; et je suis sûr que s'il eût
osé l'envoyer au sénat à ma place, il l'aurait fait. Il employait
ordinairement l'abbé de Binis pour écrire dans son cabinet ses lettres
particulières: il se servit de lui pour écrire à M. de Maurepas une relation
de l'affaire du capitaine Olivet, dans laquelle, loin de lui faire aucune
mention de moi qui seul m'en étais mêlé, il m'ôtait même l'honneur du
verbal, dont il lui envoyait un double, pour l'attribuer à Patizel, qui
n'avait pas dit un seul mot. Il voulait me mortifier et complaire à son
favori, mais non pas se défaire de moi. Il sentait qu'il ne lui serait plus
aussi aisé de me trouver un successeur qu'à M. Follau, qui l'avait déjà fait
connaître. Il lui fallait absolument un secrétaire qui sût l'italien, à
cause des réponses du sénat; qui fit toutes ses dépêches, toutes ses
affaires sans qu'il se mêlât de rien; qui joignît au mérite de bien servir
la bassesse d'être le complaisant de messieurs ses faquins de gentilshommes.
Il voulait donc me garder et me mater en me tenant loin de mon pays et du
sien, sans argent pour y retourner; et il aurait réussi peut-être, s'il s'y
fût pris modérément. Mais Vitali, qui avait d'autres vues et qui voulait me
forcer de prendre mon parti, en vint à bout. Dès que je vis que je perdais
toutes mes peines, que l'ambassadeur me faisait des crimes de mes services
au lieu de m'en savoir gré, que je n'avais plus à espérer chez lui que
désagréments au dedans, injustice au dehors, et que, dans le décri général
où il s'était mis, ses mauvais offices pouvaient me nuire sans que les bons
pussent me servir, je pris mon parti et lui demandai mon congé, lui laissant
le temps de se pourvoir d'un secrétaire. Sans me dire ni oui ni non, il alla
toujours son train. Voyant que rien n'allait mieux et qu'il ne se mettait en
devoir de chercher personne, j'écrivis à son frère, et, lui détaillant mes
motifs, je le priai d'obtenir mon congé de Son Excellence, ajoutant que de
manière ou d'autre il m'était impossible de rester. J'attendis longtemps, et
n'eus point de réponse. Je commençais d'être fort embarrassé; mais
l'ambassadeur reçut enfin une lettre de son frère. Il fallait qu'elle fût
vive, car, quoiqu'il fût sujet à des emportements très féroces, je ne lui en
vis jamais un pareil. Après des torrents d'injures abominables, ne sachant
plus que dire, il m'accusa d'avoir vendu ses chiffres. Je me mis à rire, et
lui demandai d'un ton moqueur s'il croyait qu'il y eût dans tout Venise un
homme assez sot pour en donner un écu. Cette réponse le fit écumer de rage.
Il fit mine d'appeler ses gens pour me faire, dit-il, jeter par la fenêtre.
Jusque-là j'avais été fort tranquille; mais à cette menace, la colère et
l'indignation me transportèrent à mon tour. Je m'élançai vers la porte, et
après avoir tiré le bouton qui la fermait en dedans: Non pas, monsieur le
comte, lui dis-je en revenant à lui d'un pas grave, vos gens ne se mêleront
pas de cette affaire; trouvez bon qu'elle se passe entre nous. Mon action,
mon air le calmèrent à l'instant même; la surprise et l'effroi se marquèrent
dans son maintien. Quand je le vis revenu de sa furie, je lui fis mes adieux
en peu de mots; puis, sans attendre sa réponse, j'allai rouvrir la porte, je
sortis, et passai posément dans l'antichambre au milieu de ses gens, qui se
levèrent à l'ordinaire, et qui, je crois, m'auraient plutôt prêté main-forte
contre lui, qu'à lui contre moi. Sans remonter chez moi, je descendis
l'escalier tout de suite, et sortis sur-le-champ du palais pour n'y plus
rentrer.
 
J'allai droit chez M. le Blond lui conter l'aventure. Il en fut peu
surpris; il connaissait l'homme. Il me retint à dîner. Ce dîner, quoique
impromptu, fut brillant; tous les Français de considération qui étaient à
Venise s'y trouvèrent: l'ambassadeur n'eût pas un chat. Le consul conta mon
cas à la compagnie. A ce récit il n'y eut qu'un cri, qui ne fut pas en
faveur de Son Excellence. Elle n'avait point réglé mon compte, ne m'avait
pas donné un sou; et, réduit pour toute ressource à quelques louis que
j'avais sur moi, j'étais dans l'embarras pour mon retour. Toutes les bourses
me furent ouvertes. Je pris une vingtaine de sequins dans celle de M. le
Blond, autant dans celle de M. de Saint-Cyr, avec lequel, après lui, j'avais
le plus de liaison. Je remerciai tous les autres, et en attendant mon
départ, j'allai loger chez le chancelier du consulat, pour bien prouver au
public que la nation n'était pas complice des injustices de l'ambassadeur.
Celui-ci, furieux de me voir fêté dans mon infortune et lui délaissé, tout
ambassadeur qu'il était, perdit tout à fait la tête, et se comporta comme un
forcené. Il s'oublia jusqu'à présenter un mémoire au sénat pour me faire
arrêter. Sur l'avis que m'en donna l'abbé de Binis, je résolus de rester
encore quinze jours, au lieu de partir le surlendemain comme j'avais compté.
On avait vu et approuvé ma conduite; j'étais universellement estimé. La
seigneurie ne daigna pas même répondre à l'extravagant mémoire de
l'ambassadeur, et me fit dire par le consul que je pouvais rester à Venise
aussi longtemps qu'il me plairait, sans m'inquiéter des démarches d'un fou.
Je continuai de voir mes amis: j'allai prendre congé de M. l'ambassadeur
d'Espagne, qui me reçut très bien, et du comte de Finochietti, ministre de
Naples, que je ne trouvai pas, mais à qui j'écrivis, et qui me répondit la
lettre du monde la plus obligeante. Je partis enfin, ne laissant, malgré mes
embarras, d'autres dettes que les emprunts dont je viens de parler, et une
cinquante d'écus chez un marchand nommé Morandi, que Carrio se chargea de
payer et que je ne lui ai jamais rendus, quoique nous nous soyons souvent
revus depuis ce temps-là: mais quant aux deux emprunts dont j'ai parlé, je
les remboursai très exactement sitôt que la chose me fut possible.
 
Ne quittons pas Venise sans dire un mot des célèbres amusements de
cette ville, ou du moins de la très petite part que j'y pris durant mon
séjour. On a vu dans le cours de ma jeunesse combien peu j'ai couru les
plaisirs de cet âge, ou du moins ceux qu'on nomme ainsi. Je ne changeai pas
de goût à Venise; mais mes occupations, qui d'ailleurs m'en auraient
empêché, rendirent plus piquantes les récréations simples que je me
permettais. La première et la plus douce était la société des gens de
mérite, MM. le Blond, de Saint-Cyr, Carrio, Altuna, et un gentilhomme forlan
dont j'ai grand regret d'avoir oublié le nom, et dont je ne me rappelle
point sans émotion l'aimable souvenir: c'était, de tous les hommes que j'ai
connus dans ma vie, celui dont le coeur ressemblait le plus au mien. Nous
étions liés aussi avec deux ou trois Anglais pleins d'esprit et de
connaissances, passionnés de la musique ainsi que nous. Tous ces messieurs
avaient leurs femmes, ou leurs amies, ou leurs maîtresses, ces dernières
presque toutes filles à talents, chez lesquelles on faisait de la musique ou
des bals. On y jouait aussi, mais très peu; les goûts vifs, les talents, les
spectacles nous rendaient cet amusement insipide. Le jeu n'est que la
ressource des gens ennuyés. J'avais apporté de Paris le préjugé qu'on a dans
ce pays-là contre la musique italienne: mais j'avais aussi reçu de la nature
cette sensibilité de tact contre laquelle les préjugés ne tiennent pas.
J'eus bientôt pour cette musique la passion qu'elle inspire à ceux qui sont
faits pour en juger. En écoutant les barcarolles, je trouvais que je n'avais
pas ouï chanter jusqu'alors; et bientôt je m'engouai tellement de l'Opéra,
qu'ennuyé de babiller, manger et jouer dans les loges, quand je n'aurais
voulu qu'écouter, je me dérobais souvent à la compagnie pour aller d'un
autre côté. Là, tout seul, enfermé dans ma loge, je me livrais, malgré la
longueur du spectacle, au plaisir d'en jouir à mon aise jusqu'à la fin. Un
jour, au théâtre de Saint-Chrysostome, je m'endormis, et bien plus
profondément que je n'aurais fait dans mon lit. Les airs bruyants et
brillants ne me réveillèrent point; mais qui pourrait exprimer la sensation
délicieuse que me firent la douce harmonie et les chants angéliques de celui
qui me réveilla! Quel réveil, quels ravissements, quelle extase quand
j'ouvris au même instant les oreilles et les yeux! Ma première idée fut de
me croire en paradis. Ce morceau ravissant, que je me rappelle encore et que
je n'oublierai de ma vie, commençait ainsi:
Conservami la bella
Che si m'accende il cor.
 
Je voulus avoir ce morceau: je l'eus, et je l'ai gardé longtemps; mais
il n'était pas sur mon papier comme dans ma mémoire. C'était bien la même
note, mais ce n'était pas la même chose. Jamais cet air divin ne peut être
exécuté que dans ma tête, comme il le fut le jour qu'il me réveilla.
 
Une musique à mon gré bien supérieure à celle des opéras, et qui n'a
pas sa semblable en Italie, ni dans le reste du monde, est celle des scuole.
Les scuole sont des maisons de charité établies pour donner l'éducation à
des jeunes filles sans bien, et que la république dote ensuite soit pour le
mariage, soit pour le cloître. Parmi les talents qu'on cultive dans ces
jeunes filles, la musique est au premier rang. Tous les dimanches à l'église
de ces quatre scuole, on a durant les vêpres des motets à grand choeur et en
grand orchestre, composés et dirigés par les plus grands maîtres de
l'Italie, exécutés dans des tribunes grillées, uniquement par des filles
dont la plus vieille n'a pas vingt ans. Je n'ai l'idée de rien d'aussi
voluptueux, d'aussi touchant que cette musique: les richesses de l'art, le
goût exquis des chants, la beauté des voix, la justesse de l'exécution, tout
dans ces délicieux concerts concourt à produire une impression qui n'est
assurément pas du bon costume, mais dont je doute qu'aucun coeur d'homme
soit à l'abri. Jamais Carrio ni moi ne manquions ces vêpres aux Mendicanti,
et nous n'étions pas les seuls. L'église était toujours pleine d'amateurs;
les acteurs même de l'Opéra venaient se former au vrai goût du chant sur ces
excellents modèles. Ce qui me désolait était ces maudites grilles qui ne
laissaient passer que des sons, et me cachaient les anges de beauté dont ils
étaient dignes. Je ne parlais d'autre chose. Un jour que j'en parlais chez
M. le Blond: Si vous êtes si curieux, me dit-il, de voir ces petites filles,
il est aisé de vous contenter. Je suis un des administrateurs de la maison;
je veux vous y donner à goûter avec elles. Je ne le laissai pas en repos
qu'il ne m'eût tenu parole. En entrant dans le salon qui renfermait ces
beautés si convoitées, je sentis un frémissement d'amour que je n'avais
jamais éprouvé. M. le Blond me présenta l'une après l'autre ces chanteuses
célèbres dont la voix et le nom étaient tout ce qui m'était connu. Venez,
Sophie... Elle était horrible. Venez, Cattina... Elle était borgne. Venez,
Bettina... La petite vérole l'avait défigurée. Presque pas une n'était sans
quelque notable défaut. Le bourreau riait de ma cruelle surprise. Deux ou
trois cependant me parurent passables; elles ne chantaient que dans les
choeurs. J'étais désolé. Durant le goûter, on les agaça, elles s'égayèrent.
La laideur n'exclut pas les grâces; je leur en trouvai. Je me disais: on ne
chante pas ainsi sans âme; elles en ont. Enfin ma façon de les voir changea
si bien, que je sortis presque amoureux de tous ces laiderons. J'osais à
peine retourner à leurs vêpres. J'eus de quoi me rassurer. Je continuai de
trouver leurs chants délicieux et leurs voix fardaient si bien leurs
visages, que tant qu'elles chantaient je m'obstinais, en dépit de mes yeux,
à les trouver belles.
 
La musique en Italie coûte si peu de chose, que ce n'est pas la peine
de s'en faire faute quand on a du goût pour elle. Je louai un clavecin, et
pour un petit écu j'avais chez moi quatre ou cinq symphonistes, avec
lesquels je m'exerçais une fois la semaine à exécuter les morceaux qui
m'avaient fait le plus de plaisir à l'Opéra. J'y fis essayer aussi quelques
symphonies de mes Muses galantes. Soit qu'elles plussent ou qu'on me voulût
cajoler, le maître des ballets de Saint-Jean-Chrysostome m'en fit demander
deux que j'eus le plaisir d'entendre exécuter par cet admirable orchestre,
et qui furent dansées par une petite Bettina, jolie et surtout aimable
fille, entretenue par un Espagnol de nos amis appelé Fagoaga, et chez
laquelle nous allions passer la soirée assez souvent.
 
Mais, à propos de filles, ce n'est pas dans une ville comme Venise
qu'on s'en abstient: n'avez-vous rien, pourrait-on me dire, à confesser sur
cet article? Oui, j'ai quelque chose à dire en effet, et je vais procéder à
cette confession avec la même naïveté que j'ai mise à toutes les autres.
 
J'ai toujours eu du dégoût pour les filles publiques, et je n'avais pas
à Venise autre chose à ma portée, l'entrée de la plupart des maisons du pays
m'étant interdite à cause de ma place. Les filles de M. le Blond étaient
très aimables, mais d'un difficile abord; et je considérais trop le père et
la mère pour penser même à les convoiter.
 
J'aurais eu plus de goût pour une jeune personne appelée mademoiselle
de Catanéo, fille de l'agent du roi de Prusse; mais Carrio était amoureux
d'elle, il a même été question de mariage. Il était à son aise, et je
n'avais rien; il avait cent louis d'appointements, je n'avais que cent
pistoles; et outre que je ne voulais pas aller sur les brisées d'un ami, je
savais que partout, et surtout à Venise, avec une bourse aussi mal garnie,
on ne doit pas se mêler de faire le galant. Je n'avais pas perdu la funeste
habitude de donner le change à mes besoins; et, trop occupé pour sentir
vivement ceux que le climat donne, je vécus près d'un an dans cette ville
aussi sage que j'avais fait à Paris, et j'en suis reparti au bout de
dix-huit mois sans avoir approché du sexe que deux seules fois, par les
singulières occasions que je vais dire.
 
La première me fut procurée par l'honnête gentilhomme Vitali, quelque
temps après l'excuse que je l'obligeai de me demander dans toutes les
formes. On parlait à table des amusements de Venise. Ces messieurs me
reprochaient mon indifférence pour le plus piquant de tous, vantant la
gentillesse des courtisanes vénitiennes, et disant qu'il n'y en avait point
au monde qui les valussent. Dominique dit qu'il fallait que je fisse
connaissance avec la plus aimable de toutes; qu'il voulait m'y mener et que
j'en serais content. Je me mis à rire de cette offre obligeante, et le comte
Peati, homme déjà vieux et vénérable, dit, avec plus de franchise que je
n'en aurais attendu d'un Italien, qu'il me croyait trop sage pour me laisser
mener chez des filles par mon ennemi. Je n'en avais en effet ni l'intention
ni la tentation; et malgré cela, par une de ces inconséquences que j'ai
peine à comprendre moi-même, je finis par me laisser entraîner contre mon
goût, mon coeur, ma raison, ma volonté même, uniquement par faiblesse, par
honte de marquer de la défiance, et, comme on dit dans ce pays-là, per non
parer troppo coglione. La Padoana chez qui nous allâmes était d'une assez
jolie figure, belle même, mais non pas d'une beauté qui me plût. Dominique
me laissa chez elle. Je fis venir des sorbetti, je la fis chanter, et au
bout d'une demi-heure, je voulus m'en aller, en laissant sur la table un
ducat; mais elle eut le singulier scrupule de n'en vouloir point qu'elle ne
l'eût gagné et moi la singulière bêtise de lever son scrupule. Je m'en
revins au palais, si persuadé que j'étais poivré, que la première chose que
je fis en arrivant fut d'envoyer chercher le chirurgien pour lui demander
des tisanes. Rien ne peut égaler le malaise d'esprit que je souffris durant
trois semaines, sans qu'aucune incommodité réelle, aucun signe apparent le
justifiât. Je ne pouvais concevoir qu'on pût sortir impunément des bras de
la Padoana. Le chirurgien lui-même eut toute la peine imaginable à me
rassurer. Il n'en put venir à bout qu'en me persuadant que j'étais conformé
d'une façon particulière à ne pouvoir pas aisément être infecté; et quoique
je me sois moins exposé peut-être qu'aucun autre homme à cette expérience,
ma santé, de ce côté, n'ayant jamais reçu d'atteinte, m'est une preuve que
le chirurgien avait raison. Cette opinion cependant ne m'a jamais rendu
téméraire; et si je tiens en effet cet avantage de la nature, je puis dire
que je n'en ai pas abusé.
 
Mon autre aventure, quoique avec une fille aussi, fut d'une espèce bien
différente, et quant à son origine et quant à ses effets. J'ai dit que le
capitaine Olivet m'avait donné à dîner sur son bord, et que j'y avais mené
le secrétaire d'Espagne. Je m'attendais au salut du canon. L'équipage nous
reçut en haie, mais il n'y eut pas une amorce brûlée, ce qui me mortifia
beaucoup à cause de Carrio, que je vis en être un peu piqué; et il était
vrai que sur les vaisseaux marchands on accordait le salut du canon à des
gens qui ne nous valaient certainement pas; d'ailleurs, je croyais avoir
mérité quelque distinction du capitaine. Je ne pus me déguiser, parce que
cela m'est toujours impossible; et quoique le dîner fût très bon, et
qu'Olivet en fît très bien les honneurs, je le commençai de mauvaise humeur,
mangeant peu et parlant encore moins.
 
A la première santé, du moins, j'attendais une salve: rien. Carrio, qui
me lisait dans l'âme, riait de me voir grogner comme un enfant. Au tiers du
dîner, je vois approcher une gondole. Ma foi, monsieur, me dit le capitaine,
prenez garde à vous, voici l'ennemi. Je lui demande ce qu'il veut dire: il
répond en plaisantant. La gondole aborde, et j'en vois sortir une jeune
personne éblouissante, fort coquettement mise et fort leste, qui dans trois
sauts fut dans la chambre; et je la vis établie à côté de moi avant que
j'eusse aperçu qu'on y avait mis un couvert. Elle était aussi charmante que
vive, une brunette de vingt ans au plus. Elle ne parlait qu'italien; son
accent seul eût suffi pour me tourner la tête. Tout en mangeant, tout en
causant, elle me regarde, me fixe un moment, puis s'écriant: Bonne Vierge!
ah! mon cher Brémond, qu'il y a de temps que je ne t'ai vu! se jette entre
mes bras, colle sa bouche contre la mienne, et me serre à m'étouffer. Ses
grands yeux noirs à l'orientale lançaient dans mon coeur des traits de feu;
et quoique la surprise fît d'abord quelque diversion, la volupté me gagna
très rapidement, au point que, malgré les spectateurs il fallut bientôt que
cette belle me contînt elle-même; car j'étais ivre ou plutôt furieux. Quand
elle me vit au point où elle me voulait, elle mit plus de modération dans
ses caresses, mais non dans sa vivacité; et quand il lui plut de nous
expliquer la cause vraie ou fausse de toute cette pétulance, elle nous dit
que je ressemblais, à s'y tromper, à M. de Brémond, directeur des douanes de
Toscane; qu'elle avait raffolé de ce M. de Brémond; qu'elle en raffolait
encore; qu'elle l'avait quitté, parce qu'elle était une sotte; qu'elle me
prenait à sa place; qu'elle voulait m'aimer parce que cela lui convenait;
qu'il fallait, par la même raison, que je l'aimasse tant que cela lui
conviendrait; et que, quand elle me planterait là, je prendrais patience
comme avait fait son cher Brémond. Ce qui fut dit fut fait. Elle prit
possession de moi comme d'un homme à elle, me donnait à garder ses gants,
son éventail, son cinda, sa coiffe; m'ordonnait d'aller ici ou là, de faire
ceci ou cela et j'obéissais. Elle me dit d'aller renvoyer sa gondole, parce
qu'elle voulait se servir de la mienne, et j'y fus; elle me dit de m'ôter de
ma place, et de prier Carrio de s'y mettre, parce qu'elle avait à lui
parler, et je le fis. Ils causèrent très longtemps ensemble et tout bas; je
les laissai faire. Elle m'appela, je revins. Écoute, Zanetto, me dit-elle,
je ne veux point être aimée à la française, et même il n'y ferait pas bon:
au premier moment d'ennui, va-t'en. Mais ne reste pas à demi, je t'en
avertis. Nous allâmes après le dîner voir la verrerie à Murano. Elle acheta
beaucoup de petites breloques, qu'elle nous laissa payer sans façon; mais
elle donna partout des tringueltes beaucoup plus forts que tout ce que nous
avions dépensé. Par l'indifférence avec laquelle elle jetait son argent et
nous laissait jeter le nôtre, on voyait qu'il n'était d'aucun prix pour
elle. Quand elle se faisait payer, je crois que c'était par vanité plus que
par avarice: elle s'applaudissait du prix qu'on mettait à ses faveurs.
 
Le soir, nous la ramenâmes chez elle. Tout en causant, je vis deux
pistolets sur sa toilette. Ah! ah! dis-je en en prenant un, voici une boîte
à mouches de nouvelle fabrique; pourrait-on savoir quel en est l'usage? Je
vous connais d'autres armes qui font feu mieux que celles-là. Après quelques
plaisanteries sur le même ton, elle nous dit, avec une naïve fierté qui la
rendait encore plus charmante: Quand j'ai des bontés pour des gens que je
n'aime point, je leur fais payer l'ennui qu'ils me donnent; rien n'est plus
juste: mais en endurant leurs caresses, je ne veux pas endurer leurs
insultes, et je ne manquerai pas le premier qui me manquera.
 
En la quittant j'avais pris son heure pour le lendemain. Je ne la fis
pas attendre. Je la trouvai in vestito di confidenza: dans un déshabillé
plus que galant, qu'on ne connaît que dans les pays méridionaux, et que je
ne m'amuserai pas à décrire, quoique je me le rappelle trop bien. Je dirai
seulement que ses manchettes et son tour de gorge étaient bordés d'un fil de
soie garni de pompons couleur de rose. Cela me parut animer une fort belle
peau. Je vis ensuite que c'était la mode à Venise; et l'effet en est si
charmant, que je suis surpris que cette mode n'ait jamais passé en France.
Je n'avais point d'idée des voluptés qui m'attendaient. J'ai parlé de madame
de Larnage, dans les transports que son souvenir me rend quelquefois encore;
mais qu'elle était vieille, et laide, et froide auprès de ma Zulietta! Ne
tâchez pas d'imaginer les charmes et les grâces de cette fille
enchanteresse, vous resteriez trop loin de la vérité; les jeunes vierges des
cloîtres sont moins fraîches, les beautés du sérail sont moins vives, les
houris du paradis sont moins piquantes. Jamais si douce jouissance ne
s'offrit au coeur et aux sens d'un mortel. Ah! du moins, si je l'avais su
goûter pleine et entière un seul moment!... Je la goûtai, mais sans charme;
j'en émoussai toutes les délices; je les tuai comme à plaisir. Non, la
nature ne m'a point fait pour jouir. Elle a mis dans ma mauvaise tête le
poison de ce bonheur ineffable, dont elle a mis l'appétit dans mon coeur.
 
S'il est une circonstance de ma vie qui peigne bien mon naturel,
c'est celle que je vais raconter. La force avec laquelle je me rappelle en
ce moment l'objet de mon livre me fera mépriser ici la fausse bienséance qui
m'empêcherait de le remplir. Qui que vous soyez, qui voulez connaître un
homme, osez lire les deux ou trois pages suivantes: vous allez connaître à
plein Jean-Jacques Rousseau.
 
J'entrai dans la chambre d'une courtisane comme dans le sanctuaire de
l'amour et de la beauté; j'en crus voir la divinité dans sa personne. Je
n'aurais jamais cru que, sans respect et sans estime, on pût rien sentir de
pareil à ce qu'elle me fit éprouver. A peine eus-je connu, dans les
premières familiarités, le prix de ses charmes et de ses caresses, que, de
peur d'en perdre le fruit d'avance, je voulus me hâter de le cueillir. Tout
à coup, au lieu des flammes qui me dévoraient, je sens un froid mortel
couler dans mes veines; les jambes me flageolent, et, prêt à me trouver mal,
je m'assieds, et je pleure comme un enfant.
 
Qui pourrait deviner la cause de mes larmes, et ce qui me passait par
la tête en ce moment? Je me disais: Cet objet dont je dispose est le
chef-d'oeuvre de la nature et de l'amour; l'esprit, le corps, tout en est
parfait; elle est aussi bonne et généreuse qu'elle est aimable et belle; les
grands, les princes devraient être ses esclaves; les sceptres devraient être
à ses pieds. Cependant la voilà, misérable coureuse, livrée au public; un
capitaine de vaisseau marchand dispose d'elle; elle vient se jeter à ma
tête, à moi qu'elle sait qui n'ai rien, à moi dont le mérite, qu'elle ne
peut connaître, est nul à ses yeux. Il y a là quelque chose d'inconcevable.
Ou mon coeur me trompe, fascine mes sens et me rend la dupe d'une indigne
salope, ou il faut que quelque défaut secret que j'ignore détruise l'effet
de ses charmes, et la rende odieuse à ceux qui devraient se la disputer. Je
me mis à chercher ce défaut avec une contention d'esprit singulière, et il
ne me vint pas même à l'esprit que la v... pût y avoir part. La fraîcheur de
ses chairs, l'éclat de son coloris, la blancheur de ses dents, la douceur de
son haleine, l'air de propreté répandu sur toute sa personne éloignaient de
moi si parfaitement cette idée, qu'en doute encore sur mon état depuis la
Padoana, je me faisais plutôt un scrupule de n'être pas assez sain pour
elle; et je suis très persuadé qu'en cela ma confiance ne me trompait pas.
 
Ces réflexions, si bien placées, m'agitèrent au point d'en pleurer.
Zulietta, pour qui cela faisait sûrement un spectacle tout nouveau dans la
circonstance, fut un moment interdite; mais, ayant fait un tour de chambre
et passé devant son miroir, elle comprit et mes yeux lui confirmèrent que le
dégoût n'avait pas de part à ce rat. Il ne lui fut pas difficile de m'en
guérir et d'effacer cette petite honte; mais au moment que j'étais prêt à me
pâmer sur une gorge qui semblait pour la première fois souffrir la bouche et
la main d'un homme, je m'aperçus qu'elle avait un téton borgne. Je me
frappe, j'examine, je crois voir que ce téton n'est pas conformé comme
l'autre. Me voilà cherchant dans ma tête comment on peut avoir un téton
borgne; et, persuadé que cela tenait à quelque notable vice naturel, à force
de tourner et retourner cette idée, je vis clair comme le jour que dans la
plus charmante personne dont je pusse me former l'image, je ne tenais dans
mes bras qu'une espèce de monstre, le rebut de la nature, des hommes et de
l'amour. Je poussai la stupidité jusqu'à lui parler de ce téton borgne. Elle
prit d'abord la chose en plaisantant, et, dans son humeur folâtre, dit et
fit des choses à me faire mourir d'amour; mais, gardant un fonds
d'inquiétude que je ne pus lui cacher, je la vis enfin rougir, se rajuster,
se redresser, et, sans dire un seul mot, s'aller mettre à sa fenêtre. Je
voulus m'y mettre à côté d'elle; elle s'en ôta, fut s'asseoir sur un lit de
repos, se leva le moment d'après; et, se promenant par la chambre en
s'éventant, me dit d'un ton froid et dédaigneux: Zanetto, lascia le donne, e
studia la matematica.
 
Avant de la quitter, je lui demandai pour le lendemain un autre
rendez-vous, qu'elle remit au troisième jour, en ajoutant, avec un sourire
ironique, que je devais avoir besoin de repos. Je passai ce temps mal à mon
aise, le coeur plein de ses charmes et de ses grâces, sentant mon
extravagance, me la reprochant, regrettant les moments si mal employés,
qu'il n'avait tenu qu'à moi de rendre les plus doux de ma vie, attendant
avec la plus vive impatience celui d'en réparer la perte, et néanmoins
inquiet encore, malgré que j'en eusse, de concilier les perfections de cette
adorable fille avec l'indignité de son état. Je courus, je volai chez elle à
l'heure dite. Je ne sais si son tempérament ardent eût été plus content de
cette visite; son orgueil l'eût été du moins, et je me faisais d'avance une
jouissance délicieuse de lui montrer de toutes manières comment je savais
réparer mes torts. Elle m'épargna cette épreuve. Le gondolier, qu'en
abordant j'envoyai chez elle, me rapporta qu'elle était partie la veille
pour Florence. Si je n'avais pas senti tout mon amour en la possédant, je le
sentis bien cruellement en la perdant. Mon regret insensé ne m'a point
quitté. Tout aimable, toute charmante qu'elle était à mes yeux, je pouvais
me consoler de la perdre; mais de quoi je n'ai pu me consoler, je l'avoue,
c'est qu'elle n'ait emporté de moi qu'un souvenir méprisant.
 
Voilà mes deux histoires. Les dix-huit mois que j'ai passés à Venise ne
m'ont fourni de plus à dire qu'un simple projet tout au plus. Carrio était
galant: ennuyé de n'aller toujours que chez des filles engagées à d'autres,
il eut la fantaisie d'en avoir une à son tour; et, comme nous étions
inséparables, il me proposa l'arrangement, peu rare à Venise, d'en avoir une
à nous deux. J'y consentis. Il s'agissait de la trouver sûre. Il chercha
tant, qu'il déterra une petite fille de onze à douze ans, que son indigne
mère cherchait à vendre. Nous fûmes la voir ensemble. Mes entrailles
s'émurent en voyant cette enfant: elle était blonde et douce comme un
agneau; on ne l'aurait jamais crue Italienne. On vit pour très peu de chose
à Venise: nous donnâmes quelque argent à la mère, et pourvûmes à l'entretien
de la fille. Elle avait de la voix: pour lui procurer un talent de
ressource, nous lui donnâmes une épinette et un maître à chanter. Tout cela
nous coûtait à peine à chacun deux sequins par mois, et nous en épargnait
davantage en autres dépenses; mais comme il fallait attendre qu'elle fût
mûre, c'était semer beaucoup avant que de recueillir. Cependant, contents
d'aller là passer les soirées, causer et jouer très innocemment avec cette
enfant, nous nous amusions plus agréablement peut-être que si nous l'avions
possédée: tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est
moins la débauche qu'un certain agrément de vivre auprès d'elles!
Insensiblement mon coeur s'attachait à la petite Anzoletta, mais d'un
attachement paternel, auquel les sens avaient si peu de part, qu'à mesure
qu'il augmentait il m'aurait été moins possible de les y faire entrer; et je
sentais que j'aurais eu horreur d'approcher cette fille devenue nubile comme
d'un inceste abominable. Je voyais les sentiments du bon Carrio prendre, à
son insu, le même tour. Nous nous ménagions, sans y penser, des plaisirs non
moins doux, mais bien différents de ceux dont nous avions d'abord eu l'idée;
et je suis certain que, quelque belle qu'eût pu devenir cette pauvre enfant,
loin d'être jamais les corrupteurs de son innocence, nous en aurions été les
protecteurs. Ma catastrophe, arrivée peu de temps après, ne me laissa pas
celui d'avoir part à cette bonne oeuvre; et je n'ai à me louer dans cette
affaire que du penchant de mon coeur. Revenons à mon voyage.
 
Mon premier projet en sortant de chez M. de Montaigu était de me
retirer à Genève, en attendant qu'un meilleur sort, écartant les obstacles,
pût me réunir à ma pauvre maman. Mais l'éclat qu'avait fait notre querelle,
et la sottise qu'il fit d'en écrire à la cour, me fit prendre le parti
d'aller moi-même y rendre compte de ma conduite, et me plaindre de celle
d'un forcené. Je marquai de Venise ma résolution à M. du Theil, chargé par
intérim des affaires étrangères après la mort de M. Amelot. Je partis
aussitôt que ma lettre: je pris ma route par Bergame, Côme et Domo d'Ossola;
je traversai le Simplon. A Sion, M. de Chaignon, chargé des affaires de
France, me fit mille amitiés; à Genève, M. de la Closure m'en fit autant.
J'y renouvelai connaissance avec M. de Gauffecourt, dont j'avais quelque
argent à recevoir. J'avais traversé Nyon sans voir mon père: non qu'il ne
m'en coûtât extrêmement, mais je n'avais pu me résoudre à me montrer à ma
belle-mère après mon désastre, certain qu'elle me jugerait sans vouloir
m'écouter. Le libraire Duvillard, ancien ami de mon père, me reprocha
vivement ce tort. Je lui en dis la cause; et, pour le réparer sans m'exposer
à voir ma belle-mère, je pris une chaise, et nous fûmes ensemble à Nyon
descendre au cabaret. Duvillard s'en fut chercher mon pauvre père, qui vint
tout courant m'embrasser. Nous soupâmes ensemble, et, après avoir passé une
soirée bien douce à mon coeur, je retournai le lendemain matin à Genève avec
Duvillard, pour qui j'ai toujours conservé de la reconnaissance du bien
qu'il me fit en cette occasion.
 
Mon plus court chemin n'était pas par Lyon, mais j'y voulus passer pour
vérifier une friponnerie bien basse de M. de Montaigu. J'avais fait venir de
Paris une petite caisse contenant une veste brodée en or, quelques paires de
manchettes et six paires de bas de soie blancs; rien de plus. Sur la
proposition qu'il m'en fit lui-même, je fis ajouter cette caisse, ou plutôt
cette boîte, à son bagage. Dans le mémoire d'apothicaire qu'il voulut me
donner en payement de mes appointements, et qu'il avait écrit de sa main, il
avait mis que cette boîte, qu'il appelait ballot, pesait onze quintaux, et
il m'en avait passé le port à un prix énorme. Par les soins de M. Boy de la
Tour, auquel j'étais recommandé par M. Roguin, son oncle, il fut vérifié,
sur les registres des douanes de Lyon et de Marseille, que ledit ballot ne
pesait que quarante-cinq livres, et n'avait payé le port qu'à raison de ce
poids. Je joignis cet extrait authentique au mémoire de M. de Montaigu; et,
muni de ces pièces et de plusieurs autres de la même force, je me rendis à
Paris, très impatient d'en faire usage. J'eus, durant toute cette longue
route, de petites aventures à Côme, en Valais et ailleurs. Je vis plusieurs
choses, entre autres les îles Borromées, qui mériteraient d'être décrites;
mais le temps me gagne, les espions m'obsèdent; je suis forcé de faire à la
hâte et mal un travail qui demanderait le loisir et la tranquillité qui me
manquent. Si jamais la Providence, jetant les yeux sur moi, me procure enfin
des jours plus calmes, je les destine à refondre, si je puis, cet ouvrage,
ou à y faire du moins un supplément dont je sens qu'il a grand besoin.
 
Le bruit de mon histoire m'avait devancé, et en arrivant je trouvai que
dans les bureaux et dans le public tout le monde était scandalisé des folies
de l'ambassadeur. Malgré cela, malgré le cri public dans Venise, malgré les
preuves sans réplique que j'exhibais, je ne pus obtenir aucune justice. Loin
d'avoir ni satisfaction ni réparation, je fus même laissé à la discrétion de
l'ambassadeur pour mes appointements, et cela par l'unique raison que
n'étant pas Français, je n'avais pas droit à la protection nationale, et que
c'était une affaire particulière entre lui et moi. Tout le monde convint
avec moi que j'étais offensé, lésé, malheureux; que l'ambassadeur était un
extravagant cruel, inique, et que toute cette affaire le déshonorait à
jamais. Mais quoi! Il était l'ambassadeur; je n'étais, moi, que le
secrétaire. Le bon ordre, ou ce qu'on appelle ainsi, voulait que je
n'obtinsse aucune justice, et je n'en obtins aucune. Je m'imaginai qu'à
force de crier et de traiter publiquement ce fou comme il le méritait, on me
dirait à la fin de me taire; et c'était ce que j'attendais, bien résolu de
n'obéir qu'après qu'on aurait prononcé. Mais il n'y avait point alors de
ministre des affaires étrangères. On me laissa clabauder, on m'encouragea
même, on faisait chorus; mais l'affaire en resta toujours là, jusqu'à ce
que, las d'avoir toujours raison et jamais justice, je perdis enfin courage,
et plantai là tout.
 
La seule personne qui me reçut mal, et dont j'aurais le moins attendu
cette injustice, fut madame de Beuzenval. Toute pleine des prérogatives du
rang et de la noblesse, elle ne put jamais se mettre dans la tête qu'un
ambassadeur pût avoir tort avec son secrétaire. L'accueil qu'elle me fit fut
conforme à ce préjugé. J'en fus si piqué, qu'en sortant de chez elle je lui
écrivis une des fortes et vives lettres que j'aie peut-être écrites, et n'y
suis jamais retourné. Le P. Castel me reçut mieux; mais à travers le
patelinage jésuitique, je le vis suivre assez fidèlement une des grandes
maximes de la Société, qui est d'immoler toujours le plus faible au plus
puissant. Le vif sentiment de la justice de ma cause et ma fierté naturelle
ne me laissèrent pas endurer patiemment cette partialité. Je cessai de voir
le P. Castel, et par là d'aller aux Jésuites, où je ne connaissais que lui
seul. D'ailleurs l'esprit tyrannique et intrigant de ses confrères, si
différent de la bonhomie du bon P. Hemet, me donnait tant d'éloignement pour
leur commerce, que je n'en ai vu aucun depuis ce temps-là, si ce n'est le P.
Berthier, que je vis deux ou trois fois chez M. Dupin, avec lequel il
travaillait de toute sa force à la réfutation de Montesquieu.
 
Achevons, pour n'y plus revenir, ce qui me reste à dire de M. de
Montaigu. Je lui avais dit dans nos démêlés qu'il ne lui fallait pas un
secrétaire, mais un clerc de procureur. Il suivit cet avis, et me donna
réellement pour successeur un vrai procureur, qui dans moins d'un an lui
vola vingt ou trente mille livres. Il le chassa, le fit mettre en prison;
chassa ses gentilshommes avec esclandre et scandale, se fit partout des
querelles, reçut des affronts qu'un valet n'endurerait pas, et finit, à
force de folies, par se faire rappeler et renvoyer planter ses choux.
Apparemment que, parmi les réprimandes qu'il reçut à la cour, son affaire
avec moi ne fut pas oubliée; du moins, peu de temps après son retour, il
m'envoya son maître d'hôtel pour solder mon compte et me donner de l'argent.
J'en manquais dans ce moment-là; mes dettes de Venise, dettes d'honneur si
jamais il en fut, me pesaient sur le coeur. Je saisis le moyen qui se
présentait de les acquitter, de même que le billet de Zanetto Nani. Je reçus
ce qu'on voulut me donner; je payai toutes mes dettes, et je restai sans un
sou, comme auparavant, mais soulagé d'un poids qui m'était insupportable.
Depuis lors, je n'ai plus entendu parler de M. de Montaigu qu'à sa mort, que
j'appris par la voix publique. Que Dieu fasse paix à ce pauvre homme! Il
était aussi propre au métier d'ambassadeur que je l'avais été dans mon
enfance à celui de grapignan. Cependant il n'avait tenu qu'à lui de se
soutenir honorablement par mes services, et de me faire avancer rapidement
dans l'état auquel le comte de Gouvon m'avait destiné dans ma jeunesse, et
dont par moi seul je m'étais rendu capable dans un âge plus avancé.
 
La justice et l'inutilité de mes plaintes me laissèrent dans l'âme un
germe d'indignation contre nos sottes institutions civiles, où le vrai bien
public et la véritable justice sont toujours sacrifiés à je ne sais quel
ordre apparent, destructeur en effet de tout ordre, et qui ne fait
qu'ajouter la sanction de l'autorité publique à l'oppression du faible et à
l'iniquité du fort. Deux choses empêchèrent ce germe de se développer pour
lors comme il a fait dans la suite: l'une qu'il s'agissait de moi dans cette
affaire, et que l'intérêt privé, qui n'a jamais rien produit de grand et de
noble, ne saurait tirer de mon coeur les divins élans qu'il n'appartient
qu'au plus pur amour du juste et du beau d'y produire; l'autre fut le charme
de l'amitié, qui tempérait et calmait ma colère par l'ascendant d'un
sentiment plus doux. J'avais fait connaissance à Venise avec un Biscayen,
ami de mon ami Carrio, et digne de l'être de tout homme de bien. Cet aimable
jeune homme, né pour tous les talents et pour toutes les vertus, venait de
faire le tour de l'Italie pour prendre le goût des beaux-arts; et,
n'imaginant rien de plus à acquérir, il voulait s'en retourner en droiture
dans sa patrie. Je lui dis que les arts n'étaient que le délassement d'un
génie comme le sien, fait pour cultiver les sciences; et je lui conseillai,
pour en prendre le goût, un voyage et six mois de séjour à Paris. Il me
crut, et fut à Paris. Il y était et m'attendait quand j'y arrivai. Son
logement était trop grand pour lui; il m'en offrit la moitié; je l'acceptai.
Je le trouvai dans la ferveur des hautes connaissances. Rien n'était
au-dessus de sa portée; il dévorait et digérait tout avec une prodigieuse
rapidité. Comme il me remercia d'avoir procuré cet aliment à son esprit, que
le besoin de savoir tourmentait sans qu'il s'en doutât lui-même! Quels
trésors de lumières et de vertus je trouvai dans cette âme forte! Je sentis
que c'était l'ami qu'il me fallait: nous devînmes intimes. Nos goûts
n'étaient pas les mêmes; nous disputions toujours. Tous deux opiniâtres,
nous n'étions jamais d'accord sur rien. Avec cela nous ne pouvions nous
quitter; et tout en nous contrariant sans cesse, aucun des deux n'eût voulu
que l'autre fût autrement.
 
Ignacio Emmanuel de Altuna était un de ces hommes rares que l'Espagne
seule produit, et dont elle produit trop peu pour sa gloire. Il n'avait pas
ces violentes passions nationales communes dans son pays; l'idée de la
vengeance ne pouvait pas plus entrer dans son esprit que le désir dans son
coeur. Il était trop fier pour être vindicatif, et je lui ai souvent ouï
dire avec beaucoup de sang-froid qu'un mortel ne pouvait pas offenser son
âme. Il était galant sans être tendre. Il jouait avec les femmes comme avec
de jolis enfants. Il se plaisait avec les maîtresses de ses amis; mais je ne
lui en ai jamais vu aucune, ni aucun désir d'en avoir. Les flammes de la
vertu dont son coeur était dévoré ne permirent jamais à celles de ses sens
de naître.
 
Après ses voyages il s'est marié; il est mort jeune; il a laissé des
enfants; et je suis persuadé, comme de mon existence, que sa femme est la
première et la seule qui lui ait fait connaître les plaisirs de l'amour. A
l'extérieur, il était dévot comme un Espagnol, mais en dedans, c'était la
piété d'un ange. Hors moi, je n'ai vu que lui seul de tolérant depuis que
j'existe. Il ne s'est jamais informé d'aucun homme comment il pensait en
matière de religion. Que son ami fût juif, protestant, Turc, bigot, athée,
peu lui importait, pourvu qu'il fût honnête homme. Obstiné, têtu pour des
opinions indifférentes, dès qu'il s'agissait de religion, même de morale, il
se recueillait, se taisait, ou disait simplement: Je ne suis chargé que de
moi. Il est incroyable qu'on puisse associer autant d'élévation d'âme avec
un esprit de détail porté jusqu'à la minutie. Il partageait et fixait
d'avance l'emploi de sa journée par heures, quarts d'heure et minutes, et
suivait cette distribution avec un tel scrupule, que si l'heure eût sonné
tandis qu'il lisait sa phrase, il eût fermé le livre sans achever. De toutes
ces mesures de temps ainsi rompues, il y en avait pour telle étude, il y en
avait pour telle autre; il y en avait pour la réflexion, pour la
conversation, pour l'office, pour Locke, pour le rosaire, pour les visites,
pour la musique, pour la peinture; et il n'y avait ni plaisir, ni tentation,
ni complaisance qui pût intervertir cet ordre; un devoir à remplir seul
l'aurait pu. Quand il me faisait la liste de ses distributions afin que je
m'y conformasse, je commençais par rire, et je finissais par pleurer
d'admiration. Jamais il ne gênait personne, ni ne supportait la gêne; il
brusquait les gens qui, par politesse, voulaient le gêner. Il était emporté
sans être boudeur. Je l'ai vu souvent en colère, mais je ne l'ai jamais vu
fâché. Rien n'était si gai que son humeur: il entendait la raillerie et il
aimait à railler; il y brillait même, et il avait le talent de l'épigramme.
Quand on l'animait, il était bruyant et tapageur en paroles, sa voix
s'entendait de loin; mais tandis qu'il criait, on le voyait sourire, et tout
à travers ses emportements, il lui venait quelques mots plaisants qui
faisaient éclater tout le monde. Il n'avait pas plus le teint espagnol que
le flegme. Il avait la peau blanche, les joues colorées, les cheveux d'un
châtain presque blond. Il était grand et bien fait. Son corps fut formé pour
loger son âme.
 
Ce sage de coeur ainsi que de tête se connaissait en hommes, et fut mon
ami. C'est toute ma réponse à quiconque ne l'est pas. Nous nous liâmes si
bien que nous fîmes le projet de passer nos jours ensemble. Je devais, dans
quelques années, aller à Ascoytia pour vivre avec lui dans sa terre. Toutes
les parties de ce projet furent arrangées entre nous la veille de son
départ. Il n'y manqua que ce qui ne dépend pas des hommes dans les projets
les mieux concertés. Les événements postérieurs, mes désastres, son mariage,
sa mort enfin, nous ont séparés pour toujours.
 
On dirait qu'il n'y a que les noirs complots des méchants qui
réussissent; les projets innocents des bons n'ont presque jamais
d'accomplissement.
 
Ayant senti l'inconvénient de la dépendance, je me promis bien de ne
m'y plus exposer. Ayant vu renverser dès leur naissance les projets
d'ambition que l'occasion m'avait fait former, rebuté de rentrer dans la
carrière que j'avais si bien commencée, et dont néanmoins je venais d'être
expulsé, je résolus de ne plus m'attacher à personne, mais de rester dans
l'indépendance en tirant parti de mes talents, dont enfin je commençais à
sentir la mesure, et dont j'avais trop modestement pensé jusqu'alors. Je
repris le travail de mon opéra, que j'avais interrompu pour aller à Venise;
et, pour m'y livrer plus tranquillement, après le départ d'Altuna, je
retournai loger à mon ancien hôtel Saint-Quentin, qui, dans un quartier
solitaire et peu loin du Luxembourg, m'était plus commode pour travailler à
mon aise que la bruyante rue Saint-Honoré. Là m'attendait la seule
consolation réelle que le ciel m'ait fait goûter dans ma misère, et qui
seule me la rend supportable. Ceci n'est pas une connaissance passagère; je
dois entrer dans quelques détails sur la manière dont elle se fit.
 
Nous avions une nouvelle hôtesse qui était d'Orléans. Elle prit pour
travailler en linge une fille de son pays, d'environ vingt-deux à
vingt-trois ans, qui mangeait avec nous ainsi que l'hôtesse. Cette fille,
appelée Thérèse le Vasseur, était de bonne famille: son père était officier
de la monnaie d'Orléans, sa mère était marchande. Ils avaient beaucoup
d'enfants. La monnaie d'Orléans n'allant plus, le père se trouva sur le
pavé; la mère, ayant essuyé des banqueroutes, fit mal ses affaires, quitta
le commerce, et vint à Paris avec son mari et sa fille, qui les nourrissait
tous trois de son travail.
 
La première fois que je vis paraître cette fille à table, je fus frappé
de son maintien modeste, et plus encore de son regard vif et doux, qui pour
moi n'eut jamais son semblable. La table était composée, outre M. de
Bonnefond, de plusieurs abbés irlandais, gascons, et autres gens de pareille
étoffe. Notre hôtesse elle-même avait rôti le balai: il n'y avait là que moi
seul qui parlât et se comportât décemment. On agaça la petite; je pris sa
défense. Aussitôt les lardons tombèrent sur moi. Quand je n'aurais eu
naturellement aucun goût pour cette pauvre fille, la compassion, la
contradiction m'en auraient donné. J'ai toujours aimé l'honnêteté dans les
manières et dans les propos, surtout avec le sexe. Je devins hautement son
champion. Je la vis sensible à mes soins; et ses regards, animés par la
reconnaissance, qu'elle n'osait exprimer de bouche, n'en devenaient que plus
pénétrants.
 
Elle était très timide; je l'étais aussi. La liaison, que cette
disposition commune semblait éloigner, se fit pourtant très rapidement.
L'hôtesse, qui s'en aperçut, devint furieuse; et ses brutalités avancèrent
encore mes affaires auprès de la petite, qui, n'ayant que moi seul d'appui
dans la maison, me voyait sortir avec peine et soupirait après le retour de
son protecteur. Le rapport de nos coeurs, le concours de nos dispositions
eut bientôt son effet ordinaire. Elle crut voir en moi un honnête homme;
elle ne se trompa pas. Je crus voir en elle une fille sensible, simple et
sans coquetterie; je ne me trompai pas non plus. Je lui déclarai d'avance
que je ne l'abandonnerais ni ne l'épouserais jamais. L'amour, l'estime, la
sincérité naïve furent les ministres de mon triomphe; et c'était parce que
son coeur était tendre et honnête que je fus heureux sans être entreprenant.
 
La crainte qu'elle eut que je ne me fâchasse de ne pas trouver en elle
ce qu'elle croyait que j'y cherchais recula mon bonheur plus que toute autre
chose. Je la vis, interdite et confuse avant de se rendre, vouloir se faire
entendre, et n'oser s'expliquer. Loin d'imaginer la véritable cause de son
embarras, j'en imaginai une bien fausse et bien insultante pour ses moeurs;
et, croyant qu'elle m'avertissait que ma santé courait des risques, je
tombai dans des perplexités qui ne me retinrent pas, mais qui durant
plusieurs jours empoisonnèrent mon bonheur. Comme nous ne nous entendions
pas l'un l'autre, nos entretiens à ce sujet étaient autant d'énigmes et
d'amphigouris plus que risibles. Elle fut prête à me croire absolument fou;
je fus prêt à ne savoir plus que penser d'elle. Enfin nous nous expliquâmes:
elle me fit en pleurant l'aveu d'une faute unique au sortir de l'enfance,
fruit de son ignorance et de l'adresse d'un séducteur. Sitôt que je la
compris, je fis un cri de joie: Pucelage! m'écriai-je: c'est bien à Paris,
c'est bien à vingt ans qu'on en cherche! Ah! ma Thérèse, je suis trop
heureux de te posséder sage et saine, et de ne pas trouver ce que je ne
cherchais pas.
 
Je n'avais cherché d'abord qu'à me donner un amusement. Je vis que
j'avais plus fait, et que je m'étais donné une compagne. Un peu d'habitude
avec cette excellente fille, un peu de réflexion sur ma situation me firent
sentir qu'en ne songeant qu'à mes plaisirs, j'avais beaucoup fait pour mon
bonheur. Il me fallait, à la place de l'ambition éteinte, un sentiment vif
qui remplît mon coeur. Il fallait, pour tout dire, un successeur à maman:
puisque je ne devais plus vivre avec elle, il me fallait quelqu'un qui vécût
avec son élève, et en qui je trouvasse la simplicité, la docilité de coeur
qu'elle avait trouvée en moi. Il fallait que la douceur de la vie privée et
domestique me dédommageât du sort brillant auquel je renonçais. Quand
j'étais absolument seul, mon coeur était vide; mais il n'en fallait qu'un
pour le remplir. Le sort m'avait ôté, m'avait aliéné, du moins en partie,
celui pour lequel la nature m'avait fait. Dès lors j'étais seul; car il n'y
eut jamais pour moi d'intermédiaire entre tout et rien. Je trouvais dans
Thérèse le supplément dont j'avais besoin; par elle je vécus heureux autant
que je pouvais l'être selon le cours des événements.
 
Je voulus d'abord former son esprit: j'y perdis ma peine. Son esprit
est ce que l'a fait la nature; la culture et les soins n'y prennent pas. Je
ne rougis pas d'avouer qu'elle n'a jamais bien su lire, quoiqu'elle écrive
passablement. Quand j'allai loger dans la rue Neuve-des-Petits-Champs,
j'avais à l'hôtel de Pontchartrain, vis-à-vis mes fenêtres, un cadran sur
lequel je m'efforçai durant plus d'un mois à lui faire connaître les heures.
A peine les connaît-elle encore à présent. Elle n'a jamais pu suivre l'ordre
des douze mois de l'année, et ne connaît pas un seul chiffre, malgré tous
les soins que j'ai pris pour les lui montrer. Elle ne sait ni compter
l'argent, ni le prix d'aucune chose. Le mot qui lui vient en parlant est
souvent l'opposé de celui qu'elle veut dire. Autrefois j'avais fait un
dictionnaire de ses phrases pour amuser madame de Luxembourg, et ses
quiproquos sont devenus célèbres dans les sociétés où j'ai vécu. Mais cette
personne si bornée, et, si l'on veut, si stupide, est d'un conseil excellent
dans les occasions difficiles. Souvent en Suisse, en Angleterre, en France,
dans les catastrophes où je me trouvais, elle a vu ce que je ne voyais pas
moi-même; elle m'a donné les avis les meilleurs à suivre; elle m'a tiré des
dangers où je me précipitais aveuglément; et devant les dames du plus haut
rang, devant les grands et les princes, ses sentiments, son bon sens, ses
réponses et sa conduite, lui ont attiré l'estime universelle; et à moi, sur
son mérite, des compliments dont je sentais la sincérité.
 
Auprès des personnes qu'on aime, le sentiment nourrit l'esprit ainsi
que le coeur, et l'on a peu besoin de chercher ailleurs des idées. Je vivais
avec ma Thérèse aussi agréablement qu'avec le plus beau génie de l'univers.
Sa mère, fière d'avoir été jadis élevée auprès de la marquise de Monpipeau,
faisait le bel esprit, voulait diriger le sien, et gâtait, par son astuce,
la simplicité de notre commerce. L'ennui de cette importunité me fit un peu
surmonter la sotte honte de n'oser me montrer avec Thérèse en public, et
nous faisions tête-à-tête de petites promenades champêtres et de petits
goûters qui m'étaient délicieux. Je voyais qu'elle m'aimait sincèrement, et
cela redoublait ma tendresse. Cette douce intimité me tenait lieu de tout:
l'avenir ne me touchait plus, ou ne me touchait que comme le présent
prolongé: je ne désirais rien que d'en assurer la durée.
 
Cet attachement me rendit toute autre dissipation superflue et
insipide. Je ne sortais plus que pour aller chez Thérèse; sa demeure devint
presque la mienne. Cette vie retirée devint si avantageuse à mon travail,
qu'en moins de trois mois mon opéra tout entier fut fait, paroles et
musique. Il restait seulement quelques accompagnements et remplissages à
faire. Ce travail de manoeuvre m'ennuyait fort. Je proposai à Philidor de
s'en charger, en lui donnant part au bénéfice. Il vint deux fois, et fit
quelques remplissages dans l'acte d'Ovide; mais il ne put se captiver à ce
travail assidu pour un profit éloigné et même incertain. Il ne revint plus,
et j'achevai ma besogne moi-même.
 
Mon opéra fait, il s'agit d'en tirer parti; c'était un autre opéra bien
plus difficile. On ne vient à bout de rien à Paris quand on y vit isolé. Je
pensai à me faire jour par M. de la Poplinière, chez qui Gauffecourt, de
retour de Genève, m'avait introduit. M. de la Poplinière était le Mécène de
Rameau: madame de la Poplinière était sa très humble écolière. Rameau
faisait, comme on dit, la pluie et le beau temps dans cette maison. Jugeant
qu'il protégerait avec plaisir l'ouvrage d'un de ses disciples, je voulus
lui montrer le mien. Il refusa de le voir, disant qu'il ne pouvait lire des
partitions, et que cela le fatiguait trop. La Poplinière dit là-dessus qu'on
pouvait le lui faire entendre, et m'offrit de rassembler des musiciens pour
en exécuter des morceaux. Je ne demandais pas mieux. Rameau consentit en
grommelant, et répétant sans cesse que ce devait être une belle chose que la
composition d'un homme qui n'était pas enfant de la balle, et qui avait
appris la musique tout seul. Je me hâtai de tirer en parties cinq ou six
morceaux choisis. On me donna une dizaine de symphonistes, et pour
chanteurs, Albert, Bérard et mademoiselle Bourbonnais. Rameau commença dès
l'ouverture à faire entendre, par ses éloges outrés, qu'elle ne pouvait être
de moi. Il ne laissa passer aucun morceau sans donner des signes
d'impatience; mais à un air de haute-contre, dont le chant était mâle et
sonore, et l'accompagnement très brillant, il ne put se contenir; il
m'apostropha avec une brutalité qui scandalisa tout le monde, soutenant
qu'une partie de ce qu'il venait d'entendre était d'un homme consommé dans
l'art, et le reste d'un ignorant qui ne savait pas même la musique. Et il
est vrai que mon travail, inégal et sans règle, était tantôt sublime et
tantôt très plat, comme doit être celui de quiconque ne s'élève que par
quelques élans de génie, et que la science ne soutient point. Rameau
prétendit ne voir en moi qu'un petit pillard sans talent et sans goût. Les
assistants, et surtout le maître de la maison, ne pensèrent pas de même. M.
de Richelieu, qui dans ce temps-là voyait beaucoup monsieur et, comme on
sait, madame de la Poplinière, ouït parler de mon ouvrage, et voulut
l'entendre en entier, avec le projet de le faire donner à la cour s'il en
était content. Il fut exécuté à grand choeur et à grand orchestre, aux frais
du roi, chez M. Bonneval, intendant des menus. Francoeur dirigeait
l'exécution. L'effet en fut surprenant: M. le duc ne cessait de s'écrier et
d'applaudir; et à la fin d'un choeur, dans l'acte du Tasse, il se leva, vint
à moi, et me serrant la main, Monsieur Rousseau, me dit-il, voilà de
l'harmonie qui transporte; je n'ai jamais rien entendu de plus beau: je veux
faire donner cet ouvrage à Versailles. Madame de la Poplinière, qui était
là, ne dit pas un mot. Rameau, quoique invité, n'y avait pas voulu venir. Le
lendemain, madame de la Poplinière me fit à sa toilette un accueil fort dur,
affecta de me rabaisser ma pièce, et me dit que, quoiqu'un peu de clinquant
eût d'abord ébloui M. de Richelieu, il en était bien revenu, et qu'elle ne
me conseillait pas de compter sur mon opéra. Monsieur le duc arriva peu
après, et me tint un tout autre langage, me dit des choses flatteuses sur
mes talents, et me parut toujours disposé à faire donner ma pièce devant le
roi. Il n'y a, dit-il, que l'acte du Tasse qui ne peut passer à la cour: il
en faut faire un autre. Sur ce seul mot j'allai m'enfermer chez moi; et dans
trois semaines j'eus fait, à la place du Tasse, un autre acte, dont le sujet
était Hésiode inspiré par une muse. Je trouvai le secret de faire passer
dans cet acte une partie de l'histoire de mes talents, et de la jalousie
dont Rameau voulait bien les honorer. Il y avait dans ce nouvel acte une
élévation moins gigantesque et mieux soutenue que celle du Tasse; la musique
en était aussi noble et beaucoup mieux faite; et si les deux autres actes
avaient valu celui-là, la pièce entière eût avantageusement soutenu la
représentation: mais tandis que j'achevais de la mettre en état, une autre
entreprise suspendit l'exécution de celle-là.
 
L'hiver qui suivit la bataille de Fontenoy il y eut beaucoup de fêtes à
Versailles, entre autres plusieurs opéras au théâtre des Petites-Écuries. De
ce nombre fut le drame de Voltaire, intitulé la Princesse de Navarre, dont
Rameau avait fait la musique, et qui venait d'être changé et réformé sous le
nom des Fêtes de Ramire. Ce nouveau sujet demandait plusieurs changements
aux divertissements de l'ancien, tant dans les vers que dans la musique. Il
s'agissait de trouver quelqu'un qui pût remplir ce double objet. Voltaire,
alors en Lorraine, et Rameau, tous deux occupés pour lors à l'opéra du
Temple de la Gloire, ne pouvant donner des soins à celui-là, M. de Richelieu
pensa à moi, me fit proposer de m'en charger: et pour que je pusse examiner
mieux ce qu'il y avait à faire, il m'envoya séparément le poème et la
musique. Avant toute chose, je ne voulus toucher aux paroles que de l'aveu
de l'auteur; et je lui écrivis à ce sujet une lettre très honnête, et même
respectueuse, comme il convenait. Voici sa réponse, dont l'original est dans
la liasse A, no I.
 
"15 décembre 1745.
 
Vous réunissez, monsieur, deux talents qui ont toujours été séparés
jusqu'à présent. Voilà déjà deux bonnes raisons pour moi de vous estimer et
de chercher à vous aimer. Je suis fâché pour vous que vous employiez ces
deux talents à un ouvrage qui n'en est pas trop digne. Il y a quelques mois
que M. le duc de Richelieu m'ordonna absolument de faire en un clin d'oeil
une petite et mauvaise esquisse de quelques scènes insipides et tronquées,
qui devaient s'ajuster à des divertissements qui ne sont point faits pour
elles. J'obéis avec la plus grande exactitude; je fis très vite et très mal.
J'envoyai ce misérable croquis à M. le duc de Richelieu, comptant qu'il ne
servirait pas, ou que je le corrigerais. Heureusement il est entre vos
mains, vous en êtes le maître absolu; j'ai perdu entièrement tout cela de
vue. Je ne doute pas que vous n'ayez rectifié toutes les fautes échappées
nécessairement dans une composition si rapide d'une simple esquisse, que
vous n'ayez suppléé à tout.
 
Je me souviens qu'entre autres balourdises, il n'est pas dit, dans ces
scènes qui lient les divertissements, comment la princesse Grenadine passe
tout d'un coup d'une prison dans un jardin ou dans un palais. Comme ce n'est
point un magicien qui lui donne des fêtes, mais un seigneur espagnol, il me
semble que rien ne doit se faire par enchantement. Je vous prie, monsieur,
de vouloir bien revoir cet endroit, dont je n'ai qu'une idée confuse. Voyez
s'il est nécessaire que la prison s'ouvre, et qu'on fasse passer notre
princesse de cette prison dans un beau palais doré et verni, préparé pour
elle. Je sais très bien que tout cela est fort misérable, et qu'il est
au-dessous d'un être pensant de faire une affaire sérieuse de ces
bagatelles; mais enfin, puisqu'il s'agit de déplaire le moins qu'on pourra,
il faut mettre le plus de raison qu'on peut, même dans un mauvais
divertissement d'opéra.
 
Je me rapporte de tout à vous et à M. Ballod, et je compte avoir
bientôt l'honneur de vous faire mes remerciements, et de vous assurer,
monsieur, à quel point j'ai celui d'être, etc."
 
Qu'on ne soit pas surpris de la grande politesse de cette lettre,
comparée aux autres lettres demi-cavalières qu'il m'a écrites depuis ce
temps-là. Il me crut en grande faveur auprès de M. de Richelieu; et la
souplesse courtisane qu'on lui connaît l'obligeait à beaucoup d'égards pour
un nouveau venu, jusqu'à ce qu'il connût mieux la mesure de son crédit.
 
Autorisé par M. de Voltaire et dispensé de tous égards pour Rameau, qui
ne cherchait qu'à me nuire, je me mis au travail, et en deux mois ma besogne
fut faite. Elle se borna, quant aux vers, à très peu de chose. Je tâchai
seulement qu'on n'y sentît pas la différence des styles; et j'eus la
présomption de croire avoir réussi. Mon travail en musique fut plus long et
plus pénible: outre que j'eus à faire plusieurs morceaux d'appareil, et
entre autres l'ouverture, tout le récitatif dont j'étais chargé se trouva
d'une difficulté extrême, en ce qu'il fallait lier, souvent en peu de vers
et par des modulations très rapides, des symphonies et des choeurs dans des
tons fort éloignés: car, pour que Rameau ne m'accusât pas d'avoir défiguré
ses airs, je n'en voulus changer ni transposer aucun. Je réussis à ce
récitatif. Il était bien accentué, plein d'énergie, et surtout excellemment
modulé. L'idée des deux hommes supérieurs auxquels on daignait m'associer
m'avait élevé le génie; et je puis dire que, dans ce travail ingrat et sans
gloire, dont le public ne pouvait pas même être informé, je me tins presque
toujours à côté de mes modèles.
 
La pièce, dans l'état où je l'avais mise, fut répétée au grand théâtre
de l'Opéra. Des trois auteurs je m'y trouvai seul. Voltaire était absent, et
Rameau n'y vint pas, ou se cacha.
 
Les paroles du premier monologue étaient très lugubres; en voici le
début:
O mort! viens terminer les malheurs de ma vie.
 
Il avait bien fallu faire une musique assortissante. Ce fut pourtant
là-dessus que madame de la Poplinière fonda sa censure, en m'accusant, avec
beaucoup d'aigreur, d'avoir fait une musique d'enterrement. M. de Richelieu
commença judicieusement par s'informer de qui étaient les vers de ce
monologue. Je lui présentai le manuscrit qu'il m'avait envoyé, et qui
faisait foi qu'ils étaient de Voltaire. En ce cas, dit-il, c'est Voltaire
seul qui a tort. Durant la répétition, tout ce qui était de moi fut
successivement improuvé par madame de la Poplinière, et justifié par M. de
Richelieu. Mais enfin j'avais affaire à trop forte partie, et il me fut
signifié qu'il y avait à refaire à mon travail plusieurs choses sur
lesquelles il fallait consulter M. Rameau. Navré d'une conclusion pareille,
au lieu des éloges que j'attendais, et qui certainement m'étaient dus, je
rentrai chez moi la mort dans le coeur. J'y tombai malade, épuisé de
fatigue, dévoré de chagrin; et de six semaines je ne fus en état de sortir.
 
Rameau, qui fut chargé des changements indiqués par madame de la
Poplinière, m'envoya demander l'ouverture de mon grand opéra, pour la
substituer à celle que je venais de faire. Heureusement je sentis le
croc-en-jambe, et je la refusai. Comme il n'y avait plus que cinq ou six
jours jusqu'à la représentation, il n'eut pas le temps d'en faire une, et il
fallut laisser la mienne. Elle était à l'italienne, et d'un style très
nouveau pour lors en France. Cependant elle fut goûtée et j'appris par M. de
Valmalette, maître d'hôtel du roi, et gendre de M. Mussard, mon parent et
mon ami, que les amateurs avaient été très contents de mon ouvrage, et que
le public ne l'avait pas distingué de celui de Rameau. Mais celui-ci, de
concert avec madame de la Poplinière, prit des mesures pour qu'on ne sût pas
même que j'y avais travaillé. Sur les livres qu'on distribue aux
spectateurs, et où les auteurs sont toujours nommés, il n'y eut de nommé que
Voltaire; et Rameau aima mieux que son nom fût supprimé que d'y voir
associer le mien.
 
Sitôt que je fus en état de sortir, je voulus aller chez M. de
Richelieu. Il n'était plus temps; il venait de partir pour Dunkerque, où il
devait commander le débarquement destiné pour l'Écosse. A son retour, je me
dis, pour autoriser ma paresse, qu'il était trop tard. Ne l'ayant plus revu
depuis lors, j'ai perdu l'honneur que méritait mon ouvrage, l'honoraire
qu'il devait me produire; et mon temps, mon travail, mon chagrin, ma maladie
et l'argent qu'elle me coûta, tout cela fut à mes frais, sans me rendre un
sou de bénéfice, ou plutôt de dédommagement. Il m'a cependant toujours paru
que M. de Richelieu avait naturellement de l'inclination pour moi, et
pensait avantageusement de mes talents; mais mon malheur et madame de la
Poplinière empêchèrent tout l'effet de sa bonne volonté.
 
Je ne pouvais rien comprendre à l'aversion de cette femme, à qui je
m'étais efforcé de plaire et à qui je faisais assez régulièrement ma cour.
Gauffecourt m'en expliqua les causes: D'abord, me dit-il, son amitié pour
Rameau, dont elle est la prôneuse en titre, et qui ne veut souffrir aucun
concurrent; et de plus un péché originel qui vous damne auprès d'elle, et
qu'elle ne vous pardonnera jamais, c'est d'être Genevois. Là-dessus il
m'expliqua que l'abbé Hubert, qui l'était, et sincère ami de M. de la
Poplinière, avait fait ses efforts pour l'empêcher d'épouser cette femme,
qu'il connaissait bien; et qu'après le mariage elle lui avait voué une haine
implacable, ainsi qu'à tous les Genevois. Quoique la Poplinière,
ajouta-t-il, ait de l'amitié pour vous, et que je le sache, ne comptez pas
sur son appui. Il est amoureux de sa femme: elle vous hait; elle est
méchante, elle est adroite: vous ne ferez jamais rien dans cette maison. Je
me le tins pour dit.
 
Ce même Gauffecourt me rendit à peu près dans le même temps un service
dont j'avais grand besoin. Je venais de perdre mon vertueux père, âgé
d'environ soixante ans. Je sentis moins cette perte que je n'aurais fait en
d'autres temps, où les embarras de ma situation m'auraient moins occupé. Je
n'avais point voulu réclamer de son vivant ce qui restait du bien de ma
mère, et dont il tirait le petit revenu: je n'eus plus là-dessus de scrupule
après sa mort. Mais le défaut de preuve juridique de la mort de mon frère
faisait une difficulté que Gauffecourt se chargea de lever, et qu'il leva en
effet par les bons offices de l'avocat de Lorme. Comme j'avais le plus grand
besoin de cette petite ressource, et que l'événement était douteux, j'en
attendais la nouvelle définitive avec le plus vif empressement. Un soir, en
rentrant chez moi, je trouvai la lettre qui devait contenir cette nouvelle,
et je la pris pour l'ouvrir avec un tremblement d'impatience dont j'eus
honte au dedans de moi. Eh quoi! me dis-je avec dédain, Jean-Jacques se
laisserait-il subjuguer à ce point par l'intérêt et par la curiosité? Je
remis sur-le-champ la lettre sur ma cheminée; je me déshabillai, me couchai
tranquillement, dormis mieux qu'à mon ordinaire, et me levai le lendemain
assez tard sans plus penser à ma lettre. En m'habillant je l'aperçus; je
l'ouvris sans me presser; j'y trouvai une lettre de change. J'eus bien des
plaisirs à la fois; mais je puis jurer que le plus vif fut celui d'avoir su
me vaincre. J'aurais vingt traits pareils à citer en ma vie, mais je suis
trop pressé pour pouvoir tout dire. J'envoyai une petite partie de cet
argent à ma pauvre maman, regrettant avec larmes l'heureux temps où j'aurais
mis le tout à ses pieds. Toutes ses lettres se sentaient de sa détresse.
Elle m'envoyait un tas de recettes et de secrets dont elle prétendait que je
fisse ma fortune et la sienne. Déjà le sentiment de sa misère lui resserrait
le coeur et lui rétrécissait l'esprit. Le peu que je lui envoyai fut la
proie des fripons qui l'obsédaient. Elle ne profita de rien. Cela me dégoûta
de partager mon nécessaire avec ces misérables, surtout après l'inutile
tentative que je fis pour la leur arracher, comme il sera dit ci-après.
 
Le temps s'écoulait, et l'argent avec lui. Nous étions deux, même
quatre, ou, pour mieux dire, nous étions sept ou huit. Car, quoique Thérèse
fût d'un désintéressement qui a peu d'exemples, sa mère n'était pas comme
elle. Sitôt qu'elle se vit un peu remontée par mes soins, elle fit venir
toute sa famille, pour en partager le fruit. Soeurs, fils, filles,
petites-filles, tout vint, hors sa fille aînée, mariée au directeur des
carrosses d'Angers. Tout ce que je faisais pour Thérèse était détourné par
sa mère en faveur de ces affamés. Comme je n'avais pas affaire à une
personne avide, et que je n'étais pas subjugué par une passion folle, je ne
faisais pas des folies. Content de tenir Thérèse honnêtement, mais sans
luxe, à l'abri des pressants besoins, je consentais que ce qu'elle gagnait
par son travail fût tout entier au profit de sa mère, et je ne me bornais
pas à cela; mais, par une fatalité qui me poursuivait, tandis que maman
était en proie à ses croquants, Thérèse était en proie à sa famille, et je
ne pouvais rien faire d'aucun côté qui profitât à celle pour qui je l'avais
destiné. Il était singulier que la cadette des enfants de madame le Vasseur,
la seule qui n'eût pas été dotée, était la seule qui nourrissait son père et
sa mère, et qu'après avoir été longtemps battue par ses frères, par ses
soeurs, même par ses nièces, cette pauvre fille en était maintenant pillée,
sans qu'elle pût mieux se défendre de leurs vols que de leurs coups. Une
seule de ses nièces, appelée Gothon Leduc, était assez aimable et d'un
caractère assez doux, quoique gâtée par l'exemple et les leçons des autres.
Comme je les voyais souvent ensemble, je leur donnais les noms qu'elles
s'entre-donnaient; j'appelais la nièce ma nièce, et la tante ma tante.
Toutes deux m'appelaient leur oncle. De là le nom de tante duquel j'ai
continué d'appeler Thérèse, et que mes amis répétaient quelquefois en
plaisantant.
 
On sent que, dans une pareille situation, je n'avais pas un moment à
perdre pour tâcher de m'en tirer. Jugeant que M. de Richelieu m'avait
oublié, et n'espérant plus rien du côté de la cour, je fis quelques
tentatives pour faire passer à Paris mon opéra: mais j'éprouvai des
difficultés qui demandaient bien du temps pour les vaincre, et j'étais de
jour en jour plus pressé. Je m'avisai de présenter ma petite comédie de
Narcisse aux Italiens. Elle y fut reçue, et j'eus les entrées, qui me firent
grand plaisir: mais ce fut tout. Je ne pus jamais parvenir à faire jouer ma
pièce; et, ennuyé de faire ma cour à des comédiens, je les plantai là. Je
revins enfin au dernier expédient qui me restait, et le seul que j'aurais dû
prendre. En fréquentant la maison de M. de la Poplinière je m'étais éloigné
de celle de M. Dupin. Les deux dames, quoique parentes, étaient mal ensemble
et ne se voyaient point; il n'y avait aucune société entre les deux maisons,
et Thieriot seul vivait dans l'une et dans l'autre. Il fut chargé de tâcher
de me ramener chez M. Dupin. M. de Francueil suivait alors l'histoire
naturelle et la chimie, et faisait un cabinet. Je crois qu'il aspirait à
l'Académie des sciences; il voulait pour cela faire un livre, et il jugeait
que je pouvais lui être utile dans ce travail. Madame Dupin, qui de son côté
méditait un autre livre, avait sur moi des vues à peu près semblables. Ils
auraient voulu m'avoir en commun pour une espèce de secrétaire, et c'était
là l'objet des semonces de Thieriot. J'exigeais préalablement que M. de
Francueil emploierait son crédit avec celui de Jelyotte pour faire répéter
mon ouvrage à l'Opéra. Il y consentit. Les Muses galantes furent répétées
d'abord plusieurs fois au magasin, puis au grand théâtre. Il y avait
beaucoup de monde à la grande répétition, et plusieurs morceaux furent très
applaudis. Cependant je sentis moi-même durant l'exécution, fort mal
conduite par Rebel, que la pièce ne passerait pas, et même qu'elle n'était
pas en état de paraître sans de grandes corrections. Ainsi je la retirai
sans mot dire, et sans m'exposer au refus; mais je vis clairement par
plusieurs indices que l'ouvrage, eût-il été parfait, n'aurait pas passé. M.
de Francueil m'avait bien promis de le faire répéter, mais non pas de le
faire recevoir. Il me tint exactement parole. J'ai toujours cru voir, dans
cette occasion et dans beaucoup d'autres, que ni lui ni madame Dupin ne se
souciaient de me laisser acquérir une certaine réputation dans le monde, de
peur peut-être qu'on en supposât, en voyant leurs livres, qu'ils avaient
greffé leurs talents sur les miens. Cependant, comme madame Dupin m'en a
toujours supposé de très médiocres, et qu'elle ne m'a jamais employé qu'à
écrire sous sa dictée, ou à des recherches de pure érudition, ce reproche,
surtout à son égard, eût été bien injuste.
 
Ce dernier mauvais succès acheva de me décourager. J'abandonnai tout
projet d'avancement et de gloire; et, sans plus songer à des talents vrais
ou vains qui me prospéraient si peu, je consacrai mon temps et mes soins à
me procurer ma subsistance et celle de ma Thérèse, comme il plairait à ceux
qui se chargeraient d'y pourvoir. Je m'attachai donc tout à fait à madame
Dupin et à M. de Francueil. Cela ne me jeta pas dans une grande opulence;
car, avec huit à neuf cents francs par an que j'eus les deux premières
années, à peine avais-je de quoi fournir à mes premiers besoins, forcé de me
loger à leur voisinage, en chambre garnie, dans un quartier assez cher, et
payant un autre loyer à l'extrémité de Paris, tout en haut de la rue
Saint-Jacques, où, quelque temps qu'il fît, j'allais souper presque tous les
soirs. Je pris bientôt le train et même le goût de mes nouvelles
occupations. Je m'attachai à la chimie; j'en fis plusieurs cours avec M. de
Francueil chez M. Rouelle; et nous nous mîmes à barbouiller du papier tant
bien que mal sur cette science, dont nous possédions à peine les éléments.
En 1747, nous allâmes passer l'automne en Touraine, au château de
Chenonceaux, maison royale sur le Cher, bâtie par Henri second pour Diane de
Poitiers, dont on y voit encore les chiffres, et maintenant possédée par M.
Dupin, fermier général. On s'amusa beaucoup dans ce beau lieu; on y faisait
très bonne chère; j'y devins gras comme un moine. On y fit beaucoup de
musique. J'y composai plusieurs trios à chanter pleins d'une assez forte
harmonie, et dont je reparlerai peut-être dans mon supplément, si jamais
j'en fais un. On y joua la comédie. J'y en fis, en quinze jours, une en
trois actes, intitulée l'Engagement téméraire qu'on trouvera parmi mes
papiers, et qui n'a d'autre mérite que beaucoup de gaieté. J'y composai
d'autres petits ouvrages, entre autres une pièce en vers intitulée l'Allée
de Sylvie, nom d'une allée du parc qui bordait le Cher; et tout cela se fit
sans discontinuer mon travail sur la chimie, et celui que je faisais auprès
de madame Dupin.
 
Tandis que j'engraissais à Chenonceaux, ma pauvre Thérèse engraissait à
Paris d'une autre manière; et quand j'y revins, je trouvai l'ouvrage que
j'avais mis sur le métier plus avancé que je ne l'avais cru. Cela m'eût
jeté, vu ma situation, dans un embarras extrême, si des camarades de table
ne m'eussent fourni la seule ressource qui pouvait m'en tirer. C'est un de
ces récits essentiels que je ne puis faire avec trop de simplicité, parce
qu'il faudrait, en les commentant, m'excuser ou me charger, et que je ne
dois faire ici ni l'un ni l'autre.
 
Durant le séjour d'Altuna à Paris, au lieu d'aller manger chez un
traiteur, nous mangions ordinairement lui et moi à notre voisinage, presque
vis-à-vis le cul-de-sac de l'Opéra, chez une madame la Selle, femme d'un
tailleur, qui donnait assez mal à manger, mais dont la table ne laissait pas
d'être recherchée, à cause de la bonne et sûre compagnie qui s'y trouvait;
car on n'y recevait aucun inconnu, et il fallait être introduit par
quelqu'un de ceux qui y mangeaient d'ordinaire. Le commandeur de Graville,
vieux débauché, plein de politesse et d'esprit, mais ordurier, y logeait, et
y attirait une folle et brillante jeunesse en officiers aux gardes et
mousquetaires. Le commandeur de Nonant, chevalier de toutes les filles de
l'Opéra, y apportait journellement toutes les nouvelles de ce tripot. MM.
Duplessis, lieutenant-colonel retiré, bon et sage vieillard, et Ancelet,
officier des mousquetaires, y maintenaient un certain ordre parmi ces jeunes
gens. Il y venait aussi des commerçants, des financiers, des ouvriers, mais
polis, honnêtes, et de ceux qu'on distinguait dans leur métier; M. de Besse,
M. de Forcade, et d'autres dont j'ai oublié les noms. Enfin l'on y voyait
des gens de mise de tous les états, excepté des abbés et des gens de robe,
que je n'y ai jamais vus; et c'était une convention de n'y en point
introduire. Cette table, assez nombreuse, était très gaie sans être
bruyante, et l'on y polissonnait beaucoup sans grossièreté. Le vieux
commandeur, avec tous ses contes gras quant à la substance, ne perdait
jamais sa politesse de la vieille cour, et jamais un mot de gueule ne
sortait de sa bouche qui ne fût si plaisant que des femmes l'auraient
pardonné. Son ton servait de règle à toute la table: tous ces jeunes gens
contaient leurs aventures galantes avec autant de licence que de grâce: et
les contes de filles manquaient d'autant moins que le magasin était à la
porte; car l'allée par où l'on allait chez madame la Selle était la même où
donnait la boutique de la Duchapt, célèbre marchande de modes, qui avait
alors de très jolies filles avec lesquelles nos messieurs allaient causer
avant ou après dîner. Je m'y serais amusé comme les autres, si j'eusse été
plus hardi. Il ne fallait qu'entrer comme eux; je n'osai jamais. Quant à
madame la Selle, je continuai d'y aller manger assez souvent après le départ
d'Altuna. J'y apprenais des foules d'anecdotes très amusantes, et j'y pris
aussi peu à peu, non, grâces au ciel, jamais les moeurs, mais les maximes
que j'y vis établies. D'honnêtes personnes, mises à mal, des maris trompés,
des femmes séduites, des accouchements clandestins, étaient là les textes
les plus ordinaires; et celui qui peuplait le mieux les Enfants-Trouvés
était toujours le plus applaudi. Cela me gagna; je formai ma façon de penser
sur celle que je voyais en règne chez des gens très aimables, et dans le
fond très honnêtes gens; et je me dis: Puisque c'est l'usage du pays, quand
on y vit on peut le suivre. Voilà l'expédient que je cherchais. Je m'y
déterminai gaillardement, sans le moindre scrupule; et le seul que j'eus à
vaincre fut celui de Thérèse, à qui j'eus toutes les peines du monde de
faire adopter cet unique moyen de sauver son honneur. Sa mère, qui de plus
craignait un nouvel embarras de marmaille, étant venue à mon secours, elle
se laissa vaincre. On choisit une sage-femme prudente et sûre, appelée
mademoiselle Gouin, qui demeurait à la pointe Saint-Eustache, pour lui
confier ce dépôt; et quand le temps fut venu, Thérèse fut menée par sa mère
chez la Gouin pour y faire ses couches. J'allai l'y voir plusieurs fois, et
je lui portai un chiffre que j'avais fait à double sur deux cartes, dont une
fut mise dans les langes de l'enfant; et il fut déposé par la sage-femme au
bureau des Enfants-Trouvés, dans la forme ordinaire. L'année suivante, même
inconvénient et même expédient, au chiffre près, qui fut négligé. Pas plus
de réflexion de ma part, pas plus d'approbation de celle de la mère: elle
obéit en gémissant. On verra successivement toutes les vicissitudes que
cette fatale conduite a produites dans ma façon de penser, ainsi que dans ma
destinée. Quant à présent, tenons-nous à cette première époque. Ses suites,
aussi cruelles qu'imprévues, ne me forceront que trop d'y revenir.
 
Je marque ici celle de ma première connaissance avec madame d'Épinay,
dont le nom reviendra souvent dans ces Mémoires: elle s'appelait
mademoiselle d'Esclavelles, et venait d'épouser M. d'Épinay, fils de M.
Lalive de Bellegarde, fermier général. Son mari était musicien, ainsi que M.
de Francueil. Elle était musicienne aussi, et la passion de cet art mit
entre ces trois personnes une grande intimité. M. de Francueil m'introduisit
chez madame d'Épinay; j'y soupais quelquefois avec lui. Elle était aimable,
avait de l'esprit, des talents; c'était assurément une bonne connaissance à
faire. Mais elle avait une amie, appelée mademoiselle d'Ette, qui passait
pour méchante, et qui vivait avec le chevalier de Valory, qui ne passait pas
pour bon. Je crois que le commerce de ces deux personnes fit tort à madame
d'Épinay, à qui la nature avait donné, avec un tempérament très exigeant,
des qualités excellentes pour en régler ou racheter les écarts. M. de
Francueil lui communiqua une partie de l'amitié qu'il avait pour moi, et
m'avoua ses liaisons avec elle, dont, par cette raison, je ne parlerais pas
ici si elles ne fussent devenues publiques au point de n'être pas même
cachées à M. d'Épinay. M. de Francueil me fit même sur cette dame des
confidences bien singulières, qu'elle ne m'a jamais faites à moi-même, et
dont elle ne m'a jamais cru instruit; car je n'en ouvris ni n'en ouvrirai de
ma vie la bouche ni à elle ni à qui que ce soit. Toute cette confiance de
part et d'autre rendait ma situation très embarrassante surtout avec madame
de Francueil, qui me connaissait assez pour ne pas se défier de moi, quoique
en liaison avec sa rivale. Je consolais de mon mieux cette pauvre femme, à
qui son mari ne rendait assurément pas l'amour qu'elle avait pour lui.
J'écoutais séparément ces trois personnes; je gardais leurs secrets avec la
plus grande fidélité, sans qu'aucune des trois m'en arrachât jamais aucun de
ceux des deux autres, et sans dissimuler à chacune des deux femmes mon
attachement pour sa rivale. Madame de Francueil, qui voulait se servir de
moi pour bien des choses, essuya des refus formels; et madame d'Épinay,
m'ayant voulu charger une fois d'une lettre pour Francueil, non seulement en
reçut un pareil, mais encore une déclaration très nette que si elle voulait
me chasser pour jamais de chez elle, elle n'avait qu'à me faire une seconde
fois pareille proposition. Il faut rendre justice à madame d'Épinay: loin
que ce procédé parût lui déplaire, elle en parla à Francueil avec éloge, et
ne m'en reçut pas moins bien. C'est ainsi que, dans des relations orageuses
entre trois personnes que j'avais à ménager, dont je dépendais en quelque
sorte, et pour qui j'avais de l'attachement, je conservai jusqu'à la fin
leur amitié, leur estime, leur confiance, en me conduisant avec douceur et
complaisance, mais toujours avec droiture et fermeté. Malgré ma bêtise et ma
gaucherie, madame d'Épinay voulut me mettre des amusements de la Chevrette,
château près de Saint-Denis, appartenant à M. de Bellegarde. Il y avait un
théâtre où l'on jouait souvent des pièces. On me chargea d'un rôle que
j'étudiai six mois sans relâche, et qu'il fallut me souffler d'un bout à
l'autre à la représentation. Après cette épreuve on ne me proposa plus de
rôle.
 
En faisant la connaissance de madame d'Épinay, je fis aussi celle de sa
belle-soeur, mademoiselle de Bellegarde, qui devint bientôt comtesse de
Houdetot. La première fois que je la vis, elle était à la veille de son
mariage: elle me causa longtemps avec cette familiarité charmante qui lui
est naturelle. Je la trouvai très aimable; mais j'étais bien éloigné de
prévoir que cette jeune personne ferait un jour le destin de ma vie, et
m'entraînerait, quoique bien innocemment, dans l'abîme où je suis
aujourd'hui.
 
Quoique je n'aie pas parlé de Diderot depuis mon retour de Venise, non
plus que de mon ami M. Roguin, je n'avais pourtant négligé ni l'un ni
l'autre, et je m'étais surtout lié de jour en jour plus intimement avec le
premier. Il avait une Nanette, ainsi que j'avais une Thérèse: c'était entre
nous une conformité de plus. Mais la différence était que ma Thérèse, aussi
bien de figure que sa Nanette, avait une humeur douce et un caractère
aimable, fait pour attacher un honnête homme; au lieu que la sienne,
pie-grièche et harengère, ne montrait rien aux yeux des autres qui pût
racheter la mauvaise éducation. Il l'épousa toutefois. Ce fut fort bien
fait, s'il l'avait promis. Pour moi, qui n'avais rien promis de semblable,
je ne me pressai pas de l'imiter.
 
Je m'étais aussi lié avec l'abbé de Condillac, qui n'était rien, non
plus que moi, dans la littérature, mais qui était fait pour devenir ce qu'il
est aujourd'hui. Je suis le premier peut-être qui ai vu sa portée, et qui
l'ai estimé ce qu'il valait. Il paraissait aussi se plaire avec moi; et
tandis qu'enfermé dans ma chambre, rue Jean-Saint-Denis, près l'Opéra, je
faisais mon acte d'Hésiode, il venait quelquefois dîner avec moi tête à tête
en pique-nique. Il travaillait alors à l'Essai sur l'origine des
connaissances humaines, qui est son premier ouvrage. Quand il fut achevé,
l'embarras fut de trouver un libraire qui voulût s'en charger. Les libraires
de Paris sont arrogants et durs pour tout homme qui commence; et la
métaphysique, alors très peu à la mode, n'offrait pas un sujet bien
attrayant. Je parlai à Diderot de Condillac et de son ouvrage; je leur fis
faire connaissance. Ils étaient faits pour se convenir; ils se convinrent.
Diderot engagea le libraire Durant à prendre le manuscrit de l'abbé, et ce
grand métaphysicien eut de son premier livre, et presque par grâce, cent
écus, qu'il n'aurait peut-être pas trouvés sans moi. Comme nous demeurions
dans des quartiers fort éloignés les uns des autres, nous nous rassemblions
tous trois une fois la semaine au Palais-Royal, et nous allions dîner
ensemble à l'hôtel du Panier-Fleuri. Il fallait que ces petits dîners
hebdomadaires plussent extrêmement à Diderot; car lui, qui manquait presque
à tous ses rendez-vous, ne manqua jamais à aucun de ceux-là. Je formai là le
projet d'une feuille périodique, intitulée le Persifleur, que nous devions
faire alternativement, Diderot et moi. J'en esquissai la première feuille,
et cela me fit faire connaissance avec d'Alembert, à qui Diderot en avait
parlé. Des événements imprévus nous barrèrent, et ce projet en demeura là.
 
Ces deux auteurs venaient d'entreprendre le Dictionnaire
encyclopédique, qui ne devait d'abord être qu'une espèce de traduction de
Chambers, semblable à peu près à celle du Dictionnaire de médecine de James,
que Diderot venait d'achever. Celui-ci voulut me faire entrer pour quelque
chose dans cette seconde entreprise, et me proposa la partie de la musique,
que j'acceptai, et que j'exécutai très à la hâte et très mal, dans les trois
mois qu'il m'avait donnés, comme à tous les auteurs qui devaient concourir à
cette entreprise. Mais je fus le seul qui fut prêt au terme prescrit. Je lui
remis mon manuscrit, que j'avais fait mettre au net par un laquais de M. de
Francueil, appelé Dupont, qui écrivait très bien, et à qui je payai dix écus
tirés de ma poche, qui ne m'ont jamais été remboursés. Diderot m'avait
promis, de la part des libraires, une rétribution, dont il ne m'a jamais
reparlé, ni moi à lui.
 
Cette entreprise de l'Encyclopédie fut interrompue par sa détention.
Les Pensées philosophiques lui avaient attiré quelques chagrins qui n'eurent
point de suite. Il n'en fut pas de même de la Lettre sur les aveugles, qui
n'avait rien de répréhensible que quelques traits personnels, dont madame
Dupré de Saint-Maur et M. de Réaumur furent choqués, et pour lesquels il fut
mis au donjon de Vincennes. Rien ne peindra jamais les angoisses que me fit
sentir le malheur de mon ami. Ma funeste imagination, qui porte toujours le
mal au pis, s'effaroucha. Je le crus là pour le reste de sa vie. La tête
faillit m'en tourner. J'écrivis à madame de Pompadour pour la conjurer de le
faire relâcher, ou d'obtenir qu'on m'enfermât avec lui. Je n'eus aucune
réponse à ma lettre: elle était trop peu raisonnable pour être efficace; et
je ne me flatte pas qu'elle ait contribué aux adoucissements qu'on mit
quelque temps après à la captivité du pauvre Diderot. Mais si elle eût duré
quelque temps encore avec la même rigueur, je crois que je serais mort de
désespoir au pied de ce malheureux donjon. Au reste, si ma lettre a produit
peu d'effet, je ne m'en suis pas non plus beaucoup fait valoir; car je n'en
parlai qu'à très peu de gens, et jamais à Diderot lui-même.
 
 
 
== LIVRE HUITIÈME ==
 
1749
 
J'ai dû faire une pause à la fin du précédent Livre. Avec celui-ci
commence, dans sa première origine, la longue chaîne de mes malheurs.
 
Ayant vécu dans deux des plus brillantes maisons de Paris, je n'avais
pas laissé, malgré mon peu d'entregent, d'y faire quelques connaissances.
J'avais fait entre autres, chez madame Dupin, celle du jeune prince
héréditaire de Saxe-Gotha, et du baron de Thun, son gouverneur. J'avais
fait, chez M. de la Poplinière, celle de M. Seguy, ami du baron de Thun, et
connu dans le monde littéraire par sa belle édition de Rousseau. Le baron
nous invita, M. Seguy et moi, d'aller passer un jour ou deux à
Fontenay-sous-Bois, où le prince avait une maison. Nous y fûmes. En passant
devant Vincennes je sentis, à la vue du donjon, un déchirement de coeur dont
le baron remarqua l'effet sur mon visage. A souper, le prince parla de la
détention de Diderot. Le baron, pour me faire parler, accusa le prisonnier
d'imprudence: j'en mis dans la manière impétueuse dont je le défendis. L'on
pardonna cet excès de zèle à celui qu'inspire un ami malheureux, et l'on
parla d'autre chose. Il y avait là deux Allemands attachés au prince: l'un,
appelé M. Klupffell, homme de beaucoup d'esprit, était son chapelain, et
devint ensuite son gouverneur, après avoir supplanté le baron; l'autre était
un jeune homme, appelé M. Grimm, qui lui servait de lecteur en attendant
qu'il trouvât quelque place, et dont l'équipage très mince annonçait le
pressant besoin de la trouver. Dès ce même soir, Klupffell et moi
commençâmes une liaison qui devint bientôt amitié. Celle avec le sieur Grimm
n'alla pas tout à fait si vite: il ne se mettait guère en avant, bien
éloigné de ce ton avantageux que la prospérité lui donna dans la suite. Le
lendemain à dîner l'on parla de musique: il en parla bien. Je fus transporté
d'aise en apprenant qu'il accompagnait du clavecin. Après le dîner on fit
apporter de la musique. Nous musicâmes tout le jour au clavecin du prince.
Et ainsi commença cette amitié qui d'abord me fut si douce, enfin si
funeste, et dont j'aurai tant à parler désormais.
 
En revenant à Paris, j'y appris l'agréable nouvelle que Diderot était
sorti du donjon, et qu'on lui avait donné le château et le parc de Vincennes
pour prison, sur sa parole, avec permission de voir ses amis. Qu'il me fut
dur de n'y pouvoir courir à l'instant même! Mais retenu deux ou trois jours
chez madame Dupin par des soins indispensables, après trois ou quatre
siècles d'impatience, je volai dans les bras de mon ami. Moment
inexprimable! Il n'était pas seul; d'Alembert et le trésorier de la
Sainte-Chapelle étaient avec lui. En entrant je ne vis que lui; je ne fis
qu'un saut, un cri; je collai mon visage sur le sien, je le serrai
étroitement sans lui parler autrement que par mes pleurs et mes sanglots;
j'étouffais de tendresse et de joie. Son premier mouvement, sorti de mes
bras, fut de se tourner vers l'ecclésiastique, et de lui dire: Vous voyez,
monsieur, comment m'aiment mes amis. Tout entier à mon émotion, je ne
réfléchis pas alors à cette manière d'en tirer avantage; mais en y pensant
quelquefois depuis ce temps-là, j'ai toujours jugé qu'à la place de Diderot
ce n'eût pas été là la première idée qui me serait venue.
 
Je le trouvai très affecté de sa prison. Le donjon lui avait fait une
impression terrible; et quoiqu'il fût agréablement au château, et maître de
ses promenades dans un parc qui n'est pas même fermé de murs, il avait
besoin de la société de ses amis pour ne pas se livrer à son humeur noire.
Comme j'étais assurément celui qui compatissait le plus à sa peine, je crus
aussi être celui dont la vue lui serait la plus consolante; et tous les deux
jours au plus tard, malgré des occupations très exigeantes, j'allais, soit
seul, soit avec sa femme, passer avec lui les après-midi.
 
Cette année 1749, l'été fut d'une chaleur excessive. On compte deux
lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des fiacres, à deux heures
après midi j'allais à pied quand j'étais seul, et j'allais vite pour arriver
plus tôt. Les arbres de la route, toujours élagués à la mode du pays, ne
donnaient presque aucune ombre; et souvent, rendu de chaleur et de fatigue,
je m'étendais par terre, n'en pouvant plus. Je m'avisai, pour modérer mon
pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France; et tout
en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par
l'Académie de Dijon pour le prix de l'année suivante, Si le progrès des
sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les moeurs.
 
A l'instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un
autre homme. Quoique j'aie un souvenir vif de l'impression que j'en reçus,
les détails m'en sont échappés depuis que je les ai déposés dans une de mes
quatre lettres à M. de Malesherbes. C'est une des singularités de ma mémoire
qui mérite d'être dite. Quand elle me sert, ce n'est qu'autant que je me
suis reposé sur elle: sitôt que j'en confie le dépôt au papier, elle
m'abandonne; et dès qu'une fois j'ai écrit une chose, je ne m'en souviens
plus du tout. Cette singularité me suit jusque dans la musique. Avant de
l'apprendre, je savais par coeur des multitudes de chansons: sitôt que j'ai
su chanter des airs notés, je n'en ai pu retenir aucun; et je doute que de
ceux que j'ai le plus aimés j'en puisse aujourd'hui redire un seul tout
entier.
 
Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette occasion, c'est
qu'arrivant à Vincennes, j'étais dans une agitation qui tenait du délire.
Diderot l'aperçut; je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de
Fabricius, écrite en crayon sous un chêne. Il m'exhorta de donner l'essor à
mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus
perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l'effet inévitable de
cet instant d'égarement.
 
Mes sentiments se montèrent, avec la plus inconcevable rapidité, au ton
de mes idées. Toutes mes petites passions furent étouffées par
l'enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu; et ce qu'il y a de
plus étonnant est que cette effervescence se soutint dans mon coeur, durant
plus de quatre ou cinq ans, à un aussi haut degré peut-être qu'elle ait
jamais été dans le coeur d'aucun autre homme.
 
Je travaillai ce discours d'une façon bien singulière, et que j'ai
presque toujours suivie dans mes autres ouvrages. Je lui consacrais les
insomnies de mes nuits. Je méditais dans mon lit à yeux fermés, et je
tournais et retournais mes périodes dans ma tête avec des peines
incroyables; puis, quand j'étais parvenu à en être content, je les déposais
dans ma mémoire jusqu'à ce que je pusse les mettre sur le papier: mais le
temps de me lever et de m'habiller me faisait tout perdre; et quand je
m'étais mis à mon papier, il ne me venait presque plus rien de ce que
j'avais composé. Je m'avisai de prendre pour secrétaire madame le Vasseur.
Je l'avais logée avec sa fille et son mari plus près de moi; et c'était elle
qui, pour m'épargner un domestique, venait tous les matins allumer mon feu
et faire mon petit service. A son arrivée, je lui dictais de mon lit mon
travail de la nuit; et cette pratique, que j'ai longtemps suivie, m'a sauvé
bien des oublis.
 
Quand ce discours fut fait, je le montrai à Diderot, qui en fut
content, et m'indiqua quelques corrections. Cependant cet ouvrage, plein de
chaleur et de force, manque absolument de logique et d'ordre; de tous ceux
qui sont sortis de ma plume c'est le plus faible de raisonnement, et le plus
pauvre de nombre et d'harmonie: mais avec quelque talent qu'on puisse être
né, l'art d'écrire ne s'apprend pas tout d'un coup.
 
Je fis partir cette pièce sans en parler à personne autre, si ce n'est,
je pense, à Grimm, avec lequel, depuis son entrée chez le comte de Frièse,
je commençais à vivre dans la plus grande intimité. Il avait un clavecin qui
nous servait de point de réunion, et autour duquel je passais avec lui tous
les moments que j'avais de libres, à chanter des airs italiens et des
barcarolles sans trêve et sans relâche du matin au soir, ou plutôt du soir
au matin; et, sitôt qu'on ne me trouvait pas chez madame Dupin, on était sûr
de me trouver chez M. Grimm, ou du moins avec lui, soit à la promenade, soit
au spectacle. Je cessai d'aller à la Comédie italienne, où j'avais mes
entrées, mais qu'il n'aimait pas, pour aller avec lui, en payant, à la
Comédie française, dont il était passionné. Enfin un attrait si puissant me
liait à ce jeune homme, et j'en devins tellement inséparable, que la pauvre
tante elle-même en était négligée; c'est-à-dire que je la voyais moins, car
jamais un moment de ma vie mon attachement pour elle ne s'est affaibli.
 
Cette impossibilité de partager à mes inclinations le peu de temps que
j'avais de libre renouvela plus vivement que jamais le désir que j'avais
depuis longtemps de ne faire qu'un ménage avec Thérèse: mais l'embarras de
sa nombreuse famille, et surtout le défaut d'argent pour acheter des
meubles, m'avaient jusqu'alors retenu. L'occasion de faire un effort se
présenta, et j'en profitai. M. de Francueil et madame Dupin, sentant bien
que huit ou neuf cents francs par an ne pouvaient me suffire, portèrent de
leur propre mouvement mon honoraire annuel jusqu'à cinquante louis; et, de
plus, madame Dupin, apprenant que je cherchais à me mettre dans mes meubles,
m'aida de quelque secours pour cela. Avec les meubles qu'avait déjà Thérèse,
nous mîmes tout en commun, et ayant loué un petit appartement à l'hôtel de
Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré, chez de très bonnes gens, nous nous
y arrangeâmes comme nous pûmes; et nous y avons demeuré paisiblement et
agréablement pendant sept ans, jusqu'à mon délogement pour l'Ermitage.
 
Le père de Thérèse était un vieux bonhomme très doux, qui craignait
extrêmement sa femme, et qui lui avait donné pour cela le surnom de
lieutenant criminel, que Grimm, par plaisanterie, transporta dans la suite à
la fille. Madame le Vasseur ne manquait pas d'esprit, c'est-à-dire
d'adresse; elle se piquait même de politesse et d'airs du grand monde: mais
elle avait un patelinage mystérieux qui m'était insupportable, donnant
d'assez mauvais conseils à sa fille, cherchant à la rendre dissimulée avec
moi, et cajolant séparément mes amis aux dépens les uns des autres et aux
miens; du reste assez bonne mère parce qu'elle trouvait son compte à l'être,
et couvrant les fautes de sa fille parce qu'elle en profitait. Cette femme,
que je comblais d'attentions, de soins, de petits cadeaux, et dont j'avais
extrêmement à coeur de me faire aimer, était, par l'impossibilité que
j'éprouvais d'y parvenir, la seule cause de peine que j'eusse dans mon petit
ménage; et du reste je puis dire avoir goûté, durant ces six ou sept ans le
plus parfait bonheur domestique que la faiblesse humaine puisse comporter.
Le coeur de ma Thérèse était celui d'un ange; notre attachement croissait
avec notre intimité, et nous sentions davantage de jour en jour combien nous
étions faits l'un pour l'autre. Si nos plaisirs pouvaient se décrire, ils
feraient rire par leur simplicité: nos promenades tête à tête hors de la
ville, où je dépensais magnifiquement huit ou dix sous à quelque guinguette;
nos petits soupers à la croisée de ma fenêtre, assis en vis-à-vis sur deux
petites chaises posées sur une malle qui tenait la largeur de l'embrasure.
Dans cette situation, la fenêtre nous servait de table, nous respirions
l'air, nous pouvions voir les environs, les passants; et, quoique au
quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui décrira, qui
sentira les charmes de ces repas, composés, pour tout mets, d'un quartier de
gros pain, de quelques cerises, d'un petit morceau de fromage et d'un
demi-setier de vin que nous buvions à nous deux? Amitié, confiance,
intimité, douceur d'âme, que vos assaisonnements sont délicieux! Quelquefois
nous restions là jusqu'à minuit sans y songer, et sans nous douter de
l'heure, si la vieille maman ne nous eût avertis. Mais laissons ces détails,
qui paraîtront insipides ou risibles: je l'ai toujours dit et senti, la
véritable jouissance ne se décrit point.
 
J'en eus à peu près dans le même temps une plus grossière, la dernière
de cette espèce que j'aie eue à me reprocher. J'ai dit que le ministre
Klupffell était aimable: mes liaisons avec lui n'étaient guère moins
étroites qu'avec Grimm, et devinrent aussi familières; ils mangeaient
quelquefois chez moi. Ces repas, un peu plus que simples, étaient égayés par
les fines et folles polissonneries de Klupffell, et par les plaisants
germanismes de Grimm, qui n'était pas encore devenu puriste. La sensualité
ne présidait pas à nos petites orgies; mais la joie y suppléait, et nous
nous trouvions si bien ensemble que nous ne pouvions nous quitter. Klupffell
avait mis dans ses meubles une petite fille, qui ne laissait pas d'être à
tout le monde, parce qu'il ne pouvait pas l'entretenir à lui tout seul. Un
soir, en entrant au café, nous le trouvâmes qui en sortait pour aller souper
avec elle. Nous le raillâmes: il s'en vengea galamment en nous mettant du
même souper, et puis nous raillant à son tour. Cette pauvre créature me
parut d'un assez bon naturel, très douce, et peu faite à son métier, auquel
une sorcière qu'elle avait avec elle la stylait de son mieux. Les propos et
le vin nous égayèrent au point que nous nous oubliâmes. Le bon Klupffell ne
voulut pas faire ses honneurs à demi, et nous passâmes tous trois
successivement dans la chambre voisine avec la pauvre petite, qui ne savait
si elle devait rire ou pleurer. Grimm a toujours affirmé qu'il ne l'avait
pas touchée: c'était donc pour s'amuser à nous impatienter qu'il resta si
longtemps avec elle; et s'il s'en abstint, il est peu probable que ce fût
par scrupule, puisque, avant d'entrer chez le comte de Frièse, il logeait
chez des filles au même quartier Saint-Roch.
 
Je sortis de la rue des Moineaux, où logeait cette fille, aussi honteux
que Saint-Preux sortit de la maison où on l'avait enivré, et je me rappelai
bien mon histoire en écrivant la sienne. Thérèse s'aperçut à quelque signe,
et surtout à mon air confus, que j'avais quelque reproche à me faire; j'en
allégeai le poids par ma franche et prompte confession. Je fis bien; car dès
le lendemain, Grimm vint en triomphe lui raconter mon forfait en
l'aggravant, et depuis lors il n'a jamais manqué de lui en rappeler
malignement le souvenir: en cela d'autant plus coupable que, l'ayant mis
librement et volontairement dans ma confidence, j'avais droit d'attendre de
lui qu'il ne m'en ferait pas repentir. Jamais je ne sentis mieux qu'en cette
occasion la bonté de coeur de ma Thérèse; car elle fut plus choquée du
procédé de Grimm qu'offensée de mon infidélité, et je n'essuyai de sa part
que des reproches touchants et tendres, dans lesquels je n'aperçus jamais la
moindre trace de dépit.
 
La simplicité d'esprit de cette excellente fille égalait sa bonté de
coeur, c'est tout dire; mais un exemple qui se présente mérite pourtant
d'être ajouté. Je lui avais dit que Klupffell était ministre et chapelain du
prince de Saxe-Gotha: Un ministre était pour elle un homme si singulier,
que, confondant comiquement les idées les plus disparates, elle s'avisa de
prendre Klupffell pour le pape. Je la crus folle la première fois qu'elle me
dit, comme je rentrais, que le pape m'était venu voir. Je la fis expliquer,
et je n'eus rien de plus pressé que d'aller conter cette histoire à Grimm et
à Klupffell, à qui le nom de pape en resta parmi nous. Nous donnâmes à la
fille de la rue des Moineaux le nom de papesse Jeanne. C'étaient des rires
inextinguibles; nous étouffions. Ceux qui, dans une lettre qu'il leur a plu
de m'attribuer, m'ont fait dire que je n'avais ri que deux fois en ma vie,
ne m'ont pas connu dans ce temps-là ni dans ma jeunesse; car assurément
cette idée n'aurait jamais pu leur venir.
 
L'année suivante, 1750, comme je ne songeais plus à mon Discours,
j'appris qu'il avait remporté le prix à Dijon. Cette nouvelle réveilla
toutes les idées qui me l'avaient dicté, les anima d'une nouvelle force, et
acheva de mettre en fermentation dans mon coeur ce premier levain d'héroïsme
et de vertu que mon père, et ma patrie, et Plutarque y avaient mis dans mon
enfance. Je ne trouvai plus rien de grand et de beau que d'être libre et
vertueux, au-dessus de la fortune et de l'opinion, et de se suffire à
soi-même. Quoique la mauvaise honte et la crainte des sifflets
m'empêchassent de me conduire d'abord sur ces principes, et de rompre
brusquement en visière aux maximes de mon siècle, j'en eus dès lors la
volonté décidée, et je ne tardai à l'exécuter qu'autant de temps qu'il en
fallait aux contradictions pour l'irriter et la rendre triomphante.
 
Tandis que je philosophais sur les devoirs de l'homme, un événement
vint me faire mieux réfléchir sur les miens. Thérèse devint grosse pour la
troisième fois. Trop sincère avec moi, trop fière en dedans pour vouloir
démentir mes principes par mes oeuvres, je me mis à examiner la destination
de mes enfants, et mes liaisons avec leur mère, sur les lois de la nature,
de la justice et de la raison, et sur celles de cette religion pure, sainte,
éternelle comme son auteur, que les hommes ont souillée en feignant de
vouloir la purifier, et dont ils n'ont plus fait, par leurs formules, qu'une
religion de mots, vu qu'il en coûte peu de prescrire l'impossible quand on
se dispense de le pratiquer.
 
Si je me trompai dans mes résultats, rien n'est plus étonnant que la
sécurité d'âme avec laquelle je m'y livrai. Si j'étais de ces hommes mal
nés, sourds à la douce voix de la nature, au dedans desquels aucun vrai
sentiment de justice et d'humanité ne germa jamais, cet endurcissement
serait tout simple; mais cette chaleur de coeur, cette sensibilité si vive,
cette facilité à former des attachements, cette force avec laquelle ils me
subjuguent, ces déchirements cruels quand il les faut rompre, cette
bienveillance innée pour mes semblables, cet amour ardent du grand, du vrai,
du beau, du juste; cette horreur du mal en tout genre, cette impossibilité
de haïr, de nuire, et même de le vouloir; cet attendrissement, cette vive et
douce émotion que je sens à l'aspect de tout ce qui est vertueux, généreux,
aimable: tout cela peut-il jamais s'accorder dans la même âme avec la
dépravation qui fait fouler aux pieds sans scrupule le plus doux des
devoirs? Non, je le sens et le dis hautement, cela n'est pas possible.
Jamais un seul instant de sa vie Jean-Jacques n'a pu être un homme sans
sentiment, sans entrailles, un père dénaturé. J'ai pu me tromper, mais non
m'endurcir. Si je disais mes raisons, j'en dirais trop. Puisqu'elles ont pu
me séduire, elles en séduiraient bien d'autres: je ne veux pas exposer les
jeunes gens qui pourraient me lire à se laisser abuser par la même erreur.
Je me contenterai de dire qu'elle fut telle, qu'en livrant mes enfants à
l'éducation publique, faute de pouvoir les élever moi-même, en les destinant
à devenir ouvriers et paysans plutôt qu'aventuriers et coureurs de fortunes,
je crus faire un acte de citoyen et de père, et je me regardai comme un
membre de la république de Platon. Plus d'une fois, depuis lors, les regrets
de mon coeur m'ont appris que je m'étais trompé; mais, loin que ma raison
m'ait donné le même avertissement, j'ai souvent béni le ciel de les avoir
garantis par là du sort de leur père, et de celui qui les menaçait quand
j'aurais été forcé de les abandonner. Si je les avais laissés à madame
d'Épinay ou à madame de Luxembourg, qui, soit par amitié, soit par
générosité, soit par quelque autre motif, ont voulu s'en charger dans la
suite, auraient-ils été plus heureux, auraient-ils été élevés du moins en
honnêtes gens? Je l'ignore; mais je suis sûr qu'on les aurait portés à haïr,
peut-être à trahir leurs parents: il vaut mieux cent fois qu'ils ne les
aient point connus.
 
Mon troisième enfant fut donc mis aux Enfants-Trouvés, ainsi que les
premiers, et il en fut de même des deux suivants, car j'en ai eu cinq en
tout. Cet arrangement me parut si bon, si sensé, si légitime, que si je ne
m'en vantai pas ouvertement, ce fut uniquement par égard pour la mère; mais
je le dis à tous ceux à qui j'avais déclaré nos liaisons; je le dis à
Diderot, à Grimm; je l'appris dans la suite à madame d'Épinay, et dans la
suite encore à madame de Luxembourg, et cela librement, franchement, sans
aucune espèce de nécessité, et pouvant aisément le cacher à tout le monde;
car la Gouin était une honnête femme, très discrète, et sur laquelle je
comptais parfaitement. Le seul de mes amis à qui j'eus quelque intérêt de
m'ouvrir fut le médecin Thierry, qui soigna ma pauvre tante dans une de ses
couches où elle se trouva fort mal. En un mot, je ne mis aucun mystère à ma
conduite, non seulement parce que je n'ai jamais rien su cacher à mes amis,
mais parce qu'en effet je n'y voyais aucun mal. Tout pesé, je choisis pour
mes enfants le mieux, ou ce que je crus l'être. J'aurais voulu, je voudrais
encore avoir été élevé et nourri comme ils l'ont été.
 
Tandis que je faisais ainsi mes confidences, madame le Vasseur les
faisait aussi de son côté, mais dans des vues moins désintéressées. Je les
avais introduites, elle et sa fille, chez madame Dupin, qui, par amitié pour
moi, avait mille bontés pour elles. La mère la mit dans le secret de sa
fille. Madame Dupin, qui est bonne et généreuse, et à qui elle ne disait pas
combien, malgré la modicité de mes ressources, j'étais attentif à pourvoir à
tout, y pourvoyait de son côté avec une libéralité que, par l'ordre de la
mère, la fille m'a toujours cachée durant mon séjour à Paris, et dont elle
ne me fit l'aveu qu'à l'Ermitage, à la suite de plusieurs autres
épanchements de coeur. J'ignorais que madame Dupin, qui ne m'en a jamais
fait le moindre semblant, fût si bien instruite; j'ignore encore si madame
de Chenonceaux, sa bru, le fut aussi; mais madame de Francueil, sa
belle-fille, le fut, et ne put s'en taire. Elle m'en parla l'année suivante,
lorsque j'avais déjà quitté leur maison. Cela m'engagea à lui écrire à ce
sujet une lettre qu'on trouvera dans mes recueils, et dans laquelle j'expose
celles de mes raisons que je pouvais dire sans compromettre madame le
Vasseur et sa famille; car les plus déterminantes venaient de là, et je les
tus.
 
Je suis sûr de la discrétion de madame Dupin et de l'amitié de madame
de Chenonceaux; je l'étais de celle de madame de Francueil, qui d'ailleurs
mourut longtemps avant que mon secret fût ébruité. Jamais il n'a pu l'être
que par les gens mêmes à qui je l'avais confié, et ne l'a été en effet
qu'après ma rupture avec eux. Par ce seul fait ils sont jugés: sans vouloir
me disculper du blâme que je mérite, j'aime mieux en être chargé que de
celui que mérite leur méchanceté. Ma faute est grande, mais c'est une
erreur: j'ai négligé mes devoirs, mais le désir de nuire n'est pas entré
dans mon coeur, et les entrailles de père ne sauraient parler bien
puissamment pour des enfants qu'on n'a jamais vus: mais trahir la confiance
de l'amitié, violer le plus saint de tous les pactes, publier les secrets
versés dans notre sein, déshonorer à plaisir l'ami qu'on a trompé, et qui
nous respecte encore en nous quittant, ce ne sont pas là des fautes, ce sont
des bassesses d'âmes et des noirceurs.
 
J'ai promis ma confession, non ma justification; aussi je m'arrête ici
sur ce point. C'est à moi d'être vrai, c'est au lecteur d'être juste. Je ne
lui demanderai jamais rien de plus.
 
Le mariage de M. de Chenonceaux me rendit la maison de sa mère encore
plus agréable, par le mérite et l'esprit de la nouvelle mariée, jeune
personne très aimable, et qui parut me distinguer parmi les scribes de M.
Dupin. Elle était fille unique de madame la vicomtesse de Rochechouart,
grande amie du comte de Frièse, et par contrecoup de Grimm, qui lui était
attaché. Ce fut pourtant moi qui l'introduisis chez sa fille: mais leurs
humeurs ne se convenant pas, cette liaison n'eut point de suite; et Grimm,
qui dès lors visait au solide, préféra la mère, femme du grand monde, à la
fille, qui voulait des amis sûrs et qui lui convinssent, sans se mêler
d'aucune intrigue ni chercher du crédit parmi les grands. Madame Dupin, ne
trouvant pas dans madame de Chenonceaux toute la docilité qu'elle en
attendait, lui rendit sa maison fort triste; et madame de Chenonceaux, fière
de son mérite, peut-être de sa naissance, aima mieux renoncer aux agréments
de la société, et rester presque seule dans son appartement, que de porter
un joug pour lequel elle ne se sentait pas faite. Cette espèce d'exil
augmenta mon attachement pour elle, par cette pente naturelle qui m'attire
vers les malheureux. Je lui trouvai l'esprit métaphysique et penseur,
quoique parfois un peu sophistique. Sa conversation, qui n'était point du
tout celle d'une jeune femme qui sort du couvent, était pour moi très
attrayante. Cependant elle n'avait pas vingt ans, son teint était d'une
blancheur éblouissante; sa taille eût été grande et belle, si elle se fût
mieux tenue; ses cheveux, d'un blond cendré et d'une beauté peu commune, me
rappelaient ceux de ma pauvre maman dans son bel âge, et m'agitaient
vivement le coeur. Mais les principes sévères que je venais de me faire, et
que j'étais résolu de suivre à tout prix, me garantirent d'elle et de ses
charmes. J'ai passé durant tout un été trois ou quatre heures par jour tête
à tête avec elle, à lui montrer gravement l'arithmétique, et à l'ennuyer de
mes chiffres éternels, sans lui dire un seul mot galant ni lui jeter une
oeillade. Cinq ou six ans plus tard je n'aurais pas été si sage ou si fou;
mais il était écrit que je ne devais aimer d'amour qu'une fois en ma vie; et
qu'une autre qu'elle aurait les premiers et les derniers soupirs de mon
coeur.
 
Depuis que je vivais chez madame Dupin, je m'étais toujours contenté de
mon sort, sans marquer aucun désir de le voir améliorer. L'augmentation
qu'elle avait faite à mes honoraires, conjointement avec M. de Francueil,
était venue uniquement de leur propre mouvement. Cette année, M. de
Francueil, qui me prenait de jour en jour plus en amitié, songea à me mettre
un peu plus au large et dans une situation moins précaire. Il était receveur
général des finances. M. Dudoyer, son caissier, était vieux, riche, et
voulait se retirer. M. de Francueil m'offrit cette place; et pour me mettre
en état de la remplir, j'allai pendant quelques semaines chez M. Dudoyer
prendre les instructions nécessaires. Mais soit que j'eusse peu de talent
pour cet emploi, soit que Dudoyer, qui me parut vouloir se donner un autre
successeur, ne m'instruisît pas de bonne foi, j'acquis lentement et mal les
connaissances dont j'avais besoin, et tout cet ordre de comptes embrouillés
à dessein ne put jamais bien m'entrer dans la tête. Cependant, sans avoir
saisi le fin du métier, je ne laissai pas d'en prendre la marche courante
assez pour pouvoir l'exercer rondement. J'en commençai même les fonctions.
Je tenais les registres et la caisse; je donnais et recevais de l'argent,
des récépissés; et quoique j'eusse aussi peu de goût que de talent pour ce
métier, la maturité des ans commençant à me rendre sage, j'étais déterminé à
vaincre ma répugnance pour me livrer tout entier à mon emploi.
Malheureusement, comme je commençais à me mettre en train, M. de Francueil
fit un petit voyage, durant lequel je restai chargé de sa caisse, où il n'y
avait cependant pour lors que vingt-cinq à trente mille francs. Les soucis,
l'inquiétude d'esprit que me donna ce dépôt me firent sentir que je n'étais
point fait pour être caissier; et je ne doute point que le mauvais sang que
je fis durant cette absence n'ait contribué à la maladie où je tombai après
son retour.
 
J'ai dit dans ma première partie que j'étais né mourant. Un vice de
conformation dans la vessie me fit éprouver, durant mes premières années,
une rétention d'urine presque continuelle; et ma tante Suzon, qui prit soin
de moi, eut des peines incroyables à me conserver. Elle en vint à bout
cependant; ma robuste constitution prit enfin le dessus, et ma santé
s'affermit tellement durant ma jeunesse, qu'excepté la maladie de langueur
dont j'ai raconté l'histoire, et de fréquents besoins d'uriner que le
moindre échauffement me rendit toujours incommodes, je parvins jusqu'à l'âge
de trente ans sans presque me sentir de ma première infirmité. Le premier
ressentiment que j'en eus fut à mon arrivée à Venise. La fatigue du voyage
et les terribles chaleurs que j'avais souffertes me donnèrent une ardeur
d'urine et des maux de reins que je gardai jusqu'à l'entrée de l'hiver.
Après avoir vu la Padoana, je me crus mort, et n'eus pas la moindre
incommodité. Après m'être épuisé plus d'imagination que de corps pour ma
Zulietta, je me portai mieux que jamais. Ce ne fut qu'après la détention de
Diderot que l'échauffement contracté dans mes courses de Vincennes, durant
les terribles chaleurs qu'il faisait alors, me donna une violente
néphrétique, depuis laquelle je n'ai jamais recouvré ma première santé.
 
Au moment dont je parle, m'étant peut-être un peu fatigué au maussade
travail de cette maudite caisse, je retombai plus bas qu'auparavant, et je
demeurai dans mon lit cinq ou six semaines dans le plus triste état que l'on
puisse imaginer. Madame Dupin m'envoya le célèbre Morand, qui, malgré son
habileté et la délicatesse de sa main, me fit souffrir des maux incroyables,
et ne put jamais venir à bout de me sonder. Il me conseilla de recourir à
Daran, dont les bougies plus flexibles parvinrent en effet à s'insinuer:
mais, en rendant compte à madame Dupin de mon état, Morand lui déclara que
dans six mois je ne serais pas en vie. Ce discours, qui me parvint, me fit
faire de sérieuses réflexions sur mon état, et sur la bêtise de sacrifier le
repos et l'agrément du peu de jours qui me restaient à vivre, à
l'assujettissement d'un emploi pour lequel je ne me sentais que du dégoût.
D'ailleurs, comment accorder les sévères principes que je venais d'adopter
avec un état qui s'y rapportait si peu? et n'aurais-je pas bonne grâce,
caissier d'un receveur général des finances, à prêcher le désintéressement
et la pauvreté? Ces idées fermentèrent si bien dans ma tête avec la fièvre,
elles s'y combinèrent avec tant de force, que rien depuis lors ne les en put
arracher; et durant ma convalescence, je me confirmai de sang-froid dans les
résolutions que j'avais prises dans mon délire. Je renonçai pour jamais à
tout projet de fortune et d'avancement. Déterminé à passer dans
l'indépendance et la pauvreté le peu de temps qui me restait à vivre,
j'appliquai toutes les forces de mon âme à briser les fers de l'opinion, et
à faire avec courage tout ce qui me paraissait bien, sans m'embarrasser
aucunement du jugement des hommes. Les obstacles que j'eus à combattre, et
les efforts que je fis pour en triompher, sont incroyables. Je réussis
autant qu'il était possible, et plus que je n'avais espéré moi-même. Si
j'avais aussi bien secoué le joug de l'amitié que celui de l'opinion, je
venais à bout de mon dessein, le plus grand peut-être, ou du moins le plus
utile à la vertu que mortel ait jamais conçu; mais, tandis que je foulais
aux pieds les jugements insensés de la tourbe vulgaire des soi-disant grands
et des soi-disant sages, je me laissais subjuguer et mener comme un enfant
par de soi-disant amis, qui, jaloux de me voir marcher seul dans une route
nouvelle, tout en paraissant s'occuper beaucoup à me rendre heureux, ne
s'occupaient en effet qu'à me rendre ridicule, et commencèrent par
travailler à m'avilir, pour parvenir dans la suite à me diffamer. Ce fut
moins ma célébrité littéraire que ma réforme personnelle, dont je marque ici
l'époque, qui m'attira leur jalousie: ils m'auraient pardonné peut-être de
briller dans l'art d'écrire; mais ils ne purent me pardonner de donner dans
ma conduite un exemple qui semblait les importuner. J'étais né pour
l'amitié; mon humeur facile et douce la nourrissait sans peine. Tant que je
vécus ignoré du public, je fus aimé de tous ceux qui me connurent, et je
n'eus pas un seul ennemi; mais sitôt que j'eus un nom, je n'eus plus d'amis.
Ce fut un très grand malheur; un plus grand encore fut d'être environné de
gens qui prenaient ce nom, et qui n'usèrent des droits qu'il leur donnait
que pour m'entraîner à ma perte. La suite de ces mémoires développera cette
odieuse trame; je n'en montre ici que l'origine: on en verra bientôt former
le premier noeud.
 
Dans l'indépendance où je voulais vivre, il fallait cependant
subsister. J'en imaginai un moyen très simple, ce fut de copier de la
musique à tant la page. Si quelque occupation plus solide eût rempli le même
but, je l'aurais prise; mais ce talent étant de mon goût, et le seul qui,
sans assujettissement personnel, pût me donner du pain au jour le jour, je
m'y tins. Croyant n'avoir plus besoin de prévoyance, et faisant taire la
vanité, de caissier d'un financier je me fis copiste de musique. Je crus
avoir gagné beaucoup à ce choix; et je m'en suis si peu repenti, que je n'ai
quitté ce métier que par force, pour le reprendre aussitôt que je pourrai.
 
Le succès de mon premier Discours me rendit l'exécution de cette
résolution plus facile. Quand il eut remporté le prix, Diderot se chargea de
le faire imprimer. Tandis que j'étais dans mon lit, il m'écrivit un billet
pour m'en annoncer la publication et l'effet. Il prend, me marquait-il, tout
par-dessus les nues; il n'y a pas d'exemple d'un succès pareil. Cette faveur
du public, nullement briguée, et pour un auteur inconnu, me donna la
première assurance véritable de mon talent, dont, malgré le sentiment
interne, j'avais toujours douté jusqu'alors. Je compris tout l'avantage que
j'en pouvais tirer pour le parti que j'étais prêt à prendre, et je jugeai
qu'un copiste de quelque célébrité dans les lettres ne manquerait
vraisemblablement pas de travail.
 
Sitôt que ma résolution fut bien prise et bien confirmée, j'écrivis un
billet à M. de Francueil pour lui en faire part, pour le remercier, ainsi
que madame Dupin, de toutes leurs bontés, et pour leur demander leur
pratique. Francueil, ne comprenant rien à ce billet, et me croyant encore
dans le transport de la fièvre, accourut chez moi; mais il trouva ma
résolution si bien prise qu'il ne put parvenir à l'ébranler. Il alla dire à
madame Dupin et à tout le monde que j'étais devenu fou; je laissai dire, et
j'allai mon train. Je commençai ma réforme par ma parure; je quittai la
dorure et les bas blancs; je pris une perruque ronde; je posai l'épée; je
vendis ma montre en me disant avec une joie incroyable: Grâce au ciel, je
n'aurai plus besoin de savoir l'heure qu'il est. M. de Francueil eut
l'honnêteté d'attendre assez longtemps encore avant de disposer de sa
caisse. Enfin, voyant mon parti bien pris, il la remit à M. d'Alibard, jadis
gouverneur du jeune Chenonceaux, et connu dans la botanique par sa Flora
parisiensis.
 
Quelque austère que fût ma réforme somptuaire, je ne l'étendis pas
d'abord jusqu'à mon linge, qui était beau et en quantité, reste de mon
équipage de Venise, et pour lequel j'avais un attachement particulier. A
force d'en faire un objet de propreté, j'en avais fait un objet de luxe, qui
ne laissait pas de m'être coûteux. Quelqu'un me rendit le bon office de me
délivrer de cette servitude. La veille de Noël, tandis que les gouverneuses
étaient à vêpres et que j'étais au concert spirituel, on força la porte d'un
grenier où était étendu tout notre linge, après une lessive qu'on venait de
faire. On vola tout, et entre autres quarante-deux chemises à moi, de très
belle toile, et qui faisaient le fond de ma garde-robe en linge. A la façon
dont les voisins dépeignirent un homme qu'on avait vu sortir de l'hôtel,
portant des paquets à la même heure, Thérèse et moi soupçonnâmes son frère,
qu'on savait être un très mauvais sujet. La mère repoussa vivement ce
soupçon; mais tant d'indices le confirmèrent qu'il nous resta, malgré
qu'elle en eût. Je n'osai faire d'exactes recherches, de peur de trouver
plus que je n'aurais voulu. Ce frère ne se montra plus chez moi, et disparut
enfin tout à fait. Je déplorai le sort de Thérèse et le mien de tenir à une
famille si mêlée, et je l'exhortai plus que jamais de secouer un joug aussi
dangereux. Cette aventure me guérit de la passion du beau linge, et je n'en
ai plus eu depuis que de très commun, plus assortissant au reste de mon
équipage.
 
Ayant ainsi complété ma réforme, je ne songeai plus qu'à la rendre
solide et durable, en travaillant à déraciner de mon coeur tout ce qui
tenait encore au jugement des hommes, tout ce qui pouvait me détourner, par
la crainte du blâme, de ce qui était bon et raisonnable en soi. A l'aide du
bruit que faisait mon ouvrage, ma résolution fit du bruit aussi, et m'attira
des pratiques; de sorte que je commençai mon métier avec assez de succès.
Plusieurs causes cependant m'empêchèrent d'y réussir comme j'aurais pu faire
en d'autres circonstances. D'abord, ma mauvaise santé. L'attaque que je
venais d'essuyer eut des suites qui ne m'ont laissé jamais aussi bien
portant qu'auparavant; et je crois que les médecins auxquels je me livrai me
firent bien autant de mal que la maladie. Je vis successivement Morand,
Daran, Helvétius, Malouin, Thierry, qui, tous très savants, tous mes amis,
me traitèrent chacun à sa mode, ne me soulagèrent point, et m'affaiblirent
considérablement. Plus je m'asservissais à leur direction, plus je devenais
jaune, maigre, faible. Mon imagination, qu'ils effarouchaient, mesurant mon
état sur l'effet de leurs drogues, ne me montrait avant la mort qu'une suite
de souffrances, les rétentions, la gravelle, la pierre. Tout ce qui soulage
les autres, les tisanes, les bains, la saignée, empirait mes maux. M'étant
aperçu que les sondes de Daran, qui seules me faisaient quelque effet, et
sans lesquelles je ne croyais plus pouvoir vivre, ne me donnaient cependant
qu'un soulagement momentané, je me mis à faire, à grands frais, d'immenses
provisions de sondes, pour pouvoir en porter toute ma vie, même au cas que
Daran vînt à manquer. Pendant huit ou dix ans que je m'en suis servi si
souvent, il faut, avec tout ce qui m'en reste, que j'en aie acheté pour
cinquante louis. On sent qu'un traitement si coûteux, si douloureux, si
pénible, ne me laissait pas travailler sans distraction, et qu'un mourant ne
met pas une ardeur bien vive à gagner son pain quotidien.
 
Les occupations littéraires firent une autre distraction non moins
préjudiciable à mon travail journalier. A peine mon discours eut-il paru que
les défenseurs des lettres fondirent sur moi comme de concert. Indigné de
voir tant de petits messieurs Josse, qui n'entendaient pas même la question,
vouloir en décider en maîtres, je pris la plume, et j'en traitai
quelques-uns de manière à ne pas laisser les rieurs de leur côté. Un certain
M. Gautier, de Nancy, le premier qui tomba sous ma plume, fut rudement
malmené dans une lettre à M. Grimm. Le second fut le roi Stanislas lui-même,
qui ne dédaigna pas d'entrer en lice avec moi. L'honneur qu'il me fit me
força de changer de ton pour lui répondre; j'en pris un plus grave, mais non
moins fort; et, sans manquer de respect à l'auteur, je réfutai pleinement
l'ouvrage. Je savais qu'un jésuite, appelé le P. Menou, y avait mis la main:
je me fiai à mon tact pour démêler ce qui était du prince et ce qui était du
moine; et, tombant sans ménagement sur toutes les phrases jésuitiques, je
relevai, chemin faisant, un anachronisme que je crus ne pouvoir venir que du
révérend. Cette pièce, qui, je ne sais pourquoi, a fait moins de bruit que
mes autres écrits, est jusqu'à présent un ouvrage unique dans son espèce.
J'y saisis l'occasion qui m'était offerte d'apprendre au public comment un
particulier pouvait défendre la cause de la vérité contre un souverain même.
Il est difficile de prendre en même temps un ton plus fier et plus
respectueux que celui que je pris pour lui répondre. J'avais le bonheur
d'avoir affaire à un adversaire pour lequel mon coeur plein d'estime
pouvait, sans adulation, la lui témoigner; c'est ce que je fis avec assez de
succès, mais toujours avec dignité. Mes amis, effrayés pour moi, croyaient
déjà me voir à la Bastille. Je n'eus pas cette crainte un seul moment, et
j'eus raison. Ce bon prince, après avoir vu ma réponse, dit: J'ai mon
compte, je ne m'y frotte plus. Depuis lors, je reçus de lui diverses marques
d'estime et de bienveillance, dont j'aurai quelques-unes à citer; et mon
écrit courut tranquillement la France et l'Europe, sans que personne y
trouvât rien à blâmer.
 
J'eus peu de temps après un autre adversaire auquel je ne m'étais pas
attendu, ce même M. Bordes, de Lyon, qui dix ans auparavant m'avait fait
beaucoup d'amitiés et rendu plusieurs services. Je ne l'avais pas oublié,
mais je l'avais négligé par paresse; et je ne lui avais pas envoyé mes
écrits, faute d'occasion toute trouvée pour les lui faire passer. J'avais
donc tort; et il m'attaqua, honnêtement toutefois, et je répondis de même.
Il répliqua sur un ton plus décidé. Cela donna lieu à ma dernière réponse,
après laquelle il ne dit plus rien; mais il devint mon plus ardent ennemi,
saisit le temps de mes malheurs pour faire contre moi d'affreux libelles, et
fit un voyage à Londres exprès pour m'y nuire.
 
Toute cette polémique m'occupait beaucoup, avec beaucoup de perte de
temps pour ma copie, peu de progrès pour la vérité, et peu de profit pour ma
bourse. Pissot, alors mon libraire, me donnait toujours très peu de chose de
mes brochures, souvent rien du tout, et, par exemple, je n'eus pas un liard
de mon premier Discours; Diderot le lui donna gratuitement. Il fallait
attendre longtemps, et tirer sou à sou le peu qu'il me donnait. Cependant la
copie n'allait point. Je faisais deux métiers, c'était le moyen de faire mal
l'un et l'autre.
 
Ils se contrariaient encore d'une autre façon, par les diverses
manières de vivre auxquelles ils m'assujettissaient. Le succès de mes
premiers écrits m'avait mis à la mode. L'état que j'avais pris excitait la
curiosité; l'on voulait connaître cet homme bizarre, qui ne recherchait
personne, et ne se souciait de rien que de vivre libre et heureux à sa
manière: c'en était assez pour qu'il ne le pût point. Ma chambre ne
désemplissait pas de gens qui, sous divers prétextes, venaient s'emparer de
mon temps. Les femmes employaient mille ruses pour m'avoir à dîner. Plus je
brusquais les gens, plus ils s'obstinaient. Je ne pouvais refuser tout le
monde. En me faisant mille ennemis par mes refus, j'étais incessamment
subjugué par ma complaisance, et de quelque façon que je m'y prisse, je
n'avais pas par jour une heure de temps à moi.
 
Je sentis alors qu'il n'est pas toujours aussi aisé qu'on se l'imagine
d'être pauvre et indépendant. Je voulais vivre de mon métier; le public ne
le voulait pas. On imaginait mille petits moyens de me dédommager du temps
qu'on me faisait perdre. Bientôt il aurait fallu me montrer comme
Polichinelle, à tant par personne. Je ne connais pas d'assujettissement plus
avilissant et plus cruel que celui-là. Je n'y vis de remède que de refuser
les cadeaux grands et petits, de ne faire d'exception pour qui que ce fût.
Tout cela ne fit qu'attirer les donneurs, qui voulaient avoir la gloire de
vaincre ma résistance, et me forcer de leur être obligé malgré moi. Tel qui
ne m'aurait pas donné un écu si je l'avais demandé, ne cessait de
m'importuner de ses offres, et, pour se venger de les voir rejetées, taxait
mes refus d'arrogance et d'ostentation.
On se doutera bien que le parti que j'avais pris, et le système que je
voulais suivre, n'étaient pas du goût de madame le Vasseur. Tout le
désintéressement de la fille ne l'empêchait pas de suivre les directions de
sa mère; et les gouverneuses, comme les appelait Gauffecourt, n'étaient pas
toujours aussi fermes que moi dans leurs refus. Quoiqu'on me cachât bien des
choses, j'en vis assez pour juger que je ne voyais pas tout; et cela me
tourmenta, moins par l'accusation de connivence qu'il m'était aisé de
prévoir, que par l'idée cruelle de ne pouvoir jamais être maître chez moi,
ni de moi. Je priais, je conjurais, je me fâchais, le tout sans succès; la
maman me faisait passer pour un grondeur éternel, pour un bourru; c'étaient,
avec mes amis, des chuchotteries continuelles; tout était mystère et secret
pour moi dans mon ménage; et, pour ne pas m'exposer sans cesse à des orages,
je n'osais plus m'informer de ce qui s'y passait. Il aurait fallu, pour me
tirer de tous ces tracas, une fermeté dont je n'étais pas capable. Je savais
crier, et non pas agir; on me laissait dire, et l'on allait son train.
 
Ces tiraillements continuels, et les importunités journalières
auxquelles j'étais assujetti, me rendirent enfin ma demeure et le séjour de
Paris désagréables. Quand mes incommodités me permettaient de sortir, et que
je ne me laissais pas entraîner ici ou là par mes connaissances, j'allais me
promener seul; je rêvais à mon grand système, j'en jetais quelque chose sur
le papier, à l'aide d'un livret blanc et d'un crayon que j'avais toujours
dans ma poche. Voilà comment les désagréments imprévus d'un état de mon
choix me jetèrent par diversion tout à fait dans la littérature, et voilà
comment je portai dans tous mes premiers ouvrages la bile et l'humeur qui
m'en faisaient occuper.
 
Une autre chose y contribuait encore. Jeté malgré moi dans le monde
sans en avoir le ton, sans être en état de le prendre et de m'y pouvoir
assujettir, je m'avisai d'en prendre un à moi qui m'en dispensât. Ma sotte
et maussade timidité, que je ne pouvais vaincre, ayant pour principe la
crainte de manquer aux bienséances, je pris, pour m'enhardir, le parti de
les fouler aux pieds. Je me fis cynique et caustique par honte; j'affectai
de mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer. Il est vrai que
cette âpreté, conforme à mes nouveaux principes, s'ennoblissait dans mon
âme, y prenait l'intrépidité de la vertu; et c'est, je l'ose dire, sur cette
auguste base qu'elle s'est soutenue mieux et plus longtemps qu'on n'aurait
dû l'attendre d'un effort si contraire à mon naturel. Cependant, malgré la
réputation de misanthropie que mon extérieur et quelques mots heureux me
donnèrent dans le monde, il est certain que, dans le particulier, je soutins
toujours mal mon personnage, que mes amis et mes connaissances menaient cet
ours si farouche comme un agneau, et que, bornant mes sarcasmes à des
vérités dures, mais générales, je n'ai jamais su dire un mot désobligeant à
qui que ce fût.
 
Le Devin du village acheva de me mettre à la mode, et bientôt il n'y
eut pas d'homme plus recherché que moi dans Paris. L'histoire de cette
pièce, qui fait époque, tient à celle des liaisons que j'avais pour lors.
C'est un détail dans lequel je dois entrer pour l'intelligence de ce qui
doit suivre.
 
J'avais un assez grand nombre de connaissances, mais deux seuls amis de
choix, Diderot et Grimm. Par un effet du désir que j'ai de rassembler tout
ce qui m'est cher, j'étais trop l'ami de tous les deux pour qu'ils ne le
fussent pas bientôt l'un de l'autre. Je les liai; ils se convinrent, et
s'unirent encore plus étroitement entre eux qu'avec moi. Diderot avait des
connaissances sans nombre; mais Grimm, étranger et nouveau venu, avait
besoin d'en faire. Je ne demandais pas mieux que de lui en procurer. Je lui
avais donné Diderot, je lui donnai Gauffecourt. Je le menai chez madame de
Chenonceaux, chez madame d'Épinay, chez le baron d'Holbach, avec lequel je
me trouvais lié presque malgré moi. Tous mes amis devinrent les siens, cela
était tout simple; mais aucun des siens ne devint jamais le mien, voilà ce
qui l'était moins. Tandis qu'il logeait chez le comte de Frièse, il nous
donnait souvent à dîner chez lui; mais jamais je n'ai reçu aucun témoignage
d'amitié ni de bienveillance du comte de Frièse ni du comte de Schomberg,
son parent, très familier avec Grimm, ni d'aucune des personnes, tant hommes
que femmes, avec lesquels Grimm eut par eux des liaisons. J'excepte le seul
abbé Raynal, qui, quoique son ami, se montra des miens, et m'offrit dans
l'occasion sa bourse avec une générosité peu commune. Mais je connaissais
l'abbé Raynal longtemps avant que Grimm le connût lui-même, et je lui avais
toujours été attaché depuis un procédé plein de délicatesse et d'honnêteté
qu'il eut pour moi dans une occasion bien légère, mais que je n'oublierai
jamais.
 
Cet abbé Raynal est certainement un ami chaud. J'en eus la preuve à peu
près dans le temps dont je parle envers le même Grimm, avec lequel il était
étroitement lié. Grimm, après avoir vu quelque temps de bonne amitié
mademoiselle Fel, s'avisa tout d'un coup d'en devenir éperdument amoureux,
et de vouloir supplanter Cahusac. La belle, se piquant de constance,
éconduisit ce nouveau prétendant. Celui-ci prit l'affaire au tragique, et
s'avisa d'en vouloir mourir. Il tomba tout subitement dans la plus étrange
maladie dont jamais peut-être on ait ouï parler. Il passait les jours et les
nuits dans une continuelle léthargie, les yeux bien ouverts, le pouls bien
battant, mais sans parler, sans manger, sans bouger, paraissant quelquefois
entendre, mais ne répondant jamais, pas même par signe; et du reste sans
agitation, sans douleur, sans fièvre, et restant là comme s'il eût été mort.
L'abbé Raynal et moi nous partageâmes sa garde; l'abbé, plus robuste et
mieux portant, y passait les nuits, moi les jours, sans le quitter, jamais
ensemble; et l'un ne partait jamais sans que l'autre ne fût arrivé. Le comte
de Frièse, alarmé, lui amena Senac, qui, après l'avoir bien examiné, dit que
ce ne serait rien, et n'ordonna rien. Mon effroi pour mon ami me fit
observer avec soin la contenance du médecin, et je le vis sourire en
sortant. Cependant le malade resta plusieurs jours immobile, sans prendre ni
bouillon, ni quoi que ce fût, que des cerises confites que je lui mettais de
temps en temps sur la langue, et qu'il avalait fort bien. Un beau matin il
se leva, s'habilla, et reprit son train de vie ordinaire, sans que jamais il
m'ait reparlé, ni, que je sache, à l'abbé Raynal, ni à personne, de cette
singulière léthargie, ni des soins que nous lui avions rendus tandis qu'elle
avait duré.
 
Cette aventure ne laissa pas de faire du bruit; et c'eût été réellement
une anecdote merveilleuse que la cruauté d'une fille d'Opéra eût fait mourir
un homme de désespoir. Cette belle passion mit Grimm à la mode; bientôt il
passa pour un prodige d'amour, d'amitié, d'attachement de toute espèce.
Cette opinion le fit rechercher et fêter dans le grand monde, et par là
l'éloigna de moi, qui jamais n'avais été pour lui qu'un pis-aller. Je le vis
prêt à m'échapper tout à fait. J'en fus navré, car tous les sentiments vifs
dont il faisait parade étaient ceux qu'avec moins de bruit j'avais pour lui.
J'étais bien aise qu'il réussît dans le monde; mais je n'aurais pas voulu
que ce fût en oubliant son ami. Je lui dis un jour: Grimm, vous me négligez;
je vous le pardonne: quand la première ivresse des succès bruyants aura fait
son effet et que vous en sentirez le vide, j'espère que vous reviendrez à
moi, et vous me retrouverez toujours: quant à présent, ne vous gênez point;
je vous laisse libre, et je vous attends. Il me dit que j'avais raison,
s'arrangea en conséquence, et se mit si bien à son aise, que je ne le vis
plus qu'avec nos amis communs.
 
Notre principal point de réunion, avant qu'il fût aussi lié avec madame
d'Épinay qu'il le fut dans la suite, était la maison du baron d'Holbach.
Cedit baron était un fils de parvenu, qui jouissait d'une assez grande
fortune, dont il usait noblement, recevant chez lui des gens de lettres et
de mérite, et, par son savoir et ses lumières, tenant bien sa place au
milieu d'eux. Lié depuis longtemps avec Diderot, il m'avait recherché par
son entremise, même avant que mon nom fût connu. Une répugnance naturelle
m'empêcha longtemps de répondre à ses avances. Un jour qu'il m'en demanda la
raison, je lui dis: Vous êtes trop riche. Il s'obstina, et vainquit enfin.
Mon plus grand malheur fut toujours de ne pouvoir résister aux caresses: je
ne me suis jamais bien trouvé d'y avoir cédé.
 
Une autre connaissance, qui devint amitié sitôt que j'eus un titre pour
y prétendre, fut celle de M. Duclos. Il y avait plusieurs années que je
l'avais vu pour la première fois à la Chevrette, chez madame d'Épinay, avec
laquelle il était très bien. Nous ne fîmes que dîner ensemble, il repartit
le même jour; mais nous causâmes quelques moments après le dîner. Madame
d'Épinay lui avait parlé de moi et de mon opéra des Muses galantes. Duclos,
doué de trop grands talents pour ne pas aimer ceux qui en avaient, s'était
prévenu pour moi, m'avait invité à l'aller voir. Malgré mon ancien penchant
renforcé par la connaissance, ma timidité, ma paresse me retinrent tant que
je n'eus aucun passeport auprès de lui que sa complaisance: mais, encouragé
par mon premier succès et par ses éloges qui me revinrent, je fus le voir,
il vint me voir; et ainsi commencèrent entre nous des liaisons qui me le
rendront toujours cher, et à qui je dois de savoir, outre le témoignage de
mon propre coeur, que la droiture et la probité peuvent s'allier quelquefois
avec la culture des lettres.
 
Beaucoup d'autres liaisons moins solides, et dont je ne fais pas ici
mention, furent l'effet de mes premiers succès, et durèrent jusqu'à ce que
la curiosité fût satisfaite. J'étais un homme sitôt vu, qu'il n'y avait rien
à voir de nouveau dès le lendemain. Une femme cependant, qui me rechercha
dans ce temps-là, tint plus solidement que toutes les autres: ce fut madame
la marquise de Créqui, nièce de M. le bailli de Froulay, ambassadeur de
Malte, dont le frère avait précédé M. de Montaigu dans l'ambassade de
Venise, et que j'avais été voir à mon retour de ce pays-là. Madame de Créqui
m'écrivit; j'allai chez elle: elle me prit en amitié. J'y dînais
quelquefois, j'y vis plusieurs gens de lettres, et entre autres M. Saurin,
l'auteur de Spartacus, de Barneveldt, etc., devenu depuis lors mon très
cruel ennemi sans que j'en puisse imaginer d'autre cause, sinon que je porte
le nom d'un homme que son père a bien vilainement persécuté.
 
On voit que, pour un copiste qui devait être occupé de son métier du
matin jusqu'au soir, j'avais des distractions qui ne rendaient pas ma
journée fort lucrative, et qui m'empêchaient d'être aussi attentif à ce que
je faisais pour le bien faire; aussi perdais-je à effacer ou gratter mes
fautes, ou à recommencer ma feuille, plus de la moitié du temps qu'on me
laissait. Cette importunité me rendait de jour en jour Paris plus
insupportable, et me faisait rechercher la campagne avec ardeur. J'allai
plusieurs fois passer quelques jours à Marcoussis, dont madame le Vasseur
connaissait le vicaire, chez lequel nous nous arrangions tous de façon qu'il
ne s'en trouvait pas mal. Grimm y vint une fois avec nous. Le vicaire avait
de la voix, chantait bien, et, quoiqu'il ne sût pas la musique, il apprenait
sa partie avec beaucoup de facilité et de précision. Nous y passions le
temps à chanter mes trios de Chenonceaux. J'y en fis deux ou trois nouveaux,
sur des paroles que Grimm et le vicaire bâtissaient tant bien que mal. Je ne
puis m'empêcher de regretter ces trios faits et chantés dans des moments de
bien pure joie, et que j'ai laissés à Wootton avec toute ma musique.
Mademoiselle Davenport en a peut-être déjà fait des papillotes, mais ils
méritaient d'être conservés, et sont pour la plupart d'un très bon
contrepoint. Ce fut après quelqu'un de ces petits voyages, où j'avais le
plaisir de voir la tante à son aise, bien gaie, et où je m'égayais fort
aussi, que j'écrivis au vicaire, fort rapidement et fort mal, une épître en
vers qu'on trouvera parmi mes papiers.
 
J'avais, plus près de Paris, une autre station fort de mon goût chez M.
Mussard, mon compatriote, mon parent et mon ami, qui s'était fait à Passy
une retraite charmante où j'ai coulé de bien paisibles moments. M. Mussard
était un joaillier, homme de bon sens, qui, après avoir acquis dans son
commerce une fortune honnête, et avoir marié sa fille unique à M. de
Valmalette, fils d'un agent de change et maître d'hôtel du roi, prit le sage
parti de quitter le négoce et les affaires, et de mettre un intervalle de
repos et de jouissance entre le tracas de la vie et la mort. Le bonhomme
Mussard, vrai philosophe de pratique, vivait sans souci, dans une maison
très agréable qu'il s'était bâtie, et dans un très joli jardin qu'il avait
planté de ses mains. En fouillant à fond de cuve les terrasses de ce jardin,
il trouva des coquillages fossiles, et il en trouva en si grande quantité,
que son imagination exaltée ne vit plus que coquilles dans la nature, et
qu'il crut enfin tout de bon que l'univers n'était que coquilles, débris de
coquilles, et que la terre n'était que du cron. Toujours occupé de cet objet
de ses singulières découvertes, il s'échauffa si bien sur ces idées,
qu'elles se seraient enfin tournées dans sa tête en système, c'est-à-dire en
folie, si, très heureusement pour sa raison, mais bien malheureusement pour
ses amis, auxquels il était cher, et qui trouvaient chez lui l'asile le plus
agréable, la mort ne fût venue le leur enlever par la plus étrange et
cruelle maladie: c'était une tumeur dans l'estomac, toujours croissante, qui
l'empêchait de manger, sans que durant très longtemps on en trouvât la
cause, et qui finit, après plusieurs années de souffrances, par le faire
mourir de faim. Je ne puis me rappeler, sans des serrements de coeur, les
derniers temps de ce pauvre et digne homme, qui, nous recevant encore avec
tant de plaisir, Lenieps et moi, les seuls amis que le spectacle des maux
qu'il souffrait n'écarta pas de lui, jusqu'à sa dernière heure, qui, dis-je,
était réduit à dévorer des yeux le repas qu'il nous faisait servir, sans
pouvoir presque humer quelques gouttes d'un thé bien léger, qu'il fallait
rejeter un moment après. Mais avant ces temps de douleur, combien j'en ai
passé chez lui d'agréables avec les amis d'élite qu'il s'était faits! A leur
tête je mets l'abbé Prevost, homme très aimable et très simple, dont le
coeur vivifiait ses écrits, dignes de l'immortalité, et qui n'avait rien
dans l'humeur ni dans la société du sombre coloris qu'il donnait à ses
ouvrages; le médecin Procope, petit Ésope à bonnes fortunes; Boulanger, le
célèbre auteur posthume du Despotisme oriental, et qui, je crois, étendait
les systèmes de Mussard sur la durée du monde: en femmes, madame Denis,
nièce de Voltaire, qui, n'étant alors qu'une bonne femme, ne faisait pas
encore du bel esprit; madame Vanloo, non pas belle assurément, mais
charmante, qui chantait comme un ange; madame de Valmalette elle-même, qui
chantait aussi, et qui, quoique fort maigre, eût été fort aimable si elle en
eût moins eu la prétention. Telle était à peu près la société de M. Mussard,
qui m'aurait assez plu si son tête-à-tête avec sa conchyliomanie ne m'avait
plu davantage; et je puis dire que pendant plus de six mois j'ai travaillé à
son cabinet avec autant de plaisir que lui-même.
 
Il y avait longtemps qu'il prétendait que pour mon état les eaux de
Passy me seraient salutaires, et qu'il m'exhortait à les venir prendre chez
lui. Pour me tirer, un peu de l'urbaine cohue, je me rendis à la fin, et je
fus passer à Passy huit ou dix jours, qui me firent plus de bien parce que
j'étais à la campagne, que parce que j'y prenais les eaux. Mussard jouait du
violoncelle, et aimait passionnément la musique italienne. Un soir nous en
parlâmes beaucoup avant de nous coucher et surtout des opere buffe que nous
avions vus l'un et l'autre en Italie, et dont nous étions tous deux
transportés. La nuit, ne dormant pas, j'allai rêver comment on pourrait
faire pour donner en France l'idée d'un drame de ce genre; car les Amours de
Ragonde n'y ressemblaient point du tout. Le matin, en me promenant et
prenant des eaux, je fis quelques manières de vers très à la hâte, et j'y
adaptai des chants qui me revinrent en les faisant. Je barbouillai le tout
dans une espèce de salon voûté qui était au haut du jardin; et au thé, je ne
pus m'empêcher de montrer ces airs à Mussard et à mademoiselle Duvernois sa
gouvernante, qui était en vérité une très bonne et aimable fille. Les trois
morceaux que j'avais esquissés étaient le premier monologue, J'ai perdu mon
serviteur; l'air du Devin, L'amour croît s'il s'inquiète, et le dernier duo,
A jamais, Colin, je t'engage, etc. J'imaginais si peu que cela valût la
peine d'être suivi, que, sans les applaudissements et les encouragements de
l'un et de l'autre, j'allais jeter au feu mes chiffons et n'y plus penser,
comme j'ai fait tant de fois pour des choses du moins aussi bonnes: mais ils
m'excitèrent si bien, qu'en six jours mon drame fut écrit, à quelques vers
près, et toute ma musique esquissée, tellement que je n'eus plus à faire à
Paris qu'un peu de récitatif et tout le remplissage; et j'achevai le tout
avec une telle rapidité, qu'en trois semaines mes scènes furent mises au net
et en état d'être représentées. Il n'y manquait que le divertissement, qui
ne fut fait que longtemps après.
 
Échauffé de la composition de cet ouvrage, j'avais une grande passion
de l'entendre, et j'aurais donné tout au monde pour le voir représenter à ma
fantaisie, à portes fermées, comme on dit que Lulli fit une fois jouer
Armide pour lui seul. Comme il ne m'était pas possible d'avoir ce plaisir
qu'avec le public, il fallait nécessairement, pour jouir de ma pièce, la
faire passer à l'Opéra. Malheureusement elle était dans un genre absolument
neuf, auquel les oreilles n'étaient point accoutumées; et d'ailleurs, le
mauvais succès des Muses galantes me faisait prévoir celui du Devin, si je
le présentais sous mon nom. Duclos me tira de peine, et se chargea de faire
essayer l'ouvrage en laissant ignorer l'auteur. Pour ne pas me déceler, je
ne me trouvai point à cette répétition; et les petits violons, qui la
dirigèrent, ne surent eux-mêmes quel en était l'auteur, qu'après qu'une
acclamation générale eut attesté la bonté de l'ouvrage. Tous ceux qui
l'entendirent en étaient enchantés, au point que dès le lendemain, dans
toutes les sociétés, on ne parlait d'autre chose. M. de Cury, intendant des
menus, qui avait assisté à la répétition, demanda l'ouvrage pour être donné
à la cour. Duclos, qui savait mes intentions, jugeant que je serais moins le
maître de ma pièce à la cour qu'à Paris, la refusa. Cury la réclama
d'autorité. Duclos tint bon; et le débat entre eux devint si vif, qu'un jour
à l'Opéra ils allaient sortir ensemble, si on ne les eût séparés. On voulut
s'adresser à moi; je renvoyai la décision de la chose à M. Duclos. Il fallut
retourner à lui. M. le duc d'Aumont s'en mêla. Duclos crut enfin devoir
céder à l'autorité, et la pièce fut donnée pour être jouée à Fontainebleau.
 
La partie à laquelle je m'étais le plus attaché, et où je m'éloignais
le plus de la route commune, était le récitatif. Le mien était accentué
d'une façon toute nouvelle, marchait avec le débit de la parole. On n'osa
laisser cette terrible innovation; l'on craignait qu'elle ne révoltât les
oreilles moutonnières. Je consentis que Francueil et Jelyotte fissent un
autre récitatif, mais je ne voulus pas m'en mêler.
 
Quand tout fut prêt et le jour fixé pour la représentation, l'on me
proposa le voyage de Fontainebleau, pour voir au moins la dernière
répétition. J'y fus avec mademoiselle Fel, Grimm, et, je crois, l'abbé
Raynal, dans une voiture de la cour. La répétition fut passable; j'en fus
plus content que je ne m'y étais attendu. L'orchestre était nombreux,
composé de ceux de l'Opéra et de la Musique du Roi. Jelyotte faisait Colin;
mademoiselle Fel, Colette; Cuvilier, le Devin; les choeurs étaient ceux de
l'Opéra. Je dis peu de chose: c'était Jelyotte qui avait tout dirigé; je ne
voulus pas contrôler ce qu'il avait fait; et, malgré mon ton romain, j'étais
honteux comme un écolier au milieu de tout ce monde.
 
Le lendemain, jour de la représentation, j'allai déjeuner au café du
Grand-Commun. Il y avait là beaucoup de monde. On parlait de la répétition
de la veille, et de la difficulté qu'il y avait eu d'y entrer. Un officier
qui était là dit qu'il était entré sans peine, conta au long ce qui s'y
était passé, dépeignit l'auteur, rapporta ce qu'il avait fait, ce qu'il
avait dit; mais ce qui m'émerveilla de ce récit assez long, fait avec autant
d'assurance que de simplicité, fut qu'il ne s'y trouva pas un seul mot de
vrai. Il m'était très clair que celui qui parlait si savamment de cette
répétition n'y avait point été, puisqu'il avait devant les yeux, sans le
connaître, cet auteur qu'il disait avoir tant vu. Ce qu'il y eut de plus
singulier dans cette scène fut l'effet qu'elle fit sur moi. Cet homme était
d'un certain âge; il n'avait point l'air ni le ton fat et avantageux; sa
physionomie annonçait un homme de mérite, sa croix de Saint-Louis annonçait
un ancien officier. Il m'intéressait, malgré son impudence et malgré moi.
Tandis qu'il débitait ses mensonges, je rougissais, je baissais les yeux,
j'étais sur les épines; je cherchais quelquefois en moi-même s'il n'y aurait
pas moyen de le croire dans l'erreur et de bonne foi. Enfin, tremblant que
quelqu'un ne me reconnût et ne lui en fit l'affront, je me hâtai d'achever
mon chocolat sans rien dire; et, baissant la tête en passant devant lui, je
sortis le plus tôt qu'il me fut possible, tandis que les assistants
péroraient sur sa relation. Je m'aperçus dans la rue que j'étais en sueur;
et je suis sûr que si quelqu'un m'eût reconnu et nommé avant ma sortie, on
m'aurait vu la honte et l'embarras d'un coupable, par le seul sentiment de
la peine que ce pauvre homme aurait à souffrir si son mensonge était
reconnu.
 
Me voici dans un de ces moments critiques de ma vie où il est difficile
de ne faire que narrer, parce qu'il est presque impossible que la narration
même ne porte empreinte de censure ou d'apologie. J'essayerai toutefois de
rapporter comment et sur quels motifs je me conduisis, sans y ajouter ni
louanges ni blâme.
 
J'étais ce jour-là dans le même équipage négligé qui m'était ordinaire:
grande barbe et perruque assez mal peignée. Prenant ce défaut de décence
pour un acte de courage, j'entrai de cette façon dans la même salle où
devaient arriver, peu de temps après, le roi, la reine, la famille royale et
toute la cour. J'allai m'établir dans la loge où me conduisit M. de Cury, et
qui était la sienne: c'était une grande loge sur le théâtre, vis-à-vis une
petite loge plus élevée, où se plaça le roi avec madame de Pompadour.
Environné de dames, et seul d'homme sur le devant de la loge, je ne pus
douter qu'on ne m'eût mis là précisément pour être en vue. Quand on eut
allumé, me voyant dans cet équipage au milieu de gens tous excessivement
parés, je commençai d'être mal à mon aise: je me demandai si j'étais à ma
place, si j'y étais mis convenablement; et après quelques minutes
d'inquiétude, je me répondis, Oui, avec une intrépidité qui venait peut-être
plus de l'impossibilité de m'en dédire, que de la force de mes raisons. Je
me dis: Je suis à ma place puisque je vois jouer ma pièce, que j'y suis
invité, que je ne l'ai faite que pour cela, et qu'après tout personne n'a
plus de droit que moi-même à jouir du fruit de mon travail et de mes
talents. Je suis mis à mon ordinaire, ni mieux, ni pis: si je recommence à
m'asservir à l'opinion dans quelque chose, m'y voilà bientôt asservi
derechef en tout. Pour être toujours moi-même, je ne dois rougir, en quelque
lieu que ce soit, d'être mis selon l'état que j'ai choisi; mon extérieur est
simple et négligé, mais non crasseux ni malpropre: la barbe ne l'est point
en elle-même, puisque c'est la nature qui nous la donne, et que, selon les
temps et les modes, elle est quelquefois un ornement. On me trouvera
ridicule, impertinent, eh! que m'importe! Je dois savoir endurer le ridicule
et le blâme, pourvu qu'ils ne soient pas mérités. Après ce petit soliloque,
je me raffermis si bien que j'aurais été intrépide, si j'eusse eu besoin de
l'être. Mais, soit effet de la présence du maître, soit naturelle
disposition des coeurs, je n'aperçus rien que d'obligeant et d'honnête dans
la curiosité dont j'étais l'objet. J'en fus touché jusqu'à recommencer
d'être inquiet sur moi-même et sur le sort de ma pièce, craignant d'effacer
des préjugés si favorables, qui semblaient ne chercher qu'à m'applaudir.
J'étais armé contre leur raillerie; mais leur air caressant, auquel je ne
m'étais pas attendu, me subjugua si bien, que je tremblais comme un enfant
quand on commença.
 
J'eus bientôt de quoi me rassurer. La pièce fut très mal jouée quant
aux acteurs, mais bien chantée et bien exécutée quant à la musique. Dès la
première scène, qui véritablement est d'une naïveté touchante, j'entendis
s'élever dans les loges un murmure de surprise et d'applaudissement
jusqu'alors inouï dans ce genre de pièces. La fermentation croissante alla
bientôt au point d'être sensible dans toute l'assemblée, et, pour parler à
la Montesquieu, d'augmenter son effet par son effet même. A la scène des
deux petites bonnes gens, cet effet fut à son comble. On ne claque point
devant le roi, cela fit qu'on entendit tout; la pièce et l'auteur y
gagnèrent. J'entendais autour de moi un chuchotement de femmes qui me
semblaient belles comme des anges, et qui s'entredisaient à demi-voix: Cela
est charmant, cela est ravissant; il n'y a pas un son là qui ne parle au
coeur. Le plaisir de donner de l'émotion à tant d'aimables personnes m'émut
moi-même jusqu'aux larmes, et je ne pus les contenir au premier duo, en
remarquant que je n'étais pas seul à pleurer. J'eus un moment de retour sur
moi-même, en me rappelant le concert de M. de Treitorens. Cette réminiscence
eut l'effet de l'esclave qui tenait la couronne sur la tête, des
triomphateurs; mais elle fut courte, et je me livrai bientôt pleinement et
sans distraction au plaisir de savourer ma gloire. Je suis pourtant sûr
qu'en ce moment la volupté du sexe y entrait beaucoup plus que la vanité
d'auteur; et sûrement s'il n'y eût eu là que des hommes, je n'aurais pas été
dévoré, comme je l'étais sans cesse, du désir de recueillir de mes lèvres
les délicieuses larmes que je faisais couler. J'ai vu des pièces exciter de
plus vifs transports d'admiration, mais jamais une ivresse aussi pleine,
aussi douce, aussi touchante, régner dans tout un spectacle, et surtout à la
cour, un jour de première représentation. Ceux qui ont vu celle-là doivent
s'en souvenir; car l'effet en fut unique.
 
Le même soir, M. le duc d'Aumont me fit dire de me trouver au château
le lendemain sur les onze heures, et qu'il me présenterait au roi. M. de
Cury, qui me fit ce message, ajouta qu'on croyait qu'il s'agissait d'une
pension, et que le roi voulait me l'annoncer lui-même.
 
Croira-t-on que la nuit qui suivit une aussi brillante journée fut une
nuit d'angoisse et de perplexité pour moi? Ma première idée, après celle de
cette représentation, se porta sur un fréquent besoin de sortir, qui m'avait
fait beaucoup souffrir le soir même au spectacle, et qui pouvait me
tourmenter le lendemain quand je serais dans la galerie ou dans les
appartements du roi, parmi tous ces grands, attendant le passage de Sa
Majesté. Cette infirmité était la principale cause qui me tenait écarté des
cercles, et qui m'empêchait d'aller m'enfermer chez des femmes. L'idée seule
de l'état où ce besoin pouvait me mettre était capable de me le donner au
point de m'en trouver mal, à moins d'un esclandre auquel j'aurais préféré la
mort. Il n'y a que les gens qui connaissent cet état qui puissent juger de
l'effroi d'en courir le risque.
 
Je me figurais ensuite devant le roi, présenté à Sa Majesté, qui
daignait s'arrêter et m'adresser la parole. C'était là qu'il fallait de la
justesse et de la présence d'esprit pour répondre. Ma maudite timidité, qui
me trouble devant le moindre inconnu, m'aurait-elle quitté devant le roi de
France, ou m'aurait-elle permis de bien choisir à l'instant ce qu'il fallait
dire! Je voulais, sans quitter l'air et le ton sévère que j'avais pris, me
montrer sensible à l'honneur que me faisait un si grand monarque. Il fallait
envelopper quelque grande et utile vérité dans une louange belle et méritée.
Pour préparer d'avance une réponse heureuse, il aurait fallu prévoir juste
ce qu'il pourrait me dire; et j'étais sûr après cela de ne pas retrouver en
sa présence un mot de ce que j'aurais médité. Que deviendrais-je en ce
moment et sous les yeux de toute la cour, s'il allait m'échapper dans mon
trouble quelqu'une de mes balourdises ordinaires? Ce danger m'alarma,
m'effraya, me fit frémir au point de me déterminer, à tout risque à ne m'y
pas exposer.
 
Je perdais, il est vrai, la pension qui m'était offerte en quelque
sorte; mais je m'exemptais aussi du joug qu'elle m'eût imposé. Adieu la
vérité, la liberté, le courage. Comment oser désormais parler d'indépendance
et de désintéressement? Il ne fallait plus que flatter ou me taire en
recevant cette pension: encore qui m'assurait qu'elle me serait payée? Que
de pas à faire, que de gens à solliciter! Il m'en coûterait plus de soins,
et bien plus désagréables pour la conserver, que pour m'en passer. Je crus
donc, en y renonçant, prendre un parti très conséquent à mes principes, et
sacrifier l'apparence à la réalité. Je dis ma résolution à Grimm, qui n'y
opposa rien. Aux autres j'alléguai ma santé, et je partis le matin même.
 
Mon départ fit du bruit et fut généralement blâmé. Mes raisons ne
pouvaient être senties par tout le monde: m'accuser d'un sot orgueil était
bien plus tôt fait, et contentait mieux la jalousie de quiconque sentait en
lui-même qu'il ne se serait pas conduit ainsi. Le lendemain Jelyotte
m'écrivit un billet, où il me détailla les succès de ma pièce et
l'engouement où le roi lui-même en était. Toute la journée, me marquait-il,
Sa Majesté ne cesse de chanter, avec la voix la plus fausse de son royaume:
J'ai perdu mon serviteur; j'ai perdu tout mon bonheur. Il ajoutait que dans
la quinzaine on devait donner une seconde représentation du Devin, qui
constaterait aux yeux de tout le public le plein succès de la première.
 
Deux jours après, comme j'entrais le soir sur les neuf heures chez
madame d'Épinay, où j'allais souper, je me vis croisé par un fiacre à la
porte. Quelqu'un qui était dans ce fiacre me fit signe d'y monter; j'y
monte: c'était Diderot. Il me parla de la pension avec un feu que, sur
pareil sujet, je n'aurais pas attendu d'un philosophe. Il ne me fit pas un
crime de n'avoir pas voulu être présenté au roi; mais il m'en fit un
terrible de mon indifférence pour la pension. Il me dit que si j'étais
désintéressé pour mon compte, il ne m'était pas permis de l'être pour celui
de madame le Vasseur et de sa fille; que je leur devais de n'omettre aucun
moyen possible et honnête de leur donner du pain; et comme on ne pouvait pas
dire après tout que j'eusse refusé cette pension, il soutint que, puisqu'on
avait paru disposé à me l'accorder, je devais la solliciter et l'obtenir, à
quelque prix que ce fût. Quoique je fusse touché de son zèle, je ne pus
goûter ses maximes, et nous eûmes à ce sujet une dispute très vive, la
première que j'aie eue avec lui; et nous n'en avons jamais eu que de cette
espèce, lui me prescrivant ce qu'il prétendait que je devais faire, et moi
m'en défendant parce que je croyais ne le devoir pas.
 
Il était tard quand nous nous quittâmes. Je voulus le mener souper chez
madame d'Épinay, il ne le voulut point; et, quelque effort que le désir
d'unir tous ceux que j'aime m'ait fait faire en divers temps pour l'engager
à la voir, jusqu'à la mener à sa porte qu'il nous tint fermée, il s'en est
toujours défendu, ne parlant d'elle qu'en termes très méprisants. Ce ne fut
qu'après ma brouillerie avec elle et avec lui qu'ils se lièrent et qu'il
commença d'en parler avec honneur.
 
Depuis lors Diderot et Grimm semblèrent prendre à tâche d'aliéner de
moi les gouverneuses, leur faisant entendre que si elles n'étaient pas plus
à leur aise, c'était mauvaise volonté de ma part, et qu'elles ne feraient
jamais rien avec moi. Ils tâchaient de les engager à me quitter, leur
promettant un regrat de sel, un bureau de tabac et je ne sais quoi encore,
par le crédit de madame d'Épinay. Ils voulurent même entraîner Duclos ainsi
que d'Holbach dans leur ligue; mais le premier s'y refusa toujours. J'eus
alors quelque vent de tout ce manège; mais je ne l'appris bien distinctement
que longtemps après, et j'eus souvent à déplorer le zèle aveugle et peu
discret de mes amis, qui, cherchant à me réduire, incommodé comme j'étais, à
la plus triste solitude, travaillaient dans leur idée à me rendre heureux
par les moyens les plus propres en effet à me rendre misérable.
 
Le carnaval suivant, 1753, le Devin fut joué à Paris, et j'eus le
temps, dans cet intervalle, d'en faire l'ouverture et le divertissement. Ce
divertissement, tel qu'il est gravé, devait être en action d'un bout à
l'autre et dans un sujet suivi, qui, selon moi, fournissait des tableaux
très agréables. Mais quand je proposai cette idée à l'Opéra, on ne
m'entendit seulement pas, et il fallut coudre des chants et des danses à
l'ordinaire: cela fit que ce divertissement, quoique plein d'idées
charmantes, qui ne déparent point les scènes, réussit très médiocrement.
J'ôtai le récitatif de Jelyotte, et je rétablis le mien, tel que je l'avais
fait d'abord et qu'il est gravé; et ce récitatif, un peu francisé, je
l'avoue, c'est-à-dire traîné par les acteurs, loin de choquer personne, n'a
pas moins réussi que les airs, et a paru, même au public, tout aussi bien
fait pour le moins. Je dédiai ma pièce à M. Duclos qui l'avait protégée, et
je déclarai que ce serait ma seule dédicace. J'en ai pourtant fait une
seconde avec son consentement; mais il a dû se tenir encore plus honoré de
cette exception, que si je n'en avais fait aucune.
 
J'ai sur cette pièce beaucoup d'anecdotes, sur lesquelles des choses
plus importantes à dire ne me laissent pas le loisir de m'étendre ici. J'y
reviendrai peut-être un jour dans le supplément. Je n'en saurais pourtant
omettre une, qui peut avoir trait à tout ce qui suit. Je visitais un jour
dans le cabinet du baron d'Holbach sa musique; après en avoir parcouru de
beaucoup d'espèces, il me dit, en me montrant un recueil de pièces de
clavecin: Voilà des pièces qui ont été composées pour moi; elles sont
pleines de goût, bien chantantes; personne ne les connaît ni ne les verra
que moi seul. Vous en devriez choisir quelqu'une pour l'insérer dans votre
divertissement. Ayant dans la tête des sujets d'airs et des symphonies
beaucoup plus que je n'en pouvais employer, je me souciais très peu des
siens. Cependant il me pressa tant, que par complaisance je choisis une
pastorelle que j'abrégeai, et que je mis en trio pour l'entrée des compagnes
de Colette. Quelques mois après, et tandis qu'on représentait le Devin,
entrant un jour chez Grimm, je trouvai du monde autour de son clavecin, d'où
il se leva brusquement à mon arrivée. En regardant machinalement sur son
pupitre, j'y vis ce même recueil du baron d'Holbach, ouvert précisément à
cette même pièce qu'il m'avait pressé de prendre, en m'assurant qu'elle ne
sortirait jamais de ses mains. Quelque temps après je vis encore ce même
recueil ouvert sur le clavecin de M. d'Épinay, un jour qu'il avait musique
chez lui. Grimm ni personne n'a jamais parlé de cet air, et je n'en parle
ici moi-même que parce qu'il se répandit quelque temps après un bruit que je
n'étais pas l'auteur du Devin du village. Comme je ne fus jamais un grand
croque-note, je suis persuadé que sans mon Dictionnaire de musique on aurait
dit à la fin que je ne la savais pas.
 
Quelque temps avant qu'on donnât le Devin du village, il était arrivé à
Paris des bouffons italiens, qu'on fit jouer sur le théâtre de l'Opéra, sans
prévoir l'effet qu'ils y allaient faire. Quoiqu'ils fussent détestables, et
que l'orchestre, alors très ignorant, estropiât à plaisir les pièces qu'ils
donnèrent, elles ne laissèrent pas de faire à l'Opéra français un tort qu'il
n'a jamais réparé. La comparaison de ces deux musiques, entendues le même
jour sur le même théâtre, déboucha les oreilles françaises; il n'y en eut
point qui pût endurer la traînerie de leur musique, après l'accent vif et
marqué de l'italienne: sitôt que les bouffons avaient fini, tout s'en
allait. On fut forcé de changer l'ordre, et de mettre les bouffons à la fin.
On donnait Églé, Pygmalion, le Sylphe; rien ne tenait. Le seul Devin du
village soutint la comparaison, et plut encore après la Serva padrona. Quand
je composai mon intermède, j'avais l'esprit rempli de ceux-là; ce furent eux
qui m'en donnèrent l'idée, et j'étais bien éloigné de prévoir qu'on les
passerait en revue à côté de lui. Si j'eusse été un pillard, que de vols
seraient alors devenus manifestes, et combien on eût pris soin de les faire
sentir! Mais rien: on a eu beau faire, on n'a pas trouvé dans ma musique la
moindre réminiscence d'aucune autre; et tous mes chants, comparés aux
prétendus originaux, se sont trouvés aussi neufs que le caractère de musique
que j'avais créé. Si l'on eût mis Mondonville ou Rameau à pareille épreuve,
ils n'en seraient sortis qu'en lambeaux.
 
Les bouffons firent à la musique italienne des sectateurs très ardents.
Tout Paris se divisa en deux partis plus échauffés que s'il se fût agi d'une
affaire d'État ou de religion. L'un plus puissant, plus nombreux, composé
des grands, des riches et des femmes, soutenait la musique française;
l'autre, plus vif, plus fier, plus enthousiaste, était composé des vrais
connaisseurs, des gens à talents, des hommes de génie. Son petit peloton se
rassemblait à l'Opéra, sous la loge de la reine. L'autre parti remplissait
tout le reste du parterre et de la salle; mais son foyer principal était
sous la loge du roi. Voilà d'où vinrent ces noms de partis célèbres dans ce
temps-là, de coin du roi et de coin de la reine. La dispute, en s'animant,
produisit des brochures. Le coin du roi voulut plaisanter; il fut moqué par
le Petit Prophète: il voulut se mêler de raisonner; il fut écrasé par la
Lettre sur la musique française. Ces deux petits écrits, l'un de Grimm, et
l'autre de moi, sont les seuls qui survivent à cette querelle; tous les
autres sont déjà morts.
 
Mais le Petit Prophète, qu'on s'obstina longtemps à m'attribuer malgré
moi, fut pris en plaisanterie, et ne fit pas la moindre peine à son auteur,
au lieu que la Lettre sur la musique fut prise au sérieux, et souleva contre
moi toute la nation, qui se crut offensée dans sa musique. La description de
l'incroyable effet de cette brochure serait digne de la plume de Tacite.
C'était le temps de la grande querelle du parlement et du clergé. Le
parlement venait d'être exilé; la fermentation était au comble: tout
menaçait d'un prochain soulèvement. La brochure parut; à l'instant toutes
les autres querelles furent oubliées; on ne songea qu'au péril de la musique
française, et il n'y eut plus de soulèvement que contre moi. Il fut tel, que
la nation n'en est jamais bien revenue. A la cour on ne balançait qu'entre
la Bastille et l'exil; et la lettre de cachet allait être expédiée, si M. de
Voyer n'en eût fait sentir le ridicule. Quand on lira que cette brochure a
peut-être empêché une révolution dans l'État, on croira rêver. C'est
pourtant une vérité bien réelle, que tout Paris peut encore attester,
puisqu'il n'y a pas aujourd'hui plus de quinze ans de cette singulière
anecdote.
 
Si l'on n'attenta pas à ma liberté, l'on ne m'épargna pas du moins les
insultes; ma vie même fut en danger. L'orchestre de l'Opéra fit l'honnête
complot de m'assassiner quand j'en sortirais. On me le dit, je n'en fus que
plus assidu à l'Opéra, et je ne sus que longtemps après que M. Ancelet,
officier des mousquetaires, qui avait de l'amitié pour moi, avait détourné
l'effet du complot en me faisant escorter à mon insu à la sortie du
spectacle. La ville venait d'avoir la direction de l'Opéra. Le premier
exploit du prévôt des marchands fut de me faire ôter mes entrées, et cela de
la façon la plus malhonnête qu'il fût possible, c'est-à-dire en me les
faisant refuser publiquement à mon passage; de sorte que je fus obligé de
prendre un billet d'amphithéâtre, pour n'avoir pas l'affront de m'en
retourner ce jour-là. L'injustice était d'autant plus criante, que le seul
prix que j'avais mis à ma pièce, en la leur cédant, était mes entrées à
perpétuité; car quoique ce fût un droit pour tous les auteurs, et que
j'eusse ce droit à double titre, je ne laissai pas de le stipuler
expressément en présence de M. Duclos. Il est vrai qu'on m'envoya pour mes
honoraires, par le caissier de l'Opéra, cinquante louis que je n'avais pas
demandés; mais outre que ces cinquante louis ne faisaient pas même la somme
qui me revenait dans les règles, ce payement n'avait rien de commun avec le
droit d'entrées formellement stipulé, et qui en était entièrement
indépendant. Il y avait dans ce procédé une telle complication d'iniquité et
de brutalité, que le public, alors dans sa plus grande animosité contre moi,
ne laissa pas d'en être unanimement choqué; et tel qui m'avait insulté la
veille criait le lendemain tout haut, dans la salle, qu'il était honteux
d'ôter ainsi les entrées à un auteur qui les avait si bien méritées et qui
pouvait même les réclamer pour deux. Tant est juste le proverbe italien,
qu'ognun ama la giustizia in casa d'altrui!
 
Je n'avais là-dessus qu'un parti à prendre, c'était de réclamer mon
ouvrage, puisqu'on m'en ôtait le prix convenu. J'écrivis pour cet effet à M.
d'Argenson qui avait le département de l'Opéra; et je joignis à ma lettre un
mémoire qui était sans réplique, et qui demeura sans réponse et sans effet,
ainsi que ma lettre. Le silence de cet homme injuste me resta sur le coeur,
et ne contribua pas à augmenter l'estime très médiocre que j'eus toujours
pour son caractère et pour ses talents. C'est ainsi qu'on a gardé ma pièce à
l'Opéra, en me frustrant du prix pour lequel je l'avais cédée. Du faible au
fort, ce serait voler; du fort au faible, c'est seulement s'approprier le
bien d'autrui.
 
Quant au produit pécuniaire de cet ouvrage, quoiqu'il ne m'ait pas
rapporté le quart de ce qu'il aurait rapporté dans les mains d'un autre, il
ne laissa pas d'être assez grand pour me mettre en état de subsister
plusieurs années, et suppléer à la copie, qui allait toujours assez mal.
J'eus cent louis du roi, cinquante de madame de Pompadour pour la
représentation de Belle-Vue, où elle fit elle-même le rôle de Colin,
cinquante de l'Opéra, et cinq cents francs de Pissot pour la gravure; en
sorte que cet intermède, qui ne me coûta que cinq ou six semaines de
travail, me rapporta presque autant d'argent, malgré mon malheur et ma
balourdise, que m'en a rapporté depuis l'Émile, qui m'avait coûté vingt ans
de méditation et trois ans de travail. Mais je payai bien l'aisance
pécuniaire où me mit cette pièce, par les chagrins infinis qu'elle m'attira:
elle fut le germe des secrètes jalousies qui n'ont éclaté que longtemps
après. Depuis son succès, je ne remarquai plus ni dans Grimm, ni dans
Diderot, ni dans presque aucun des gens de lettres de ma connaissance, cette
cordialité, cette franchise, ce plaisir de me voir, que j'avais cru trouver
en eux jusqu'alors. Dès que je paraissais chez le baron, la conversation
cessait d'être générale. On se rassemblait par petits pelotons, on se
chuchotait à l'oreille, et je restais seul sans savoir à qui parler.
J'endurai longtemps ce choquant abandon; et voyant que madame d'Holbach, qui
était douce et aimable, me recevait toujours bien, je supportais les
grossièretés de son mari, tant qu'elles furent supportables: mais un jour il
m'entreprit sans sujet, sans prétexte, et avec une telle brutalité, devant
Diderot, qui ne dit pas un mot, et devant Margency, qui m'a dit souvent
depuis lors avoir admiré la douceur et la modération de mes réponses,
qu'enfin chassé de chez lui par ce traitement indigne, je sortis, résolu de
n'y plus rentrer. Cela ne m'empêcha pas de parler toujours honorablement de
lui et de sa maison; tandis qu'il ne s'exprimait jamais sur mon compte qu'en
termes outrageants, méprisants, sans me désigner autrement que par ce petit
cuistre, et sans pouvoir cependant articuler aucun tort d'aucune espèce que
j'aie eu jamais avec lui, ni avec personne à qui il prît intérêt. Voilà
comment il finit par vérifier mes prédictions et mes craintes. Pour moi, je
crois que mesdits amis m'auraient pardonné de faire des livres, et
d'excellents livres, parce que cette gloire ne leur était pas étrangère;
mais qu'ils ne purent me pardonner d'avoir fait un opéra, ni les succès
brillants qu'eut cet ouvrage, parce qu'aucun d'eux n'était en état de courir
la même carrière, ni d'aspirer aux mêmes honneurs. Duclos seul, au-dessus de
cette jalousie, parut même augmenter d'amitié pour moi, et m'introduisit
chez mademoiselle Quinault, où je trouvai autant d'attentions, d'honnêtetés,
de caresses, que j'avais peu trouvé tout cela chez M. d'Holbach.
 
Tandis qu'on jouait le Devin du village à l'Opéra, il était aussi
question de son auteur à la Comédie française, mais un peu moins
heureusement. N'ayant pu, dans sept ou huit ans, faire jouer mon Narcisse
aux Italiens, je m'étais dégoûté de ce théâtre, par le mauvais jeu des
acteurs dans le français; et j'aurais bien voulu avoir fait passer ma pièce
aux Français, plutôt que chez eux. Je parlai de ce désir au comédien la
Noue, avec lequel j'avais fait connaissance, et qui, comme on sait, était
homme de mérite et auteur. Narcisse lui plut, il se chargea de le faire
jouer anonyme; et en attendant il me procura les entrées, qui me furent d'un
grand agrément, car j'ai toujours préféré le Théâtre-Français aux deux
autres. La pièce fut reçue avec applaudissement, et représentée sans qu'on
en nommât l'auteur; mais j'ai lieu de croire que les comédiens et bien
d'autres ne l'ignoraient pas. Les demoiselles Gaussin et Grandval jouaient
les rôles d'amoureuses; et quoique l'intelligence du tout fût manquée à mon
avis, on ne pouvait pas appeler cela une pièce absolument mal jouée.
Toutefois je fus surpris et touché de l'indulgence du public, qui eut la
patience de l'entendre tranquillement d'un bout à l'autre, et d'en souffrir
même une seconde représentation, sans donner le moindre signe d'impatience.
Pour moi, je m'ennuyai tellement à la première, que je ne pus tenir jusqu'à
la fin; et, sortant du spectacle, j'entrai au café de Procope, où je trouvai
Boissy et quelques autres, qui probablement s'étaient ennuyés comme moi. Là,
je dis hautement mon peccavi, m'avouant humblement ou fièrement l'auteur de
la pièce et en parlant comme tout le monde en pensait. Cet aveu public de
l'auteur d'une mauvaise pièce qui tombe fut fort admiré, et me parut très
peu pénible. J'y trouvai même un dédommagement d'amour-propre dans le
courage avec lequel il fut fait; et je crois qu'il y eut en cette occasion
plus d'orgueil à parler, qu'il n'y aurait eu de sotte honte à se taire.
Cependant, comme il était sûr que la pièce, quoique glacée à la
représentation, soutenait la lecture, je la fis imprimer; et dans la
préface, qui est un de mes bons écrits, je commençai de mettre à découvert
mes principes, un peu plus que je n'avais fait jusqu'alors.
 
J'eus bientôt occasion de les développer tout à fait dans un ouvrage de
plus grande importance; car ce fut, je pense, en cette année 1753, que parut
le programme de l'Académie de Dijon sur l'Origine de l'inégalité parmi les
hommes. Frappé de cette grande question, je fus surpris que cette académie
eût osé la proposer; mais puisqu'elle avait eu ce courage, je pouvais bien
avoir celui de la traiter, et je l'entrepris.
 
Pour méditer à mon aise ce grand sujet, je fis à Saint-Germain un
voyage de sept ou huit jours, avec Thérèse, notre hôtesse, qui était une
bonne femme, et une de ses amies. Je compte cette promenade pour une des
plus agréables de ma vie. Il faisait très beau; ces bonnes femmes se
chargèrent des soins et de la dépense; Thérèse s'amusait avec elles; et moi,
sans souci de rien, je venais m'égayer sans gêne aux heures des repas. Tout
le reste du jour, enfoncé dans la forêt, j'y cherchais, j'y trouvais l'image
des premiers temps, dont je traçais fièrement l'histoire; je faisais main
basse sur les petits mensonges des hommes; j'osais dévoiler à nu leur
nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l'ont défigurée, et
comparant l'homme de l'homme avec l'homme naturel, leur montrer dans son
perfectionnement prétendu la véritable source de ses misères. Mon âme,
exaltée par ces contemplations sublimes, s'élevait auprès de la Divinité; et
voyant de là mes semblables suivre, dans l'aveugle route de leurs préjugés,
celle de leurs erreurs, de leurs malheurs, de leurs crimes, je leur criais
d'une faible voix qu'ils ne pouvaient entendre: Insensés, qui vous plaignez
sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux vous viennent de vous!
 
De ces méditations résulta le Discours sur l'Inégalité, ouvrage qui fut
plus du goût de Diderot que tous mes autres écrits, et pour lequel ses
conseils me furent le plus utiles, mais qui ne trouva dans toute l'Europe
que peu de lecteurs qui l'entendissent, et aucun de ceux-là qui voulût en
parler. Il avait été fait pour concourir au prix: je l'envoyai donc, mais
sûr d'avance qu'il ne l'aurait pas, et sachant bien que ce n'est pas pour
des pièces de cette étoffe que sont fondés les prix des académies.
 
Cette promenade et cette occupation firent du bien à mon humeur et à ma
santé. Il y avait déjà plusieurs années que, tourmenté de ma rétention
d'urine, je m'étais livré tout à fait aux médecins, qui, sans alléger mon
mal, avaient épuisé mes forces et détruit mon tempérament. Au retour de
Saint-Germain, je me trouvai plus de forces et me sentis beaucoup mieux. Je
suivis cette indication, et, résolu de guérir ou mourir sans médecins et
sans remèdes, je leur dis adieu pour jamais, et je me mis à vivre au jour la
journée, restant coi quand je ne pouvais aller, et marchant sitôt que j'en
avais la force. Le train de Paris parmi les gens à prétentions était si peu
de mon goût; les cabales des gens de lettres, leurs honteuses querelles,
leur peu de bonne foi dans leurs livres, leurs airs tranchants dans le monde
m'étaient si odieux, si antipathiques, je trouvais si peu de douceur,
d'ouverture de coeur, de franchise dans le commerce même de mes amis, que,
rebuté de cette vie tumultueuse, je commençais à soupirer ardemment après le
séjour de la campagne; et, ne voyant pas que mon métier me permît de m'y
établir, j'y courais du moins passer les heures que j'avais de libres.
Pendant plusieurs mois, d'abord après mon dîner j'allais me promener seul au
bois de Boulogne, méditant des sujets d'ouvrages, et je ne revenais qu'à la
nuit.
 
Gauffecourt, avec lequel j'étais alors extrêmement lié, se voyant
obligé d'aller à Genève pour son emploi, me proposa ce voyage: j'y
consentis. Je n'étais pas assez bien pour me passer des soins de la
gouverneuse: il fut décidé qu'elle serait du voyage, que sa mère garderait
la maison; et, tous nos arrangements pris, nous partîmes tous trois ensemble
le 1er juin 1754.
 
Je dois noter ce voyage comme l'époque de la première expérience qui,
jusqu'à l'âge de quarante-deux ans que j'avais alors, ait porté atteinte au
naturel pleinement confiant avec lequel j'étais né, et auquel je m'étais
toujours livré sans réserve et sans inconvénient. Nous avions un carrosse
bourgeois qui nous menait, avec les mêmes chevaux, à très petites journées.
Je descendais et marchais souvent à pied. A peine étions-nous à la moitié de
notre route, que Thérèse marqua la plus grande répugnance à rester seule
dans la voiture avec Gauffecourt, et que quand, malgré ses prières, je
voulais descendre, elle descendait et marchait aussi. Je la grondai
longtemps de ce caprice, et même je m'y opposai tout à fait, jusqu'à ce
qu'elle se vît forcée enfin à m'en déclarer la cause. Je crus rêver, je
tombai des nues, quand j'appris que mon ami M. de Gauffecourt, âgé de plus
de soixante ans, podagre, impotent, usé de plaisirs et de jouissances,
travaillait depuis notre départ à corrompre une personne qui n'était plus ni
belle ni jeune, qui appartenait à son ami; et cela par les moyens les plus
bas, les plus honteux, jusqu'à lui présenter sa bourse, jusqu'à tenter de
l'émouvoir par la lecture d'un livre abominable, et par la vue des figures
infâmes dont il était plein. Thérèse, indignée, lui lança une fois son
vilain livre par la portière; et j'appris que, le premier jour, une violente
migraine m'ayant fait aller coucher sans souper, il avait employé tout le
temps de ce tête-à-tête à des tentatives et des manoeuvres plus dignes d'un
satyre et d'un bouc que d'un honnête homme auquel j'avais confié ma compagne
et moi-même. Quelle surprise! quel serrement de coeur tout nouveau pour moi!
Moi qui jusqu'alors avais cru l'amitié inséparable de tous les sentiments
aimables et nobles qui font tout son charme, pour la première fois de ma vie
je me vois forcé de l'allier au dédain, et d'ôter ma confiance et mon estime
à un homme que j'aime et dont je me crois aimé! Le malheureux me cachait sa
turpitude. Pour ne pas exposer Thérèse, je me vis forcé de lui cacher mon
mépris, et de recéler au fond de mon coeur des sentiments qu'il ne devait
pas connaître. Douce et sainte illusion de l'amitié! Gauffecourt leva le
premier ton voile à mes yeux. Que de mains cruelles l'ont empêché depuis
lors de retomber!
 
A Lyon je quittai Gauffecourt, pour prendre ma route par la Savoie, ne
pouvant me résoudre à passer derechef si près de maman sans la revoir. Je la
revis... Dans quel état, mon Dieu! Quel avilissement! Que lui restait-il de
sa vertu première? Était-ce la même madame de Warens, jadis si brillante, à
qui le curé Pontverre m'avait adressé? Que mon coeur fut navré! Je ne vis
plus pour elle d'autres ressources que de se dépayser. Je lui réitérai
vivement et vainement les instances que je lui avais faites plusieurs fois
dans mes lettres, de venir vivre paisiblement avec moi, qui voulais
consacrer mes jours et ceux de Thérèse à rendre les siens heureux. Attachée
à sa pension, dont cependant, quoique exactement payée, elle ne tirait plus
rien depuis longtemps, elle ne m'écouta pas. Je lui fis encore quelque
légère part de ma bourse, bien moins que je n'aurais dû, bien moins que je
n'aurais fait, si je n'eusse été parfaitement sûr qu'elle n'en profiterait
pas d'un sou. Durant mon séjour à Genève elle fit un voyage en Chablais, et
vint me voir à Grange-Canal. Elle manquait d'argent pour achever son voyage;
je n'avais pas sur moi ce qu'il fallait pour cela; je le lui envoyai une
heure après par Thérèse. Pauvre maman! Que je dise encore ce trait de son
coeur. Il ne lui restait pour dernier bijou qu'une petite bague; elle l'ôta
de son doigt pour la mettre à celui de Thérèse, qui la remit à l'instant au
sien, en baisant cette noble main qu'elle arrosa de ses pleurs. Ah! c'était
alors le moment d'acquitter ma dette. Il fallait tout quitter pour la
suivre, m'attacher à elle jusqu'à sa dernière heure, et partager son sort,
quel qu'il fût. Je n'en fis rien. Distrait par un autre attachement, je
sentis relâcher le mien pour elle, faute d'espoir de pouvoir le lui rendre
utile. Je gémis sur elle et ne la suivis pas. De tous les remords que j'ai
sentis en ma vie, voilà le plus vif et le plus permanent. Je méritai par là
les châtiments terribles qui depuis lors n'ont cessé de m'accabler;
puissent-ils avoir expié mon ingratitude! Elle fut dans ma conduite; mais
elle a trop déchiré mon coeur pour que jamais ce coeur ait été celui d'un
ingrat.
 
Avant mon départ de Paris, j'avais esquissé la dédicace de mon Discours
sur l'Inégalité. Je l'achevai à Chambéri, et la datai du même lieu, jugeant
qu'il était mieux, pour éviter toute chicane, de ne la dater ni de France ni
de Genève. Arrivé dans cette ville, je me livrai à l'enthousiasme
républicain qui m'y avait amené. Cet enthousiasme augmenta par l'accueil que
j'y reçus. Fêté, caressé dans tous les états, je me livrai tout entier au
zèle patriotique, et, honteux d'être exclu de mes droits de citoyen par la
profession d'un autre culte que celui de mes pères, je résolus de reprendre
ouvertement ce dernier. Je pensais que l'Évangile étant le même pour tous
les chrétiens, et le fond du dogme n'étant différent qu'en ce qu'on se
mêlait d'expliquer ce qu'on ne pouvait entendre, il appartenait en chaque
pays au seul souverain de fixer et le culte et ce dogme inintelligible, et
qu'il était par conséquent du devoir du citoyen d'admettre le dogme et de
suivre le culte prescrit par la loi. La fréquentation des encyclopédistes,
loin d'ébranler ma foi, l'avait affermie par mon aversion naturelle pour la
dispute et pour les partis. L'étude de l'homme et de l'univers m'avait
montré partout les causes finales et l'intelligence qui les dirigeait. La
lecture de la Bible, et surtout de l'Évangile, à laquelle je m'appliquais
depuis quelques années, m'avait fait mépriser les basses et sottes
interprétations que donnaient à Jésus-Christ les gens les moins dignes de
l'entendre. En un mot, la philosophie, en m'attachant à l'essentiel de la
religion, m'avait détaché de ce fatras de petites formules dont les hommes
l'ont offusquée. Jugeant qu'il n'y avait pas pour un homme raisonnable deux
manières d'être chrétien, je jugeais aussi que tout ce qui est forme et
discipline était, dans chaque pays, du ressort des lois. De ce principe si
sensé, si social, si pacifique, qui m'a attiré de si cruelles persécutions,
il s'ensuivait que, voulant être citoyen, je devais être protestant, et
rentrer dans le culte établi dans mon pays. Je m'y déterminai; je me soumis
même aux instructions du pasteur de la paroisse où je logeais, laquelle
était hors de la ville. Je désirai seulement de n'être pas obligé de
paraître en consistoire. L'édit ecclésiastique cependant y était formel; on
voulut bien y déroger en ma faveur, et l'on nomma une commission de cinq ou
six membres pour recevoir en particulier ma profession de foi.
Malheureusement le ministre Perdriau, homme aimable et doux, avec qui
j'étais lié, s'avisa de me dire qu'on se réjouissait de m'entendre parler
dans cette petite assemblée. Cette attente m'effraya si fort, qu'ayant
étudié jour et nuit, pendant trois semaines, un petit discours que j'avais
préparé, je me troublai lorsqu'il fallut le réciter, au point de n'en
pouvoir pas dire un seul mot, et je fis dans cette conférence le rôle du
plus sot écolier. Les commissaires parlaient pour moi; je répondais bêtement
oui et non; ensuite je fus admis à la communion et réintégré dans mes droits
de citoyen: je fus inscrit comme tel dans le rôle des gardes que payent les
seuls citoyens et bourgeois, et j'assistais à un conseil général
extraordinaire, pour recevoir le serment du syndic Mussard. Je fus si touché
des bontés que me témoignèrent en cette occasion le conseil, le consistoire,
et des procédés obligeants et honnêtes de tous les magistrats, ministres et
citoyens, que, pressé par le bonhomme Deluc, qui m'obsédait sans cesse, et
encore plus par mon propre penchant, je ne songeai à retourner à Paris que
pour dissoudre mon ménage, mettre en règle mes petites affaires, placer
madame le Vasseur et son mari, ou pourvoir à leur subsistance, et revenir
avec Thérèse m'établir à Genève pour le reste de mes jours.
 
Cette résolution prise, je fis trêve aux affaires sérieuses pour
m'amuser avec mes amis jusqu'au temps de mon départ. De tous ces amusements,
celui qui me plut davantage fut une promenade autour du lac, que je fis en
bateau avec Deluc père, sa bru, ses deux fils et ma Thérèse. Nous mîmes sept
jours à cette tournée, par le plus beau temps du monde. J'en gardai le vif
souvenir des sites qui m'avaient frappé à l'autre extrémité du lac, et dont
je fis la description quelques années après dans la Nouvelle Héloïse.
 
Les principales liaisons que je fis à Genève, outre les Deluc, dont
j'ai parlé, furent le jeune ministre Vernes, que j'avais déjà connu à Paris,
et dont j'augurais mieux qu'il n'a valu dans la suite; M. Perdriau, alors
pasteur de campagne, aujourd'hui professeur de belles-lettres, dont la
société pleine de douceur et d'aménité me sera toujours regrettable,
quoiqu'il ait cru du bel air de se détacher de moi; M. Jalabert, alors
professeur de physique, depuis conseiller et syndic, auquel je lus mon
Discours sur l'Inégalité, mais non pas la dédicace, et qui en parut
transporté; le professeur Lullin, avec lequel, jusqu'à sa mort, je suis
resté en correspondance, et qui m'avait même chargé d'emplettes de livres
pour la Bibliothèque; le professeur Vernet, qui me tourna le dos, comme tout
le monde, après que je lui eus donné des preuves d'attachement et de
confiance qui l'auraient dû toucher, si un théologien pouvait être touché de
quelque chose; Chappuis, commis et successeur de Gauffecourt, qu'il voulut
supplanter, et qui bientôt fut supplanté lui-même; Marcet de Mézières,
ancien ami de mon père, et qui s'était montré le mien; mais qui, après avoir
jadis bien mérité de la patrie, s'étant fait auteur dramatique et prétendant
aux deux-cents, changea de maximes et devint ridicule avant sa mort. Mais
celui de tous dont j'attendis davantage fut Moultou, jeune homme de la plus
grande espérance par ses talents, par son esprit plein de feu, que j'ai
toujours aimé, quoique sa conduite à mon égard ait été souvent équivoque, et
qu'il ait des liaisons avec mes plus cruels ennemis, mais qu'avec tout cela
je ne puis m'empêcher de regarder encore comme appelé à être un jour le
défenseur de ma mémoire, et le vengeur de son ami.
 
Au milieu de ces dissipations, je ne perdis ni le goût ni l'habitude de
mes promenades solitaires, et j'en faisais souvent d'assez grandes sur les
bords du lac, durant lesquelles ma tête, accoutumée au travail, ne demeurait
pas oisive. Je digérais le plan déjà formé de mes Institutions politiques,
dont j'aurai bientôt à parler; je méditais une Histoire du Valais, un plan
de tragédie en prose, dont le sujet, qui n'était pas moins que Lucrèce, ne
m'ôtait pas l'espoir d'atterrer les rieurs, quoique j'osasse laisser
paraître encore cette infortunée, quand elle ne le peut plus, sur aucun
théâtre français. Je m'essayais en même temps sur Tacite, et je traduisis le
premier livre de son Histoire, qu'on trouvera parmi mes papiers.
 
Après quatre mois de séjour à Genève, je retournai au mois d'octobre à
Paris, et j'évitai de passer par Lyon, pour ne pas me retrouver en route
avec Gauffecourt. Comme il entrait dans mes arrangements de ne revenir à
Genève que le printemps prochain, je repris pendant l'hiver mes habitudes et
mes occupations, dont la principale fut de voir les épreuves de mon Discours
sur l'Inégalité, que je faisais imprimer en Hollande par le libraire Rey,
dont je venais de faire la connaissance à Genève. Comme cet ouvrage était
dédié à la république, et que cette dédicace pouvait ne pas plaire au
conseil, je voulais attendre l'effet qu'elle ferait à Genève, avant que d'y
retourner. Cet effet ne me fut pas favorable; et cette dédicace, que le plus
pur patriotisme m'avait dictée, ne fit que m'attirer des ennemis dans le
conseil, et des jaloux dans la bourgeoisie. M. Chouet, alors premier syndic,
m'écrivit une lettre honnête, mais froide, qu'on trouvera dans mes recueils,
liasse A, no 3. Je reçus des particuliers, entre autres de Deluc et de
Jalabert, quelques compliments; et ce fut là tout: je ne vis point qu'aucun
Genevois me sût un vrai gré du zèle de coeur qu'on sentait dans cet ouvrage.
Cette indifférence scandalisa tous ceux qui la remarquèrent. Je me souviens
que, dînant un jour à Clichy chez madame Dupin, avec Crommelin, résident de
la république, et avec M. de Mairan, celui-ci dit en pleine table que le
conseil me devait un présent et des honneurs publics pour cet ouvrage, et
qu'il se déshonorait s'il y manquait. Crommelin, qui était un petit homme
noir et bassement méchant, n'osa rien répondre en ma présence, mais il fit
une grimace effroyable qui fit sourire madame Dupin. Le seul avantage que me
procura cet ouvrage, outre celui d'avoir satisfait mon coeur, fut le titre
de citoyen, qui me fut donné par mes amis, puis par le public à leur
exemple, et que j'ai perdu dans la suite, pour l'avoir trop bien mérité.
 
Ce mauvais succès ne m'aurait pas détourné d'exécuter ma retraite à
Genève, si des motifs plus puissants sur mon coeur n'y avaient pas concouru.
M. d'Épinay, voulant ajouter une aile qui manquait au château de la
Chevrette, faisait une dépense immense pour l'achever. Étant allé voir un
jour, avec madame d'Épinay, ces ouvrages, nous poussâmes notre promenade un
quart de lieue plus loin, jusqu'au réservoir des eaux du parc, qui touchait
la forêt de Montmorency, et où était un joli potager, avec une petite loge
fort délabrée, qu'on appelait l'Ermitage. Ce lieu solitaire et très agréable
m'avait frappé quand je le vis pour la première fois, avant mon voyage à
Genève. Il m'était échappé de dire dans mon transport: Ah! madame, quelle
habitation délicieuse! Voilà un asile tout fait pour moi. Madame d'Épinay ne
releva pas beaucoup mon discours; mais à ce second voyage je fus tout
surpris de trouver, au lieu de la vieille masure, une petite maison presque
entièrement neuve, fort bien distribuée, et très logeable pour un petit
ménage de trois personnes. Madame d'Épinay avait fait faire cet ouvrage en
silence et à très peu de frais, en détachant quelques matériaux et quelques
ouvriers de ceux du château. Au second voyage, elle me dit, en voyant ma
surprise: Mon ours, voilà votre asile; c'est vous qui l'avez choisi, c'est
l'amitié qui vous l'offre; j'espère qu'elle vous ôtera la cruelle idée de
vous éloigner de moi. Je ne crois pas avoir été de mes jours plus vivement,
plus délicieusement ému; je mouillai de pleurs la main bienfaisante de mon
amie, et si je ne fus pas vaincu dès cet instant même, je fus extrêmement
ébranlé. Madame d'Épinay, qui ne voulait pas en avoir le démenti, devint si
pressante, employa tant de moyens, tant de gens pour me circonvenir, jusqu'à
gagner pour cela madame le Vasseur et sa fille, qu'enfin elle triompha de
mes résolutions. Renonçant au séjour de ma patrie, je résolus, je promis
d'habiter l'Ermitage; et, en attendant que le bâtiment fût sec, elle prit le
soin d'en préparer les meubles, en sorte que tout fut prêt pour y entrer le
printemps suivant.
 
Une chose qui aida beaucoup à me déterminer fut l'établissement de
Voltaire auprès de Genève. Je compris que cet homme y ferait révolution; que
j'irais retrouver dans ma patrie le ton, les airs, les moeurs qui me
chassaient de Paris; qu'il me faudrait batailler sans cesse, et que je
n'aurais d'autre choix dans ma conduite que celui d'être un pédant
insupportable ou un lâche et mauvais citoyen. La lettre que Voltaire
m'écrivit sur mon dernier ouvrage me donna lieu d'insinuer mes craintes dans
ma réponse; l'effet qu'elle produisit les confirma. Dès lors je tins Genève
perdue, et je ne me trompai pas. J'aurais dû peut-être aller faire tête à
l'orage, si je m'en étais senti le talent. Mais qu'eussé-je fait seul,
timide et parlant très mal, contre un homme arrogant, opulent, étayé du
crédit des grands, d'une brillante faconde, et déjà l'idole des femmes et
des jeunes gens? Je craignis d'exposer inutilement au péril mon courage: je
n'écoutai que mon naturel paisible, que mon amour du repos, qui, s'il me
trompa, me trompe encore aujourd'hui sur le même article. En me retirant à
Genève, j'aurais pu m'épargner de grands malheurs à moi-même; mais je doute
qu'avec tout mon zèle ardent et patriotique j'eusse fait rien de grand et
d'utile pour mon pays.
 
Tronchin, qui, dans le même temps à peu près, fut s'établir à Genève,
vint quelque temps après à Paris faire le saltimbanque, et en emporta des
trésors. A son arrivée, il me vint voir avec le chevalier de Jaucourt.
Madame d'Épinay souhaitait fort de le consulter en particulier, mais la
presse n'était pas facile à percer. Elle eut recours à moi. J'engageai
Tronchin à l'aller voir. Ils commencèrent ainsi, sous mes auspices, des
liaisons qu'ils resserrèrent ensuite à mes dépens. Telle a toujours été ma
destinée: sitôt que j'ai rapproché l'un de l'autre deux amis que j'avais
séparément, ils n'ont jamais manqué de s'unir contre moi. Quoique, dans le
complot que formaient dès lors les Tronchin d'asservir leur patrie, ils
dussent tous me haïr mortellement, le docteur pourtant continua longtemps à
me témoigner de la bienveillance. Il m'écrivit même après mon retour à
Genève, pour m'y proposer la place de bibliothécaire honoraire. Mais mon
parti était pris, et cette offre ne m'ébranla pas.
 
Je retournai dans ce temps-là chez M. d'Holbach. L'occasion en avait
été la mort de sa femme, arrivée, ainsi que celle de madame Francueil,
durant mon séjour à Genève. Diderot, en me la marquant, me parla de la
profonde affliction du mari. Sa douleur émut mon coeur. Je regrettais
moi-même cette aimable femme. J'écrivis sur ce sujet à M. d'Holbach. Ce
triste événement me fit oublier tous ses torts, et lorsque je fus de retour
de Genève, et qu'il fut de retour lui-même d'un tour de France qu'il avait
fait pour se distraire, avec Grimm et d'autres amis, j'allai le voir, et je
continuai, jusqu'à mon départ pour l'Ermitage. Quand on sut dans sa coterie
que madame d'Épinay, qu'il ne voyait point encore, m'y préparait un
logement, les sarcasmes tombèrent sur moi comme la grêle, fondés sur ce
qu'ayant besoin de l'encens et des amusements de la ville, je ne
soutiendrais pas la solitude seulement quinze jours. Sentant en moi ce qu'il
en était, je laissai dire, et j'allai mon train. M. d'Holbach ne laissa pas
de m'être utile pour placer le vieux bonhomme le Vasseur, qui avait plus de
quatre-vingts ans, et dont sa femme, qui s'en sentait surchargée, ne cessait
de me prier de la débarrasser. Il fut mis dans une maison de charité, où
l'âge et le regret de se voir loin de sa famille le mirent au tombeau
presque en arrivant. Sa femme et ses autres enfants le regrettèrent peu;
mais Thérèse, qui l'aimait tendrement, n'a jamais pu se consoler de sa
perte, et d'avoir souffert que, si près de son terme, il allât loin d'elle
achever ses jours.
 
J'eus à peu près dans le même temps une visite à laquelle je ne
m'attendais guère, quoique ce fût une bien ancienne connaissance. Je parle
de mon ami Venture, qui vint me surprendre un beau matin, lorsque je ne
pensais à rien moins. Un autre homme était avec lui. Qu'il me parût changé!
Au lieu de ses anciennes grâces, je ne lui trouvai plus qu'un air crapuleux
qui m'empêcha de m'épanouir avec lui. Ou mes yeux n'étaient plus les mêmes,
ou la débauche avait abruti son esprit, ou tout son premier éclat tenait à
celui de la jeunesse, qu'il n'avait plus. Je le vis presque avec
indifférence, et nous nous séparâmes assez froidement. Mais quand il fut
parti, le souvenir de nos anciennes liaisons me rappela si vivement celui de
mes jeunes ans, si doucement, si sagement consacrés à cette femme angélique
qui maintenant n'était guère moins changée que lui, les petites anecdotes de
cet heureux temps, la romanesque journée de Toune, passée avec tant
d'innocence et de jouissance entre ces deux charmantes filles dont une main
baisée avait été l'unique faveur, et qui, malgré cela, m'avait laissé des
regrets si vifs, si touchants, si durables; tous ces ravissants délires d'un
jeune coeur, que j'avais sentis alors dans toute leur force, et dont je
croyais le temps passé pour jamais; toutes ces tendres réminiscences me
firent verser des larmes sur ma jeunesse écoulée et sur ses transports
désormais perdus pour moi. Ah! combien j'en aurais versé sur leur retour
tardif et funeste, si j'avais prévu les maux qu'il m'allait coûter!
 
Avant de quitter Paris, j'eus, durant l'hiver qui précéda ma retraite,
un plaisir bien selon mon coeur, et que je goûtai dans toute sa pureté.
Palissot, académicien de Nanci, connu par quelques drames, venait d'en
donner un à Lunéville, devant le roi de Pologne. Il crut apparemment faire
sa cour en jouant, dans ce drame, un homme qui avait osé se mesurer avec le
roi la plume à la main. Stanislas, qui était généreux et qui n'aimait pas la
satire, fut indigné qu'on osât ainsi personnaliser en sa présence. M. le
comte de Tressan écrivit, par l'ordre de ce prince, à d'Alembert et à moi,
pour m'informer que l'intention de Sa Majesté était que le sieur Palissot
fût chassé de son académie. Ma réponse fut une vive prière à M. de Tressan
d'intercéder auprès du roi de Pologne pour obtenir la grâce du sieur
Palissot. La grâce fut accordée; et M. de Tressan, en me le marquant au nom
du roi, ajouta que ce fait serait inscrit sur les registres de l'académie.
Je répliquai que c'était moins accorder une grâce que perpétuer un
châtiment. Enfin j'obtins, à force d'instances, qu'il ne serait fait mention
de rien dans les registres, et qu'il ne resterait aucune trace publique de
cette affaire. Tout cela fut accompagné, tant de la part du roi que de celle
de M. de Tressan, de témoignages d'estime et de considération dont je fus
extrêmement flatté; et je sentis en cette occasion que l'estime des hommes
qui en sont si dignes eux-mêmes produit dans l'âme un sentiment bien plus
doux et plus noble que celui de la vanité. J'ai transcrit dans mon recueil
les lettres de M. de Tressan avec mes réponses, et l'on en trouvera les
originaux dans la liasse A, nos 9, 10 et 11.
 
Je sens bien que si jamais ces mémoires parviennent à voir le jour, je
perpétue ici moi-même le souvenir d'un fait dont je voulais effacer la
trace; mais j'en transmets bien d'autres malgré moi. Le grand objet de mon
entreprise, toujours présent à mes yeux, l'indispensable devoir de la
remplir dans toute son étendue, ne m'en laisseront point détourner par de
plus faibles considérations qui m'écarteraient de mon but. Dans l'étrange,
dans l'unique situation où je me trouve, je me dois trop à la vérité pour
devoir rien de plus à autrui. Pour me bien connaître, il faut me connaître
dans tous mes rapports, bons et mauvais. Mes confessions sont nécessairement
liées avec celles de beaucoup de gens: je fais les unes et les autres avec
la même franchise en tout ce qui se rapporte à moi, ne croyant devoir à qui
que ce soit plus de ménagements que je n'en ai pour moi-même, et voulant
toutefois en avoir beaucoup plus. Je veux être toujours juste et vrai, dire
d'autrui le bien tant qu'il me sera possible, ne dire jamais que le mal qui
me regarde, et qu'autant que j'y suis forcé. Qui est-ce qui, dans l'état où
l'on m'a mis, a droit d'exiger de moi davantage? Mes Confessions ne sont
point faites pour paraître de mon vivant, ni de celui des personnes
intéressées. Si j'étais le maître de ma destinée et de celle de cet écrit,
il ne verrait le jour que longtemps après ma mort et la leur. Mais les
efforts que la terreur de la vérité fait faire à mes puissants oppresseurs
pour en effacer les traces me forcent à faire, pour les conserver, tout ce
que me permettent le droit le plus exact et la plus sévère justice. Si ma
mémoire devait s'éteindre avec moi, plutôt que de compromettre personne, je
souffrirais un opprobre injuste et passager sans murmure; mais puisque enfin
mon nom doit vivre, je dois tâcher de transmettre avec lui le souvenir de
l'homme infortuné qui le porta, tel qu'il fut réellement, et non tel que
d'injustes ennemis travaillent sans relâche à le peindre.
 
 
 
== LIVRE NEUVIÈME ==
 
1756
 
L'impatience d'habiter l'Ermitage ne me permit pas d'attendre le retour
de la belle saison; et sitôt que mon logement fut prêt, je me hâtai de m'y
rendre, aux grandes huées de la coterie holbachique, qui prédisait hautement
que je ne supporterais pas trois mois de solitude, et qu'on me verrait dans
peu revenir avec ma courte honte, vivre comme eux à Paris. Pour moi, qui
depuis quinze ans hors de mon élément, me voyais près d'y rentrer, je ne
faisais pas même attention à leurs plaisanteries. Depuis que je m'étais,
malgré moi, jeté dans le monde, je n'avais cessé de regretter mes chères
Charmettes, et la douce vie que j'y avais menée. Je me sentais fait pour la
retraite et la campagne; il m'était impossible de vivre heureux ailleurs: à
Venise, dans le train des affaires publiques, dans la dignité d'une espèce
de représentation, dans l'orgueil des projets d'avancement; à Paris, dans le
tourbillon de la grande société, dans la sensualité des soupers, dans
l'éclat des spectacles, dans la fumée de la gloriole, toujours mes bosquets,
mes ruisseaux, mes promenades solitaires, venaient, par leur souvenir, me
distraire, me contrister, m'arracher des soupirs et des désirs. Tous les
travaux auxquels j'avais pu m'assujettir, tous les projets d'ambition, qui,
par accès, avaient animé mon zèle, n'avaient d'autre but que d'arriver un
jour à ces bienheureux loisirs champêtres, auxquels en ce moment je me
flattais de toucher. Sans m'être mis dans l'honnête aisance que j'avais cru
seule pouvoir m'y conduire, je jugeais, par ma situation particulière, être
en état de m'en passer, et pouvoir arriver au même but par un chemin tout
contraire. Je n'avais pas un sou de rente: mais j'avais un nom, des talents;
j'étais sobre, et je m'étais ôté les besoins les plus dispendieux, tous ceux
de l'opinion. Outre cela, quoique paresseux, j'étais laborieux cependant
quand je voulais l'être; et ma paresse était moins celle d'un fainéant, que
celle d'un homme indépendant, qui n'aime à travailler qu'à son heure. Mon
métier de copiste de musique n'était ni brillant ni lucratif; mais il était
sûr. On me savait gré dans le monde d'avoir eu le courage de le choisir. Je
pouvais compter que l'ouvrage ne me manquerait pas, et il pouvait me suffire
pour vivre, en bien travaillant. Deux mille francs qui me restaient du
produit du Devin du village et de mes autres écrits, me faisaient une avance
pour n'être pas à l'étroit; et plusieurs ouvrages que j'avais sur le métier
me promettaient, sans rançonner les libraires, des suppléments suffisants
pour travailler à mon aise, sans m'excéder, et même en mettant à profit les
loisirs de la promenade. Mon petit ménage, composé de trois personnes, qui
toutes s'occupaient utilement, n'était pas d'un entretien fort coûteux.
Enfin mes ressources, proportionnées à mes besoins et à mes désirs,
pouvaient raisonnablement me promettre une vie heureuse et durable dans
celle que mon inclination m'avait fait choisir.
 
J'aurais pu me jeter tout à fait du côté le plus lucratif; et au lieu
d'asservir ma plume à la copie, la dévouer entière à des écrits qui, du vol
que j'avais pris et que je me sentais en état de soutenir, pouvaient me
faire vivre dans l'abondance et même dans l'opulence, pour peu que j'eusse
voulu joindre des manoeuvres d'auteur au soin de publier de bons livres.
Mais je sentais qu'écrire pour avoir du pain eût bientôt étouffé mon génie
et tué mon talent, qui était moins dans ma plume que dans mon coeur, et né
uniquement d'une façon de penser élevée et fière, qui seul pouvait le
nourrir. Rien de vigoureux, rien de grand ne peut partir d'une plume toute
vénale. La nécessité, l'avidité peut-être, m'eût fait faire plus vite que
bien. Si le besoin du succès ne m'eût pas plongé dans les cabales, il m'eût
fait chercher à dire moins des choses utiles et vraies, que des choses qui
plussent à la multitude; et d'un auteur distingué que je pouvais être, je
n'aurais été qu'un barbouilleur de papier. Non, non: j'ai toujours senti que
l'état d'auteur n'était, ne pouvait être illustre et respectable, qu'autant
qu'il n'était pas un métier. Il est trop difficile de penser noblement,
quand on ne pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes
vérités, il ne faut pas dépendre de son succès. Je jetais mes livres dans le
public avec la certitude d'avoir parlé pour le bien commun, sans aucun souci
du reste. Si l'ouvrage était rebuté, tant pis pour ceux qui n'en voulaient
pas profiter. Pour moi, je n'avais pas besoin de leur approbation pour
vivre. Mon métier pouvait me nourrir, si mes livres ne se vendaient pas; et
voilà précisément ce qui les faisait vendre.
 
Ce fut le 9 avril 1756 que je quittai la ville pour n'y plus habiter,
car je ne compte pas pour habitation quelques courts séjours que j'ai faits
depuis, tant à Paris qu'à Londres et dans d'autres villes, mais toujours de
passage, ou toujours malgré moi. Madame d'Épinay vint nous prendre tous
trois dans son carrosse; son fermier vint charger mon petit bagage, et je
fus installé dès le même jour. Je trouvai ma petite retraite arrangée et
meublée simplement, mais proprement, et même avec goût. La main qui avait
donné ses soins à cet ameublement le rendait à mes yeux d'un prix
inestimable, et je trouvais délicieux d'être l'hôte de mon amie, dans une
maison de mon choix, qu'elle avait bâtie exprès pour moi.
 
Quoiqu'il fît froid et qu'il y eût même encore de la neige, la terre
commençait à végéter; on voyait des violettes et des primevères, les
bourgeons des arbres commençaient à poindre, et la nuit même de mon arrivée
fut marquée par le premier chant du rossignol, qui se fit entendre presque à
ma fenêtre, dans un bois qui touchait la maison. Après un léger sommeil,
oubliant à mon réveil ma transplantation, je me croyais encore dans la rue
de Grenelle, quand tout à coup ce ramage me fit tressaillir, et je m'écriai
dans mon transport: Enfin tous mes voeux sont accomplis. Mon premier soin
fut de me livrer à l'impression des objets champêtres dont j'étais entouré.
Au lieu de commencer à m'arranger dans mon logement, je commençai par
m'arranger pour mes promenades, et il n'y eut pas un sentier, pas un
taillis, pas un bosquet, pas un réduit autour de ma demeure que je n'eusse
parcouru dès le lendemain. Plus j'examinais cette charmante retraite, plus
je la sentais faite pour moi. Ce lieu solitaire plutôt que sauvage me
transportait en idée au bout du monde. Il avait de ces beautés touchantes
qu'on ne trouve guère auprès des villes; et jamais, en s'y trouvant
transporté tout d'un coup, on n'eût pu se croire à quatre lieues de Paris.
 
Après quelques jours livrés à mon délire champêtre, je songeai à ranger
mes paperasses et à régler mes occupations. Je destinai, comme j'avais
toujours fait, mes matinées à la copie, et mes après-dînées à la promenade,
muni de mon petit livret blanc et de mon crayon: car n'ayant jamais pu
écrire et penser à mon aise que sub dio, je n'étais pas tenté de changer de
méthode, et je comptais bien que la forêt de Montmorency, qui était presque
à ma porte, serait désormais mon cabinet de travail. J'avais plusieurs
écrits commencés; j'en fis la revue. J'étais assez magnifique en projets;
mais dans les tracas de la ville, l'exécution jusqu'alors avait marché
lentement. J'y comptais mettre un peu plus de diligence quand j'aurais moins
de distraction. Je crois avoir assez bien rempli cette attente; et, pour un
homme souvent malade, souvent à la Chevrette, à Épinay, à Eaubonne, au
château de Montmorency, souvent obsédé chez lui de curieux désoeuvrés, et
toujours occupé la moitié de la journée à la copie, si l'on compte et mesure
les écrits que j'ai faits dans les six ans que j'ai passés tant à l'Ermitage
qu'à Montmorency, l'on trouvera, je m'assure, que si j'ai perdu mon temps
durant cet intervalle, ce n'a pas été du moins dans l'oisiveté.
 
Des divers ouvrages que j'avais sur le chantier, celui que je méditais
depuis longtemps, dont je m'occupais avec le plus de goût, auquel je voulais
travailler toute ma vie, et qui devait, selon moi, mettre le sceau à ma
réputation, était mes Institutions politiques. Il y avait treize à quatorze
ans que j'en avais conçu la première idée, lorsque, étant à Venise, j'avais
eu quelque occasion de remarquer les défauts de ce gouvernement si vanté.
Depuis lors mes vues s'étaient beaucoup étendues par l'étude historique de
la morale. J'avais vu que tout tenait radicalement à la politique, et que,
de quelque façon qu'on s'y prît, aucun peuple ne serait que ce que la nature
de son gouvernement le ferait être; ainsi cette grande question du meilleur
gouvernement possible me paraissait se réduire à celle-ci: Quelle est la
nature du gouvernement propre à former le peuple le plus vertueux, le plus
éclairé, le plus sage, le meilleur enfin, à prendre ce mot dans son plus
grand sens? J'avais cru voir que cette question tenait de bien près à cette
autre-ci, si même elle en était différente: Quel est le gouvernement qui,
par sa nature, se tient toujours le plus près de la loi? De là, qu'est-ce
que la loi? et une chaîne de questions de cette importance. Je voyais que
tout cela me menait à de grandes vérités, utiles au bonheur du genre humain,
mais surtout à celui de ma patrie, où je n'avais pas trouvé, dans le voyage
que je venais d'y faire, les notions des lois et de la liberté assez justes
ni assez nettes, à mon gré; et j'avais cru cette manière indirecte de les
leur donner la plus propre à ménager l'amour-propre de ses membres, et à me
faire pardonner d'avoir pu voir là-dessus un peu plus loin qu'eux.
 
Quoiqu'il y eût déjà cinq ou six ans que je travaillais à cet ouvrage,
il n'était encore guère avancé. Les livres de cette espèce demandent de la
méditation, du loisir, de la tranquillité. De plus, je faisais celui-là,
comme on dit, en bonne fortune, et je n'avais voulu communiquer mon projet à
personne, pas même à Diderot. Je craignais qu'il ne parût trop hardi pour le
siècle et le pays où j'écrivais, et que l'effroi de mes amis ne me gênât
dans l'exécution. J'ignorais encore s'il serait fait à temps, et de manière
à pouvoir paraître de mon vivant. Je voulais pouvoir, sans contrainte,
donner à mon sujet tout ce qu'il me demandait; bien sûr que, n'ayant point
l'humeur satirique, et ne voulant jamais chercher d'application, je serais
toujours irrépréhensible en toute équité. Je voulais user pleinement sans
doute du droit de penser, que j'avais par ma naissance; mais toujours en
respectant le gouvernement sous lequel j'avais à vivre, sans jamais désobéir
à ses lois; et, très attentif à ne pas violer le droit des gens, je ne
voulais pas non plus renoncer par crainte à ses avantages.
 
J'avoue même qu'étranger et vivant en France, je trouvais ma position
très favorable pour oser dire la vérité; sachant bien que, continuant comme
je voulais faire à ne rien imprimer dans l'État sans permission, je n'y
devais compte à personne de mes maximes et de leur publication partout
ailleurs. J'aurais été bien moins libre à Genève même, où, dans quelque lieu
que mes livres fussent imprimés, le magistrat avait droit d'épiloguer sur
leur contenu. Cette considération avait beaucoup contribué à me faire céder
aux instances de madame d'Épinay, et renoncer au projet d'aller m'établir à
Genève. Je sentais, comme je l'ai dit dans l'Émile, qu'à moins d'être homme
d'intrigues, quand on veut consacrer des livres au vrai bien de la patrie,
il ne faut point les composer dans son sein.
 
Ce qui me faisait trouver ma position plus heureuse était la persuasion
où j'étais que le gouvernement de France, sans peut-être me voir de fort bon
oeil, se ferait un honneur, sinon de me protéger, au moins de me laisser
tranquille. C'était, ce me semblait, un trait de politique très simple, et
cependant très adroite, de se faire un mérite de tolérer ce qu'on ne pouvait
empêcher; puisque si l'on m'eût chassé de France, ce qui était tout ce qu'on
avait droit de faire, mes livres n'auraient pas moins été faits, et
peut-être avec moins de retenue; au lieu qu'en me laissant en repos, on
gardait l'auteur pour caution de ses ouvrages, et de plus, on effaçait des
préjugés bien enracinés dans le reste de l'Europe, en se donnant la
réputation d'avoir un respect éclairé pour le droit des gens.
 
Ceux qui jugeront sur l'événement que ma confiance m'a trompé
pourraient bien se tromper eux-mêmes. Dans l'orage qui m'a submergé, mes
livres ont servi de prétexte, mais c'était à ma personne qu'on en voulait.
On se souciait très peu de l'auteur, mais on voulait perdre Jean-Jacques; et
le plus grand mal qu'on ait trouvé dans mes écrits était l'honneur qu'ils
pouvaient me faire. N'enjambons point sur l'avenir. J'ignore si ce mystère,
qui en est encore un pour moi, s'éclaircira dans la suite aux yeux des
lecteurs; je sais seulement que, si mes principes manifestés avaient dû
m'attirer les traitements que j'ai soufferts, j'aurais tardé moins longtemps
à en être la victime, puisque celui de tous mes écrits où ces principes sont
manifestés avec le plus de hardiesse, pour ne pas dire d'audace, avait paru
avoir fait son effet, même avant ma retraite à l'Ermitage, sans que personne
eût songé, je ne dis pas à me chercher querelle, mais à empêcher seulement
la publication de l'ouvrage en France, où il se vendait aussi publiquement
qu'en Hollande. Depuis lors la Nouvelle Héloïse parut encore avec la même
facilité, j'ose dire avec le même applaudissement; et, ce qui semble presque
incroyable, la profession de foi de cette même Héloïse mourante est
exactement la même que celle du Vicaire savoyard. Tout ce qu'il y a de hardi
dans le Contrat social était auparavant dans le Discours sur l'Inégalité;
tout ce qu'il y a de hardi dans l'Émile était auparavant dans la Julie. Or,
ces choses hardies n'excitèrent aucune rumeur contre les deux premiers
ouvrages; donc ce ne furent pas elles qui l'excitèrent contre les derniers.
 
Une autre entreprise à peu près du même genre, mais dont le projet
était plus récent, m'occupait davantage en ce moment: c'était l'extrait des
ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre, dont, entraîné par le fil de ma
narration, je n'ai pu parler jusqu'ici. L'idée m'en avait été suggérée,
depuis mon retour de Genève, par l'abbé de Mably, non pas immédiatement,
mais par l'entremise de madame Dupin, qui avait une sorte d'intérêt à me la
faire adopter. Elle était une des trois ou quatre jolies femmes de Paris
dont le vieux abbé de Saint-Pierre avait été l'enfant gâté; et si elle
n'avait pas eu décidément la préférence, elle l'avait partagée au moins avec
madame d'Aiguillon. Elle conservait pour la mémoire du bonhomme un respect
et une affection qui faisaient honneur à tous deux, et son amour-propre eût
été flatté de voir ressusciter par son secrétaire les ouvrages mort-nés de
son ami. Ces mêmes ouvrages ne laissaient pas de contenir d'excellentes
choses, mais si mal dites, que la lecture en était difficile à soutenir; et
il est étonnant que l'abbé de Saint-Pierre, qui regardait ses lecteurs comme
de grands enfants, leur parlât cependant comme à des hommes, par le peu de
soin qu'il prenait de s'en faire écouter. C'était pour cela qu'on m'avait
proposé ce travail comme utile en lui-même, et comme très convenable à un
homme laborieux en manoeuvre, mais paresseux comme auteur, qui trouvant la
peine de penser très fatigante, aimait mieux, en choses de son goût,
éclaircir et pousser les idées d'un autre que d'en créer. D'ailleurs, en ne
me bornant pas à la fonction de traducteur, il ne m'était pas défendu de
penser quelquefois par moi-même; et je pouvais donner telle forme à mon
ouvrage, que bien d'importantes vérités y passeraient sous le manteau de
l'abbé de Saint-Pierre, encore plus heureusement que sous le mien.
L'entreprise, au reste, n'était pas légère; il ne s'agissait de rien moins
que de lire, de méditer, d'extraire vingt-trois volumes, diffus, confus,
pleins de longueurs, de redites, de petites vues courtes ou fausses, parmi
lesquelles il en fallait pêcher quelques-unes, grandes, belles, et qui
donnaient le courage de supporter ce pénible travail. Je l'aurais moi-même
souvent abandonné, si j'eusse honnêtement pu m'en dédire, mais en recevant
les manuscrits de l'abbé, qui me furent donnés par son neveu le comte de
Saint-Pierre, à la sollicitation de Saint-Lambert, je m'étais en quelque
sorte engagé d'en faire usage, et il fallait ou les rendre, ou tâcher d'en
tirer parti. C'était dans cette dernière intention que j'avais apporté ces
manuscrits à l'Ermitage, et c'était là le premier ouvrage auquel je comptais
donner mes loisirs.
 
J'en méditais un troisième, dont je devais l'idée à des observations
faites sur moi-même; et je me sentais d'autant plus de courage à
l'entreprendre, que j'avais lieu d'espérer de faire un livre vraiment utile
aux hommes, et même un des plus utiles qu'on pût leur offrir, si l'exécution
répondait dignement au plan que je m'étais tracé. L'on a remarqué que la
plupart des hommes sont, dans le cours de leur vie, souvent dissemblables à
eux-mêmes, et semblent se transformer en des hommes tout différents. Ce
n'était pas pour établir une chose aussi connue que je voulais faire un
livre; j'avais un objet plus neuf et même plus important: c'était de
chercher les causes de ces variations, et de m'attacher à celles qui
dépendaient de nous, pour montrer comment elles pouvaient être dirigées par
nous-mêmes, pour nous rendre meilleurs et plus sûrs de nous. Car il est,
sans contredit, plus pénible à l'honnête homme de résister à des désirs déjà
tout formés qu'il doit vaincre, que de prévenir, changer ou modifier ces
mêmes désirs dans leur source, s'il était en état d'y remonter. Un homme
tenté résiste une fois parce qu'il est fort, et succombe une autre fois
parce qu'il est faible; s'il eût été le même qu'auparavant, il n'aurait pas
succombé.
 
En sondant en moi-même, et en recherchant dans les autres à quoi
tenaient ces diverses manières d'être, je trouvai qu'elles dépendaient en
grande partie de l'impression antérieure des objets extérieurs, et que,
modifiés continuellement par nos sens et par nos organes, nous portions,
sans nous en apercevoir, dans nos idées, dans nos sentiments, dans nos
actions mêmes, l'effet de ces modifications. Les frappantes et nombreuses
observations que j'avais recueillies étaient au-dessus de toute dispute; et
par leurs principes physiques elles me paraissaient propres à fournir un
régime extérieur, qui, varié selon les circonstances, pouvait mettre ou
maintenir l'âme dans l'état le plus favorable à la vertu. Que d'écarts on
sauverait à la raison, que de vices on empêcherait de naître, si l'on savait
forcer l'économie animale à favoriser l'ordre moral qu'elle trouble si
souvent! Les climats, les saisons, les sons, les couleurs, l'obscurité, la
lumière, les éléments, les aliments, le bruit, le silence, le mouvement, le
repos, tout agit sur notre machine, et sur notre âme par conséquent; tout
nous offre mille prises presque assurées, pour gouverner dans leur origine
les sentiments dont nous nous laissons dominer. Telle était l'idée
fondamentale dont j'avais déjà jeté l'esquisse sur le papier, et dont
j'espérais un effet d'autant plus sûr pour les gens bien nés, qui, aimant
sincèrement la vertu, se défient de leur faiblesse, qu'il me paraissait aisé
d'en faire un livre agréable à lire, comme il l'était à composer. J'ai
cependant bien peu travaillé à cet ouvrage, dont le titre était la Morale
sensitive ou le Matérialisme du sage. Des distractions dont on apprendra
bientôt la cause m'empêchèrent de m'en occuper, et l'on saura aussi quel fut
le sort de mon esquisse, qui tient au mien de plus près qu'il ne semblerait.
 
Outre tout cela, je méditais depuis quelque temps un système
d'éducation, dont madame de Chenonceaux, que celle de son mari faisait
trembler pour son fils, m'avait prié de m'occuper. L'autorité de l'amitié
faisait que cet objet, quoique moins de mon goût en lui-même, me tenait au
coeur plus que tous les autres. Aussi de tous les sujets dont je viens de
parler, celui-là est-il le seul que j'aie conduit à sa fin. Celle que je
m'étais proposée en y travaillant méritait, ce me semble, à l'auteur, une
autre destinée. Mais n'anticipons pas ici sur ce triste sujet. Je ne serai
que trop forcé d'en parler dans la suite de cet écrit.
 
Tous ces divers projets m'offraient des sujets de méditation pour mes
promenades: car, comme je crois l'avoir dit, je ne puis méditer qu'en
marchant; sitôt que je m'arrête, je ne pense plus, et ma tête ne va qu'avec
mes pieds. J'avais cependant eu la précaution de me pourvoir aussi d'un
travail de cabinet pour les jours de pluie. C'était mon Dictionnaire de
musique, dont les matériaux épars, mutilés, informes, rendaient l'ouvrage
nécessaire à reprendre presque à neuf. J'apportais quelques livres, dont
j'avais besoin pour cela; j'avais passé deux mois à faire l'extrait de
beaucoup d'autres, qu'on me prêtait à la bibliothèque du Roi, et dont on me
permit même d'emporter quelques-uns à l'Ermitage. Voilà mes provisions pour
compiler au logis, quand le temps ne me permettait pas de sortir, et que je
m'ennuyais de ma copie. Cet arrangement me convenait si bien, que j'en tirai
parti tant à l'Ermitage qu'à Montmorency, et même ensuite à Motiers, où
j'achevai ce travail tout en en faisant d'autres, et trouvant toujours qu'un
changement d'ouvrage est un véritable délassement.
 
Je suivis assez exactement, pendant quelque temps, la distribution que
je m'étais prescrite, et je m'en trouvais très bien; mais quand la belle
saison ramena plus fréquemment madame d'Épinay à Épinay ou à la Chevrette,
je trouvai que des soins qui d'abord ne me coûtaient pas, mais que je
n'avais pas mis en ligne de compte, dérangeaient beaucoup mes autres
projets. J'ai déjà dit que madame d'Épinay avait des qualités très aimables:
elle aimait bien ses amis, elle les servait avec beaucoup de zèle; et,
n'épargnant pour eux ni son temps ni ses soins, elle méritait assurément
bien qu'en retour ils eussent des attentions pour elle. Jusqu'alors j'avais
rempli ce devoir sans songer que c'en était un; mais enfin je compris que je
m'étais chargé d'une chaîne, dont l'amitié seule m'empêchait de sentir le
poids: j'avais aggravé ce poids par ma répugnance pour les sociétés
nombreuses. Madame d'Épinay s'en prévalut pour me faire une proposition qui
paraissait m'arranger, et qui l'arrangeait davantage: c'était de me faire
avertir toutes les fois qu'elle serait seule, ou à peu près. J'y consentis,
sans voir à quoi je m'engageais. Il s'ensuivit de là que je ne lui faisais
plus de visite à mon heure, mais à la sienne et que je n'étais jamais sûr de
pouvoir disposer de moi-même un seul jour. Cette gêne altéra beaucoup le
plaisir que j'avais pris jusqu'alors à l'aller voir. Je trouvai que cette
liberté qu'elle m'avait tant promise ne m'était donnée qu'à condition de ne
m'en prévaloir jamais; et pour une fois ou deux que j'en voulus essayer, il
y eut tant de messages, tant de billets, tant d'alarmes sur ma santé que je
vis bien qu'il n'y avait que l'excuse d'être à plat de lit qui pût me
dispenser de courir à son premier mot. Il fallait me soumettre à ce joug; je
le fis, et même assez volontiers pour un aussi grand ennemi de la
dépendance, l'attachement sincère que j'avais pour elle m'empêchant en
grande partie de sentir le lien qui s'y joignait. Elle remplissait ainsi
tant bien que mal les vides que l'absence de sa cour ordinaire laissait dans
ses amusements. C'était pour elle un supplément bien mince, mais qui valait
encore mieux qu'une solitude absolue, qu'elle ne pouvait supporter. Elle
avait cependant de quoi la remplir bien plus aisément depuis qu'elle avait
voulu tâter de la littérature, et qu'elle s'était fourré dans la tête de
faire bon gré mal gré des romans, des lettres, des comédies, des contes, et
d'autres fadaises comme cela. Mais ce qui l'amusait n'était pas tant de les
écrire que de les lire; et s'il lui arrivait de barbouiller de suite deux ou
trois pages, il fallait qu'elle fût sûre au moins de deux ou trois auditeurs
bénévoles, au bout de cet immense travail. Je n'avais guère l'honneur d'être
au nombre des élus, qu'à la faveur de quelque autre. Seul, j'étais presque
toujours compté pour rien en toute chose; et cela non seulement dans la
société de madame d'Épinay, mais dans celle de M. d'Holbach, et partout où
M. Grimm donnait le ton. Cette nullité m'accommodait fort partout ailleurs
que dans le tête-à-tête, où je ne savais quelle contenance tenir, n'osant
parler de littérature, dont il ne m'appartenait pas de juger, ni de
galanterie, étant trop timide, et craignant plus que la mort le ridicule
d'un vieux galant, outre que cette idée ne me vint jamais près de madame
d'Épinay, et ne m'y serait peut-être pas venue une seule fois en ma vie,
quand je l'aurais passée entière auprès d'elle: non que j'eusse pour sa
personne aucune répugnance; au contraire, je l'aimais peut-être trop comme
ami, pour pouvoir l'aimer comme amant. Je sentais du plaisir à la voir, à
causer avec elle. Sa conversation, quoique assez agréable en cercle, était
aride en particulier; la mienne, qui n'était pas plus fleurie, n'était pas
pour elle d'un grand secours. Honteux d'un trop long silence, je m'évertuais
pour relever l'entretien; et quoiqu'il me fatiguât souvent, il ne m'ennuyait
jamais. J'étais fort aise de lui rendre de petits soins, de lui donner de
petits baisers bien fraternels, qui ne me paraissaient pas plus sensuels
pour elle: c'était là tout. Elle était fort maigre, fort blanche, de la
gorge comme sur ma main. Ce défaut seul eût suffi pour me glacer: jamais mon
coeur ni mes sens n'ont su voir une femme dans quelqu'un qui n'eût pas des
tétons; et d'autres causes inutiles à dire m'ont toujours fait oublier son
sexe auprès d'elle.
 
Ayant ainsi pris mon parti sur un assujettissement nécessaire, je m'y
livrai sans résistance, et le trouvai, du moins la première année, moins
onéreux que je ne m'y serais attendu. Madame d'Épinay, qui d'ordinaire
passait l'été presque entier à la campagne, n'y passa qu'une partie de
celui-ci, soit que ses affaires la retinssent davantage à Paris, soit que
l'absence de Grimm lui rendît moins agréable le séjour de la Chevrette. Je
profitai des intervalles qu'elle n'y passait pas, ou durant lesquels elle y
avait beaucoup de monde, pour jouir de ma solitude avec ma bonne Thérèse et
sa mère, de manière à m'en bien faire sentir le prix. Quoique depuis
quelques années j'allasse assez fréquemment à la campagne, c'était presque
sans la goûter; et ces voyages, toujours faits avec des gens à prétentions,
toujours gâtés par la gêne, ne faisaient qu'aiguiser en moi le goût des
plaisirs rustiques, dont je n'entrevoyais de plus près l'image que pour
mieux sentir leur privation. J'étais si ennuyé de salons, de jets d'eau, de
bosquets, de parterres, et des plus ennuyeux montreurs de tout cela; j'étais
si excédé de brochures, de clavecin, de tri, de noeuds, de sots bons mots,
de fades minauderies, de petits conteurs et de grands soupers, que quand je
lorgnais du coin de l'oeil un simple pauvre buisson d'épines, une haie, une
grange, un pré; quand je humais, en traversant un hameau, la vapeur d'une
bonne omelette au cerfeuil; quand j'entendais de loin le rustique refrain de
la chanson des bisquières, je donnais au diable et le rouge, et les
falbalas, et l'ambre; et, regrettant le dîner de la ménagère et le vin du
cru, j'aurais de bon coeur paumé la gueule à monsieur le chef et à monsieur
le maître, qui me faisaient dîner à l'heure où je soupe, souper à l'heure où
je dors; mais surtout à messieurs les laquais, qui dévoraient des yeux mes
morceaux, et, sous peine de mourir de soif, me vendaient le vin drogué de
leur maître dix fois plus cher que je n'en aurais payé de meilleur au
cabaret.
 
Me voilà donc enfin chez moi, dans un asile agréable et solitaire,
maître d'y couler mes jours dans cette vie indépendante, égale et paisible,
pour laquelle je me sentais né. Avant de dire l'effet que cet état, si
nouveau pour moi, fit sur mon coeur, il convient d'en récapituler les
affections secrètes, afin qu'on suive mieux dans ses causes le progrès de
ces nouvelles modifications.
 
J'ai toujours regardé le jour qui m'unit à Thérèse comme celui qui fixa
mon être moral. J'avais besoin d'un attachement, puisque enfin celui qui
devait me suffire avait été si cruellement rompu. La soif du bonheur ne
s'éteint point dans le coeur de l'homme. Maman vieillissait et s'avilissait!
Il m'était prouvé qu'elle ne pouvait plus être heureuse ici-bas. Restait à
chercher un bonheur qui me fût propre, ayant perdu tout espoir de jamais
partager le sien. Je flottai quelque temps d'idée en idée et de projet en
projet. Mon voyage de Venise m'eût jeté dans les affaires publiques, si
l'homme avec qui j'allai me fourrer avait eu le sens commun. Je suis facile
à décourager, surtout dans les entreprises pénibles et de longue haleine. Le
mauvais succès de celle-ci me dégoûta de toute autre; et regardant, selon
mon ancienne maxime, les objets lointains comme des leurres de dupes, je me
déterminai à vivre désormais au jour la journée, ne voyant plus rien dans la
vie qui me tentât de m'évertuer.
 
Ce fut précisément alors que se fit notre connaissance. Le doux
caractère de cette bonne fille me parut si bien convenir au mien, que je
m'unis à elle d'un attachement à l'épreuve du temps et des torts, et que
tout ce qui l'aurait dû rompre n'a jamais fait que l'augmenter. On connaîtra
la force de cet attachement dans la suite, quand je découvrirai les plaies,
les déchirures dont elle a navré mon coeur dans le fort de mes misères, sans
que, jusqu'au moment où j'écris ceci, il m'en soit échappé jamais un seul
mot de plainte à personne.
 
Quand on saura qu'après avoir tout fait, tout bravé pour ne m'en point
séparer, qu'après vingt-cinq ans passés avec elle, en dépit du sort et des
hommes, j'ai fini sur mes vieux jours par l'épouser, sans attente et sans
sollicitation de sa part, sans engagement ni promesse de la mienne, on
croira qu'un amour forcené, m'ayant dès le premier jour tourné la tête, n'a
fait que m'amener par degrés à la dernière extravagance; et on le croira
bien plus encore, quand on saura les raisons particulières et fortes qui
devaient m'empêcher d'en jamais venir là. Que pensera donc le lecteur quand
je lui dirai, dans toute la vérité qu'il doit maintenant me connaître, que
du premier moment que je la vis jusqu'à ce jour, je n'ai jamais senti la
moindre étincelle d'amour pour elle; que je n'ai pas plus désiré de la
posséder que madame de Warens, et que les besoins des sens, que j'ai
satisfaits auprès d'elle, ont uniquement été pour moi ceux du sexe, sans
avoir rien de propre à l'individu? Il croira qu'autrement constitué qu'un
autre homme, je fus incapable de sentir l'amour, puisqu'il n'entrait point
dans les sentiments qui m'attachaient aux femmes qui m'ont été les plus
chères. Patience, ô mon lecteur! le moment funeste approche, où vous ne
serez que trop bien désabusé.
 
Je me répète, on le sait; il le faut. Le premier de mes besoins, le
plus grand, le plus fort, le plus inextinguible, était tout entier dans mon
coeur: c'était le besoin d'une société intime, et aussi intime qu'elle
pouvait l'être; c'était surtout pour cela qu'il me fallait une femme plutôt
qu'un homme, une amie plutôt qu'un ami. Ce besoin singulier était tel, que
la plus étroite union des corps ne pouvait encore y suffire: il m'aurait
fallu deux âmes dans le même corps; sans cela, je sentais toujours du vide.
Je me crus au moment de n'en plus sentir. Cette jeune personne, aimable par
mille excellentes qualités, et même alors par la figure, sans ombre d'art ni
de coquetterie, eût borné dans elle seule mon existence, si j'avais pu
borner la sienne en moi, comme je l'avais espéré. Je n'avais rien à craindre
de la part des hommes; je suis sûr d'être le seul qu'elle ait véritablement
aimé, et ses tranquilles sens ne lui en ont guère demandé d'autres, même
quand j'ai cessé d'en être un pour elle à cet égard. Je n'avais point de
famille, elle en avait une; et cette famille, dont tous les naturels
différaient trop du sien, ne se trouva pas telle que j'en pusse faire la
mienne. Là fut la première cause de mon malheur. Que n'aurais-je point donné
pour me faire l'enfant de sa mère! Je fis tout pour y parvenir, et n'en pus
venir à bout. J'eus beau vouloir unir tous nos intérêts, cela me fut
impossible. Elle s'en fit toujours un différent du mien, contraire au mien,
et même à celui de sa fille, qui déjà n'en était plus séparé. Elle et ses
autres enfants et petits-enfants devinrent autant de sangsues, dont le
moindre mal qu'ils fissent à Thérèse était de la voler. La pauvre fille,
accoutumée à fléchir, même sous ses nièces, se laissait dévaliser et
gouverner sans mot dire; et je voyais avec douleur qu'épuisant ma bourse et
mes leçons, je ne faisais rien pour elle dont elle pût profiter. J'essayai
de la détacher de sa mère; elle y résista toujours. Je respectai sa
résistance, et l'en estimai davantage: mais son refus n'en tourna pas moins
à son préjudice et au mien. Livrée à sa mère et aux siens, elle fut à eux
plus qu'à moi, plus qu'à elle-même; leur avidité lui fut moins ruineuse que
leurs conseils ne lui furent pernicieux; enfin, si, grâce à son amour pour
moi, si, grâce à son bon naturel, elle ne fut pas tout à fait subjuguée,
c'en fut assez du moins pour empêcher, en grande partie, l'effet des bonnes
maximes que je m'efforçais de lui inspirer; c'en fut assez pour que, de
quelque façon que je m'y sois pu prendre, nous ayons toujours continué
d'être deux.
 
Voilà comment, dans un attachement sincère et réciproque, où j'avais
mis toute la tendresse de mon coeur, le vide de ce coeur ne fut pourtant
jamais bien rempli. Les enfants, par lesquels il l'eût été, vinrent; ce fut
encore pis. Je frémis de les livrer à cette famille mal élevée, pour en être
élevés encore plus mal. Les risques de l'éducation des Enfants-Trouvés
étaient beaucoup moindres. Cette raison du parti que je pris, plus forte que
toutes celles que j'énonçai dans ma lettre à madame de Francueil, fut
pourtant la seule que je n'osai lui dire. J'aimais mieux être moins disculpé
d'un blâme aussi grave, et ménager la famille d'une personne que j'aimais.
Mais on peut juger, par les moeurs de son malheureux frère, si jamais, quoi
qu'on en pût dire, je devais exposer mes enfants à recevoir une éducation
semblable à la sienne.
 
Ne pouvant goûter dans sa plénitude cette intime société dont je
sentais le besoin, j'y cherchais des suppléments qui n'en remplissaient pas
le vide, mais qui me le laissaient moins sentir. Faute d'un ami qui fût à
moi tout entier, il me fallait des amis dont l'impulsion surmontât mon
inertie: c'est ainsi que je cultivai, que je resserrai mes liaisons avec
Diderot, avec l'abbé de Condillac; que j'en fis avec Grimm une nouvelle plus
étroite encore; et qu'enfin je me trouvai par ce malheureux discours, dont
j'ai raconté l'histoire, rejeté, sans y songer, dans la littérature, dont je
me croyais sorti pour toujours.
 
Mon début me mena par une route nouvelle dans un autre monde
intellectuel, dont je ne pus sans enthousiasme envisager la simple et fière
économie. Bientôt, à force de m'en occuper, je ne vis plus qu'erreur et
folie dans la doctrine de nos sages, qu'oppression et misère dans notre
ordre social. Dans l'illusion de mon sot orgueil, je me crus fait pour
dissiper tous ces prestiges; et jugeant que, pour me faire écouter, il
fallait mettre ma conduite d'accord avec mes principes, je pris l'allure
singulière qu'on ne m'a pas permis de suivre, dont mes prétendus amis ne
m'ont pu pardonner l'exemple, qui d'abord me rendit ridicule, et qui m'eût
enfin rendu respectable, s'il m'eût été possible d'y persévérer.
 
Jusque-là j'avais été bon; dès lors je devins vertueux, ou du moins
enivré de la vertu. Cette ivresse avait commencé dans ma tête, mais elle
avait passé dans mon coeur. Le plus noble orgueil y germa sur les débris de
la vanité déracinée. Je ne jouai rien; je devins en effet tel que je parus;
et pendant quatre ans au moins que dura cette effervescence dans toute sa
force, rien de grand et de beau ne peut entrer dans un coeur d'homme, dont
je ne fusse capable entre le ciel et moi. Voilà d'où naquit ma subite
éloquence, voilà d'où se répandit dans mes premiers livres ce feu vraiment
céleste qui m'embrasait, et dont pendant quarante ans il ne s'était pas
échappé la moindre étincelle, parce qu'il n'était pas encore allumé.
 
J'étais vraiment transformé; mes amis, mes connaissances ne me
reconnaissaient plus. Je n'étais plus cet homme timide et plutôt honteux que
modeste, qui n'osait ni se présenter, ni parler, qu'un mot badin
déconcertait, qu'un regard de femme faisait rougir. Audacieux, fier,
intrépide, je portais partout une assurance d'autant plus ferme qu'elle
était simple, et résidait dans mon âme plus que dans mon maintien. Le mépris
que mes profondes méditations m'avaient inspiré pour les moeurs, les maximes
et les préjugés de mon siècle me rendait insensible aux railleries de ceux
qui les avaient, et j'écrasais leurs petits bons mots avec mes sentences,
comme j'écraserais un insecte entre mes doigts. Quel changement! Tout Paris
répétait les âcres et mordants sarcasmes de ce même homme qui, dix ans
auparavant et dix ans après, n'a jamais su trouver la chose qu'il avait à
dire, ni le mot qu'il devait employer. Qu'on cherche l'état du monde le plus
contraire à mon naturel; on trouvera celui-là. Qu'on se rappelle un de ces
courts moments de ma vie où je devenais un autre et cessais d'être moi; on
le trouve encore dans le temps dont je parle; mais au lieu de durer six
jours, six semaines, il dura près de six ans, et durerait peut-être encore,
sans les circonstances particulières qui le firent cesser, et me rendirent à
la nature, au-dessus de laquelle j'avais voulu m'élever.
 
Ce changement commença sitôt que j'eus quitté Paris, et que le
spectacle des vices de cette grande ville cessa de nourrir l'indignation
qu'il m'avait inspirée. Quand je ne vis plus les hommes, je cessai de les
mépriser; quand je ne vis plus les méchants, je cessai de les haïr. Mon
coeur, peu fait pour la haine, ne fit plus que déplorer leur misère, et n'en
distinguait pas leur méchanceté. Cet état plus doux, mais bien moins
sublime, amortit bientôt l'ardent enthousiasme qui m'avait transporté si
longtemps et sans qu'on s'en aperçût, sans presque m'en apercevoir moi-même,
je redevins craintif, complaisant, timide; en un mot, le même Jean-Jacques
que j'avais été auparavant.
 
Si la révolution n'eût fait que me rendre à moi-même et s'arrêter là,
tout était bien; mais malheureusement elle alla plus loin, et m'emporta
rapidement à l'autre extrême. Dès lors mon âme en branle n'a plus fait que
passer par la ligne du repos, et ses oscillations toujours renouvelées ne
lui ont jamais permis d'y rester. Entrons dans le détail de cette seconde
révolution: époque terrible et fatale d'un sort qui n'a point d'exemple chez
les mortels.
 
N'étant que trois dans notre retraite, le loisir et la solitude
devaient naturellement resserrer notre intimité. C'est aussi ce qu'ils
firent entre Thérèse et moi. Nous passions tête à tête sous les ombrages des
heures charmantes, dont je n'avais jamais si bien senti la douceur. Elle me
parut la goûter elle-même encore plus qu'elle n'avait fait jusqu'alors. Elle
m'ouvrit son coeur sans réserve, et m'apprit de sa mère et de sa famille des
choses qu'elle avait eu la force de me taire pendant longtemps. L'une et
l'autre avaient reçu de madame Dupin des multitudes de présents faits à mon
intention, mais que la vieille madrée, pour ne pas me fâcher, s'était
appropriés pour elle et pour ses autres enfants, sans en rien laisser à
Thérèse, et avec très sévères défenses de m'en parler; ordre que la pauvre
fille avait suivi avec une obéissance incroyable.
 
Mais une chose qui me surprit beaucoup davantage, fut d'apprendre
qu'outre les entretiens particuliers que Diderot et Grimm avaient eus
souvent avec l'une et l'autre pour les détacher de moi, et qui n'avaient pas
réussi par la résistance de Thérèse, tous deux avaient eu depuis lors de
fréquents et secrets colloques avec sa mère, sans qu'elle eût pu rien savoir
de ce qui se brassait entre eux. Elle savait seulement que les petits
présents s'en étaient mêlés, et qu'il y avait de petites allées et venues
dont on tâchait de lui faire mystère, et dont elle ignorait absolument le
motif. Quand nous partîmes de Paris, il y avait déjà longtemps que madame le
Vasseur était dans l'usage d'aller voir M. Grimm deux ou trois fois par
mois, et d'y passer quelques heures à des conversations si secrètes, que le
laquais de Grimm était toujours renvoyé.
 
Je jugeai que ce motif n'était autre que le même projet dans lequel on
avait tâché de faire entrer la fille, en promettant de leur procurer, par
madame d'Épinay, un regrat de sel, un bureau à tabac, et les tentant, en un
mot, par l'appât du gain. On leur avait représenté qu'étant hors d'état de
rien faire pour elles, je ne pouvais pas même, à cause d'elles, parvenir à
rien faire pour moi. Comme je ne voyais à tout cela que de la bonne
intention, je ne leur en savais pas absolument mauvais gré. Il n'y avait que
le mystère qui me révoltât, surtout de la part de la vieille, qui, de plus,
devenait de jour en jour plus flagorneuse et plus pateline avec moi; ce qui
ne l'empêchait pas de reprocher sans cesse en secret à sa fille qu'elle
m'aimait trop, qu'elle me disait tout, qu'elle n'était qu'une bête, et
qu'elle en serait la dupe. Cette femme possédait au suprême degré l'art de
tirer d'un sac dix moutures, de cacher à l'un ce qu'elle recevait de
l'autre, et à moi ce qu'elle recevait de tous. J'aurais pu lui pardonner son
avidité, mais je ne pouvais lui pardonner sa dissimulation. Que pouvait-elle
avoir à me cacher, à moi, qu'elle savait si bien qui faisais mon bonheur
presque unique de celui de sa fille et du sien? Ce que j'avais fait pour sa
fille, je l'avais fait pour moi; mais ce que j'avais fait pour elle méritait
de sa part quelque reconnaissance; elle en aurait dû savoir gré du moins à
sa fille, et m'aimer pour l'amour d'elle, qui m'aimait. Je l'avais tirée de
la plus complète misère; elle tenait de moi sa subsistance, elle me devait
toutes les connaissances dont elle tirait si bon parti. Thérèse l'avait
longtemps nourrie de son travail, et la nourrissait maintenant de mon pain.
Elle tenait tout de cette fille, pour laquelle elle n'avait rien fait; et
ses autres enfants qu'elle avait dotés, pour lesquels elle s'était ruinée,
loin de lui aider à subsister, dévoraient encore sa subsistance et la
mienne. Je trouvais que dans une pareille situation elle devait me regarder
comme son unique ami, son plus sûr protecteur, et, loin de me faire un
secret de mes propres affaires, loin de comploter contre moi dans ma propre
maison, m'avertir fidèlement de tout ce qui pouvait m'intéresser, quand elle
l'apprenait plus tôt que moi. De quel oeil pouvais-je donc voir sa conduite
fausse et mystérieuse; Que devais-je penser surtout des sentiments qu'elle
s'efforçait de donner à sa fille? Quelle monstrueuse ingratitude devait être
la sienne, quand elle cherchait à lui en inspirer?
 
Toutes ces réflexions aliénèrent enfin mon coeur de cette femme au
point de ne pouvoir plus la voir sans dédain. Cependant je ne cessai jamais
de traiter avec respect la mère de ma compagne, et de lui marquer en toutes
choses presque les égards et la considération d'un fils; mais il est vrai
que je n'aimais pas à rester longtemps avec elle, et il n'est guère en moi
de savoir me gêner.
 
C'est encore ici un de ces courts moments de ma vie où j'ai vu le
bonheur de bien près, sans pouvoir l'atteindre, et sans qu'il y ait eu de ma
faute à l'avoir manqué. Si cette femme se fût trouvée d'un bon caractère,
nous étions heureux tous les trois jusqu'à la fin de nos jours; le dernier
vivant seul fût resté à plaindre. Au lieu de cela, vous allez voir la marche
des choses, et vous jugerez si j'ai pu la changer.
 
Madame le Vasseur, qui vit que j'avais gagné du terrain sur le coeur de
sa fille, et qu'elle en avait perdu, s'efforça de le reprendre; et, au lieu
de revenir à moi par elle, tenta de me l'aliéner tout à fait. Un des moyens
qu'elle employa fut d'appeler sa famille à son aide. J'avais prié Thérèse de
n'en faire venir personne à l'Ermitage; elle me le promit. On les fit venir
en mon absence, sans la consulter; et puis on lui fit promettre de ne m'en
rien dire. Le premier pas fait, tout le reste fut facile; quand une fois on
a fait à quelqu'un qu'on aime un secret de quelque chose, on ne se fait
bientôt plus guère de scrupule de lui en faire sur tout. Sitôt que j'étais à
la Chevrette, l'Ermitage était plein de monde qui s'y réjouissait assez
bien. Une mère est toujours bien forte sur une fille d'un bon naturel;
cependant, de quelque façon que s'y prît la vieille, elle ne put jamais
faire entrer Thérèse dans ses vues, et l'engager à se liguer contre moi.
Pour elle, elle se décida sans retour: et voyant d'un côté sa fille et moi,
chez qui l'on pouvait vivre, et puis c'était tout; de l'autre, Diderot,
Grimm, d'Holbach, madame d'Épinay, qui promettaient beaucoup et donnaient
quelque chose, elle n'estima pas qu'on pût jamais avoir tort dans le parti
d'une fermière générale et d'un baron. Si j'eusse eu de meilleurs yeux,
j'aurais vu dès lors que je nourrissais un serpent dans mon sein; mais mon
aveugle confiance, que rien encore n'avait altérée, était telle, que je
n'imaginais pas même qu'on pût vouloir nuire à quelqu'un qu'on devait aimer.
En voyant ourdir autour de moi mille trames, je ne savais me plaindre que de
la tyrannie de ceux que j'appelais mes amis, et qui voulaient, selon moi, me
forcer d'être heureux à leur mode, plutôt qu'à la mienne.
 
Quoique Thérèse refusât d'entrer dans la ligue avec sa mère, elle lui
garda derechef le secret: son motif était louable; je ne dirai pas si elle
fit bien ou mal. Deux femmes qui ont des secrets aiment à babiller ensemble:
cela les rapprochait; et Thérèse, en se partageant, me laissait sentir
quelquefois que j'étais seul; car je ne pouvais plus compter pour société
celle que nous avions tous trois ensemble. Ce fut alors que je sentis
vivement le tort que j'avais eu durant nos premières liaisons, de ne pas
profiter de la docilité que lui donnait son amour, pour l'orner de talents
et de connaissances qui, nous tenant plus rapprochés dans notre retraite,
aurait agréablement rempli son temps et le mien, sans jamais nous laisser
sentir la longueur du tête-à-tête. Ce n'était pas que l'entretien tarît
entre nous, et qu'elle parût s'ennuyer dans nos promenades; mais enfin nous
n'avions pas assez d'idées communes pour nous faire un grand magasin: nous
ne pouvions plus parler sans cesse de nos projets, bornés désormais à celui
de jouir. Les objets qui se présentaient m'inspiraient des réflexions qui
n'étaient pas à sa portée. Un attachement de douze ans n'avait plus besoin
de paroles; nous nous connaissions trop pour avoir plus rien à nous
apprendre. Restait la ressource des caillettes, médire, et dire des
quolibets. C'est surtout dans la solitude qu'on sent l'avantage de vivre
avec quelqu'un qui sait penser. Je n'avais pas besoin de cette ressource
pour me plaire avec elle; mais elle en aurait eu besoin pour se plaire
toujours avec moi. Le pis était qu'il fallait avec cela prendre nos
tête-à-tête en bonne fortune: sa mère, qui m'était devenue importune, me
forçait à les épier. J'étais gêné chez moi, c'est tout dire, l'air de
l'amour gâtait la bonne amitié. Nous avions un commerce intime, sans vivre
dans l'intimité.
 
Dès que je crus voir que Thérèse cherchait quelquefois des prétextes
pour éluder les promenades que je lui proposais, je cessai de lui en
proposer, sans lui savoir mauvais gré de ne pas s'y plaire autant que moi.
Le plaisir n'est point une chose qui dépende de la volonté. J'étais sûr de
son coeur, ce m'était assez. Tant que mes plaisirs étaient les siens, je les
goûtais avec elle; quand cela n'était pas, je préférais son contentement au
mien.
 
Voilà comment, à demi trompé dans mon attente, menant une vie de mon
goût, dans un séjour de mon choix, avec une personne qui m'était chère, je
parvins pourtant à me sentir presque isolé. Ce qui me manquait m'empêchait
de goûter ce que j'avais. En fait de bonheur et de jouissances, il me
fallait tout ou rien. On verra pourquoi ce détail m'a paru nécessaire. Je
reprends à présent le fil de mon récit.
 
Je croyais avoir des trésors dans les manuscrits que m'avait donnés le
comte de Saint-Pierre. En les examinant, je vis que ce n'était presque que
le recueil des ouvrages imprimés de son oncle, annotés et corrigés de sa
main, avec quelques autres petites pièces qui n'avaient pas vu le jour. Je
me confirmai par ses écrits de morale, dans l'idée que m'avaient donnée
quelques lettres de lui, que madame de Créqui m'avait montrées, qu'il avait
beaucoup plus d'esprit que je n'avais cru; mais l'examen approfondi de ses
ouvrages de politique ne me montra que des vues superficielles, des projets
utiles, mais impraticables, par l'idée dont l'auteur n'a jamais pu sortir,
que les hommes se conduisaient par leurs lumières plutôt que par leurs
passions. La haute opinion qu'il avait des connaissances modernes lui avait
fait adopter ce faux principe de la raison perfectionnée, base de tous les
établissements qu'il proposait, et source de tous ses sophismes politiques.
Cet homme rare, l'honneur de son siècle et de son espèce, et le seul
peut-être, depuis l'existence du genre humain, qui n'eut d'autre passion que
celle de la raison, ne fit cependant que marcher d'erreur en erreur dans
tous ses systèmes, pour avoir voulu rendre les hommes semblables à lui, au
lieu de les prendre tels qu'ils sont, et qu'ils continueront d'être. Il n'a
travaillé que pour des êtres imaginaires, en pensant travailler pour ses
contemporains.
 
Tout cela vu, je me trouvai dans quelque embarras sur la forme à donner
à mon ouvrage. Passer à l'auteur ses visions, c'était ne rien faire d'utile;
les réfuter à la rigueur était faire une chose malhonnête, puisque le dépôt
de ses manuscrits, que j'avais accepté et même demandé, m'imposait
l'obligation d'en traiter honorablement l'auteur. Je pris enfin le parti qui
me parut le plus décent, le plus judicieux et le plus utile: ce fut de
donner séparément les idées de l'auteur et les miennes, et pour cela,
d'entrer dans ses vues, de les éclaircir, de les étendre, et de ne rien
épargner pour leur faire valoir tout leur prix.
 
Mon ouvrage devait donc être composé de deux parties absolument
séparées: l'une, destinée à exposer de la façon que je viens de dire les
divers projets de l'auteur. Dans l'autre, qui ne devait paraître qu'après
que la première aurait fait son effet, j'aurais porté mon jugement sur ces
mêmes projets: ce qui, je l'avoue, eût pu les exposer quelquefois au sort du
sonnet du Misanthrope. A la tête de tout l'ouvrage devait être une vie de
l'auteur, pour laquelle j'avais ramassé d'assez bons matériaux que je me
flattais de ne pas gâter en les employant. J'avais un peu vu l'abbé de
Saint-Pierre dans sa vieillesse; et la vénération que j'avais pour sa
mémoire m'était garant qu'à tout prendre M. le comte ne serait pas mécontent
de la manière dont j'aurais traité son parent.
 
Je fis mon essai sur la Paix perpétuelle, le plus considérable et le
plus travaillé de tous les ouvrages qui composaient ce recueil; et, avant de
me livrer à mes réflexions, j'eus le courage de lire absolument tout ce que
l'abbé avait écrit sur ce beau sujet, sans jamais me rebuter par ses
longueurs et par ses redites. Le public a vu cet extrait, ainsi je n'ai rien
à en dire. Quant au jugement que j'en ai porté, il n'a point été imprimé, et
j'ignore s'il le sera jamais; mais il fut fait en même temps que l'extrait.
Je passai de là à la Polysynodie, ou pluralité des conseils, ouvrage fait
sous le régent, pour favoriser l'administration qu'il avait choisie, et qui
fit chasser de l'Académie française l'abbé de Saint-Pierre, pour quelques
traits contre l'administration précédente, dont la duchesse du Maine et le
cardinal de Polignac furent fâchés. J'achevai ce travail comme le précédent,
tant le jugement que l'extrait: mais je m'en tins là, sans vouloir continuer
cette entreprise, que je n'aurais pas dû commencer.
 
La réflexion qui m'y fit renoncer se présente d'elle-même, et il était
étonnant qu'elle ne me fût pas venue plus tôt. La plupart des écrits de
l'abbé de Saint-Pierre étaient ou contenaient des observations critiques sur
quelques parties du gouvernement de France, et il y en avait même de si
libres, qu'il était heureux pour lui de les avoir faites impunément. Mais
dans les bureaux des ministres, on avait de tout temps regardé l'abbé de
Saint-Pierre comme une espèce de prédicateur plutôt que comme un vrai
politique, et on le laissait dire tout à son aise, parce qu'on voyait bien
que personne ne l'écoutait. Si j'étais parvenu à le faire écouter, le cas
eût été différent. Il était Français, je ne l'étais pas; et en m'avisant de
répéter ses censures, quoique sous son nom, je m'exposais à me faire
demander un peu rudement, mais sans injustice, de quoi je me mêlais.
Heureusement, avant d'aller plus loin, je vis la prise que j'allais donner
sur moi, et me retirai bien vite. Je savais que vivant seul au milieu des
hommes, et d'hommes tous plus puissants que moi, je ne pouvais jamais, de
quelque façon que je m'y prisse, me mettre à l'abri du mal qu'ils voudraient
me faire. Il n'y avait qu'une chose, en cela, qui dépendît de moi: c'était
de faire en sorte au moins que quand ils m'en voudraient faire, ils ne le
pussent qu'injustement. Cette maxime, qui me fit abandonner l'abbé de
Saint-Pierre, m'a fait souvent renoncer à des projets beaucoup plus chéris.
Ces gens, toujours prompts à faire un crime de l'adversité, seraient bien
surpris s'ils savaient tous les soins que j'ai pris en ma vie pour qu'on ne
pût jamais me dire avec vérité, dans mes malheurs: Tu les as mérités.
 
Cet ouvrage abandonné me laissa quelque temps incertain sur celui que
j'y ferais succéder; et cet intervalle de désoeuvrement fut ma perte, en me
laissant tourner mes réflexions sur moi-même, faute d'objet étranger qui
m'occupât. Je n'avais plus de projet pour l'avenir qui pût amuser mon
imagination; il ne m'était pas même possible d'en faire, puisque la
situation où j'étais était précisément celle où s'étaient réunis tous mes
désirs: je n'en avais plus à former, et j'avais encore le coeur vide. Cet
état était d'autant plus cruel, que je n'en voyais point à lui préférer.
J'avais rassemblé mes plus tendres affections dans une personne selon mon
coeur, qui me les rendait.
 
Je vivais avec elle sans gêne, et pour ainsi dire à discrétion.
Cependant un secret serrement de coeur ne me quittait ni près ni loin
d'elle. En la possédant, je sentais qu'elle me manquait encore; et la seule
idée que je n'étais pas tout pour elle, faisait qu'elle n'était presque rien
pour moi.
 
J'avais des amis des deux sexes, auxquels j'étais attaché par la plus
pure amitié, par la plus parfaite estime; je comptais sur le plus vrai
retour de leur part, et il ne m'était pas même venu dans l'esprit de douter
une seule fois de leur sincérité. Cependant cette amitié m'était plus
tourmentante que douce, par leur obstination, par leur affectation même à
contrarier tous mes goûts, mes penchants, ma manière de vivre: tellement
qu'il me suffisait de paraître désirer une chose qui n'intéressait que moi
seul, et qui ne dépendait pas d'eux, pour les voir tous se liguer à
l'instant même pour me contraindre d'y renoncer. Cette obstination de me
contrôler en tout dans mes fantaisies, d'autant plus injuste que, loin de
contrôler les leurs, je ne m'en informais pas même, me devint si cruellement
onéreuse, qu'enfin je ne recevais pas une de leurs lettres sans sentir, en
l'ouvrant, un certain effroi qui n'était que trop justifié par sa lecture.
Je trouvais que, pour des gens tous plus jeunes que moi, et qui tous
auraient eu grand besoin pour eux-mêmes des leçons qu'ils me prodiguaient,
c'était aussi trop me traiter en enfant. Aimez-moi, leur disais-je, comme je
vous aime; et, du reste, ne vous mêlez pas plus de mes affaires que je ne me
mêle des vôtres: voilà tout ce que je vous demande. Si de ces deux choses
ils m'en ont accordé une, ce n'a pas été du moins la dernière.
 
J'avais une demeure isolée, dans une solitude charmante: maître chez
moi, j'y pouvais vivre à ma mode, sans que personne eût à m'y contrôler.
Mais cette habitation m'imposait des devoirs doux à remplir, mais
indispensables. Toute ma liberté n'était que précaire; plus asservi que par
des ordres, je devais l'être par ma volonté: je n'avais pas un seul jour
dont en me levant je pusse dire: J'emploierai ce jour comme il me plaira.
Bien plus, outre ma dépendance des arrangements de madame d'Épinay, j'en
avais une autre bien plus importune, du public et des survenants. La
distance où j'étais de Paris n'empêchait pas qu'il ne me vînt journellement
des tas de désoeuvrés qui, ne sachant que faire de leur temps, prodiguaient
le mien sans aucun scrupule. Quand j'y pensais le moins, j'étais
impitoyablement assailli; et rarement j'ai fait un joli projet pour ma
journée, sans le voir renverser par quelque arrivant.
 
Bref, au milieu des biens que j'avais le plus convoités, ne trouvant
point de pure jouissance, je revenais par élan aux jours sereins de ma
jeunesse, et je m'écriais quelquefois en soupirant: Ah! ce ne sont pas
encore ici les Charmettes!
 
Les souvenirs des divers temps de ma vie m'amenèrent à réfléchir sur le
point où j'étais parvenu, et je me vis déjà sur le déclin de l'âge, en proie
à des maux douloureux, et croyant approcher du terme de ma carrière sans
avoir goûté dans sa plénitude presque aucun des plaisirs dont mon coeur
était avide, sans avoir donné l'essor aux vifs sentiments que j'y sentais en
réserve, sans avoir savouré, sans avoir effleuré du moins cette enivrante
volupté que je sentais dans mon âme en puissance, et qui, faute d'objet, s'y
trouvait toujours comprimée, sans pouvoir s'exhaler autrement que par mes
soupirs.
 
Comment se pouvait-il qu'avec une âme naturellement expansive, pour qui
vivre c'était aimer, je n'eusse pas trouvé jusqu'alors un ami tout à moi, un
véritable ami, moi qui me sentais si bien fait pour l'être? Comment se
pouvait-il qu'avec des sens si combustibles, avec un coeur tout pétri
d'amour, je n'eusse pas du moins une fois brûlé de sa flamme pour un objet
déterminé? Dévoré du besoin d'aimer sans jamais l'avoir pu bien satisfaire,
je me voyais atteindre aux portes de la vieillesse, et mourir sans avoir
vécu.
 
Ces réflexions tristes, mais attendrissantes, me faisaient replier sur
moi-même avec un regret qui n'était pas sans douceur. Il me semblait que la
destinée me devait quelque chose qu'elle ne m'avait pas donné. A quoi bon
m'avoir fait naître avec des facultés exquises, pour les laisser jusqu'à la
fin sans emploi? Le sentiment de mon prix interne, en me donnant celui de
cette injustice, m'en dédommageait en quelque sorte, et me faisait verser
des larmes que j'aimais à laisser couler.
 
Je faisais ces méditations dans la plus belle saison de l'année, au
mois de juin, sous des bocages frais, au chant du rossignol, au
gazouillement des ruisseaux. Tout concourut à me replonger dans cette
mollesse trop séduisante, pour laquelle j'étais né, mais dont le ton dur et
sévère, où venait de me monter une longue effervescence, m'aurait dû
délivrer pour toujours. J'allai malheureusement me rappeler le dîner du
château de Toune, et ma rencontre avec ces deux charmantes filles, dans la
même saison et dans des lieux à peu près semblables à ceux où j'étais dans
ce moment. Ce souvenir, que l'innocence qui s'y joignait me rendait plus
doux encore, m'en rappela d'autres de la même espèce. Bientôt je vis
rassemblés autour de moi tous les objets qui m'avaient donné de l'émotion
dans ma jeunesse, mademoiselle Gallay, mademoiselle de Graffenried,
mademoiselle de Breil, madame Bazile, madame de Larnage, mes jolies
écolières, et jusqu'à la piquante Zulietta, que mon coeur ne peut oublier.
Je me vis entouré d'un sérail de houris, de mes anciennes connaissances,
pour qui le goût le plus vif ne m'était pas un sentiment nouveau. Mon sang
s'allume et pétille, la tête me tourne malgré mes cheveux déjà grisonnants,
et voilà le brave citoyen de Genève, voilà l'austère Jean-Jacques, à près de
quarante-cinq ans, redevenu tout à coup le berger extravagant. L'ivresse
dont je fus saisi, quoique si prompte et si folle, fut si durable et si
forte, qu'il n'a pas moins fallu, pour m'en guérir, que la crise imprévue et
terrible des malheurs où elle m'a précipité.
 
Cette ivresse, à quelque point qu'elle fût portée, n'alla pourtant pas
jusqu'à me faire oublier mon âge et ma situation, jusqu'à me flatter de
pouvoir inspirer de l'amour encore, jusqu'à tenter de communiquer enfin ce
feu dévorant, mais stérile, dont depuis mon enfance je sentais en vain
consumer mon coeur. Je ne l'espérai point, et je ne le désirai pas même. Je
savais que le temps d'aimer était passé; je sentais trop le ridicule des
galants surannés pour y tomber, et je n'étais pas homme à devenir avantageux
et confiant sur mon déclin, après l'avoir été si peu durant mes belles
années. D'ailleurs, ami de la paix, j'aurais craint les orages domestiques;
et j'aimais trop sincèrement ma Thérèse pour l'exposer au chagrin de me voir
porter à d'autres des sentiments plus vifs que ceux qu'elle m'inspirait.
 
Que fis-je en cette occasion? Déjà mon lecteur l'a deviné, pour peu
qu'il m'ait suivi jusqu'ici. L'impossibilité d'atteindre aux êtres réels me
jeta dans le pays des chimères; et ne voyant rien d'existant qui fût digne
de mon délire, je le nourris dans un monde idéal que mon imagination
créatrice eut bientôt peuplé d'êtres selon mon coeur. Jamais cette ressource
ne vint plus à propos et ne se trouva si féconde. Dans mes continuelles
extases, je m'enivrais à torrents des plus délicieux sentiments qui jamais
soient entrés dans un coeur d'homme. Oubliant tout à fait la race humaine,
je me fis des sociétés de créatures parfaites, aussi célestes par leurs
vertus que par leurs beautés, d'amis sûrs, tendres, fidèles, tel que je n'en
trouvai jamais ici-bas. Je pris un tel goût à planer ainsi dans l'empyrée,
au milieu des objets charmants dont je m'étais entouré, que j'y passais les
heures, les jours, sans compter; et, perdant le souvenir de toute autre
chose, à peine avais-je mangé un morceau à la hâte, que je brûlais de
m'échapper pour courir retrouver mes bosquets. Quand, prêt à partir pour le
monde enchanté, je voyais arriver de malheureux mortels qui venaient me
retenir sur la terre, je ne pouvais modérer ni cacher mon dépit; et, n'étant
plus maître de moi, je leur faisais un accueil si brusque, qu'il pouvait
porter le nom de brutal. Cela ne fit qu'augmenter ma réputation de
misanthropie, par tout ce qui m'en eût acquis une bien contraire, si l'on
eût mieux lu dans mon coeur.
 
Au fort de ma plus grande exaltation, je fus retiré tout d'un coup par
le cordon, comme un cerf-volant, et remis à ma place par la nature, à l'aide
d'une attaque assez vive de mon mal. J'employai le seul remède qui m'eût
soulagé, savoir, les bougies, et cela fit trêve à mes angéliques amours:
car, outre qu'on n'est guère amoureux quand on souffre, mon imagination, qui
s'anime à la campagne et sous les arbres, languit et meurt dans la chambre
et sous les solives d'un plancher. J'ai souvent regretté qu'il n'existât pas
de Dryades; c'eût infailliblement été parmi elles que j'aurais fixé mon
attachement.
 
D'autres tracas domestiques vinrent en même temps augmenter mes
chagrins. Madame le Vasseur, en me faisant les plus beaux compliments du
monde, aliénait de moi sa fille tant qu'elle pouvait. Je reçus des lettres
de mon ancien voisinage, qui m'apprirent que la bonne vieille avait fait à
mon insu plusieurs dettes au nom de Thérèse, qui le savait, et qui ne m'en
avait rien dit. Les dettes à payer me fâchaient beaucoup moins que le secret
qu'on m'en avait fait. Eh! comment celle pour qui je n'eus jamais aucun
secret pouvait-elle en avoir pour moi! Peut-on dissimuler quelque chose aux
gens qu'on aime? La coterie holbachique, qui ne me voyait faire aucun voyage
à Paris, commençait à craindre tout de bon que je ne me plusse à la
campagne, et que je ne fusse assez fou pour y demeurer. Là commencèrent les
tracasseries par lesquelles on cherchait à me rappeler indirectement à la
ville. Diderot, qui ne voulait pas se montrer sitôt lui-même, commença par
me détacher Deleyre, à qui j'avais procuré sa connaissance, lequel recevait
et me transmettait les impressions que voulait lui donner Diderot, sans que
lui Deleyre en vit le vrai but.
 
Tout semblait concourir à me tirer de ma douce et folle rêverie. Je
n'étais pas guéri de mon attaque, quand je reçus un exemplaire du poème sur
la ruine de Lisbonne, que je supposai m'être envoyé par l'auteur. Cela me
mit dans l'obligation de lui écrire, et de lui parler de sa pièce. Je le fis
par une lettre qui a été imprimée longtemps après sans mon aveu, comme il
sera dit ci-après.
 
Frappé de voir ce pauvre homme, accablé, pour ainsi dire, de
prospérités et de gloire, déclamer toutefois amèrement contre les misères de
cette vie et trouver toujours que tout était mal, je formai l'insensé projet
de le faire rentrer en lui-même, et de lui prouver que tout était bien.
Voltaire, en paraissant toujours croire en Dieu, n'a réellement jamais cru
qu'au diable, puisque son dieu prétendu n'est qu'un être malfaisant qui,
selon lui, ne prend plaisir qu'à nuire. L'absurdité de cette doctrine, qui
saute aux yeux, est surtout révoltante dans un homme comblé des biens de
toute espèce, qui, du sein du bonheur, cherche à désespérer ses semblables
par l'image affreuse et cruelle de toutes les calamités dont il est exempt.
Autorisé plus que lui à compter et à peser les maux de la vie humaine, j'en
fis l'équitable examen, et je lui prouvai que de tous ces maux, il n'y en
avait pas un dont la Providence ne fût disculpée, et qui n'eût sa source
dans l'abus que l'homme a fait de ses facultés, plus que dans la nature
elle-même. Je le traitai dans cette lettre avec tous les égards, toute la
considération, tout le ménagement, et je puis dire avec tout le respect
possibles. Cependant, lui connaissant un amour-propre extrêmement irritable,
je ne lui envoyai pas cette lettre à lui-même, mais au docteur Tronchin, son
médecin et son ami, avec plein pouvoir de la donner ou supprimer, selon ce
qu'il trouverait le plus convenable. Tronchin donna la lettre. Voltaire me
répondit, en peu de lignes, qu'étant malade et garde-malade lui-même, il
remettait à un autre temps sa réponse, et ne dit pas un mot sur la question.
Tronchin, en m'envoyant cette lettre, en joignit une, où il marquait peu
d'estime pour celui qui la lui avait remise.
 
Je n'ai jamais publié ni même montré ces deux lettres, n'aimant point à
faire parade de ces sortes de petits triomphes; mais elles sont en originaux
dans mes recueils (liasse A, no 20 et 21). Depuis lors, Voltaire a publié
cette réponse qu'il m'avait promise, mais qu'il ne m'a pas envoyée. Elle
n'est autre que le roman de Candide, dont je ne puis parler, parce que je ne
l'ai pas lu.
 
Toutes ces distractions m'auraient dû guérir radicalement de mes
fantasques amours, et c'était peut-être un moyen que le ciel m'offrait d'en
prévenir les suites funestes: mais ma mauvaise étoile fut la plus forte; et
à peine recommençai-je à sortir, que mon coeur, ma tête et mes pieds
reprirent les mêmes routes. Je dis les mêmes, à certains égards; car mes
idées, un peu moins exaltées, restèrent cette fois sur la terre, mais avec
un choix si exquis de tout ce qui pouvait s'y trouver d'aimable en tout
genre, que cette élite n'était guère moins chimérique que le monde
imaginaire que j'avais abandonné.
 
Je me figurai l'amour, l'amitié, les deux idoles de mon coeur, sous les
plus ravissantes images. Je me plus à les orner de tous les charmes du sexe
que j'avais toujours adoré. J'imaginai deux amies, plutôt que deux amis,
parce que si l'exemple est plus rare, il est aussi plus aimable. Je les
douai de deux caractères analogues, mais différents; de deux figures, non
pas parfaites, mais de mon goût, qu'animaient la bienveillance et la
sensibilité. Je fis l'une brune et l'autre blonde, l'une vive et l'autre
douce, l'une sage et l'autre faible, mais d'une si touchante faiblesse, que
la vertu semblait y gagner. Je donnai à l'une des deux un amant dont l'autre
fût la tendre amie, et même quelque chose de plus; mais je n'admis ni
rivalité, ni querelles, ni jalousie, parce que tout sentiment pénible me
coûte à imaginer, et que je ne voulais ternir ce riant tableau par rien qui
dégradât la nature. Épris de mes deux charmants modèles, je m'identifiais
avec l'amant et l'ami autant qu'il m'était possible; mais je le fis aimable
et jeune, lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me
sentais.
 
Pour placer mes personnages dans un séjour qui leur convînt, je passai
successivement en revue les plus beaux lieux que j'eusse vus dans mes
voyages. Mais je ne trouvai point de bocage assez frais, point de paysage
assez touchant à mon gré. Les vallées de la Thessalie m'auraient pu
contenter, si je les avais vues; mais mon imagination, fatiguée à inventer,
voulait quelque lieu réel qui pût lui servir de point d'appui, et me faire
illusion sur la réalité des habitants que j'y voulais mettre. Je songeai
longtemps aux îles Borromées, dont l'aspect délicieux m'avait transporté;
mais j'y trouvai trop d'ornement et d'art pour mes personnages. Il me
fallait cependant un lac, et je finis par choisir celui autour duquel mon
coeur n'a jamais cessé d'errer. Je me fixai sur la partie des bords de ce
lac, à laquelle depuis longtemps mes voeux ont placé ma résidence dans le
bonheur imaginaire auquel le sort m'a borné. Le lieu natal de ma pauvre
maman avait encore pour moi un attrait de prédilection. Le contraste des
positions, la richesse et la variété des sites, la magnificence, la majesté
de l'ensemble qui ravit les sens, émeut le coeur, élève l'âme, achevèrent de
me déterminer, et j'établis à Vevai mes jeunes pupilles. Voilà tout ce que
j'imaginai du premier bond; le reste n'y fut ajouté que dans la suite.
 
Je me bornai longtemps à un plan si vague, parce qu'il suffisait pour
remplir mon imagination d'objets agréables, et mon coeur de sentiments dont
il aime à se nourrir. Ces fictions, à force de revenir, prirent enfin plus
de consistance, et se fixèrent dans mon cerveau sous une forme déterminée.
Ce fut alors que la fantaisie me prit d'exprimer sur le papier quelques-unes
des situations qu'elles m'offraient; et, rappelant tout ce que j'avais senti
dans ma jeunesse, de donner ainsi l'essor en quelque sorte au désir d'aimer,
que je n'avais pu satisfaire, et dont je me sentais dévoré.
 
Je jetai d'abord sur le papier quelques lettres éparses, sans suite et
sans liaison; et lorsque je m'avisai de les vouloir coudre, j'y fus souvent
fort embarrassé. Ce qu'il y a de peu croyable et de très vrai est que les
deux premières parties ont été écrites presque en entier de cette manière,
sans que j'eusse aucun plan bien formé, et même sans prévoir qu'un jour je
serais tenté d'en faire un ouvrage en règle. Aussi voit-on que ces deux
parties, formées après coup de matériaux qui n'ont pas été taillés pour la
place qu'ils occupent, sont pleines d'un remplissage verbeux qu'on ne trouve
pas dans les autres.
 
Au plus fort de mes rêveries, j'eus une visite de madame d'Houdetot, la
première qu'elle m'eût faite en sa vie, mais qui malheureusement ne fut pas
la dernière, comme on verra ci-après. La comtesse d'Houdetot était fille de
feu M. de Bellegarde, fermier général, soeur de M. d'Épinay et de MM. de
Lalive et de la Briche, qui depuis ont été tous deux introducteurs des
ambassadeurs. J'ai parlé de la connaissance que je fis avec elle étant
fille. Depuis son mariage je ne la vis qu'aux fêtes de la Chevrette, chez
madame d'Épinay, sa belle-soeur. Ayant souvent passé plusieurs jours avec
elle, tant à la Chevrette qu'à Épinay, non seulement je la trouvai toujours
très aimable, mais je crus lui voir aussi pour moi de la bienveillance. Elle
aimait assez à se promener avec moi; nous étions marcheurs l'un et l'autre,
et l'entretien ne tarissait pas entre nous. Cependant je n'allai jamais la
voir à Paris, quoiqu'elle m'en eût prié et même sollicité plusieurs fois.
Ses liaisons avec M. de Saint-Lambert, avec qui je commençais d'en avoir, me
la rendirent encore plus intéressante; et c'était pour m'apporter des
nouvelles de cet ami, qui pour lors était, je crois, à Mahon, qu'elle vint
me voir à l'Ermitage.
 
Cette visite eut un peu l'air d'un début de roman. Elle s'égara dans la
route. Son cocher, quittant le chemin qui tournait, voulut traverser en
droiture, du moulin de Clairvaux à l'Ermitage: son carrosse s'embourba dans
le fond du vallon; elle voulut descendre, et faire le reste du trajet à
pied. Sa mignonne chaussure fut bientôt percée; elle enfonçait dans la
crotte; ses gens eurent toutes les peines du monde à la dégager, et enfin
elle arriva à l'Ermitage en bottes, et perçant l'air d'éclats de rire,
auxquels je mêlai les miens en la voyant arriver. Il fallut changer de tout;
Thérèse y pourvut, et je l'engageai d'oublier la dignité, pour faire une
collation rustique, dont elle se trouva fort bien. Il était tard, elle resta
peu; mais l'entrevue fut si gaie qu'elle y prit goût, et parut disposée à
revenir. Elle n'exécuta pourtant ce projet que l'année suivante; mais,
hélas! ce retard ne me garantit de rien.
 
Je passai l'automne à une occupation dont on ne se douterait pas, à la
garde du fruit de M. d'Épinay. L'Ermitage était le réservoir des eaux du
parc de la Chevrette: il y avait un jardin clos de murs, et garni
d'espaliers et d'autres arbres, qui donnaient plus de fruits à M. d'Épinay
que son potager de la Chevrette, quoiqu'on lui en volât les trois quarts.
Pour n'être pas un hôte absolument inutile, je me chargeai de la direction
du jardin et de l'inspection du jardinier. Tout alla bien jusqu'au temps des
fruits; mais à mesure qu'ils mûrissaient, je les voyais disparaître, sans
savoir ce qu'ils étaient devenus. Le jardinier m'assura que c'étaient les
loirs qui mangeaient tout. Je fis la guerre aux loirs, j'en détruisis
beaucoup, et le fruit n'en disparaissait pas moins. Je guettai si bien,
qu'enfin je trouvai que le jardinier lui-même était le grand loir. Il
logeait à Montmorency, d'où il venait les nuits, avec sa femme et ses
enfants, enlever les dépôts de fruits qu'il avait faits pendant la journée,
et qu'il faisait vendre à la halle de Paris, aussi publiquement que s'il eût
eu un jardin à lui. Ce misérable, que je comblais de bienfaits, dont Thérèse
habillait les enfants, et dont je nourrissais presque le père, qui était
mendiant, nous dévalisait aussi aisément qu'effrontément, aucun des trois
n'étant assez vigilant pour y mettre ordre; et dans une seule nuit, il
parvint à vider ma cave, où je ne trouvai rien le lendemain. Tant qu'il ne
parut s'adresser qu'à moi, j'endurai tout; mais voulant rendre compte du
fruit, je fus obligé d'en dénoncer le voleur. Madame d'Épinay me pria de le
payer, de le mettre dehors, et d'en chercher un autre; ce que je fis. Comme
ce grand coquin rôdait toutes les nuits autour de l'Ermitage, armé d'un gros
bâton ferré qui avait l'air d'une massue, et suivi d'autres vauriens de son
espèce; pour rassurer les gouverneuses, que cet homme effrayait
terriblement, je fis coucher son successeur toutes les nuits à l'Ermitage;
et cela ne les tranquillisant pas encore, je fis demander à madame d'Épinay
un fusil que je tins dans la chambre du jardinier, avec charge à lui de ne
s'en servir qu'au besoin, si l'on tentait de forcer la porte ou d'escalader
le jardin, et de ne tirer qu'à poudre uniquement pour effrayer les voleurs.
C'était assurément la moindre précaution que pût prendre, pour la sûreté
commune, un homme incommodé, ayant à passer l'hiver au milieu des bois, seul
avec deux femmes timides. Enfin, je fis l'acquisition d'un petit chien pour
servir de sentinelle. Deleyre m'étant venu voir dans ce temps-là, je lui
contai mon cas, et ris avec lui de mon appareil militaire.
 
De retour à Paris, il en voulut amuser Diderot à son tour; et voilà
comment la coterie holbachique apprit que je voulais tout de bon passer
l'hiver à l'Ermitage. Cette constance, qu'ils n'avaient pu se figurer, les
désorienta; et en attendant qu'ils imaginassent quelque autre tracasserie
pour me rendre mon séjour déplaisant, ils me détachèrent, par Diderot, le
même Deleyre, qui d'abord ayant trouvé mes précautions toutes simples, finit
par les trouver inconséquentes à mes principes, et pis que ridicules, dans
des lettres où il m'accablait de plaisanteries amères, et assez piquantes
pour m'offenser, si mon humeur eût été tournée de ce côté-là. Mais alors
saturé de sentiments affectueux et tendres, et n'étant susceptible d'aucun
autre, je ne voyais dans ses aigres sarcasmes que le mot pour rire, et ne le
trouvais que folâtre, où tout autre l'eût trouvé extravagant.
 
A force de vigilance et de soins, je parvins si bien à garder le
jardin, que, quoique la récolte du fruit eût presque manqué cette année, le
produit fut triple de celui des années précédentes; et il est vrai que je ne
m'épargnais point pour le préserver, jusqu'à escorter les envois que je
faisais à la Chevrette et à Épinay, jusqu'à porter des paniers moi-même; et
je me souviens que nous en portâmes un si lourd, la tante et moi, que, prêts
à succomber sous le faix, nous fûmes contraints de nous reposer de dix en
dix pas, et n'arrivâmes que tout en nage.
 
Quand la mauvaise saison commença de me renfermer au logis, je voulus
reprendre mes occupations casanières; il ne me fut pas possible. Je ne
voyais partout que les deux charmantes amies, que leur ami, leurs entours,
le pays qu'elles habitaient, qu'objets créés ou embellis pour elles par mon
imagination. Je n'étais plus un moment à moi-même, le délire ne me quittait
plus. Après beaucoup d'efforts inutiles pour écarter de moi toutes ces
fictions, je fus enfin tout à fait séduit par elles, et je ne m'occupai plus
qu'à tâcher d'y mettre quelque ordre et quelque suite, pour en faire une
espèce de roman.
 
Mon grand embarras était la honte de me démentir ainsi moi-même si
nettement et si hautement. Après les principes sévères que je venais
d'établir avec tant de fracas, après les maximes austères que j'avais si
fortement prêchées, après tant d'invectives mordantes contre les livres
efféminés qui respiraient l'amour et la mollesse, pouvait-on rien imaginer
de plus inattendu, de plus choquant que de me voir tout d'un coup m'inscrire
de ma propre main parmi les auteurs de ces livres, que j'avais si durement
censurés? Je sentais cette inconséquence dans toute sa force, je me la
reprochais, j'en rougissais, je m'en dépitais: mais tout cela ne put suffire
pour me ramener à la raison. Subjugué complètement, il fallut me soumettre à
tout risque, et me résoudre à braver le qu'en dira-t-on; sauf à délibérer
dans la suite si je me résoudrais à montrer mon ouvrage ou non car je ne
supposais pas encore que j'en vinsse à le publier.
 
Ce parti pris, je me jette à plein collier dans mes rêveries; et à
force de les tourner et retourner dans ma tête, j'en forme enfin l'espèce de
plan dont on a vu l'exécution. C'était assurément le meilleur parti qui se
pût tirer de mes folies: l'amour du bien, qui n'est jamais sorti de mon
coeur, les tourna vers des objets utiles, et dont la morale eût pu faire son
profit. Mes tableaux voluptueux auraient perdu toutes leurs grâces, si le
doux coloris de l'innocence y eût manqué. Une fille faible est un objet de
pitié que l'amour peut rendre intéressant, et qui souvent n'est pas moins
aimable: mais qui peut supporter sans indignation le spectacle des moeurs à
la mode? et qu'y a-t-il de plus révoltant que l'orgueil d'une femme
infidèle, qui, foulant ouvertement aux pieds tous ses devoirs, prétend que
son mari soit pénétré de reconnaissance de la grâce qu'elle lui accorde de
vouloir bien ne pas se laisser prendre sur le fait? Les êtres parfaits ne
sont pas dans la nature, et leurs leçons ne sont pas assez près de nous.
Mais qu'une jeune personne, née avec un coeur aussi tendre qu'honnête, se
laisse vaincre à l'amour étant fille, et retrouve étant femme des forces
pour le vaincre à son tour et redevenir vertueuse: quiconque vous dira que
ce tableau dans sa totalité est scandaleux et n'est pas utile, est un
menteur et un hypocrite; ne l'écoutez pas.
 
Outre cet objet de moeurs et d'honnêteté conjugale, qui tient
radicalement à tout l'ordre social, je m'en fis un plus grand secret de
concorde et de paix publique; objet plus grand, plus important peut-être en
lui-même, et du moins pour le moment où l'on se trouvait. L'orage excité par
l'Encyclopédie, loin de se calmer, était alors dans sa plus grande force.
Les deux partis, déchaînés l'un contre l'autre avec la dernière fureur,
ressemblaient plutôt à des loups enragés, acharnés à s'entre-déchirer, qu'à
des chrétiens et des philosophes qui veulent réciproquement s'éclairer, se
convaincre, et se ramener dans la voie de la vérité. Il ne manquait
peut-être à l'un et à l'autre que des chefs remuants qui eussent du crédit,
pour dégénérer en guerre civile; et Dieu sait ce qu'eût produit une guerre
civile de religion, où l'intolérance la plus cruelle était au fond la même
des deux côtés. Ennemi né de tout esprit de parti, j'avais dit franchement
aux uns et aux autres des vérités dures qu'ils n'avaient pas écoutées. Je
m'avisai d'un autre expédient, qui, dans ma simplicité, me parut admirable:
c'était d'adoucir leur haine réciproque en détruisant leurs préjugés, et de
montrer à chaque parti le mérite et la vertu dans l'autre, dignes de
l'estime publique et du respect de tous les mortels. Ce projet peu sensé,
qui supposait de la bonne foi dans les hommes, et par lequel je tombais dans
le défaut que je reprochais à l'abbé de Saint-Pierre, eut le succès qu'il
devait avoir; il ne rapprocha point les partis, et ne les réunit que pour
m'accabler. En attendant que l'expérience m'eût fait sentir ma folie, je m'y
livrai, j'ose le dire, avec un zèle digne du motif qui me l'inspirait, et je
dessinai les deux caractères de Wolmar et de Julie, dans un ravissement qui
me faisait espérer de les rendre aimables tous les deux, et, qui plus est,
l'un par l'autre.
 
Content d'avoir grossièrement esquissé mon plan, je revins aux
situations de détail que j'avais tracées; et de l'arrangement que je leur
donnai résultèrent les deux premières parties de la Julie, que je fis et mis
au net durant cet hiver avec un plaisir inexprimable, employant pour cela le
plus beau papier doré, de la poudre d'azur et d'argent pour sécher
l'écriture, de la nonpareille bleue pour coudre mes cahiers; enfin ne
trouvant rien d'assez galant, rien d'assez mignon pour les charmantes filles
dont je raffolais comme un autre Pygmalion. Tous les soirs, au coin de mon
feu, je lisais et relisais ces deux parties aux gouverneuses. La fille, sans
rien dire, sanglotait avec moi d'attendrissement; la mère, qui ne trouvant
point là de compliments, n'y comprenait rien, restait tranquille, et se
contentait, dans les moments de silence, de me répéter toujours: Monsieur,
cela est bien beau.
 
Madame d'Épinay, inquiète de me savoir seul en hiver au milieu des
bois, dans une maison isolée, envoyait très souvent savoir de mes nouvelles.
Jamais je n'eus de si vrais témoignages de son amitié pour moi, et jamais la
mienne n'y répondit plus vivement. J'aurais tort de ne pas spécifier parmi
ces témoignages, qu'elle m'envoya son portrait, et qu'elle me demanda des
instructions pour avoir le mien peint par Latour, et qui avait été exposé au
salon. Je ne dois pas non plus omettre une autre de ses attentions, qui
paraîtra risible, mais qui fait trait à l'histoire de mon caractère, par
l'impression qu'elle fit sur moi. Un jour qu'il gelait très fort, en ouvrant
un paquet qu'elle m'envoyait de plusieurs commissions dont elle s'était
chargée, j'y trouvai un petit jupon de dessous, de flanelle d'Angleterre,
qu'elle me marquait avoir porté, et dont elle voulait que je me fisse un
gilet. Le tour de son billet était charmant, plein de caresse et de naïveté.
Ce soin, plus qu'amical, me parut si tendre, comme si elle se fût dépouillée
pour me vêtir, que, dans mon émotion, je baisai vingt fois en pleurant le
billet et le jupon. Thérèse me croyait devenu fou. Il est singulier que, de
toutes les marques d'amitié que madame d'Épinay m'a prodiguées, aucune ne
m'a jamais touché comme celle-là; et que même, depuis notre rupture, je n'y
ai jamais repensé sans attendrissement. J'ai longtemps conservé son petit
billet; et je l'aurais encore, s'il n'eût eu le sort de mes autres lettres
du même temps.
 
Quoique mes rétentions me laissassent alors peu de relâche en hiver, et
qu'une partie de celui-ci je fusse réduit à l'usage des sondes, ce fut
pourtant, à tout prendre, la saison que depuis ma demeure en France j'ai
passée avec le plus de douceur et de tranquillité. Durant quatre ou cinq
mois que le mauvais temps me tint davantage à l'abri des survenants, je
savourai, plus que je n'ai fait avant et depuis, cette vie indépendante,
égale et simple, dont la jouissance ne faisait pour moi qu'augmenter le
prix, sans autre compagnie que celle des deux gouverneuses en réalité, et
celle des deux cousines en idée. C'est alors surtout que je me félicitais
chaque jour davantage du parti que j'avais eu le bon sens de prendre, sans
égard aux clameurs de mes amis, fâchés de me voir affranchi de leur
tyrannie; et quand j'appris l'attentat d'un forcené, quand Deleyre et madame
d'Épinay me parlaient dans leurs lettres du trouble et de l'agitation qui
régnaient dans Paris, combien je remerciai le ciel de m'avoir éloigné de ces
spectacles d'horreurs et de crimes, qui n'eussent fait que nourrir,
qu'aigrir l'humeur bilieuse que l'aspect des désordres publics m'avait
donnée; tandis que, ne voyant plus autour de ma retraite que des objets
riants et doux, mon coeur ne se livrait qu'à des sentiments aimables. Je
note ici avec complaisance le cours des derniers moments paisibles qui m'ont
été laissés. Le printemps qui suivit cet hiver si calme vit éclore le germe
des malheurs qui me restent à décrire, et dans le tissu desquels on ne verra
plus d'intervalle semblable, où j'aie eu le loisir de respirer.
 
Je crois pourtant me rappeler que durant cet intervalle de paix, et
jusqu'au fond de ma solitude, je ne restai pas tout à fait tranquille de la
part des holbachiens. Diderot me suscita quelque tracasserie, et je suis
fort trompé si ce n'est durant cet hiver que parut le Fils naturel, dont
j'aurai bientôt à parler. Outre que, par des causes qu'on saura dans la
suite, il m'est resté peu de monuments sûrs de cette époque, ceux même qu'on
m'a laissés sont très peu précis quant aux dates. Diderot ne datait jamais
ses lettres. Madame d'Épinay, madame d'Houdetot ne dataient guère les leurs
que du jour de la semaine, et Deleyre faisait comme elles le plus souvent.
Quand j'ai voulu ranger ces lettres dans leur ordre, il a fallu suppléer, en
tâtonnant, des dates incertaines, sur lesquelles je ne puis compter. Ainsi,
ne pouvant fixer avec certitude le commencement de ces brouilleries, j'aime
mieux rapporter ci-après, dans un seul article, tout ce que je m'en puis
rappeler.
 
Le retour du printemps avait redoublé mon tendre délire, et dans mes
érotiques transports j'avais composé pour les dernières parties de la Julie
plusieurs lettres qui se sentent du ravissement dans lequel je les écrivis.
Je puis citer entre autres celle de l'Élysée, et de la promenade sur le lac,
qui, si je m'en souviens bien, sont à la fin de la quatrième partie.
Quiconque en lisant ces deux lettres ne sent pas amollir et fondre son coeur
dans l'attendrissement qui me les dicta, doit fermer le livre: il n'est pas
fait pour juger des choses de sentiment.
 
Précisément dans le même temps, j'eus de madame d'Houdetot une seconde
visite imprévue. En l'absence de son mari qui était capitaine de
gendarmerie, et de son amant qui servait aussi, elle était venue à Eaubonne,
au milieu de la vallée de Montmorency, où elle avait loué une assez jolie
maison. Ce fut de là qu'elle vint faire à l'Ermitage une nouvelle excursion.
A ce voyage, elle était à cheval et en homme. Quoique je n'aime guère ces
sortes de mascarades, je fus pris à l'air romanesque de celle-là, et pour
cette fois, ce fut de l'amour. Comme il fut le premier et l'unique en toute
ma vie, et que ses suites le rendront à jamais mémorable et terrible à mon
souvenir, qu'il me soit permis d'entrer dans quelque détail sur cet article.
 
Madame la comtesse d'Houdetot approchait de la trentaine, et n'était
point belle; son visage était marqué de petite vérole; son teint manquait de
finesse; elle avait la vue basse et les yeux un peu ronds, mais elle avait
l'air jeune avec tout cela; et sa physionomie, à la fois vive et douce,
était caressante; elle avait une forêt de grands cheveux noirs,
naturellement bouclés, qui lui tombaient au jarret; sa taille était
mignonne, et elle mettait dans tous ses mouvements de la gaucherie et de la
grâce tout à la fois. Elle avait l'esprit très naturel et très agréable; la
gaieté, l'étourderie et la naïveté s'y mariaient heureusement: elle abondait
en saillies charmantes qu'elle ne recherchait point, et qui partaient
quelquefois malgré elle. Elle avait plusieurs talents agréables, jouait du
clavecin, dansait bien, faisait d'assez jolis vers. Pour son caractère, il
était angélique; la douceur d'âme en faisait le fond; mais hors la prudence
et la force, il rassemblait toutes les vertus. Elle était surtout d'une
telle sûreté dans le commerce, d'une telle fidélité dans la société, que ses
ennemis même n'avaient pas besoin de se cacher d'elle. J'entends par ses
ennemis ceux ou plutôt celles qui la haïssaient; car pour elle, elle n'avait
pas un coeur qui pût haïr, et je crois que cette conformité contribua
beaucoup à me passionner pour elle. Dans les confidences de la plus intime
amitié, je ne lui ai jamais ouï parler mal des absents, pas même de sa
belle-soeur. Elle ne pouvait ni déguiser ce qu'elle pensait à personne, ni
même contraindre aucun de ses sentiments; et je suis persuadé qu'elle
parlait de son amant à son mari même, comme elle en parlait à ses amis, à
ses connaissances et à tout le monde indifféremment. Enfin, ce qui prouve
sans réplique la pureté et la sincérité de son excellent naturel, c'est
qu'étant sujette aux plus énormes distractions et aux plus risibles
étourderies, il lui en échappait souvent de très imprudentes pour elle-même,
mais jamais d'offensantes pour qui que ce fût.
 
On l'avait mariée très jeune et malgré elle au comte d'Houdetot, homme
de condition, bon militaire, mais joueur, chicaneur, très peu aimable, et
qu'elle n'a jamais aimé. Elle trouva dans M. de Saint-Lambert tous les
mérites de son mari, avec les qualités plus agréables, de l'esprit, des
vertus, des talents. S'il faut pardonner quelque chose aux moeurs du siècle,
c'est sans doute un attachement que sa durée épure, que ses effets honorent,
et qui ne s'est cimenté que par une estime réciproque.
 
C'était un peu par goût, à ce que j'ai pu croire, mais beaucoup pour
complaire à Saint-Lambert, qu'elle venait me voir. Il l'y avait exhortée, et
il avait raison de croire que l'amitié qui commençait à s'établir entre nous
rendrait cette société agréable à tous les trois. Elle savait que j'étais
instruit de leurs liaisons; et pouvant me parler de lui sans gêne, il était
naturel qu'elle se plût avec moi. Elle vint; je la vis; j'étais ivre d'amour
sans objet: cette ivresse fascina mes yeux, cet objet se fixa sur elle; je
vis ma Julie en madame d'Houdetot, et bientôt je ne vis plus que madame
d'Houdetot, mais revêtue de toutes les perfections dont je venais d'orner
l'idole de mon coeur. Pour m'achever, elle me parla de Saint-Lambert en
amante passionnée. Force contagieuse de l'amour! en l'écoutant, en me
sentant auprès d'elle, j'étais saisi d'un frémissement délicieux, que je
n'avais éprouvé jamais auprès de personne. Elle parlait, et je me sentais
ému; je croyais ne faire que m'intéresser à ses sentiments, quand j'en
prenais de semblables; j'avalais à longs traits la coupe empoisonnée, dont
je ne sentais encore que la douceur. Enfin, sans que je m'en aperçusse et
sans qu'elle s'en aperçût, elle m'inspira pour elle-même tout ce qu'elle
exprimait pour son amant. Hélas! ce fut bien tard, ce fut bien cruellement
brûler d'une passion non moins vive que malheureuse, pour une femme dont le
coeur était plein d'un autre amour!
 
Malgré les mouvements extraordinaires que j'avais éprouvés auprès
d'elle, je ne m'aperçus pas d'abord de ce qui m'était arrivé: ce ne fut
qu'après son départ que, voulant penser à Julie, je fus frappé de ne pouvoir
plus penser qu'à madame d'Houdetot. Alors mes yeux se dessillèrent; je
sentis mon malheur, j'en gémis, mais je n'en prévis pas les suites.
 
J'hésitai longtemps sur la manière dont je me conduirais avec elle,
comme si l'amour véritable laissait assez de raison pour suivre des
délibérations. Je n'étais pas déterminé quand elle revint me prendre au
dépourvu. Pour lors j'étais instruit. La honte, compagne du mal, me rendit
muet, tremblant devant elle; je n'osais ouvrir la bouche ni lever les yeux;
j'étais dans un trouble inexprimable, qu'il était impossible qu'elle ne vît
pas. Je pris le parti de le lui avouer, et de lui en laisser deviner la
cause: c'était la lui dire assez clairement.
 
Si j'eusse été jeune et aimable, et que dans la suite madame d'Houdetot
eût été faible, je blâmerais ici sa conduite; mais tout cela n'étant pas, je
ne puis que l'applaudir et l'admirer. Le parti qu'elle prit était également
celui de la générosité et de la prudence. Elle ne pouvait s'éloigner
brusquement de moi sans en dire la cause à Saint-Lambert, qui l'avait
lui-même engagée à me voir: c'était exposer deux amis à une rupture, et
peut-être à un éclat qu'elle voulait éviter. Elle avait pour moi de l'estime
et de la bienveillance. Elle eut pitié de ma folie; sans la flatter, elle la
plaignit, et tâcha de m'en guérir. Elle était bien aise de conserver à son
amant et à elle-même un ami dont elle faisait cas: elle ne me parlait de
rien avec plus de plaisir que de l'intime et douce société que nous
pourrions former entre nous trois, quand je serais devenu raisonnable. Elle
ne se bornait pas toujours à ces exhortations amicales, et ne m'épargnait
pas au besoin les reproches plus durs que j'avais bien mérités.
 
Je me les épargnais encore moins moi-même; sitôt que je fus seul, je
revins à moi; j'étais plus calme après avoir parlé: l'amour connu de celle
qui l'inspire en devient plus supportable. La force avec laquelle je me
reprochais le mien m'en eût dû guérir, si la chose eût été possible. Quels
puissants motifs n'appelai-je point à mon aide pour l'étouffer! Mes moeurs,
mes sentiments, mes principes, la honte, l'infidélité, le crime, l'abus d'un
dépôt confié par l'amitié, le ridicule enfin de brûler à mon âge de la
passion la plus extravagante pour un objet dont le coeur préoccupé ne
pouvait ni me rendre aucun retour, ni me laisser aucun espoir: passion de
plus, qui, loin d'avoir rien à gagner par la constance, devenait moins
souffrable de jour en jour.
 
Qui croirait que cette dernière considération, qui devait ajouter du
poids à toutes les autres, fut celle qui les éluda? Quel scrupule,
pensai-je, puis-je me faire d'une folie nuisible à moi seul? Suis-je donc un
jeune cavalier fort à craindre pour madame d'Houdetot? Ne dirait-on pas, à
mes présomptueux remords, que ma galanterie, mon air, ma parure, vont la
séduire? Eh! pauvre Jean-Jacques, aime à ton aise, en sûreté de conscience,
et ne crains pas que tes soupirs nuisent à Saint-Lambert.
 
On a vu que jamais je ne fus avantageux, même dans ma jeunesse. Cette
façon de penser était dans mon tour d'esprit, elle flattait ma passion; c'en
fut assez pour m'y livrer sans réserve, et rire même de l'impertinent
scrupule que je croyais m'être fait par vanité plus que par raison. Grande
leçon pour les âmes honnêtes, que le vice n'attaque jamais à découvert, mais
qu'il trouve le moyen de surprendre, en se masquant toujours de quelque
sophisme, et souvent de quelque vertu.
 
Coupable sans remords, je le fus bientôt sans mesure; et, de grâce,
qu'on voie comment ma passion suivit la trace de mon naturel, pour
m'entraîner enfin dans l'abîme. D'abord elle prit un air humble pour me
rassurer; et, pour me rendre entreprenant, elle poussa cette humilité
jusqu'à la défiance. Madame d'Houdetot, sans cesser de me rappeler à mon
devoir, à la raison, sans jamais flatter un moment ma folie, me traitait au
reste avec la plus grande douceur, et prit avec moi le ton de l'amitié la
plus tendre. Cette amitié m'eût suffi, je le proteste, si je l'avais crue
sincère; mais la trouvant trop vive pour être vraie, n'allai-je pas me
fourrer dans la tête que l'amour, désormais si peu convenable à mon âge, à
mon maintien, m'avait avili aux yeux de madame d'Houdetot; que cette jeune
folle ne voulait que se divertir de moi et de mes douceurs surannées;
qu'elle en avait fait confidence à Saint-Lambert, et que l'indignation de
mon infidélité ayant fait entrer son amant dans ses vues, ils s'entendaient
tous les deux pour achever de me faire tourner la tête et me persifler?
Cette bêtise, qui m'avait fait extravaguer, à vingt-six ans, auprès de
madame de Larnage, que je ne connaissais pas, m'eût été pardonnable à
quarante-cinq, auprès de madame d'Houdetot, si j'eusse ignoré qu'elle et son
amant étaient trop honnêtes gens l'un et l'autre pour se faire un aussi
barbare amusement.
 
Madame d'Houdetot continuait à me faire des visites que je ne tardai
pas à lui rendre. Elle aimait à marcher, ainsi que moi: nous faisions de
longues promenades dans un pays enchanté. Content d'aimer et de l'oser dire,
j'aurais été dans la plus douce situation, si mon extravagance n'en eût
détruit tout le charme. Elle ne comprit rien d'abord à la sotte humeur avec
laquelle je recevais ses caresses: mais mon coeur, incapable de savoir
jamais rien cacher de ce qui s'y passe, ne lui laissa pas longtemps ignorer
mes soupçons; elle en voulut rire; cet expédient ne réussit pas; des
transports de rage en auraient été l'effet: elle changea de ton. Sa
compatissante douceur fut invincible; elle me fit des reproches qui me
pénétrèrent; elle me témoigna, sur mes injustes craintes, des inquiétudes
dont j'abusai. J'exigeai des preuves qu'elle ne se moquait pas de moi. Elle
vit qu'il n'y avait nul moyen de me rassurer. Je devins pressant; le pas
était délicat. Il est étonnant, il est unique peut-être qu'une femme ayant
pu venir jusqu'à marchander, s'en soit tirée à si bon compte. Elle ne me
refusa rien de ce que la plus tendre amitié pouvait accorder. Elle ne
m'accorda rien qui pût la rendre infidèle, et j'eus l'humiliation de voir
que l'embrasement dont ses légères faveurs allumaient mes sens n'en porta
jamais aux siens la moindre étincelle.
 
J'ai dit quelque part qu'il ne faut rien accorder aux sens quand on
veut leur refuser quelque chose. Pour connaître combien cette maxime se
trouva fausse avec madame d'Houdetot, et combien elle eut raison de compter
sur elle-même, il faudrait entrer dans les détails de nos longs et fréquents
tête-à-tête, et les suivre dans toute leur vivacité durant quatre mois que
nous passâmes ensemble, dans une intimité presque sans exemple entre deux
amis de différents sexes, qui se renferment dans les bornes dont nous ne
sortîmes jamais. Ah! si j'avais tardé si longtemps à sentir le véritable
amour, qu'alors mon coeur et mes sens lui payèrent bien l'arrérage! et quels
sont donc les transports qu'on doit éprouver auprès d'un objet aimé qui nous
aime, si même un amour non partagé peut en inspirer de pareils!
 
Mais j'ai tort de dire un amour non partagé; le mien l'était en quelque
sorte; il était égal des deux côtés, quoiqu'il ne fût pas réciproque. Nous
étions ivres d'amour l'un et l'autre; elle pour son amant, moi pour elle;
nos soupirs, nos délicieuses larmes se confondaient. Tendres confidents l'un
de l'autre, nos sentiments avaient tant de rapport qu'il était impossible
qu'ils ne se mêlassent pas en quelque chose et toutefois, au milieu de cette
dangereuse ivresse, jamais elle ne s'est oubliée un moment; et moi je
proteste, je jure que si, quelquefois égaré par mes sens, j'ai tenté de la
rendre infidèle, jamais je ne l'ai véritablement désiré. La véhémence de ma
passion la contenait par elle-même. Le devoir des privations avait exalté
mon âme. L'éclat de toutes les vertus ornait à mes yeux l'idole de mon
coeur; en souiller la divine image eût été l'anéantir. J'aurais pu commettre
le crime; il a cent fois été commis dans mon coeur: mais avilir ma Sophie!
ah! cela se pouvait-il jamais? Non, non, je le lui ai cent fois dit à
elle-même; eussé-je été le maître de me satisfaire, sa propre volonté
l'eût-elle mise à ma discrétion, hors quelques courts moments de délire,
j'aurais refusé d'être heureux à ce prix. Je l'aimais trop pour vouloir la
posséder.
 
Il y a près d'une lieue de l'Ermitage à Eaubonne; dans mes fréquents
voyages, il m'est arrivé quelquefois d'y coucher; un soir, après avoir soupé
tête à tête, nous allâmes nous promener au jardin, par un très beau clair de
lune. Au fond de ce jardin était un assez grand taillis, par où nous fûmes
chercher un joli bosquet, orné d'une cascade dont je lui avais donné l'idée,
et qu'elle avait fait exécuter. Souvenir immortel d'innocence et de
jouissance! Ce fut dans ce bosquet qu'assis avec elle, sur un banc de gazon,
sous un acacia tout chargé de fleurs, je trouvai, pour rendre les mouvements
de mon coeur, un langage vraiment digne d'eux. Ce fut la première et
l'unique fois de ma vie; mais je fus sublime, si l'on peut nommer ainsi tout
ce que l'amour le plus tendre et le plus ardent peut porter d'aimable et de
séduisant dans un coeur d'homme. Que d'enivrantes larmes je versai sur ses
genoux! que je lui en fis verser malgré elle! Enfin, dans un transport
involontaire, elle s'écria: Non, jamais homme ne fut si aimable; et jamais
amant n'aima comme vous! Mais votre ami Saint-Lambert nous écoute, et mon
coeur ne saurait aimer deux fois. Je me tus en soupirant; je l'embrassai...
Quel embrassement! Mais ce fut tout. Il y avait six mois qu'elle vivait
seule, c'est-à-dire loin de son amant et de son mari; il y en avait trois
que je la voyais presque tous les jours, et toujours l'amour en tiers entre
elle et moi. Nous avions soupé tête-à-tête, nous étions seuls, dans un
bosquet au clair de lune; et après deux heures de l'entretien le plus vif et
le plus tendre, elle sortit au milieu de la nuit de ce bosquet et des bras
de son ami, aussi intacte, aussi pure de corps et de coeur qu'elle y était
entrée. Lecteur, pesez toutes ces circonstances, je n'ajouterai rien de
plus.
 
Et qu'on n'aille pas s'imaginer qu'ici mes sens me laissaient
tranquille, comme auprès de Thérèse et de maman. Je l'ai déjà dit, c'était
de l'amour cette fois, et l'amour dans toute son énergie et dans toutes ses
fureurs. Je ne décrirai ni les agitations, ni les frémissements, ni les
palpitations, ni les mouvements convulsifs, ni les défaillances de coeur que
j'éprouvais continuellement; on en pourra juger par l'effet que sa seule
image faisait sur moi. J'ai dit qu'il y avait loin de l'Ermitage à Eaubonne:
je passais par les coteaux d'Andilly, qui sont charmants. Je rêvais en
marchant à celle que j'allais voir, à l'accueil caressant qu'elle me ferait,
au baiser qui m'attendait à mon arrivée. Ce seul baiser, ce baiser funeste,
avant même de le recevoir, m'embrasait le sang à tel point, que ma tête se
troublait; un éblouissement m'aveuglait, mes genoux tremblants ne pouvaient
me soutenir; j'étais forcé de m'arrêter, de m'asseoir; toute ma machine
était dans un désordre inconcevable: j'étais prêt à m'évanouir. Instruit du
danger, je tâchais, en partant, de me distraire et de penser à autre chose.
Je n'avais pas fait vingt pas, que les mêmes souvenirs et tous les accidents
qui en étaient la suite revenaient m'assaillir sans qu'il me fût possible de
m'en délivrer; et, de quelque façon que je m'y sois pu prendre, je ne crois
pas qu'il me soit arrivé de faire seul ce trajet impunément. J'arrivais à
Eaubonne, faible, épuisé, rendu, me soutenant à peine. A l'instant que je la
voyais, tout était réparé; je ne sentais plus auprès d'elle que
l'importunité d'une vigueur inépuisable et toujours inutile. Il y avait sur
ma route, à la vue d'Eaubonne, une terrasse agréable, appelée le mont
Olympe, où nous nous rendions quelquefois, chacun de notre côté. J'arrivais
le premier: j'étais fait pour l'attendre; mais que cette attente me coûtait
cher! Pour me distraire, j'essayais d'écrire avec mon crayon des billets que
j'aurais pu tracer du plus pur de mon sang: je n'en ai jamais pu achever un
qui fût lisible. Quand elle en trouvait un dans la niche dont nous étions
convenus, elle n'y pouvait voir autre chose que l'état vraiment déplorable
où j'étais en l'écrivant. Cet état, et surtout sa durée pendant trois mois
d'irritation continuelle et de privations, me jeta dans un épuisement dont
je n'ai pu me tirer de plusieurs années, et finit par me donner une descente
que j'emporterai ou qui m'emportera au tombeau. Telle a été la seule
jouissance amoureuse de l'homme du tempérament le plus combustible, mais le
plus timide en même temps, que peut-être la nature ait jamais produit. Tels
ont été les derniers beaux jours qui m'aient été comptés sur la terre: ici
commence le long tissu des malheurs de ma vie, où l'on verra peu
d'interruption.
 
On a vu dans tout le cours de ma vie que mon coeur, transparent comme
le cristal, n'a jamais su cacher, durant une minute entière, un sentiment un
peu vif qui s'y fût réfugié. Qu'on juge s'il me fût possible de cacher
longtemps mon amour pour madame d'Houdetot. Notre intimité frappait tous les
yeux, nous n'y mettions ni secret ni mystère. Elle n'était pas de nature à
en avoir besoin; et comme madame d'Houdetot avait pour moi l'amitié la plus
tendre, qu'elle ne se reprochait point; que j'avais pour elle une estime
dont personne ne connaissait mieux que moi toute la justice; elle, franche,
distraite, étourdie; moi, vrai, maladroit, fier, impatient, emporté, nous
donnions encore sur nous, dans notre trompeuse sécurité, beaucoup plus de
prise que nous n'aurions fait, si nous eussions été coupables. Nous allions
l'un et l'autre à la Chevrette, nous nous y trouvions souvent ensemble,
quelquefois même par rendez-vous. Nous y vivions à notre ordinaire, nous
promenant tous les jours tête à tête, en parlant de nos amours, de nos
devoirs, de notre ami, de nos innocents projets, dans le parc, vis-à-vis
l'appartement de madame d'Épinay, sous ses fenêtres, d'où, ne cessant de
nous examiner, et se croyant bravée, elle assouvissait son coeur par ses
yeux, de rage et d'indignation.
 
Les femmes ont toutes l'art de cacher leur fureur, surtout quand elle
est vive; madame d'Épinay, violente, mais réfléchie, possède surtout cet art
éminemment. Elle feignit de ne rien voir, de ne rien soupçonner; et dans le
même temps qu'elle redoublait avec moi d'attentions, de soins, et presque
d'agaceries, elle affectait d'accabler sa belle-soeur de procédés
malhonnêtes et de marques d'un dédain qu'elle semblait vouloir me
communiquer. On juge bien qu'elle ne réussissait pas; mais j'étais au
supplice. Déchiré de sentiments contraires, en même temps que j'étais touché
de ses caresses, j'avais peine à contenir ma colère, quand je la voyais
manquer à madame d'Houdetot. La douceur angélique de celle-ci lui faisait
tout endurer sans se plaindre, et même sans lui en savoir plus mauvais gré.
Elle était d'ailleurs souvent si distraite, et toujours si peu sensible à
ces choses-là, que la moitié du temps elle ne s'en apercevait pas.
 
J'étais si préoccupé de ma passion, que, ne voyant rien que Sophie
(c'était un des noms de madame d'Houdetot), je ne remarquais pas même que
j'étais devenu la fable de toute la maison et des survenants. Le baron
d'Holbach, qui n'était jamais venu, que je sache, à la Chevrette, fut au
nombre de ces derniers. Si j'eusse été aussi défiant que je le suis devenu
dans la suite, j'aurais fort soupçonné madame d'Épinay d'avoir arrangé ce
voyage, pour lui donner l'amusant cadeau de voir le citoyen amoureux. Mais
j'étais alors si bête, que je ne voyais pas même ce qui crevait les yeux à
tout le monde. Toute ma stupidité ne m'empêcha pourtant pas de trouver au
baron l'air plus content, plus jovial qu'à son ordinaire. Au lieu de me
regarder en noir selon sa coutume, il me lâchait cent propos goguenards,
auxquels je ne comprenais rien. J'ouvrais de grands yeux sans rien répondre;
madame d'Épinay se tenait les côtés de rire; je ne savais sur quelle herbe
ils avaient marché. Comme rien ne passait encore les bornes de la
plaisanterie, tout ce que j'aurais eu de mieux à faire, si je m'en étais
aperçu, eût été de m'y prêter. Mais il est vrai qu'à travers la railleuse
gaieté du baron l'on voyait briller dans ses yeux une maligne joie, qui
m'aurait peut-être inquiété, si je l'eusse aussi bien remarquée alors, que
je me la rappelai dans la suite.
 
Un jour que j'allai voir madame d'Houdetot à Eaubonne, au retour d'un
de ses voyages à Paris, je la trouvai triste, et je vis qu'elle avait
pleuré. Je fus obligé de me contraindre, parce que madame de Blainville,
soeur de son mari, était là; mais sitôt que je pus trouver un moment, je lui
marquai mon inquiétude. Ah! me dit-elle en soupirant, je crains bien que vos
folies ne me coûtent le repos de mes jours. Saint-Lambert est instruit, et
mal instruit. Il me rend justice; mais il a de l'humeur, dont, qui pis est,
il me cache une partie. Heureusement je ne lui ai rien tu de nos liaisons,
qui se sont faites sous ses auspices. Mes lettres étaient pleines de vous,
ainsi que mon coeur: je ne lui ai caché que votre amour insensé, dont
j'espérais vous guérir, et dont, sans m'en parler, je vois qu'il me fait un
crime. On nous a desservis, on m'a fait tort, mais n'importe. Ou rompons
tout à fait, ou soyez tel que vous devez être. Je ne veux plus rien avoir à
cacher à mon amant.
 
Ce fut là le premier moment où je fus sensible à la honte de me voir
humilié, par le sentiment de ma faute, devant une jeune femme, dont
j'éprouvais les justes reproches, et dont j'aurais dû être le mentor.
L'indignation que j'en ressentis contre moi-même eût suffi peut-être pour
surmonter ma faiblesse, si la tendre compassion que m'inspirait la victime
n'eût encore amolli mon coeur. Hélas! était-ce le moment de pouvoir
l'endurcir, lorsqu'il était inondé par des larmes qui le pénétraient de
toutes parts? Cet attendrissement se changea bientôt en colère contre les
vils délateurs, qui n'avaient vu que le mal d'un sentiment criminel, mais
involontaire, sans croire, sans imaginer même la sincère honnêteté de coeur
qui le rachetait. Nous ne restâmes pas longtemps en doute sur la main dont
partait le coup.
 
Nous savions l'un et l'autre que madame d'Épinay était en commerce de
lettres avec Saint-Lambert. Ce n'était pas le premier orage qu'elle avait
suscité à madame d'Houdetot, dont elle avait fait mille efforts pour le
détacher, et que les succès de quelques-uns de ces efforts faisaient
trembler pour la suite. D'ailleurs, Grimm, qui, ce me semble, avait suivi M.
de Castries à l'armée, était en Westphalie, aussi bien que Saint-Lambert;
ils se voyaient quelquefois. Grimm avait fait, auprès de madame d'Houdetot,
quelques tentatives qui n'avaient pas réussi; Grimm, très piqué, cessa tout
à fait de la voir. Qu'on juge du sang-froid avec lequel, modeste comme on
sait qu'il l'est, il lui supposait des préférences pour un homme plus âgé
que lui, et dont lui, Grimm, depuis qu'il fréquentait les grands, ne parlait
plus que comme de son protégé.
 
Mes soupçons sur madame d'Épinay se changèrent en certitude, quand
j'appris ce qui s'était passé chez moi. Quand j'étais à la Chevrette,
Thérèse y venait souvent, soit pour m'apporter mes lettres, soit pour me
rendre des soins nécessaires à ma mauvaise santé. Madame d'Épinay lui avait
demandé si nous ne nous écrivions pas, madame d'Houdetot et moi. Sur son
aveu, madame d'Épinay la pressa de lui remettre les lettres de madame
d'Houdetot, l'assurant qu'elle les recachetterait si bien qu'il n'y
paraîtrait pas. Thérèse, sans montrer combien cette proposition la
scandalisait, et même sans m'avertir, se contenta de mieux cacher les
lettres qu'elle m'apportait: précaution très heureuse; car madame d'Épinay
la faisait guetter à son arrivée; et, l'attendant au passage, poussa
plusieurs fois l'audace jusqu'à chercher dans sa bavette. Elle fit plus:
s'étant un jour invitée à venir, avec M. de Margency, dîner à l'Ermitage
pour la première fois depuis que j'y demeurais, elle prit le temps que je me
promenais avec Margency, pour entrer dans mon cabinet avec la mère et la
fille, et les presser de lui montrer les lettres de madame d'Houdetot. Si la
mère eût su où elles étaient, les lettres étaient livrées; mais heureusement
la fille seule le savait, et nia que j'en eusse conservé aucune. Mensonge
assurément plein d'honnêteté, de fidélité, de générosité, tandis que la
vérité n'eût été qu'une perfidie. Madame d'Épinay, voyant qu'elle ne pouvait
la séduire, s'efforça de l'irriter par la jalousie, en lui reprochant sa
facilité et son aveuglement. Comment pouvez-vous, lui dit-elle, ne pas voir
qu'ils ont entre eux un commerce criminel? Si, malgré tout ce qui frappe vos
yeux, vous avez besoin d'autres preuves, prêtez-vous donc à ce qu'il faut
faire pour les avoir: vous dites qu'il déchire les lettres de madame
d'Houdetot aussitôt qu'il les a lues. Eh bien! recueillez avec soin les
pièces, et donnez-les-moi; je me charge de les rassembler. Telles étaient
les leçons que mon amie donnait à ma compagne.
 
Thérèse eut la discrétion de me taire assez longtemps toutes ces
tentatives; mais voyant mes perplexités, elle se crut obligée à me tout
dire, afin que, sachant à qui j'avais affaire, je prisse mes mesures pour me
garantir des trahisons qu'on me préparait. Mon indignation, ma fureur ne
peut se décrire. Au lieu de dissimuler avec madame d'Épinay, à son exemple,
et de me servir de contre-ruses, je me livrai sans mesure à l'impétuosité de
mon naturel, et, avec mon étourderie ordinaire, j'éclatai tout ouvertement.
On peut juger de mon imprudence par les lettres suivantes, qui montrent
suffisamment la manière de procéder de l'un et de l'autre en cette occasion.
 
Billet de madame d'Épinay, liasse A, no 44.
 
"Pourquoi donc ne vous vois-je pas, mon cher ami? Je suis inquiète de
vous. Vous m'aviez tant promis de ne faire qu'aller et venir de l'Ermitage
ici. Sur cela, je vous ai laissé libre; et, point du tout, vous laissez
passer huit jours. Si l'on ne m'avait pas dit que vous étiez en bonne santé,
je vous croirais malade. Je vous attendais avant-hier ou hier, et je ne vous
vois point arriver. Mon Dieu! qu'avez-vous donc? Vous n'avez point
d'affaires; vous n'avez pas non plus de chagrins; car je me flatte que vous
seriez venu sur-le-champ me les confier. Vous êtes donc malade! tirez-moi
d'inquiétude bien vite, je vous en prie. Adieu, mon cher ami; que cet adieu
me donne un bonjour de vous."
RÉPONSE.
 
"Ce mercredi matin.
 
Je ne puis rien vous dire encore. J'attends d'être mieux instruit, et
je le serai tôt ou tard. En attendant, soyez sûre que l'innocence accusée
trouvera un défenseur assez ardent pour donner quelque repentir aux
calomniateurs, quels qu'ils soient."
Second billet de la même, liasse A, no 45.
 
"Savez-vous que votre lettre m'effraye? Qu'est-ce qu'elle veut donc
dire? Je l'ai relue plus de vingt-cinq fois. En vérité, je n'y comprends
rien. J'y vois seulement que vous êtes inquiet et tourmenté, et que vous
attendez que vous ne le soyez plus pour m'en parler. Mon cher ami, est-ce là
ce dont nous étions convenus! Qu'est donc devenue cette amitié, cette
confiance? et comment l'ai-je perdue? Est-ce contre moi ou pour moi que vous
êtes fâché? Quoi qu'il en soit, venez dès ce soir, je vous en conjure;
souvenez-vous que vous m'avez promis, il n'y a pas huit jours, de ne rien
garder sur le coeur, et de me parler sur-le-champ. Mon cher ami, je vis dans
cette confiance... Tenez, je viens encore de lire votre lettre: je n'y
conçois pas davantage; mais elle me fait trembler. Il me semble que vous
êtes cruellement agité. Je voudrais vous calmer; mais comme j'ignore le
sujet de vos inquiétudes, je ne sais que vous dire, sinon que me voilà tout
aussi malheureuse que vous, jusqu'à ce que je vous aie vu. Si vous n'êtes
pas ici ce soir à six heures, je pars demain pour l'Ermitage, quelque temps
qu'il fasse et dans quelque état que je sois; car je ne saurais tenir à
cette inquiétude. Bonjour, mon cher ami. A tout hasard, je risque de vous
dire, sans savoir si vous en avez besoin ou non, de tâcher de prendre garde,
et d'arrêter les progrès que fait l'inquiétude dans la solitude. Une mouche
devient un monstre, je l'ai souvent éprouvé."
RÉPONSE.
 
"Ce mercredi soir.
 
Je ne puis vous aller voir, ni recevoir votre visite, tant que durera
l'inquiétude où je suis. La confiance dont vous parlez n'est plus, et il ne
vous sera pas aisé de la recouvrer. Je ne vois à présent, dans votre
empressement, que le désir de tirer des aveux d'autrui quelque avantage qui
convienne à vos vues; et mon coeur, si prompt à s'épancher dans un coeur qui
s'ouvre pour le recevoir, se ferme à la ruse et à la finesse. Je reconnais
votre adresse ordinaire dans la difficulté que vous trouvez à comprendre mon
billet. Me croyez-vous assez dupe pour penser que vous ne l'ayez pas
compris? Non; mais je saurai vaincre vos subtilités à force de franchise. Je
vais m'expliquer plus clairement, afin que vous m'entendiez encore moins.
 
Deux amants bien unis et dignes de s'aimer me sont chers: je m'attends
bien que vous ne saurez pas qui je veux dire, à moins que je ne vous les
nomme. Je présume qu'on a tenté de les désunir, et que c'est de moi qu'on
s'est servi pour donner de la jalousie à l'un des deux. Le choix n'est pas
fort adroit, mais il a paru commode à la méchanceté: et cette méchanceté,
c'est vous que j'en soupçonne. J'espère que ceci devient plus clair.
 
Ainsi donc la femme que j'estime le plus aurait, de mon su, l'infamie
de partager son coeur et sa personne entre deux amants, et moi celle d'être
un de ces deux lâches? Si je savais qu'un seul moment de la vie vous eussiez
pu penser ainsi d'elle et de moi, je vous haïrais jusqu'à la mort. Mais
c'est de l'avoir dit, et non de l'avoir cru, que je vous taxe. Je ne
comprends pas, en pareil cas, auquel c'est des trois que vous avez voulu
nuire; mais si vous aimez le repos, craignez d'avoir eu le malheur de
réussir. Je n'ai caché ni à vous, ni à elle, tout le mal que je pense de
certaines liaisons; mais je veux qu'elles finissent par un moyen aussi
honnête que sa cause, et qu'un amour illégitime se change en une éternelle
amitié. Moi, qui ne fis jamais de mal à personne, servirais-je innocemment à
en faire à mes amis? Non; je ne vous le pardonnerais jamais, je deviendrais
votre irréconciliable ennemi. Vos secrets seuls seraient respectés; car je
ne serai jamais un homme sans foi.
 
Je n'imagine pas que les perplexités où je suis puissent durer bien
longtemps. Je ne tarderai pas à savoir si je me suis trompé. Alors j'aurai
peut-être de grands torts à réparer, et je n'aurai rien fait en ma vie de si
bon coeur. Mais savez-vous comment je rachèterai mes fautes durant le peu de
temps qui me reste à passer près de vous! En faisant ce que nul autre ne
fera que moi; en vous disant franchement ce qu'on pense de vous dans le
monde, et les brèches que vous avez à réparer à votre réputation. Malgré
tous les prétendus amis qui vous entourent, quand vous m'aurez vu partir,
vous pourrez dire adieu à la vérité; vous ne trouverez plus personne qui
vous la dise."
Troisième billet de la même, liasse A, no 46.
 
"Je n'entendais pas votre lettre de ce matin: je vous l'ai dit, parce
que cela était. J'entends celle de ce soir, n'ayez pas peur que j'y réponde
jamais: je suis trop pressée de l'oublier; et quoique vous me fassiez pitié,
je n'ai pu me défendre de l'amertume dont elle me remplit l'âme. Moi, user
de ruses, de finesses avec vous! moi! accusée de la plus noire des infamies!
Adieu; je regrette que vous ayez la... Adieu: je ne sais ce que je dis...
adieu: je serai bien pressée de vous pardonner. Vous viendrez quand vous
voudrez; vous serez mieux reçu que ne l'exigeraient vos soupçons.
Dispensez-vous seulement de vous mettre en peine de ma réputation. Peu
m'importe celle qu'on me donne. Ma conduite est bonne, et cela me suffit. Au
surplus, j'ignorais absolument ce qui est arrivé aux deux personnes qui me
sont aussi chères qu'à vous."
 
Cette dernière lettre me tira d'un terrible embarras, et me replongea
dans un autre qui n'était guère moindre. Quoique toutes ces lettres et
réponses fussent allées et venues dans l'espace d'un jour avec une extrême
rapidité, cet intervalle avait suffi pour en mettre entre mes transports de
fureur, et pour me laisser réfléchir sur l'énormité de mon imprudence.
Madame d'Houdetot ne m'avait rien tant recommandé que de rester tranquille,
de lui laisser le soin de se tirer seule de cette affaire, et d'éviter,
surtout dans le moment même, toute rupture et tout éclat; et moi, par les
insultes les plus ouvertes et les plus atroces, j'allais achever de porter
la rage dans le coeur d'une femme qui n'y était déjà que trop disposée. Je
ne devais naturellement attendre, de sa part, qu'une réponse si fière, si
dédaigneuse, si méprisante, que je n'aurais pu, sans la plus indigne
lâcheté, m'abstenir de quitter sa maison sur-le-champ. Heureusement, plus
adroite encore que je n'étais emporté, elle évita, par le tour de sa
réponse, de me réduire à cette extrémité. Mais il fallait ou sortir, ou
l'aller voir sur-le-champ; l'alternative était inévitable. Je pris le
dernier parti, fort embarrassé de ma contenance, dans l'explication que je
prévoyais. Car comment m'en tirer, sans compromettre ni madame d'Houdetot,
ni Thérèse? Et malheur à celle que j'aurais nommée! Il n'y avait rien que la
vengeance d'une femme implacable et intrigante ne me fît craindre pour celle
qui en serait l'objet. C'était pour prévenir ce malheur que je n'avais parlé
que de soupçons dans mes lettres, afin d'être dispensé d'énoncer mes
preuves. Il est vrai que cela rendait mes emportements plus inexcusables,
nuls simples soupçons ne pouvant m'autoriser à traiter une femme, et surtout
une amie, comme je venais de traiter madame d'Épinay. Mais ici commence la
grande et noble tâche que j'ai dignement remplie, d'expier mes fautes et mes
faiblesses cachées, en me chargeant de fautes plus graves, dont j'étais
incapable, et que je ne commis jamais.
 
Je n'eus pas à soutenir la prise que j'avais redoutée, et j'en fus
quitte pour la peur. A mon abord, madame d'Épinay me sauta au cou, en
fondant en larmes. Cet accueil inattendu, et de la part d'une ancienne amie,
m'émut extrêmement; je pleurai beaucoup aussi. Je lui dis quelques mots qui
n'avaient pas grand sens; elle m'en dit quelques-uns qui en avaient encore
moins, et tout finit là. On avait servi; nous allâmes à table, où dans
l'attente de l'explication, que je croyais remise après le souper, je fis
mauvaise figure; car je suis tellement subjugué par la moindre inquiétude
qui m'occupe, que je ne saurais la cacher aux moins clairvoyants. Mon air
embarrassé devait lui donner du courage; cependant elle ne risqua point
l'aventure: il n'y eut pas plus d'explication après le souper qu'avant. Il
n'y en eut pas plus le lendemain; et nos silencieux tête-à-tête ne furent
remplis que de choses indifférentes ou de quelques propos honnêtes de ma
part, par lesquels, lui témoignant ne pouvoir encore rien prononcer sur le
fondement de mes soupçons, je lui protestais avec bien de la vérité que
s'ils se trouvaient mal fondés, ma vie entière serait employée à réparer
leur injustice. Elle ne marqua pas la moindre curiosité de savoir
précisément quels étaient ces soupçons, ni comment ils m'étaient venus; et
tout notre raccommodement, tant de sa part que de la mienne, consista dans
l'embrassement du premier abord. Puisqu'elle était seule offensée, au moins
dans la forme, il me parut que ce n'était pas à moi de chercher un
éclaircissement qu'elle ne cherchait pas elle-même, et je m'en retournai
comme j'étais venu. Continuant au reste à vivre avec elle comme auparavant,
j'oubliai bientôt presque entièrement cette querelle, et je crus bêtement
qu'elle l'oubliait elle-même, parce qu'elle paraissait ne s'en plus
souvenir.
 
Ce ne fut pas là, comme on verra bientôt, le seul chagrin que m'attira
ma faiblesse; mais j'en avais d'autres non moins sensibles, que je ne
m'étais point attirés, et qui n'avaient pour cause que le désir de
m'arracher de ma solitude, à force de m'y tourmenter. Ceux-ci me venaient de
la part de Diderot et des holbachiens. Depuis mon établissement à
l'Ermitage, Diderot n'avait cessé de m'y harceler, soit par lui-même, soit
par Deleyre; et je vis bientôt, aux plaisanteries de celui-ci sur mes
courses boscaresques, avec quel plaisir ils avaient travesti l'ermite en
galant berger. Mais il n'était pas question de cela dans mes prises avec
Diderot; elles avaient des causes plus graves. Après la publication du Fils
naturel, il m'en avait envoyé un exemplaire, que j'avais lu avec l'intérêt
et l'attention qu'on donne aux ouvrages d'un ami. En lisant l'espèce de
poétique en dialogue qu'il y a jointe, je fus surpris, et même un peu
contristé, d'y trouver, parmi plusieurs choses désobligeantes mais
tolérables, contre les solitaires, cette âpre et dure sentence, sans aucun
adoucissement: Il n'y a que le méchant qui soit seul. Cette sentence est
équivoque, et présente deux sens, ce me semble: l'un très vrai, l'autre très
faux puisqu'il est même impossible qu'un homme qui est et veut être seul
puisse et veuille nuire à personne, et par conséquent qu'il soit un méchant.
La sentence en elle-même exigeait donc une interprétation; elle l'exigeait
bien plus encore de la part d'un auteur qui, lorsqu'il imprimait cette
sentence, avait un ami retiré dans une solitude. Il me paraissait choquant
et malhonnête, ou d'avoir oublié en la publiant cet ami solitaire, ou, s'il
s'en était souvenu, de n'avoir pas fait, du moins en maxime générale,
l'honorable et juste exception qu'il devait non seulement à cet ami, mais à
tant de sages respectés, qui dans tous les temps ont cherché le calme et la
paix dans la retraite, et dont, pour la première fois depuis que le monde
existe, un écrivain s'avise, avec un seul trait de plume, de faire
indistinctement autant de scélérats.
 
J'aimais tendrement Diderot, je l'estimais sincèrement, et je comptais
avec une entière confiance sur les mêmes sentiments de sa part. Mais, excédé
de son infatigable obstination à me contrarier éternellement sur mes goûts,
mes penchants, ma manière de vivre, sur tout ce qui n'intéressait que moi
seul; révolté de voir un homme plus jeune que moi vouloir à toute force me
gouverner comme un enfant; rebuté de sa facilité à promettre, et de sa
négligence à tenir; ennuyé de tant de rendez-vous donnés et manqués de sa
part, et de sa fantaisie d'en donner toujours de nouveaux, pour y manquer
derechef; gêné de l'attendre inutilement trois ou quatre fois par mois, les
jours marqués par lui-même, et de dîner seul le soir, après être allé
au-devant de lui jusqu'à Saint-Denis, et l'avoir attendu toute la journée:
j'avais déjà le coeur plein de ses torts multipliés. Ce dernier me parut
plus grave, et me navra davantage. Je lui écrivis pour m'en plaindre, mais
avec une douceur et un attendrissement qui me fit inonder mon papier de mes
larmes; et ma lettre était assez touchante pour avoir dû lui en tirer. On ne
devinerait jamais quelle fut sa réponse sur cet article: la voici mot pour
mot (liasse A, no 33): "Je suis bien aise que mon ouvrage vous ait plu,
qu'il vous ait touché. Vous n'êtes pas de mon avis sur les ermites; dites-en
tant de bien qu'il vous plaira, vous serez le seul au monde dont j'en
penserai: encore y aurait-il bien à dire là-dessus, si l'on pouvait vous
parler sans vous fâcher Une femme de quatre-vingts ans! etc. On m'a dit une
phrase d'une lettre du fils de madame d'Épinay, qui a dû vous peiner
beaucoup, ou je connais mal le fond de votre âme."
 
Il faut expliquer les deux dernières phrases de cette lettre.
 
Au commencement de mon séjour à l'Ermitage, madame le Vasseur parut s'y
déplaire, et trouver l'habitation trop seule. Ses propos là-dessus m'étant
revenus, je lui offris de la renvoyer à Paris, si elle s'y plaisait
davantage; d'y payer son loyer, et d'y prendre le même soin d'elle que si
elle était encore avec moi. Elle rejeta mon offre, me protesta qu'elle se
plaisait fort à l'Ermitage, que l'air de la campagne lui faisait du bien; et
l'on voyait que cela était vrai; car elle y rajeunissait pour ainsi dire, et
s'y portait beaucoup mieux qu'à Paris. Sa fille m'assura même qu'elle eût
été dans le fond très fâchée que nous quittassions l'Ermitage, qui
réellement était un séjour charmant, aimant fort le petit tripotage du
jardin et des fruits, dont elle avait le maniement; mais qu'elle avait dit
ce qu'on lui avait fait dire, pour tâcher de m'engager à retourner à Paris.
 
Cette tentative n'ayant pas réussi, ils tâchèrent d'obtenir, par le
scrupule, l'effet que la complaisance n'avait pas produit, et me firent un
crime de garder là cette vieille femme, loin des secours dont elle pouvait
avoir besoin à son âge; sans songer qu'elle et beaucoup d'autres vieilles
gens, dont l'excellent air du pays prolonge la vie, pouvaient tirer ces
secours de Montmorency, que j'avais à ma porte; et comme s'il n'y avait des
vieillards qu'à Paris, et que partout ailleurs ils fussent hors d'état de
vivre. Madame le Vasseur, qui mangeait beaucoup et avec une extrême
voracité, était sujette à des débordements de bile et à de fortes diarrhées,
qui lui duraient quelques jours, et lui servaient de remède. A Paris, elle
n'y faisait jamais rien, et laissait agir la nature. Elle en usait de même à
l'Ermitage, sachant bien qu'il n'y avait rien de mieux à faire. N'importe;
parce qu'il n'y avait pas des médecins et des apothicaires à la campagne,
c'était vouloir sa mort que de l'y laisser, quoiqu'elle s'y portât très
bien. Diderot aurait dû déterminer à quel âge il n'est plus permis, sous
peine d'homicide, de laisser vivre les vieilles gens hors de Paris.
 
C'était là une des deux accusations atroces sur lesquelles il ne
m'exceptait pas de sa sentence, qu'il n'y avait que le méchant qui fût seul;
et c'était ce que signifiait son exclamation pathétique et l'et coetera
qu'il y avait bénignement ajouté: Une femme de quatre-vingts ans! etc.
 
Je crus ne pouvoir mieux répondre à ce reproche qu'en m'en rapportant à
madame le Vasseur elle-même. Je la priai d'écrire naturellement son
sentiment à madame d'Épinay. Pour la mettre plus à son aise, je ne voulus
point voir sa lettre, et je lui montrai celle que je vais transcrire, et que
j'écrivais à madame d'Épinay, au sujet d'une réponse que j'avais voulu faire
à une autre lettre de Diderot encore plus dure, et qu'elle m'avait empêché
d'envoyer.
 
"Ce jeudi.
 
Madame le Vasseur doit vous écrire, ma bonne amie; je l'ai priée de
vous dire sincèrement ce qu'elle pense. Pour la mettre bien à son aise, je
lui ai dit que je ne voulais point voir sa lettre, et je vous prie de ne me
rien dire de ce qu'elle contient.
 
Je n'enverrai pas ma lettre, puisque vous vous y opposez; mais, me
sentant très grièvement offensé, il y aurait, à convenir que j'ai tort, une
bassesse et une fausseté que je ne saurais me permettre. L'Évangile ordonne
bien à celui qui reçoit un soufflet d'offrir l'autre joue, mais non pas de
demander pardon. Vous souvenez vous de cet homme de la comédie, qui crie, en
donnant des coups de bâton? Voilà le rôle du philosophe.
 
Ne vous flattez pas de l'empêcher de venir par le mauvais temps qu'il
fait. Sa colère lui donnera le temps et les forces que l'amitié lui refuse,
et ce sera la première fois de sa vie qu'il sera venu le jour qu'il avait
promis. Il s'excédera pour venir me répéter de bouche les injures qu'il me
dit dans ses lettres; je ne les endurerai rien moins que patiemment. Il s'en
retournera être malade à Paris; et moi je serai, selon l'usage, un homme
fort odieux. Que faire? Il faut souffrir.
 
Mais n'admirez-vous pas la sagesse de cet homme qui voulait me venir
prendre à Saint-Denis en fiacre, y dîner, me ramener en fiacre; et à qui,
huit jours après (liasse A, no 34), sa fortune ne permet plus d'aller à
l'Ermitage autrement qu'à pied? Il n'est pas absolument impossible, pour
parler son langage, que ce soit là le ton de la bonne foi; mais, en ce cas,
il faut qu'en huit jours il soit arrivé d'étranges changements dans sa
fortune.
 
Je prends part au chagrin que vous donne la maladie de madame votre
mère; mais vous voyez que votre peine n'approche pas de la mienne. On
souffre moins encore à voir malades les personnes qu'on aime, qu'injustes et
cruelles.
 
Adieu, ma bonne amie: voici la dernière fois que je vous parlerai de
cette malheureuse affaire. Vous me parlez d'aller à Paris, avec un
sang-froid qui me réjouirait dans un autre temps."
 
J'écrivis à Diderot ce que j'avais fait au sujet de madame le Vasseur,
sur la proposition de madame d'Épinay elle-même; et madame le Vasseur ayant
choisi, comme on peut bien croire, de rester à l'Ermitage, où elle se
portait très bien, où elle avait toujours compagnie, et où elle vivait très
agréablement, Diderot, ne sachant plus de quoi me faire un crime, m'en fit
un de cette précaution de ma part, et ne laissa pas de m'en faire un autre
de la continuation du séjour de madame le Vasseur à l'Ermitage, quoique
cette continuation fût de son choix, et qu'il n'eût tenu et ne tînt toujours
qu'à elle de retourner vivre à Paris, avec les mêmes secours de ma part
qu'elle avait auprès de moi.
 
Voilà l'explication du premier reproche de la lettre de Diderot, no 33.
Celle du second est dans sa lettre no 34. "Le Lettré (c'était un nom de
plaisanterie donné par Grimm au fils de madame d'Épinay), le Lettré a dû
vous écrire qu'il y avait sur le rempart vingt pauvres qui mouraient de faim
et de froid, et qui attendaient le liard que vous leur donniez. C'est un
échantillon de notre petit babil... et si vous entendiez le reste, il vous
amuserait comme cela."
 
Voici ma réponse à ce terrible argument, dont Diderot paraissait si
fier.
 
"Je crois avoir répondu au Lettré, c'est-à-dire au fils d'un fermier
général, que je ne plaignais pas les pauvres qu'il avait aperçus sur le
rempart attendant mon liard; qu'apparemment il les en avait amplement
dédommagés; que je l'établissais mon substitut; que les pauvres de Paris
n'auraient pas à se plaindre de cet échange; que je n'en trouverais pas
aisément un aussi bon pour ceux de Montmorency, qui en avaient beaucoup plus
de besoin. Il y a ici un bon vieillard respectable, qui, après avoir passé
sa vie à travailler, ne le pouvant plus, meurt de faim sur ses vieux jours.
Ma conscience est plus contente des deux sous que je lui donne tous les
lundis, que des cent liards que j'aurais distribués à tous les gueux du
rempart. Vous êtes plaisants, vous autres philosophes, quand vous regardez
tous les habitants des villes comme les seuls hommes auxquels vos devoirs
vous lient. C'est à la campagne qu'on apprend à aimer et à servir
l'humanité; on n'apprend qu'à la mépriser dans les villes."
 
Tels étaient les singuliers scrupules sur lesquels un homme d'esprit
avait l'imbécillité de me faire sérieusement un crime de mon éloignement de
Paris, et prétendait me prouver, par mon propre exemple, qu'on ne pouvait
vivre hors de la capitale sans être un méchant homme. Je ne comprends pas
aujourd'hui comment j'eus la bêtise de lui répondre et de me fâcher, au lieu
de lui rire au nez pour toute réponse. Cependant les décisions de madame
d'Épinay et les clameurs de la coterie holbachique avaient tellement fasciné
les esprits en sa faveur, que je passais généralement pour avoir tort dans
cette affaire, et que madame d'Houdetot elle-même, grande enthousiaste de
Diderot, voulut que j'allasse le voir à Paris, et que je fisse toutes les
avances d'un raccommodement qui, tout sincère et entier qu'il fût de ma
part, se trouva pourtant peu durable. L'argument victorieux sur mon coeur,
dont elle se servit, fut qu'en ce moment Diderot était malheureux. Outre
l'orage excité contre l'Encyclopédie, il en essuyait alors un très violent
au sujet de sa pièce, que, malgré la petite histoire qu'il avait mise à la
tête, on l'accusait d'avoir prise en entier de Goldoni. Diderot, plus
sensible encore aux critiques que Voltaire, en était alors accablé. Madame
de Graffigny avait même eu la méchanceté de faire courir le bruit que
j'avais rompu avec lui à cette occasion. Je trouvai qu'il y avait de la
justice et de la générosité de prouver publiquement le contraire; et j'allai
passer deux jours, non seulement avec lui, mais chez lui. Ce fut, depuis mon
établissement à l'Ermitage, mon second voyage à Paris. J'avais fait le
premier pour courir au pauvre Gauffecourt, qui eut une attaque d'apoplexie
dont il n'a jamais été bien remis, et durant laquelle je ne quittai pas son
chevet qu'il ne fût hors d'affaire.
 
Diderot me reçut bien. Que l'embrassement d'un ami peut effacer de
torts! Quel ressentiment peut, après cela, rester dans le coeur? Nous eûmes
peu d'explications. Il n'en est pas besoin pour des invectives réciproques.
Il n'y a qu'une chose à faire, savoir, de les oublier. Il n'y avait point eu
de procédés souterrains, du moins qui fussent à ma connaissance: ce n'était
pas comme avec madame d'Épinay. Il me montra le plan du Père de famille.
Voilà, lui dis-je, la meilleure défense du Fils naturel. Gardez le silence,
travaillez cette pièce avec soin, et puis jetez-la tout d'un coup au nez de
vos ennemis pour toute réponse. Il le fit, et s'en trouva bien. Il y avait
près de six mois que je lui avais envoyé les deux premières parties de la
Julie, pour m'en dire son avis. Il ne les avait pas encore lues. Nous en
lûmes un cahier ensemble. Il trouva tout cela feuillu, ce fut son terme;
c'est-à-dire chargé de paroles et redondant. Je l'avais déjà bien senti
moi-même: mais c'était le bavardage de la fièvre; je ne l'ai jamais pu
corriger. Les dernières parties ne sont pas comme cela. La quatrième
surtout, et la sixième, sont des chefs-d'oeuvre de diction.
 
Le second jour de mon arrivée, il voulut absolument me mener souper
chez M. d'Holbach. Nous étions loin de compte; car je voulais même rompre
l'accord du manuscrit de chimie, dont je m'indignais d'avoir l'obligation à
cet homme-là. Diderot l'emporta sur tout. Il me jura que M. d'Holbach
m'aimait de tout son coeur; qu'il fallait lui pardonner un ton qu'il prenait
avec tout le monde, et dont ses amis avaient plus à souffrir que personne.
Il me représenta que refuser le produit de ce manuscrit, après l'avoir
accepté deux ans auparavant, était un affront au donateur, qu'il n'avait pas
mérité; et que ce refus pourrait même être mésinterprété, comme un secret
reproche d'avoir attendu si longtemps d'en conclure le marché. Je vois
d'Holbach tous les jours, ajouta-t-il; je connais mieux que vous l'état de
son âme. Si vous n'aviez pas lieu d'en être content, croyez-vous votre ami
capable de vous conseiller une bassesse? Bref, avec ma faiblesse ordinaire,
je me laissai subjuguer, et nous allâmes souper chez le baron, qui me reçut
à son ordinaire. Mais sa femme me reçut froidement, et presque
malhonnêtement. Je ne reconnus plus cette aimable Caroline qui marquait
avoir pour moi tant de bienveillance étant fille. J'avais cru sentir, dès
longtemps auparavant, que, depuis que Grimm fréquentait la maison d'Aine, on
ne m'y voyait plus d'aussi bon oeil.
 
Tandis que j'étais à Paris, Saint-Lambert y arriva de l'armée. Comme je
n'en savais rien, je ne le vis qu'après mon retour en campagne, d'abord à la
Chevrette, et ensuite à l'Ermitage, où il vint avec madame d'Houdetot me
demander à dîner. On peut juger si je les reçus avec plaisir! Mais j'en pris
bien plus encore à voir leur bonne intelligence. Content de n'avoir pas
troublé leur bonheur, j'en étais heureux moi-même; et je puis jurer que
durant toute ma folle passion, mais surtout en ce moment, quand j'aurais pu
lui ôter madame d'Houdetot, je ne l'aurais pas voulu faire, et je n'en
aurais pas même été tenté. Je la trouvais si aimable, aimant Saint-Lambert,
que je m'imaginais à peine qu'elle eût pu l'être autant en m'aimant
moi-même; et, sans vouloir troubler leur union, tout ce que j'ai le plus
véritablement désiré d'elle dans mon délire, était qu'elle se laissât aimer.
Enfin, de quelque violente passion que j'aie brûlé pour elle, je trouvais
aussi doux d'être le confident que l'objet de ses amours, et je n'ai jamais
un moment regardé son amant comme mon rival, mais toujours comme mon ami. On
dira que ce n'était pas encore là de l'amour: soit; mais c'était donc plus.
 
Pour Saint-Lambert, il se conduisit en honnête homme et judicieux:
comme j'étais le seul coupable, je fus aussi le seul puni, et même avec
indulgence. Il me traita durement, mais amicalement; et je vis que j'avais
perdu quelque chose dans son estime, mais rien dans son amitié. Je m'en
consolai, sachant que l'une me serait bien plus facile à recouvrer que
l'autre, et qu'il était trop sensé pour confondre une faiblesse involontaire
et passagère avec un vice de caractère. S'il y avait de ma faute dans tout
ce qui s'était passé, il y en avait bien peu. Était-ce moi qui avais
recherché sa maîtresse? N'était-ce pas lui qui me l'avait envoyée?
N'était-ce pas elle qui m'avait cherché? Pouvais-je éviter de la recevoir?
Que pouvais-je faire? Eux seuls avaient fait le mal, et c'était moi qui
l'avais souffert. A ma place, il en eût fait autant que moi, peut-être pis:
car enfin, quelque fidèle, quelque estimable que fût madame d'Houdetot, elle
était femme; il était absent, les occasions étaient fréquentes, les
tentations étaient vives, et il lui eût été bien difficile de se défendre
toujours avec le même succès contre un homme plus entreprenant. C'était
assurément beaucoup pour elle et pour moi, dans une pareille situation,
d'avoir pu poser des limites que nous ne nous soyons jamais permis de
passer.
 
Quoique je me rendisse, au fond de mon coeur, un témoignage assez
honorable, tant d'apparences étaient contre moi, que l'invincible honte qui
me domina toujours me donnait devant lui tout l'air d'un coupable, et il en
abusait souvent pour m'humilier. Un seul trait peindra cette position
réciproque. Je lui lisais, après le dîner, la lettre que j'avais écrite
l'année précédente à Voltaire, et dont lui, Saint-Lambert, avait entendu
parler. Il s'endormit durant la lecture; et moi, jadis si fier, aujourd'hui
si sot, je n'osai jamais interrompre ma lecture, et continuai de lire tandis
qu'il continuait de ronfler. Telles étaient mes indignités, et telles
étaient ses vengeances; mais sa générosité ne lui permit jamais de les
exercer qu'entre nous trois.
 
Quand il fut reparti, je trouvai madame d'Houdetot fort changée à mon
égard. J'en fus surpris comme si je n'avais pas dû m'y attendre; j'en fus
touché plus que je n'aurais dû l'être, et cela me fit beaucoup de mal. Il
semblait que tout ce dont j'attendais ma guérison ne fit qu'enfoncer dans
mon coeur davantage le trait qu'enfin j'ai plutôt brisé qu'arraché.
 
J'étais déterminé tout à fait à me vaincre, et à ne rien épargner pour
changer ma folle passion en une amitié pure et durable. J'avais fait pour
cela les plus beaux projets du monde, pour l'exécution desquels j'avais
besoin du concours de madame d'Houdetot. Quand je voulus lui parler, je la
trouvai distraite, embarrassée; je sentis qu'elle avait cessé de se plaire
avec moi, et je vis clairement qu'il s'était passé quelque chose qu'elle ne
voulait pas me dire, et que je n'ai jamais su. Ce changement, dont il me fut
impossible d'obtenir l'explication, me navra. Elle me redemanda ses lettres;
je les lui rendis toutes avec une fidélité dont elle me fit l'injure de
douter un moment. Ce doute fut encore un déchirement inattendu pour mon
coeur, qu'elle devait si bien connaître. Elle me rendit justice, mais ce ne
fut pas sur-le-champ; je compris que l'examen du paquet que je lui avais
rendu lui avait fait sentir son tort: je vis même qu'elle se le reprochait,
et cela me fit regagner quelque chose. Elle ne pouvait retirer ses lettres
sans me rendre les miennes. Elle me dit qu'elle les avait brûlées; j'en osai
douter à mon tour, et j'avoue que j'en doute encore. Non, l'on ne met point
au feu de pareilles lettres. On a trouvé brûlantes celles de la Julie: eh
Dieu! qu'aurait-on donc dit de celles-là? Non, non, jamais celle qui peut
inspirer une pareille passion n'aura le courage d'en brûler les preuves.
Mais je ne crains pas non plus qu'elle en ait abusé: je ne l'en crois pas
capable; et de plus, j'y avais mis bon ordre. La sotte, mais vive crainte
d'être persiflé m'avait fait commencer cette correspondance sur un ton qui
mît mes lettres à l'abri des communications. Je portai jusqu'à la tutoyer la
familiarité que j'y pris dans mon ivresse: mais quel tutoiement! elle n'en
devait sûrement pas être offensée. Cependant elle s'en plaignit plusieurs
fois, mais sans succès: ses plaintes ne faisaient que réveiller mes
craintes, et d'ailleurs je ne pouvais me résoudre à rétrograder. Si ces
lettres sont encore en être, et qu'un jour elles soient vues, on connaîtra
comment j'ai aimé.
 
La douleur que me causa le refroidissement de madame d'Houdetot, et la
certitude de ne l'avoir pas mérité, me firent prendre le singulier parti de
m'en plaindre à Saint-Lambert même. En attendant l'effet de la lettre que je
lui écrivis à ce sujet, je me jetai dans les distractions que j'aurais dû
chercher plus tôt. Il y eut des fêtes à la Chevrette, pour lesquelles je fis
de la musique. Le plaisir de me faire honneur auprès de madame d'Houdetot
d'un talent qu'elle aimait excita ma verve; et un autre objet contribuait
encore à l'animer, savoir, le désir de montrer que l'auteur du Devin du
village savait la musique; car je m'apercevais depuis longtemps que
quelqu'un travaillait en secret à rendre cela douteux, du moins quant à la
composition. Mon début à Paris, les épreuves où j'y avais été mis à diverses
fois, tant chez M. Dupin que chez M. de la Poplinière; quantité de musique
que j'y avais composée pendant quatorze ans au milieu des plus célèbres
artistes, et sous leurs yeux; enfin l'opéra des Muses galantes, celui même
du Devin, un motet que j'avais fait pour mademoiselle Fel, et qu'elle avait
chanté au Concert spirituel; tant de conférences que j'avais eues sur ce bel
art avec les plus grands maîtres, tout semblait devoir prévenir ou dissiper
un pareil doute. Il existait cependant, même à la Chevrette, et je voyais
que M. d'Épinay n'en était pas exempt. Sans paraître m'apercevoir de cela,
je me chargeai de lui composer un motet pour la dédicace de la chapelle de
la Chevrette, et je le priai de me fournir des paroles de son choix. Il
chargea de Linant, le gouverneur de son fils, de les faire. De Linant
arrangea des paroles convenables au sujet; et huit jours après qu'elles
m'eurent été données, le motet fut achevé. Pour cette fois, le dépit fut mon
Apollon, et jamais musique plus étoffée ne sortit de mes mains. Les paroles
commencent par ces mots: Ecce sedes hic tonantis. La pompe du début répond
aux paroles, et toute la suite du motet est d'une beauté de chant qui frappa
tout le monde. J'avais travaillé en grand orchestre. D'Épinay rassembla les
meilleurs symphonistes. Madame Bruna, chanteuse italienne, chanta le motet,
et fut bien accompagnée. Le motet eut un si grand succès, qu'on l'a donné
dans la suite au Concert spirituel, où, malgré les sourdes cabales et
l'indigne exécution, il y a eu deux fois les mêmes applaudissements. Je
donnai, pour la fête de M. d'Épinay, l'idée d'une espèce de pièce, moitié
drame, moitié pantomime, que madame d'Épinay composa, et dont je fis encore
la musique. Grimm, en arrivant, entendit parler de mes succès harmoniques.
Une heure après on n'en parla plus: mais du moins on ne mit plus en
question, que je sache, si je savais la composition.
 
A peine Grimm fut-il à la Chevrette, où déjà je ne me plaisais pas
trop, qu'il acheva de m'en rendre le séjour insupportable, par des airs que
je ne vis jamais à personne, et dont je n'avais pas même l'idée. La veille
de son arrivée, on me délogea de la chambre de faveur que j'occupais,
contiguë à celle de madame d'Épinay; on la prépara pour M. Grimm, et on m'en
donna une autre plus éloignée. Voilà, dis-je en riant à madame d'Épinay,
comment les nouveaux venus déplacent les anciens. Elle parut embarrassée.
J'en compris mieux la raison dès le même soir, en apprenant qu'il y avait
entre sa chambre et celle que je quittais une porte masquée de
communication, qu'elle avait jugé inutile de me montrer. Son commerce avec
Grimm n'était ignoré de personne, ni chez elle, ni dans le public, pas même
de son mari: cependant, loin d'en convenir avec moi, confident de secrets
qui lui importaient beaucoup davantage, et dont elle était bien sûre, elle
s'en défendit toujours très fortement. Je compris que cette réserve venait
de Grimm, qui, dépositaire de tous mes secrets, ne voulait pas que je le
fusse d'aucun des siens.
 
Quelques préventions que mes anciens sentiments, qui n'étaient pas
éteints, et le mérite réel de cet homme-là, me donnassent en sa faveur, elle
ne put tenir contre les soins qu'il prit pour la détruire. Son abord fut
celui du comte de Tuffière; à peine daigna-t-il me rendre le salut; il ne
m'adressa pas une seule fois la parole, et me corrigea bientôt de la lui
adresser, en ne me répondant point du tout. Il passait partout le premier,
prenait partout la première place, sans jamais faire aucune attention à moi.
Passe pour cela, s'il n'y eût pas mis une affectation choquante: mais on en
jugera par un seul trait pris entre mille. Un soir madame d'Épinay, se
trouvant un peu incommodée, dit qu'on lui portât un morceau dans sa chambre,
et monta pour souper au coin de son feu. Elle me proposa de monter avec
elle; je le fis. Grimm vint ensuite. La petite table était déjà mise; il n'y
avait que deux couverts. On sert: madame d'Épinay prend sa place à l'un des
coins du feu. M. Grimm prend un fauteuil, s'établit à l'autre coin, tire la
petite table entre eux deux, déplie sa serviette, et se met en devoir de
manger, sans me dire un seul mot. Madame d'Épinay rougit, et, pour l'engager
à réparer sa grossièreté, m'offre sa propre place. Il ne dit rien, ne me
regarda pas. Ne pouvant approcher du feu, je pris le parti de me promener
par la chambre, en attendant qu'on m'apportât un couvert. Il me laissa
souper au bout de la table, loin du feu, sans me faire la moindre honnêteté,
à moi incommodé, son aîné, son ancien dans la maison, qui l'y avais
introduit, et à qui même, comme favori de la dame, il eût dû faire les
honneurs. Toutes ses manières avec moi répondaient fort bien à cet
échantillon. Il ne me traitait pas précisément comme son inférieur; il me
regardait comme nul. J'avais peine à reconnaître là l'ancien cuistre qui,
chez le prince de Saxe-Gotha, se tenait honoré de mes regards. J'en avais
encore plus à concilier ce profond silence, et cette morgue insultante, avec
la tendre amitié qu'il se vantait d'avoir pour moi, près de tous ceux qu'il
savait en avoir eux-mêmes. Il est vrai qu'il ne la témoignait guère que pour
me plaindre de ma fortune, dont je ne me plaignais point, pour compatir à
mon triste sort, dont j'étais content, et pour se lamenter de me voir me
refuser durement aux soins bienfaisants qu'il disait vouloir me rendre.
C'était avec cet art qu'il faisait admirer sa tendre générosité, blâmer mon
ingrate misanthropie, et qu'il accoutumait insensiblement tout le monde à
n'imaginer entre un protecteur tel que lui et un malheureux tel que moi, que
des liaisons de bienfaits d'une part, et d'obligations de l'autre, sans y
supposer, même dans les possibles, une amitié d'égal à égal. Pour moi, j'ai
cherché vainement en quoi je pouvais être obligé à ce nouveau patron. Je lui
avais prêté de l'argent, il ne m'en prêta jamais; je l'avais gardé dans sa
maladie; à peine me venait-il voir dans les miennes; je lui avais donné tous
mes amis, il ne m'en donna jamais aucun des siens; je l'avais prôné de tout
mon pouvoir, et lui,... s'il m'a prôné, c'est moins publiquement, et c'est
d'une autre manière. Jamais il ne m'a rendu ni même offert aucun service
d'aucune espèce. Comment était-il donc mon Mécène? Comment étais-je son
protégé? Cela me passait et me passe encore.
 
Il est vrai que, du plus au moins, il était arrogant avec tout le
monde, mais avec personne aussi brutalement qu'avec moi. Je me souviens
qu'une fois Saint-Lambert faillit à lui jeter son assiette à la tête, sur
une espèce de démenti qu'il lui donna en pleine table, en lui disant
grossièrement: Cela n'est pas vrai. A son ton naturellement tranchant, il
ajouta la suffisance d'un parvenu, et devint même ridicule, à force d'être
impertinent. Le commerce des grands l'avait séduit au point de se donner à
lui-même des airs qu'on ne voit qu'aux moins sensés d'entre eux. Il
n'appelait jamais son laquais que par eh! comme si, sur le nombre de ses
gens, monseigneur n'eût pas su lequel était de garde. Quand il lui donnait
des commissions, il lui jetait l'argent par terre, au lieu de le lui donner
dans la main. Enfin, oubliant tout à fait qu'il était homme, il le traitait
avec un mépris si choquant, avec un dédain si dur en toute chose, que ce
pauvre garçon, qui était un fort bon sujet, que madame d'Épinay lui avait
donné, quitta son service, sans autre grief que l'impossibilité d'endurer de
pareils traitements: c'était le Lafleur de ce nouveau Glorieux.
 
Aussi fat qu'il était vain, avec ses gros yeux troubles et sa figure
dégingandée, il avait des prétentions près des femmes; et depuis sa farce
avec mademoiselle Fel, il passait auprès de plusieurs d'entre elles pour un
homme à grands sentiments. Cela l'avait mis à la mode, et lui avait donné du
goût pour la propreté de femme; il se mit à faire le beau; sa toilette
devint une grande affaire; tout le monde sut qu'il mettait du blanc, et moi,
qui n'en croyais rien, je commençai de le croire, non seulement par
l'embellissement de son teint, et pour avoir trouvé des tasses de blanc sur
sa toilette, mais sur ce qu'entrant un matin dans sa chambre, je le trouvai
brossant ses ongles avec une petite vergette faite exprès; ouvrage qu'il
continua fièrement devant moi. Je jugeai qu'un homme qui passe deux heures
tous les matins à brosser ses ongles peut bien passer quelques instants à
remplir de blanc les creux de sa peau. Le bonhomme Gauffecourt, qui n'était
pas sac à diable, l'avait assez plaisamment surnommé Tiran le Blanc.
 
Tout cela n'était que des ridicules, mais bien antipathiques à mon
caractère. Ils achevèrent de me rendre suspect le sien. J'eus peine à croire
qu'un homme à qui la tête tournait de cette façon pût conserver un coeur
bien placé. Il ne se piquait de rien tant que de sensibilité d'âme et
d'énergie de sentiment. Comment cela s'accordait-il avec des défauts qui
sont propres aux petites âmes? Comment les vifs et continuels élans que fait
hors de lui-même un coeur sensible peuvent-ils le laisser s'occuper sans
cesse de tant de petits soins pour sa petite personne? Eh! mon Dieu, celui
qui sent embraser son coeur de ce feu céleste cherche à l'exhaler, et veut
montrer le dedans. Il voudrait mettre son coeur sur son visage; il
n'imaginera jamais d'autre fard.
 
Je me rappelai le sommaire de sa morale, que madame d'Épinay m'avait
dit, et qu'elle avait adopté. Ce sommaire consistait en un seul article,
savoir, que l'unique devoir de l'homme est de suivre en tout les penchants
de son coeur. Cette morale, quand je l'appris, me donna terriblement à
penser, quoique je ne la prisse alors que pour un jeu d'esprit. Mais je vis
bientôt que ce principe était réellement la règle de sa conduite, et je n'en
eus que trop, dans la suite, la preuve à mes dépens. C'est la doctrine
intérieure dont Diderot m'a tant parlé, mais qu'il ne m'a jamais expliquée.
 
Je me rappelai les fréquents avis qu'on m'avait donnés, il y a
plusieurs années, que cet homme était faux, qu'il jouait le sentiment, et
surtout qu'il ne m'aimait pas. Je me souvins de plusieurs petites anecdotes
que m'avaient là-dessus racontées M. de Francueil et madame de Chenonceaux,
qui ne l'estimaient ni l'un ni l'autre, et qui devaient le connaître,
puisque madame de Chenonceaux était fille de madame de Rochechouart, intime
amie du feu comte de Friese, et que M. de Francueil, très lié alors avec le
vicomte de Polignac, avait beaucoup vécu au Palais-Royal, précisément quand
Grimm commençait à s'y introduire. Tout Paris fut instruit de son désespoir
après la mort du comte de Friese. Il s'agissait de soutenir la réputation
qu'il s'était donnée après les rigueurs de mademoiselle de Fel, et dont
j'aurais vu la forfanterie mieux que personne, si j'eusse alors été moins
aveuglé. Il fallut l'entraîner à l'hôtel de Castries, où il joua dignement
son rôle, livré à la plus mortelle affliction. Là, tous les matins il allait
dans le jardin pleurer à son aise, tenant sur ses yeux son mouchoir baigné
de larmes, tant qu'il était en vue de l'hôtel; mais au détour d'une certaine
allée, des gens auxquels il ne songeait pas le virent mettre à l'instant son
mouchoir dans sa poche et tirer un livre. Cette observation, qu'on répéta,
fut bientôt publique dans tout Paris, et presque aussitôt oubliée. Je
l'avais oubliée moi-même: un fait qui me regardait servit à me la rappeler.
J'étais à l'extrémité dans mon lit, rue de Grenelle: il était à la campagne;
il vint un matin me voir tout essoufflé, disant qu'il venait d'arriver à
l'instant même; je sus un moment après qu'il était arrivé de la veille, et
qu'on l'avait vu au spectacle le même jour.
 
Il me revint mille faits de cette espèce; mais une observation que je
fus surpris de faire si tard, me frappa plus que tout cela. J'avais donné à
Grimm tous mes amis sans exception; ils étaient tous devenus les siens. Je
pouvais si peu me séparer de lui, que j'aurais à peine voulu me conserver
l'entrée d'une maison où il ne l'aurait pas eue. Il n'y eut que madame de
Créqui qui refusa de l'admettre, et qu'aussi je cessai presque de voir
depuis ce temps-là. Grimm, de son côté, se fit d'autres amis, tant de son
estoc que de celui du comte de Friese. De tous ces amis-là, jamais un seul
n'est devenu le mien; jamais il ne m'a dit un mot, pour m'engager de faire
au moins leur connaissance; et de tous ceux que j'ai quelquefois rencontrés
chez lui, jamais un seul ne m'a marqué la moindre bienveillance, pas même le
comte de Friese, chez lequel il demeurait, et avec lequel il m'eût par
conséquent été très agréable de former quelque liaison; ni le comte de
Schomberg, son parent, avec lequel Grimm était encore plus familier.
 
Voici plus: mes propres amis, dont je fis les siens, et qui tous
m'étaient tendrement attachés avant sa connaissance, changèrent sensiblement
pour moi quand elle fut faite. Il ne m'a jamais donné aucun des siens, je
lui ai donné tous les miens, et il a fini par me les tous ôter. Si ce sont
là des effets de l'amitié, quels seront donc ceux de la haine?
 
Diderot même, au commencement, m'avertit plusieurs fois que Grimm, à
qui je donnais tant de confiance, n'était pas mon ami. Dans la suite il
changea de langage, quand lui-même eut cessé d'être le mien.
 
La manière dont j'avais disposé de mes enfants n'avait besoin du
concours de personne. J'en instruisis cependant mes amis, uniquement pour
les en instruire, pour ne pas paraître à leurs yeux meilleur que je n'étais.
Ces amis étaient au nombre de trois: Diderot, Grimm, madame d'Épinay;
Duclos, le plus digne de ma confidence, fut le seul à qui je ne la fis pas.
Il la sut cependant; par qui? je l'ignore. Il n'est guère probable que cette
infidélité soit venue de madame d'Épinay, qui savait qu'en l'imitant, si
j'en eusse été capable, j'avais de quoi m'en venger cruellement. Restent
Grimm et Diderot, alors si unis en tant de choses, surtout contre moi, qu'il
est plus que probable que ce crime leur fut commun. Je parierais que Duclos,
à qui je n'ai pas dit mon secret, et qui par conséquent en était le maître,
est le seul qui me l'ait gardé.
 
Grimm et Diderot, dans leur projet de m'ôter les gouverneuses, avaient
fait effort pour le faire entrer dans leurs vues: il s'y refusa toujours
avec dédain. Ce ne fut que dans la suite que j'appris de lui tout ce qui
s'était passé entre eux à cet égard; mais j'en appris dès lors assez par
Thérèse, pour voir qu'il y avait à tout cela quelque dessein secret, et
qu'on voulait disposer de moi, sinon contre mon gré, du moins à mon insu; ou
bien qu'on voulait faire servir ces deux personnes d'instrument à quelque
dessein caché. Tout cela n'était assurément pas de la droiture. L'opposition
de Duclos le prouve sans réplique. Croira qui voudra que c'était de
l'amitié.
 
Cette prétendue amitié m'était aussi fatale au dedans qu'au dehors. Les
longs et fréquents entretiens avec madame le Vasseur depuis plusieurs années
avaient changé sensiblement cette femme à mon égard, et ce changement ne
m'était assurément pas favorable. De quoi traitaient-ils donc dans ces
singuliers tête-à-tête? Pourquoi ce profond mystère? La conversation de
cette vieille femme était-elle donc assez agréable pour la prendre ainsi en
bonne fortune, et assez importante pour en faire un si grand secret? Depuis
trois ou quatre ans que ces colloques duraient, ils m'avaient paru risibles;
en y repensant alors, je commençai de m'en étonner. Cet étonnement eût été
jusqu'à l'inquiétude, si j'avais su dès lors ce que cette femme me
préparait.
 
Malgré le prétendu zèle pour moi dont Grimm se targuait au dehors, et
difficile à concilier avec le ton qu'il prenait vis-à-vis de moi-même, il ne
me revenait rien de lui d'aucun côté qui fût à mon avantage, et la
commisération qu'il feignait d'avoir pour moi tendait bien moins à me servir
qu'à m'avilir. Il m'ôtait même, autant qu'il était en lui, la ressource du
métier que je m'étais choisi, en me décriant comme un mauvais copiste; et je
conviens qu'il disait en cela la vérité; mais ce n'était pas à lui de la
dire. Il prouvait que ce n'était pas plaisanterie, en se servant d'un autre
copiste et en ne me laissant aucune des pratiques qu'il pouvait m'ôter. On
eût dit que son projet était de me faire dépendre de lui et de son crédit
pour ma subsistance, et d'en tarir la source jusqu'à ce que j'en fusse
réduit là.
 
Tout cela résumé, ma raison fit taire enfin mon ancienne prévention qui
parlait encore. Je jugeai son caractère au moins très suspect; et quant à
son amitié, je la décidai fausse. Puis, résolu de ne le plus voir, j'en
avertis madame d'Épinay, appuyant ma résolution de plusieurs faits sans
réplique, mais que j'ai maintenant oubliés.
 
Elle combattit fortement cette résolution, sans savoir trop que dire
aux raisons sur lesquelles elle était fondée. Elle ne s'était pas encore
concertée avec lui; mais le lendemain, au lieu de s'expliquer verbalement
avec moi, elle me remit une lettre très adroite, qu'ils avaient minutée
ensemble, et par laquelle, sans entrer dans aucun détail des faits, elle le
justifiait par son caractère concentré, et, me faisant un crime de l'avoir
soupçonné de perfidie envers son ami, m'exhortait à me raccommoder avec lui.
Cette lettre m'ébranla. Dans une conversation que nous eûmes ensuite, et où
je la trouvai mieux préparée qu'elle n'était la première fois, j'achevai de
me laisser vaincre: j'en vins à croire que je pouvais avoir mal jugé, et
qu'en ce cas j'avais réellement, envers un ami, des torts graves que je
devais réparer. Bref, comme j'avais déjà fait plusieurs fois avec Diderot,
avec le baron d'Holbach, moitié gré, moitié faiblesse, je fis toutes les
avances que j'avais droit d'exiger; j'allai chez Grimm comme un autre George
Dandin, lui faire des excuses des offenses qu'il m'avait faites; toujours
dans cette fausse persuasion, qui m'a fait faire en ma vie mille bassesses
auprès de mes feints amis, qu'il n'y a point de haine qu'on ne désarme à
force de douceur et de bons procédés; au lieu qu'au contraire la haine des
méchants ne fait que s'animer davantage par l'impossibilité de trouver sur
quoi la fonder; et le sentiment de leur propre injustice n'est qu'un grief
de plus contre celui qui en est l'objet. J'ai, sans sortir de ma propre
histoire, une preuve bien forte de cette maxime dans Grimm et dans Tronchin,
devenus mes deux plus incapables ennemis par goût, par plaisir, par
fantaisie, sans pouvoir alléguer aucun tort d'aucune espèce que j'aie eu
jamais avec aucun des deux, et dont la rage s'accroît de jour en jour, comme
celle des tigres, par la facilité qu'ils trouvent à l'assouvir.
 
Je m'attendais que, confus de ma condescendance et de mes avances,
Grimm me recevrait, les bras ouverts, avec la plus tendre amitié. Il me
reçut en empereur romain, avec une morgue que je n'avais jamais vue à
personne. Je n'étais point du tout préparé à cet accueil. Quand, dans
l'embarras d'un rôle si peu fait pour moi, j'eus rempli en peu de mots et
d'un air timide l'objet qui m'amenait près de lui, avant de me recevoir en
grâce, il prononça, avec beaucoup de majesté, une longue harangue qu'il
avait préparée, et qui contenait la nombreuse énumération de ses rares
vertus, et surtout dans l'amitié. Il appuya sur une chose qui d'abord me
frappa beaucoup: c'est qu'on lui voyait toujours conserver les mêmes amis.
Tandis qu'il parlait, je me disais tout bas qu'il serait bien cruel pour moi
de faire seul exception à cette règle. Il y revint si souvent et avec tant
d'affectation, qu'il me fit penser que, s'il ne suivait en cela que les
sentiments de son coeur, il serait moins frappé de cette maxime, et qu'il
s'en faisait un art utile à ses vues dans les moyens de parvenir.
Jusqu'alors j'avais été dans le même cas, j'avais conservé toujours tous mes
amis; depuis ma plus tendre enfance, je n'en avais pas perdu un seul, si ce
n'est par la mort, et cependant je n'en avais pas fait jusqu'alors la
réflexion: ce n'était pas une maxime que je me fusse prescrite. Puisque
c'était un avantage alors commun à l'un et à l'autre, pourquoi donc s'en
targuait-il par préférence, si ce n'est qu'il songeait d'avance à me l'ôter.
Il s'attacha ensuite à m'humilier par des preuves de la préférence que nos
amis communs lui donnaient sur moi. Je connaissais aussi bien que lui cette
préférence; la question était à quel titre il l'avait obtenue; si c'était à
force de mérite ou d'adresse, en s'élevant lui-même, ou en cherchant à me
rabaisser. Enfin, quand il eut mis à son gré, entre lui et moi, toute la
distance qui pouvait donner du prix à la grâce qu'il m'allait faire, il
m'accorda le baiser de paix dans un léger embrassement qui ressemblait à
l'accolade que le roi donne aux nouveaux chevaliers. Je tombais des nues,
j'étais ébahi, je ne savais que dire, je ne trouvais pas un mot. Toute cette
scène eut l'air de la réprimande qu'un précepteur fait à son disciple, en
lui faisant grâce du fouet. Je n'y pense jamais sans sentir combien sont
trompeurs les jugements fondés sur l'apparence, auxquels le vulgaire donne
tant de poids, combien souvent l'audace et la fierté sont du côté du
coupable, la honte et l'embarras du côté de l'innocent.
 
Nous étions réconciliés; c'était toujours un soulagement pour mon
coeur, que toute querelle jette dans des angoisses mortelles. On se doute
bien qu'une pareille réconciliation ne changea pas ses manières; elle m'ôta
seulement le droit de m'en plaindre. Aussi pris-je le parti d'endurer tout,
et de ne dire plus rien.
 
Tant de chagrins coup sur coup me jetèrent dans un accablement qui ne
me laissait guère la force de reprendre l'empire de moi-même. Sans réponse
de Saint-Lambert, négligé de madame d'Houdetot, n'osant plus m'ouvrir à
personne, je commençai de craindre qu'en faisant de l'amitié l'idole de mon
coeur, je n'eusse employé ma vie qu'à sacrifier à des chimères. Épreuve
faite, il ne restait de toutes mes liaisons que deux hommes qui eussent
conservé toute mon estime, et à qui mon coeur pût donner toute sa confiance:
Duclos, que depuis ma retraite à l'Ermitage j'avais perdu de vue, et
Saint-Lambert. Je crus ne pouvoir bien réparer mes torts envers ce dernier
qu'en lui déchargeant mon coeur sans réserve, et je résolus de lui faire
pleinement mes confessions, en tout ce qui ne compromettait pas sa
maîtresse. Je ne doute pas que ce choix ne fût encore un piège de ma
passion, pour me tenir plus rapproché d'elle; mais il est certain que je me
serais jeté dans les bras de son amant sans réserve, que je me serais mis
pleinement sous sa conduite, et que j'aurais poussé la franchise aussi loin
qu'elle pouvait aller. J'étais prêt à lui écrire une seconde lettre, à
laquelle j'étais sûr qu'il aurait répondu, quand j'appris la triste cause de
son silence sur la première. Il n'avait pu soutenir jusqu'au bout les
fatigues de cette campagne. Madame d'Épinay m'apprit qu'il venait d'avoir
une attaque de paralysie; et madame d'Houdetot, que son affliction finit par
rendre malade elle-même, et qui fut hors d'état de m'écrire sur-le-champ, me
marqua deux ou trois jours après, de Paris, où elle était alors, qu'il se
faisait porter à Aix-la-Chapelle pour y prendre les bains. Je ne dis pas que
cette triste nouvelle m'affligea comme elle; mais je doute que le serrement
de coeur qu'elle me donna fût moins pénible que sa douleur et ses larmes. Le
chagrin de le savoir dans cet état, augmenté par la crainte que l'inquiétude
n'eût contribué à l'y mettre, me toucha plus que tout ce qui m'était arrivé
jusqu'alors; et je sentis cruellement qu'il me manquait, dans ma propre
estime, la force dont j'avais besoin pour supporter tant de déplaisir.
Heureusement, ce généreux ami ne me laissa pas longtemps dans cet
accablement; il ne m'oublia pas, malgré son attaque, et je ne tardai pas
d'apprendre par lui-même que j'avais trop mal jugé de ses sentiments et de
son état. Mais il est temps d'en venir à la grande révolution de ma
destinée, à la catastrophe qui a partagé ma vie en deux parties si
différentes, et qui, d'une bien légère cause, a tiré de si terribles effets.
 
Un jour que je ne songeais à rien moins, madame d'Épinay m'envoya
chercher. En entrant, j'aperçus dans ses yeux et dans toute sa contenance un
air de trouble dont je fus d'autant plus frappé que cet air ne lui était
point ordinaire, personne au monde ne sachant mieux qu'elle gouverner son
visage et ses mouvements. Mon ami, me dit-elle, je pars pour Genève; ma
poitrine est en mauvais état, ma santé se délabre au point que, toute chose
cessante, il faut que j'aille voir et consulter Tronchin. Cette résolution,
si brusquement prise, et à l'entrée de la mauvaise saison, m'étonna d'autant
plus que je l'avais quittée trente-six heures auparavant sans qu'il en fût
question. Je lui demandai qui elle emmènerait avec elle. Elle me dit qu'elle
emmènerait son fils avec M. de Linant, et puis elle ajouta négligemment: Et
vous, mon ours, ne viendrez-vous pas aussi? Comme je ne crus pas qu'elle
parlât sérieusement, sachant que dans la saison où nous entrions j'étais à
peine en état de sortir de ma chambre, je plaisantai sur l'utilité du
cortège d'un malade pour un autre malade; elle parut elle-même n'en avoir
pas fait tout de bon la proposition, et il n'en fut plus question. Nous ne
parlâmes plus que des préparatifs de son voyage, dont elle s'occupait avec
beaucoup de vivacité, étant résolue à partir dans quinze jours.
 
Je n'avais pas besoin de beaucoup de pénétration pour comprendre qu'il
y avait à ce voyage un motif secret qu'on me taisait. Ce secret, qui n'en
était un dans toute la maison que pour moi, fut découvert dès le lendemain
par Thérèse, à qui Teissier, le maître d'hôtel, qui le savait de la femme de
chambre, le révéla. Quoique je ne doive pas ce secret à madame d'Épinay,
puisque je ne le tiens pas d'elle, il est trop lié avec ceux que j'en tiens,
pour que je puisse l'en séparer: ainsi je me tairai sur cet article. Mais
ces secrets, qui jamais ne sont sortis ni ne sortiront de ma bouche ni de ma
plume, ont été sus de trop de gens pour pouvoir être ignorés dans tous les
entours de madame d'Épinay.
Instruit du vrai motif de ce voyage, j'aurais reconnu la secrète impulsion
d'une main ennemie, dans la tentative de m'y faire le chaperon de madame
d'Épinay; mais elle avait si peu insisté, que je persistai à ne point
regarder cette tentative comme sérieuse, et je ris seulement du beau
personnage que j'aurais fait là, si j'eusse eu la sottise de m'en charger.
Au reste, elle gagna beaucoup à mon refus, car elle vint à bout d'engager
son mari même à l'accompagner.
 
Quelques jours après je reçus de Diderot le billet que je vais
transcrire. Ce billet, seulement plié en deux, de manière que tout le dedans
se lisait sans peine, me fut adressé chez madame d'Épinay, et recommandé à
M. de Linant, le gouverneur du fils et le confident de la mère.
Billet de Diderot, liasse A, no 52.
 
"Je suis fait pour vous aimer et pour vous donner du chagrin.
J'apprends que madame d'Épinay va à Genève, et je n'entends point dire que
vous l'accompagniez. Mon ami, content de madame d'Épinay, il faut partir
avec elle; mécontent, il faut partir beaucoup plus vite. Êtes-vous surchargé
du poids des obligations que vous lui avez? Voilà une occasion de vous
acquitter en partie et de vous soulager. Trouverez-vous une autre occasion
dans votre vie de lui témoigner votre reconnaissance? Elle va dans un pays
où elle sera comme tombée des nues. Elle est malade: elle aura besoin
d'amusement et de distraction. L'hiver! voyez, mon ami. L'objection de votre
santé peut être beaucoup plus forte que je ne la crois. Mais êtes-vous plus
mal aujourd'hui que vous ne l'étiez il y a un mois, et que vous ne le serez
au commencement du printemps? Ferez-vous dans trois mois d'ici le voyage
plus commodément qu'aujourd'hui? Pour moi, je vous avoue que si je ne
pouvais supporter la chaise, je prendrais un bâton et je la suivrais. Et
puis ne craignez-vous point qu'on ne mésinterprète votre conduite? On vous
soupçonnera, ou d'ingratitude, ou d'un autre motif secret. Je sais bien que,
quoi que vous fassiez, vous aurez toujours pour vous le témoignage de votre
conscience; mais ce témoignage suffit-il seul, et est-il permis de négliger
jusqu'à certain point celui des autres hommes? Au reste, mon ami, c'est pour
m'acquitter avec vous et avec moi que je vous écris ce billet. S'il vous
déplaît, jetez-le au feu, et qu'il n'en soit non plus question que s'il
n'eût jamais été écrit. Je vous salue, vous aime et vous embrasse."
 
Le tremblement de colère, l'éblouissement qui me gagnaient en lisant ce
billet, et qui me permirent à peine de l'achever, ne m'empêchèrent pas d'y
remarquer l'adresse avec laquelle Diderot y affectait un ton plus doux, plus
caressant, plus honnête que dans toutes ses autres lettres, dans lesquelles
il me traitait tout au plus de mon cher, sans daigner m'y donner le nom
d'ami. Je vis aisément le ricochet par lequel me venait ce billet, dont la
suscription, la forme et la marche décelaient même assez maladroitement le
détour: car nous nous écrivions ordinairement par la poste ou par le
messager de Montmorency, et ce fut la première et l'unique fois qu'il se
servit de cette voie-là.
 
Quand le premier transport de mon indignation me permit d'écrire, je
lui traçai précipitamment la réponse suivante, que je portai sur-le-champ,
de l'Ermitage où j'étais pour lors, à la Chevrette, pour la montrer à madame
d'Épinay, à qui, dans mon aveugle colère, je la voulus lire moi-même, ainsi
que le billet de Diderot.
 
"Mon cher ami, vous ne pouvez savoir ni la force des obligations que je
puis avoir à madame d'Épinay, ni jusqu'à quel point elles me lient, ni, si
elle a réellement besoin de moi dans son voyage, ni si elle désire que je
l'accompagne, ni s'il m'est possible de le faire, ni les raisons que je puis
avoir de m'en abstenir. Je ne refuse pas de discuter avec vous tous ces
points; mais, en attendant, convenez que me prescrire si affirmativement ce
que je dois faire, sans vous être mis en état d'en juger, c'est, mon cher
philosophe, opiner en franc étourdi. Ce que je vois de pis à cela, est que
votre avis ne vient pas de vous. Outre que je suis peu d'humeur à me laisser
mener sous votre nom par le tiers et le quart, je trouve à ces ricochets
certains détours qui ne vont pas à votre franchise, et dont vous ferez bien,
pour vous et pour moi, de vous abstenir désormais.
 
Vous craignez qu'on n'interprète mal ma conduite; mais je défie un
coeur comme le vôtre d'oser mal penser du mien. D'autres peut-être
parleraient mieux de moi, si je leur ressemblais davantage. Que Dieu me
préserve de me faire approuver d'eux! que les méchants m'épient et
m'interprètent: Rousseau n'est pas fait pour les craindre, ni Diderot pour
les écouter.
 
Si votre billet m'a déplu, vous voulez que je le jette au feu, et qu'il
n'en soit plus question. Pensez-vous qu'on oublie ainsi ce qui vient de
vous? Mon cher, vous faites aussi bon marché de mes larmes dans les peines
que vous me donnez, que de ma vie et de ma santé dans les soins que vous
m'exhortez à prendre. Si vous pouviez vous corriger de cela, votre amitié
m'en serait plus douce, et j'en deviendrais moins à plaindre."
 
En entrant dans la chambre de madame d'Épinay, je trouvai Grimm avec
elle, et j'en fus charmé. Je leur lus à haute et claire voix mes deux
lettres avec une intrépidité dont je ne me serais pas cru capable, et j'y
ajoutai, en finissant, quelques discours qui ne la démentaient pas. A cette
audace inattendue dans un homme ordinairement si craintif, je les vis l'un
et l'autre atterrés, abasourdis, ne répondant pas un mot; je vis surtout cet
homme arrogant baisser les yeux à terre, et n'oser soutenir les étincelles
de mes regards; mais dans le même instant, au fond de son coeur, il jurait
ma perte, et je suis sûr qu'ils la concertèrent avant de se séparer.
 
Ce fut à peu près dans ce temps-là que je reçus enfin, par madame
d'Houdetot, la réponse de Saint-Lambert (liasse A, no 57) datée encore de
Wolfenbuttel, peu de jours après son accident, à ma lettre, qui avait tardé
longtemps en route. Cette réponse m'apporta des consolations, dont j'avais
grand besoin dans ce moment-là, par les témoignages d'estime et d'amitié
dont elle était pleine, et qui me donnèrent le courage et la force de les
mériter. Dès ce moment, je fis mon devoir; mais il est constant que si
Saint-Lambert se fût trouvé moins sensé, moins généreux, moins honnête
homme, j'étais perdu sans retour.
 
La saison devenait mauvaise, et l'on commençait à quitter la campagne.
Madame d'Houdetot me marqua le jour où elle comptait venir faire ses adieux
à la vallée, et me donna rendez-vous à Eaubonne. Ce jour se trouva, par
hasard, le même où madame d'Épinay quittait la Chevrette pour aller à Paris
achever les préparatifs de son voyage. Heureusement elle partit le matin, et
j'eus le temps encore, en la quittant, d'aller dîner avec sa belle-soeur.
J'avais la lettre de Saint-Lambert dans ma poche; je la lus plusieurs fois
en marchant. Cette lettre me servit d'égide contre ma faiblesse. Je fis et
tins la résolution de ne plus voir en madame d'Houdetot que mon amie et la
maîtresse de mon ami; et je passai tête à tête avec elle quatre ou cinq
heures dans un calme délicieux, préférable infiniment, même quant à la
jouissance, à ces accès de fièvre ardente que jusqu'alors j'avais eus auprès
d'elle. Comme elle savait trop que mon coeur n'était pas changé, elle fut
sensible aux efforts que j'avais faits pour me vaincre; elle m'en estima
davantage, et j'eus le plaisir de voir que son amitié pour moi n'était point
éteinte. Elle m'annonça le prochain retour de Saint-Lambert, qui, quoique
assez bien rétabli de son attaque, n'était plus en état de soutenir les
fatigues de la guerre, et quittait le service pour venir vivre paisiblement
auprès d'elle. Nous formâmes le projet charmant d'une étroite société entre
nous trois, et nous pouvions espérer que l'exécution de ce projet serait
durable, vu que tous les sentiments qui peuvent unir des coeurs sensibles et
droits en faisaient la base, et que nous rassemblions à nous trois assez de
talents et de connaissances pour nous suffire à nous-mêmes, et n'avoir
besoin d'aucun supplément étranger. Hélas! en me livrant à l'espoir d'une si
douce vie, je ne songeais guère à celle qui m'attendait.
 
Nous parlâmes ensuite de ma situation présente avec madame d'Épinay. Je
lui montrai la lettre de Diderot, avec ma réponse; je lui détaillai tout ce
qui s'était passé à ce sujet, et je lui déclarai la résolution où j'étais de
quitter l'Ermitage. Elle s'y opposa vivement, et par des raisons
toutes-puissantes sur mon coeur. Elle me témoigna combien elle aurait désiré
que j'eusse fait le voyage de Genève, prévoyant qu'on ne manquerait pas de
la compromettre dans mon refus: ce que la lettre de Diderot semblait
annoncer d'avance. Cependant, comme elle savait mes raisons aussi bien que
moi-même, elle n'insista pas sur cet article, mais elle me conjura d'éviter
tout éclat à quelque prix que ce pût être, et de pallier mon refus de
raisons assez plausibles pour éloigner l'injuste soupçon qu'elle pût y avoir
part. Je lui dis qu'elle ne m'imposait pas une tâche aisée; mais que, résolu
d'expier mes torts au prix même de ma réputation, je voulais donner la
préférence à la sienne, en tout ce que l'honneur me permettrait d'endurer.
On connaîtra bientôt si j'ai su remplir cet engagement.
 
Je le puis jurer, loin que ma passion malheureuse eût rien perdu de sa
force, je n'aimai jamais ma Sophie aussi vivement, aussi tendrement que je
fis ce jour-là. Mais telle fut l'impression que firent sur moi la lettre de
Saint-Lambert, le sentiment du devoir et l'horreur de la perfidie, que,
durant toute cette entrevue, mes sens me laissèrent pleinement en paix
auprès d'elle, et que je ne fus pas même tenté de lui baiser la main. En
partant, elle m'embrassa devant ses gens. Ce baiser, si différent de ceux
que je lui avais dérobés quelquefois sous les feuillages, me fut garant que
j'avais repris l'empire sur moi-même: je suis presque assuré que si mon
coeur avait eu le temps de se raffermir dans le calme, il ne me fallait pas
trois mois pour être guéri radicalement.
 
Ici finissent mes liaisons personnelles avec madame d'Houdetot...
liaisons dont chacun a pu juger sur les apparences selon les dispositions de
son propre coeur, mais dans lesquelles la passion que m'inspira cette
aimable femme, passion la plus vive peut-être qu'aucun homme ait jamais
sentie, s'honorera toujours, entre le ciel et nous, des rares et pénibles
sacrifices faits par tous deux au devoir, à l'honneur, à l'amour et à
l'amitié. Nous nous étions trop élevés aux yeux l'un de l'autre, pour
pouvoir nous avilir aisément. Il faudrait être indigne de toute estime, pour
se résoudre à en perdre une de si haut prix; et l'énergie même des
sentiments qui pouvaient nous rendre coupables fut ce qui nous empêcha de le
devenir.
 
C'est ainsi qu'après une si longue amitié pour l'une de ces deux
femmes, et un si vif amour pour l'autre, je leur fis séparément mes adieux
en un même jour, à l'une pour ne la revoir de ma vie, à l'autre pour ne la
revoir que deux fois dans les occasions que je dirai ci-après.
 
Après leur départ, je me trouvai dans un grand embarras pour remplir
tant de devoirs pressants et contradictoires, suites de mes imprudences. Si
j'eusse été dans mon état naturel, après la proposition et le refus du
voyage de Genève, je n'avais qu'à rester tranquille, et tout était dit. Mais
j'en avais sottement fait une affaire qui ne pouvait rester dans l'état où
elle était, et je ne pouvais me dispenser de toute ultérieure explication
qu'en quittant l'Ermitage; ce que je venais de promettre à madame d'Houdetot
de ne pas faire, au moins pour le moment présent. De plus, elle avait exigé
que j'excusasse auprès de mes soi-disant amis le refus de ce voyage, afin
qu'on ne lui imputât pas ce refus. Cependant je n'en pouvais alléguer la
véritable cause sans outrager madame d'Épinay, à qui je devais certainement
de la reconnaissance, après tout ce qu'elle avait fait pour moi. Tout bien
considéré, je me trouvais dans la dure mais indispensable alternative de
manquer à madame d'Épinay, à madame d'Houdetot, ou à moi-même, et je pris le
dernier parti. Je le pris hautement, pleinement, sans tergiverser, et avec
une générosité digne assurément de laver les fautes qui m'avaient réduit à
cette extrémité. Ce sacrifice, dont mes ennemis ont su tirer parti, et
qu'ils attendaient peut-être, a fait la ruine de ma réputation, et m'a ôté,
par leurs soins, l'estime publique; mais il m'a rendu la mienne, et m'a
consolé dans mes malheurs. Ce n'est pas la dernière fois, comme on verra,
que j'ai fait de pareils sacrifices, ni la dernière aussi qu'on s'en est
prévalu pour m'accabler.
 
Grimm était le seul qui parût n'avoir pris aucune part dans cette
affaire, et ce fut à lui que je résolus de m'adresser. Je lui écrivis une
longue lettre, dans laquelle j'exposai le ridicule de vouloir me faire un
devoir de ce voyage de Genève, l'inutilité, l'embarras même dont j'y aurais
été à madame d'Épinay, et les inconvénients qui en auraient résulté pour
moi-même. Je ne résistai pas, dans cette lettre, à la tentation de lui
laisser voir que j'étais instruit, et qu'il me paraissait singulier qu'on
prétendît que c'était à moi de faire ce voyage, tandis que lui-même s'en
dispensait, et qu'on ne faisait pas mention de lui. Cette lettre, où, faute
de pouvoir dire nettement mes raisons, je fus forcé de battre souvent la
campagne, m'aurait donné dans le public l'apparence de bien des torts; mais
elle était un exemple de retenue et de discrétion pour les gens qui, comme
Grimm, étaient au fait des choses que j'y taisais, et qui justifiaient
pleinement ma conduite. Je ne craignis pas même de mettre un préjugé de plus
contre moi, en prêtant l'avis de Diderot à mes autres amis, pour insinuer
que madame d'Houdetot avait pensé de même, comme il était vrai, et taisant
que, sur mes raisons, elle avait changé d'avis. Je ne pouvais mieux la
disculper du soupçon de conniver avec moi, qu'en paraissant, sur ce point,
mécontent d'elle.
 
Cette lettre finissait par un acte de confiance, dont tout autre homme
aurait été touché; car en exhortant Grimm à peser mes raisons et à me
marquer après cela son avis, je lui marquais que cet avis serait suivi, quel
qu'il pût être: et c'était mon intention, eût-il même opiné pour mon départ;
car M. d'Épinay s'étant fait le conducteur de sa femme dans ce voyage, le
mien prenait alors un coup d'oeil tout différent: au lieu que c'était moi
d'abord qu'on voulut charger de cet emploi, et qu'il ne fut question de lui
qu'après mon refus.
 
La réponse de Grimm se fit attendre; elle fut singulière. Je vais la
transcrire ici (voyez liasse A, no 59).
 
"Le départ de madame d'Épinay est reculé; son fils est malade; il faut
attendre qu'il soit rétabli. Je rêverai à votre lettre. Tenez-vous
tranquille à votre Ermitage. Je vous ferai passer mon avis à temps. Comme
elle ne partira sûrement pas de quelques jours, rien ne presse. En
attendant, si vous le jugez à propos, vous pouvez lui faire vos offres,
quoique cela me paraisse encore assez égal. Car, connaissant votre position
aussi bien que vous-même, je ne doute point qu'elle ne réponde à vos offres
comme elle le doit; et tout ce que je vois à gagner à cela, c'est que vous
pourrez dire à ceux qui vous pressent, que si vous n'avez pas été, ce n'est
pas faute de vous être offert. Au reste, je ne vois pas pourquoi vous voulez
absolument que le philosophe soit le porte-voix de tout le monde; et parce
que son avis est que vous partiez, pourquoi vous vous imaginez que tous vos
amis prétendent la même chose. Si vous écrivez à madame d'Épinay, sa réponse
peut vous servir de réplique à tous ses amis, puisqu'il vous tient tant à
coeur de leur répliquer. Adieu: je salue madame le Vasseur et le Criminel."
 
Frappé d'étonnement en lisant cette lettre, je cherchais avec
inquiétude ce qu'elle pouvait signifier, et je ne trouvais rien. Comment! au
lieu de me répondre avec simplicité sur la mienne, il prend du temps pour y
rêver, comme si celui qu'il avait déjà pris ne lui avait pas suffi! Il
m'avertit même de la suspension dans laquelle il me veut tenir, comme s'il
s'agissait d'un problème à résoudre, ou comme s'il importait à ses vues de
m'ôter tout moyen de pénétrer son sentiment jusqu'au moment qu'il voudrait
me le déclarer! Que signifient donc ces précautions, ces retardements, ces
mystères? Est-ce ainsi qu'on répond à la confiance? Cette allure est-elle
celle de la droiture et de la bonne foi? Je cherchais en vain quelque
interprétation favorable à cette conduite; je n'en trouvais point. Quel que
fût son dessein, s'il m'était contraire, sa position en facilitait
l'exécution, sans que, par la mienne, il me fût possible d'y mettre
obstacle. En faveur dans la maison d'un grand prince, répandu dans le monde,
donnant le ton à nos communes sociétés, dont il était l'oracle, il pouvait,
avec son adresse ordinaire, disposer à son aise de toutes ses machines; et
moi, seul dans mon Ermitage, loin de tout, sans avis de personne, sans
aucune communication, je n'avais d'autre parti que d'attendre et rester en
paix; seulement j'écrivis à madame d'Épinay, sur la maladie de son fils, une
lettre aussi honnête qu'elle pouvait l'être, mais où je ne donnai pas dans
le piège de lui offrir de partir avec elle.
 
Après des siècles d'attente dans la cruelle incertitude où cet homme
barbare m'avait plongé, j'appris au bout de huit ou dix jours que madame
d'Épinay était partie, et je reçus de lui une seconde lettre. Elle n'était
que de sept à huit lignes, que je n'achevai pas de lire.... C'était une
rupture, mais dans des termes tels que la plus infernale haine les peut
dicter, et qui même devenaient bêtes à force de vouloir être offensants. Il
me défendait sa présence comme il m'aurait défendu ses États. Il ne manquait
à sa lettre, pour faire rire, que d'être lue avec plus de sang-froid. Sans
la transcrire, sans même en achever la lecture, je la lui renvoyai
sur-le-champ avec celle-ci:
 
"Je me refusais à ma juste défiance, j'achève trop tard de vous
connaître.
 
Voilà donc la lettre que vous vous êtes donné le loisir de méditer: je
vous la renvoie; elle n'est pas pour moi. Vous pouvez montrer la mienne à
toute la terre, et me haïr ouvertement; ce sera de votre part une fausseté
de moins."
 
Ce que je lui disais, qu'il pouvait montrer ma précédente lettre, se
rapportait à un article de la sienne sur lequel on pourra juger de la
profonde adresse qu'il mit à toute cette affaire.
 
J'ai dit que, pour des gens qui n'étaient pas au fait, ma lettre
pouvait donner sur moi bien des prises. Il le vit avec joie; mais comment se
prévaloir de cet avantage sans se compromettre? En montrant cette lettre, il
s'exposait au reproche d'abuser de la confiance de son ami.
 
Pour sortir de cet embarras, il imagina de rompre avec moi de la façon
la plus piquante qu'il fût possible, et de me faire valoir dans sa lettre la
grâce qu'il me faisait de ne pas montrer la mienne. Il était bien sûr que,
dans l'indignation de ma colère, je me refuserais à sa feinte discrétion, et
lui permettrais de montrer ma lettre à tout le monde: c'était précisément ce
qu'il voulait, et tout arriva comme il l'avait arrangé. Il fit courir ma
lettre dans tout Paris, avec des commentaires de sa façon, qui pourtant
n'eurent pas tout le succès qu'il s'en était promis. On ne trouva pas que la
permission de montrer ma lettre, qu'il avait su m'extorquer, l'exemptât du
blâme de m'avoir si légèrement pris au mot pour me nuire. On demandait
toujours quels torts personnels j'avais avec lui, pour autoriser une si
violente haine. Enfin l'on trouvait que, quand j'aurais eu de tels torts qui
l'auraient obligé de rompre, l'amitié, même éteinte, avait encore des droits
qu'il aurait dû respecter. Mais malheureusement Paris est frivole; ces
remarques du moment s'oublient; l'absent infortuné se néglige; l'homme qui
prospère en impose par sa présence; le jeu de l'intrigue et de la méchanceté
se soutient, se renouvelle, et bientôt son effet, sans cesse renaissant,
efface tout ce qui l'a précédé.
 
Voilà comment, après m'avoir si longtemps trompé, cet homme enfin
quitta pour moi son masque, persuadé que, dans l'état où il avait amené les
choses, il cessait d'en avoir besoin. Soulagé de la crainte d'être injuste
envers ce misérable, je l'abandonnai à son propre coeur, et cessai de penser
à lui. Huit jours après avoir reçu cette lettre, je reçus de madame d'Épinay
sa réponse, datée de Genève, à ma précédente (liasse B, no 10). Je compris,
au ton qu'elle y prenait pour la première fois de sa vie, que l'un et
l'autre, comptant sur le succès de leurs mesures, agissaient de concert, et
que, me regardant comme un homme perdu sans ressource, ils se livraient
désormais sans risque au plaisir d'achever de m'écraser.
 
Mon état, en effet, était des plus déplorables. Je voyais s'éloigner de
moi tous mes amis, sans qu'il me fût possible de savoir ni comment ni
pourquoi. Diderot, qui se vantait de me rester, de me rester seul, et qui
depuis trois mois me promettait une visite, ne venait point. L'hiver
commençait à se faire sentir, et avec lui les atteintes de mes maux
habituels. Mon tempérament, quoique vigoureux, n'avait pu soutenir les
combats de tant de passions contraires. J'étais dans un épuisement qui ne me
laissait ni force ni courage pour résister à rien; quand mes engagements,
quand les continuelles représentations de Diderot et de madame d'Houdetot
m'auraient permis en ce moment de quitter l'Ermitage, je ne savais ni où
aller ni comment me traîner. Je restais immobile et stupide, sans pouvoir
agir ni penser. La seule idée d'un pas à faire, d'une lettre à écrire, d'un
mot à dire, me faisait frémir. Je ne pouvais cependant laisser la lettre de
madame d'Épinay sans réplique, à moins de m'avouer digne des traitements
dont elle et son ami m'accablaient. Je pris le parti de lui notifier mes
sentiments et mes résolutions, ne doutant pas un moment que, par humanité,
par générosité, par bienséance, par les bons sentiments que j'avais cru voir
en elle malgré les mauvais, elle ne s'empressât d'y souscrire. Voici ma
lettre.
 
"A l'Ermitage, le 23 novembre 1757.
 
Si l'on mourait de douleur, je ne serais pas en vie. Mais enfin j'ai
pris mon parti. L'amitié est éteinte entre nous, madame; mais celle qui
n'est plus garde encore des droits que je sais respecter. Je n'ai point
oublié vos bontés pour moi, et vous pouvez compter de ma part sur toute la
reconnaissance qu'on peut avoir pour quelqu'un qu'on ne doit plus aimer.
Toute autre explication serait inutile: j'ai pour moi ma conscience, et vous
renvoie à la vôtre.
 
J'ai voulu quitter l'Ermitage, et je le devais. Mais on prétend qu'il
faut que j'y reste jusqu'au printemps; et puisque mes amis le veulent, j'y
resterai jusqu'au printemps, si vous y consentez."
 
Cette lettre écrite et partie, je ne pensai plus qu'à me tranquilliser
à l'Ermitage, en y soignant ma santé, tâchant de recouvrer des forces, et de
prendre des mesures pour en sortir au printemps, sans bruit et sans afficher
une rupture. Mais ce n'était pas là le compte de monsieur Grimm et de madame
d'Épinay, comme on verra dans un moment.
 
Quelques jours après, j'eus enfin le plaisir de recevoir de Diderot
cette visite si souvent promise et manquée. Elle ne pouvait venir plus à
propos; c'était mon plus ancien ami; c'était presque le seul qui me restât:
on peut juger du plaisir que j'eus à le voir dans ces circonstances. J'avais
le coeur plein, je l'épanchai dans le sien. Je l'éclairai sur beaucoup de
faits qu'on lui avait tus, déguisés ou supposés. Je lui appris, de tout ce
qui s'était passé, ce qui m'était permis de lui dire. Je n'affectai point de
lui taire ce qu'il ne savait que trop, qu'un amour aussi malheureux
qu'insensé avait été l'instrument de ma perte; mais je ne convins jamais que
madame d'Houdetot en fût instruite, ou du moins que je le lui eusse déclaré.
Je lui parlai des indignes manoeuvres de madame d'Épinay pour surprendre les
lettres très innocentes que sa belle-soeur m'écrivait. Je voulus qu'il
apprît ces détails de la bouche même des personnes qu'elle avait tenté de
séduire. Thérèse le lui fit exactement: mais que devins-je quand ce fut le
tour de la mère, et que je l'entendis déclarer et soutenir que rien de cela
n'était à sa connaissance! Ce furent ses termes, et jamais elle ne s'en
départit. Il n'y avait pas quatre jours qu'elle m'en avait répété le récit à
moi-même, et elle me dément en face devant mon ami! Ce trait me parut
décisif, et je sentis alors vivement mon imprudence d'avoir gardé si
longtemps une pareille femme auprès de moi. Je ne m'étendis point en
invectives contre elle; à peine daignai-je lui dire quelques mots de mépris.
Je sentis ce que je devais à la fille, dont l'inébranlable droiture
contrastait avec l'indigne lâcheté de la mère. Mais dès lors mon parti fut
pris sur le compte de la vieille, et je n'attendis que le moment de
l'exécuter.
 
Ce moment vint plus tôt que je ne l'avais attendu. Le 10 décembre, je
reçus de madame d'Épinay réponse à ma précédente lettre. En voici le
contenu:
 
"A Genève, le 1er décembre 1757. (Liasse B, no 11.)
 
Après vous avoir donné, pendant plusieurs années, toutes les marques
possibles d'amitié et d'intérêt, il ne me reste qu'à vous plaindre. Vous
êtes bien malheureux. Je désire que votre conscience soit aussi tranquille
que la mienne. Cela pourrait être nécessaire au repos de votre vie.
 
Puisque vous vouliez quitter l'Ermitage, et que vous le deviez, je suis
étonnée que vos amis vous aient retenu. Pour moi, je ne consulte point les
miens sur mes devoirs, et je n'ai plus rien à vous dire sur les vôtres."
 
Un congé si imprévu, mais si nettement prononcé, ne me laissa pas un
instant à balancer. Il fallait sortir sur-le-champ, quelque temps qu'il fît,
en quelque état que je fusse, dussé-je coucher dans les bois et sur la
neige, dont la terre était alors couverte, et quoi que pût dire et faire
madame d'Houdetot; car je voulais bien lui complaire en tout, mais non pas
jusqu'à l'infamie.
 
Je me trouvai dans le plus terrible embarras où j'aie été de mes jours;
mais ma résolution était prise: je jurai, quoi qu'il arrivât, de ne pas
coucher à l'Ermitage le huitième jour. Je me mis en devoir de sortir mes
effets, déterminé à les laisser en plein champ, plutôt que de ne pas rendre
les clefs dans la huitaine; car je voulais surtout que tout fût fait avant
qu'on pût écrire à Genève, et recevoir réponse. J'étais d'un courage que je
ne m'étais jamais senti; toutes mes forces étaient revenues. L'honneur et
l'indignation m'en rendirent sur lesquelles madame d'Épinay n'avait pas
compté. La fortune aida mon audace. M. Mathas, procureur fiscal de M. le
prince de Condé, entendit parler de mon embarras. Il me fit offrir une
petite maison qu'il avait à son jardin de Mont-Louis, à Montmorency.
J'acceptai avec empressement et reconnaissance. Le marché fut bientôt fait;
je fis en hâte acheter quelques meubles, avec ceux que j'avais déjà, pour
nous coucher Thérèse et moi. Je fis charrier mes effets à grand'peine et à
grands frais: malgré la glace et la neige, mon déménagement fut fait dans
deux jours, et le 15 décembre je rendis les clefs de l'Ermitage, après avoir
payé les gages du jardinier, ne pouvant payer mon loyer.
 
Quant à madame le Vasseur, je lui déclarai qu'il fallait nous séparer:
sa fille voulut m'ébranler; je fus inflexible. Je la fis partir pour Paris,
dans là voiture du messager, avec tous les effets et meubles que sa fille et
elle avaient en commun. Je lui donnai quelque argent, et je m'engageai à lui
payer son loyer chez ses enfants ou ailleurs, à pourvoir à sa subsistance
autant qu'il me serait possible, et à ne jamais la laisser manquer de pain,
tant que j'en aurais moi-même.
 
Enfin le surlendemain de mon arrivée à Mont-Louis, j'écrivis à madame
d'Épinay la lettre suivante:
 
"A Montmorency, le 17 décembre 1757.
 
Rien n'est si simple et si nécessaire, madame, que de déloger de votre
maison, quand vous n'approuvez pas que j'y reste. Sur votre refus de
consentir que je passasse à l'Ermitage le reste de l'hiver, je l'ai donc
quitté le 15 décembre. Ma destinée était d'y entrer malgré moi, et d'en
sortir de même. Je vous remercie du séjour que vous m'avez engagé d'y faire,
et je vous en remercierais davantage si je l'avais payé moins cher. Au
reste, vous avez raison de me croire malheureux; personne au monde ne sait
mieux que vous combien je dois l'être. Si c'est un malheur de se tromper sur
le choix de ses amis, c'en est un autre non moins cruel de revenir d'une
erreur si douce."
 
Tel est le narré fidèle de ma demeure à l'Ermitage, et des raisons qui
m'en ont fait sortir. Je n'ai pu couper ce récit, et il importait de le
suivre avec la plus grande exactitude, cette époque de ma vie ayant eu sur
la suite une influence qui s'étendra jusqu'à mon dernier jour.
 
 
 
== LIVRE DIXIÈME ==
 
1758
 
La force extraordinaire qu'une effervescence passagère m'avait donnée
pour quitter l'Ermitage m'abandonna sitôt que j'en fus dehors. A peine
fus-je établi dans ma nouvelle demeure, que de vives et fréquentes attaques
de mes rétentions se compliquèrent avec l'incommodité nouvelle d'une
descente qui me tourmentait depuis quelque temps, sans que je susse que c'en
était une. Je tombai bientôt dans les plus cruels accidents. Le médecin
Thierry, mon ancien ami, vint me voir, et m'éclaira sur mon état. Les
sondes, les bougies, les bandages, tout l'appareil des infirmités de l'âge
rassemblé autour de moi me fit durement sentir qu'on n'a plus le coeur jeune
impunément, quand le corps a cessé de l'être. La belle saison ne me rendit
point mes forces, et je passai toute l'année 1758 dans un état de langueur
qui me fit croire que je touchais à la fin de ma carrière. J'en voyais
approcher le terme avec une sorte d'empressement. Revenu des chimères de
l'amitié, détaché de tout ce qui m'avait fait aimer la vie, je n'y voyais
plus rien qui pût me la rendre agréable: je n'y voyais plus que des maux et
des misères qui m'empêchaient de jouir de moi. J'aspirais au moment d'être
libre et d'échapper à mes ennemis. Mais reprenons le fil des événements.
 
Il paraît que ma retraite à Montmorency déconcerta madame d'Épinay:
vraisemblablement elle ne s'y était pas attendue. Mon triste état, la
rigueur de la saison, l'abandon général où je me trouvais, tout leur faisait
croire, à Grimm et à elle, qu'en me poussant à la dernière extrémité ils me
réduiraient à crier merci, et à m'avilir aux dernières bassesses pour être
laissé dans l'asile dont l'honneur m'ordonnait de sortir. Je délogeai si
brusquement, qu'ils n'eurent pas le temps de prévenir le coup; et il ne leur
resta plus que le choix de jouer à quitte ou double, et d'achever de me
perdre, ou de tâcher de me ramener. Grimm prit le premier parti: mais je
crois que madame d'Épinay eût préféré l'autre; et j'en juge par sa réponse à
ma dernière lettre, où elle radoucit beaucoup le ton qu'elle avait pris dans
les précédentes, et où elle semblait ouvrir la porte à un raccommodement. Le
long retard de cette réponse, qu'elle me fit attendre un mois entier,
indique assez l'embarras où elle se trouvait pour lui donner un tour
convenable, et les délibérations dont elle la fit précéder. Elle ne pouvait
s'avancer plus loin sans se commettre: mais après ses lettres précédentes,
et après ma brusque sortie de sa maison, l'on ne peut qu'être frappé du soin
qu'elle prend, dans cette lettre, de n'y pas laisser glisser un seul mot
désobligeant. Je vais la transcrire en entier, afin qu'on en juge.
 
"A Genève, le 17 janvier 1758 (Liasse B, no 23.)
 
Je n'ai reçu votre lettre du 17 décembre, monsieur, qu'hier. On me l'a
envoyée dans une caisse remplie de différentes choses, qui a été tout ce
temps en chemin. Je ne répondrai qu'à l'apostille: quant à la lettre, je ne
l'entends pas bien, et si nous étions dans le cas de nous expliquer, je
voudrais bien mettre tout ce qui s'est passé sur le compte d'un malentendu.
Je reviens à l'apostille. Vous pouvez vous rappeler, monsieur, que nous
étions convenus que les gages du jardinier de l'Ermitage passeraient par vos
mains, pour lui mieux faire sentir qu'il dépendait de vous, et pour vous
éviter des scènes aussi ridicules et indécentes qu'en avait fait son
prédécesseur. La preuve en est que les premiers quartiers de ses gages vous
ont été remis, et que j'étais convenue avec vous, peu de jours avant mon
départ, de vous faire rembourser vos avances. Je sais que vous en fîtes
d'abord difficulté: mais ces avances, je vous avais prié de les faire; il
était simple de m'acquitter, et nous en convînmes. Cahouet m'a marqué que
vous n'avez point voulu recevoir cet argent. Il y a assurément du quiproquo
là-dedans. Je donne ordre qu'on vous le reporte, et je ne vois pas pourquoi
vous voudriez payer mon jardinier, malgré nos conventions, et au delà même
du terme que vous avez habité l'Ermitage. Je compte donc, monsieur, que,
vous rappelant tout ce que j'ai l'honneur de vous dire, vous ne refuserez
pas d'être remboursé de l'avance que vous avez bien voulu faire pour moi."
 
Après tout ce qui s'était passé, ne pouvant plus prendre de confiance
en madame d'Épinay, je ne voulus point renouer avec elle; je ne répondis
point à cette lettre, et notre correspondance finit là. Voyant mon parti
pris, elle prit le sien; et entrant alors dans toutes les vues de Grimm et
de la coterie holbachique, elle unit ses efforts aux leurs pour me couler à
fond. Tandis qu'ils travaillaient à Paris, elle travaillait à Genève. Grimm,
qui dans la suite alla l'y joindre, acheva ce qu'elle avait commencé.
Tronchin, qu'ils n'eurent pas de peine à gagner, les seconda puissamment, et
devint le plus furieux de mes persécuteurs, sans avoir jamais eu de moi, non
plus que Grimm, le moindre sujet de plainte. Tous trois d'accord semèrent
sourdement dans Genève le germe qu'on y vit éclore quatre ans après.
 
Ils eurent plus de peine à Paris où j'étais plus connu, et où les
coeurs, moins disposés à la haine, n'en reçurent pas si aisément les
impressions. Pour porter leurs coups avec plus d'adresse, ils commencèrent
par débiter que c'était moi qui les avais quittés (Voyez la lettre de
Deleyre, liasse B, no 30). De là, feignant d'être toujours mes amis, ils
semaient adroitement leurs accusations malignes, comme des plaintes de
l'injustice de leur ami. Cela faisait que, moins en garde, on était plus
porté à les écouter et à me blâmer. Les sourdes accusations de perfidie et
d'ingratitude se débitaient avec plus de précaution, et par là même avec
plus d'effet. Je sus qu'ils m'imputaient des noirceurs atroces, sans jamais
pouvoir apprendre en quoi ils les faisaient consister. Tout ce que je pus
déduire de la rumeur publique fut qu'elle se réduisait à ces quatre crimes
capitaux: 1°. ma retraite à la campagne; 2°. mon amour pour madame
d'Houdetot; 3°. refus d'accompagner à Genève madame d'Épinay; 4°. sortie de
l'Ermitage. S'ils y ajoutèrent d'autres griefs, ils prirent leurs mesures si
justes, qu'il m'a été parfaitement impossible d'apprendre jamais quel en
était le sujet.
 
C'est donc ici que je crois pouvoir fixer l'établissement d'un système
adopté depuis par ceux qui disposent de moi, avec un progrès et un succès si
rapides, qu'il tiendrait du prodige, pour qui ne saurait pas quelle facilité
tout ce qui favorise la malignité des hommes trouve à s'établir. Il faut
tâcher d'expliquer en peu de mots ce que cet obscur et profond système a de
visible à mes yeux.
 
Avec un nom déjà célèbre et connu dans toute l'Europe, j'avais conservé
la simplicité de mes premiers goûts. Ma mortelle aversion pour tout ce qui
s'appelait parti, faction, cabale, m'avait maintenu libre, indépendant, sans
autre chaîne que les attachements de mon coeur. Seul, étranger, isolé, sans
appui, sans famille, ne tenant qu'à mes principes et à mes devoirs, je
suivais avec intrépidité les routes de la droiture, ne flattant, ne
ménageant jamais personne aux dépens de la justice et de la vérité. De plus,
retiré depuis deux ans dans la solitude, sans correspondance de nouvelles,
sans relation des affaires du monde, sans être instruit ni curieux de rien,
je vivais à quatre lieues de Paris, aussi séparé de cette capitale par mon
incurie, que je l'aurais été par les mers dans l'île de Tinian.
 
Grimm, Diderot, d'Holbach, au contraire, au centre du tourbillon,
vivaient répandus dans le plus grand monde, et s'en partageaient presque
entre eux toutes les sphères. Grands, beaux esprits, gens de lettres, gens
de robe, femmes, ils pouvaient de concert se faire écouter partout. On doit
voir déjà l'avantage que cette position donne à trois hommes bien unis
contre un quatrième, dans celle où je me trouvais. Il est vrai que Diderot
et d'Holbach n'étaient pas (du moins je ne puis le croire) gens à tramer des
complots bien noirs; l'un n'en avait pas la méchanceté, ni l'autre
l'habileté: mais c'était en cela même que la partie était mieux liée. Grimm
seul formait son plan dans sa tête, et n'en montrait aux deux autres que ce
qu'ils avaient besoin de voir pour concourir à l'exécution. L'ascendant
qu'il avait pris sur eux rendait ce concours facile, et l'effet du tout
répondait à la supériorité de son talent.
 
Ce fut avec ce talent supérieur que, sentant l'avantage qu'il pouvait
tirer de nos positions respectives, il forma le projet de renverser ma
réputation de fond en comble, et de m'en faire une tout opposée, sans se
compromettre, en commençant par élever autour de moi un édifice de ténèbres
qu'il me fût impossible de percer pour éclairer ses manoeuvres, et pour le
démasquer.
 
Cette entreprise était difficile, en ce qu'il en fallait pallier
l'iniquité aux yeux de ceux qui devaient y concourir. Il fallait tromper les
honnêtes gens; il fallait écarter de moi tout le monde, ne pas me laisser un
seul ami, ni petit ni grand. Que dis-je! il ne fallait pas laisser percer un
seul mot de vérité jusqu'à moi. Si un seul homme généreux me fût venu dire:
Vous faites le vertueux, cependant voilà comme on vous traite, et voilà sur
quoi l'on vous juge: qu'avez-vous à dire? La vérité triomphait, et Grimm
était perdu. Il le savait; mais il a sondé son propre coeur, et n'a estimé
les hommes que ce qu'ils valent. Je suis fâché, pour l'honneur de
l'humanité, qu'il ait calculé si juste.
 
En marchant dans ces souterrains, ses pas, pour être sûrs, devaient
être lents. Il y a douze ans qu'il suit son plan, et le plus difficile reste
encore à faire: c'est d'abuser le public entier. Il y reste des yeux qui
l'ont suivi de plus près qu'il ne pense. Il le craint, et n'ose encore
exposer sa trame au grand jour. Mais il a trouvé le peu difficile moyen d'y
faire entrer la puissance, et cette puissance dispose de moi. Soutenu de cet
appui, il avance avec moins de risque. Les satellites de la puissance se
piquant peu de droiture pour l'ordinaire, et beaucoup moins de franchise, il
n'a plus guère à craindre l'indiscrétion de quelque homme de bien; car il a
besoin surtout que je sois environné de ténèbres impénétrables, et que son
complot me soit toujours caché, sachant bien qu'avec quelque art qu'il en
ait ourdi la trame, elle ne soutiendrait jamais mes regards. Sa grande
adresse est de paraître me ménager en me diffamant, et de donner encore à sa
perfidie l'air de la générosité.
 
Je sentis les premiers effets de ce système par les sourdes accusations
de la coterie holbachique, sans qu'il me fût possible de savoir ni de
conjecturer même en quoi consistaient ces accusations. Deleyre me disait
dans ses lettres qu'on m'imputait des noirceurs; Diderot me disait plus
mystérieusement la même chose; et quand j'entrais en explication avec l'un
et l'autre, tout se réduisait aux chefs d'accusation ci-devant notés. Je
sentais un refroidissement graduel dans les lettres de madame d'Houdetot. Je
ne pouvais attribuer ce refroidissement à Saint-Lambert, qui continuait à
m'écrire avec la même amitié, et qui me vint même voir après son retour. Je
ne pouvais non plus m'en imputer la faute, puisque nous nous étions séparés
très contents l'un de l'autre, et qu'il ne s'était rien passé de ma part,
depuis ce temps-là, que mon départ de l'Ermitage, dont elle avait elle-même
senti la nécessité. Ne sachant donc à quoi m'en prendre de ce
refroidissement, dont elle ne convenait pas, mais sur lequel mon coeur ne
prenait pas le change, j'étais inquiet de tout. Je savais qu'elle ménageait
extrêmement sa belle-soeur et Grimm, à cause de leurs liaisons avec
Saint-Lambert; je craignais leurs oeuvres. Cette agitation rouvrit mes
plaies, et rendit ma correspondance orageuse, au point de l'en dégoûter tout
à fait. J'entrevoyais mille choses cruelles, sans rien voir distinctement.
J'étais dans la position la plus insupportable pour un homme dont
l'imagination s'allume aisément. Si j'eusse été tout à fait isolé, si je
n'avais rien su du tout, je serais devenu plus tranquille; mais mon coeur
tenait encore à des attachements par lesquels mes ennemis avaient sur moi
mille prises; et les faibles rayons qui perçaient dans mon asile ne
servaient qu'à me laisser voir la noirceur des mystères qu'on me cachait.
 
J'aurais succombé, je n'en doute point, à ce tourment trop cruel, trop
insupportable à mon naturel ouvert et franc, qui, par l'impossibilité de
cacher mes sentiments, me fait tout craindre de ceux qu'on me cache, si très
heureusement il ne se fût présenté des objets assez intéressants à mon coeur
pour faire une diversion salutaire à ceux qui m'occupaient malgré moi. Dans
la dernière visite que Diderot m'avait faite à l'Ermitage, il m'avait parlé
de l'article Genève, que d'Alembert avait mis dans l'Encyclopédie: il
m'avait appris que cet article, concerté avec des Genevois du haut étage,
avait pour but l'établissement de la comédie à Genève; qu'en conséquence les
mesures étaient prises, et que cet établissement ne tarderait pas d'avoir
lieu. Comme Diderot paraissait trouver tout cela fort bien, qu'il ne doutait
pas du succès, et que j'avais avec lui trop d'autres débats pour disputer
encore sur cet article, je ne lui dis rien; mais, indigné de tout ce manège
de séduction dans ma patrie, j'attendais avec impatience le volume de
l'Encyclopédie où était cet article, pour voir s'il n'y aurait pas moyen d'y
faire quelque réponse qui pût parer ce malheureux coup. Je reçus le volume
peu après mon établissement à Mont-Louis, et je trouvai l'article fait avec
beaucoup d'adresse et d'art, et digne de la plume dont il était parti. Cela
ne me détourna pourtant pas de vouloir y répondre; et, malgré l'abattement
où j'étais, malgré mes chagrins et mes maux, la rigueur de la saison et
l'incommodité de ma nouvelle demeure, dans laquelle je n'avais pas encore eu
le temps de m'arranger, je me mis à l'ouvrage avec un zèle qui surmonta
tout.
 
Pendant un hiver assez rude, au mois de février, et dans l'état que
j'ai décrit ci-devant, j'allais tous les jours passer deux heures le matin,
et autant l'après-dînée, dans un donjon tout ouvert, que j'avais au bout du
jardin où était mon habitation. Ce donjon, qui terminait une allée en
terrasse, donnait sur la vallée et l'étang de Montmorency, et m'offrait,
pour terme de point de vue, le simple mais respectable château de
Saint-Gratien, retraite du vertueux Catinat. Ce fut dans ce lieu, pour lors
glacé, que, sans abri contre le vent et la neige, et sans autre feu que
celui de mon coeur, je composai, dans l'espace de trois semaines, ma lettre
à d'Alembert sur les spectacles. C'est ici (car la Julie n'était pas à
moitié faite) le premier de mes écrits où j'aie trouvé des charmes dans le
travail. Jusqu'alors l'indignation de la vertu m'avait tenu lieu d'Apollon;
la tendresse et la douceur d'âme m'en tinrent lieu cette fois. Les
injustices dont je n'avais été que spectateur m'avaient irrité; celles dont
j'étais devenu l'objet m'attristèrent; et cette tristesse sans fiel n'était
que celle d'un coeur trop aimant, trop tendre, qui, trompé par ceux qu'il
avait crus de sa trempe, était forcé de se retirer au dedans de lui. Plein
de tout ce qui venait de m'arriver, encore ému de tant de violents
mouvements, le mien mêlait le sentiment de ses peines aux idées que la
méditation de mon sujet m'avait fait naître; mon travail se sentit de ce
mélange. Sans m'en apercevoir, j'y décrivis ma situation actuelle; j'y
peignis Grimm, madame d'Épinay, madame d'Houdetot, Saint-Lambert, moi-même.
En l'écrivant, que je versai de délicieuses larmes! Hélas! on y sent trop
que l'amour, cet amour fatal dont je m'efforçais de guérir, n'était pas
encore sorti de mon coeur. A tout cela se mêlait un certain attendrissement
sur moi-même, qui me sentais mourant, et qui croyais faire au public mes
derniers adieux. Loin de craindre la mort, je la voyais approcher avec joie;
mais j'avais regret de quitter mes semblables sans qu'ils sentissent tout ce
que je valais, sans qu'ils sussent combien j'aurais mérité d'être aimé d'eux
s'ils m'avaient connu davantage. Voilà les secrètes causes du ton singulier
qui règne dans cet ouvrage, et qui tranche si prodigieusement avec celui du
précédent.
 
Je retouchais et mettais au net cette lettre, et je me disposais à la
faire imprimer, quand, après un long silence, j'en reçus une de madame
d'Houdetot, qui me plongea dans une affliction nouvelle, la plus sensible
que j'eusse encore éprouvée. Elle m'apprenait dans cette lettre (liasse B,
no 34) que ma passion pour elle était connue de tout Paris; que j'en avais
parlé à des gens qui l'avaient rendue publique; que ces bruits, parvenus à
son amant, avaient failli lui coûter la vie; qu'enfin il lui rendait
justice, et que leur paix était faite; mais qu'elle lui devait, ainsi qu'à
elle-même et au soin de sa réputation, de rompre avec moi tout commerce:
m'assurant, au reste, qu'ils ne cesseraient jamais l'un et l'autre de
s'intéresser à moi, qu'ils me défendraient dans le public, et qu'elle
enverrait de temps en temps savoir de mes nouvelles.
 
Et toi aussi, Diderot! m'écriai-je. Indigne ami! Je ne pus cependant me
résoudre à le juger encore. Ma faiblesse était connue d'autres gens qui
pouvaient l'avoir fait parler. Je voulus douter... mais bientôt je ne le pus
plus. Saint-Lambert fit peu après un acte digne de sa générosité. Il
jugeait, connaissant assez mon âme, en quel état je devais être, trahi d'une
partie de mes amis, et délaissé des autres. Il vint me voir. La première
fois il avait peu de temps à me donner. Il revint. Malheureusement, ne
l'attendant pas, je ne me trouvai pas chez moi. Thérèse, qui s'y trouva, eut
avec lui un entretien de plus de deux heures, dans lequel ils se dirent
mutuellement beaucoup de faits dont il m'importait que lui et moi fussions
informés. La surprise avec laquelle j'appris par lui que personne ne doutait
dans le monde que je n'eusse vécu avec madame d'Épinay comme Grimm y vivait
maintenant, ne peut être égalée que par celle qu'il eut lui-même en
apprenant combien ce bruit était faux. Saint-Lambert, au grand déplaisir de
la dame, était dans le même cas que moi; et tous les éclaircissements qui
résultèrent de cet entretien achevèrent d'éteindre en moi tout regret
d'avoir rompu sans retour avec elle. Par rapport à madame d'Houdetot, il
détailla à Thérèse plusieurs circonstances qui n'étaient connues ni d'elle,
ni même de madame d'Houdetot, que je savais seul, que je n'avais dites qu'au
seul Diderot sous le sceau de l'amitié; et c'était précisément Saint-Lambert
qu'il avait choisi pour lui en faire la confidence. Ce dernier trait me
décida; et, résolu de rompre avec Diderot pour jamais, je ne délibérai plus
que sur la manière; car je m'étais aperçu que les ruptures secrètes
tournaient à mon préjudice, en ce qu'elles laissaient le masque de l'amitié
à mes plus cruels ennemis.
 
Les règles de bienséance établies dans le monde sur cet article
semblent dictées par l'esprit de mensonge et de trahison. Paraître encore
l'ami d'un homme dont on a cessé de l'être, c'est se réserver des moyens de
lui nuire en surprenant les honnêtes gens. Je me rappelai que quand
l'illustre Montesquieu rompit avec le P. de Tournemine, il se hâta de le
déclarer hautement, en disant à tout le monde: N'écoutez ni le P. de
Tournemine ni moi, parlant l'un de l'autre; car nous avons cessé d'être
amis. Cette conduite fut très applaudie, et tout le monde en loua la
franchise et la générosité. Je résolus de suivre avec Diderot le même
exemple: mais comment de ma retraite publier cette rupture authentiquement,
et pourtant sans scandale? Je m'avisai d'insérer par forme de note, dans mon
ouvrage, un passage du livre de l'Ecclésiastique, qui déclarait cette
rupture et même le sujet assez clairement pour quiconque était au fait, et
ne signifiait rien pour le reste du monde, m'attachant, au surplus, à ne
désigner dans l'ouvrage l'ami auquel je renonçais qu'avec l'honneur qu'on
doit toujours rendre à l'amitié même éteinte. On peut voir tout cela dans
l'ouvrage même.
 
Il n'y a qu'heur et malheur dans ce monde; et il semble que tout acte
de courage soit un crime dans l'adversité. Le même trait qu'on avait admiré
dans Montesquieu ne m'attira que blâme et reproche. Sitôt que mon ouvrage
fut imprimé et que j'en eus des exemplaires, j'en envoyai un à
Saint-Lambert, qui, la veille même, m'avait écrit, au nom de madame
d'Houdetot et au sien, un billet plein de la plus tendre amitié (liasse B,
no 37). Voici la lettre qu'il m'écrivit, en me renvoyant mon exemplaire:
 
"Eaubonne, 10 octobre 1758. (Liasse B, no 38.)
 
En vérité, monsieur, je ne puis accepter le présent que vous venez de
me faire. A l'endroit de votre préface où, à l'occasion de Diderot, vous
citez un passage de l'Ecclésiaste (Il se trompe, c'est de l'Ecclésiastique),
le livre m'est tombé des mains. Après les conversations de cet été vous
m'avez paru convaincu que Diderot était innocent des prétendues
indiscrétions que vous lui imputiez. Il peut avoir des torts avec vous: je
l'ignore; mais je sais bien qu'ils ne vous donnent pas le droit de lui faire
une insulte publique. Vous n'ignorez pas les persécutions qu'il essuie, et
vous allez mêler la voix d'un ancien ami aux cris de l'envie. Je ne puis
vous dissimuler, monsieur, combien cette atrocité me révolte. Je ne vis
point avec Diderot, mais je l'honore, et je sens vivement le chagrin que
vous donnez à un homme à qui, du moins vis-à-vis de moi, vous n'avez jamais
reproché qu'un peu de faiblesse. Monsieur, nous différons trop de principes
pour nous convenir jamais. Oubliez mon existence; cela ne doit pas être
difficile. Je n'ai jamais fait aux hommes ni le bien ni le mal dont on se
souvient longtemps. Je vous promets, moi, monsieur, d'oublier votre
personne, et de ne me souvenir que de vos talents."
 
Je ne me sentis pas moins déchiré qu'indigné de cette lettre, et dans
l'excès de ma misère retrouvant enfin ma fierté, je lui répondis par le
billet suivant:
 
"A Montmorency, le 11 octobre 1758.
 
Monsieur, en lisant votre lettre je vous ai fait l'honneur d'en être
surpris, et j'ai eu la bêtise d'en être ému; mais je l'ai trouvée indigne de
réponse.
 
Je ne veux point continuer les copies de madame d'Houdetot. S'il ne lui
convient pas de garder ce qu'elle a, elle peut me le renvoyer; je lui
rendrai son argent. Si elle le garde, il faut toujours qu'elle envoie
chercher le reste de son papier et de son argent. Je la prie de me rendre en
même temps le prospectus dont elle est dépositaire. Adieu, monsieur."
 
Le courage dans l'infortune irrite les coeurs lâches, mais il plaît aux
coeurs généreux. Il paraît que ce billet fit rentrer Saint-Lambert en
lui-même, et qu'il eut regret à ce qu'il avait fait; mais, trop fier à son
tour pour en revenir ouvertement, il saisit, il prépara peut-être le moyen
d'amortir le coup qu'il m'avait porté. Quinze jours après, je reçus de M.
d'Épinay la lettre suivante:
 
"Ce jeudi, 26. (Liasse B, no 10.)
 
J'ai reçu, monsieur, le livre que vous avez eu la bonté de m'envoyer;
je le lis avec le plus grand plaisir. C'est le sentiment que j'ai toujours
éprouvé à la lecture de tous les ouvrages qui sont sortis de votre plume.
Recevez-en tous mes remerciements. J'aurais été vous les faire moi-même, si
mes affaires m'eussent permis de demeurer quelque temps dans votre
voisinage; mais j'ai bien peu habité la Chevrette cette année. Monsieur et
madame Dupin viennent m'y demander à dîner dimanche prochain. Je compte que
MM. de Saint-Lambert, de Francueil et madame d'Houdetot seront de la partie;
vous me feriez un vrai plaisir, monsieur, si vous vouliez être des nôtres.
Toutes les personnes que j'aurai chez moi vous désirent, et seront charmées
de partager avec moi le plaisir de passer avec vous une partie de la
journée. J'ai l'honneur d'être avec la plus parfaite considération, etc."
 
Cette lettre me donna d'horribles battements de coeur. Après avoir
fait, depuis un an, la nouvelle de Paris, l'idée de m'aller donner en
spectacle vis-à-vis de madame d'Houdetot me faisait trembler, et j'avais
peine à trouver assez de courage pour soutenir cette épreuve. Cependant,
puisqu'elle et Saint-Lambert le voulaient bien, puisque d'Épinay parlait au
nom de tous les conviés, et qu'il n'en nommait aucun que je ne fusse bien
aise de voir, je ne crus point, après tout, me compromettre en acceptant un
dîner où j'étais en quelque sorte invité par tout le monde. Je promis donc.
Le dimanche il fit mauvais: M. d'Épinay m'envoya son carrosse, et j'allai.
 
Mon arrivée fit sensation. Je n'ai jamais reçu d'accueil plus
caressant. On eût dit que toute la compagnie sentait combien j'avais besoin
d'être rassuré. Il n'y a que les coeurs français qui connaissent ces sortes
de délicatesses. Cependant je trouvai plus de monde que je ne m'y étais
attendu; entre autres, le comte d'Houdetot, que je ne connaissais point du
tout, et sa soeur, madame de Blainville, dont je me serais bien passé. Elle
était venue plusieurs fois l'année précédente à Eaubonne: et sa belle-soeur,
dans nos promenades solitaires, l'avait souvent laissée s'ennuyer à garder
le mulet. Elle avait nourri contre moi un ressentiment qu'elle satisfit
durant ce dîner tout à son aise; car on sent que la présence du comte
d'Houdetot et de Saint-Lambert ne mettait pas les rieurs de mon côté, et
qu'un homme embarrassé dans les entretiens les plus faciles n'était pas fort
brillant dans celui-là. Je n'ai jamais tant souffert, ni fait plus mauvaise
contenance, ni reçu d'atteintes plus imprévues. Enfin, quand on fut sorti de
table, je m'éloignai de cette mégère; j'eus le plaisir de voir Saint-Lambert
et madame d'Houdetot s'approcher de moi, et nous causâmes ensemble, une
partie de l'après-midi, de choses indifférentes, à la vérité, mais avec la
même familiarité qu'avant mon égarement. Ce procédé ne fut pas perdu dans
mon coeur; et si Saint-Lambert y eût pu lire, il en eût sûrement été
content. Je puis jurer que, quoique en arrivant, la vue de madame d'Houdetot
m'eût donné des palpitations jusqu'à la défaillance, en m'en retournant je
ne pensai presque pas à elle; je ne fus occupé que de Saint-Lambert.
 
Malgré les malins sarcasmes de madame de Blainville, ce dîner me fit
grand bien, et je me félicitai fort de ne m'y être pas refusé. J'y reconnus,
non seulement que les intrigues de Grimm et des holbachiens n'avaient point
détaché de moi mes anciennes connaissances; mais, ce qui me flatta davantage
encore, c'est que les sentiments de madame d'Houdetot et de Saint-Lambert
étaient moins changés que je n'avais cru; et je compris enfin qu'il y avait
plus de jalousie que de mésestime dans l'éloignement où il la tenait de moi.
Cela me consola et me tranquillisa. Sûr de n'être pas un objet de mépris
pour ceux qui l'étaient de mon estime, j'en travaillai sur mon propre coeur
avec plus de courage et de succès. Si je ne vins pas à bout d'y éteindre
entièrement une passion coupable et malheureuse, j'en réglai du moins si
bien les restes, qu'ils ne m'ont pas fait faire une seule faute depuis ce
temps-là. Les copies de madame d'Houdetot, qu'elle m'engagea de reprendre;
mes ouvrages que je continuai de lui envoyer quand ils paraissaient,
m'attirèrent encore de sa part, de temps à autre, quelques messages et
billets indifférents, mais obligeants. Elle fit même plus, comme on verra
dans la suite: et la conduite réciproque de tous les trois, quand notre
commerce eut cessé, peut servir d'exemple de la manière dont les honnêtes
gens se séparent, quand il ne leur convient plus de se voir.
 
Un autre avantage que me procura ce dîner fut qu'on en parla dans
Paris, et qu'il servit de réfutation sans réplique au bruit que répandaient
partout mes ennemis, que j'étais brouillé mortellement avec tous ceux qui
s'y trouvèrent, et surtout avec M. d'Épinay. En quittant l'Ermitage, je lui
avais écrit une lettre de remerciement très honnête, à laquelle il répondit
non moins honnêtement; et les attentions mutuelles ne cessèrent point tant
avec lui qu'avec M. de Lalive son frère, qui même vint me voir à
Montmorency, et m'envoya ses gravures. Hors les deux belles-soeurs de madame
d'Houdetot, je n'ai jamais été mal avec personne de sa famille.
 
Ma lettre à d'Alembert eut un grand succès. Tous mes ouvrages en
avaient eu, mais celui-ci me fut plus favorable. Il apprit au public à se
défier des insinuations de la coterie holbachique. Quand j'allai à
l'Ermitage, elle prédit, avec sa suffisance ordinaire, que je n'y tiendrais
pas trois mois. Quand elle vit que j'y en avais tenu vingt, et que, forcé
d'en sortir, je fixais encore ma demeure à la campagne, elle soutint que
c'était obstination pure; que je m'ennuyais à la mort dans ma retraite; mais
que, rongé d'orgueil, j'aimais mieux y périr victime de mon opiniâtreté, que
de m'en dédire et revenir à Paris. La lettre à d'Alembert respirait une
douceur d'âme qu'on sentait n'être point jouée. Si j'eusse été rongé
d'humeur dans ma retraite, mon ton s'en serait senti. Il en régnait dans
tous les écrits que j'avais faits à Paris: il n'en régnait plus dans le
premier que j'avais fait à la campagne. Pour ceux qui savent observer, cette
remarque était décisive. On vit que j'étais rentré dans mon élément.
 
Cependant ce même ouvrage, tout plein de douceur qu'il était, me fit
encore, par ma balourdise et par mon malheur ordinaire, un nouvel ennemi
parmi les gens de lettres. J'avais fait connaissance avec Marmontel chez M.
de la Poplinière, et cette connaissance s'était entretenue chez le baron.
Marmontel faisait alors le Mercure de France. Comme j'avais la fierté de ne
point envoyer mes ouvrages aux auteurs périodiques, et que je voulais
cependant lui envoyer celui-ci, sans qu'il crût que c'était à ce titre, ni
pour qu'il en parlât dans le Mercure, j'écrivis sur son exemplaire que ce
n'était point pour l'auteur du Mercure, mais pour M. Marmontel. Je crus lui
faire un très beau compliment; il crut y voir une cruelle offense, et devint
mon plus irréconciliable ennemi. Il écrivit contre cette même lettre avec
politesse, mais avec un fiel qui se sent aisément, et depuis lors il n'a
manqué aucune occasion de me nuire dans la société, et de me maltraiter
indirectement dans ses ouvrages: tant le très irritable amour-propre des
gens de lettres est difficile à ménager, et tant on doit avoir soin de ne
rien laisser, dans les compliments qu'on leur fait, qui puisse même avoir la
moindre apparence d'équivoque.
 
Devenu tranquille de tous les côtés, je profitai du loisir et de
l'indépendance où je me trouvais pour reprendre mes travaux avec plus de
suite. J'achevai cet hiver la Julie, et je l'envoyai à Rey, qui la fit
imprimer l'année suivante. Ce travail fut cependant encore interrompu par
une petite diversion, et même assez désagréable. J'appris qu'on préparait à
l'Opéra une nouvelle remise du Devin du village. Outré de voir ces gens-là
disposer arrogamment de mon bien, je repris le mémoire que j'avais envoyé à
M. d'Argenson, et qui était demeuré sans réponse; et l'ayant retouché, je le
fis remettre par M. Sellon, résident de Genève, avec une lettre dont il
voulut bien se charger, à M. le comte de Saint-Florentin, qui avait remplacé
M. d'Argenson dans le département de l'Opéra. M. de Saint-Florentin promit
une réponse, et n'en fit aucune. Duclos, à qui j'écrivis ce que j'avais
fait, en parla aux petits violons, qui offrirent de me rendre, non mon
opéra, mais mes entrées dont je ne pouvais plus profiter. Voyant que je
n'avais d'aucun côté aucune justice à espérer, j'abandonnai cette affaire;
et la direction de l'Opéra, sans répondre à mes raisons ni les écouter, a
continué de disposer, comme de son propre bien, et de faire son profit du
Devin du village, qui très incontestablement n'appartient qu'à moi seul.
 
Depuis que j'avais secoué le joug de mes tyrans, je menais une vie
assez égale et paisible: privé du charme des attachements trop vifs, j'étais
libre aussi du poids de leurs chaînes. Dégoûté des amis protecteurs, qui
voulaient absolument disposer de ma destinée et m'asservir à leurs prétendus
bienfaits malgré moi, j'étais résolu de m'en tenir désormais aux liaisons de
simple bienveillance, qui, sans gêner la liberté, font l'agrément de la vie,
et dont une mise d'égalité fait le fondement. J'en avais de cette espèce
autant qu'il m'en fallait pour goûter les douceurs de la société, sans en
souffrir la dépendance; et sitôt que j'eus essayé de ce genre de vie, je
sentis que c'était celui qui convenait à mon âge, pour finir mes jours dans
le calme, loin de l'orage, des brouilleries et des tracasseries, où je
venais d'être à demi submergé.
 
Durant mon séjour à l'Ermitage, et depuis mon établissement à
Montmorency, j'avais fait à mon voisinage quelques connaissances qui
m'étaient agréables, et qui ne m'assujettissaient à rien. A leur tête était
le jeune Loyseau de Mauléon, qui, débutant alors au barreau, ignorait quelle
y serait sa place. Je n'eus pas comme lui ce doute. Je lui marquai bientôt
la carrière illustre qu'on le voit fournir aujourd'hui. Je lui prédis que,
s'il se rendait sévère sur le choix des causes, et qu'il ne fût jamais que
le défenseur de la justice et de la vertu, son génie, élevé par ce sentiment
sublime, égalerait celui des plus grands orateurs. Il a suivi mon conseil,
et il en a senti l'effet. Sa défense de M. de Portes est digne de
Démosthène. Il venait tous les ans à un quart de lieue de l'Ermitage passer
les vacances à Saint-Brice, dans le fief de Mauléon, appartenant à sa mère,
et où jadis avait logé le grand Bossuet. Voilà un fief dont une succession
de pareils maîtres rendrait la noblesse difficile à soutenir.
 
J'avais, au même village de Saint-Brice, le libraire Guérin, homme
d'esprit, lettré, aimable, et de la haute volée dans son état. Il me fit
faire aussi connaissance avec Jean Néaulme, libraire d'Amsterdam, son
correspondant et son ami, qui dans la suite imprima l'Émile.
 
J'avais, plus près encore que Saint-Brice, M. Maltor, curé de Grosley,
plus fait pour être homme d'État et ministre que curé de village, et à qui
l'on eût donné tout au moins un diocèse à gouverner, si les talents
décidaient des places. Il avait été secrétaire du comte du Luc, et avait
connu très particulièrement Jean-Baptiste Rousseau. Aussi plein d'estime
pour la mémoire de cet illustre banni que d'horreur pour celle du fourbe
Saurin qui l'avait perdu, il savait sur l'un et sur l'autre beaucoup
d'anecdotes curieuses, que Seguy n'avait pas mises dans la vie encore
manuscrite du premier; et il m'assurait que le comte du Luc, loin d'avoir
jamais eu à s'en plaindre, avait conservé jusqu'à la fin de sa vie la plus
ardente amitié pour lui. M. Maltor, à qui M. de Vintimille avait donné cette
retraite assez bonne, après la mort de son patron, avait été employé jadis
dans beaucoup d'affaires, dont il avait, quoique vieux, la mémoire encore
présente, et dont il raisonnait très bien. Sa conversation, non moins
instructive qu'amusante, ne sentait point son curé de village: il joignait
le ton d'un homme du monde aux connaissances d'un homme de cabinet. Il
était, de tous mes voisins permanents, celui dont la société m'était la plus
agréable, et que j'ai eu le plus de regret de quitter.
 
J'avais à Montmorency les oratoriens, et entre autres le P. Berthier,
professeur de physique, auquel, malgré quelque léger vernis de pédanterie,
je m'étais attaché par un certain air de bonhomie que je lui trouvais.
J'avais cependant peine à concilier cette grande simplicité avec le désir et
l'art qu'il avait de se fourrer partout, chez les grands, chez les femmes,
chez les dévots, chez les philosophes. Il savait se faire tout à tous. Je me
plaisais fort avec lui. J'en parlais à tout le monde: apparemment ce que
j'en disais lui revint. Il me remerciait un jour, en ricanant, de l'avoir
trouvé bonhomme. Je trouvai dans son souris je ne sais quoi de sardonique,
qui changea totalement sa physionomie à mes yeux, et qui m'est souvent
revenu depuis lors dans la mémoire. Je ne peux pas mieux comparer ce souris
qu'à celui de Panurge achetant les moutons de Dindenaut. Notre connaissance
avait commencé peu de temps après mon arrivée à l'Ermitage, où il me venait
voir très souvent. J'étais déjà établi à Montmorency, quand il en partit
pour retourner demeurer à Paris. Il y voyait souvent madame le Vasseur. Un
jour que je ne pensais à rien moins, il m'écrivit de la part de cette femme,
pour m'informer que M. Grimm offrait de se charger de son entretien, et pour
me demander la permission d'accepter cette offre. J'appris qu'elle
consistait en une pension de trois cents livres, et que madame le Vasseur
devait venir demeurer à Deuil, entre la Chevrette et Montmorency. Je ne
dirai pas l'impression que fit sur moi cette nouvelle, qui aurait été moins
surprenante si Grimm avait eu dix mille livres de rentes, ou quelque
relation plus facile à comprendre avec cette femme, et qu'on ne m'eût pas
fait un si grand crime de l'avoir amenée à la campagne, où cependant il lui
plaisait maintenant de la ramener, comme si elle était rajeunie depuis ce
temps-là. Je compris que la bonne vieille ne me demandait cette permission,
dont elle aurait bien pu se passer si je l'avais refusée, qu'afin de ne pas
s'exposer à perdre ce que je lui donnais de mon côté. Quoique cette charité
me parût très extraordinaire, elle ne me frappa pas alors autant qu'elle a
fait dans la suite. Mais quand j'aurais su tout ce que j'ai pénétré depuis,
je n'en aurais pas moins donné mon consentement, comme je fis, et comme
j'étais obligé de faire, à moins de renchérir sur l'offre de M. Grimm.
Depuis lors le P. Berthier me guérit un peu de l'imputation de bonhomie qui
lui avait paru si plaisante, et dont je l'avais si étourdiment chargé.
 
Ce même P. Berthier avait la connaissance de deux hommes qui
recherchèrent aussi la mienne, je ne sais pourquoi: car il y avait
assurément peu de rapport entre leurs goûts et les miens. C'étaient des
enfants de Melchisédec, dont on ne connaissait ni le pays, ni la famille, ni
probablement le vrai nom. Ils étaient jansénistes, et passaient pour des
prêtres déguisés, peut-être à cause de leur façon ridicule de porter les
rapières auxquelles ils étaient attachés. Le mystère prodigieux qu'ils
mettaient à toutes leurs allures leur donnait un air de chefs de parti, et
je n'ai jamais douté qu'ils ne fissent la Gazette ecclésiastique. L'un,
grand, bénin, patelin, s'appelait M. Ferraud; l'autre, petit, trapu,
ricaneur, pointilleux, s'appelait M. Minard. Ils se traitaient de cousins.
Ils logeaient à Paris, avec d'Alembert, chez sa nourrice, appelée madame
Rousseau; et ils avaient pris à Montmorency un petit appartement pour y
passer les étés. Ils faisaient leur ménage eux-mêmes, sans domestique et
sans commissionnaire. Ils avaient alternativement chacun sa semaine pour
aller aux provisions, faire la cuisine et balayer la maison. D'ailleurs ils
se tenaient assez bien; nous mangions quelquefois les uns chez les autres.
Je ne sais pas pourquoi ils se souciaient de moi; pour moi, je ne me
souciais d'eux que parce qu'ils jouaient aux échecs; et, pour obtenir une
pauvre petite partie, j'endurais quatre heures d'ennui. Comme ils se
fourraient partout et voulaient se mêler de tout, Thérèse les appelait les
commères, et ce nom leur est demeuré à Montmorency.
 
Telles étaient, avec mon hôte M. Mathas, qui était un bonhomme, mes
principales connaissances de campagne. Il m'en restait assez à Paris pour y
vivre, quand je voudrais, avec agrément, hors de la sphère des gens de
lettres, où je ne comptais que le seul Duclos pour ami: car Deleyre était
encore trop jeune; et quoique, après avoir vu de près les manoeuvres de la
clique philosophique à mon égard, il s'en fût tout à fait détaché, ou du
moins je le crus ainsi, je ne pouvais encore oublier la facilité qu'il avait
eue à se faire auprès de moi le porte-voix de tous ces gens-là.
 
J'avais d'abord mon ancien et respectable ami M. Roguin. C'était un ami
du bon temps, que je ne devais point à mes écrits, mais à moi-même, et que
pour cette raison j'ai toujours conservé. J'avais le bon Lenieps, mon
compatriote, et sa fille alors vivante, madame Lambert. J'avais un jeune
Genevois, appelé Coindet, bon garçon, ce me semblait, soigneux, officieux,
zélé; mais ignorant, confiant, gourmand, avantageux, qui m'était venu voir
dès le commencement de ma demeure à l'Ermitage, et, sans autre introducteur
que lui-même, s'était bientôt établi chez moi, malgré moi. Il avait quelque
goût pour le dessin, et connaissait les artistes. Il me fut utile pour les
estampes de la Julie; il se chargea de la direction des dessins et des
planches, et s'acquitta bien de cette commission.
 
J'avais la maison de M. Dupin, qui, moins brillante que durant les
beaux jours de madame Dupin, ne laissait pas d'être encore, par le mérite
des maîtres et par le choix du monde qui s'y rassemblait, une des meilleures
maisons de Paris. Comme je ne leur avais préféré personne, que je ne les
avais quittés que pour vivre libre, ils n'avaient point cessé de me voir
avec amitié, et j'étais sûr d'être en tout temps bien reçu de madame Dupin.
Je la pouvais même compter pour une de mes voisines de campagne, depuis
qu'ils s'étaient fait un établissement à Clichy, où j'allais quelquefois
passer un jour ou deux, et où j'aurais été davantage, si madame Dupin et
madame de Chenonceaux avaient vécu de meilleure intelligence. Mais la
difficulté de se partager dans la même maison entre deux femmes qui ne
sympathisaient pas me rendit Clichy trop gênant. Attaché à madame de
Chenonceaux d'une amitié plus égale et plus familière, j'avais le plaisir de
la voir plus à mon aise à Deuil, presque à ma porte, où elle avait loué une
petite maison, et même chez moi, où elle me venait voir assez souvent.
 
J'avais madame de Créqui, qui, s'étant jetée dans la haute dévotion,
avait cessé de voir les d'Alembert, les Marmontel, et la plupart des gens de
lettres, excepté, je crois, l'abbé Trublet, manière alors de demi-cafard,
dont elle était même assez ennuyée. Pour moi, qu'elle avait recherché, je ne
perdis pas sa bienveillance ni sa correspondance. Elle m'envoya des
poulardes du Mans aux étrennes; et sa partie était faite pour venir me voir
l'année suivante, quand un voyage de madame de Luxembourg croisa le sien. Je
lui dois ici une place à part; elle en aura toujours une distinguée dans mes
souvenirs.
 
J'avais un homme qu'excepté Roguin, j'aurais dû mettre le premier en
compte: mon ancien confrère et ami de Carrio, ci-devant secrétaire titulaire
de l'ambassade d'Espagne à Venise, puis en Suède, où il fut, par sa cour,
chargé des affaires, et enfin nommé réellement secrétaire d'ambassade à
Paris. Il me vint surprendre à Montmorency, lorsque je m'y attendais le
moins. Il était décoré d'un ordre d'Espagne, dont j'ai oublié le nom, avec
une belle croix en pierreries. Il avait été obligé, dans ses preuves,
d'ajouter une lettre à son nom de Carrio, et portait celui du chevalier de
Carrion. Je le trouvai toujours le même, le même excellent coeur, l'esprit
de jour en jour plus aimable. J'aurais repris avec lui la même intimité
qu'auparavant, si Coindet, s'interposant entre nous à son ordinaire, n'eût
profité de mon éloignement pour s'insinuer à ma place et en mon nom dans sa
confiance, et me supplanter, à force de zèle à me servir.
 
La mémoire de Carrion me rappelle celle d'un de mes voisins de
campagne, dont j'aurais d'autant plus de tort de ne pas parler, que j'en ai
à confesser un bien inexcusable envers lui. C'était l'honnête M. le Blond,
qui m'avait rendu service à Venise, et qui, étant venu faire un voyage en
France avec sa famille, avait loué une maison de campagne à la Briche, non
loin de Montmorency. Sitôt que j'appris qu'il était mon voisin, j'en fus
dans la joie de mon coeur, et me fis encore plus une fête qu'un devoir
d'aller lui rendre visite. Je partis pour cela dès le lendemain. Je fus
rencontré par des gens qui me venaient voir moi-même, et avec lesquels il
fallut retourner. Deux jours après, je pars encore; il avait dîné à Paris
avec toute sa famille. Une troisième fois il était chez lui; j'entendis des
voix de femmes, je vis à la porte un carrosse qui me fit peur. Je voulais du
moins, pour la première fois, le voir à mon aise, et causer avec lui de nos
anciennes liaisons. Enfin, je remis si bien ma visite de jour à autre, que
la honte de remplir si tard un pareil devoir fit que je ne le remplis point
du tout. Après avoir osé tant attendre, je n'osai plus me montrer. Cette
négligence, dont M. le Blond ne put qu'être justement indigné, donna
vis-à-vis de lui l'air de l'ingratitude à ma paresse; et cependant je
sentais mon coeur si peu coupable, que si j'avais pu faire à M, le Blond
quelque vrai plaisir, même à son insu, je suis bien sûr qu'il ne m'eût pas
trouvé paresseux. Mais l'indolence, la négligence et les délais dans les
petits devoirs à remplir m'ont fait plus de tort que de grands vices. Mes
pires fautes ont été d'omission: j'ai rarement fait ce qu'il ne fallait pas
faire, et malheureusement j'ai plus rarement encore fait ce qu'il fallait.
 
Puisque me voilà revenu à mes connaissances de Venise, je n'en dois pas
oublier une qui s'y rapporte, et que je n'avais interrompue, ainsi que les
autres, que depuis beaucoup moins de temps. C'est celle de M. de Jonville,
qui avait continué, depuis son retour de Gênes, à me faire beaucoup
d'amitiés. Il aimait fort à me voir, et à causer avec moi des affaires
d'Italie et des folies de M. de Montaigu, dont il savait, de son côté, bien
des traits par les bureaux des affaires étrangères, dans lesquels il avait
beaucoup de liaisons. J'eus le plaisir aussi de revoir chez lui mon ancien
camarade Dupont, qui avait acheté une charge dans sa province, et dont les
affaires le ramenaient quelquefois à Paris. M. de Jonville devint peu à peu
si empressé de m'avoir, qu'il en était même gênant; et quoique nous
logeassions dans des quartiers fort éloignés, il y avait du bruit entre nous
quand je passais une semaine entière sans aller dîner chez lui. Quand il
allait à Jonville, il m'y voulait toujours emmener; mais y étant une fois
allé passer huit jours, qui me parurent fort longs, je n'y voulus plus
retourner. M. de Jonville était assurément un honnête et galant homme,
aimable même à certains égards; mais il avait peu d'esprit: il était beau,
tant soit peu Narcisse, et passablement ennuyeux. Il avait un recueil
singulier, et peut-être unique au monde, dont il s'occupait beaucoup, et
dont il occupait aussi ses hôtes, qui quelquefois s'en amusaient moins que
lui. C'était une collection très complète de tous les vaudevilles de la cour
et de Paris, depuis plus de cinquante ans, où l'on trouvait beaucoup
d'anecdotes, qu'on aurait inutilement cherchées ailleurs. Voilà des Mémoires
pour l'histoire de France, dont on ne s'aviserait guère chez toute autre
nation.
 
Un jour, au fort de notre meilleure intelligence, il me fit un accueil
si froid, si glaçant, si peu dans son ton ordinaire, qu'après lui avoir
donné occasion de s'expliquer, et même l'en avoir prié, je sortis de chez
lui avec la résolution, que j'ai tenue, de n'y plus remettre les pieds; car
on ne me revoit guère où j'ai été une fois mal reçu, et il n'y avait point
ici de Diderot qui plaidât pour M. de Jonville. Je cherchai vainement dans
ma tête quel tort je pouvais avoir avec lui: je ne trouvai guère. J'étais
sûr de n'avoir jamais parlé de lui ni des siens que de la façon la plus
honorable; car je lui étais sincèrement attaché; et, outre que je n'en avais
que du bien à dire, ma plus inviolable maxime a toujours été de ne parler
qu'avec honneur des maisons que je fréquentais.
 
Enfin, à force de ruminer, voici ce que je conjecturai. La dernière
fois que nous nous étions vus, il m'avait donné à souper chez des filles de
sa connaissance, avec deux ou trois commis des affaires étrangères, gens
très aimables, et qui n'avaient point du tout l'air ni le ton libertin; et
je puis jurer que de mon côté la soirée se passa à méditer assez tristement
sur le malheureux sort de ces créatures. Je ne payai pas mon écot, parce que
M. de Jonville nous donnait à souper; et je ne donnai rien à ces filles,
parce que je ne leur fis point gagner, comme à la Padoana, le payement que
j'aurais pu leur offrir. Nous sortîmes tous assez gais, et de très bonne
intelligence. Sans être retourné chez ces filles, j'allai trois ou quatre
jours après dîner chez M. de Jonville, que je n'avais pas revu depuis lors,
et qui me fit l'accueil que j'ai dit. N'en pouvant imaginer d'autre cause
que quelque malentendu relatif à ce souper, et voyant qu'il ne voulait pas
s'expliquer, je pris mon parti et cessai de le voir; mais je continuai de
lui envoyer mes ouvrages: il me fit faire souvent des compliments; et
l'ayant un jour rencontré au chauffoir de la Comédie, il me fit, sur ce que
je n'allais plus le voir, des reproches obligeants, qui ne m'y ramenèrent
pas. Ainsi cette affaire avait plus l'air d'une bouderie que d'une rupture.
Toutefois ne l'ayant pas revu, et n'ayant plus ouï parler de lui depuis
lors, il eût été trop tard pour y retourner au bout d'une interruption de
plusieurs années. Voilà pourquoi M. de Jonville n'entre point ici dans ma
liste, quoique j'eusse assez longtemps fréquenté sa maison.
 
Je n'enflerai point la même liste de beaucoup d'autres connaissances
moins familières, ou qui, par mon absence, avaient cessé de l'être, et que
je ne laissai pas de voir quelquefois en campagne, tant chez moi qu'à mon
voisinage, telles, par exemple, que les abbés de Condillac, de Mably, MM. de
Mairan, de Lalive, de Boisgelou, Watelet, Ancelet, et d'autres qu'il serait
trop long de nommer. Je passerai légèrement aussi sur celle de M. de
Margency, gentilhomme ordinaire du roi, ancien membre de la coterie
holbachique, qu'il avait quittée ainsi que moi, et ancien ami de madame
d'Épinay, dont il s'était détaché ainsi que moi; ni sur celle de son ami
Desmahis, auteur célèbre, mais éphémère, de la comédie de l'Impertinent. Le
premier était mon voisin de campagne, sa terre de Margency étant près de
Montmorency. Nous étions d'anciennes connaissances; mais le voisinage et une
certaine conformité d'expériences nous rapprochèrent davantage. Le second
mourut peu après. Il avait du mérite et de l'esprit; mais il était un peu
l'original de sa comédie, un peu fat auprès des femmes, et n'en fut pas
extrêmement regretté.
 
Mais je ne puis omettre une correspondance nouvelle de ce temps-là, qui
a trop influé sur le reste de ma vie pour que je néglige d'en marquer le
commencement. Il s'agit de M. de Lamoignon de Malesherbes, premier président
de la cour des aides, chargé pour lors de la librairie, qu'il gouvernait
avec autant de lumières que de douceur et à la grande satisfaction des gens
de lettres. Je ne l'avais pas été voir à Paris une seule fois; cependant
j'avais toujours éprouvé de sa part les facilités les plus obligeantes,
quant à la censure; et je savais qu'en plus d'une occasion il avait fort
malmené ceux qui écrivaient contre moi. J'eus de nouvelles preuves de ses
bontés au sujet de l'impression de la Julie; car les épreuves d'un si grand
ouvrage étant fort coûteuses à faire venir d'Amsterdam par la poste, il
permit, ayant ses ports francs, qu'elles lui fussent adressées; et il me les
envoyait franches aussi, sous le contre-seing de M. le chancelier son père.
Quand l'ouvrage fut imprimé, il n'en permit le débit dans le royaume
qu'ensuite d'une édition qu'il en fit faire à mon profit, malgré moi-même:
comme ce profit eût été de ma part un vol fait à Rey, à qui j'avais vendu
mon manuscrit, non seulement je ne voulus point accepter le présent qui
m'était destiné pour cela, sans son aveu, qu'il accorda très généreusement;
mais je voulus partager avec lui les cent pistoles à quoi monta ce présent,
et dont il ne voulut rien. Pour ces cent pistoles, j'eus le désagrément dont
M. de Malesherbes ne m'avait pas prévenu, de voir horriblement mutiler mon
ouvrage, et empêcher le débit de la bonne édition jusqu'à ce que la mauvaise
fût écoulée.
 
J'ai toujours regardé M. Malesherbes comme un homme d'une droiture à
toute épreuve. Jamais rien de ce qui m'est arrivé ne m'a fait douter un
moment de sa probité: mais aussi faible qu'honnête, il nuit quelquefois aux
gens pour lesquels il s'intéresse, à force de les vouloir préserver. Non
seulement il fit retrancher plus de cent pages dans l'édition de Paris, mais
il fit un retranchement qui pouvait porter le nom d'infidélité dans
l'exemplaire de la bonne édition qu'il envoya à madame de Pompadour. Il est
dit quelque part, dans cet ouvrage, que la femme d'un charbonnier est plus
digne de respect que la maîtresse d'un prince. Cette phrase m'était venue
dans la chaleur de la composition, sans aucune application, je le jure. En
relisant l'ouvrage, je vis qu'on ferait cette application. Cependant, par la
très imprudente maxime de ne rien ôter par égard aux applications qu'on
pouvait faire, quand j'avais dans ma conscience le témoignage de ne les
avoir pas faites en écrivant, je ne voulus point ôter cette phrase, et je me
contentai de substituer le mot prince au mot roi, que j'avais d'abord mis.
Cet adoucissement ne parut pas suffisant à M. de Malesherbes: il retrancha
la phrase entière, dans un carton qu'il fit imprimer exprès, et coller aussi
proprement qu'il fut possible dans l'exemplaire de madame de Pompadour. Elle
n'ignora pas ce tour de passe-passe: il se trouva de bonnes âmes qui l'en
instruisirent. Pour moi, je ne l'appris que longtemps après, lorsque je
commençais d'en sentir les suites.
 
N'est-ce point encore ici la première origine de la haine couverte,
mais implacable, d'une autre dame qui était dans un cas pareil, sans que
j'en susse rien, ni même que je la connusse quand j'écrivis ce passage?
Quand le livre se publia, la connaissance était faite, et j'étais très
inquiet. Je le dis au chevalier de Lorenzi, qui se moqua de moi, et m'assura
que cette dame en était si peu offensée qu'elle n'y avait pas même fait
attention. Je le crus, un peu légèrement peut-être et je me tranquillisai
fort mal à propos.
 
Je reçus, à l'entrée de l'hiver, une nouvelle marque des bontés de M.
de Malesherbes, à laquelle je fus fort sensible, quoique je ne jugeasse pas
à propos d'en profiter. Il y avait une place vacante dans le Journal des
savants. Margency m'écrivit pour me la proposer, comme de lui-même. Mais il
me fut aisé de comprendre, par le tour de sa lettre (liasse C, no 33), qu'il
était instruit et autorisé; et lui-même me marqua dans la suite (liasse C,
no 47) qu'il avait été chargé de me faire cette offre. Le travail de cette
place était peu de chose. Il ne s'agissait que de deux extraits par mois,
dont on m'apporterait les livres, sans être obligé jamais à aucun voyage de
Paris, pas même pour faire au magistrat une visite de remerciement.
J'entrais par là dans une société de gens de lettres du premier mérite, MM.
de Mairan, Clairaut, de Guignes et l'abbé Barthélemy, dont la connaissance
était déjà faite avec les deux premiers, et très bonne à faire avec les deux
autres. Enfin, pour un travail si peu pénible, et que je pouvais faire si
commodément, il y avait un honoraire de huit cents francs attaché à cette
place. Je délibérai quelques heures avant que de me déterminer, et je puis
jurer que ce ne fut que par la crainte de fâcher Margency et de déplaire à
M. de Malesherbes. Mais enfin la gêne insupportable de ne pouvoir travailler
à mon heure et d'être commandé par le temps, bien plus encore la certitude
de mal remplir les fonctions dont il fallait me charger, l'emportèrent sur
tout, et me déterminèrent à refuser une place pour laquelle je n'étais pas
propre. Je savais que tout mon talent ne venait que d'une certaine chaleur
d'âme sur les matières que j'avais à traiter, et qu'il n'y avait que l'amour
du grand, du vrai, du beau, qui pût animer mon génie. Et que m'auraient
importé les sujets de la plupart des livres que j'aurais à extraire, et les
livres mêmes? Mon indifférence pour la chose eût glacé ma plume et abruti
mon esprit. On s'imaginait que je pouvais écrire par métier, comme tous les
autres gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais écrire que par passion.
Ce n'était assurément pas là ce qu'il fallait au Journal des savants.
J'écrivis donc à Margency une lettre de remerciement, tournée avec toute
l'honnêteté possible, dans laquelle je lui fis si bien le détail de mes
raisons, qu'il ne se peut pas que ni lui, ni M. de Malesherbes, aient cru
qu'il entrât ni humeur ni orgueil dans mon refus. Aussi l'approuvèrent-ils
l'un et l'autre, sans m'en faire moins bon visage; et le secret fut si bien
gardé sur cette affaire, que le public n'en a jamais eu le moindre vent.
 
Cette proposition ne venait pas dans un moment favorable pour me la
faire agréer; car depuis quelque temps je formais le projet de quitter tout
à fait la littérature, et surtout le métier d'auteur. Tout ce qui venait de
m'arriver m'avait absolument dégoûté des gens de lettres, et j'avais éprouvé
qu'il était impossible de courir la même carrière, sans avoir quelques
liaisons avec eux. Je ne l'étais guère moins des gens du monde, et en
général de la vie mixte que je venais de mener, moitié à moi-même, et moitié
à des sociétés pour lesquelles je n'étais point fait. Je sentais plus que
jamais, et par une constante expérience, que toute association inégale est
toujours désavantageuse au parti faible. Vivant avec des gens opulents, et
d'un autre état que celui que j'avais choisi, sans tenir maison comme eux,
j'étais obligé de les imiter en bien des choses; et des menues dépenses, qui
n'étaient rien pour eux, étaient pour moi non moins ruineuses
qu'indispensables. Qu'un autre homme aille dans une maison de campagne, il
est servi par son laquais, tant à table que dans sa chambre: il l'envoie
chercher tout ce dont il a besoin; n'ayant rien à faire directement avec les
gens de la maison, ne les voyant même pas, il ne leur donne des étrennes que
quand et comme il lui plaît: mais moi, seul, sans domestique, j'étais à la
merci de ceux de la maison, dont il fallait nécessairement capter les bonnes
grâces, pour n'avoir pas beaucoup à souffrir; et, traité comme l'égal de
leur maître, il en fallait aussi traiter les gens comme tel, et même faire
pour eux plus qu'un autre, parce qu'en effet j'en avais bien plus besoin.
Passe encore quand il y a peu de domestiques; mais dans les maisons où
j'allais il y en avait beaucoup, tous très rogues, très fripons, très
alertes, j'entends pour leur intérêt; et les coquins savaient faire en sorte
que j'avais successivement besoin de tous. Les femmes de Paris, qui ont tant
d'esprit, n'ont aucune idée juste sur cet article; et, à force de vouloir
économiser ma bourse, elles me ruinaient. Si je soupais en ville un peu loin
de chez moi, au lieu de souffrir que j'envoyasse chercher un fiacre, la dame
de la maison faisait mettre les chevaux pour me ramener; elle était fort
aise de m'épargner les vingt-quatre sous du fiacre: quant à l'écu que je
donnais au laquais et au cocher, elle n'y songeait pas. Une femme
m'écrivait-elle de Paris à l'Ermitage, ou à Montmorency: ayant regret aux
quatre sous de port que sa lettre m'aurait coûté, elle me l'envoyait par un
de ses gens, qui arrivait à pied tout en nage, et à qui je donnais à dîner,
et un écu qu'il avait assurément bien gagné. Me proposait-elle d'aller
passer huit ou quinze jours avec elle à sa campagne, elle se disait en
elle-même: Ce sera toujours une économie pour ce pauvre garçon; pendant ce
temps-là, sa nourriture ne lui coûtera rien. Elle ne songeait pas qu'aussi,
durant ce temps-là, je ne travaillais point; que mon ménage, et mon loyer,
et mon linge, et mes habits, n'en allaient pas moins; que je payais mon
barbier à double, et qu'il ne laissait pas de m'en coûter chez elle plus
qu'il ne m'en aurait coûté chez moi. Quoique je bornasse mes petites
largesses aux seules maisons où je vivais d'habitude, elles ne laissaient
pas de m'être ruineuses. Je puis assurer que j'ai bien versé vingt-cinq écus
chez madame d'Houdetot à Eaubonne, où je n'ai couché que quatre ou cinq
fois, et plus de cent pistoles tant à Épinay qu'à la Chevrette, pendant les
cinq ou six ans que j'y fus le plus assidu. Ces dépenses sont inévitables
pour un homme de mon humeur, qui ne sait se pourvoir de rien, ni s'ingénier
sur rien, ni supporter l'aspect d'un valet qui grogne, et qui vous sert en
rechignant. Chez madame Dupin même, où j'étais de la maison, et où je
rendais mille services aux domestiques, je n'ai jamais reçu les leurs qu'à
la pointe de mon argent. Dans la suite, il a fallu renoncer tout à fait à
ces petites libéralités, que ma situation ne m'a plus permis de faire; et
c'est alors qu'on m'a fait sentir bien plus durement encore l'inconvénient
de fréquenter des gens d'un autre état que le sien.
 
Encore si cette vie eût été de mon goût, je me serais consolé d'une
dépense onéreuse, consacrée à mes plaisirs: mais se ruiner pour s'ennuyer
est trop insupportable; et j'avais si bien senti le poids de ce train de
vie, que, profitant de l'intervalle de liberté où je me trouvais pour lors,
j'étais déterminé à le perpétuer, à renoncer totalement à la grande société,
à la composition des livres, à tout commerce de littérature, et à me
renfermer, pour le reste de mes jours, dans la sphère étroite et paisible
pour laquelle je me sentais né.
 
Le produit de la Lettre à d'Alembert et de la Nouvelle Héloïse avait un
peu remonté mes finances, qui s'étaient fort épuisées à l'Ermitage. Je me
voyais environ mille écus devant moi. L'Émile, auquel je m'étais mis tout de
bon quand j'eus achevé l'Héloïse, était fort avancé, et son produit devait
au moins doubler cette somme. Je formai le projet de placer ce fonds de
manière à me faire une petite rente viagère, qui pût, avec ma copie, me
faire subsister sans plus écrire. J'avais encore deux ouvrages sur le
chantier. Le premier était mes Institutions politiques. J'examinai l'état de
ce livre, et je trouvai qu'il demandait encore plusieurs années de travail.
Je n'eus pas le courage de le poursuivre et d'attendre qu'il fût achevé,
pour exécuter ma résolution. Ainsi, renonçant à cet ouvrage, je résolus d'en
tirer tout ce qui pouvait se détacher, puis de brûler tout le reste; et,
poussant ce travail avec zèle, sans interrompre celui de l'Émile, je mis, en
moins de deux ans, la dernière main au Contrat social.
 
Restait le Dictionnaire de musique. C'était un travail de manoeuvre,
qui pouvait se faire en tout temps, et qui n'avait pour objet qu'un produit
pécuniaire. Je me réservai de l'abandonner, ou de l'achever à mon aise,
selon que mes autres ressources rassemblées me rendraient celle-là
nécessaire ou superflue. A l'égard de la Morale sensitive, dont l'entreprise
était restée en esquisse, je l'abandonnai totalement.
 
Comme j'avais en dernier projet, si je pouvais me passer tout à fait de
la copie, celui de m'éloigner de Paris, où l'affluence des survenants
rendait ma subsistance coûteuse, et m'ôtait le temps d'y pourvoir, pour
prévenir dans ma retraite l'ennui dans lequel on dit que tombe un auteur
quand il a quitté la plume, je me réservais une occupation qui pût remplir
le vide de ma solitude, sans me tenter de plus rien faire imprimer de mon
vivant. Je ne sais par quelle fantaisie Rey me pressait depuis longtemps
d'écrire les Mémoires de ma vie. Quoiqu'ils ne fussent pas jusqu'alors fort
intéressants par les faits, je sentis qu'ils pouvaient le devenir par la
franchise que j'étais capable d'y mettre; et je résolus d'en faire un
ouvrage unique, par une véracité sans exemple, afin qu'au moins une fois on
pût voir un homme tel qu'il était en dedans. J'avais toujours ri de la
fausse naïveté de Montaigne, qui, faisant semblant d'avouer ses défauts, a
grand soin de ne s'en donner que d'aimables; tandis que je sentais, moi qui
me suis cru toujours, et qui me crois encore, à tout prendre, le meilleur
des hommes, qu'il n'y a point d'intérieur humain, si pur qu'il puisse être,
qui ne recèle quelque vice odieux. Je savais qu'on me peignait dans le
public sous des traits si peu semblables aux miens, et quelquefois si
difformes, que, malgré le mal dont je ne voulais rien taire, je ne pouvais
que gagner encore à me montrer tel que j'étais. D'ailleurs, cela ne se
pouvant faire sans laisser voir aussi d'autres gens tels qu'ils étaient, et
par conséquent cet ouvrage ne pouvant paraître qu'après ma mort et celle de
beaucoup d'autres, cela m'enhardissait davantage à faire mes Confessions,
dont jamais je n'aurais à rougir devant personne. Je résolus donc de
consacrer mes loisirs à bien exécuter cette entreprise, et je me mis à
recueillir les lettres et papiers qui pouvaient guider ou réveiller ma
mémoire, regrettant fort tout ce que j'avais déchiré, brûlé, perdu
jusqu'alors.
 
Ce projet de retraite absolue, un des plus sensés que j'eusse jamais
faits, était fortement empreint dans mon esprit; et déjà je travaillais à
son exécution, quand le ciel, qui me préparait une autre destinée, me jeta
dans un nouveau tourbillon.
 
Montmorency, cet ancien et beau patrimoine de l'illustre maison de ce
nom, ne lui appartient plus depuis la confiscation. Il a passé, par la soeur
du duc Henri, dans la maison de Condé, qui a changé le nom de Montmorency en
celui d'Enghien; et ce duché n'a d'autre château qu'une vieille tour, où
l'on tient les archives, et où l'on reçoit les hommages des vassaux. Mais on
voit à Montmorency ou Enghien une maison particulière bâtie par Croisat, dit
le pauvre, laquelle ayant la magnificence des plus superbes châteaux, en
mérite et en porte le nom. L'aspect imposant de ce bel édifice, la terrasse
sur laquelle il est bâti, sa vue unique peut-être au monde, son vaste salon
peint d'une excellente main, son jardin planté par le célèbre Le Nôtre, tout
cela forme un tout dont la majesté frappante a pourtant je ne sais quoi de
simple, qui soutient et nourrit l'admiration. M. le maréchal duc de
Luxembourg, qui occupait alors cette maison, venait tous les ans dans ce
pays, où jadis ses pères étaient les maîtres, passer en deux fois cinq ou
six semaines, comme simple habitant, mais avec un éclat qui ne dégénérait
point de l'ancienne splendeur de sa maison. Au premier voyage qu'il y fit
depuis mon établissement à Montmorency, monsieur et madame la maréchale
envoyèrent un valet de chambre me faire compliment de leur part, et
m'inviter à souper chez eux toutes les fois que cela me ferait plaisir. A
chaque fois qu'ils revinrent, ils ne manquèrent point de réitérer le même
compliment et la même invitation. Cela me rappelait madame de Beuzenval
m'envoyant dîner à l'office. Les temps étaient changés, mais j'étais demeuré
le même. Je ne voulais point qu'on m'envoyât dîner à l'office, et je me
souciais peu de la table des grands. J'aurais mieux aimé qu'ils me
laissassent pour ce que j'étais, sans me fêter et sans m'avilir. Je répondis
honnêtement et respectueusement aux politesses de monsieur et de madame de
Luxembourg, mais je n'acceptai point leurs offres; et, tant mes incommodités
que mon humeur timide et mon embarras à parler, me faisant frémir à la seule
idée de me présenter dans une assemblée des gens de la cour, je n'allai pas
même au château faire une visite de remerciement, quoique je comprisse assez
que c'était ce qu'on cherchait, et que tout cet empressement était plutôt
une affaire de curiosité que de bienveillance.
 
Cependant les avances continuèrent et allèrent même en augmentant.
Madame la comtesse de Boufflers, qui était fort liée avec madame la
maréchale, étant venue à Montmorency, envoya savoir de mes nouvelles, et me
proposer de me venir voir. Je répondis comme je devais, mais je ne démarrai
point. Au voyage de Pâques de l'année suivante 1759, le chevalier de
Lorenzy, qui était de la cour de M. le prince de Conti et de la société de
madame de Luxembourg, vint me voir plusieurs fois: nous fîmes connaissance;
il me pressa d'aller au château: je n'en fis rien. Enfin, une après-midi que
je ne songeais à rien moins, je vis arriver M. le maréchal de Luxembourg,
suivi de cinq ou six personnes. Pour lors il n'y eut plus moyen de m'en
dédire; et je ne pus éviter, sous peine d'être un arrogant et un malappris,
de lui rendre sa visite, et d'aller faire ma cour à madame la maréchale, de
la part de laquelle il m'avait comblé des choses les plus obligeantes. Ainsi
commencèrent, sous de funestes auspices, des liaisons dont je ne pus plus
longtemps me défendre, mais qu'un pressentiment trop bien fondé me fit
redouter jusqu'à ce que j'y fusse engagé.
 
Je craignais excessivement madame de Luxembourg. Je savais qu'elle
était aimable. Je l'avais vue plusieurs fois au spectacle, et chez madame
Dupin, il y avait dix ou douze ans, lorsqu'elle était duchesse de Boufflers,
et qu'elle brillait encore de sa première beauté. Mais elle passait pour
méchante; et, dans une aussi grande dame, cette réputation me faisait
trembler. A peine l'eus-je vue, que je fus subjugué. Je la trouvai
charmante, de ce charme à l'épreuve du temps, le plus fait pour agir sur mon
coeur. Je m'attendais à lui trouver un entretien mordant et plein
d'épigrammes. Ce n'était point cela, c'était beaucoup mieux. La conversation
de madame de Luxembourg ne pétille pas d'esprit; ce ne sont pas des
saillies, et ce n'est pas même proprement de la finesse: mais c'est une
délicatesse exquise, qui ne frappe jamais, et qui plaît toujours. Ses
flatteries sont d'autant plus enivrantes qu'elles sont plus simples; on
dirait qu'elles lui échappent sans qu'elle y pense, et que c'est son coeur
qui s'épanche, uniquement parce qu'il est trop rempli. Je crus m'apercevoir,
dès la première visite, que, malgré mon air gauche et mes lourdes phrases,
je ne lui déplaisais pas. Toutes les femmes de la cour savent vous persuader
cela quand elles le veulent, vrai ou non; mais toutes ne savent pas, comme
madame de Luxembourg, vous rendre cette persuasion si douce qu'on ne s'avise
plus d'en vouloir douter. Dès le premier jour, ma confiance en elle eût été
aussi entière qu'elle ne tarda pas à le devenir, si madame la duchesse de
Montmorency, sa belle-fille, jeune folle, assez maligne, et je pense, un peu
tracassière, ne se fût avisée de m'entreprendre, et, tout au travers de
force éloges de sa maman et de feintes agaceries pour son propre compte, ne
m'eût mis en doute si je n'étais pas persiflé.
 
Je me serais peut-être difficilement rassuré sur cette crainte auprès
des deux dames, si les extrêmes bontés de M. le maréchal ne m'eussent
confirmé que les leurs étaient sérieuses. Rien de plus surprenant, vu mon
caractère timide, que la promptitude avec laquelle je le pris au mot sur le
pied d'égalité où il voulut se mettre avec moi, si ce n'est peut-être celle
avec laquelle il me prit au mot lui-même sur l'indépendance absolue avec
laquelle je voulais vivre. Persuadés l'un et l'autre que j'avais raison
d'être content de mon état et de n'en vouloir pas changer, ni lui ni madame
de Luxembourg n'ont paru vouloir s'occuper un instant de ma bourse ou de ma
fortune: quoique je ne pusse douter du tendre intérêt qu'ils prenaient à moi
tous les deux, jamais ils ne m'ont proposé de place et ne m'ont offert leur
crédit, si ce n'est une seule fois, que madame de Luxembourg parut désirer
que je voulusse entrer à l'Académie française. J'alléguai ma religion: elle
me dit que ce n'était pas un obstacle, ou qu'elle s'engageait à le lever. Je
répondis que, quelque honneur que ce fût pour moi d'être membre d'un corps
si illustre, ayant refusé à M. de Tressan, et en quelque sorte au roi de
Pologne, d'entrer dans l'Académie de Nanci, je ne pouvais plus honnêtement
entrer dans aucune. Madame de Luxembourg n'insista pas, et il n'en fut plus
reparlé. Cette simplicité de commerce avec de si grands seigneurs, et qui
pouvaient tout en ma faveur, M. de Luxembourg étant et méritant bien d'être
l'ami particulier du roi, contraste bien singulièrement avec les continuels
soucis, non moins importuns qu'officieux, des amis protecteurs que je venais
de quitter, et qui cherchaient moins à me servir qu'à m'avilir.
 
Quand M. le maréchal m'était venu voir à Mont-Louis, je l'avais reçu
avec peine, lui et sa suite, dans mon unique chambre, non parce que je fus
obligé de le faire asseoir au milieu de mes assiettes sales et de mes pots
cassés, mais parce que mon plancher pourri tombait en ruine, et que je
craignais que le poids de sa suite ne l'effondrât tout à fait. Moins occupé
de mon propre danger que de celui que l'affabilité de ce bon seigneur lui
faisait courir, je me hâtai de le tirer de là pour le mener, malgré le froid
qu'il faisait encore, à mon donjon, tout ouvert et sans cheminée. Quand il y
fut, je lui dis la raison qui m'avait engagé à l'y conduire: il la redit à
madame la maréchale, et l'un et l'autre me pressèrent, en attendant qu'on
referait mon plancher, d'accepter un logement au château, où, si je l'aimais
mieux, dans un édifice isolé qui était au milieu du parc, et qu'on appelait
le petit château. Cette demeure enchantée mérite qu'on en parle.
 
Le parc ou jardin de Montmorency n'est pas en plaine, comme celui de la
Chevrette. Il est inégal, montueux, mêlé de collines et d'enfoncements, dont
l'habile artiste a tiré parti pour varier les bosquets, les ornements, les
eaux, les points de vue, et multiplier pour ainsi dire, à force d'art et de
génie, un espace en lui-même assez resserré. Ce parc est couronné dans le
haut par la terrasse et le château; dans le bas il forme une gorge qui
s'ouvre et s'élargit vers la vallée, et dont l'angle est rempli par une
grande pièce d'eau. Entre l'orangerie qui occupe cet élargissement, et cette
pièce d'eau entourée de coteaux bien décorés de bosquets et d'arbres, est le
petit château dont j'ai parlé. Cet édifice et le terrain qui l'entoure
appartenaient jadis au célèbre Le Brun, qui se plut à le bâtir et le décorer
avec ce goût exquis d'ornements et d'architecture dont ce grand peintre
s'était nourri. Ce château depuis lors a été rebâti, mais toujours sur le
dessin du premier maître. Il est petit, simple, mais élégant. Comme il est
dans un fond entre le bassin de l'orangerie et la grande pièce d'eau, par
conséquent sujet à l'humidité, on l'a percé dans son milieu d'un péristyle à
jour, entre deux étages de colonnes, par lequel l'air jouant dans tout
l'édifice le maintient sec, malgré sa situation. Quand on regarde ce
bâtiment de la hauteur opposée qui lui fait perspective, il paraît
absolument environné d'eau, et l'on croit voir une île enchantée, ou la plus
jolie des trois îles Borromées, appelée Isola bella, dans le lac Majeur.
 
Ce fut dans cet édifice solitaire qu'on me donna le choix d'un des
quatre appartements complets qu'il contient, outre le rez-de-chaussée,
composé d'une salle de bal, d'une salle de billard et d'une cuisine. Je pris
le plus petit et le plus simple, au-dessus de la cuisine, que j'eus aussi.
Il était d'une propreté charmante; l'ameublement en était blanc et bleu.
C'est dans cette profonde et délicieuse solitude qu'au milieu des bois et
des eaux, aux concerts des oiseaux de toute espèce, au parfum de la fleur
d'orange, je composai dans une continuelle extase le cinquième livre de
l'Émile, dont je dus en grande partie le coloris assez frais à la vive
impression du local où je l'écrivais.
 
Avec quel empressement je courais tous les matins, au lever du soleil,
respirer un air embaumé sur le péristyle! Quel bon café au lait j'y prenais
tête à tête avec ma Thérèse! Ma chatte et mon chien nous faisaient
compagnie. Ce seul cortège m'eût suffi pour toute ma vie, sans éprouver
jamais un moment d'ennui. J'étais là dans le paradis terrestre; j'y vivais
avec autant d'innocence, et j'y goûtais le même bonheur.
 
Au voyage de juillet, monsieur et madame de Luxembourg me marquèrent
tant d'attentions et me firent tant de caresses, que, logé chez eux et
comblé de leurs bontés, je ne pus moins faire que d'y répondre en les voyant
assidûment. Je ne les quittais presque point: j'allais le matin faire ma
cour à madame la maréchale; j'y dînais; j'allais l'après-midi me promener
avec M. le maréchal, mais je n'y soupais pas, à cause du grand monde, et
qu'on y soupait trop tard pour moi. Jusqu'alors tout était convenable, et il
n'y avait point de mal encore, si j'avais su m'en tenir là. Mais je n'ai
jamais su garder un milieu dans mes attachements, et remplir simplement des
devoirs de société. J'ai toujours été tout ou rien; bientôt je fus tout; et
me voyant fêté, gâté par des personnes de cette considération, je passai les
bornes, et me pris pour eux d'une amitié qu'il n'est permis d'avoir que pour
ses égaux. J'en mis toute la familiarité dans mes manières, tandis qu'ils ne
se relâchèrent jamais dans les leurs de la politesse à laquelle ils
m'avaient accoutumé. Je n'ai pourtant jamais été très à mon aise avec madame
la maréchale. Quoique je ne fusse pas parfaitement rassuré sur son
caractère, je le redoutais moins que son esprit. C'était par là surtout
qu'elle m'en imposait. Je savais qu'elle était difficile en conversations,
et qu'elle avait droit de l'être. Je savais que les femmes, et surtout les
grandes dames, veulent absolument être amusées, qu'il vaudrait mieux les
offenser que les ennuyer; et je jugeais, par ses commentaires sur ce
qu'avaient dit les gens qui venaient de partir, de ce qu'elle devait penser
de mes balourdises. Je m'avisai d'un supplément, pour me sauver auprès
d'elle l'embarras de parler: ce fut de lire. Elle avait ouï parler de la
Julie; elle savait qu'on l'imprimait; elle marqua de l'empressement de voir
cet ouvrage; j'offris de le lui lire, elle accepta. Tous les matins je me
rendais chez elle sur les dix heures; M. de Luxembourg y venait: on fermait
la porte. Je lisais à côté de son lit, et je compassai si bien mes lectures,
qu'il y en aurait eu pour tout le voyage, quand même il n'aurait pas été
interrompu. Le succès de cet expédient passa mon attente. Madame de
Luxembourg s'engoua de la Julie et de son auteur; elle ne parlait que de
moi, ne s'occupait que de moi, me disait des douceurs toute la journée,
m'embrassait dix fois le jour. Elle voulut que j'eusse toujours ma place à
table à côté d'elle; et quand quelques seigneurs voulaient prendre cette
place, elle leur disait que c'était la mienne, et les faisait mettre
ailleurs. On peut juger de l'impression que ces manières charmantes
faisaient sur moi, que les moindres marques d'affection subjuguent. Je
m'attachais réellement à elle, à proportion de l'attachement qu'elle me
témoignait. Toute ma crainte, en voyant cet engouement, et me sentant si peu
d'agrément dans l'esprit pour le soutenir, était qu'il ne se changeât en
dégoût, et malheureusement pour moi cette crainte ne fut que trop bien
fondée.
 
Il fallait qu'il y eût une opposition naturelle entre son tour d'esprit
et le mien, puisque indépendamment des foules de balourdises qui
m'échappaient à chaque instant dans la conversation, dans mes lettres même,
et lorsque j'étais le mieux avec elle, il se trouvait des choses qui lui
déplaisaient, sans que je pusse imaginer pourquoi. Je n'en citerai qu'un
exemple, et j'en pourrais citer vingt. Elle sut que je faisais pour madame
d'Houdetot une copie de l'Héloïse, à tant la page. Elle en voulut avoir une
sur le même pied. Je la lui promis; et la mettant par là du nombre de mes
pratiques, je lui écrivis quelque chose d'obligeant et d'honnête à ce sujet;
du moins telle était mon intention. Voici sa réponse, qui me fit tomber des
nues:
 
"A Versailles, ce mardi. (Liasse C, no 43.)
 
Je suis ravie, je suis contente; votre lettre m'a fait un plaisir
infini, et je me presse pour vous le mander et pour vous en remercier.
 
Voici les propres termes de votre lettre: Quoique vous soyez sûrement
une très bonne pratique, je me fais quelque peine de prendre votre argent;
régulièrement, ce serait à moi de payer le plaisir que j'aurais de
travailler pour vous. Je ne vous en dis pas davantage. Je me plains de ce
que vous ne me parlez jamais de votre santé. Rien ne m'intéresse davantage.
Je vous aime de tout mon coeur; et c'est, je vous assure, bien tristement
que je vous le mande, car j'aurais bien du plaisir à vous le dire moi-même.
M. de Luxembourg vous aime et vous embrasse de tout son coeur."
 
En recevant cette lettre, je me hâtai d'y répondre, en attendant plus
ample examen, pour protester contre toute interprétation désobligeante; et
après m'être occupé quelques jours à cet examen avec l'inquiétude qu'on peut
concevoir, et toujours sans y rien comprendre, voici quelle fut enfin ma
dernière réponse à ce sujet:
 
"A Montmorency, le 8 décembre 1759.
 
Depuis ma dernière lettre, j'ai examiné cent et cent fois le passage en
question. Je l'ai considéré par son sens propre et naturel, je l'ai
considéré par tous les sens qu'on peut lui donner, et je vous avoue, madame
la maréchale, que je ne sais plus si c'est moi qui vous dois des excuses, ou
si ce n'est point vous qui m'en devez."
 
Il y a maintenant dix ans que ces lettres ont été écrites. J'y ai
souvent repensé depuis ce temps-là; et telle est encore aujourd'hui ma
stupidité sur cet article, que je n'ai pu parvenir à sentir ce qu'elle avait
pu trouver dans ce passage, je ne dis pas d'offensant, mais même qui pût lui
déplaire.
 
A propos de cet exemplaire manuscrit de l'Héloïse que voulut avoir
madame de Luxembourg, je dois dire ici ce que j'imaginai pour lui donner
quelque avantage marqué qui le distinguât de tout autre. J'avais écrit à
part les aventures de milord Édouard, et j'avais balancé longtemps à les
insérer, soit en entier, soit par extrait, dans cet ouvrage, où elles me
paraissaient manquer. Je me déterminai enfin à les retrancher tout à fait,
parce que, n'étant pas du ton de tout le reste, elles en auraient gâté la
touchante simplicité. J'eus une autre raison bien plus forte, quand je
connus madame de Luxembourg. C'est qu'il y avait dans ces aventures une
marquise romaine d'un caractère très odieux, dont quelques traits, sans lui
être applicables, auraient pu lui être appliqués par ceux qui ne la
connaissaient que de réputation. Je me félicitai donc beaucoup du parti que
j'avais pris, et m'y confirmai. Mais, dans l'ardent désir d'enrichir son
exemplaire de quelque chose qui ne fût dans aucun autre, n'allai-je pas
songer à ces malheureuses aventures, et former le projet d'en faire
l'extrait, pour l'y ajouter. Projet insensé, dont on ne peut expliquer
l'extravagance que par l'aveugle fatalité qui m'entraînait à ma perte!
Quos vult perdere Jupiter dementat.
 
J'eus la stupidité de faire cet extrait avec bien du soin, bien du
travail, et de lui envoyer ce morceau comme la plus belle chose du monde; en
la prévenant toutefois, comme il était vrai, que j'avais brûlé l'original,
que l'extrait était pour elle seule, et ne serait jamais vu de personne, à
moins qu'elle ne le montrât elle-même: ce qui, loin de lui prouver ma
prudence et ma discrétion, comme je croyais faire, n'était que l'avertir du
jugement que je portais moi-même sur l'application des traits dont elle
aurait pu s'offenser. Mon imbécillité fut telle, que je ne doutais pas
qu'elle ne fût enchantée de mon procédé. Elle ne me fit pas là-dessus les
grands compliments que j'en attendais, et jamais, à ma très grande surprise,
elle ne me parla du cahier que je lui avais envoyé. Pour moi, toujours
charmé de ma conduite dans cette affaire, ce ne fut que longtemps après que
je jugeai, sur d'autres indices, l'effet qu'elle avait produit.
 
J'eus encore, en faveur de son manuscrit, une autre idée plus
raisonnable, mais qui, par des effets plus éloignés, ne m'a guère été moins
nuisible: tant tout concourt à l'oeuvre de la destinée, quand elle appelle
un homme au malheur. Je pensai d'orner ce manuscrit des dessins des estampes
de la Julie, lesquels dessins se trouvèrent être du même format que le
manuscrit. Je demandai à Coindet ces dessins, qui m'appartenaient à toutes
sortes de titres, et d'autant plus que je lui avais abandonné le produit des
planches, lesquelles eurent un grand débit. Coindet est aussi rusé que je le
suis peu. A force de se faire demander ces dessins, il parvint à savoir ce
que j'en voulais faire. Alors, sous prétexte d'ajouter quelques ornements à
ces dessins, il se les fit laisser, et finit par les présenter lui-même.
Ego versiculos feci, tulit alter honores.
 
Cela acheva de l'introduire à l'hôtel du Luxembourg sur un certain
pied. Depuis mon établissement au petit château, il m'y venait voir très
souvent, et toujours dès le matin, surtout quand monsieur et madame de
Luxembourg étaient à Montmorency. Cela faisait que, pour passer avec lui une
journée, je n'allais point au château. On me reprocha ces absences: j'en dis
la raison. On me pressa d'amener M. Coindet; je le fis. C'était ce que le
drôle avait cherché. Ainsi, grâce aux bontés excessives qu'on avait pour
moi, un commis de M. Thélusson, qui voulait bien lui donner quelquefois sa
table quand il n'avait personne à dîner, se trouva tout d'un coup admis à
celle d'un maréchal de France, avec les princes, les duchesses, et tout ce
qu'il y avait de grand à la cour. Je n'oublierai jamais qu'un jour qu'il
était obligé de retourner à Paris de bonne heure, M. le maréchal dit après
le dîner à la compagnie: Allons nous promener sur le chemin de Saint-Denis;
nous accompagnerons M. Coindet. Le pauvre garçon n'y tint pas; sa tête s'en
alla tout à fait. Pour moi, j'avais le coeur si ému, que je ne pus dire un
seul mot. Je suivais par derrière, pleurant comme un enfant, et mourant
d'envie de baiser les pas de ce bon maréchal. Mais la suite de cette
histoire de copie m'a fait anticiper ici sur les temps. Reprenons-les dans
leur ordre, autant que ma mémoire me le permettra.
 
Sitôt que la petite maison de Mont-Louis fut prête, je la fis meubler
proprement, simplement, et retournai m'y établir, ne pouvant renoncer à
cette loi que je m'étais faite, en quittant l'Ermitage, d'avoir toujours mon
logement à moi: mais je ne pus me résoudre non plus à quitter mon
appartement du petit château. J'en gardai la clef; et tenant beaucoup aux
jolis déjeuners du péristyle, j'allais souvent y coucher, et j'y passais
quelquefois deux ou trois jours, comme à une maison de campagne. J'étais
peut-être alors le particulier de l'Europe le mieux et le plus agréablement
logé. Mon hôte, M. Mathas, qui était le meilleur homme du monde, m'avait
absolument laissé la direction des réparations de Mont-Louis, et voulut que
je disposasse de ses ouvriers, sans même qu'il s'en mêlât. Je trouvai donc
le moyen de me faire d'une seule chambre au premier un appartement complet,
composé d'une chambre, d'une antichambre et d'une garde-robe. Au
rez-de-chaussée étaient la cuisine et la chambre de Thérèse. Le donjon me
servait de cabinet, au moyen d'une bonne cloison vitrée et d'une cheminée
qu'on y fit faire. Je m'amusai, quand j'y fus, à orner la terrasse,
qu'ombrageaient déjà deux rangs de jeunes tilleuls; j'y en fis ajouter deux,
pour faire un cabinet de verdure; j'y fis poser une table et des bancs de
pierre; je l'entourai de lilas, de seringat, de chèvrefeuille; j'y fis faire
une belle plate-bande de fleurs, parallèle aux deux rangs d'arbres; et cette
terrasse plus élevée que celle du château, dont la vue était du moins aussi
belle, et sur laquelle j'avais apprivoisé des multitudes d'oiseaux, me
servait de salle de compagnie pour recevoir monsieur et madame de
Luxembourg, M. le duc de Villeroy, M. le prince de Tingry, M. le marquis
d'Armentières, madame la duchesse de Montmorency, madame la duchesse de
Boufflers, madame la comtesse de Valentinois, madame la comtesse de
Boufflers, et d'autres personnes de ce rang, qui, du château, ne
dédaignaient pas de faire, par une montée très fatigante, le pèlerinage de
Mont-Louis. Je devais à la faveur de monsieur et madame de Luxembourg toutes
ces visites; je le sentais, et mon coeur leur en faisait bien l'hommage.
C'est dans un de ces transports d'attendrissement que je dis une fois à M.
de Luxembourg en l'embrassant: Ah! monsieur le maréchal, je haïssais les
grands avant que de vous connaître, et je les hais davantage encore depuis
que vous me faites si bien sentir combien il leur serait aisé de se faire
adorer.
 
Au reste, j'interpelle tous ceux qui m'ont vu durant cette époque,
s'ils se sont jamais aperçus que cet éclat m'ait un instant ébloui, que la
vapeur de cet encens m'ait porté à la tête; s'ils m'ont vu moins uni dans
mon maintien, moins simple dans mes manières, moins liant avec le peuple,
moins familier avec mes voisins, moins prompt à rendre service à tout le
monde quand je l'ai pu, sans me rebuter jamais des importunités sans nombre,
et souvent déraisonnables, dont j'étais sans cesse accablé. Si mon coeur
m'attirait au château de Montmorency par mon sincère attachement pour les
maîtres, il me ramenait de même à mon voisinage, goûter les douceurs de
cette vie égale et simple, hors de laquelle il n'est point de bonheur pour
moi. Thérèse avait fait amitié avec la fille d'un maçon, mon voisin, nommé
Pilleu: je la fis de même avec le père; et après avoir le matin dîné au
château, non sans gêne, mais pour complaire à madame la maréchale, avec quel
empressement je revenais le soir souper avec le bonhomme Pilleu et sa
famille, tantôt chez lui, tantôt chez moi!
 
Outre ces deux logements, j'en eus bientôt un troisième à l'hôtel de
Luxembourg, dont les maîtres me pressèrent si fort d'aller les y voir
quelquefois, que j'y consentis, malgré mon aversion pour Paris, où je
n'avais été, depuis ma retraite à l'Ermitage, que les deux seules fois dont
j'ai parlé: encore n'y allais-je que les jours convenus, uniquement pour
souper, et m'en retourner le lendemain matin. J'entrais et sortais par le
jardin qui donnait sur le boulevard; de sorte que je pouvais dire, avec la
plus exacte vérité, que je n'avais pas mis le pied sur le pavé de Paris.
 
Au sein de cette prospérité passagère, se préparait de loin la
catastrophe qui devait en marquer la fin. Peu de temps après mon retour à
Mont-Louis, j'y fis, et bien malgré moi, comme à l'ordinaire, une nouvelle
connaissance qui fait époque dans mon histoire. On jugera dans la suite si
c'est en bien ou en mal. C'est madame la marquise de Verdelin, ma voisine,
dont le mari venait d'acheter une maison de campagne à Soisy, près de
Montmorency. Mademoiselle d'Ars, fille du comte d'Ars, homme de condition,
mais pauvre, avait épousé M. de Verdelin, vieux, laid, sourd, dur, brutal,
jaloux, balafré, borgne, au demeurant bon homme quand on savait le prendre,
et possesseur de quinze à vingt mille livres de rentes, auxquelles on la
maria. Ce mignon, jurant, criant, grondant, tempêtant, et faisant pleurer sa
femme toute la journée, finissait par faire toujours ce qu'elle voulait, et
cela pour la faire enrager, attendu qu'elle savait lui persuader que c'était
lui qui le voulait, et que c'était elle qui ne le voulait pas. M. de
Margency, dont j'ai parlé, était l'ami de madame, et devint celui de
monsieur. Il y avait quelques années qu'il leur avait loué son château de
Margency, près d'Eaubonne et d'Andilly; et ils y étaient précisément durant
mes amours pour madame d'Houdetot. Madame d'Houdetot et madame de Verdelin
se connaissaient par madame d'Aubeterre, leur commune amie; et comme le
jardin de Margency était sur le passage de madame d'Houdetot pour aller au
Mont Olympe, sa promenade favorite, madame de Verdelin lui donna une clef
pour passer. A la faveur de cette clef, j'y passais souvent avec elle; mais
je n'aimais point les rencontres imprévues; et quand madame de Verdelin se
trouvait par hasard sur notre passage, je les laissais ensemble sans lui
rien dire, et j'allais toujours devant. Ce procédé peu galant n'avait pas dû
me mettre en bon prédicament auprès d'elle. Cependant, quand elle fut à
Soisy, elle ne laissa pas de me rechercher. Elle me vint voir plusieurs fois
à Mont-Louis, sans me trouver; et voyant que je ne lui rendais pas sa
visite, elle s'avisa, pour m'y forcer, de m'envoyer des pots de fleurs pour
ma terrasse. Il fallut bien l'aller remercier: c'en fut assez. Nous voilà
liés.
 
Cette liaison commença par être orageuse, comme toutes celles que je
faisais malgré moi. Il n'y régna même jamais un vrai calme. Le tour d'esprit
de madame de Verdelin était par trop antipathique avec le mien. Les traits
malins et les épigrammes partent chez elle avec tant de simplicité, qu'il
faut une attention continuelle, et pour moi très fatigante, pour sentir
quand on est persiflé. Une niaiserie, qui me revient, suffira pour en juger.
Son frère venait d'avoir le commandement d'une frégate en course contre les
Anglais. Je parlais de la manière d'armer cette frégate, sans nuire à sa
légèreté. Oui, dit-elle d'un ton tout uni, l'on ne prend de canon que ce
qu'il en faut pour se battre. Je l'ai rarement ouï parler en bien de
quelqu'un de ses amis absents, sans glisser quelque mot à leur charge. Ce
qu'elle ne voyait pas en mal, elle le voyait en ridicule, et son ami
Margency n'était pas excepté. Ce que je trouvais encore en elle
d'insupportable était la gêne continuelle de ses petits envois, de ses
petits cadeaux, de ses petits billets, auxquels il fallait me battre les
flancs pour répondre; et toujours nouveaux embarras pour remercier ou pour
refuser. Cependant, à force de la voir, je finis par m'attacher à elle. Elle
avait ses chagrins, ainsi que moi. Les confidences réciproques nous
rendirent intéressants nos tête-à-tête. Rien ne lie tant les coeurs que la
douceur de pleurer ensemble. Nous nous cherchions pour nous consoler, et ce
besoin m'a souvent fait passer sur beaucoup de choses. J'avais mis tant de
dureté dans ma franchise avec elle, qu'après avoir montré quelquefois si peu
d'estime pour son caractère, il fallait réellement en avoir beaucoup pour
croire qu'elle pût sincèrement me pardonner. Voici un échantillon des
lettres que je lui ai quelquefois écrites, et dont il est à noter que
jamais, dans aucune de ses réponses, elle n'a paru piquée en aucune façon.
 
"A Montmorency, le 5 novembre 1760.
 
Vous me dites, madame, que vous ne vous êtes pas bien expliquée, pour
me faire entendre que je m'explique mal. Vous me parlez de votre prétendue
bêtise, pour me faire sentir la mienne. Vous vous vantez de n'être qu'une
bonne femme, comme si vous aviez peur d'être prise au mot, et vous me faites
des excuses pour m'apprendre que je vous en dois. Oui, madame, je le sais
bien; c'est moi qui suis une bête, un bonhomme, et pis encore, s'il est
possible; c'est moi qui choisis mal mes termes, au gré d'une belle dame
française qui fait autant d'attention aux paroles et qui parle aussi bien
que vous. Mais considérez que je les prends dans le sens commun de la
langue, sans être au fait ou en souci des honnêtes acceptions qu'on leur
donne dans les vertueuses sociétés de Paris. Si quelquefois mes expressions
sont équivoques, je tâche que ma conduite en détermine le sens, etc." Le
reste de la lettre est à peu près sur le même ton. Voyez-en la réponse
(liasse D, no 41), et jugez de l'incroyable modération d'un coeur de femme,
qui peut n'avoir pas plus de ressentiment d'une pareille lettre que cette
réponse n'en laisse paraître, et qu'elle ne m'en a jamais témoigné. Coindet,
entreprenant, hardi jusqu'à l'effronterie, et qui se tenait à l'affût de
tous mes amis, ne tarda pas à s'introduire en mon nom chez madame de
Verdelin, et y fut bientôt, à mon insu, plus familier que moi-même. C'était
un singulier corps que ce Coindet. Il se présentait de ma part chez toutes
mes connaissances, s'y établissait, y mangeait sans façon. Transporté de
zèle pour mon service, il ne parlait jamais de moi que les larmes aux yeux;
mais quand il me venait voir, il gardait le plus profond silence sur toutes
ces liaisons, et sur tout ce qu'il savait devoir m'intéresser. Au lieu de me
dire ce qu'il avait appris, ou dit, ou vu, qui m'intéressait, il m'écoutait,
m'interrogeait même. Il ne savait jamais rien de Paris que ce que je lui en
apprenais; enfin, quoique tout le monde me parlât de lui, jamais il ne me
parlait de personne: il n'était secret et mystérieux qu'avec son ami. Mais
laissons quant à présent Coindet et madame de Verdelin; nous y reviendrons
dans la suite.
 
Quelque temps après mon retour à Mont-Louis, La Tour, le peintre, m'y
vint voir, et m'apporta mon portrait en pastel, qu'il avait exposé au salon,
il y avait quelques années. Il avait voulu me donner ce portrait, que je
n'avais pas accepté. Mais madame d'Épinay, qui m'avait donné le sien et qui
voulait avoir celui-là, m'avait engagé à le lui redemander. Il avait pris du
temps pour le retoucher. Dans cet intervalle, vint ma rupture avec madame
d'Épinay; je lui rendis son portrait; et n'étant plus question de lui donner
le mien, je le mis dans ma chambre au petit château. M. de Luxembourg l'y
vit, et le trouva bien; je le lui offris, il l'accepta; je le lui envoyai.
Ils comprirent, lui et madame la maréchale, que je serais bien aise d'avoir
les leurs. Ils les firent faire en miniature, de très bonne main, les firent
enchâsser dans une boîte à bonbons, de cristal de roche, montée en or, et
m'en firent le cadeau d'une façon très galante, dont je fus enchanté. Madame
de Luxembourg ne voulut jamais consentir que son portrait occupât le dessus
de la boîte. Elle m'avait reproché plusieurs fois que j'aimais mieux M. de
Luxembourg qu'elle; et je ne m'en étais point défendu, parce que cela était
vrai. Elle me témoigna bien galamment, mais bien clairement, par cette façon
de placer son portrait, qu'elle n'oubliait pas cette préférence.
 
Je fis, à peu près dans ce même temps, une sottise qui ne contribua pas
à me conserver ses bonnes grâces. Quoique je ne connusse point du tout M. de
Silhouette, et que je fusse peu porté à l'aimer, j'avais une grande opinion
de son administration. Lorsqu'il commença d'appesantir sa main sur les
financiers, je vis qu'il n'entamait pas son opération dans un temps
favorable; je n'en fis pas des voeux moins ardents pour son succès, et quand
j'appris qu'il était déplacé, je lui écrivis dans mon étourderie la lettre
suivante, qu'assurément je n'entreprends pas de justifier.
 
"A Montmorency, le 2 décembre 1759.
 
Daignez, monsieur, recevoir l'hommage d'un solitaire qui n'est pas
connu de vous, mais qui vous estime par vos talents, qui vous respecte par
votre administration, et qui vous a fait l'honneur de croire qu'elle ne vous
resterait pas longtemps. Ne pouvant sauver l'État qu'aux dépens de la
capitale qui l'a perdu, vous avez bravé les cris des gagneurs d'argent. En
vous voyant écraser ces misérables, je vous enviais votre place; en vous la
voyant quitter sans vous être démenti, je vous admire. Soyez content de
vous, monsieur; elle vous laisse un honneur dont vous jouirez longtemps sans
concurrent. Les malédictions des fripons font la gloire de l'homme juste."
 
Madame de Luxembourg, qui savait que j'avais écrit cette lettre, m'en
parla au voyage de Pâques; je la lui montrai; elle en souhaita une copie, je
la lui donnai: mais j'ignorais, en la lui donnant, qu'elle était un de ces
gagneurs d'argent qui s'intéressaient aux sous-fermes, et qui avaient fait
déplacer Silhouette. On eût dit, à toutes mes balourdises, que j'allais
excitant à plaisir la haine d'une femme aimable et puissante, à laquelle,
dans le vrai, je m'attachais davantage de jour en jour, et dont j'étais bien
éloigné de vouloir m'attirer la disgrâce, quoique je fisse, à force de
gaucheries, tout ce qu'il fallait pour cela. Je crois qu'il est assez
superflu d'avertir que c'est à elle que se rapporte l'histoire de l'opiate
de M. Tronchin, dont j'ai parlé dans ma première partie: l'autre dame était
madame Mirepoix. Elles ne m'en ont jamais reparlé, ni fait le moindre
semblant de s'en souvenir, ni l'une ni l'autre; mais de présumer que madame
de Luxembourg ait pu l'oublier réellement, c'est ce qui me paraît bien
difficile, quand même on ne saurait rien des événements subséquents. Pour
moi, je m'étourdissais sur l'effet de mes bêtises, par le témoignage que je
me rendais de n'en avoir fait aucune à dessein de l'offenser: comme si
jamais femme en pouvait pardonner de pareilles, même avec la plus parfaite
certitude que la volonté n'y a pas eu la moindre part.
 
Cependant, quoiqu'elle parût ne rien voir, ne rien sentir, et que je ne
trouvasse encore ni diminution dans son empressement, ni changement dans ses
manières, la continuation, l'augmentation même d'un pressentiment trop bien
fondé, me faisait trembler sans cesse que l'ennui ne succédât bientôt à cet
engouement. Pouvais-je attendre d'une si grande dame une constance à
l'épreuve de mon peu d'adresse à la soutenir? Je ne savais pas même lui
cacher ce pressentiment sourd qui m'inquiétait, et ne me rendait que plus
maussade. On en jugera par la lettre suivante, qui contient une bien
singulière prédiction.
 
N. B. Cette lettre, sans date dans mon brouillon, est du mois d'octobre
1760, au plus tard.
 
"Que vos bontés sont cruelles! Pourquoi troubler la paix d'un
solitaire, qui renonçait aux plaisirs de la vie pour n'en plus sentir les
ennuis? J'ai passé mes jours à chercher en vain des attachements solides; je
n'en ai pu former dans les conditions auxquelles je pouvais atteindre:
est-ce dans la vôtre que j'en dois chercher? L'ambition ni l'intérêt ne me
tentent pas; je suis peu vain, peu craintif; je puis résister à tout, hors
aux caresses. Pourquoi m'attaquez-vous tous deux par un faible qu'il faut
vaincre, puisque, dans la distance qui nous sépare, les épanchements des
coeurs sensibles ne doivent pas rapprocher le mien de vous? La
reconnaissance suffira-t-elle pour un coeur qui ne connaît pas deux manières
de se donner, et ne se sent capable que d'amitié? D'amitié madame la
maréchale? Ah! voilà mon malheur! Il est beau à vous, à monsieur le
maréchal, d'employer ce terme; mais je suis insensé de vous prendre au mot.
Vous vous jouez, moi je m'attache; et la fin du jeu me prépare de nouveaux
regrets. Que je hais tous vos titres, et que je vous plains de les porter!
Vous me semblez si dignes de goûter les charmes de la vie privée! Que
n'habitez-vous Clarens! J'irais y chercher le bonheur de ma vie. Mais le
château de Montmorency, mais l'hôtel de Luxembourg! Est-ce là qu'on doit
voir Jean-Jacques? Est-ce là qu'un ami de l'égalité doit porter les
affections d'un coeur sensible qui, payant ainsi l'estime qu'on lui
témoigne, croit rendre autant qu'il reçoit? Vous êtes bonne et sensible
aussi, je le sais, je l'ai vu, j'ai regret de n'avoir pu plus tôt le croire;
mais dans le rang où vous êtes, dans votre manière de vivre, rien ne peut
faire une impression durable; et tant d'objets nouveaux s'effacent si bien
mutuellement, qu'aucun ne demeure. Vous m'oublierez, madame, après m'avoir
mis hors d'état de vous imiter. Vous aurez beaucoup fait pour me rendre
malheureux, et pour être inexcusable."
 
Je lui joignais là M. de Luxembourg, afin de rendre le compliment moins
dur pour elle; car, au reste, je me sentais si sûr de lui, qu'il ne m'était
pas même venu dans l'esprit une seule crainte sur la durée de son amitié.
Rien de ce qui m'intimidait de la part de madame la maréchale ne s'est un
moment étendu jusqu'à lui. Je n'ai jamais eu la moindre défiance sur son
caractère, que je savais être faible, mais sûr. Je ne craignais pas plus de
sa part un refroidissement, que je n'en attendais un attachement héroïque.
La simplicité, la familiarité de nos manières l'un avec l'autre, marquaient
combien nous comptions réciproquement sur nous. Nous avions raison tous
deux: j'honorerai, je chérirai, tant que je vivrai, la mémoire de ce digne
seigneur; et quoi qu'on ait pu faire pour le détacher de moi, je suis aussi
certain qu'il est mort mon ami, que si j'avais reçu son dernier soupir.
 
Au second voyage de Montmorency, de l'année 1760, la lecture de la
Julie étant finie, j'eus recours à celle de l'Émile pour me soutenir auprès
de madame de Luxembourg; mais cela ne réussit pas si bien, soit que la
matière fût moins de son goût, soit que tant de lecture l'ennuyât à la fin.
Cependant, comme elle me reprochait de me laisser duper par mes libraires,
elle voulut que je lui laissasse le soin de faire imprimer cet ouvrage, afin
d'en tirer un meilleur parti. J'y consentis, sous l'expresse condition qu'il
ne s'imprimerait point en France; et c'est sur quoi nous eûmes une longue
dispute; moi prétendant que la permission tacite était impossible à obtenir,
imprudente même à demander, et ne voulant point permettre autrement
l'impression dans le royaume; elle soutenant que cela ne ferait pas même une
difficulté à la censure, dans le système que le gouvernement avait adopté.
Elle trouva le moyen de faire entrer dans ses vues M. de Malesherbes, qui
m'écrivit à ce sujet une longue lettre toute de sa main, pour me prouver que
la Profession de foi du vicaire savoyard était précisément une pièce faite
pour avoir partout l'approbation du genre humain, et celle de la cour dans
la circonstance. Je fus surpris de voir ce magistrat, toujours si craintif,
devenir si coulant dans cette affaire. Comme l'impression d'un livre qu'il
approuvait était par cela seul légitime, je n'avais plus d'objection à faire
contre celle de cet ouvrage. Cependant, par un scrupule extraordinaire,
j'exigeai toujours que l'ouvrage s'imprimerait en Hollande, et même par le
libraire Néaulme, que je ne me contentai pas d'indiquer, mais que j'en
prévins; consentant, au reste, que l'édition se fît au profit d'un libraire
français, et que, quand elle serait faite, on la débitât, soit à Paris, soit
où l'on voudrait, attendu que ce débit ne me regardait pas. Voilà exactement
ce qui fut convenu entre madame de Luxembourg et moi; après quoi je lui
remis mon manuscrit.
 
Elle avait amené à ce voyage sa petite-fille, mademoiselle de
Boufflers, aujourd'hui madame la duchesse de Lauzun. Elle s'appelait Amélie.
C'était une charmante personne. Elle avait vraiment une figure, une douceur,
une timidité virginale. Rien de plus aimable et de plus intéressant que sa
figure, rien de plus tendre et de plus chaste que les sentiments qu'elle
inspirait. D'ailleurs, c'était une enfant; elle n'avait pas onze ans. Madame
la maréchale, qui la trouvait trop timide, faisait ses efforts pour
l'animer. Elle me permit plusieurs fois de lui donner un baiser; ce que je
fis avec ma maussaderie ordinaire. Au lieu des gentillesses qu'un autre eût
dites à ma place, je restais là muet, interdit, et je ne sais lequel était
le plus honteux, de la pauvre petite ou de moi. Un jour je la rencontrai
seule dans l'escalier du petit château; elle venait de voir Thérèse, avec
laquelle sa gouvernante était encore. Faute de savoir quoi lui dire, je lui
proposai un baiser, que, dans l'innocence de son coeur, elle ne refusa pas,
en ayant reçu un le matin même, par l'ordre de sa grand'maman, et en sa
présence. Le lendemain, lisant l'Émile au chevet de madame la maréchale, je
tombai précisément sur un passage où je censure, avec raison, ce que j'avais
fait la veille. Elle trouva la réflexion très juste, et dit là-dessus
quelque chose de fort sensé, qui me fit rougir. Que je maudis mon incroyable
bêtise, qui m'a si souvent donné l'air vil et coupable, quand je n'étais que
sot et embarrassé! Bêtise qu'on prend même pour une fausse excuse dans un
homme qu'on sait n'être pas sans esprit. Je puis jurer que dans ce baiser si
répréhensible, ainsi que dans les autres, le coeur et les sens de
mademoiselle Amélie n'étaient pas plus purs que les miens; et je puis jurer
même que si dans ce moment j'avais pu éviter sa rencontre, je l'aurais fait;
non qu'elle ne me fît grand plaisir à voir, mais par l'embarras de trouver
en passant quelque mot agréable à lui dire. Comment se peut-il qu'un enfant
même intimide un homme que le pouvoir des rois n'a pas effrayé? Quel parti
prendre? Comment se conduire, dénué de tout impromptu dans l'esprit? Si je
me force à parler aux gens que je rencontre, je dis une balourdise
infailliblement: si je ne dis rien, je suis un misanthrope, un animal
farouche, un ours. Une totale imbécillité m'eût été bien plus favorable;
mais les talents dont j'ai manqué dans le monde ont fait les instruments de
ma perte, des talents que j'eus à part moi.
 
A la fin de ce même voyage, madame de Luxembourg fit une bonne oeuvre à
laquelle j'eus quelque part. Diderot ayant très imprudemment offensé madame
la princesse de Robeck, fille de M. de Luxembourg, Palissot, qu'elle
protégeait, la vengea par la comédie des Philosophes, dans laquelle je fus
tourné en ridicule, et Diderot extrêmement maltraité. L'auteur m'y ménagea
davantage, moins, je pense, à cause de l'obligation qu'il m'avait, que de
peur de déplaire au père de sa protectrice, dont il savait que j'étais aimé.
Le libraire Duchesne, qu'alors je ne connaissais point, m'envoya cette pièce
quand elle fut imprimée; et je soupçonne que ce fut par l'ordre de Palissot,
qui crut peut-être que je verrais avec plaisir déchirer un homme avec lequel
j'avais rompu. Il se trompa fort. En rompant avec Diderot, que je croyais
moins méchant qu'indiscret et faible, j'ai toujours conservé dans l'âme de
l'attachement pour lui, même de l'estime, et du respect pour notre ancienne
amitié, que je sais avoir été longtemps aussi sincère de sa part que de la
mienne. C'est tout autre chose avec Grimm, homme faux par caractère, qui ne
m'aima jamais, qui n'est pas même capable d'aimer, et qui, de gaieté de
coeur, sans aucun sujet de plainte, et seulement pour contenter sa noire
jalousie, s'est fait, sous le masque, mon plus cruel calomniateur. Celui-ci
n'est plus rien pour moi: l'autre sera toujours mon ancien ami. Mes
entrailles s'émurent à la vue de cette odieuse pièce: je n'en pus supporter
la lecture, et, sans l'achever, je la renvoyai à Duchesne avec la lettre
suivante:
 
A Montmorency, le 21 mai 1760.
 
"En parcourant, monsieur, la pièce que vous m'avez envoyée, j'ai frémi
de m'y voir loué. Je n'accepte point cet horrible présent. Je suis persuadé
qu'en me l'envoyant vous n'avez point voulu me faire une injure; mais vous
ignorez ou vous avez oublié que j'ai eu l'honneur d'être l'ami d'un homme
respectable, indignement noirci et calomnié dans ce libelle."
 
Duchesne montra cette lettre. Diderot, qu'elle aurait dû toucher, s'en
dépita. Son amour-propre ne put me pardonner la supériorité d'un procédé
généreux, et je sus que sa femme se déchaînait partout contre moi avec une
aigreur qui m'affecta peu, sachant qu'elle était connue de tout le monde
pour une harengère.
 
Diderot, à son tour, trouva un vengeur dans l'abbé Morellet, qui fit
contre Palissot un petit écrit imité du Petit Prophète, et intitulé la
Vision. Il offensa très imprudemment dans cet écrit madame de Robeck, dont
les amis le firent mettre à la Bastille: car pour elle, naturellement peu
vindicative, et pour lors mourante, je suis persuadé qu'elle ne s'en mêla
pas.
 
D'Alembert, qui était fort lié avec l'abbé Morellet, m'écrivit pour
m'engager à prier madame de Luxembourg de solliciter sa liberté, lui
promettant, en reconnaissance, des louanges dans l'Encyclopédie. Voici ma
réponse:
 
"Je n'ai pas attendu votre lettre, monsieur, pour témoigner à madame la
maréchale de Luxembourg la peine que me faisait la détention de l'abbé
Morellet. Elle sait l'intérêt que j'y prends, elle saura celui que vous y
prenez; et il lui suffirait, pour y prendre intérêt elle-même, de savoir que
c'est un homme de mérite. Au surplus, quoiqu'elle et monsieur le maréchal
m'honorent d'une bienveillance qui fait la consolation de ma vie, et que le
nom de votre ami soit près d'eux une recommandation pour 1'abbé Morellet,
j'ignore jusqu'à quel point il leur convient d'employer en cette occasion le
crédit attaché à leur rang et à la considération due à leurs personnes. Je
ne suis pas même persuadé que la vengeance en question regarde madame la
princesse de Robeck autant que vous paraissez le croire; et quand cela
serait, on ne doit pas s'attendre que le plaisir de la vengeance appartienne
aux philosophes exclusivement, et que quand ils voudront être femmes, les
femmes seront philosophes.
 
Je vous rendrai compte de ce que m'aura dit madame de Luxembourg quand
je lui aurai montré votre lettre. En attendant, je crois la connaître assez
pour pouvoir vous assurer d'avance que quand elle aurait le plaisir de
contribuer à l'élargissement de l'abbé Morellet, elle n'accepterait point le
tribut de reconnaissance que vous lui promettez dans l'Encyclopédie,
quoiqu'elle s'en tînt honorée, parce qu'elle ne fait pas le bien pour la
louange, mais pour contenter son bon coeur."
 
Je n'épargnai rien pour exciter le zèle et la commisération de madame
de Luxembourg en faveur du pauvre captif, et je réussis. Elle fit un voyage
à Versailles exprès pour voir M. le comte de Saint-Florentin; et ce voyage
abrégea celui de Montmorency, que M. le maréchal fut obligé de quitter en
même temps, pour se rendre à Rouen, où le roi l'envoyait comme gouverneur de
Normandie, au sujet de quelques mouvements du parlement qu'on voulait
contenir. Voici la lettre que m'écrivit madame de Luxembourg, le
surlendemain de son départ.
 
"A Versailles, ce mercredi. (Liasse D, no 23.)
 
M. de Luxembourg est parti hier à six heures du matin. Je ne sais pas
encore si j'irai. J'attends de ses nouvelles, parce qu'il ne sait pas
lui-même combien de temps il y sera. J'ai vu M. de Saint Florentin, qui est
le mieux disposé pour l'abbé Morellet; mais il y trouve des obstacles, dont
il espère cependant triompher à son premier travail avec le roi, qui sera la
semaine prochaine. J'ai demandé aussi en grâce qu'on ne l'exilât point,
parce qu'il en était question; on voulait l'envoyer à Nanci. Voilà,
monsieur, ce que j'ai pu obtenir; mais je vous promets que je ne laisserai
pas M. de Saint-Florentin en repos, que l'affaire ne soit finie comme vous
le désirez. Que je vous dise donc à présent le chagrin que j'ai eu de vous
quitter si tôt; mais je me flatte que vous n'en doutez pas. Je vous aime de
tout mon coeur, et pour toute ma vie."
 
Quelques jours après, je reçus ce billet de d'Alembert, qui me donna
une véritable joie:
 
"Ce 1er août. (Liasse D, no 26.)
 
Grâce à vos soins, mon cher Philosophe, l'abbé est sorti de la
Bastille, et sa détention n'aura point d'autres suites. Il part pour la
campagne, et vous fait, ainsi que moi, mille remerciements et compliments.
Vale, et me ama."
 
L'abbé m'écrivit aussi quelques jours après une lettre de remerciement
(liasse D, no 29), qui ne me parut pas respirer une certaine effusion de
coeur, et dans laquelle il semblait atténuer en quelque sorte le service que
je lui avais rendu; et, à quelque temps de là, je trouvai que d'Alembert et
lui m'avaient en quelque sorte, je ne dirai pas supplanté, mais succédé
auprès de madame de Luxembourg, et que j'avais perdu près d'elle autant
qu'ils avaient gagné. Cependant je suis bien éloigné de soupçonner l'abbé
Morellet d'avoir contribué à ma disgrâce; je l'estime trop pour cela. Quant
à M. d'Alembert, je n'en dis rien ici, j'en reparlerai dans la suite.
 
J'eus dans le même temps une autre affaire, qui occasionna la dernière
lettre que j'ai écrite à M. de Voltaire, lettre dont il a jeté les hauts
cris, comme d'une insulte abominable, mais qu'il n'a jamais montrée à
personne. Je suppléerai ici à ce qu'il n'a pas voulu faire.
 
L'abbé Trublet, que je connaissais un peu, mais que j'avais très peu
vu, m'écrivit le 13 juin 1760 (liasse D, no 11), pour m'avertir que M.
Formey, son ami et correspondant, avait imprimé dans son journal ma lettre à
M. de Voltaire sur le désastre de Lisbonne. L'abbé Trublet voulait savoir
comment cette impression s'était pu faire, et, dans son tour d'esprit fin et
jésuitique, me demandait mon avis sur la réimpression de cette lettre, sans
vouloir me dire le sien. Comme je hais souverainement les ruseurs de cette
espèce, je lui fis les remerciements que je lui devais; mais j'y mis un ton
dur qu'il sentit, et qui ne l'empêcha pas de me pateliner encore en deux ou
trois lettres, jusqu'à ce qu'il sût tout ce qu'il avait voulu savoir.
 
Je compris bien, quoi qu'en pût dire Trublet, que Formey n'avait point
trouvé cette lettre imprimée et que la première impression en venait de lui.
Je le connaissais pour un effronté pillard, qui, sans façon, se faisait un
revenu des ouvrages des autres, quoiqu'il n'y eût pas mis encore l'impudence
incroyable d'ôter d'un livre déjà public le nom de l'auteur, d'y mettre le
sien, et de le vendre à son profit. Mais comment ce manuscrit lui était-il
parvenu? C'était là la question, qui n'était pas difficile à résoudre, mais
dont j'eus la simplicité d'être embarrassé. Quoique Voltaire fût honoré par
excès dans cette lettre, comme enfin, malgré ses procédés malhonnêtes, il
eût été fondé à se plaindre si je l'avais fait imprimer sans son aveu, je
pris le parti de lui écrire à ce sujet. Voici cette seconde lettre, à
laquelle il ne fit aucune réponse, et dont, pour mettre sa brutalité plus à
l'aise, il fit semblant d'être irrité jusqu'à la fureur:
 
"A Montmorency, le 17 juin 1760.
 
Je ne pensais pas, monsieur, me retrouver jamais en correspondance avec
vous. Mais apprenant que la lettre que je vous écrivis en 1756 a été
imprimée à Berlin, je dois vous rendre compte de ma conduite à cet égard, et
je remplirai ce devoir avec vérité et simplicité.
 
Cette lettre, vous ayant été réellement adressée, n'était point
destinée à l'impression. Je la communiquai, sous condition, à trois
personnes à qui les droits de l'amitié ne me permettaient pas de rien
refuser de semblable, et à qui les mêmes droits permettaient encore moins
d'abuser de leur dépôt, en violant leur promesse. Ces trois personnes sont
madame de Chenonceaux, belle-fille de madame Dupin, madame la comtesse
d'Houdetot, et un Allemand nommé M. Grimm. Madame de Chenonceaux souhaitait
que cette lettre fût imprimée, et me demanda mon consentement pour cela. Je
lui dis qu'il dépendait du vôtre. Il vous fut demandé, vous le refusâtes et
il n'en fut plus question.
 
Cependant M. l'abbé Trublet, avec qui je n'ai nulle espèce de liaison,
vient de m'écrire, par une attention pleine d'honnêteté, qu'ayant reçu les
feuilles d'un journal de M. Formey, il y avait lu cette même lettre, avec un
avis dans lequel l'éditeur dit, sous la date du 23 octobre 1759, qu'il l'a
trouvée, il y a quelques semaines, chez les libraires de Berlin, et que
comme c'est une de ces feuilles volantes qui disparaissent bientôt sans
retour, il a cru lui devoir donner place dans son journal.
 
Voilà, monsieur, tout ce que j'en sais. Il est très sûr que jusqu'ici
l'on n'avait pas même ouï parler à Paris de cette lettre. Il est très sûr
que l'exemplaire, soit manuscrit, soit imprimé, tombé dans les mains de M.
Formey, n'a pu lui venir que de vous, ce qui n'est pas vraisemblable, ou
d'une des trois personnes que je viens de nommer. Enfin, il est très sûr que
les deux dames sont incapables d'une pareille infidélité. Je n'en puis
savoir davantage de ma retraite. Vous avez des correspondances au moyen
desquelles il vous serait aisé, si la chose en valait la peine, de remonter
à la source et de vérifier le fait.
 
Dans la même lettre, M. l'abbé Trublet me marque qu'il tient la feuille
en réserve, et ne la prêtera point sans mon consentement, qu'assurément je
ne donnerai pas. Mais cet exemplaire peut n'être pas le seul à Paris. Je
souhaite, monsieur, que cette lettre n'y soit pas imprimée, et je ferai de
mon mieux pour cela; mais si je ne pouvais éviter qu'elle le fût, et
qu'instruit à temps je pusse avoir la préférence, alors je n'hésiterais pas
à la faire imprimer moi-même. Cela me paraît juste et naturel.
Quant à votre réponse à la même lettre, elle n'a été communiquée à personne,
et vous pouvez compter qu'elle ne sera point imprimée sans votre aveu,
qu'assurément je n'aurai point l'indiscrétion de vous demander, sachant bien
que ce qu'un homme écrit à un autre il ne l'écrit pas au public. Mais si
vous en vouliez faire une pour être publiée, et me l'adresser, je vous
promets de la joindre fidèlement à ma lettre, et de n'y pas répliquer un
seul mot.
 
Je ne vous aime point, monsieur; vous m'avez fait les maux qui
pouvaient m'être les plus sensibles, à moi votre disciple et votre
enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix de l'asile que vous y avez
reçu; vous avez aliéné de moi mes concitoyens, pour le prix des
applaudissements que je vous ai prodigués parmi eux: c'est vous qui me
rendez le séjour de mon pays insupportable; c'est vous qui me ferez mourir
en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourants, et jeté,
pour tout honneur, dans une voirie; tandis que tous les honneurs qu'un homme
peut attendre vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais, enfin,
puisque vous l'avez voulu; mais je vous hais en homme encore plus digne de
vous aimer, si vous l'aviez voulu. De tous les sentiments dont mon coeur
était pénétré pour vous, il n'y reste que l'admiration qu'on ne peut refuser
à votre beau génie, et l'amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous
que vos talents, ce n'est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect
qui leur est dû, ni aux procédés que ce respect exige. Adieu, monsieur."
 
Au milieu de toutes ces petites tracasseries littéraires, qui me
confirmaient de plus en plus dans ma résolution, je reçus le plus grand
honneur que les lettres m'aient attiré, et auquel j'ai été le plus sensible,
dans la visite que M. le prince de Conti daigna me faire par deux fois,
l'une au petit château, et l'autre à Mont-Louis. Il choisit même toutes les
deux fois le temps que madame de Luxembourg n'était pas à Montmorency, afin
de rendre plus manifeste qu'il n'y venait que pour moi. Je n'ai jamais douté
que je ne dusse les premières bontés de ce prince à madame de Luxembourg et
à madame de Boufflers; mais je ne doute pas non plus que je ne doive à ses
propres sentiments et à moi-même celles dont il n'a cessé de m'honorer
depuis lors.
 
Comme mon appartement de Mont-Louis était très petit, et que la
situation du donjon était charmante, j'y conduisis le prince, qui, pour
comble de grâces, voulut que j'eusse l'honneur de faire sa partie aux
échecs. Je savais qu'il gagnait le chevalier de Lorenzy, qui était plus fort
que moi. Cependant, malgré les signes et les grimaces du chevalier et des
assistants, que je ne fis pas semblant de voir, je gagnai les deux parties
que nous jouâmes. En finissant je lui dis d'un ton respectueux, mais grave:
Monseigneur, j'honore trop Votre Altesse sérénissime pour ne la pas gagner
toujours aux échecs. Ce grand prince, plein d'esprit et de lumières, et si
digne de n'être pas adulé, sentit en effet, du moins je le pense, qu'il n'y
avait là que moi qui le traitasse en homme, et j'ai tout lieu de croire
qu'il m'en a vraiment su bon gré.
 
Quand il m'en aurait su mauvais gré, je ne me reprocherais pas de
n'avoir voulu le tromper en rien, et je n'ai pas assurément à me reprocher
non plus d'avoir mal répondu dans mon coeur à ses bontés, mais bien d'y
avoir répondu quelquefois de mauvaise grâce, tandis qu'il mettait lui-même
une grâce infinie dans la manière de me les marquer. Peu de jours après, il
me fit envoyer un panier de gibier, que je reçus comme je devais. A quelque
temps de là, il m'en fit envoyer un autre, et l'un de ses officiers des
chasses écrivit par ses ordres que c'était de la chasse de Son Altesse, et
du gibier tiré de sa propre main. Je le reçus encore; mais j'écrivis à
madame de Boufflers que je n'en recevrais plus. Cette lettre fut
généralement blâmée, et méritait de l'être. Refuser des présents en gibier,
d'un prince du sang, qui de plus met tant d'honnêteté dans l'envoi, est
moins la délicatesse d'un homme fier qui veut conserver son indépendance,
que la rusticité d'un malappris qui se méconnaît. Je n'ai jamais relu cette
lettre dans mon recueil sans en rougir, et sans me reprocher de l'avoir
écrite. Mais enfin je n'ai pas entrepris mes Confessions pour taire mes
sottises, et celle-là me révolte trop moi-même pour qu'il me soit permis de
la dissimuler.
 
Si je ne fis pas celle de devenir son rival, il s'en fallut peu: car
alors madame de Boufflers était encore sa maîtresse, et je n'en savais rien.
Elle me venait voir assez souvent avec le chevalier de Lorenzy. Elle était
belle et jeune encore; elle affectait l'esprit romain, et moi je l'eus
toujours romanesque; cela se tenait d'assez près. Je faillis me prendre; je
crois qu'elle le vit: le chevalier le vit aussi; du moins il m'en parla, et
de manière à ne pas me décourager. Mais pour le coup je fus sage, et il en
était temps à cinquante ans. Plein de la leçon que je venais de donner aux
barbons dans ma lettre à d'Alembert, j'eus honte d'en profiter si mal
moi-même; d'ailleurs, apprenant ce que j'avais ignoré, il aurait fallu que
la tête m'eût tourné, pour porter si haut mes concurrences. Enfin, mal guéri
peut-être encore de ma passion pour madame d'Houdetot, je sentis que plus
rien ne la pouvait remplacer dans mon coeur, et je fis mes adieux à l'amour
pour le reste de ma vie. Au moment où j'écris ceci, je viens d'avoir d'une
jeune femme, qui avait ses vues, des agaceries bien dangereuses, et avec des
yeux bien inquiétants; mais si elle a fait semblant d'oublier mes douze
lustres, pour moi je m'en suis souvenu. Après m'être tiré de ce pas, je ne
crains plus de chutes, et je réponds de moi pour le reste de mes jours.
 
Madame de Boufflers, s'étant aperçue de l'émotion qu'elle m'avait
donnée, put s'apercevoir aussi que j'en avais triomphé. Je ne suis ni assez
fou ni assez vain pour croire avoir pu lui inspirer du goût à mon âge; mais,
sur certains propos qu'elle tint à Thérèse, j'ai cru lui avoir inspiré de la
curiosité; si cela est, et qu'elle ne m'ait pas pardonné cette curiosité
frustrée, il faut avouer que j'étais bien né pour être victime de mes
faiblesses, puisque l'amour vainqueur me fut si funeste, et que l'amour
vaincu me le fut encore plus.
 
Ici finit le recueil des lettres qui m'a servi de guide dans ces deux
livres. Je ne vais plus marcher que sur la trace de mes souvenirs; mais ils
sont tels dans cette cruelle époque, et la forte impression m'en est si bien
restée, que, perdu dans la mer immense de mes malheurs, je ne puis oublier
les détails de mon premier naufrage, quoique ses suites ne m'offrent plus
que des souvenirs confus. Ainsi, je puis marcher dans le livre suivant avec
encore assez d'assurance. Si je vais plus loin, ce ne sera plus qu'en
tâtonnant.
 
 
 
== LIVRE ONZIÈME ==
 
1761
 
Quoique la Julie, qui depuis longtemps était sous presse, ne parût
point encore à la fin de 1760, elle commençait à faire grand bruit. Madame
de Luxembourg en avait parlé à la cour, madame d'Houdetot à Paris. Cette
dernière avait même obtenu de moi, pour Saint-Lambert, la permission de la
faire lire en manuscrit au roi de Pologne, qui en avait été enchanté.
Duclos, à qui je l'avais aussi fait lire, en avait parlé à l'Académie. Tout
Paris était dans l'impatience de voir ce roman; les libraires de la rue
Saint-Jacques et celui du Palais-Royal étaient assiégés de gens qui en
demandaient des nouvelles. Il parut enfin, et son succès, contre
l'ordinaire, répondit à l'empressement avec lequel il avait été attendu.
Madame la Dauphine, qui l'avait lu des premières, en parla à M. de
Luxembourg comme d'un ouvrage ravissant. Les sentiments furent partagés chez
les gens de lettres, mais dans le monde il n'y eut qu'un avis; et les femmes
surtout s'enivrèrent et du livre et de l'auteur, au point qu'il y en avait
peu, même dans les hauts rangs, dont je n'eusse fait la conquête, si je
l'avais entrepris. J'ai de cela des preuves que je ne veux pas écrire, et
qui, sans avoir eu besoin de l'expérience, autorisent mon opinion. Il est
singulier que ce livre ait mieux réussi en France que dans le reste de
l'Europe, quoique les Français, hommes et femmes, n'y soient pas fort bien
traités. Tout au contraire de mon attente, son moindre succès fut en Suisse,
et son plus grand à Paris. L'amitié, l'amour, la vertu, règnent-ils donc à
Paris plus qu'ailleurs? Non, sans doute; mais il y règne encore ce sens
exquis qui transporte le coeur à leur image, et qui nous fait chérir dans
les autres les sentiments purs, tendres, honnêtes, que nous n'avons plus. La
corruption désormais est partout la même: il n'existe plus ni moeurs ni
vertus en Europe; mais s'il existe encore quelque amour pour elles, c'est à
Paris qu'on doit le chercher.
 
Il faut, à travers tant de préjugés et de passions factices, savoir
bien analyser le coeur humain pour y démêler les vrais sentiments de la
nature. Il faut une délicatesse de tact qui ne s'acquiert que dans
l'éducation du grand monde, pour sentir, si j'ose ainsi dire, les finesses
du coeur dont cet ouvrage est rempli. Je mets sans crainte sa quatrième
partie à côté de la Princesse de Clèves, et je dis que si ces deux morceaux
n'eussent été lus qu'en province, on n'aurait jamais senti tout leur prix.
Il ne faut donc pas s'étonner si le plus grand succès de ce livre fut à la
cour. Il abonde en traits vifs, mais voilés, qui doivent y plaire, parce
qu'on est plus exercé à les pénétrer. Il faut pourtant ici distinguer
encore. Cette lecture n'est assurément pas propre à cette sorte de gens
d'esprit qui n'ont que de la ruse, qui ne sont fins que pour pénétrer le
mal, et qui ne voient rien du tout où il n'y a que du bien à voir. Si, par
exemple, la Julie eût été publiée en certain pays que je pense, je suis sûr
que personne n'en eût achevé la lecture, et qu'elle serait morte en
naissant.
 
J'ai rassemblé la plupart des lettres qui me furent écrites sur cet
ouvrage, dans une liasse qui est entre les mains de madame de Nadaillac. Si
jamais ce recueil paraît, on y verra des choses bien singulières, et une
opposition de jugement qui montre ce que c'est que d'avoir affaire au
public. La chose qu'on y a le moins vue, et qui en fera toujours un ouvrage
unique, est la simplicité du sujet et la chaîne de l'intérêt, qui, concentré
entre trois personnes, se soutient durant six volumes, sans épisode, sans
aventure romanesque, sans méchanceté d'aucune espèce, ni dans les
personnages, ni dans les actions. Diderot a fait de grands compliments à
Richardson sur la prodigieuse variété de ses tableaux et sur la multitude de
ses personnages. Richardson a, en effet, le mérite de les avoir tous bien
caractérisés; mais quant à leur nombre, il a cela de commun avec les plus
insipides romanciers, qui suppléent à la stérilité de leurs idées à force de
personnages et d'aventures. Il est aisé de réveiller l'attention en
présentant incessamment et des événements inouïs et de nouveaux visages, qui
passent comme les figures de la lanterne magique; mais de soutenir toujours
cette attention sur les mêmes objets, et sans aventures merveilleuses, cela,
certainement, est plus difficile; et si, toute chose égale, la simplicité du
sujet ajoute à la beauté de l'ouvrage, les romans de Richardson, supérieurs
à tant d'autres choses ne sauraient, sur cet article, entrer en parallèle
avec le mien. Il est mort cependant, je le sais, et j'en sais la cause; mais
il ressuscitera.
 
Toute ma crainte était qu'à force de simplicité ma marche ne fût
ennuyeuse, et que je n'eusse pu nourrir assez l'intérêt pour le soutenir
jusqu'au bout. Je fus rassuré par un fait qui, seul, m'a plus flatté que
tous les compliments qu'a pu m'attirer cet ouvrage.
 
Il parut au commencement du carnaval. Un colporteur le porta à madame
la princesse de Talmont, un jour de bal de l'Opéra. Après souper, elle se
fit habiller pour y aller, et en attendant l'heure, elle se mit à lire le
nouveau roman. A minuit, elle ordonna qu'on mît ses chevaux, et continua de
lire. On vint lui dire que ses chevaux étaient mis; elle ne répondit rien.
Ses gens, voyant qu'elle s'oubliait, vinrent l'avertir qu'il était deux
heures. Rien ne presse encore, dit-elle en lisant toujours. Quelque temps
après, sa montre étant arrêtée, elle sonna pour savoir quelle heure il
était. On lui dit qu'il était quatre heures. Cela étant, dit-elle, il est
trop tard pour aller au bal; qu'on ôte mes chevaux. Elle se fit déshabiller
et passa le reste de la nuit à lire.
 
Depuis qu'on me raconta ce trait, j'ai toujours désiré de voir madame
de Talmont, non seulement pour savoir d'elle-même s'il est exactement vrai,
mais aussi parce que j'ai toujours cru qu'on ne pouvait prendre un intérêt
si vif à l'Héloïse, sans avoir ce sixième sens, ce sens moral, dont si peu
de coeurs sont doués, et sans lequel nul ne saurait entendre le mien.
 
Ce qui me rendit les femmes si favorables fut la persuasion où elles
furent que j'avais écrit ma propre histoire, et que j'étais moi-même le
héros de ce roman. Cette croyance était si bien établie, que madame de
Polignac écrivit à madame de Verdelin, pour la prier de m'engager à lui
laisser voir le portrait de Julie. Tout le monde était persuadé qu'on ne
pouvait exprimer si vivement des sentiments qu'on n'aurait point éprouvés,
ni peindre ainsi les transports de l'amour, que d'après son propre coeur. En
cela l'on avait raison, et il est certain que j'écrivis ce roman dans les
plus brûlantes extases; mais on se trompait en pensant qu'il avait fallu des
objets réels pour les produire: on était loin de concevoir à quel point je
puis m'enflammer pour des êtres imaginaires. Sans quelques réminiscences de
jeunesse et madame d'Houdetot, les amours que j'ai sentis et décrits
n'auraient été qu'avec des sylphides. Je ne voulus ni confirmer ni détruire
une erreur qui m'était avantageuse. On peut voir dans la préface en
dialogue, que je fis imprimer à part, comment je laissai là-dessus le public
en suspens. Les rigoristes disent que j'aurais dû déclarer la vérité tout
rondement. Pour moi, je ne vois pas ce qui m'y pouvait obliger, et je crois
qu'il y aurait eu plus de bêtise que de franchise à cette déclaration faite
sans nécessité.
 
A peu près dans le même temps parut la Paix perpétuelle, dont l'année
précédente j'avais cédé le manuscrit à un certain M. de Bastide, auteur d'un
journal appelé le Monde, dans lequel il voulait, bon gré mal gré, fourrer
tous mes manuscrits. Il était de la connaissance de M. Duclos, et vint en
son nom me presser de lui aider à remplir le Monde. Il avait ouï parler de
la Julie, et voulait que je la misse dans son journal: il voulait que j'y
misse l'Émile; il aurait voulu que j'y misse le Contrat social, s'il en eût
soupçonné l'existence. Enfin, excédé de ses importunités, je pris le parti
de lui céder pour douze louis mon extrait de la Paix perpétuelle. Notre
accord était qu'il s'imprimerait dans son journal, mais sitôt qu'il fut
propriétaire de ce manuscrit, il jugea à propos de le faire imprimer à part,
avec quelques retranchements que le censeur exigea. Qu'eût-ce été si j'y
avais joint mon jugement sur cet ouvrage, dont très heureusement je ne
parlai point à M. de Bastide, et qui n'entra point dans notre marché! Ce
jugement est encore en manuscrit parmi mes papiers. Si jamais il voit le
jour, on y verra combien les plaisanteries et le ton suffisant de Voltaire à
ce sujet m'ont dû faire rire, moi qui voyais si bien la portée de ce pauvre
homme dans les matières politiques dont il se mêlait de parler.
 
Au milieu de mes succès dans le public, et de la faveur des dames, je
me sentais déchoir à l'hôtel de Luxembourg, non pas auprès de monsieur le
maréchal, qui semblait même redoubler chaque jour de bontés et d'amitiés
pour moi, mais auprès de madame la maréchale. Depuis que je n'avais plus
rien à lui lire, son appartement m'était moins ouvert; et durant les voyages
de Montmorency, quoique je me présentasse assez exactement, je ne la voyais
plus guère qu'à table. Ma place n'y était même plus aussi marquée à côté
d'elle. Comme elle ne me l'offrait plus, qu'elle me parlait peu, et que je
n'avais pas non plus grand'chose à lui dire, j'aimais autant prendre une
autre place, où j'étais plus à mon aise, surtout le soir; car machinalement
je prenais peu à peu l'habitude de me placer plus près de monsieur le
maréchal.
 
A propos du soir, je me souviens d'avoir dit que je ne soupais pas au
château, et cela était vrai dans le commencement de la connaissance; mais
comme M. de Luxembourg ne dînait point et ne se mettait même pas à table, il
arriva de là qu'au bout de plusieurs mois, et déjà très familier dans la
maison, je n'avais encore jamais mangé avec lui. Il eut la bonté d'en faire
la remarque. Cela me détermina d'y souper quelquefois, quand il y avait peu
de monde; et je m'en trouvais très bien, vu qu'on dînait presque en l'air,
et, comme on dit, sur le bout du banc; au lieu que le souper était très
long, parce qu'on s'y reposait avec plaisir, au retour d'une longue
promenade; très bon, parce que M. de Luxembourg était gourmand; et très
agréable parce que madame de Luxembourg en faisait les honneurs à charmer.
Sans cette explication, l'on entendrait difficilement la fin d'une lettre de
M. de Luxembourg (liasse C, no 36), où il me dit qu'il se rappelle avec
délices nos promenades; surtout, ajoute-t-il, quand en rentrant les soirs
dans la cour nous n'y trouvions point de traces de roues de carrosses: c'est
que, comme on passait tous les matins le râteau sur le sable de la cour pour
effacer les ornières, je jugeais, par le nombre de ces traces, du monde qui
était survenu dans l'après-midi.
 
Cette année 1761 mit le comble aux pertes continuelles que fit ce bon
seigneur, depuis que j'avais l'honneur de le voir: comme si les maux que me
préparait la destinée eussent dû commencer par l'homme pour qui j'avais le
plus d'attachement et qui en était le plus digne. La première année, il
perdit sa soeur, madame la duchesse de Villeroy; la seconde, il perdit sa
fille, madame la princesse de Robeck; la troisième, il perdit dans le duc de
Montmorency son fils unique, et dans le comte de Luxembourg son petit-fils,
les seuls et derniers soutiens de sa branche et de son nom. Il supporta
toutes ces pertes avec un courage apparent; mais son coeur ne cessa de
saigner en dedans tout le reste de sa vie, et sa santé ne fit plus que
décliner. La mort imprévue et tragique de son fils dut lui être d'autant
plus sensible, qu'elle arriva précisément au moment où le roi venait de lui
accorder pour son fils, et de lui promettre pour son petit-fils, la
survivance de sa charge de capitaine des gardes du corps. Il eut la douleur
de voir s'éteindre peu à peu ce dernier enfant de la plus grande espérance,
et cela par l'aveugle confiance de la mère au médecin, qui fit périr ce
pauvre enfant d'inanition, avec des médecines pour toute nourriture. Hélas!
si j'en eusse été cru, le grand-père et le petit-fils seraient tous deux
encore en vie. Que ne dis-je point, que n'écrivis-je point à monsieur le
maréchal, que de représentations ne fis-je point à madame de Montmorency,
sur le régime plus qu'austère que, sur la foi de son médecin, elle faisait
observer à son fils! Madame de Luxembourg, qui pensait comme moi, ne voulait
point usurper l'autorité de la mère; M. de Luxembourg, homme doux et faible,
n'aimait point à contrarier. Madame de Montmorency avait dans Bordeu une foi
dont son fils finit par être la victime. Que ce pauvre enfant était aise
quand il pouvait obtenir la permission de venir à Mont-Louis avec madame de
Boufflers, demander à goûter à Thérèse, et mettre quelque aliment dans son
estomac affamé! Combien je déplorais en moi-même les misères de la grandeur,
quand je voyais cet unique héritier d'un si grand bien, d'un si grand nom,
de tant de titres et de dignités, dévorer avec l'avidité d'un mendiant un
pauvre petit morceau de pain! Enfin, j'eus beau dire et beau faire, le
médecin l'emporta, et l'enfant mourut de faim.
 
La même confiance aux charlatans, qui fit périr le petit-fils, creusa
le tombeau du grand-père, et il s'y joignit de plus la pusillanimité de
vouloir se dissimuler les infirmités de l'âge. M. de Luxembourg avait eu par
intervalles quelque douleur au gros doigt du pied; il en eut une atteinte à
Montmorency, qui lui donna de l'insomnie et un peu de fièvre. J'osai
prononcer le mot de goutte, madame de Luxembourg me tança. Le valet de
chambre, chirurgien de monsieur le maréchal, soutint que ce n'était pas la
goutte, et se mit à panser la partie souffrante avec du baume tranquille.
Malheureusement la douleur se calma, et quand elle revint, on ne manqua pas
d'employer le même remède qui l'avait calmée: la constitution s'altéra, les
maux augmentèrent, et les remèdes en même raison. Madame de Luxembourg, qui
vit bien enfin que c'était la goutte, s'opposa à cet insensé traitement. On
se cacha d'elle, et M. de Luxembourg périt par sa faute au bout de quelques
années, pour avoir voulu s'obstiner à guérir. Mais n'anticipons point de si
loin sur les malheurs: combien j'en ai d'autres à narrer avant celui-là!
 
Il est singulier avec quelle fatalité tout ce que je pouvais dire et
faire semblait fait pour déplaire à madame de Luxembourg, lors même que
j'avais le plus à coeur de conserver sa bienveillance. Les afflictions que
M. de Luxembourg éprouvait coup sur coup ne faisaient que m'attacher à lui
davantage, et par conséquent à madame de Luxembourg: car ils m'ont toujours
paru si sincèrement unis, que les sentiments que l'on avait pour l'un
s'étendaient nécessairement à l'autre. Monsieur le maréchal vieillissait.
Son assiduité à la cour, les soins qu'elle entraînait, les chasses
continuelles, la fatigue surtout du service durant son quartier, auraient
demandé la vigueur d'un jeune homme, et je ne voyais plus rien qui pût
soutenir la sienne dans cette carrière. Puisque ses dignités devaient être
dispersées et son nom éteint après lui, peu lui importait de continuer une
vie laborieuse, dont l'objet principal avait été de ménager la faveur du
prince à ses enfants. Un jour que nous n'étions que nous trois, et qu'il se
plaignait des fatigues de la cour en homme que ses pertes avaient découragé,
j'osai lui parler de retraite et lui donner le conseil que Cinéas donnait à
Pyrrhus. Il soupira, et ne répondit pas décisivement. Mais au premier moment
où madame de Luxembourg me vit en particulier, elle me relança vivement sur
ce conseil, qui me parut l'avoir alarmée. Elle ajouta une chose dont je
sentis la justesse, et qui me fit renoncer à retoucher jamais la même corde:
c'est que la longue habitude de vivre à la cour devenait un vrai besoin, que
c'était même en ce moment une dissipation pour M. de Luxembourg, et que la
retraite que je lui conseillais serait moins un repos pour lui qu'un exil,
où l'oisiveté, l'ennui, la tristesse achèveraient bientôt de le consumer.
Quoiqu'elle dût voir qu'elle m'avait persuadé, ou qu'elle dût compter sur la
promesse que je lui fis et que je lui tins, elle ne parut jamais bien
tranquillisée à cet égard, et je me suis rappelé que depuis lors mes
tête-à-tête avec monsieur le maréchal avaient été plus rares et presque
toujours interrompus.
 
Tandis que ma balourdise et mon guignon me nuisaient ainsi de concert
auprès d'elle, les gens qu'elle voyait et qu'elle aimait le plus ne m'y
servaient pas. L'abbé de Boufflers surtout, jeune homme aussi brillant qu'il
soit possible de l'être, ne me parut jamais bien disposé pour moi; et non
seulement il est le seul de la société de madame la maréchale qui ne m'ait
jamais marqué la moindre attention, mais j'ai cru m'apercevoir qu'à tous les
voyages qu'il fit à Montmorency, je perdais quelque chose auprès d'elle; et
il est vrai que, sans même qu'il le voulût, c'était assez de sa seule
présence, tant la grâce et le sel de ses gentillesses appesantissaient
encore mes lourds spropositi. Les deux premières années, il n'était presque
pas venu à Montmorency; et, par l'indulgence de madame la maréchale, je
m'étais passablement soutenu; mais sitôt qu'il parut un peu de suite, je fus
écrasé sans retour. J'aurais voulu me réfugier sous son aile, et faire en
sorte qu'il me prît en amitié; mais la même maussaderie qui me faisait un
besoin de lui plaire m'empêcha d'y réussir; et ce que je fis pour cela
maladroitement acheva de me perdre auprès de madame la maréchale, sans
m'être utile auprès de lui. Avec autant d'esprit, il eût pu réussir à tout;
mais l'impossibilité de s'appliquer et le goût de la dissipation ne lui ont
permis d'acquérir que des demi-talents en tout genre. En revanche, il en a
beaucoup, et c'est tout ce qu'il faut dans le grand monde, où il veut
briller. Il fait très bien de petits vers, écrit très bien de petites
lettres, va jouaillant un peu du cistre, et barbouillant un peu de peinture
au pastel. Il s'avisa de vouloir faire le portrait de madame de Luxembourg;
ce portrait était horrible. Elle prétendait qu'il ne lui ressemblait point
du tout, et cela était vrai. Le traître d'abbé me consulta; et moi, comme un
sot et comme un menteur, je dis que le portrait ressemblait. Je voulais
cajoler l'abbé; mais je ne cajolais pas madame la maréchale, qui mit ce
trait sur ses registres; et l'abbé, ayant fait son coup, se moqua de moi.
J'appris, par ce succès de mon tardif coup d'essai, à ne plus me mêler de
vouloir flagorner et flatter malgré Minerve.
 
Mon talent était de dire aux hommes des vérités utiles, mais dures,
avec assez d'énergie et de courage; il fallait m'y tenir. Je n'étais point
né, je ne dis pas pour flatter, mais pour louer. La maladresse des louanges
que j'ai voulu donner m'a fait plus de mal que l'âpreté de mes censures.
J'en ai à citer ici un exemple si terrible, que ses suites ont non seulement
fait ma destinée pour le reste de ma vie, mais décideront peut-être de ma
réputation dans toute la postérité.
 
Durant les voyages de Montmorency, M. de Choiseul venait quelquefois
souper au château. Il y vint un jour que j'en sortais. On parla de moi: M.
de Luxembourg lui conta mon histoire de Venise avec M. de Montaigu. M. de
Choiseul dit que c'était dommage que j'eusse abandonné cette carrière, et
que si j'y voulais rentrer, il ne demandait pas mieux que de m'occuper. M.
de Luxembourg me redit cela: j'y fus d'autant plus sensible, que je n'étais
pas accoutumé d'être gâté par les ministres; et il n'est pas sûr que, malgré
mes résolutions, si ma santé m'eût permis d'y songer, j'eusse évité d'en
faire de nouveau la folie. L'ambition n'eut jamais chez moi que les courts
intervalles où toute autre passion me laissait libre; mais un de ces
intervalles eût suffi pour me rengager. Cette bonne intention de M. de
Choiseul, m'affectionnant à lui, accrut l'estime que, sur quelques
opérations de son ministère, j'avais conçue pour ses talents; et le pacte de
famille, en particulier, me parut annoncer un homme d'État du premier ordre.
Il gagnait encore dans mon esprit au peu de cas que je faisais de ses
prédécesseurs, sans excepter madame de Pompadour, que je regardais comme une
façon de premier ministre et quand le bruit courut que, d'elle ou de lui,
l'un des deux expulserait l'autre, je crus faire des voeux pour la gloire de
la France, en en faisant pour que M. de Choiseul triomphât. Je m'étais senti
de tout temps, pour madame de Pompadour, de l'antipathie, même quand, avant
sa fortune, je l'avais vue chez madame de la Poplinière, portant encore le
nom de madame d'Étioles. Depuis lors, j'avais été mécontent de son silence
au sujet de Diderot et de tous ses procédés par rapport à moi, tant au sujet
des Fêtes de Ramire et des Muses galantes, qu'au sujet du Devin du village,
qui ne m'avait valu, dans aucun genre de produit, des avantages
proportionnés à ses succès; et, dans toutes les occasions, je l'avais
toujours trouvée très peu disposée à m'obliger, ce qui n'empêcha pas le
chevalier de Lorenzi de me proposer de faire quelque chose à la louange de
cette dame, en m'insinuant que cela pourrait m'être utile. Cette proposition
m'indigna d'autant plus, que je vis bien qu'il ne la faisait pas de son
chef, sachant que cet homme, nul par lui-même, ne pense et n'agit que par
l'impulsion d'autrui. Je sais trop peu me contraindre pour avoir pu lui
cacher mon dédain pour sa proposition, ni à personne mon peu de penchant
pour la favorite; elle le connaissait, j'en étais sûr, et tout cela mêlait
mon intérêt propre à mon inclination naturelle, dans les voeux que je
faisais pour M. de Choiseul. Prévenu d'estime pour ses talents, qui étaient
tout ce que je connaissais de lui; plein de reconnaissance pour sa bonne
volonté; ignorant d'ailleurs totalement dans ma retraite ses goûts et sa
manière de vivre, je le regardais d'avance comme le vengeur du public et le
mien; et, mettant alors la dernière main au Contrat social, j'y marquai,
dans un seul trait, ce que je pensais des précédents ministères et de celui
qui commençait à les éclipser. Je manquai, dans cette occasion, à ma plus
constante maxime; et, de plus, je ne songeai pas que quand on veut louer ou
blâmer fortement dans un même article, sans nommer les gens, il faut
tellement approprier la louange à ceux qu'elle regarde, que le plus
ombrageux amour-propre ne puisse y trouver de quiproquo. J'étais là-dessus
dans une si folle sécurité, qu'il ne me vint pas même à l'esprit que
quelqu'un pût prendre le change. On verra bientôt si j'eus raison.
 
Une de mes chances était d'avoir toujours dans mes liaisons des femmes
auteurs. Je croyais au moins, parmi les grands, éviter cette chance. Point
du tout: elle m'y suivit encore. Madame de Luxembourg ne fut pourtant
jamais, que je sache, atteinte de cette manie; mais madame la comtesse de
Boufflers le fui. Elle fit une tragédie en prose, qui fut d'abord lue,
promenée et prônée dans la société de M. le prince de Conti, et sur
laquelle, non contente de tant d'éloges, elle voulut aussi me consulter pour
avoir le mien. Elle l'eut, mais modéré, tel que le méritait l'ouvrage. Elle
eut, de plus, l'avertissement que je crus lui devoir, que sa pièce,
intitulée l'Esclave généreux, avait un très grand rapport à une pièce
anglaise assez peu connue, mais pourtant traduite, intitulée Oroonoko.
Madame de Boufflers me remercia de l'avis, en m'assurant toutefois que sa
pièce ne ressemblait point du tout à l'autre. Je n'ai jamais parlé de ce
plagiat à personne au monde qu'à elle seule, et cela pour remplir un devoir
qu'elle m'avait imposé. Cela ne m'a pas empêché de me rappeler souvent
depuis lors le sort de celui que remplit Gil Blas près de l'archevêque
prédicateur.
 
Outre l'abbé de Boufflers, qui ne m'aimait pas, outre madame de
Boufflers, auprès de laquelle j'avais des torts que jamais les femmes ni les
auteurs ne pardonnent, tous les autres amis de madame la maréchale m'ont
toujours paru peu disposés à être des miens, entre autres M. le président
Hénault, lequel, enrôlé parmi les auteurs, n'était pas exempt de leurs
défauts; entre autres aussi madame du Deffand et mademoiselle de Lespinasse,
toutes deux en grande liaison avec Voltaire, et intimes amies de d'Alembert,
avec lequel la dernière a même fini par vivre, s'entend en tout bien et en
tout honneur, et cela ne peut même s'entendre autrement. J'avais d'abord
commencé par m'intéresser fort à madame du Deffand, que la perte de ses yeux
faisait aux miens un objet de commisération; mais sa manière de vivre, si
contraire à la mienne, que l'heure du lever de l'un était presque celle du
coucher de l'autre; sa passion sans bornes pour le petit bel esprit;
l'importance qu'elle donnait, soit en bien, soit en mal, aux moindres
torche-culs qui paraissaient; le despotisme et l'emportement de ses oracles;
son engouement outré pour ou contre toutes choses, qui ne lui permettait de
parler de rien qu'avec des convulsions; ses préjugés incroyables, son
invincible obstination, l'enthousiasme de déraison où la portait
l'opiniâtreté de ses jugements passionnés, tout cela me rebuta bientôt des
soins que je voulais lui rendre. Je la négligeai; elle s'en aperçut: c'en
fut assez pour la mettre en fureur; et quoique je sentisse assez combien une
femme de ce caractère pouvait être à craindre, j'aimai mieux encore
m'exposer au fléau de sa haine qu'à celui de son amitié.
 
Ce n'était pas assez d'avoir si peu d'amis dans la société de madame de
Luxembourg, si je n'avais des ennemis dans sa famille. Je n'en eus qu'un,
mais qui, par la position où je me trouve aujourd'hui, en vaut cent. Ce
n'était assurément pas M. le duc de Villeroy son frère; car non seulement il
m'était venu voir, mais il m'avait invité plusieurs fois d'aller à Valromey;
et comme j'avais répondu à cette invitation avec autant de respect et
d'honnêteté qu'il m'avait été possible, partant de cette réponse vague comme
d'un consentement, il avait arrangé avec M. et madame de Luxembourg un
voyage d'une quinzaine de jours, dont je devais être, et qui me fut proposé.
Comme les soins qu'exigeait ma santé ne me permettaient pas alors de me
déplacer sans risque, je priai M. de Luxembourg de vouloir bien me dégager.
On peut voir par sa réponse (liasse D, no 3) que cela se fit de la meilleure
grâce du monde, et M. le duc de Villeroy ne m'en témoigna pas moins de bonté
qu'auparavant. Son neveu et son héritier, le jeune marquis de Villeroy, ne
participa pas à la bienveillance dont m'honorait son oncle, ni aussi, je
l'avoue, au respect que j'avais pour lui. Ses airs éventés me le rendirent
insupportable, et mon air froid m'attira son aversion. Il fit même, un soir
à table, une incartade dont je me tirai mal parce que je suis bête, sans
aucune présence d'esprit, et que la colère, au lieu d'aiguiser le peu que
j'en ai, me l'ôte. J'avais un chien qu'on m'avait donné tout jeune, presque
à mon arrivée à l'Ermitage, et que j'avais appelé Duc. Ce chien, non beau,
mais rare en son espèce, duquel j'avais fait mon compagnon, mon ami, et qui
certainement méritait mieux ce titre que la plupart de ceux qui l'ont pris,
était devenu célèbre au château de Montmorency par son naturel aimant,
sensible, et par l'attachement que nous avions l'un pour l'autre. Mais, par
une pusillanimité fort sotte, j'avais changé son nom en celui de Turc, comme
s'il n'y avait pas des multitudes de chiens qui s'appellent Marquis, sans
qu'aucun marquis s'en fâche. Le marquis de Villeroy, qui sut ce changement
de nom, me poussa tellement là dessus, que je fus obligé de conter en pleine
table ce que j'avais fait. Ce qu'il y avait d'offensant pour le nom de duc,
dans cette histoire, n'était pas tant de le lui avoir donné, que de le lui
avoir ôté. Le pis fut qu'il y avait là plusieurs ducs: M. de Luxembourg
l'était, son fils l'était. Le marquis de Villeroy, fait pour le devenir, et
qui l'est aujourd'hui, jouit avec une cruelle joie de l'embarras où il
m'avait mis, et de l'effet qu'avait produit cet embarras. On m'assura le
lendemain que sa tante l'avait très vivement tancé là-dessus; et l'on peut
juger si cette réprimande, en la supposant réelle, a dû beaucoup raccommoder
mes affaires auprès de lui.
 
Je n'avais pour appui contre tout cela, tant à l'hôtel de Luxembourg
qu'au Temple, que le seul chevalier de Lorenzi, qui fit profession d'être
mon ami: mais il l'était encore plus de d'Alembert, à l'ombre duquel il
passait chez les femmes pour un grand géomètre. Il était d'ailleurs le
sigisbée, ou plutôt le complaisant de madame la comtesse de Boufflers, très
amie elle-même de d'Alembert; et le chevalier de Lorenzi n'avait d'existence
et ne pensait que par elle. Ainsi, loin que j'eusse au dehors quelque
contrepoids à mon ineptie pour me soutenir auprès de madame de Luxembourg,
tout ce qui l'approchait semblait concourir à me nuire dans son esprit.
Cependant, outre l'Émile, dont elle avait voulu se charger, elle me donna
dans le même temps une autre marque d'intérêt et de bienveillance, qui me
fit croire que, même en s'ennuyant de moi, elle me conservait et me
conserverait toujours l'amitié qu'elle m'avait tant de fois promise pour
toute la vie.
 
Sitôt que j'avais cru pouvoir compter sur ce sentiment de sa part,
j'avais commencé par soulager mon coeur auprès d'elle de l'aveu de toutes
mes fautes, ayant pour maxime inviolable, avec mes amis, de me montrer à
leurs yeux exactement tel que je suis, ni meilleur, ni pire. Je lui avais
déclaré mes liaisons avec Thérèse, et tout ce qui en avait résulté, sans
omettre de quelle façon j'avais disposé de mes enfants. Elle avait reçu mes
confessions très bien, trop bien même, en m'épargnant les censures que je
méritais; et ce qui m'émut surtout vivement, fut de voir les bontés qu'elle
prodiguait à Thérèse, lui faisant de petits cadeaux, l'envoyant chercher,
l'exhortant à l'aller voir, la recevant avec cent caresses, et l'embrassant
très souvent devant tout le monde. Cette pauvre fille était dans des
transports de joie et de reconnaissance qu'assurément je partageais bien,
les amitiés dont M. et madame de Luxembourg me comblaient en elle me
touchant bien plus vivement encore que celles qu'ils me faisaient
directement.
 
Pendant assez longtemps les choses en restèrent là: mais enfin madame
la maréchale poussa la bonté jusqu'à vouloir retirer un de mes enfants. Elle
savait que j'avais fait mettre un chiffre dans les langes de l'aîné; elle me
demanda le double de ce chiffre; je le lui donnai. Elle employa pour cette
recherche la Roche, son valet de chambre et son homme de confiance, qui fit
de vaines perquisitions et ne trouva rien, quoiqu'au bout de douze ou
quatorze ans seulement, si les registres des Enfants-Trouvés étaient bien en
ordre, ou que la recherche eût été bien faite, ce chiffre n'eût pas dû être
introuvable. Quoi qu'il en soit, je fus moins fâché de ce mauvais succès que
je ne l'aurais été si j'avais suivi cet enfant dès sa naissance. Si à l'aide
du renseignement on m'eût présenté quelque enfant pour le mien, le doute si
ce l'était bien en effet, si on ne lui en substituait point un autre, m'eût
resserré le coeur par l'incertitude, et je n'aurais point goûté dans tout
son charme le vrai sentiment de la nature: il a besoin, pour se soutenir, au
moins durant l'enfance, d'être appuyé sur l'habitude. Le long éloignement
d'un enfant qu'on ne connaît pas encore affaiblit, anéantit enfin les
sentiments paternels et maternels; et jamais on n'aimera celui qu'on a mis
en nourrice comme celui qu'on a nourri sous ses yeux. La réflexion que je
fais ici peut exténuer mes torts dans leurs effets, mais c'est en les
aggravant dans leur source.
 
Il n'est peut-être pas inutile de remarquer que, par l'entremise de
Thérèse, ce même la Roche fit connaissance avec madame le Vasseur, que Grimm
continuait de tenir à Deuil, à la porte de la Chevrette et tout près de
Montmorency. Quand je fus parti, ce fut par M. la Roche que je continuai de
faire remettre à cette femme l'argent que je n'ai point cessé de lui
envoyer, et je crois qu'il lui portait aussi souvent des présents de la part
de madame la maréchale; ainsi elle n'était sûrement pas à plaindre,
quoiqu'elle se plaignît toujours. A l'égard de Grimm, comme je n'aime point
à parler des gens que je dois haïr, je n'en parlais jamais à madame de
Luxembourg que malgré moi, mais elle me mit plusieurs fois sur son chapitre,
sans me dire ce qu'elle en pensait, et sans me laisser pénétrer jamais si
cet homme était de sa connaissance ou non. Comme la réserve avec les gens
qu'on aime, et qui n'en ont point avec nous, n'est pas de mon goût, surtout
en ce qui les regarde, j'ai depuis lors pensé quelquefois à celle-là, mais
seulement quand d'autres événements ont rendu cette réflexion naturelle.
 
Après avoir demeuré longtemps sans entendre parler de l'Émile, depuis
que je l'avais remis à madame de Luxembourg, j'appris enfin que le marché en
était conclu à Paris avec le libraire Duchesne, et par celui-ci avec le
libraire Néaulme d'Amsterdam. Madame de Luxembourg m'envoya les deux doubles
de mon traité avec Duchesne pour les signer. Je reconnus l'écriture pour
être de la même main dont étaient celles des lettres de M. de Malesherbes
qu'il ne m'écrivait pas de sa propre main. Cette certitude que mon traité se
faisait de l'aveu et sous les yeux du magistrat, me le fit signer avec
confiance. Duchesne me donnait de ce manuscrit six mille francs, la moitié
comptant, et, je crois, cent ou deux cents exemplaires. Après avoir signé
les deux doubles, je les renvoyai tous deux à madame de Luxembourg, qui
l'avait ainsi désiré: elle en donna un à Duchesne, elle garda l'autre, au
lieu de me le renvoyer, et je ne l'ai jamais revu.
 
La connaissance de M. et de madame de Luxembourg, en faisant quelque
diversion à mon projet de retraite, ne m'y avait pas fait renoncer. Même au
temps de ma plus grande faveur auprès de madame la maréchale, j'avais
toujours senti qu'il n'y avait que mon sincère attachement pour monsieur le
maréchal et pour elle qui pût me rendre leurs entours supportables; et tout
mon embarras était de concilier ce même attachement avec un genre de vie
plus conforme à mon goût et moins contraire à ma santé, que cette gêne et
ces soupers tenaient dans une altération continuelle, malgré tous les soins
qu'on apportait à ne pas m'exposer à la déranger: car sur ce point, comme
sur tout autre, les attentions furent poussées aussi loin qu'il était
possible; et, par exemple, tous les soirs après souper, monsieur le
maréchal, qui s'allait coucher de bonne heure, ne manquait jamais de
m'emmener bon gré mal gré, pour m'aller coucher aussi. Ce ne fut que quelque
temps avant ma catastrophe qu'il cessa, je ne sais pourquoi, d'avoir cette
attention.
 
Avant même d'apercevoir le refroidissement de madame la maréchale, je
désirais, pour ne m'y pas exposer, d'exécuter mon ancien projet; mais les
moyens me manquant pour cela, je fus obligé d'attendre la conclusion du
traité de l'Émile, et en attendant je mis la dernière main au Contrat
social, et l'envoyai à Rey, fixant le prix de ce manuscrit à mille francs,
qu'il me donna. Je ne dois peut-être pas omettre un petit fait qui regarde
ledit manuscrit. Je le remis bien cacheté à Duvoisin, ministre du pays de
Vaud, et chapelain de l'hôtel de Hollande, qui me venait voir quelquefois,
et qui se chargea de l'envoyer à Rey, avec lequel il était en liaison. Ce
manuscrit, écrit en menu caractère, était fort petit, et ne remplissait pas
sa poche. Cependant, en passant la barrière, son paquet tomba, je ne sais
comment, entre les mains des commis, qui l'ouvrirent, l'examinèrent, et le
lui rendirent ensuite, quand il l'eut réclamé au nom de l'ambassadeur; ce
qui le mit à portée de le lire lui-même, comme il me marqua naïvement avoir
fait, avec force éloges de l'ouvrage, et pas un mot de critique ni de
censure, se réservant sans doute d'être le vengeur du christianisme lorsque
l'ouvrage aurait paru. Il recacheta le manuscrit et l'envoya à Rey. Tel fut
en substance le narré qu'il me fit dans la lettre où il me rendit compte de
cette affaire, et c'est tout ce que j'en ai su.
 
Outre ces deux livres et mon Dictionnaire de musique, auquel je
travaillais toujours de temps en temps, j'avais quelques autres écrits de
moindre importance, tous en état de paraître, et que je me proposais de
donner encore, soit séparément, soit avec mon recueil général, si je
l'entreprenais jamais. Le principal de ces écrits, dont la plupart sont
encore en manuscrit dans les mains de du Peyrou, était un Essai sur
l'origine des langues, que je fis lire à M. de Malesherbes et au chevalier
de Lorenzi, qui m'en dit du bien. Je comptais que toutes ces productions
rassemblées me vaudraient au moins, tous frais faits, un capital de huit à
dix mille francs, que je voulais placer en rente viagère, tant sur ma tête
que sur celle de Thérèse; après quoi nous irions, comme je l'ai dit, vivre
ensemble au fond de quelque province, sans plus occuper le public de moi, et
sans plus m'occuper moi-même d'autre chose que d'achever paisiblement ma
carrière en continuant de faire autour de moi tout le bien qu'il m'était
possible, et d'écrire à loisir les Mémoires que je méditais.
 
Tel était mon projet, dont la générosité de Rey, que je ne dois pas
taire, vint faciliter encore l'exécution. Ce libraire, dont on me disait
tant de mal à Paris, est cependant, de tous ceux avec qui j'ai eu affaire,
le seul dont j'aie eu toujours à me louer. Nous étions à la vérité souvent
en querelle sur l'exécution de mes ouvrages; il était étourdi, j'étais
emporté. Mais en matière d'intérêt et de procédés qui s'y rapportent,
quoique je n'aie jamais fait avec lui de traité en forme, je l'ai toujours
trouvé plein d'exactitude et de probité. Il est même aussi le seul qui m'ait
avoué franchement qu'il faisait bien ses affaires avec moi; et souvent il
m'a dit qu'il me devait sa fortune, en m'offrant de m'en faire part. Ne
pouvant exercer directement avec moi sa gratitude, il voulut me la témoigner
au moins dans ma gouvernante, à laquelle il fit une pension viagère de trois
cents francs, exprimant dans l'acte que c'était en reconnaissance des
avantages que je lui avais procurés. Il fit cela de lui à moi, sans
ostentation, sans prétention, sans bruit; et si je n'en avais parlé le
premier à tout le monde, personne n'en aurait rien su. Je fus si touché de
ce procédé, que depuis lors je me suis attaché à Rey d'une amitié véritable.
Quelque temps après, il me désira pour parrain d'un de ses enfants: j'y
consentis; et l'un de mes regrets dans la situation où l'on m'a réduit est
qu'on m'ait ôté tout moyen de rendre désormais mon attachement utile à ma
filleule et à ses parents. Pourquoi, si sensible à la modeste générosité de
ce libraire, le suis-je si peu aux bruyants empressements de tant de gens
haut huppés, qui remplissent pompeusement l'univers du bien qu'ils disent
m'avoir voulu faire, et dont je n'ai jamais rien senti? Est-ce leur faute,
est-ce la mienne? Ne sont-ils que vains? ne suis-je qu'un ingrat? Lecteur
sensé, pesez, décidez; pour moi, je me tais.
 
Cette pension fut une grande ressource pour l'entretien de Thérèse, et
un grand soulagement pour moi. Mais, au reste, j'étais bien éloigné d'en
tirer un profit direct pour moi-même, non plus que de tous les cadeaux qu'on
lui faisait. Elle a toujours disposé de tout elle-même. Quand je gardais son
argent, je lui en tenais un fidèle compte, sans jamais en mettre un liard
dans notre commune dépense, même quand elle était plus riche que moi. Ce qui
est à moi est à nous, lui disais-je; et ce qui est à toi est à toi. Je n'ai
jamais cessé de me conduire avec elle selon cette maxime, que je lui ai
souvent répétée. Ceux qui ont eu la bassesse de m'accuser de recevoir par
ses mains ce que je refusais dans les miennes, jugeaient sans doute de mon
coeur par les leurs, et me connaissaient bien mal. Je mangerais volontiers
avec elle le pain qu'elle aurait gagné, jamais celui qu'elle aurait reçu.
J'en appelle sur ce point à son témoignage, et dès à présent, et lorsque,
selon le cours de la nature, elle m'aura survécu. Malheureusement elle est
peu entendue en économie à tous égards, peu soigneuse et fort dépensière,
non par vanité ni par gourmandise, mais par négligence uniquement. Nul n'est
parfait ici-bas; et puisqu'il faut que ses excellentes qualités soient
rachetées, j'aime mieux qu'elle ait des défauts que des vices, quoique ces
défauts nous fassent peut-être encore plus de mal à tous deux. Les soins que
j'ai pris pour elle, comme jadis pour maman, de lui accumuler quelque avance
qui pût un jour lui servir de ressource, sont inimaginables; mais ce furent
toujours des soins perdus. Jamais elles n'ont compté ni l'une ni l'autre
avec elles-mêmes; et, malgré tous mes efforts, tout est toujours parti à
mesure qu'il est venu. Quelque simplement que Thérèse se mette, jamais la
pension de Rey ne lui a suffi pour se nipper, que je n'y aie encore suppléé
du mien chaque année. Nous ne sommes pas faits, ni elle ni moi, pour être
jamais riches, et je ne compte assurément pas cela parmi nos malheurs.
 
Le Contrat social s'imprimait assez rapidement. Il n'en était pas de
même de l'Émile, dont j'attendais la publication, pour exécuter la retraite
que je méditais. Duchesne m'envoyait de temps à autre des modèles
d'impression pour choisir: quand j'avais choisi, au lieu de commencer, il
m'en envoyait encore d'autres. Quand enfin nous fûmes bien déterminés sur le
format, sur le caractère, et qu'il avait déjà plusieurs feuilles
d'imprimées, sur quelques légers changements que je fis à une épreuve, il
recommença tout, et au bout de six mois nous nous trouvâmes moins avancés
que le premier jour. Durant tous ces essais, je vis bien que l'ouvrage
s'imprimait en France ainsi qu'en Hollande, et qu'il s'en faisait à la fois
deux éditions. Que pouvais-je faire? je n'étais plus maître de mon
manuscrit. Loin d'avoir trempé dans l'édition de France, je m'y étais
toujours opposé; mais enfin puisque cette édition se faisait bon gré malgré
moi, et puisqu'elle servait de modèle à l'autre, il fallait bien y jeter les
yeux et voir les épreuves, pour ne pas laisser estropier et défigurer mon
livre. D'ailleurs, l'ouvrage s'imprimait tellement de l'aveu du magistrat,
que c'était lui qui dirigeait en quelque sorte l'entreprise, qu'il
m'écrivait très souvent, et qu'il me vint voir même à ce sujet, dans une
occasion dont je vais parler à l'instant.
 
Tandis que Duchesne avançait à pas de tortue, Néaulme, qu'il retenait,
avançait encore plus lentement. On ne lui envoyait pas fidèlement les
feuilles à mesure qu'elles s'imprimaient. Il crut apercevoir de la mauvaise
foi dans la manoeuvre de Duchesne, c'est-à-dire de Guy, qui faisait pour
lui; et voyant qu'on n'exécutait pas le traité, il m'écrivit lettres sur
lettres pleines de doléances et de griefs, auxquels je pouvais encore moins
remédier qu'à ceux que j'avais pour mon compte. Son ami Guérin, qui me
voyait alors fort souvent, me parlait incessamment de ce livre, mais
toujours avec la plus grande réserve. Il savait et ne savait pas qu'on
l'imprimait en France; il savait et ne savait pas que le magistrat s'en
mêlât: en me plaignant des embarras qu'allait me donner ce livre, il
semblait m'accuser d'imprudence, sans vouloir jamais dire en quoi elle
consistait; il biaisait et tergiversait sans cesse; il semblait ne parler
que pour me faire parler. Ma sécurité pour lors était si complète, que je
riais du ton circonspect et mystérieux qu'il mettait à cette affaire, comme
d'un tic contracté chez les ministres et les magistrats, dont il fréquentait
assez les bureaux. Sûr d'être en règle à tous égards sur cet ouvrage,
fortement persuadé qu'il avait non seulement l'agrément et la protection du
magistrat, mais même qu'il méritait et qu'il avait de même la faveur du
ministre, je me félicitais de mon courage à bien faire, et je riais de mes
pusillanimes amis, qui paraissaient s'inquiéter pour moi. Duclos fut de ce
nombre, et j'avoue que ma confiance en sa droiture et en ses lumières eût pu
m'alarmer à son exemple, si j'en avais eu moins dans l'utilité de l'ouvrage
et dans la probité de ses patrons. Il me vint voir de chez M. Baille, tandis
que l'Émile était sous presse; il m'en parla. Je lui lus la Profession de
foi du vicaire savoyard; il l'écouta très paisiblement, et, ce me semble,
avec grand plaisir. Il me dit, quand j'eus fini: Quoi, citoyen, cela fait
partie d'un livre qu'on imprime à Paris? - Oui! lui dis-je, et l'on devrait
l'imprimer au Louvre, par ordre du roi. - J'en conviens, me dit-il; mais
faites-moi le plaisir de ne dire à personne que vous m'ayez lu ce morceau.
Cette frappante manière de s'exprimer me surprit sans m'effrayer. Je savais
que Duclos voyait beaucoup M. de Malesherbes. J'eus peine à concevoir
comment il pensait si différemment que lui sur le même objet.
 
Je vivais à Montmorency depuis plus de quatre ans, sans y avoir eu un
seul jour de bonne santé. Quoique l'air y soit excellent, les eaux y sont
mauvaises; et cela peut très bien être une des causes qui contribuaient à
empirer mes maux habituels. Sur la fin de l'automne 1761, je tombai tout à
fait malade, et je passai l'hiver entier dans des souffrances presque sans
relâche. Le mal physique, augmenté par mille inquiétude, me les rendit aussi
plus sensibles. Depuis quelque temps, de sourds et tristes pressentiments me
troublaient sans que je susse à propos de quoi. Je recevais des lettres
anonymes assez singulières, et même des lettres signées qui ne l'étaient
guère moins. J'en reçus une d'un conseiller au parlement de Paris, qui,
mécontent de la présente constitution des choses, et n'augurant pas bien des
suites, me consultait sur le choix d'un asile à Genève ou en Suisse, pour
s'y retirer avec sa famille. J'en reçus une de M. de..., président à mortier
au parlement de... lequel me proposait de rédiger pour ce parlement, qui
pour lors était mal avec la cour, des mémoires et remontrances, offrant de
me fournir tous les documents et matériaux dont j'aurais besoin pour cela.
Quand je souffre, je suis sujet à l'humeur. J'en avais en recevant ces
lettres; j'en mis dans les réponses que j'y fis, refusant tout à plat ce
qu'on me demandait. Ce refus n'est assurément pas ce que je me reproche,
puisque ces lettres pouvaient être des pièges de mes ennemis, et ce qu'on me
demandait était contraire à des principes dont je voulais moins me départir
que jamais; mais pouvant refuser avec aménité, je refusai avec dureté; et
voilà en quoi j'eus tort.
 
On trouvera parmi mes papiers les deux lettres dont je viens de parler.
Celle du conseiller ne me surprit pas absolument, parce que je pensais,
comme lui et comme beaucoup d'autres, que la constitution déclinante
menaçait la France d'un prochain délabrement. Les désastres d'une guerre
malheureuse, qui tous venaient de la faute du gouvernement; l'incroyable
désordre des finances, les tiraillements continuels de l'administration,
partagée jusqu'alors entre deux ou trois ministres en guerre ouverte l'un
avec l'autre, et qui, pour se nuire mutuellement, abîmaient le royaume; le
mécontentement général du peuple et de tous les ordres de l'État;
l'entêtement d'une femme obstinée, qui sacrifiant toujours à ses goûts ses
lumières, si tant est qu'elle en eût, écartait presque toujours des emplois
les plus capables, pour placer ceux qui lui plaisaient le plus: tout
concourait à justifier la prévoyance du conseiller, et celle du public, et
la mienne. Cette prévoyance me mit même plusieurs fois en balance si je ne
chercherais pas moi-même un asile hors du royaume, avant les troubles qui
semblaient le menacer; mais, rassuré par ma petitesse et mon humeur
paisible, je crus que, dans la solitude où je voulais vivre, nul orage ne
pouvait pénétrer jusqu'à moi; fâché seulement que dans cet état de choses,
M. de Luxembourg se prêtât à des commissions qui devaient le faire moins
bien valoir dans son gouvernement. J'aurais voulu qu'il s'y ménageât, à tout
événement, une retraite, s'il arrivait que la grande machine vînt à crouler,
comme cela paraissait à craindre dans l'état actuel des choses; et il me
paraît encore à présent indubitable que si toutes les rênes du gouvernement
ne fussent enfin tombées dans une seule main, la monarchie française serait
maintenant aux abois.
 
Tandis que mon état empirait, l'impression de l'Émile se ralentissait,
et fut enfin tout à fait suspendue sans que je pusse en apprendre la raison,
sans que Guy daignât plus m'écrire ni me répondre, sans que je pusse avoir
des nouvelles de personne ni rien savoir de ce qui se passait, M. de
Malesherbes étant pour lors à la campagne. Jamais un malheur, quel qu'il
soit, ne me trouble ni ne m'abat, pourvu que je sache en quoi il consiste;
mais mon penchant naturel est d'avoir peur des ténèbres: je redoute et je
hais leur air noir; le mystère m'inquiète toujours, il est par trop
antipathique avec mon naturel ouvert jusqu'à l'imprudence. L'aspect du
monstre le plus hideux m'effrayerait peu, ce me semble; mais si j'entrevois
de nuit une figure sous un drap blanc, j'aurai peur. Voilà donc mon
imagination, qu'allumait ce long silence, occupée à me tracer des fantômes.
Plus j'avais à coeur la publication de mon dernier et meilleur ouvrage, plus
je me tourmentais à chercher ce qui pouvait l'accrocher; et toujours portant
tout à l'extrême, dans la suspension de l'impression du livre j'en croyais
voir la suppression. Cependant n'en pouvant imaginer ni la cause ni la
manière, je restais dans l'incertitude du monde la plus cruelle. J'écrivais
lettres sur lettres à Guy, à M. de Malesherbes, à madame de Luxembourg; et
les réponses ne venant point, ou ne venant pas quand je les attendais, je me
troublais entièrement, je délirais. Malheureusement j'appris, dans le même
temps, que le P. Griffet, jésuite, avait parlé de l'Émile, et en avait
rapporté même des passages. A l'instant mon imagination part comme un
éclair, et me dévoile tout le mystère d'iniquité: j'en vis la marche aussi
clairement, aussi sûrement que si elle m'eût été révélée. Je me figurai que
les jésuites, furieux du ton méprisant sur lequel j'avais parlé des
collèges, s'étaient emparés de mon ouvrage; que c'étaient eux qui en
accrochaient l'édition; qu'instruits par Guérin, leur ami, de mon état
présent, et prévoyant ma mort prochaine, dont je ne doutais pas, ils
voulaient retarder l'impression jusqu'alors, dans le dessein de tronquer,
d'altérer mon ouvrage, et de me prêter, pour remplir leurs vues, des
sentiments différents des miens. Il est étonnant quelle foule de faits et de
circonstances vint dans mon esprit se calquer sur cette folie et lui donner
un air de vraisemblance, que dis-je? m'y montrer l'évidence et la
démonstration. Guérin était totalement livré aux jésuites, je le savais. Je
leur attribuai toutes les avances d'amitié qu'il m'avait faites; je me
persuadai que c'était par leur impulsion qu'il m'avait pressé de traiter
avec Néaulme; que par ledit Néaulme ils avaient eu les premières feuilles de
mon ouvrage; qu'ils avaient ensuite trouvé le moyen d'en arrêter
l'impression chez Duchesne, et peut-être de s'emparer de mon manuscrit, pour
y travailler à leur aise, jusqu'à ce que ma mort les laissât libres de le
publier travesti à leur mode. J'avais toujours senti, malgré le patelinage
du P. Berthier, que les jésuites ne m'aimaient pas, non seulement comme
encyclopédiste, mais parce que tous mes principes étaient encore plus
opposés à leurs maximes et à leur crédit que l'incrédulité de mes confrères,
puisque le fanatisme athée et le fanatisme dévot, se touchant par leur
commune intolérance, peuvent même se réunir comme ils ont fait à la Chine,
et comme ils font contre moi; au lieu que la religion raisonnable et morale,
ôtant tout pouvoir humain sur les consciences, ne laisse plus de ressource
aux arbitres de ce pouvoir. Je savais que monsieur le chancelier était aussi
fort ami des jésuites: je craignais que le fils, intimidé par le père, ne se
vît forcé de leur abandonner l'ouvrage qu'il avait protégé. Je croyais même
voir l'effet de cet abandon dans les chicanes que l'on commençait à me
susciter sur les deux premiers volumes, où l'on exigeait des cartons pour
des riens; tandis que les deux autres volumes étaient, comme on ne
l'ignorait pas, remplis de choses si fortes, qu'il eût fallu les refondre en
entier, en les censurant comme les deux premiers. Je savais de plus, et M.
de Malesherbes me le dit lui-même, que l'abbé de Grave, qu'il avait chargé
de l'inspection de cette édition, était encore un autre partisan des
jésuites. Je ne voyais partout que jésuites, sans songer qu'à la veille
d'être anéantis, et tout occupés de leur propre défense, ils avaient autre
chose à faire que d'aller tracasser sur l'impression d'un livre où il ne
s'agissait pas d'eux. J'ai tort de dire sans songer, car j'y songeais très
bien; et c'est même une objection que M. de Malesherbes eut soin de me faire
sitôt qu'il fut instruit de ma vision: mais, par un autre de ces travers
d'un homme qui du fond de sa retraite veut juger du secret des grandes
affaires, dont il ne sait rien, je ne voulus jamais croire que les jésuites
fussent en danger, et je regardais le bruit qui s'en répandait comme un
leurre de leur part, pour endormir leurs adversaires. Leurs succès passés,
qui ne s'étaient jamais démentis, me donnaient une si terrible idée de leur
puissance, que je déplorais déjà l'avilissement du parlement. Je savais que
M. de Choiseul avait étudié chez les jésuites, que madame de Pompadour
n'était point mal avec eux, et que leur ligue avec les favorites et les
ministres avait toujours paru avantageuse aux uns et aux autres contre leurs
ennemis communs. La cour paraissait ne se mêler de rien; et, persuadé que si
la société recevait un jour quelque rude échec, ce ne serait jamais le
parlement qui serait assez fort pour le lui porter, je tirais de cette
inaction de la cour le fondement de leur confiance et l'augure de leur
triomphe. Enfin, ne voyant dans tous les bruits du jour qu'une feinte et des
pièges de leur part, et leur croyant dans leur sécurité du temps pour vaquer
à tout, je ne doutais pas qu'ils n'écrasassent dans peu le jansénisme, et le
parlement, et les encyclopédistes, et tout ce qui n'aurait pas porté leur
joug; et qu'enfin s'ils laissaient paraître mon livre, ce ne fût qu'après
l'avoir transformé au point de s'en faire une arme, en se prévalant de mon
nom pour surprendre mes lecteurs.
 
Je me sentais mourant; j'ai peine à comprendre comment cette
extravagance ne m'acheva pas: tant l'idée de ma mémoire déshonorée après
moi, dans mon plus digne et meilleur livre, m'était effroyable. Jamais je
n'ai tant craint de mourir; et je crois que si j'étais mort dans ces
circonstances, je serais mort désespéré. Aujourd'hui même, que je vois
marcher sans obstacle à son exécution le plus noir, le plus affreux complot
qui jamais ait été tramé contre la mémoire d'un homme, je mourrai beaucoup
plus tranquille, certain de laisser dans mes écrits un témoignage de moi,
qui triomphera tôt ou tard des complots des hommes.
 
M. de Malesherbes, témoin et confident de mes agitations, se donna,
pour les calmer, des soins qui prouvent son inépuisable bonté de coeur.
Madame de Luxembourg concourut à cette bonne oeuvre, et fut plusieurs fois
chez Duchesne, pour savoir à quoi en était cette édition. Enfin,
l'impression fut reprise et marcha plus rondement, sans que jamais j'aie pu
savoir pourquoi elle avait été suspendue. M. de Malesherbes prit la peine de
venir à Montmorency pour me tranquilliser: il en vint à bout; et ma parfaite
confiance en sa droiture, l'ayant emporté sur l'égarement de ma pauvre tête,
rendit efficace tout ce qu'il fit pour m'en ramener. Après ce qu'il avait vu
de mes angoisses et de mon délire, il était naturel qu'il me trouvât très à
plaindre; aussi fit-il. Les propos incessamment rebattus de la cabale
philosophique qui l'entourait lui revinrent à l'esprit. Quand j'allai vivre
à l'Ermitage, ils publièrent, comme je l'ai déjà dit, que je n'y tiendrais
pas longtemps. Quand ils virent que je persévérais, ils dirent que c'était
par obstination, par orgueil, par honte de m'en dédire; mais que je m'y
ennuyais à périr, et que j'y vivais très malheureux. M. de Malesherbes le
crut et me l'écrivit. Sensible à cette erreur, dans un homme pour qui
j'avais tant d'estime, je lui écrivis quatre lettres consécutives, où, lui
exposant les vrais motifs de ma conduite, je lui décrivis fidèlement mes
goûts, mes penchants, mon caractère, et tout ce qui se passait dans mon
coeur. Ces quatre lettres, faites sans brouillon, rapidement, à trait de
plume, et sans même avoir été relues, sont peut-être la seule chose que
j'aie écrite avec facilité dans toute ma vie, et, ce qui est bien étonnant,
au milieu de mes souffrances et de l'extrême abattement où j'étais. Je
gémissais, en me sentant défaillir, de penser que je laissais dans l'esprit
des honnêtes gens une opinion de moi si peu juste; et, par l'esquisse tracée
à la hâte dans ces quatre lettres, je tâchais de suppléer en quelque sorte
aux Mémoires que j'avais projetés. Ces lettres, qui plurent à M. de
Malesherbes et qu'il montra dans Paris, sont en quelque façon le sommaire de
ce que j'expose ici plus en détail, et méritent à ce titre d'être
conservées. On trouvera parmi mes papiers la copie qu'il en fit faire à ma
prière, et qu'il m'envoya quelques années après.
 
La seule chose qui m'affligeait désormais, dans l'opinion de ma mort
prochaine, était de n'avoir aucun homme lettré de confiance entre les mains
duquel je pusse déposer mes papiers, pour en faire après moi le triage.
Depuis mon voyage de Genève, je m'étais lié d'amitié avec Moultou; j'avais
de l'inclination pour ce jeune homme, et j'aurais désiré qu'il vînt me
fermer les yeux. Je lui marquai ce désir; et je crois qu'il aurait fait avec
plaisir cet acte d'humanité, si ses affaires et sa famille le lui eussent
permis. Privé de cette consolation, je voulus du moins lui marquer ma
confiance en lui envoyant la Profession de foi du vicaire avant la
publication. Il en fut content; mais il ne me parut pas dans sa réponse
partager la sécurité avec laquelle j'en attendais pour lors l'effet. Il
désira d'avoir de moi quelque morceau que n'eût personne autre. Je lui
envoyai une Oraison funèbre du feu duc d'Orléans, que j'avais faite pour
l'abbé d'Arty, et qui ne fut pas prononcée, parce que, contre son attente,
ce ne fut pas lui qui en fut chargé.
 
L'impression, après avoir été reprise, se continua, s'acheva même assez
tranquillement; et j'y remarquai ceci de singulier, qu'après les cartons
qu'on avait sévèrement exigés pour les deux premiers volumes, on passa les
deux derniers sans rien dire, et sans que leur contenu fit aucun obstacle à
sa publication. J'eus pourtant encore quelque inquiétude que je ne dois pas
passer sous silence. Après avoir eu peur des jésuites, j'eus peur des
jansénistes et des philosophes. Ennemi de tout ce qui s'appelle parti,
faction, cabale, je n'ai jamais rien attendu de bon des gens qui en sont.
Les Commères avaient, depuis un temps, quitté leur ancienne demeure, et
s'étaient établis tout à côté de moi; en sorte que de leur chambre on
entendait tout ce qui se disait dans la mienne et sur ma terrasse, et que de
leur jardin on pouvait très aisément escalader le petit mur qui le séparait
de mon donjon. J'avais fait de ce donjon mon cabinet de travail, en sorte
que j'y avais une table couverte d'épreuves et de feuilles de l'Émile et du
Contrat social; et brochant ces feuilles à mesure qu'on me les envoyait,
j'avais là tous mes volumes longtemps avant qu'on les publiât. Mon
étourderie, ma négligence, ma confiance en M. Mathas, dans le jardin duquel
j'étais clos, faisaient que souvent, oubliant de fermer le soir mon donjon,
je le trouvais le matin tout ouvert; ce qui ne m'eût guère inquiété, si je
n'avais cru remarquer du dérangement dans mes papiers. Après avoir fait
plusieurs fois cette remarque, je devins plus soigneux de fermer le donjon.
La serrure était mauvaise, la clef ne fermait qu'à demi-tour. Devenu plus
attentif, je trouvai un plus grand dérangement encore que quand je laissais
tout ouvert. Enfin, un de mes volumes se trouva éclipsé pendant un jour et
deux nuits, sans qu'il me fût possible de savoir ce qu'il était devenu
jusqu'au matin du troisième jour, que je le retrouvai sur ma table. Je n'eus
ni n'ai jamais eu de soupçon sur M. Mathas, ni sur son neveu M. Dumoulin,
sachant qu'ils m'aimaient l'un et l'autre, et prenant en eux toute
confiance. Je commençais d'en avoir moins dans les Commères. Je savais que,
quoique jansénistes, ils avaient quelques liaisons avec d'Alembert et
logeaient dans la même maison. Cela me donna quelque inquiétude et me rendit
plus attentif. Je retirai mes papiers dans ma chambre, et je cessai tout à
fait de voir ces gens-là, ayant su d'ailleurs qu'ils avaient fait parade,
dans plusieurs maisons, du premier volume de l'Émile, que j'avais eu
l'imprudence de leur prêter. Quoiqu'ils continuassent d'être mes voisins
jusqu'à mon départ, je n'ai plus eu de communication avec eux depuis lors.
 
Le Contrat social parut un mois ou deux avant l'Émile. Rey, dont
j'avais toujours exigé qu'il n'introduirait jamais furtivement en France
aucun de mes livres, s'adressa au magistrat pour obtenir la permission de
faire entrer celui-ci par Rouen, où il fit par mer son envoi. Rey n'eut
aucune réponse: ses ballots restèrent à Rouen plusieurs mois, au bout
desquels on les lui renvoya, après avoir tenté de les confisquer; mais il
fit tant de bruit, qu'on les lui rendit. Des curieux en tirèrent d'Amsterdam
quelques exemplaires qui circulèrent avec peu de bruit. Mauléon, qui en
avait ouï parler et qui même en avait vu quelque chose, m'en parla d'un ton
mystérieux qui me surprit, et qui m'eût inquiété même, si certain d'être en
règle à tous égards et de n'avoir nul reproche à me faire, je ne m'étais
tranquillisé par ma grande maxime. Je ne doutais pas même que M. de
Choiseul, déjà bien disposé pour moi, et sensible à l'éloge que mon estime
pour lui m'en avait fait faire dans cet ouvrage, ne me soutînt en cette
occasion contre la malveillance de madame de Pompadour.
 
J'avais assurément lieu de compter alors, autant que jamais, sur les
bontés de M. de Luxembourg, et sur son appui dans le besoin: car jamais il
ne me donna de marques d'amitié ni plus fréquentes, ni plus touchantes. Au
voyage de Pâques, mon triste état ne me permettant pas d'aller au château,
il ne manqua pas un seul jour de me venir voir; et enfin me voyant souffrir
sans relâche, il fit tant qu'il me détermina à voir le frère Côme, l'envoya
chercher, me l'amena lui-même, et eut le courage, rare certes et méritoire
dans un grand seigneur, de rester chez moi durant l'opération, qui fut
cruelle et longue. Il n'était pourtant question que d'être sondé; mais je
n'avais jamais pu l'être, même par Morand, qui s'y prit à plusieurs fois, et
toujours sans succès. Le frère Côme qui avait la main d'une adresse et d'une
légèreté sans égale, vint à bout enfin d'introduire une très petite algalie,
après m'avoir beaucoup fait souffrir pendant plus de deux heures, durant
lesquelles je m'efforçai de retenir les plaintes, pour ne pas déchirer le
coeur sensible du bon maréchal. Au premier examen, le frère Côme crut
trouver une grosse pierre et me le dit; au second, il ne la trouva plus.
Après avoir recommencé une seconde et une troisième fois, avec un soin et
une exactitude qui me firent trouver le temps fort long, il déclara qu'il
n'y avait point de pierre, mais que la prostate était squirreuse et d'une
grosseur surnaturelle; il trouva la vessie grande et en bon état, et finit
par me déclarer que je souffrirais beaucoup, et que je vivrais longtemps. Si
la seconde prédiction s'accomplit aussi bien que la première, mes maux ne
sont pas prêts à finir.
 
C'est ainsi qu'après avoir été traité successivement pendant tant
d'années pour des maux que je n'avais pas, je finis par savoir que ma
maladie, incurable sans être mortelle, durerait autant que moi. Mon
imagination, réprimée par cette connaissance, ne me fit plus voir en
perspective une mort cruelle dans les douleurs du calcul. Je cessai de
craindre qu'un bout de bougie qui s'était rompu dans l'urètre il y avait
longtemps, n'eût fait le noyau d'une pierre. Délivré des maux imaginaires,
plus cruels pour moi que les maux réels, j'endurai plus paisiblement ces
derniers. Il est constant que depuis ce temps j'ai beaucoup moins souffert
de la maladie que je n'avais fait jusqu'alors; et je ne me rappelle jamais
que je dois ce soulagement à M. de Luxembourg sans m'attendrir de nouveau
sur sa mémoire.
 
Revenu pour ainsi dire à la vie, et plus occupé que jamais du plan sur
lequel j'en voulais passer le reste, je n'attendais pour l'exécuter que la
publication de l'Émile. Je songeais à la Touraine où j'avais déjà été, et
qui me plaisait beaucoup, tant pour la douceur du climat que pour celle des
habitants.
La terra molle lieta e dilettosa
Simile a se l'habitator produce.
 
J'avais déjà parlé de mon projet à M. de Luxembourg, qui m'en avait
voulu détourner; je lui en reparlai derechef, comme d'une chose résolue.
Alors il me proposa le château de Merlou, à quinze lieues de Paris, comme un
asile qui pouvait me convenir, et dans lequel ils se feraient l'un et
l'autre un plaisir de m'établir. Cette proposition me toucha, et ne me
déplut pas. Avant toute chose, il fallait voir le lieu; nous convînmes du
jour où monsieur le maréchal enverrait son valet de chambre avec une
voiture, pour m'y conduire. Je me trouvai ce jour-là fort incommodé; il
fallut remettre la partie, et les contretemps qui survinrent m'empêchèrent
de l'exécuter. Ayant appris depuis que la terre de Merlou n'était pas à
monsieur le maréchal, mais à madame, je m'en consolai plus aisément de n'y
être pas allé.
 
L'Émile parut enfin, sans que j'entendisse plus parler de cartons ni
d'aucune difficulté. Avant sa publication, monsieur le maréchal me redemanda
toutes les lettres de M. de Malesherbes qui se rapportaient à cet ouvrage.
Ma grande confiance en tous les deux, ma profonde sécurité m'empêchèrent de
réfléchir à ce qu'il y avait d'extraordinaire et même d'inquiétant dans
cette demande. Je rendis les lettres, hors une ou deux, qui, par mégarde,
étaient restées dans des livres. Quelque temps auparavant, M. de Malesherbes
m'avait marqué qu'il retirait les lettres que j'avais écrites à Duchesne
durant mes alarmes au sujet des jésuites, et il faut avouer que ces lettres
ne faisaient pas grand honneur à ma raison. Mais je lui marquai qu'en nulle
chose je ne voulais passer pour meilleur que je n'étais, et qu'il pouvait
lui laisser les lettres. J'ignore ce qu'il a fait.
 
La publication de ce livre ne se fit point avec cet éclat
d'applaudissements qui suivait celle de tous mes écrits. Jamais ouvrage
n'eut de si grands éloges particuliers, ni si peu d'approbation publique. Ce
que m'en dirent, ce que m'en écrivirent les gens les plus capables d'en
juger me confirma que c'était là le meilleur de mes écrits, ainsi que le
plus important. Mais tout cela fut dit avec les précautions les plus
bizarres, comme s'il eût importé de garder le secret du bien que l'on en
pensait. Madame de Boufflers, qui me marqua que l'auteur de ce livre
méritait des statues et les hommages de tous les humains, me pria sans
façon, à la fin de son billet, de le lui renvoyer. D'Alembert, qui
m'écrivait que cet ouvrage décidait de ma supériorité, et devait me mettre à
la tête de tous les gens de lettres, ne signa point sa lettre, quoiqu'il eût
signé toutes celles qu'il m'avait écrites jusqu'alors. Duclos, ami sûr,
homme vrai, mais circonspect, et qui faisait cas de ce livre, évita de m'en
parler par écrit: la Condamine se jeta sur la Profession de foi, et battit
la campagne; Clairaut se borna, dans sa lettre, au même morceau; mais il ne
craignit pas d'exprimer l'émotion que sa lecture lui avait donnée; et il me
marqua en propres termes que cette lecture avait réchauffé sa vieille âme:
de tous ceux à qui j'avais envoyé mon livre, il fut le seul qui dit
hautement et librement à tout le monde tout le bien qu'il en pensait.
 
Mathas, à qui j'en avais aussi donné un exemplaire avant qu'il fût en
vente, le prêta à M. de Blaire, conseiller au parlement, père de l'intendant
de Strasbourg. M. de Blaire avait une maison de campagne à Saint-Gratien, et
Mathas, son ancienne connaissance, l'y allait voir quelquefois quand il
pouvait aller. Il lui fit lire l'Émile avant qu'il fût public. En le lui
rendant, M. de Blaire lui dit ces propres mots, qui me furent rendus le même
jour: "M. Mathas, voilà un fort beau livre, mais dont il sera parlé dans
peu, plus qu'il ne serait à désirer pour l'auteur." Quand il me rapporta ce
propos, je ne fis qu'en rire, et je n'y vis que l'importance d'un homme de
robe, qui met du mystère à tout. Tous les propos inquiétants qui me
revinrent ne me firent pas plus d'impression; et loin de prévoir en aucune
sorte la catastrophe à laquelle je touchais, certain de l'utilité, de la
beauté de mon ouvrage; certain d'être en règle à tous égards; certain, comme
je croyais l'être, de tout le crédit de madame de Luxembourg et même de la
faveur du ministère, je m'applaudissais du parti que j'avais pris de me
retirer au milieu de mes triomphes, et lorsque je venais d'écraser tous mes
envieux.
 
Une seule chose m'alarmait dans la publication de ce livre, et cela,
moins pour ma sûreté que pour l'acquit de mon coeur. A l'Ermitage, à
Montmorency, j'avais vu de près et avec indignation les vexations qu'un soin
jaloux des plaisirs des princes fait exercer sur les malheureux paysans
forcés de souffrir le dégât que le gibier fait dans leurs champs, sans oser
se défendre qu'à force de bruit, et forcés de passer les nuits dans leurs
fèves et leurs pois, avec des chaudrons, des tambours, des sonnettes, pour
écarter les sangliers. Témoin de la dureté barbare avec laquelle M. le comte
de Charolois faisait traiter ces pauvres gens, j'avais fait, vers la fin de
l'Émile, une sortie contre cette cruauté. Autre infraction à mes maximes,
qui n'est pas restée impunie. J'appris que les officiers de M. le prince de
Conti n'en usaient guère moins durement sur ses terres; je tremblais que ce
prince, pour lequel j'étais pénétré de respect et de reconnaissance, ne prît
pour lui ce que l'humanité révoltée m'avait fait dire pour son oncle, et ne
s'en tînt offensé. Cependant, comme ma conscience me rassurait pleinement
sur cet article, je me tranquillisai sur son témoignage, et je fis bien. Du
moins je n'ai jamais appris que ce grand prince ait fait la moindre
attention à ce passage, écrit longtemps avant que j'eusse l'honneur d'être
connu de lui.
 
Peu de jours avant ou après la publication de mon livre, car je ne me
rappelle pas bien exactement le temps, parut un autre ouvrage sur le même
sujet, tiré mot à mot de mon premier volume, hors quelques platises dont on
avait entremêlé cet extrait. Ce livre portait le nom d'un Genevois appelé
Balexert; et il était dit, dans le titre, qu'il avait remporté le prix à
l'Académie de Harlem. Je compris aisément que cette Académie et ce prix
étaient d'une création toute nouvelle, pour déguiser le plagiat aux yeux du
public; mais je vis aussi qu'il y avait à cela quelque intrigue antérieure,
à laquelle je ne comprenais rien; soit par la communication de mon
manuscrit, sans quoi ce vol n'aurait pu se faire; soit pour bâtir l'histoire
de ce prétendu prix, à laquelle il avait bien fallu donner quelque
fondement. Ce n'est que bien des années après que sur un mot échappé à
d'Ivernois, j'ai pénétré le mystère, et entrevu ceux qui avaient mis en jeu
le sieur Balexert.
 
Les sourds mugissements qui précèdent l'orage commençaient à se faire
entendre, et tous les gens un peu pénétrants virent bien qu'il se couvait,
au sujet de mon livre et de moi, quelque complot qui ne tarderait pas
d'éclater. Pour moi, ma sécurité, ma stupidité fut telle, que, loin de
prévoir mon malheur, je n'en soupçonnai pas même la cause, après en avoir
ressenti l'effet. On commença par répandre avec assez d'adresse qu'en
sévissant contre les jésuites, on ne pouvait marquer une indulgence partiale
pour les livres et les auteurs qui attaquaient la religion. On me reprochait
d'avoir mis mon nom à l'Émile, comme si je ne l'avais pas mis à tous mes
autres écrits, et auxquels on n'avait rien dit. Il semblait qu'on craignît
de se voir forcé à quelques démarches qu'on ferait à regret, mais que les
circonstances rendaient nécessaires, auxquelles mon imprudence avait donné
lieu. Ces bruits me parvinrent et ne m'inquiétèrent guère: il ne me vint pas
même à l'esprit qu'il pût y avoir dans toute cette affaire la moindre chose
qui me regardât personnellement, moi qui me sentais si parfaitement
irréprochable, si bien appuyé, si bien en règle à tous égards, et qui ne
craignais pas que madame de Luxembourg me laissât dans l'embarras, pour un
tort qui, s'il existait, était tout entier à elle seule. Mais sachant en
pareil cas comme les choses se passent, et que l'usage est de sévir contre
les libraires en ménageant les auteurs, je n'étais pas sans inquiétude pour
le pauvre Duchesne, si M. de Malesherbes venait à l'abandonner.
 
Je restai tranquille. Les bruits augmentèrent et changèrent bientôt de
ton. Le public, et surtout le parlement, semblaient s'irriter par ma
tranquillité. Au bout de quelques jours la fermentation devint terrible; et
les menaces changeant d'objet s'adressèrent directement à moi. On entendait
dire tout ouvertement aux parlementaires qu'on n'avançait rien à brûler les
livres, et qu'il fallait brûler les auteurs. Pour les libraires, on n'en
parlait point. La première fois que ces propos, plus dignes d'un inquisiteur
de Goa que d'un sénateur, me revinrent, je ne doutai point que ce ne fût une
invention des holbachiens pour tâcher de m'effrayer et de m'exciter à fuir.
Je ris de cette puérile ruse, et je me disais, en me moquant d'eux, que
s'ils avaient su la vérité des choses, ils auraient cherché quelque autre
moyen de me faire peur: mais la rumeur enfin devint telle, qu'il fut clair
que c'était tout de bon. M. et madame de Luxembourg avaient cette année
avancé leur second voyage de Montmorency, de sorte qu'ils y étaient au
commencement de juin. J'y entendis très peu parler de mes nouveaux livres,
malgré le bruit qu'ils faisaient à Paris; et les maîtres de la maison ne
m'en parlaient point du tout. Un matin cependant que j'étais seul avec M. de
Luxembourg, il me dit: Avez-vous parlé mal de M. de Choiseul dans le Contrat
social? Moi, lui dis-je, en reculant de surprise, non, je vous jure; mais
j'en ai fait en revanche, et d'une plume qui n'est point louangeuse, le plus
bel éloge que jamais ministre ait reçu. Et tout de suite je lui rapportai le
passage. Et dans l'Émile? reprit-il. Pas un mot, répondis-je; il n'y a pas
un seul mot qui le regarde. Ah! dit-il avec plus de vivacité qu'il n'en
avait d'ordinaire, il fallait faire la même chose dans l'autre livre, ou
être plus clair. J'ai cru l'être, ajoutai-je; je l'estimais assez pour cela.
Il allait reprendre la parole; je le vis prêt à s'ouvrir; il se retint, et
se tut. Malheureuse politique de courtisan, qui dans les meilleurs coeurs
domine l'amitié même!
 
Cette conversation, quoique courte, m'éclaira sur ma situation, du
moins à certain égard, et me fit comprendre que c'était bien à moi qu'on en
voulait. Je déplorai cette inouïe fatalité qui tournait à mon préjudice tout
ce que je disais et faisais de bien. Cependant me sentant pour plastron dans
cette affaire madame de Luxembourg et M. de Malesherbes, je ne voyais pas
comment on pouvait s'y prendre pour les écarter et venir jusqu'à moi: car
d'ailleurs je sentis bien dès lors qu'il ne serait plus question d'équité ni
de justice, et qu'on ne s'embarrasserait pas d'examiner si j'avais
réellement tort ou non. L'orage cependant grondait de plus en plus. Il n'y
avait pas jusqu'à Néaulme qui, dans la diffusion de son bavardage, ne me
montrât du regret de s'être mêlé de cet ouvrage, et la certitude où il
paraissait être du sort qui menaçait le livre et l'auteur. Une chose
pourtant me rassurait toujours: je voyais madame de Luxembourg si
tranquille, si contente, si riante même, qu'il fallait bien qu'elle fût sûre
de son fait, pour n'avoir pas la moindre inquiétude à mon sujet, pour ne pas
me dire un seul mot de commisération ni d'excuse, pour voir le tour que
prendrait cette affaire, avec autant de sang-froid que si elle ne s'en fût
pas mêlée, et qu'elle n'eût pas pris à moi le moindre intérêt. Ce qui me
surprenait, était qu'elle ne me disait rien du tout. Il me semblait qu'elle
aurait dû me dire quelque chose. Madame de Boufflers paraissait moins
tranquille. Elle allait et venait avec un air d'agitation, se donnant
beaucoup de mouvement, et m'assurant que M. le prince de Conti s'en donnait
beaucoup aussi pour parer le coup qui m'était préparé, et qu'elle attribuait
toujours aux circonstances présentes, dans lesquelles il importait au
parlement de ne pas se laisser accuser par les jésuites d'indifférence sur
la religion. Elle paraissait cependant peu compter sur les démarches du
prince et des siennes. Ses conversations, plus alarmantes que rassurantes,
tendaient toutes à m'engager à la retraite, et elle me conseillait toujours
l'Angleterre, où elle m'offrait beaucoup d'amis, entre autres le célèbre
Hume, qui était le sien depuis longtemps. Voyant que je persistais à rester
tranquille, elle prit un tour plus capable de m'ébranler. Elle me fit
entendre que si j'étais arrêté et interrogé, je me mettais dans la nécessité
de nommer madame de Luxembourg, et que son amitié pour moi méritait bien que
je ne m'exposasse pas à la compromettre. Je répondis qu'en pareil cas elle
pouvait rester tranquille, et que je ne la compromettrais point. Elle
répliqua que cette résolution était plus facile à prendre qu'à exécuter; et
en cela elle avait raison, surtout pour moi, bien déterminé à ne jamais me
parjurer ni mentir devant les juges, quelque risque qu'il pût y avoir à dire
la vérité.
 
Voyant que cette réflexion m'avait fait quelque impression, sans
cependant que je pusse me résoudre à fuir, elle me parla de la Bastille pour
quelques semaines, comme d'un moyen de me soustraire à la juridiction du
parlement, qui ne se mêle pas des prisonniers d'État. Je n'objectai rien
contre cette singulière grâce, pourvu qu'elle ne fût pas sollicitée en mon
nom. Comme elle ne m'en parla plus, j'ai jugé dans la suite qu'elle n'avait
proposé cette idée que pour me sonder, et qu'on n'avait point voulu d'un
expédient qui finissait tout.
 
Peu de jours après, monsieur le maréchal reçut du curé de Deuil, ami de
Grimm et de madame d'Épinay, une lettre portant l'avis, qu'il disait avoir
eu de bonne part, que le parlement devait procéder contre moi avec la
dernière sévérité, et que tel jour, qu'il marqua, je serais décrété de prise
de corps. Je jugeai cet avis de fabrique holbachique; je savais que le
parlement était très attentif aux formes, et que c'était toutes les
enfreindre que de commencer en cette occasion par un décret de prise de
corps, avant de savoir juridiquement si j'avouais le livre, et si réellement
j'en étais l'auteur. Il n'y a, disais-je à madame de Boufflers, que les
crimes qui portent atteinte à la sûreté publique, dont sur le simple indice
on décrète les accusés de prise de corps, de peur qu'ils n'échappent au
châtiment. Mais quand on veut punir un délit tel que le mien, qui mérite des
honneurs et des récompenses, on procède contre le livre, et l'on évite
autant qu'on peut de s'en prendre à l'auteur. Elle me fit à cela une
distinction subtile, que j'ai oubliée, pour me prouver que c'était par
faveur qu'on me décrétait de prise de corps, au lieu de m'assigner pour être
ouï. Le lendemain je reçus une lettre de Guy, qui me marquait que, s'étant
trouvé le même jour chez M. le procureur général, il avait vu sur son bureau
le brouillon d'un réquisitoire contre l'Émile et son auteur. Notez que ledit
Guy était l'associé de Duchesne, qui avait imprimé l'ouvrage; lequel, fort
tranquille pour son propre compte, donnait par charité cet avis à l'auteur.
On peut juger combien tout cela me parut croyable. Il était si simple, si
naturel qu'un libraire admis à l'audience de monsieur le procureur général
lût tranquillement les manuscrits et brouillons épars sur le bureau de ce
magistrat! Madame de Boufflers et d'autres me confirmèrent la même chose.
Sur les absurdités dont on me rebattait incessamment les oreilles, j'étais
tenté de croire que tout le monde était devenu fou.
 
Sentant bien qu'il y avait sous tout cela quelque mystère qu'on ne
voulait pas me dire, j'attendais tranquillement l'événement, me reposant sur
ma droiture et mon innocence en toute cette affaire, et trop heureux,
quelque persécution qui dût m'atteindre, d'être appelé à l'honneur de
souffrir pour la vérité. Loin de craindre et de me tenir caché, j'allai tous
les jours au château, et je faisais les après-midi ma promenade ordinaire.
Le 8 juin, veille du décret, je la fis avec deux professeurs oratoriens, le
P. Alamanin et le P. Mandard. Nous portâmes aux Champeaux un petit goûter,
que nous mangeâmes de grand appétit. Nous avions oublié des verres: nous y
suppléâmes par des chalumeaux de seigle, avec lesquels nous aspirions le vin
dans la bouteille, nous piquant de choisir des tuyaux bien larges, pour
pomper à qui mieux mieux. Je n'ai de ma vie été si gai.
 
J'ai conté comment je perdis le sommeil dans ma jeunesse. Depuis lors
j'avais bien l'habitude de lire tous les soirs dans mon lit jusqu'à ce que
je sentisse mes yeux s'appesantir. Alors j'éteignais ma bougie, et je
tâchais de m'assoupir quelques instants, qui ne duraient guère. Ma lecture
ordinaire du soir était la Bible, et je l'ai lue entière au moins cinq ou
six fois de suite de cette façon. Ce soir-là, me trouvant plus éveillé qu'à
l'ordinaire, je prolongeai plus longtemps ma lecture, et je lus tout entier
le livre qui finit par le Lévite d'Éphraïm, et qui, si je ne me trompe, est
le livre des Juges; car je ne l'ai pas revu depuis ce temps-là. Cette
histoire m'affecta beaucoup, et j'en étais occupé dans une espèce de rêve,
quand tout à coup j'en fus tiré par du bruit et de la lumière. Thérèse, qui
la portait, éclairait M. la Roche, qui, me voyant lever brusquement sur mon
séant, me dit: Ne vous alarmez pas; c'est de la part de madame la maréchale,
qui vous écrit et vous envoie une lettre de M. le prince de Conti. En effet,
dans la lettre de madame de Luxembourg je trouvai celle qu'un exprès de ce
prince venait de lui apporter, portant avis que, malgré tous ses efforts, on
était déterminé à procéder contre moi à toute rigueur. La fermentation, lui
marquait-il, est extrême; rien ne peut parer le coup; la cour l'exige, le
parlement le veut; à sept heures du matin il sera décrété de prise de corps,
et l'on enverra sur-le-champ le saisir. J'ai obtenu qu'on ne le poursuivra
pas, s'il s'éloigne; mais s'il persiste à vouloir se laisser prendre, il
sera pris. La Roche me conjura, de la part de madame la maréchale, de me
lever, et d'aller conférer avec elle. Il était deux heures; elle venait de
se coucher. Elle vous attend, ajouta-t-il, et ne veut pas s'endormir sans
vous avoir vu. Je m'habillai à la hâte, et j'y courus.
 
Elle me parut agitée. C'était la première fois. Son trouble me toucha.
Dans ce moment de surprise, au milieu de la nuit, je n'étais pas moi-même
exempt d'émotion; mais en la voyant je m'oubliai moi-même pour ne penser
qu'à elle, et au triste rôle qu'elle allait jouer si je me laissais prendre:
car me sentant assez de courage pour ne dire jamais que la vérité, dût-elle
me nuire et me perdre, je ne me sentais ni assez de présence d'esprit, ni
assez d'adresse, ni peut-être assez de fermeté, pour éviter de la
compromettre, si j'étais vivement pressé. Cela me décida à sacrifier ma
gloire à sa tranquillité, à faire pour elle, en cette occasion, ce que rien
ne m'eût fait faire pour moi. Dans l'instant que ma résolution fut prise, je
la lui déclarai, ne voulant point gâter le prix de mon sacrifice en le lui
faisant acheter. Je suis certain qu'elle ne put se tromper sur mon motif;
cependant elle ne me dit pas un mot qui marquât qu'elle y fût sensible. Je
fus choqué de cette indifférence, au point de balancer à me rétracter: mais
monsieur le maréchal survint; madame de Boufflers arriva de Paris quelques
moments après. Ils firent ce qu'aurait dû faire madame de Luxembourg. Je me
laissai flatter. J'eus honte de me dédire, et il ne fut plus question que du
lieu de ma retraite, et du temps de mon départ. M. de Luxembourg me proposa
de rester chez lui quelques jours incognito, pour délibérer, et prendre nos
mesures plus à loisir; je n'y consentis point, non plus qu'à la proposition
d'aller secrètement au Temple. Je m'obstinai à vouloir partir dès le même
jour, plutôt que de rester caché où que ce pût être.
 
Sentant que j'avais des ennemis secrets et puissants dans le royaume,
je jugeai que, malgré mon attachement pour la France, j'en devais sortir
pour assurer ma tranquillité. Mon premier mouvement fut de me retirer à
Genève; mais un instant de réflexion suffit pour me dissuader de faire cette
sottise. Je savais que le ministère de France, encore plus puissant à Genève
qu'à Paris, ne me laisserait pas plus en paix dans une de ces villes que
dans l'autre, s'il avait résolu de me tourmenter. Je savais que le Discours
sur l'Inégalité avait excité contre moi, dans le conseil, une haine d'autant
plus dangereuse qu'il n'osait la manifester. Je savais qu'en dernier lieu,
quand la Nouvelle Héloïse parut, il s'était pressé de la défendre, à la
sollicitation du docteur Tronchin; mais voyant que personne ne l'imitait,
pas même à Paris, il eut honte de cette étourderie, et retira la défense. Je
ne doutais pas que, trouvant ici l'occasion plus favorable, il n'eût grand
soin d'en profiter. Je savais que, malgré tous les beaux semblants, il
régnait contre moi, dans tous les coeurs genevois, une secrète jalousie qui
n'attendait que l'occasion de s'assouvir. Néanmoins, l'amour de la patrie me
rappelait dans la mienne; et si j'avais pu me flatter d'y vivre en paix, je
n'aurais pas balancé: mais l'honneur ni la raison ne me permettant pas de
m'y réfugier comme un fugitif, je pris le parti de m'en rapprocher
seulement, et d'aller attendre, en Suisse, celui qu'on prendrait à Genève à
mon égard. On verra bientôt que cette incertitude ne dura pas longtemps.
 
Madame de Boufflers désapprouva beaucoup cette résolution, et fit de
nouveaux efforts pour m'engager à passer en Angleterre. Elle ne m'ébranla
pas. Je n'ai jamais aimé l'Angleterre ni les Anglais; et toute l'éloquence
de madame de Boufflers, loin de vaincre ma répugnance, semblait l'augmenter,
sans que je susse pourquoi.
 
Décidé à partir le même jour, je fus dès le matin parti pour tout le
monde; et la Roche, par qui j'envoyai chercher mes papiers, ne voulut pas
dire à Thérèse elle-même si je l'étais ou ne l'étais pas. Depuis que j'avais
résolu d'écrire un jour mes Mémoires, j'avais accumulé beaucoup de lettres
et autres papiers; de sorte qu'il fallut plusieurs voyages. Une partie de
ces papiers déjà triés furent mis à part, et je m'occupai le reste de la
matinée à trier les autres, afin de n'emporter que ce qui pouvait m'être
utile, et brûler le reste. M. de Luxembourg voulut bien m'aider à ce
travail, qui se trouva si long que nous ne pûmes achever dans la matinée, et
je n'eus le temps de rien brûler. Monsieur le maréchal m'offrit de se
charger du reste du triage, de brûler le rebut lui-même, sans s'en rapporter
à qui que ce fût, de m'envoyer tout ce qui aurait été mis à part. J'acceptai
l'offre, fort aise d'être délivré de ce soin, pour pouvoir passer le peu
d'heures qui me restaient avec des personnes si chères, que j'allais quitter
pour jamais. Il prit la clef de la chambre où je laissais ces papiers, et à
mon instante prière il envoya chercher ma pauvre tante qui se consumait dans
la perplexité mortelle de ce que j'étais devenu, et de ce qu'elle allait
devenir, et attendant à chaque instant les huissiers, sans savoir comment se
conduire et que leur répondre. La Roche l'amena au château, sans lui rien
dire; elle me croyait déjà bien loin: en m'apercevant, elle perça l'air de
ses cris, et se précipita dans mes bras. O amitié, rapport des coeurs,
habitude, intimité! Dans ce doux et cruel moment se rassemblèrent tous les
jours de bonheur, de tendresse et de paix passés ensemble pour mieux me
faire sentir le déchirement d'une première séparation, après nous être à
peine perdus de vue un seul jour pendant près de dix-sept ans. Le maréchal,
témoin de cet embrassement, ne put retenir ses larmes. Il nous laissa.
Thérèse ne voulait plus me quitter. Je lui fis sentir l'inconvénient qu'elle
me suivît en ce moment, et la nécessité qu'elle restât pour liquider mes
effets et recueillir mon argent. Quand on décrète un homme de prise de
corps, l'usage est de saisir ses papiers, de mettre le scellé sur ses
effets, ou d'en faire l'inventaire, et d'y nommer un gardien. Il fallait
bien qu'elle restât pour veiller à ce qui se passerait, et tirer de tout le
meilleur parti possible. Je lui promis qu'elle me rejoindrait dans peu:
monsieur le maréchal confirma ma promesse; mais je ne voulus jamais lui dire
où j'allais, afin que, interrogée par ceux qui viendraient me saisir, elle
pût protester avec vérité de son ignorance sur cet article. En l'embrassant
au moment de nous quitter, je sentis en moi-même un mouvement très
extraordinaire, et je lui dis, dans un transport, hélas! trop prophétique:
Mon enfant, il faut t'armer de courage. Tu as partagé la prospérité de mes
beaux jours; il te reste, puisque tu le veux, à partager mes misères.
N'attends plus qu'affronts et calamités à ma suite. Le sort que ce triste
jour commence pour moi me poursuivra jusqu'à ma dernière heure.
 
Il ne me restait plus qu'à songer au départ. Les huissiers avaient dû
venir à dix heures. Il en était quatre après midi quand je partis, et ils
n'étaient pas encore arrivés. Il avait été décidé que je prendrais la poste.
Je n'avais point de chaise; monsieur le maréchal me fit présent d'un
cabriolet, et me prêta des chevaux et un postillon jusqu'à la première
poste, où, par les mesures qu'il avait prises, on ne fit aucune difficulté
de me fournir des chevaux.
 
Comme je n'avais point dîné à table, et ne m'étais pas montré dans le
château, les dames vinrent me dire adieu dans l'entresol, où j'avais passé
la journée. Madame la maréchale m'embrassa plusieurs fois d'un air assez
triste, mais je ne sentis plus dans ces embrassements les étreintes de ceux
qu'elle m'avait prodigués il y avait deux ou trois ans. Madame de Boufflers
m'embrassa aussi, et me dit de fort belles choses. Un embrassement qui me
surprit davantage fut celui de madame de Mirepoix; car elle était aussi là.
Madame la maréchale de Mirepoix est une personne extrêmement froide, décente
et réservée, et ne me paraît pas tout à fait exempte de la hauteur naturelle
à la maison de Lorraine. Elle ne m'avait jamais témoigné beaucoup
d'attention. Soit que, flatté d'un honneur auquel je ne m'attendais pas, je
cherchasse à m'en augmenter le prix, soit qu'en effet elle eût mis dans cet
embrassement un peu de cette commisération naturelle aux coeurs généreux, je
trouvai dans son mouvement et dans son regard je ne sais quoi d'énergique
qui me pénétra. Souvent, en y repensant, j'ai soupçonné dans la suite que,
n'ignorant pas à quel sort j'étais condamné, elle n'avait pu se défendre
d'un mouvement d'attendrissement sur ma destinée.
 
Monsieur le maréchal n'ouvrait pas la bouche; il était pâle comme un
mort. Il voulut absolument m'accompagner jusqu'à ma chaise qui m'attendait à
l'abreuvoir. Nous traversâmes tout le jardin sans dire un seul mot. J'avais
une clef du parc, dont je me servais pour ouvrir la porte; après quoi, au
lieu de remettre la clef dans ma poche, je la lui rendis sans mot dire. Il
la prit avec une vivacité surprenante, à laquelle je n'ai pu m'empêcher de
penser souvent depuis ce temps-là. Je n'ai guère eu dans ma vie d'instant
plus amer que celui de cette séparation. L'embrassement fut long et muet:
nous sentîmes l'un et l'autre que cet embrassement était un dernier adieu.
 
Entre la Barre et Montmorency je rencontrai dans un carrosse de remise
quatre hommes en noir, qui me saluèrent en me souriant. Sur ce que Thérèse
m'a rapporté dans la suite de la figure des huissiers, de l'heure de leur
arrivée, et de la façon dont ils se comportèrent, je n'ai point douté que ce
ne fussent eux; surtout ayant appris dans la suite qu'au lieu d'être décrété
à sept heures, comme on me l'avait annoncé, je ne l'avais été qu'à midi. Il
fallut traverser tout Paris. On n'est pas fort caché dans un cabriolet tout
ouvert. Je vis dans les rues plusieurs personnes qui me saluèrent d'un air
de connaissance, mais je n'en reconnus aucune. Le même soir je me détournai
pour passer à Villeroy. A Lyon, les courriers doivent être menés au
commandant. Cela pouvait être embarrassant pour un homme qui ne voulait ni
mentir, ni changer son nom. J'allais avec une lettre de madame de
Luxembourg, prier M. de Villeroy de faire en sorte que je fusse exempté de
cette corvée. M. de Villeroy me donna une lettre dont je ne fis point usage,
parce que je ne passai pas à Lyon. Cette lettre est restée encore cachetée
parmi mes papiers. M. le duc me pressa beaucoup de coucher à Villeroy; mais
j'aimai mieux reprendre la grande route, et je fis encore deux postes le
même jour.
 
Ma chaise était rude, et j'étais trop incommodé pour pouvoir marcher à
grandes journées. D'ailleurs je n'avais pas l'air assez imposant pour me
faire bien servir; et l'on sait qu'en France les chevaux de poste ne sentent
la gaule que sur les épaules du postillon. En payant grassement les guides,
je crus suppléer à la mine et au propos; ce fut encore pis. Ils me prirent
pour un pied-plat, qui marchait par commission, et qui courait la poste pour
la première fois de sa vie. Dès lors je n'eus plus que des rosses, et je
devins le jouet des postillons. Je finis comme j'aurais dû commencer, par
prendre patience, ne rien dire, et aller comme il leur plut.
 
J'avais de quoi ne pas m'ennuyer en route, en me livrant aux réflexions
qui se présentaient sur tout ce qui venait de m'arriver; mais ce n'était là
ni mon tour d'esprit, ni la pente de mon coeur. Il est étonnant avec quelle
facilité j'oublie le mal passé, quelque récent qu'il puisse être. Autant sa
prévoyance m'effraye et me trouble tant que je la vois dans l'avenir, autant
son souvenir me revient faiblement et s'éteint sans peine aussitôt qu'il est
arrivé. Ma cruelle imagination, qui se tourmente sans cesse à prévenir les
maux qui ne sont point encore, fait diversion à ma mémoire, et m'empêche de
me rappeler ceux qui ne sont plus. Contre ce qui est fait il n'y a plus de
précautions à prendre, et il est inutile de s'en occuper. J'épuise en
quelque façon mon malheur d'avance: plus j'ai souffert à le prévoir, plus
j'ai de facilité à l'oublier; tandis qu'au contraire, sans cesse occupé de
mon bonheur passé, je le rappelle et le rumine pour ainsi dire, au point
d'en jouir derechef quand je veux. C'est à cette heureuse disposition, je le
sens, que je dois de n'avoir jamais connu cette humeur rancunière qui
fermente dans un coeur vindicatif par le souvenir continuel des offenses
reçues, et qui le tourmente lui-même de tout le mal qu'il voudrait faire à
son ennemi. Naturellement emporté, j'ai senti la colère, la fureur même dans
les premiers mouvements; mais jamais un désir de vengeance ne prit racine au
dedans de moi. Je m'occupe trop peu de l'offense pour m'occuper beaucoup de
l'offenseur. Je ne pense au mal que j'en ai reçu qu'à cause de celui que
j'en peux recevoir encore; et si j'étais sûr qu'il ne m'en fît plus, celui
qu'il m'a fait serait à l'instant oublié. On nous prêche beaucoup le pardon
des offenses: c'est une fort belle vertu sans doute, mais qui n'est pas à
mon usage. J'ignore si mon coeur saurait dominer sa haine, car il n'en a
jamais senti; et je pense trop peu à mes ennemis, pour avoir le mérite de
leur pardonner. Je ne dirai pas à quel point, pour me tourmenter, ils se
tourmentent eux-mêmes. Je suis à leur merci, ils ont tout pouvoir, ils en
usent. Il n'y a qu'une seule chose au-dessus de leur puissance, et dont je
les défie: c'est, en se tourmentant de moi, de me forcer à me tourmenter
d'eux.
 
Dès le lendemain de mon départ, j'oubliai si parfaitement tout ce qui
venait de se passer, et le parlement, et madame de Pompadour, et M. de
Choiseul, et Grimm, et d'Alembert, et leurs complots, et leurs complices,
que je n'y aurais pas même repensé de tout mon voyage, sans les précautions
dont j'étais obligé d'user. Un souvenir qui me vint au lieu de tout cela,
fut celui de ma dernière lecture la veille de mon départ. Je me rappelai
aussi les Idylles de Gessner, que son traducteur Hubert m'avait envoyées, il
y avait quelque temps. Ces deux idées me revinrent si bien, et se mêlèrent
de telle sorte dans mon esprit, que je voulus essayer de les réunir, en
traitant à la manière de Gessner le sujet du Lévite d'Éphraïm. Ce style
champêtre et naïf ne paraissait guère propre à un sujet si atroce, et il
n'était guère à présumer que ma situation présente me fournît des idées bien
riantes pour l'égayer. Je tentai toutefois la chose, uniquement pour
m'amuser dans ma chaise, et sans aucun espoir de succès. A peine eus-je
essayé, que je fus étonné de l'aménité de mes idées, et de la facilité que
j'éprouvais à les rendre. Je fis en trois jours les trois premiers chants de
ce petit poème, que j'achevai dans la suite à Motiers; et je suis sûr de
n'avoir rien fait en ma vie où règne une douceur de moeurs plus
attendrissante, un coloris plus frais, des peintures plus naïves, un costume
plus exact, une plus antique simplicité en toutes choses, et tout cela
malgré l'horreur du sujet, qui dans le fond est abominable; de sorte
qu'outre tout le reste, j'eus encore le mérite de la difficulté vaincue. Le
Lévite d'Éphraïm, s'il n'est pas le meilleur de mes ouvrages, en sera
toujours le plus chéri. Jamais je ne l'ai relu, jamais je ne le relirai,
sans sentir en dedans l'applaudissement d'un coeur sans fiel, qui, loin de
s'aigrir par ses malheurs, s'en console avec lui-même, et trouve en soi de
quoi s'en dédommager. Qu'on rassemble tous ces grands philosophes, si
supérieurs dans leurs livres à l'adversité qu'ils n'éprouvèrent jamais;
qu'on les mette dans une position pareille à la mienne, et que, dans la
première indignation de l'honneur outragé, on leur donne un pareil ouvrage à
faire: on verra comment ils s'en tireront.
 
En partant de Montmorency pour la Suisse, j'avais pris la résolution
d'aller m'arrêter à Yverdun chez mon bon vieux ami M. Roguin, qui s'y était
retiré depuis quelques années, et qui m'avait même invité à l'y aller voir.
J'appris en route que Lyon faisait un détour; cela m'évita d'y passer. Mais
en revanche il fallait passer par Besançon, place de guerre, et par
conséquent sujette au même inconvénient. Je m'avisai de gauchir, et de
passer par Salins, sous prétexte d'aller voir M. de Mairan, neveu de M.
Dupin, qui avait un emploi à la saline, et qui m'avait fait jadis force
invitation de l'y aller voir. L'expédient me réussit; je ne trouvai point M.
de Mairan: fort aise d'être dispensé de m'arrêter, je continuai ma route
sans que personne me dît mot.
 
En entrant sur le territoire de Berne, je fis arrêter; je descendis, je
me prosternai, j'embrassai, je baisai la terre, et m'écriai dans mon
transport: Ciel, protecteur de la vertu, je te loue! je touche une terre de
liberté. C'est ainsi qu'aveugle et confiant dans mes espérances, je me suis
toujours passionné pour ce qui devait faire mon malheur. Mon postillon
surpris me crut fou; je remontai dans ma chaise, et peu d'heures après j'eus
la joie aussi pure que vive de me sentir pressé dans les bras du respectable
Roguin. Ah! respirons quelques instants chez ce digne hôte! J'ai besoin d'y
reprendre du courage et des forces; je trouverai bientôt à les employer.
 
Ce n'est pas sans raison que je me suis étendu, dans le récit que je
viens de faire, sur toutes les circonstances que j'ai pu me rappeler.
Quoiqu'elles ne paraissent pas fort lumineuses, quand on tient une fois le
fil de la trame, elles peuvent jeter du jour sur sa marche; et par exemple,
sans donner la première idée du problème que je vais proposer, elles aident
beaucoup à le résoudre.
 
Supposons que pour l'exécution du complot dont j'étais l'objet, mon
éloignement fût absolument nécessaire, tout devait, pour l'opérer, se passer
à peu près comme il se passa; mais si, sans me laisser épouvanter par
l'ambassade nocturne de madame de Luxembourg et troubler par ses alarmes,
j'avais continué de tenir ferme comme j'avais commencé, et qu'au lieu de
rester au château je m'en fusse retourné dans mon lit dormir tranquillement
la fraîche matinée, aurais-je également été décrété? Grande question, d'où
dépend la solution de beaucoup d'autres, et pour l'examen de laquelle
l'heure du décret comminatoire et celle du décret réel ne sont pas inutiles
à remarquer. Exemple grossier, mais sensible, de l'importance des moindres
détails dans l'exposé des faits dont on cherche les causes secrètes, pour
les découvrir par induction.
 
 
 
== LIVRE DOUZIÈME ==
 
1762
 
Ici commence l'oeuvre de ténèbres dans lequel, depuis huit ans, je me
trouve enseveli, sans que, de quelque façon que je m'y sois pu prendre, il
m'ait été possible d'en percer l'effrayante obscurité. Dans l'abîme de maux
où je suis submergé, je sens les atteintes des coups qui me sont portés;
j'en aperçois l'instrument immédiat; mais je ne puis voir ni la main qui les
dirige, ni les moyens qu'elle met en oeuvre. L'opprobre et les malheurs
tombent sur moi comme d'eux-mêmes, et sans qu'il y paraisse. Quand mon coeur
déchiré laisse échapper des gémissements, j'ai l'air d'un homme qui se
plaint sans sujet; et les auteurs de ma ruine ont trouvé l'art inconcevable
de rendre le public complice de leur complot, sans qu'il s'en doute
lui-même, et sans qu'il en aperçoive l'effet. En narrant donc les événements
qui me regardent, les traitements que j'ai soufferts, et tout ce qui m'est
arrivé, je suis hors d'état de remonter à la main motrice, et d'assigner les
causes en disant les faits. Ces causes primitives sont toutes marquées dans
les trois précédents livres; tous les intérêts relatifs à moi, tous les
motifs secrets y sont exposés. Mais dire en quoi ces diverses causes se
combinent pour opérer les étranges événements de ma vie, voilà ce qu'il
m'est impossible d'expliquer, même par conjecture. Si parmi mes lecteurs il
s'en trouve d'assez généreux pour vouloir approfondir ces mystères et
découvrir la vérité, qu'ils relisent avec soin les trois précédents livres;
qu'ensuite à chaque fait qu'ils liront dans les suivants ils prennent les
informations qui seront à leur portée, qu'ils remontent d'intrigue en
intrigue et d'agent en agent jusqu'aux premiers moteurs de tout, je sais
certainement à quel terme aboutiront leurs recherches; mais je me perds dans
la route obscure et tortueuse des souterrains qui les y conduiront.
 
Durant mon séjour à Yverdun, j'y fis connaissance avec toute la famille
de M. Roguin, et entre autres avec sa nièce madame Boy de la Tour et ses
filles, dont, comme je crois l'avoir dit, j'avais autrefois connu le père à
Lyon. Elle était venue à Yverdun voir son oncle et ses soeurs; sa fille
aînée, âgée d'environ quinze ans, m'enchanta par son grand sens et son
excellent caractère. Je m'attachai de l'amitié la plus tendre à la mère et à
la fille. Cette dernière était destinée par M. Roguin au colonel son neveu,
déjà d'un certain âge, et qui me témoignait aussi la plus grande affection;
mais, quoique l'oncle fût passionné pour ce mariage, que le neveu le désirât
fort aussi, et que je prisse un intérêt très vif à la satisfaction de l'un
et de l'autre, la grande disproportion d'âge et l'extrême répugnance de la
jeune personne me firent concourir avec la mère à détourner ce mariage, qui
ne se fit point. Le colonel épousa depuis mademoiselle Dillan sa parente,
d'un caractère et d'une beauté bien selon mon coeur, et qui l'a rendu le
plus heureux des maris et des pères. Malgré cela, M. Roguin n'a pu oublier
que j'aie en cette occasion contrarié ses désirs. Je m'en suis consolé par
la certitude d'avoir rempli, tant envers lui qu'envers sa famille, le devoir
de la plus sainte amitié, qui n'est pas de se rendre toujours agréable, mais
de conseiller toujours pour le mieux.
 
Je ne fus pas longtemps en doute sur l'accueil qui m'attendait à
Genève, au cas que j'eusse envie d'y retourner. Mon livre y fut brûlé, et
j'y fus décrété le 10 juin, c'est-à-dire neuf jours après l'avoir été à
Paris. Tant d'incroyables absurdités étaient cumulées dans ce second décret,
et l'édit ecclésiastique y était si formellement violé, que je refusai
d'ajouter foi aux premières nouvelles qui m'en vinrent, et que, quand elles
furent bien confirmées, je tremblai qu'une si manifeste et criante
infraction de toutes les lois, à commencer par celle du bon sens, ne mit
Genève sens dessus dessous. J'eus de quoi me rassurer; tout resta
tranquille. S'il s'émut quelque rumeur dans la populace, elle ne fut que
contre moi, et je fus traité publiquement par toutes les caillettes et par
tous les cuistres comme un écolier qu'on menacerait du fouet pour n'avoir
pas bien dit son catéchisme.
 
Ces deux décrets furent le signal du cri de malédiction qui s'éleva
contre moi dans toute l'Europe avec une fureur qui n'eut jamais d'exemple.
Toutes les gazettes, tous les journaux, toutes les brochures sonnèrent le
plus terrible tocsin. Les Français surtout, ce peuple si doux, si poli, si
généreux, qui se pique si fort de bienséance et d'égards pour les
malheureux, oubliant tout d'un coup ses vertus favorites, se signala par le
nombre et la violence des outrages dont il m'accablait à l'envi. J'étais un
impie, un athée, un forcené, un enragé, une bête féroce, un loup. Le
continuateur du journal de Trévoux fit sur ma prétendue lycanthropie un
écart qui montrait assez bien la sienne. Enfin, vous eussiez dit qu'on
craignait à Paris de se faire une affaire avec la police, si, publiant un
écrit sur quelque sujet que ce pût être, on manquait d'y larder quelque
insulte contre moi. En cherchant vainement la cause de cette unanime
animosité, je fus prêt à croire que tout le monde était devenu fou. Quoi! le
rédacteur de la Paix perpétuelle souffle la discorde; l'éditeur du Vicaire
savoyard est un impie; l'auteur de la Nouvelle Héloïse est un loup; celui de
l'Émile est un enragé. Eh! mon Dieu, qu'aurais-je donc été, si j'avais
publié le livre de l'Esprit, ou quelque autre ouvrage semblable? Et
pourtant, dans l'orage qui s'éleva contre l'auteur de ce livre, le public,
loin de joindre sa voix à celle de ses persécuteurs, le vengea d'eux par ses
éloges. Que l'on compare son livre et les miens, l'accueil différent qu'ils
ont reçu, les traitements faits aux deux auteurs dans les divers États de
l'Europe; qu'on trouve à ces différences des causes qui puissent contenter
un homme sensé: voilà tout ce que je demande, et je me tais.
 
Je me trouvai si bien du séjour d'Yverdun, que je pris la résolution
d'y rester, à la vive sollicitation de M. Roguin et de toute sa famille. M.
de Moiry de Gingins, bailli de cette ville, m'encourageait aussi par ses
bontés à rester dans son gouvernement. Le colonel me pressa si fort
d'accepter l'habitation d'un petit pavillon qu'il avait dans sa maison,
entre cour et jardin, que j'y consentis; et aussitôt il s'empressa de le
meubler et garnir de tout ce qui était nécessaire pour mon petit ménage. Le
banneret Roguin, des plus empressés autour de moi, ne me quittait pas de la
journée. J'étais toujours très sensible à tant de caresses, mais j'en étais
quelquefois importuné. Le jour de mon emménagement était déjà marqué, et
j'avais écrit à Thérèse de me venir joindre, quand tout à coup j'appris
qu'il s'élevait à Berne un orage contre moi, qu'on attribuait aux dévots, et
dont je n'ai jamais pu pénétrer la première cause. Le sénat excité, sans
qu'on sût par qui, paraissait ne vouloir pas me laisser tranquille dans ma
retraite. Au premier avis qu'eut M. le bailli de cette fermentation, il
écrivit en ma faveur à plusieurs membres du gouvernement, leur reprochant
leur aveugle intolérance, et leur faisant honte de vouloir refuser à un
homme de mérite opprimé l'asile que tant de bandits trouvaient dans leurs
États. Des gens sensés ont présumé que la chaleur de ses reproches avait
plus aigri qu'adouci les esprits. Quoi qu'il en soit, son crédit ni son
éloquence ne purent parer le coup. Prévenu de l'ordre qu'il devait me
signifier, il m'en avertit d'avance; et pour ne pas attendre cet ordre, je
résolus de partir dès le lendemain. La difficulté était de savoir où aller,
voyant que Genève et la France m'étaient fermés, et prévoyant bien que dans
cette affaire chacun s'empresserait d'imiter son voisin.
 
Madame Boy de la Tour me proposa d'aller m'établir dans une maison
vide, mais toute meublée, qui appartenait à son fils, au village de Motiers,
dans le Val-de-Travers, comté de Neuchâtel. Il n'y avait qu'une montagne à
traverser pour m'y rendre. L'offre venait d'autant plus à propos, que dans
les États du roi de Prusse je devais naturellement être à l'abri des
persécutions, et qu'au moins la religion n'y pouvait guère servir de
prétexte. Mais une secrète difficulté, qu'il ne me convenait pas de dire,
avait bien de quoi me faire hésiter. Cet amour inné de la justice, qui
dévora toujours mon coeur, joint à mon penchant secret pour la France,
m'avait inspiré de l'aversion pour le roi de Prusse, qui me paraissait, par
ses maximes et par sa conduite, fouler aux pieds tout respect pour la loi
naturelle et pour tous les devoirs humains. Parmi les estampes encadrées
dont j'avais orné mon donjon à Montmorency, était un portrait de ce prince,
au-dessous duquel était un distique qui finissait ainsi:
Il pense en philosophe, et se conduit en roi.
 
Ce vers, qui sous toute autre plume eût fait un assez bel éloge, avait
sous la mienne un sens qui n'était pas équivoque, et qu'expliquait
d'ailleurs trop clairement le vers précédent. Ce distique avait été vu de
tous ceux qui venaient me voir, et qui n'étaient pas en petit nombre. Le
chevalier de Lorenzi l'avait même écrit pour le donner à d'Alembert, et je
ne doutais pas que d'Alembert n'eût pris le soin d'en faire ma cour à ce
prince. J'avais encore aggravé ce premier tort par un passage de l'Émile,
où, sous le nom d'Adraste, roi des Dauniens, on voyait assez qui j'avais en
vue; et la remarque n'avait pas échappé aux épilogueurs, puisque madame de
Boufflers m'avait mis plusieurs fois sur cet article. Ainsi j'étais bien sûr
d'être inscrit en encre rouge sur les registres du roi de Prusse; et,
supposant d'ailleurs qu'il eût les principes que j'avais osé lui attribuer,
mes écrits et leur auteur ne pouvaient par cela seul que lui déplaire: car
on sait que les méchants et les tyrans m'ont toujours pris dans la plus
mortelle haine, même sans me connaître, et sur la seule lecture de mes
écrits.
 
J'osai pourtant me mettre à sa merci, et je crus courir peu de risque.
Je savais que les passions basses ne subjuguent guère que les hommes
faibles, et ont peu de prise sur les âmes d'une forte trempe, telles que
j'avais toujours reconnu la sienne. Je jugeais que dans son art de régner il
entrait de se montrer magnanime en pareille occasion, et qu'il n'était pas
au-dessus de son caractère de l'être en effet. Je jugeai qu'une vile et
facile vengeance ne balancerait pas un moment en lui l'amour de la gloire;
et, me mettant à sa place, je ne crus pas impossible qu'il se prévalût de la
circonstance pour accabler du poids de sa générosité l'homme qui avait osé
mal penser de lui. J'allai donc m'établir à Motiers, avec une confiance dont
je le crus fait pour sentir le prix; et je me dis: Quand Jean-Jacques
s'élève à côté de Coriolan, Frédéric sera-t-il au-dessous du général des
Volsques?
 
Le colonel Roguin voulut absolument passer avec moi la montagne, et
venir m'installer à Motiers. Une belle-soeur de madame Boy de la Tour,
appelée madame Girardier, à qui la maison que j'allais occuper était très
commode, ne me vit pas arriver avec un certain plaisir; cependant elle me
mit de bonne grâce en possession de mon logement, et je mangeai chez elle en
attendant que Thérèse fût venue, et que mon petit ménage fût établi.
 
Depuis mon départ de Montmorency, sentant bien que je serais désormais
fugitif sur la terre, j'hésitais à permettre qu'elle vint me joindre, et
partager la vie errante à laquelle je me voyais condamné. Je sentais que par
cette catastrophe nos relations allaient changer, et que ce qui jusqu'alors
avait été faveur et bienfait de ma part le serait désormais de la sienne. Si
son attachement restait à l'épreuve de mes malheurs, elle en serait
déchirée, et sa douleur ajouterait à mes maux. Si ma disgrâce attiédissait
son coeur, elle me ferait valoir sa constance comme un sacrifice; et, au
lieu de sentir le plaisir que j'avais à partager avec elle mon dernier
morceau de pain, elle ne sentirait que le mérite qu'elle aurait de vouloir
bien me suivre partout où le sort me forçait d'aller.
 
Il faut tout dire: je n'ai dissimulé ni les vices de ma pauvre maman,
ni les miens; je ne dois pas faire plus de grâce à Thérèse; et, quelque
plaisir que je prenne à rendre honneur à une personne qui m'est si chère, je
ne veux pas non plus déguiser ses torts, si tant est même qu'un changement
involontaire dans les affections du coeur soit un vrai tort. Depuis
longtemps je m'apercevais de l'attiédissement du sien. Je sentais qu'elle
n'était plus pour moi ce qu'elle fut dans nos belles années; et je le
sentais d'autant mieux que j'étais le même pour elle toujours. Je retombai
dans le même inconvénient dont j'avais senti l'effet auprès de maman, et cet
effet fut le même auprès de Thérèse. N'allons pas chercher des perfections
hors de la nature; il serait le même auprès de quelque femme que ce fût. Le
parti que j'avais pris à l'égard de mes enfants, quelque bien raisonné qu'il
m'eût paru, ne m'avait pas toujours laissé le coeur tranquille. En méditant
mon Traité de l'éducation, je sentis que j'avais négligé des devoirs dont
rien ne pouvait me dispenser. Le remords enfin devint si vif, qu'il
m'arracha presque l'aveu public de ma faute au commencement de l'Émile; et
le trait même est si clair, qu'après un tel passage il est surprenant qu'on
ait eu le courage de me la reprocher. Ma situation, cependant, était alors
la même et pire encore par l'animosité de mes ennemis, qui ne cherchaient
qu'à me prendre en faute. Je craignis la récidive; et n'en voulant pas
courir le risque, j'aimai mieux me condamner à l'abstinence que d'exposer
Thérèse à se voir derechef dans le même cas. J'avais d'ailleurs remarqué que
l'habitation des femmes empirait sensiblement mon état: cette double raison
m'avait fait former des résolutions que j'avais quelquefois assez mal
tenues, mais dans lesquelles je persistais avec plus de constance depuis
trois ou quatre ans; c'était aussi depuis cette époque que j'avais remarqué
du refroidissement dans Thérèse: elle avait pour moi le même attachement par
devoir, mais elle n'en avait plus par amour. Cela jetait nécessairement
moins d'agrément dans notre commerce, et j'imaginai que, sûre de la
continuation de mes soins où qu'elle pût être, elle aimerait peut-être mieux
rester à Paris que d'errer avec moi. Cependant elle avait marqué tant de
douleur à notre séparation, elle avait exigé de moi des promesses si
positives de nous rejoindre, elle en exprimait si vivement le désir depuis
mon départ, tant à M. le prince de Conti qu'à M. de Luxembourg, que, loin
d'avoir le courage de lui parler de séparation, j'eus à peine celui d'y
penser moi-même; et, après avoir senti dans mon coeur combien il m'était
impossible de me passer d'elle, je ne songeai plus qu'à la rappeler
incessamment. Je lui écrivis donc de partir; elle vint. A peine y avait-il
deux mois que je l'avais quittée; mais c'était, depuis tant d'années, notre
première séparation. Nous l'avions sentie bien cruellement l'un et l'autre.
Quel saisissement en nous embrassant! O que les larmes de tendresse et de
joie sont douces! Comme mon coeur s'en abreuve! Pourquoi m'a-t-on fait
verser si peu de celles-là!
 
En arrivant à Motiers, j'avais écrit à milord Keith, maréchal d'Écosse,
gouverneur de Neuchâtel, pour lui donner avis de ma retraite dans les États
de Sa Majesté, et pour lui demander sa protection. Il me répondit avec la
générosité qu'on lui connaît, et que j'attendais de lui. Il m'invita à
l'aller voir. J'y fus avec M. Martinet, châtelain du Val-de-Travers, qui
était en grande faveur auprès de Son Excellence. L'aspect vénérable de cet
illustre et vertueux Écossais m'émut puissamment le coeur et dès l'instant
même commença entre lui et moi ce vif attachement qui de ma part est
toujours demeuré le même, et qui le serait toujours de la sienne, si les
traîtres qui m'ont ôté toutes les consolations de la vie n'eussent profité
de mon éloignement pour abuser sa vieillesse et me défigurer à ses yeux.
 
George Keith, maréchal héréditaire d'Écosse, et frère du célèbre
général Keith, qui vécut glorieusement et mourut au lit d'honneur, avait
quitté son pays dans sa jeunesse, et y fut proscrit pour s'être attaché à la
maison Stuart, dont il se dégoûta bientôt par l'esprit injuste et tyrannique
qu'il y remarqua, et qui en fit toujours le caractère dominant. Il demeura
longtemps en Espagne, dont le climat lui plaisait beaucoup, et finit par
s'attacher, ainsi que son frère, au roi de Prusse, qui se connaissait en
hommes, et les accueillit comme ils le méritaient. Il fut bien payé de cet
accueil par les grands services que lui rendit le maréchal Keith, et par une
chose bien plus précieuse encore, la sincère amitié de milord maréchal. La
grande âme de ce digne homme, toute républicaine et fière, ne pouvait se
plier que sous le joug de l'amitié; mais elle s'y pliait si parfaitement,
qu'avec des maximes bien différentes, il ne vit plus que Frédéric, du moment
qu'il lui fut attaché. Le roi le chargea d'affaires importantes, l'envoya à
Paris, en Espagne; et enfin le voyant déjà vieux, avoir besoin de repos, lui
donna pour retraite le gouvernement de Neuchâtel, avec la délicieuse
occupation d'y passer le reste de sa vie à rendre ce petit peuple heureux.
 
Les Neuchâtelois, qui n'aiment que la pretintaille et le clinquant, qui
ne se connaissent point en véritable étoffe, et mettent l'esprit dans les
longues phrases, voyant un homme froid et sans façon prirent sa simplicité
pour de la hauteur, sa franchise pour de la rusticité, son laconisme pour de
la bêtise; se cabrèrent contre ses soins bienfaisants, parce que, voulant
être utile et non cajoleur, il ne savait point flatter les gens qu'il
n'estimait pas. Dans la ridicule affaire du ministre Petitpierre, qui fut
chassé par ses confrères pour n'avoir pas voulu qu'ils fussent damnés
éternellement, milord, s'étant opposé aux usurpations des ministres, vit
soulever contre lui tout le pays, dont il prenait le parti; et quand j'y
arrivai, ce stupide murmure n'était pas éteint encore. Il passait au moins
pour un homme qui se laissait prévenir; et de toutes les imputations dont il
fut chargé, c'était peut-être la moins injuste. Mon premier mouvement, en
voyant ce vénérable vieillard, fut de m'attendrir sur la maigreur de son
corps, déjà décharné par les ans; mais en levant les yeux sur sa physionomie
animée, ouverte et noble, je me sentis saisi d'un respect mêlé de confiance,
qui l'emporta sur tout autre sentiment. Au compliment très court que je lui
fis en l'abordant, il répondit en parlant d'autre chose, comme si j'eusse
été là depuis huit jours. Il ne nous dit pas même de nous asseoir. L'empesé
châtelain resta debout. Pour moi, je vis dans l'oeil perçant et fin de
milord je ne sais quoi de si caressant que, me sentant d'abord à mon aise,
j'allai sans façon partager son sofa, et m'asseoir à côté de lui. Au ton
familier qu'il prit à l'instant, je sentis que cette liberté lui faisait
plaisir, et qu'il se disait en lui-même: Celui-ci n'est pas un Neuchâtelois.
 
Effet singulier de la grande convenance des caractères! Dans un âge où
le coeur a déjà perdu sa chaleur naturelle, celui de ce bon vieillard se
réchauffa pour moi d'une façon qui surprit tout le monde. Il vint me voir à
Motiers, sous prétexte de tirer des cailles, et y passa deux jours sans
toucher un fusil. Il s'établit entre nous une telle amitié, car c'est le
mot, que nous ne pouvions nous passer l'un de l'autre. Le château de
Colombier, qu'il habitait l'été, était à six lieues de Motiers; j'allais
tous les quinze jours au plus tard y passer vingt-quatre heures, puis je
revenais de même en pèlerin, le coeur toujours plein de lui. L'émotion que
j'éprouvais jadis dans mes courses de l'Ermitage à Eaubonne était bien
différente assurément; mais elle n'était pas plus douce que celle avec
laquelle j'approchais de Colombier. Que de larmes d'attendrissement j'ai
souvent versées dans ma route, en pensant aux bontés paternelles, aux vertus
aimables, à la douce philosophie de ce respectable vieillard! Je l'appelais
mon père, il m'appelait son enfant. Ces doux noms rendent en partie l'idée
de l'attachement qui nous unissait, mais ils ne rendent pas encore celle du
besoin que nous avions l'un de l'autre, et du désir continuel de nous
rapprocher. Il voulait absolument me loger au château de Colombier, et me
pressa longtemps d'y prendre à demeure l'appartement que j'occupais. Je lui
dis enfin que j'étais plus libre chez moi, et que j'aimais mieux passer ma
vie à le venir voir. Il approuva cette franchise, et ne m'en parla plus. O
bon milord! ô mon digne père! que mon coeur s'émeut encore en pensant à
vous! Ah! les barbares! quel coup ils m'ont porté en vous détachant de moi!
Mais non, non, grand homme, vous êtes et serez toujours le même pour moi,
qui suis le même toujours. Ils vous ont trompé, mais ils ne vous ont pas
changé.
 
Milord maréchal n'est pas sans défaut; c'est un sage, mais c'est un
homme. Avec l'esprit le plus pénétrant, avec le tact le plus fin qu'il soit
possible d'avoir, avec la plus profonde connaissance des hommes, il se
laisse abuser quelquefois, et n'en revient pas. Il a l'humeur singulière,
quelque chose de bizarre et d'étranger dans son tour d'esprit. Il paraît
oublier les gens qu'il voit tous les jours, et se souvient d'eux au moment
qu'ils y pensent le moins: ses attentions paraissent hors de propos; ses
cadeaux sont de fantaisie, et non de convenance. Il donne ou envoie à
l'instant ce qui lui passe par la tête, de grand prix ou de nulle valeur,
indifféremment. Un jeune Genevois, désirant entrer au service du roi de
Prusse, se présente à lui: milord lui donne, au lieu de lettre, un petit
sachet plein de pois, qu'il le charge de remettre au roi. En recevant cette
singulière recommandation, le roi place à l'instant celui qui la porte. Ces
génies élevés ont entre eux un langage que les esprits vulgaires
n'entendront jamais. Ces petites bizarreries, semblables aux caprices d'une
jolie femme, ne me rendaient milord maréchal que plus intéressant. J'étais
bien sûr, et j'ai bien éprouvé dans la suite, qu'elles n'influaient pas sur
ses sentiments, ni sur les soins que lui prescrit l'amitié dans les
occasions sérieuses. Mais il est vrai que dans sa façon d'obliger il met
encore la même singularité que dans ses manières. Je n'en citerai qu'un seul
trait sur une bagatelle. Comme la journée de Motiers à Colombier était trop
forte pour moi, je la partageais d'ordinaire, en partant après dîner et
couchant à Brot, à moitié chemin. L'hôte, appelé Sandoz, ayant à solliciter
à Berlin une grâce qui lui importait extrêmement, me pria d'engager Son
Excellence à la demander pour lui. Volontiers. Je le mène avec moi; je le
laisse dans l'antichambre, et je parle de son affaire à milord, qui ne me
répond rien. La matinée se passe; en traversant la salle pour aller dîner,
je vois le pauvre Sandoz qui se morfondait d'attendre. Croyant que milord
l'avait oublié, je lui en reparle avant de nous mettre à table; mot comme
auparavant. Je trouvai cette manière de me faire sentir combien je
l'importunais un peu dure, et je me tus en plaignant tout bas le pauvre
Sandoz. En m'en retournant le lendemain, je fus bien surpris du remerciement
qu'il me fit, du bon accueil et du dîner qu'il avait eus chez Son
Excellence, qui de plus avait reçu son papier. Trois semaines après, milord
lui envoya le rescrit qu'il avait demandé, expédié par le ministre et signé
du roi; et cela, sans m'avoir jamais voulu dire ni répondre un seul mot, ni
à lui non plus, sur cette affaire, dont je crus qu'il ne voulait pas se
charger.
 
Je voudrais ne pas cesser de parler de George Keith: c'est de lui que
me viennent mes derniers souvenirs heureux; tout le reste de ma vie n'a plus
été qu'afflictions et serrements de coeur. La mémoire en est si triste, et
m'en vient si confusément, qu'il ne m'est pas possible de mettre aucun ordre
dans mes récits: je serai forcé désormais de les arranger au hasard, et
comme ils se présenteront.
 
Je ne tardai pas d'être tiré d'inquiétude sur mon asile, par la réponse
du roi à milord maréchal, en qui, comme on peut croire, j'avais trouvé un
bon avocat. Non seulement Sa Majesté approuva ce qu'il avait fait, mais elle
le chargea (car il faut tout dire) de me donner douze louis. Le bon milord,
embarrassé d'une pareille commission, et ne sachant comment s'en acquitter
honnêtement, tâcha d'en exténuer l'insulte en transformant cet argent en
nature de provisions, et me marquant qu'il avait ordre de me fournir du bois
et du charbon pour commencer mon petit ménage; il ajouta même, et peut-être
de son chef, que le roi me ferait volontiers bâtir une petite maison à ma
fantaisie, si j'en voulais choisir l'emplacement. Cette dernière offre me
toucha fort, et me fit oublier la mesquinerie de l'autre. Sans accepter
aucune des deux, je regardai Frédéric comme mon bienfaiteur et mon
protecteur, et je m'attachai si sincèrement à lui, que je pris dès lors
autant d'intérêt à sa gloire que j'avais trouvé jusqu'alors d'injustice à
ses succès. A la paix qu'il fit peu de temps après, je témoignai ma joie par
une illumination de très bon goût: c'était un cordon de guirlandes, dont
j'ornai la maison que j'habitais, et où j'eus, il est vrai, la fierté
vindicative de dépenser presque autant d'argent qu'il m'en avait voulu
donner.
 
La paix conclue, je crus que sa gloire militaire et politique étant au
comble, il allait s'en donner une d'une autre espèce, en revivifiant ses
États, en y faisant régner le commerce, l'agriculture; en y créant un
nouveau sol, en le couvrant d'un nouveau peuple, en maintenant la paix chez
tous ses voisins, en se faisant l'arbitre de l'Europe, après en avoir été la
terreur. Il pouvait sans risque poser l'épée, bien sûr qu'on ne l'obligerait
pas à la reprendre. Voyant qu'il ne désarmait pas, je craignis qu'il ne
profitât mal de ses avantages, et qu'il ne fût grand qu'à demi. J'osai lui
écrire à ce sujet, et, prenant le ton familier, fait pour plaire aux hommes
de sa trempe, porter jusqu'à lui cette sainte voix de la vérité, que si peu
de rois sont faits pour entendre. Ce ne fut qu'en secret, et de moi à lui,
que je pris cette liberté. Je n'en fis pas même participant milord maréchal,
et je lui envoyai ma lettre au roi, toute cachetée. Milord envoya la lettre
sans s'informer de son contenu. Le roi n'y fit aucune réponse; et quelque
temps après, milord maréchal étant allé à Berlin, il lui dit seulement que
je l'avais bien grondé. Je compris par là que ma lettre avait été mal reçue,
et que la franchise de mon zèle avait passé pour la rusticité d'un pédant.
Dans le fond, cela pouvait très bien être; peut-être ne dis-je pas ce qu'il
fallait dire, et ne pris-je pas le ton qu'il fallait prendre. Je ne puis
répondre que du sentiment qui m'avait mis la plume à la main.
 
Peu de temps après mon établissement à Motiers-Travers, ayant toutes
les assurances possibles qu'on m'y laisserait tranquille, je pris l'habit
arménien. Ce n'était pas une idée nouvelle; elle m'était venue diverses fois
dans le cours de ma vie, et elle me revint souvent à Montmorency, où le
fréquent usage des sondes, me condamnant à rester souvent dans ma chambre,
me fit mieux sentir tous les avantages de l'habit long. La commodité d'un
tailleur arménien, qui venait souvent voir un parent qu'il avait à
Montmorency, me tenta d'en profiter pour prendre ce nouvel équipage, au
risque du qu'en dira-t-on, dont je me souciais très peu. Cependant, avant
d'adopter cette nouvelle parure, je voulus avoir l'avis de madame de
Luxembourg, qui me conseilla fort de la prendre. Je me fis donc une petite
garde-robe arménienne; mais l'orage excité contre moi m'en fit remettre
l'usage à des temps plus tranquilles, et ce ne fut que quelques mois après
que, forcé par de nouvelles attaques de recourir aux sondes, je crus
pouvoir, sans aucun risque, prendre ce nouvel habillement à Motiers, surtout
après avoir consulté le pasteur du lieu, qui me dit que je pouvais le porter
au temple même sans scandale. Je pris donc la veste, le cafetan, le bonnet
fourré, la ceinture; et, après avoir assisté dans cet équipage au service
divin, je ne vis point d'inconvénient à le porter chez milord maréchal. Son
Excellence, me voyant ainsi vêtu, me dit, pour tout compliment, Salamaleki:
après quoi tout fut fini, et je ne portai plus d'autre habit.
 
Ayant quitté tout à fait la littérature, je ne songeai plus qu'à mener
une vie tranquille et douce, autant qu'il dépendrait de moi. Seul je n'ai
jamais connu l'ennui, même dans le plus parfait désoeuvrement: mon
imagination, remplissant tous les vides, suffit seule pour m'occuper. Il n'y
a que le bavardage inactif de chambre, assis les uns vis-à-vis des autres à
ne mouvoir que la langue, que jamais je n'ai pu supporter. Quand on marche,
qu'on se promène, encore passe; les pieds et les yeux font au moins quelque
chose; mais rester là, les bras croisés, à parler du temps qu'il fait et des
mouches qui volent, ou, qui pis est, à s'entre-faire des compliments, cela
m'est un supplice insupportable. Je m'avisai, pour ne pas vivre en sauvage,
d'apprendre à faire des lacets. Je portais mon coussin dans mes visites, ou
j'allais comme les femmes travailler à ma porte et causer avec les passants.
Cela me faisait supporter l'inanité du babillage, et passer mon temps sans
ennui chez mes voisines, dont plusieurs étaient assez aimables et ne
manquaient pas d'esprit. Une entre autres, appelée Isabelle d'Ivernois,
fille du procureur général de Neuchâtel, me parut assez estimable pour me
lier avec elle d'une amitié particulière, dont elle ne s'est pas mal trouvée
par les conseils utiles que je lui ai donnés, et par les soins que je lui ai
rendus dans des occasions essentielles; de sorte que maintenant, digne et
vertueuse mère de famille, elle me doit peut-être sa raison, son mari, sa
vie et son bonheur. De mon côté, je lui dois des consolations très douces,
et surtout durant un bien triste hiver, où, dans le fort de mes maux et de
mes peines, elle venait passer avec Thérèse et moi de longues soirées
qu'elle savait nous rendre bien courtes par l'agrément de son esprit et par
les mutuels épanchements de nos coeurs. Elle m'appelait son papa, je
l'appelais ma fille; et ces noms, que nous nous donnons encore, ne cesseront
point, je l'espère, de lui être aussi chers qu'à moi. Pour rendre mes lacets
bons à quelque chose, j'en faisais présent à mes jeunes amies à leur
mariage, à condition qu'elles nourriraient leurs enfants. Sa soeur aînée en
eut un à ce titre, et l'a mérité; Isabelle en eut un de même, et ne l'a pas
moins mérité par l'intention; mais elle n'a pas eu le bonheur de pouvoir
faire sa volonté. En leur envoyant ces lacets, j'écrivis à l'une et à
l'autre des lettres, dont la première a couru le monde; mais tant d'éclat
n'allait pas à la seconde: l'amitié ne marche pas avec si grand bruit.
 
Parmi les liaisons que je fis à mon voisinage, et dans le détail
desquelles je n'entrerai pas, je dois noter celle du colonel Pury, qui avait
une maison sur la montagne, où il venait passer les étés. Je n'étais pas
empressé de sa connaissance, parce que je savais qu'il était très mal à la
cour et auprès de milord maréchal, qu'il ne voyait point. Cependant, comme
il vint me voir et me fit beaucoup d'honnêtetés, il fallut l'aller voir à
mon tour; cela continua; et nous mangions quelquefois l'un chez l'autre. Je
fis chez lui connaissance avec M. du Peyrou, et ensuite une amitié trop
intime, pour que je puisse me dispenser de parler de lui.
 
M. du Peyrou était Américain, fils d'un commandant de Surinam, dont le
successeur, M. le Chambrier, de Neuchâtel, épousa la veuve. Devenue veuve
une seconde fois, elle vint avec son fils s'établir dans le pays de son
second mari. Du Peyrou, fils unique, fort riche, et tendrement aimé de sa
mère, avait été élevé avec assez de soin, et son éducation lui avait
profité. Il avait acquis beaucoup de demi-connaissances, quelque goût pour
les arts, et il se piquait surtout d'avoir cultivé sa raison: son air
hollandais, froid et philosophe, son teint basané, son humeur silencieuse et
cachée favorisaient beaucoup cette opinion. Il était sourd et goutteux,
quoique jeune encore. Cela rendait tous ses mouvements fort posés, fort
graves; et quoiqu'il aimât à disputer, quelquefois même un peu longuement,
généralement il parlait peu, parce qu'il n'entendait pas. Tout cet extérieur
m'en imposa. Je me dis: Voici un penseur, un homme sage, tel qu'on serait
heureux d'avoir un ami. Pour achever de me prendre, il m'adressait souvent
la parole, sans jamais me faire aucun compliment. Il me parlait peu de moi,
peu de mes livres, très peu de lui; il n'était pas dépourvu d'idées, et tout
ce qu'il disait était assez juste. Cette justesse et cette égalité
m'attirèrent. Il n'avait dans l'esprit ni l'élévation, ni la finesse de
celui de milord maréchal; mais il en avait la simplicité: c'était toujours
le représenter en quelque chose. Je ne m'engouai pas, mais je m'attachai par
l'estime; et peu à peu cette estime amena l'amitié. J'oubliai totalement
avec lui l'objection que j'avais faite au baron d'Holbach, qu'il était trop
riche; et je crois que j'eus tort. J'ai appris à douter qu'un homme
jouissant d'une grande fortune, quel qu'il puisse être, puisse aimer
sincèrement mes principes et leur auteur.
 
Pendant assez longtemps je vis peu du Peyrou, parce que je n'allais
point à Neuchâtel, et qu'il ne venait qu'une fois l'année à la montagne du
colonel Pury. Pourquoi n'allais-je point à Neuchâtel? C'est un enfantillage
qu'il ne faut pas taire.
 
Quoique protégé par le roi de Prusse et par milord maréchal, si
j'évitai d'abord la persécution dans mon asile, je n'évitai pas du moins les
murmures du public, des magistrats municipaux, des ministres. Après le
branle donné par la France, il n'était pas du bon air de ne pas me faire au
moins quelque insulte: on aurait eu peur de paraître improuver mes
persécuteurs, en ne les imitant pas. La classe de Neuchâtel, c'est-à-dire la
compagnie des ministres de cette ville, donna le branle, en tentant
d'émouvoir contre moi le conseil d'État. Cette tentative n'ayant pas réussi,
les ministres s'adressèrent au magistrat municipal, qui fit aussitôt
défendre mon livre, et, me traitant en toute occasion peu honnêtement,
faisait comprendre et disait même que si j'avais voulu m'établir en ville,
on ne m'y aurait pas souffert. Ils remplirent leur Mercure d'inepties et du
plus plat cafardage, qui, tout en faisant rire les gens sensés, ne laissait
pas d'échauffer le peuple et de l'animer contre moi. Tout cela n'empêchait
pas qu'à les entendre je ne dusse être très reconnaissant de l'extrême grâce
qu'ils me faisaient de me laisser vivre à Motiers, où ils n'avaient aucune
autorité; ils m'auraient volontiers mesuré l'air à la pinte, à condition que
je l'eusse payé bien cher. Ils voulaient que je leur fusse obligé de la
protection que le roi m'accordait malgré eux, et qu'ils travaillaient sans
relâche à m'ôter. Enfin, n'y pouvant réussir, après m'avoir fait tout le
tort qu'ils purent et m'avoir décrié de tout leur pouvoir, ils se firent un
mérite de leur impuissance, en me faisant valoir la bonté qu'ils avaient de
me souffrir dans leur pays. J'aurais dû leur rire au nez pour toute réponse:
je fus assez bête pour me piquer, et j'eus l'ineptie de ne vouloir point
aller à Neuchâtel; résolution que je tins près de deux ans, comme si ce
n'était pas trop honorer de pareilles espèces que de faire attention à leurs
procédés, qui, bons ou mauvais, ne peuvent leur être imputés, puisqu'ils
n'agissent jamais que par impulsion. D'ailleurs, des esprits sans culture et
sans lumière, qui ne connaissent d'autre objet de leur estime que le crédit,
la puissance et l'argent, sont bien éloignés même de soupçonner qu'on doive
quelque égard aux talents, et qu'il y ait du déshonneur à les outrager.
 
Un certain maire de village, qui pour ses malversations avait été
cassé, disait au lieutenant du Val-de-Travers, mari de mon Isabelle: On dit
que ce Rousseau a tant d'esprit: amenez-le-moi, que je voie si cela est
vrai. Assurément, les mécontentements d'un homme qui prend un pareil ton
doivent peu fâcher ceux qui les éprouvent.
 
Sur la façon dont on me traitait à Paris, à Genève, à Berne, à
Neuchâtel même, je ne m'attendais pas à plus de ménagement de la part du
pasteur du lieu. Je lui avais cependant été recommandé par madame Boy de la
Tour, et il m'avait fait beaucoup d'accueil; mais dans ce pays, où l'on
flatte également tout le monde, les caresses ne signifient rien. Cependant,
après ma réunion à l'Église réformée, vivant en pays réformé, je ne pouvais,
sans manquer à mes engagements et à mon devoir de citoyen, négliger la
profession du culte où j'étais entré: j'assistais donc au service divin.
D'un autre côté, je craignais, en me présentant à la table sacrée, de
m'exposer à l'affront d'un refus; et il n'était nullement probable qu'après
le vacarme fait à Genève par le conseil, et à Neuchâtel par la classe, il
voulût m'administrer tranquillement la cène dans son église. Voyant donc
approcher le temps de la communion, je pris le parti d'écrire à M. de
Montmollin (c'était le nom du ministre), pour faire acte de bonne volonté,
et lui déclarer que j'étais toujours uni de coeur à l'Église protestante; je
lui dis en même temps, pour éviter des chicanes sur des articles de foi, que
je ne voulais aucune explication particulière sur le dogme. M'étant ainsi
mis en règle de ce côté, je restai tranquille, ne doutant pas que M. de
Montmollin ne refusât de m'admettre sans la discussion préliminaire, dont je
ne voulais point, et qu'ainsi tout fût fini sans qu'il y eût de ma faute.
Point du tout: au moment où je m'y attendais le moins, M. de Montmollin vint
me déclarer, non seulement qu'il m'admettait à la communion sous la clause
que j'y avais mise, mais, de plus, que lui et ses anciens se faisaient un
grand honneur de m'avoir dans son troupeau. Je n'eus de mes jours pareille
surprise, ni plus consolante. Toujours vivre isolé sur la terre me
paraissait un destin bien triste, surtout dans l'adversité. Au milieu de
tant de proscriptions et de persécutions, je trouvais une douceur extrême à
pouvoir me dire: Au moins je suis parmi mes frères; et j'allai communier
avec une émotion de coeur et des larmes d'attendrissement, qui étaient
peut-être la préparation la plus agréable à Dieu qu'on y pût porter.
 
Quelque temps après, milord m'envoya une lettre de madame de Boufflers
venue, du moins je le présumai, par la voie de d'Alembert, qui connaissait
milord maréchal. Dans cette lettre, la première que cette dame m'eût écrite
depuis mon départ de Montmorency, elle me tançait vivement de celle que
j'avais écrite à M. de Montmollin, et surtout d'avoir communié. Je compris
d'autant moins à qui elle en avait avec sa mercuriale, que, depuis mon
voyage de Genève, je m'étais toujours déclaré hautement protestant, et que
j'avais été très publiquement à l'hôtel de Hollande, sans que personne au
monde l'eût trouvé mauvais. Il me paraissait plaisant que madame la comtesse
de Boufflers voulût se mêler de diriger ma conscience en fait de religion.
Toutefois, comme je ne doutais pas que son intention (quoique je n'y
comprisse rien) ne fût la meilleure du monde, je ne m'offensai point de
cette singulière sortie, et je lui répondis sans colère, en lui disant mes
raisons.
 
Cependant les injures imprimées allaient leur train, et leurs bénins
auteurs reprochaient aux puissances de me traiter trop doucement. Ce
concours d'aboiements, dont les moteurs continuaient d'agir sous le voile,
avait quelque chose de sinistre et d'effrayant. Pour moi, je laissais dire
sans m'émouvoir. On m'assura qu'il y avait une censure de la Sorbonne: je
n'en crus rien. De quoi pouvait se mêler la Sorbonne dans cette affaire?
Voulait-elle assurer que je n'étais pas catholique? Tout le monde le savait.
Voulait-elle prouver que je n'étais pas bon calviniste? Que lui importait!
C'était prendre un soin bien singulier; c'était se faire les substituts de
nos ministres. Avant que d'avoir vu cet écrit, je crus qu'on le faisait
courir sous le nom de la Sorbonne, pour se moquer d'elle; je le crus bien
plus encore après l'avoir lu. Enfin, quand je ne pus plus douter de son
authenticité, tout ce que je me réduisis à croire fut qu'il fallait mettre
la Sorbonne aux Petites-Maisons.
 
Un autre écrit m'affecta davantage, parce qu'il venait d'un homme pour
qui j'eus toujours de l'estime et dont j'admirais la constance en plaignant
son aveuglement. Je parle du mandement de l'archevêque de Paris contre moi.
 
Je crus que je me devais d'y répondre. Je le pouvais sans m'avilir;
c'était un cas à peu près semblable à celui du roi de Pologne. Je n'ai
jamais aimé les disputes brutales à la Voltaire. Je ne sais me battre
qu'avec dignité, et je veux que celui qui m'attaque ne déshonore pas mes
coups, pour que je daigne me défendre. Je ne doutais point que ce mandement
ne fût de la façon des jésuites; et quoiqu'ils fussent alors malheureux
eux-mêmes, j'y reconnaissais toujours leur ancienne maxime, d'écraser les
malheureux. Je pouvais donc aussi suivre mon ancienne maxime, d'honorer
l'auteur titulaire et de foudroyer l'ouvrage, et c'est ce que je crois avoir
fait avec assez de succès.
 
Je trouvai le séjour de Motiers fort agréable; et, pour me déterminer à
y finir mes jours, il ne me manquait qu'une subsistance assurée: mais on y
vit assez chèrement, et j'avais vu renverser tous mes anciens projets par la
dissolution de mon ménage, par l'établissement d'un nouveau, par la vente ou
dissipation de tous mes meubles, et par les dépenses qu'il m'avait fallu
faire depuis mon départ de Montmorency. Je voyais diminuer journellement le
petit capital que j'avais devant moi. Deux ou trois ans suffisaient pour en
consumer le reste, sans que je visse aucun moyen de le renouveler, à moins
de recommencer à faire des livres, métier funeste auquel j'avais déjà
renoncé.
 
Persuadé que tout changerait bientôt à mon égard, et que le public,
revenu de sa frénésie, en ferait rougir les puissances, je ne cherchais qu'à
prolonger mes ressources jusqu'à cet heureux changement, qui me laisserait
plus en état de choisir parmi celles qui pourraient s'offrir. Pour cela, je
repris mon Dictionnaire de musique, que dix ans de travail avaient déjà fort
avancé, et auquel il ne manquait que la dernière main et d'être mis au net.
Mes livres, qui m'avaient été envoyés depuis peu, me fournirent les moyens
d'achever cet ouvrage: mes papiers, qui me furent envoyés en même temps, me
mirent en état de commencer l'entreprise de mes Mémoires, dont je voulais
uniquement m'occuper désormais. Je commençai par transcrire des lettres dans
un recueil qui pût guider ma mémoire dans l'ordre des faits et des temps.
J'avais déjà fait le triage de celles que je voulais conserver pour cet
effet, et la suite depuis près de dix ans n'en était point interrompue.
Cependant, en les arrangeant pour les transcrire, j'y trouvai une lacune qui
me surprit. Cette lacune était de près de six mois, depuis octobre 1756
jusqu'au mois de mars suivant. Je me souvenais parfaitement d'avoir mis dans
mon triage nombre de lettres de Diderot, de Deleyre, de madame d'Épinay, de
madame de Chenonceaux, etc., qui remplissaient cette lacune et qui ne se
trouvèrent plus. Qu'étaient-elles devenues? Quelqu'un avait-il mis la main
sur mes papiers, pendant quelques mois qu'ils étaient restés à l'hôtel de
Luxembourg? Cela n'était pas concevable, et j'avais vu M. le maréchal
prendre la clef de la chambre où je les avais déposés. Comme plusieurs
lettres de femmes et toutes celles de Diderot étaient sans dates, et que
j'avais été forcé de remplir ces dates de mémoire et en tâtonnant, pour
ranger ces lettres dans leur ordre, je crus d'abord avoir fait des erreurs
de dates, et je passai en revue toutes les lettres qui n'en avaient point,
ou auxquelles je les avais suppléées, pour voir si je n'y trouverais point
celles qui devaient remplir ce vide. Cet essai ne réussit point! Je vis que
le vide était bien réel et que les lettres avaient bien certainement été
enlevées. Par qui et pourquoi? Voilà ce qui me passait. Ces lettres,
antérieures à mes grandes querelles, et du temps de ma première ivresse de
la Julie, ne pouvaient intéresser personne. C'étaient tout au plus quelques
tracasseries de Diderot, quelques persiflages de Deleyre; et des témoignages
d'amitié de madame de Chenonceaux, et même de madame d'Épinay, avec laquelle
j'étais alors le mieux du monde. A qui pouvaient importer ces lettres? Qu'en
voulait-on faire? Ce n'est que sept ans après que j'ai soupçonné l'affreux
objet de ce vol.
 
Ce déficit bien avéré me fit chercher parmi mes brouillons si j'en
découvrirais quelque autre. J'en trouvai quelques-uns qui, vu mon défaut de
mémoire, m'en firent supposer d'autres dans la multitude de mes papiers.
Ceux que je remarquai furent le brouillon de la Morale sensitive, et celui
de l'extrait des Aventures de milord Édouard. Ce dernier, je l'avoue, me
donna des soupçons sur madame de Luxembourg. C'était la Roche, son valet de
chambre, qui m'avait expédié ces papiers, et je n'imaginai qu'elle au monde
qui pût prendre intérêt à ce chiffon; mais quel intérêt pouvait-elle prendre
à l'autre, et aux lettres enlevées, dont, même avec de mauvais desseins, on
ne pouvait faire aucun usage qui pût me nuire, à moins de les falsifier?
Pour M. le maréchal, dont je connaissais la droiture invariable et la vérité
de son amitié pour moi, je ne pus le soupçonner un moment. Je ne pus même
arrêter ce soupçon sur madame la maréchale. Tout ce qui me vint de plus
raisonnable à l'esprit, après m'être fatigué longtemps à chercher l'auteur
de ce vol, fut de l'imputer à d'Alembert, qui, déjà faufilé chez madame de
Luxembourg, avait pu trouver le moyen de fureter ces papiers et d'en enlever
ce qu'il lui avait plu, tant en manuscrits qu'en lettres, soit pour chercher
à me susciter quelque tracasserie, soit pour s'approprier ce qui lui pouvait
convenir. Je supposai qu'abusé par le titre de la Morale sensitive, il avait
cru trouver le plan d'un vrai traité de matérialisme, dont il aurait tiré
contre moi le parti qu'on peut bien s'imaginer. Sûr qu'il serait bientôt
détrompé par l'examen du brouillon et déterminé à quitter tout à fait la
littérature, je m'inquiétai peu de ces larcins, qui n'étaient pas les
premiers de la même main que j'avais endurés sans m'en plaindre. Bientôt je
ne songeai pas plus à cette infidélité que si l'on ne m'en eût fait aucune,
et je me mis à rassembler les matériaux qu'on m'avait laissés, pour
travailler à mes Confessions.
 
J'avais longtemps cru qu'à Genève la compagnie des ministres, ou du
moins les citoyens et bourgeois, réclameraient contre l'infraction de l'édit
dans le décret porté contre moi. Tout resta tranquille, du moins à
l'extérieur; car il y avait un mécontentement général qui n'attendait qu'une
occasion pour se manifester. Mes amis, ou soi-disant tels, m'écrivaient
lettres sur lettres pour m'exhorter à venir me mettre à leur tête,
m'assurant d'une réparation publique de la part du conseil. La crainte du
désordre et des troubles que ma présence pouvait causer m'empêcha
d'acquiescer à leurs instances; et, fidèle au serment que j'avais fait
autrefois de ne jamais tremper dans aucune dissension civile dans mon pays,
j'aimai mieux laisser subsister l'offense et me bannir pour jamais de ma
patrie que d'y rentrer par des moyens violents et dangereux. Il est vrai que
je m'étais attendu, de la part de la bourgeoisie, à des représentations
légales et paisibles contre une infraction qui l'intéressait extrêmement. Il
n'y en eut point. Ceux qui la conduisaient cherchaient moins le vrai
redressement des griefs que l'occasion de se rendre nécessaires. On
cabalait, mais on gardait le silence, et on laissait clabauder les
caillettes et les cafards, ou soi-disant tels, que le conseil mettait en
avant pour me rendre odieux à la populace et faire attribuer son incartade
au zèle de la religion.
 
Après avoir attendu vainement plus d'un an que quelqu'un réclamât
contre une procédure illégale, je pris enfin mon parti; et me voyant
abandonné de mes concitoyens, je me déterminai à renoncer à mon ingrate
patrie, où je n'avais jamais vécu, dont je n'avais reçu ni bien ni service,
et dont, pour prix de l'honneur que j'avais tâché de lui rendre, je me
voyais si indignement traité d'un consentement unanime, puisque ceux qui
devaient parler n'avaient rien dit. J'écrivis donc au premier syndic de
cette année-là, qui, je crois, était M. Favre, une lettre par laquelle
j'abdiquais solennellement mon droit de bourgeoisie, et dans laquelle, au
reste, j'observai la décence et la modération que j'ai toujours mises aux
actes de fierté que la cruauté de mes ennemis m'a souvent arrachés dans mes
malheurs.
 
Cette démarche ouvrit enfin les yeux aux citoyens: sentant qu'ils
avaient eu tort pour leur propre intérêt d'abandonner ma défense, ils la
prirent quand il n'était plus temps. Ils avaient d'autres griefs qu'ils
joignirent à celui-là, et ils en firent la matière de plusieurs
représentations très bien raisonnées, qu'ils étendirent et renforcèrent, à
mesure que les durs et rebutants refus du conseil, qui se sentait soutenu
par le ministère de France, leur firent mieux sentir le projet formé de les
asservir. Ces altercations produisirent diverses brochures qui ne décidaient
rien, jusqu'à ce que parurent tout d'un coup les Lettres écrites de la
campagne, ouvrage écrit en faveur du conseil, avec un art infini, et par
lequel le parti représentant, réduit au silence, fut pour un temps écrasé.
Cette pièce, monument durable des rares talents de son auteur, était du
procureur général Tronchin, homme d'esprit, homme éclairé, très versé dans
les lois et le gouvernement de la république. Siluit terra.
 
Les représentants, revenus de leur premier abattement, entreprirent une
réponse et s'en tirèrent passablement avec le temps. Mais tous jetèrent les
yeux sur moi, comme le seul qui pût entrer en lice contre un tel adversaire,
avec espoir de le terrasser. J'avoue que je pensai de même; et poussé par
mes concitoyens, qui me faisaient un devoir de les aider de ma plume dans un
embarras dont j'avais été l'occasion, j'entrepris la réfutation des Lettres
écrites de la campagne, et j'en parodiai le titre par celui de Lettres
écrites de la montagne, que je mis aux miennes. Je fis et j'exécutai cette
entreprise si secrètement que, dans un rendez-vous que j'eus à Thonon avec
les chefs des représentants, pour parler de leurs affaires, et où ils me
montrèrent l'esquisse de leur réponse, je ne leur dis pas un mot de la
mienne qui était déjà faite, craignant qu'il ne survînt quelque obstacle à
l'impression s'il en parvenait le moindre vent, soit aux magistrats, soit à
mes ennemis particuliers. Je n'évitai pourtant pas que cet ouvrage ne fût
connu en France avant la publication; mais on aima mieux le laisser paraître
que de me faire trop comprendre comment on avait découvert mon secret. Je
dirai là-dessus ce que j'ai su, qui se borne à très peu de chose; je me
tairai sur ce que j'ai conjecturé.
 
J'avais à Motiers presque autant de visites que j'en avais à l'Ermitage
et à Montmorency; mais elles étaient la plupart d'une espèce fort
différente. Ceux qui m'étaient venus voir jusqu'alors étaient des gens qui,
ayant avec moi des rapports de talents, de goûts, de maximes, les
alléguaient pour cause de leurs visites et me mettaient d'abord sur des
matières dont je pouvais m'entretenir avec eux. A Motiers ce n'était plus
cela, surtout du côté de France. C'étaient des officiers ou d'autres gens
qui n'avaient aucun goût pour la littérature; qui même, pour la plupart,
n'avaient jamais lu mes écrits, et qui ne laissaient pas, à ce qu'ils
disaient, d'avoir fait trente, quarante, soixante, cent lieues pour me venir
voir et admirer l'homme illustre, célèbre, très célèbre, le grand homme,
etc. Car dès lors on n'a cessé de me jeter grossièrement à la face les plus
impudentes flagorneries, dont l'estime de ceux qui m'abordaient m'avait
garanti jusqu'alors. Comme la plupart de ces survenants ne daignaient ni se
nommer ni me dire leur état, que leurs connaissances et les miennes ne
tombaient pas sur les mêmes objets, et qu'ils n'avaient ni lu ni parcouru
mes ouvrages, je ne savais de quoi leur parler: j'attendais qu'ils
parlassent eux-mêmes, puisque c'était à eux à savoir et à me dire pourquoi
ils me venaient voir. On sent que cela ne faisait pas pour moi des
conversations bien intéressantes, quoiqu'elles pussent l'être pour eux,
selon ce qu'ils voulaient savoir: car, comme j'étais sans défiance, je
m'exprimais sans réserve sur toutes les questions qu'ils jugeaient à propos
de me faire; et ils s'en retournaient, pour l'ordinaire, aussi savants que
moi sur tous les détails de ma situation.
 
J'eus, par exemple, de cette façon M. de Feins, écuyer de la reine et
capitaine de cavalerie dans le régiment de la Reine, lequel eut la constance
de passer plusieurs jours à Motiers, et même de me suivre pédestrement
jusqu'à la Ferrière, menant son cheval par la bride, sans avoir avec moi
d'autre point de réunion, sinon que nous connaissions tous deux mademoiselle
Fel, et que nous jouions l'un et l'autre au bilboquet. J'eus, avant et après
M. de Feins, une autre visite bien plus extraordinaire. Deux hommes arrivent
à pied, conduisant chacun un mulet chargé de son petit bagage, logent à
l'auberge, pansent leurs mulets eux-mêmes, et demandent à me venir voir. A
l'équipage de ces muletiers on les prit pour des contrebandiers; et la
nouvelle courut aussitôt que des contrebandiers venaient me rendre visite.
Leur seule façon de m'aborder m'apprit que c'étaient des gens d'une autre
étoffe; mais sans être des contrebandiers ce pouvait être des aventuriers,
et ce doute me tint quelque temps en garde. Ils ne tardèrent pas à me
tranquilliser. L'un était M. de Montauban, appelé le comte de la Tour du
Pin, gentilhomme du Dauphiné; l'autre était M. Dastier, de Carpentras,
ancien militaire, qui avait mis sa croix de Saint-Louis dans sa poche, ne
pouvant pas l'étaler. Ces messieurs, tous deux très aimables, avaient tous
deux beaucoup d'esprit; leur conversation était agréable et intéressante;
leur manière de voyager, si bien dans mon goût et si peu dans celui des
gentilshommes français, me donna pour eux une sorte d'attachement que leur
commerce ne pouvait qu'affermir. Cette connaissance même ne finit pas là,
puisqu'elle dure encore, et qu'ils me sont revenus voir diverses fois, non
plus à pied cependant, cela était bon pour le début; mais plus j'ai vu ces
messieurs, moins j'ai trouvé de rapports entre leurs goûts et les miens,
moins j'ai senti que leurs maximes fussent les miennes, que mes écrits leur
fussent familiers, qu'il y eût aucune véritable sympathie entre eux et moi.
Que me voulaient-ils donc? Pourquoi me venir voir dans cet équipage?
Pourquoi rester plusieurs jours? Pourquoi revenir plusieurs fois? Pourquoi
désirer si fort de m'avoir pour hôte? Je ne m'avisai pas alors de me faire
ces questions. Je me les suis faites quelquefois depuis ce temps-là.
 
Touché de leurs avances, mon coeur se livrait sans raisonner, surtout à
M. Dastier, dont l'air plus ouvert me plaisait davantage. Je demeurai même
en correspondance avec lui; et quand je voulus faire imprimer les Lettres de
la montagne, je songeai à m'adresser à lui pour donner le change à ceux qui
attendaient mon paquet sur la route de Hollande. Il m'avait parlé beaucoup,
et peut-être à dessein, de la liberté de la presse à Avignon; il m'avait
offert ses soins, si j'avais quelque chose à y faire imprimer. Je me
prévalus de cette offre, et je lui adressai successivement, par la poste,
mes premiers cahiers. Après les avoir gardés assez longtemps, il me les
renvoya, en me marquant qu'aucun libraire n'avait osé s'en charger; et je
fus contraint de revenir à Rey, prenant soin de n'envoyer mes cahiers que
l'un après l'autre, et de ne lâcher les suivants qu'après avoir eu avis de
la réception des premiers. Avant la publication de l'ouvrage, je sus qu'il
avait été vu dans les bureaux des ministres; et d'Escherny, de Neuchâtel, me
parla d'un livre de l'Homme de la montagne, que d'Holbach lui avait dit être
de moi. Je l'assurai, comme il était vrai, n'avoir jamais fait de livre qui
eût ce titre. Quand les lettres parurent il était furieux, et m'accusa de
mensonge, quoique je ne lui eusse dit que la vérité. Voilà comment j'eus
l'assurance que mon manuscrit était connu. Sûr de la fidélité de Rey, je fus
forcé de porter ailleurs mes conjectures; et celle à laquelle j'aimai le
mieux m'arrêter fut que mes paquets avaient été ouverts à la poste.
 
Une autre connaissance à peu près du même temps, mais que je fis
d'abord seulement par lettres, fut celle d'un M. Laliaud, de Nîmes, lequel
m'écrivit de Paris, pour me prier de lui envoyer mon profil à la silhouette,
dont il avait, disait-il, besoin pour mon buste en marbre, qu'il faisait
faire par le Moine, pour le placer dans sa bibliothèque. Si c'était une
cajolerie inventée pour m'apprivoiser, elle réussit pleinement. Je jugeai
qu'un homme qui voulait avoir mon buste en marbre dans sa bibliothèque était
plein de mes ouvrages, par conséquent de mes principes, et qu'il m'aimait,
parce que son âme était au ton de la mienne. Il était difficile que cette
idée ne me séduisît pas. J'ai vu M. Laliaud dans la suite. Je l'ai trouvé
très zélé pour me rendre beaucoup de petits services, pour s'entremêler
beaucoup dans mes petites affaires. Mais, au reste, je doute qu'aucun de mes
écrits ait été du petit nombre des livres qu'il a lus en sa vie. J'ignore
s'il a une bibliothèque, et si c'est un meuble à son usage; et quant au
buste, il s'est borné à une mauvaise esquisse en terre, faite par le Moine,
sur laquelle il a fait graver un portrait hideux, qui ne laisse pas de
courir sous mon nom, comme s'il avait avec moi quelque ressemblance.
 
Le seul Français qui parut me venir voir par goût pour mes sentiments
et pour mes ouvrages fut un jeune officier du régiment de Limousin, appelé
M. Séguier de Saint-Brisson, qu'on a vu et qu'on voit peut-être encore
briller à Paris et dans le monde, par des talents assez aimables, et par des
prétentions au bel esprit. Il m'était venu voir à Montmorency l'hiver qui
précéda ma catastrophe. Je lui trouvai une vivacité de sentiment qui me
plut. Il m'écrivit dans la suite à Motiers; et soit qu'il voulût me cajoler,
ou que réellement la tête lui tournât de l'Émile, il m'apprit qu'il quittait
le service pour vivre indépendant, et qu'il apprenait le métier de
menuisier. Il avait un frère aîné, capitaine dans le même régiment, pour
lequel était toute la prédilection de la mère, qui, dévote outrée, et
dirigée par je ne sais quel abbé tartufe, en usait très mal avec le cadet,
qu'elle accusait d'irréligion, et même du crime irrémissible d'avoir des
liaisons avec moi. Voilà les griefs sur lesquels il voulut rompre avec sa
mère, et prendre le parti dont je viens de parler; le tout, pour faire le
petit Émile.
 
Alarmé de cette pétulance, je me hâtai de lui écrire pour le faire
changer de résolution, et je mis à mes exhortations toute la force dont
j'étais capable: elles furent écoutées. Il rentra dans son devoir vis-à-vis
de sa mère, et il retira des mains de son colonel sa démission qu'il lui
avait donnée, et dont celui-ci avait eu la prudence de ne faire aucun usage,
pour lui laisser le temps d'y mieux réfléchir. Saint-Brisson, revenu de ses
folies, en fit une un peu moins choquante, mais qui n'était guère plus de
mon goût: ce fut de se faire auteur. Il donna coup sur coup deux ou trois
brochures qui n'annonçaient pas un homme sans talents, mais sur lesquelles
je n'aurai pas à me reprocher de lui avoir donné des éloges bien
encourageants pour poursuivre cette carrière.
 
Quelque temps après il me vint voir, et nous fîmes ensemble le
pèlerinage de l'île de Saint-Pierre. Je le trouvai dans ce voyage différent
de ce que je l'avais vu à Montmorency. Il avait je ne sais quoi d'affecté,
qui d'abord ne me choqua pas beaucoup, mais qui m'est revenu souvent en
mémoire depuis ce temps-là. Il me vint voir encore une fois à l'hôtel de
Saint-Simon, à mon passage à Paris pour aller en Angleterre. J'appris là (ce
qu'il ne m'avait pas dit) qu'il vivait dans les grandes sociétés, et qu'il
voyait assez souvent madame de Luxembourg. Il ne me donna aucun signe de vie
à Trye, et ne me fit rien dire par sa parente mademoiselle Séguier, qui
était ma voisine, et qui ne m'a jamais paru bien favorablement disposée pour
moi. En un mot, l'engouement de M. de Saint-Brisson finit tout d'un coup,
comme la liaison de M. de Feins: mais celui-ci ne me devait rien, et l'autre
me devait quelque chose; à moins que les sottises que je l'avais empêché de
faire n'eussent été qu'un jeu de sa part: ce qui dans le fond pourrait très
bien être.
 
J'eus aussi des visites de Genève tant et plus. Les Deluc père et fils
me choisirent successivement pour leur garde-malade: le père tomba malade en
route; le fils l'était en partant de Genève; tous deux vinrent se rétablir
chez moi. Des ministres, des parents, des cagots, des quidams de toute
espèce venaient de Genève et de Suisse, non pas comme ceux de France, pour
m'admirer et me persifler, mais pour me tancer et catéchiser. Le seul qui me
fit plaisir fut Moultou, qui vint passer trois ou quatre jours avec moi, et
que j'y aurais bien voulu retenir davantage. Le plus constant de tous, celui
qui s'opiniâtra le plus, et qui me subjugua à force d'importunités, fut un
M. d'Ivernois, commerçant de Genève, Français réfugié, et parent du
procureur général de Neuchâtel. Ce M. d'Ivernois de Genève passait à Motiers
deux fois l'an, tout exprès pour m'y venir voir, restait chez moi du matin
au soir plusieurs jours de suite, se mettait de mes promenades, m'apportait
mille sortes de petits cadeaux, s'insinuait malgré moi dans ma confidence,
se mêlait de toutes mes affaires, sans qu'il y eût entre lui et moi aucune
communion d'idées, ni d'inclinations, ni de sentiments, ni de connaissances.
Je doute qu'il ait lu dans toute sa vie un livre entier d'aucune espèce, et
qu'il sache même de quoi traitent les miens. Quand je commençai
d'herboriser, il me suivit dans mes courses de botanique, sans goût pour cet
amusement, sans avoir rien à me dire, ni moi à lui. Il eut même le courage
de passer avec moi trois jours entiers tête à tête dans un cabaret à
Goumoins, d'où j'avais cru le chasser à force de l'ennuyer et de lui faire
sentir combien il m'ennuyait; et tout cela sans qu'il m'ait été possible
jamais de rebuter son incroyable constance, ni d'en pénétrer le motif.
 
Parmi toutes ces liaisons, que je ne fis et n'entretins que par force,
je ne dois pas omettre la seule qui m'ait été agréable, et à laquelle j'aie
mis un véritable intérêt de coeur: c'est celle d'un jeune Hongrois qui vint
se fixer à Neuchâtel, et de là à Motiers, quelques mois après que j'y fus
établi moi-même. On l'appelait dans le pays le baron de Sauttern, nom sous
lequel il avait été recommandé de Zurich. Il était grand et bien fait, d'une
figure agréable, d'une société liante et douce. Il dit à tout le monde, et
me fit entendre à moi-même, qu'il n'était venu à Neuchâtel qu'à cause de
moi, et pour former sa jeunesse à la vertu par mon commerce. Sa physionomie,
son ton, ses manières me parurent d'accord avec ses discours; et j'aurais
cru manquer à l'un des plus grands devoirs en éconduisant un jeune homme en
qui je ne voyais rien que d'aimable, et qui me recherchait par un si
respectable motif. Mon coeur ne sait point se livrer à demi. Bientôt il eut
toute mon amitié, toute ma confiance; nous devînmes inséparables. Il était
de toutes mes courses pédestres, il y prenait goût. Je le menai chez milord
maréchal, qui lui fit mille caresses. Comme il ne pouvait encore s'exprimer
en français, il ne me parlait et ne m'écrivait qu'en latin: je lui répondais
en français, et ce mélange des deux langues ne rendait nos entretiens ni
moins coulants, ni moins vifs à tous égards. Il me parla de sa famille, de
ses affaires, de ses aventures, de la cour de Vienne, dont il paraissait
bien connaître les détails domestiques. Enfin, pendant près de deux ans que
nous passâmes dans la plus grande intimité, je ne lui trouvai qu'une douceur
de caractère à toute épreuve, des moeurs non seulement honnêtes, mais
élégantes, une grande propreté sur sa personne, une décence extrême dans
tous ses discours; enfin toutes les marques d'un homme bien né, qui me le
rendirent trop estimable pour ne pas me le rendre cher.
 
Dans le fort de mes liaisons avec lui, d'Ivernois de Genève m'écrivit
que je prisse garde au jeune Hongrois qui était venu s'établir auprès de
moi; qu'on l'avait assuré que c'était un espion que le ministère de France
avait auprès de moi. Cet avis pouvait paraître d'autant plus inquiétant, que
dans le pays où j'étais tout le monde m'avertissait de me tenir sur mes
gardes, qu'on me guettait, et qu'on cherchait à m'attirer sur le territoire
de France, pour m'y faire un mauvais parti.
 
Pour fermer la bouche une fois pour toutes à ces ineptes donneurs
d'avis, je proposai à Sauttern, sans le prévenir de rien, une promenade
pédestre à Pontarlier; il y consentit. Quand nous fûmes arrivés à
Pontarlier, je lui donnai à lire la lettre de d'Ivernois; et puis,
l'embrassant avec ardeur, je lui dis: "Sauttern n'a pas besoin que je lui
prouve ma confiance, mais le public a besoin que je lui prouve que je la
sais bien placer." Cet embrassement fut bien doux; ce fut un de ces plaisirs
de l'âme que les persécuteurs ne sauraient connaître, ni ôter aux opprimés.
 
Je ne croirai jamais que Sauttern fût un espion, ni qu'il m'ait trahi;
mais il m'a trompé. Quand j'épanchais avec lui mon coeur sans réserve, il
eut le courage de me fermer constamment le sien, et de m'abuser par des
mensonges. Il me controuva je ne sais quelle histoire, qui me fit juger que
sa présence était nécessaire dans son pays. Je l'exhortai de partir au plus
vite: il partit; et quand je le croyais déjà en Hongrie, j'appris qu'il
était à Strasbourg. Ce n'était pas la première fois qu'il y avait été. Il y
avait jeté du désordre dans un ménage: le mari, sachant que je le voyais,
m'avait écrit. Je n'avais omis aucun soin pour ramener la jeune femme à la
vertu et Sauttern à son devoir. Quand je les croyais parfaitement détachés
l'un de l'autre, ils s'étaient rapprochés, et le mari même eut la
complaisance de reprendre le jeune homme dans sa maison; dès lors je n'eus
plus rien à dire. J'appris que le prétendu baron m'en avait imposé par un
tas de mensonges. Il ne s'appelait point Sauttern, il s'appelait
Sauttersheim. A l'égard du titre de baron, qu'on lui donnait en Suisse, je
ne pouvais le lui reprocher, parce qu'il ne l'avait jamais pris; mais je ne
doute pas qu'il ne fût bien gentilhomme; et milord maréchal, qui se
connaissait en hommes, et qui avait été dans son pays, l'a toujours regardé
et traité comme tel.
 
Sitôt qu'il fut parti, la servante de l'auberge où il mangeait à
Motiers se déclara grosse de son fait. C'était une si vilaine salope, et
Sauttern, généralement estimé et considéré dans tout le pays par sa conduite
et ses moeurs honnêtes, se piquait si fort de propreté, que cette imprudence
choqua tout le monde. Les plus aimables personnes du pays, qui lui avaient
inutilement prodigué leurs agaceries, étaient furieuses: j'étais outré
d'indignation. Je fis tous mes efforts pour faire arrêter cette effrontée,
offrant de payer tous les frais et de cautionner Sauttersheim. Je lui
écrivis, dans la forte persuasion, non seulement que cette grossesse n'était
pas de son fait, mais qu'elle était feinte, et que tout cela n'était qu'un
jeu joué par ses ennemis et les miens. Je voulais qu'il revînt dans le pays,
pour confondre cette coquine et ceux qui la faisaient parler. Je fus surpris
de la mollesse de sa réponse. Il écrivit au pasteur dont la salope était
paroissienne, et fit en sorte d'assoupir l'affaire: ce que voyant, je cessai
de m'en mêler, fort étonné qu'un homme aussi crapuleux eût pu être assez
maître de lui-même pour m'en imposer par sa réserve dans la plus intime
familiarité.
 
De Strasbourg, Sauttersheim fut à Paris chercher fortune, et n'y trouva
que de la misère. Il m'écrivit en disant son Peccavi. Mes entrailles
s'émurent au souvenir de notre ancienne amitié; je lui envoyai quelque
argent. L'année suivante, à mon passage à Paris, je le revis à peu près dans
le même état, mais grand ami de M. Laliaud, sans que j'aie pu savoir d'où
lui venait cette connaissance, et si elle était ancienne ou nouvelle. Deux
ans après, Sauttersheim retourna à Strasbourg, d'où il m'écrivit, et où il
est mort. Voilà l'histoire abrégée de nos liaisons, et ce que je sais de ses
aventures: mais en déplorant le sort de ce malheureux jeune homme, je ne
cesserai jamais de croire qu'il était bien né, et que tout le désordre de sa
conduite fut l'effet des situations où il s'est trouvé.
 
Telles furent les acquisitions que je fis à Motiers, en fait de
liaisons et de connaissances. Qu'il en aurait fallu de pareilles pour
compenser les cruelles pertes que je fis dans le même temps!
 
La première fut celle de M. de Luxembourg, qui, après avoir été
tourmenté longtemps par les médecins, fut enfin leur victime, traité de la
goutte, qu'ils ne voulurent point reconnaître, comme d'un mal qu'ils
pouvaient guérir.
 
Si l'on doit s'en rapporter là-dessus à la relation que m'en écrivit la
Roche, l'homme de confiance de madame la maréchale, c'est bien par cet
exemple, aussi cruel que mémorable, qu'il faut déplorer les misères de la
grandeur.
 
La perte de ce bon seigneur me fut d'autant plus sensible, que c'était
le seul ami vrai que j'eusse en France; et la douceur de son caractère était
telle, qu'elle m'avait fait oublier tout à fait son rang, pour m'attacher à
lui comme à mon égal. Nos liaisons ne cessèrent point par ma retraite, et il
continua de m'écrire comme auparavant. Je crus pourtant remarquer que
l'absence ou mon malheur avait attiédi son affection. Il est bien difficile
qu'un courtisan garde le même attachement pour quelqu'un qu'il sait être
dans la disgrâce des puissances. J'ai jugé d'ailleurs que le grand ascendant
qu'avait sur lui madame de Luxembourg ne m'avait pas été favorable, et
qu'elle avait profité de mon éloignement pour me nuire dans son esprit. Pour
elle, malgré quelques démonstrations affectées et toujours plus rares, elle
cacha moins de jour en jour son changement à mon égard. Elle m'écrivit
quatre ou cinq fois en Suisse, de temps à autre, après quoi elle ne
m'écrivit plus du tout; et il fallait toute la prévention, toute la
confiance, tout l'aveuglement où j'étais encore, pour ne pas voir en elle
plus que du refroidissement envers moi.
 
Le libraire Guy, associé de Duchesne, qui depuis moi fréquentait
beaucoup l'hôtel de Luxembourg, m'écrivit que j'étais sur le testament de M.
le maréchal. Il n'y avait rien là que de très naturel et de très croyable;
ainsi je n'en doutai pas. Cela me fit délibérer en moi même comment je me
comporterais sur le legs. Tout bien pesé, je résolus de l'accepter, quel
qu'il pût être, et de rendre cet honneur à un honnête homme qui, dans un
rang où l'amitié ne pénètre guère, en avait eu une véritable pour moi. J'ai
été dispensé de ce devoir, n'ayant plus entendu parler de ce legs vrai ou
faux; et en vérité j'aurais été peiné de blesser une des grandes maximes de
ma morale, en profitant de quelque chose à la mort de quelqu'un qui m'avait
été cher. Durant la dernière maladie de notre ami Mussard, Lenieps me
proposa de profiter de la sensibilité qu'il marquait à nos soins, pour lui
insinuer quelques dispositions en notre faveur. "Ah! cher Lenieps, lui
dis-je, ne souillons pas par des idées d'intérêt les tristes mais sacrés
devoirs que nous rendons à notre ami mourant. J'espère n'être jamais dans le
testament de personne, et jamais du moins dans celui d'aucun de mes amis."
Ce fut à peu près dans ce même temps-ci que milord maréchal me parla du
sien, de ce qu'il avait dessein d'y faire pour moi, et que je lui fis la
réponse dont j'ai parlé dans ma première partie.
 
Ma seconde perte, plus sensible encore et bien plus irréparable, fut
celle de la meilleure des femmes et des mères, qui, déjà chargée d'ans et
surchargée d'infirmités et de misères, quitta cette vallée de larmes pour
passer dans le séjour des bons, où l'aimable souvenir du bien que l'on a
fait ici-bas en fait l'éternelle récompense. Allez, âme douce et
bienfaisante, auprès des Fénelon, des Bernex, des Catinat, et de ceux qui,
dans un état plus humble, ont ouvert, comme eux, leurs coeurs à la charité
véritable; allez goûter le fruit de la vôtre, et préparer à votre élève la
place qu'il espère un jour occuper près de vous! Heureuse, dans vos
infortunes, que le ciel en les terminant vous ait épargné le cruel spectacle
des siennes! Craignant de contrister son coeur par le récit de mes premiers
désastres, je ne lui avais point écrit depuis mon arrivée en Suisse; mais
j'écrivis à M. de Conzié pour m'informer d'elle, et ce fut lui qui m'apprit
qu'elle avait cessé de soulager ceux qui souffraient et de souffrir
elle-même. Bientôt je cesserai de souffrir aussi; mais si je croyais ne la
pas revoir dans l'autre vie, ma faible imagination se refuserait à l'idée du
bonheur parfait que je m'y promets.
 
Ma troisième perte et la dernière, car depuis lors il ne m'est plus
resté d'amis à perdre, fut celle de milord maréchal. Il ne mourut pas; mais,
las de servir des ingrats, il quitta Neuchâtel, et depuis lors je ne l'ai
pas revu. Il vit, et me survivra, je l'espère: il vit, et, grâce à lui, tous
mes attachements ne sont pas rompus sur la terre: il y reste encore un homme
digne de mon amitié; car son vrai prix est encore plus dans celle qu'on sent
que dans celle qu'on inspire: mais j'ai perdu les douceurs que la sienne me
prodiguait, et je ne peux plus le mettre qu'au rang de ceux que j'aime
encore, mais avec qui je n'ai plus de liaison. Il allait en Angleterre
recevoir sa grâce du roi, et racheter ses biens jadis confisqués. Nous ne
nous séparâmes point sans des projets de réunion, qui paraissaient presque
aussi doux pour lui que pour moi. Il voulait se fixer à son château de
Keith-Hall, près d'Aberdeen, et je devais m'y rendre auprès de lui; mais ce
projet me flattait trop pour que j'en pusse espérer le succès. Il ne resta
point en Écosse. Les tendres sollicitations du roi de Prusse le rappelèrent
à Berlin, et l'on verra bientôt comment je fus empêché de l'y aller joindre.
 
Avant son départ, prévoyant l'orage que l'on commençait à susciter
contre moi, il m'envoya de son propre mouvement des lettres de naturalité,
qui semblaient être une précaution très sûre pour qu'on ne pût pas me
chasser du pays. La communauté de Couvet dans le Val-de-Travers imita
l'exemple du gouverneur, et me donna des lettres de communier gratuites,
comme les premières. Ainsi, devenu de tout point citoyen du pays, j'étais à
l'abri de toute expulsion légale, même de la part du prince: mais ce n'a
jamais été par des voies légitimes qu'on a pu persécuter celui de tous les
hommes qui a toujours le plus respecté les lois.
 
Je ne crois pas devoir compter au nombre des pertes que je fis en ce
même temps celle de l'abbé de Mably. Ayant demeuré chez son frère, j'avais
eu quelques liaisons avec lui, mais jamais bien intimes; et j'ai quelque
lieu de croire que ses sentiments à mon égard avaient changé de nature
depuis que j'avais acquis plus de célébrité que lui. Mais ce fut à la
publication des Lettres de la montagne que j'eus le premier signe de sa
mauvaise volonté pour moi. On fit courir dans Genève une lettre à madame
Saladin, qui lui était attribuée, et dans laquelle il parlait de cet ouvrage
comme des clameurs séditieuses d'un démagogue effréné. L'estime que j'avais
pour l'abbé de Mably et le cas que je faisais de ses lumières ne me
permirent pas un instant de croire que cette extravagante lettre fût de lui.
Je pris là-dessus le parti que m'inspira la franchise. Je lui envoyai une
copie de la lettre, en l'avertissant qu'on la lui attribuait. Il ne me fit
aucune réponse. Ce silence m'étonna; mais qu'on juge de ma surprise quand
madame de Chenonceaux me manda que la lettre était réellement de l'abbé, et
que la mienne l'avait fort embarrassé! Car enfin, quand il aurait eu raison,
comment pouvait-il excuser une démarche éclatante et publique, faite de
gaieté de coeur, sans obligation, sans nécessité, à l'unique fin d'accabler
au plus fort de ses malheurs un homme auquel il avait toujours marqué de la
bienveillance, et qui n'avait jamais démérité de lui? Quelque temps après
parurent les Dialogues de Phocion, où je ne vis qu'une compilation de mes
écrits, faite sans retenue et sans honte. Je sentis, à la lecture de ce
livre, que l'auteur avait pris son parti à mon égard, et que je n'aurais
point désormais de pire ennemi. Je crois qu'il ne m'a pardonné ni le Contrat
social, trop au-dessus de ses forces, ni la Paix perpétuelle, et qu'il
n'avait paru désirer que je fisse un extrait de l'abbé de Saint-Pierre qu'en
supposant que je ne m'en tirerais pas si bien.
 
Plus j'avance dans mes récits, moins j'y puis mettre d'ordre et de
suite. L'agitation du reste de ma vie n'a pas laissé aux événements le temps
de s'arranger dans ma tête. Ils ont été trop nombreux, trop mêlés, trop
désagréables, pour pouvoir être narrés sans confusion. La seule impression
forte qu'ils m'ont laissée est celle de l'horrible mystère qui couvre leur
cause, et de l'état déplorable où ils m'ont réduit. Mon récit ne peut plus
marcher qu'à l'aventure, et selon que les idées me reviendront dans
l'esprit. Je me rappelle que dans le temps dont je parle, tout occupé de mes
Confessions, j'en parlais très imprudemment à tout le monde, n'imaginant pas
même que personne eût intérêt, ni volonté, ni pouvoir, de mettre obstacle à
cette entreprise; et quand je l'aurais cru, je n'en aurais guère été plus
discret, par l'impossibilité totale où je suis par mon naturel de tenir
caché rien de ce que je sens et de ce que je pense. Cette entreprise connue
fut, autant que j'en puis juger, la véritable cause de l'orage qu'on excita
pour m'expulser de la Suisse, et me livrer entre des mains qui
m'empêchassent de l'exécuter.
 
J'en avais une autre qui n'était guère vue de meilleur oeil par ceux
qui craignaient la première: c'était celle d'une édition générale de mes
écrits. Cette édition me paraissait nécessaire pour constater ceux des
livres portant mon nom qui étaient véritablement de moi, et mettre le public
en état de les distinguer de ces écrits pseudonymes que mes ennemis me
prêtaient pour me discréditer et m'avilir. Outre cela, cette édition était
un moyen simple et honnête de m'assurer du pain: et c'était le seul,
puisque, ayant renoncé à faire des livres, mes Mémoires ne pouvant paraître
de mon vivant, ne gagnant pas un sou d'aucune autre manière, et dépensant
toujours, je voyais la fin de mes ressources dans celle du produit de mes
derniers écrits. Cette raison m'avait pressé de donner mon Dictionnaire de
musique, encore informe. Il m'avait valu cent louis comptants et cent écus
de rente viagère; mais encore devait-on voir bientôt la fin de cent louis,
quand on en dépensait annuellement plus de soixante; et cent écus de rente
étaient comme rien pour un homme sur qui les quidams et les gueux venaient
incessamment fondre comme des étourneaux.
 
Il se présenta une compagnie de négociants de Neuchâtel pour
l'entreprise de mon édition générale, et un imprimeur ou libraire de Lyon,
appelé Reguillat, vint je ne sais comment se fourrer parmi eux pour la
diriger. L'accord se fit sur un pied raisonnable et suffisant pour bien
remplir mon objet. J'avais, tant en ouvrages imprimés qu'en pièces encore
manuscrites, de quoi fournir six volumes in-quarto; je m'engageai de plus à
veiller sur l'édition, au moyen de quoi ils devaient me faire une pension
viagère de seize cents livres de France, et un présent de mille écus une
fois payés.
 
Le traité était conclu, non encore signé, quand les Lettres écrites de
la montagne parurent. La terrible explosion qui se fit contre cet infernal
ouvrage et contre son abominable auteur épouvanta la compagnie, et
l'entreprise s'évanouit. Je comparerais l'effet de ce dernier ouvrage à
celui de la Lettre sur la musique française, si cette lettre, en m'attirant
la haine et m'exposant au péril, ne m'eût laissé du moins la considération
et l'estime. Mais après ce dernier ouvrage on parut s'étonner à Genève et à
Versailles qu'on laissât respirer un monstre tel que moi. Le petit conseil,
excité par le résident de France, et dirigé par le procureur général, donna
une déclaration sur mon ouvrage, par laquelle, avec les qualifications les
plus atroces, il le déclare indigne d'être brûlé par le bourreau, et ajoute,
avec une adresse qui tient du burlesque, qu'on ne peut, sans se déshonorer,
y répondre, ni même en faire aucune mention. Je voudrais pouvoir transcrire
ici cette curieuse pièce; mais malheureusement je ne l'ai pas, et ne m'en
souviens pas d'un seul mot. Je désire ardemment que quelqu'un de mes
lecteurs, animé du zèle de la vérité et de l'équité, veuille relire en
entier les Lettres écrites de la montagne; il sentira, j'ose le dire, la
stoïque modération qui règne dans cet ouvrage, après les sensibles et cruels
outrages dont on venait à l'envi d'accabler l'auteur. Mais ne pouvant
répondre aux injures parce qu'il n'y en avait point, ni aux raisons parce
qu'elles étaient sans réponse, ils prirent le parti de paraître trop
courroucés pour vouloir répondre; et il est vrai que s'ils prenaient les
arguments invincibles pour des injures, ils devaient se tenir fort injuriés.
 
Les représentants, loin de faire aucune plainte sur cette odieuse
déclaration, suivirent la route qu'elle leur traçait; et, au lieu de faire
trophée des Lettres de la montagne, qu'ils voilèrent pour s'en faire un
bouclier, ils eurent la lâcheté de ne rendre ni honneur ni justice à cet
écrit fait pour leur défense et à leur sollicitation, ni le citer, ni le
nommer, quoiqu'ils en tirassent tacitement tous leurs arguments, et que
l'exactitude avec laquelle ils ont suivi le conseil par lequel finit cet
ouvrage ait été la seule cause de leur salut et de leur victoire. Ils
m'avaient imposé ce devoir; je l'avais rempli, j'avais jusqu'au bout servi
la patrie et leur cause. Je les priai d'abandonner la mienne, et de ne
songer qu'à eux dans leurs démêlés. Ils me prirent au mot, et je ne me suis
plus mêlé de leurs affaires que pour les exhorter sans cesse à la paix, ne
doutant pas que, s'ils s'obstinaient, ils ne fussent écrasés par la France.
Cela n'est pas arrivé; j'en comprends la raison, mais ce n'est pas ici le
lieu de la dire.
 
L'effet des Lettres de la montagne à Neuchâtel fut d'abord très
paisible. J'en envoyai un exemplaire à M. de Montmollin; il le reçut bien,
et le lut sans objection. Il était malade, aussi bien que moi; il me vint
voir amicalement quand il fut rétabli, et ne me parla de rien. Cependant la
rumeur commençait; on brûla le livre je ne sais où. De Genève, de Berne, et
de Versailles peut-être, le foyer de l'effervescence passa bientôt à
Neuchâtel, et surtout au Val-de-Travers, où, avant même que la classe eût
fait aucun mouvement apparent, on avait commencé d'ameuter le peuple par des
pratiques souterraines. Je devais, j'ose le dire, être aimé du peuple dans
ce pays-là, comme je l'ai été dans tous ceux où j'ai vécu, versant les
aumônes à pleines mains, ne laissant sans assistance aucun indigent autour
de moi, ne refusant à personne aucun service que je pusse rendre et qui fût
dans la justice, me familiarisant trop peut-être avec tout le monde, et me
dérobant de tout mon pouvoir à toute distinction qui pût exciter la
jalousie. Tout cela n'empêcha pas que la populace, soulevée secrètement je
ne sais par qui, ne s'animât contre moi par degrés jusqu'à la fureur,
qu'elle ne m'insultât publiquement en plein jour, non seulement dans la
campagne et dans les chemins, mais en pleine rue. Ceux à qui j'avais fait le
plus de bien étaient les plus acharnés; et des gens même à qui je continuais
d'en faire, n'osant se montrer, excitaient les autres, et semblaient vouloir
se venger ainsi de l'humiliation de m'être obligés. Montmollin paraissait ne
rien voir, et ne se montrait pas encore; mais comme on approchait d'un temps
de communion, il vint chez moi pour me conseiller de m'abstenir de m'y
présenter; m'assurant que du reste il ne m'en voulait point, et qu'il me
laisserait tranquille. Je trouvai le compliment bizarre; il me rappelait la
lettre de madame de Boufflers, et je ne pouvais concevoir à qui donc il
importait si fort que je communiasse ou non. Comme je regardais cette
condescendance de ma part comme un acte de lâcheté, et que d'ailleurs je ne
voulais pas donner au peuple ce nouveau prétexte de crier à l'impie, je
refusai net le ministre; et il s'en retourna mécontent, me faisant entendre
que je m'en repentirais.
 
Il ne pouvait pas m'interdire la communion de sa seule autorité; il
fallait celle du consistoire qui m'avait admis; et tant que le consistoire
n'avait rien dit, je pouvais me présenter hardiment, sans crainte de refus.
Montmollin se fit donner par la classe la commission de me citer au
consistoire pour y rendre compte de ma foi, et de m'excommunier en cas de
refus. Cette excommunication ne pouvait non plus se faire que par le
consistoire et à la pluralité des voix. Mais les paysans qui, sous le nom
d'anciens, composaient cette assemblée, présidés, et, comme on comprend
bien, gouvernés par leur ministre, ne devaient pas naturellement être d'un
autre avis que le sien, principalement sur des matières théologiques, qu'ils
entendaient encore moins que lui. Je fus donc cité, et je résolus de
comparaître.
 
Quelle circonstance heureuse, et quel triomphe pour moi, si j'avais su
parler, et que j'eusse eu, pour ainsi dire, ma plume dans ma bouche! Avec
quelle supériorité, avec quelle facilité j'aurais terrassé ce pauvre
ministre au milieu de ses six paysans! L'avidité de dominer ayant fait
oublier au clergé protestant tous les principes de la réformation, je
n'avais, pour l'y rappeler et le réduire au silence, qu'à commenter mes
premières Lettres de la montagne, sur lesquelles ils avaient la bêtise de
m'épiloguer. Mon texte était tout fait, je n'avais qu'à l'étendre, et mon
homme était confondu. Je n'aurais pas été assez sot pour me tenir sur la
défensive; il m'était aisé de devenir agresseur sans même qu'il s'en
aperçût, ou qu'il pût s'en garantir. Les prestolets de la classe, non moins
étourdis qu'ignorants, m'avaient mis eux-mêmes dans la position la plus
heureuse que j'aurais pu désirer, pour les écraser à plaisir. Mais quoi! il
fallait parler, et parler sur-le-champ, trouver les idées, les tours, les
mots au moment du besoin, avoir toujours l'esprit présent, être toujours de
sang-froid, ne jamais me troubler un moment. Que pouvais-je espérer de moi,
qui sentais si bien mon inaptitude à m'exprimer impromptu? J'avais été
réduit au silence le plus humiliant à Genève, devant une assemblée tout en
ma faveur, et déjà résolue de tout approuver. Ici, c'était tout le
contraire: j'avais affaire à un tracassier, qui mettait l'astuce à la place
du savoir, qui me tendrait cent pièges avant que j'en aperçusse un, et tout
déterminé à me prendre en faute à quelque prix que ce fût. Plus j'examinai
cette position, plus elle me parut périlleuse; et sentant l'impossibilité de
m'en tirer avec succès, j'imaginai un autre expédient. Je méditai un
discours à prononcer devant le consistoire, pour le récuser et me dispenser
de répondre. La chose était très facile: j'écrivis ce discours, et me mis à
l'étudier par coeur avec une ardeur sans égale. Thérèse se moquait de moi,
en m'entendant marmotter et répéter incessamment les mêmes phrases, pour
tâcher de les fourrer dans ma tête. J'espérais tenir enfin mon discours; je
savais que le châtelain, comme officier du prince, assisterait au
consistoire; que, malgré les manoeuvres et les bouteilles de Montmollin, la
plupart des anciens étaient bien disposés pour moi; j'avais en ma faveur la
raison, la vérité, la justice, la protection du roi, l'autorité du conseil
d'État, les voeux de tous les bons patriotes, qu'intéressait l'établissement
de cette inquisition: tout contribuait à m'encourager.
 
La veille du jour marqué, je savais mon discours par coeur; je le
récitai sans faute. Je le remémorai toute la nuit dans ma tête; le matin je
ne le savais plus; j'hésite à chaque mot, je me crois déjà dans l'illustre
assemblée, je me trouble, je balbutie, ma tête se perd; enfin, presque au
moment d'aller, le courage me manque totalement; je reste chez moi, et je
prends le parti d'écrire au consistoire, en disant mes raisons à la hâte, et
prétextant mes incommodités, qui véritablement dans l'état où j'étais alors,
m'auraient difficilement laissé soutenir la séance entière.
 
Le ministre, embarrassé de ma lettre, remit l'affaire à une autre
séance. Dans l'intervalle, il se donna par lui-même et par ses créatures
mille mouvements pour séduire ceux des anciens qui, suivant les inspirations
de leur conscience plutôt que les siennes, n'opinaient pas au gré de la
classe et au sien. Quelque puissants que ses arguments tirés de sa cave
dussent être sur ces sortes de gens, il n'en put gagner aucun autre que les
deux ou trois qui lui étaient déjà dévoués, et qu'on appelait ses âmes
damnées. L'officier du prince et le colonel de Pury, qui se porta dans cette
affaire avec beaucoup de zèle, maintinrent les autres dans leur devoir; et
quand ce Montmollin voulut procéder à l'excommunication, son consistoire, à
la pluralité des voix, le refusa tout à plat. Réduit alors au dernier
expédient d'ameuter la populace, il se mit avec ses confrères et d'autres
gens à y travailler ouvertement, et avec un tel succès, que, malgré les
forts et fréquents rescrits du roi, malgré tous les ordres du conseil
d'État, je fus enfin forcé de quitter le pays, pour ne pas exposer
l'officier du prince à s'y faire assassiner lui-même en me défendant.
 
Je n'ai qu'un souvenir si confus de toute cette affaire, qu'il m'est
impossible de mettre aucun ordre, aucune liaison dans les idées qui m'en
reviennent, et que je ne les puis rendre qu'éparses et isolées, comme elles
se présentent à mon esprit. Je me rappelle qu'il y avait eu avec la classe
quelque espèce de négociation, dont Montmollin avait été l'entremetteur. Il
avait feint qu'on craignait que par mes écrits je ne troublasse le repos du
pays, à qui l'on s'en prendrait de ma liberté d'écrire. Il m'avait fait
entendre que, si je m'engageais à quitter la plume, on serait coulant sur le
passé. J'avais déjà pris cet engagement avec moi-même; je ne balançai point
à le prendre avec la classe, mais conditionnel, et seulement quant aux
matières de religion. Il trouva le moyen d'avoir cet écrit à double, sur
quelque changement qu'il exigea. La condition ayant été rejetée par la
classe, je redemandai mon écrit: il me rendit un des doubles et garda
l'autre, prétextant qu'il l'avait égaré. Après cela, le peuple, ouvertement
excité par les ministres, se moqua des rescrits du roi, des ordres du
conseil d'État, et ne connut plus de frein. Je fus prêché en chaire, nommé
l'Antechrist, et poursuivi dans la campagne comme un loup-garou. Mon habit
d'Arménien servait de renseignement à la populace: j'en sentais cruellement
l'inconvénient; mais le quitter dans ces circonstances me semblait une
lâcheté. Je ne pus m'y résoudre, et je me promenais tranquillement dans le
pays avec mon cafetan et mon bonnet fourré, entouré des huées de la canaille
et quelquefois de ses cailloux. Plusieurs fois, en passant devant des
maisons, j'entendais dire à ceux qui les habitaient: Apportez-moi mon fusil,
que je lui tire dessus. Je n'en allais pas plus vite: ils n'en étaient que
plus furieux, mais ils s'en tinrent toujours aux menaces, du moins pour
l'article des armes à feu.
 
Durant toute cette fermentation, je ne laissai pas d'avoir deux fort
grands plaisirs auxquels je fus bien sensible. Le premier fut de pouvoir
faire un acte de reconnaissance par le canal de milord maréchal. Tous les
honnêtes gens de Neuchâtel, indignés des traitements que j'essuyais et des
manoeuvres dont j'étais la victime, avaient les ministres en exécration,
sentant bien qu'ils suivaient des impulsions étrangères, et qu'ils n'étaient
que les satellites d'autres gens qui se cachaient en les faisant agir, et
craignant que mon exemple ne tirât à conséquence pour l'établissement d'une
véritable inquisition. Les magistrats, et surtout M. Meuron, qui avait
succédé à M. d'Ivernois dans la charge de procureur général, faisaient tous
leurs efforts pour me défendre. Le colonel de Pury, quoique simple
particulier, en fit davantage et réussit mieux. Ce fut lui qui trouva le
moyen de faire bouquer Montmollin dans son consistoire, en retenant les
anciens dans leur devoir. Comme il avait du crédit, il l'employa tant qu'il
put pour arrêter la sédition, mais il n'avait que l'autorité des lois, de la
justice et de la raison, à opposer à celle de l'argent et du vin. La partie
n'était pas égale, et dans ce point Montmollin triompha de lui. Cependant,
sensible à ses soins et à son zèle, j'aurais voulu pouvoir lui rendre bon
office pour bon office, et pouvoir m'acquitter envers lui de quelque façon.
Je savais qu'il convoitait fort une place de conseiller d'État; mais s'étant
mal conduit au gré de la cour dans l'affaire du ministre Petitpierre, il
était en disgrâce auprès du prince et du gouverneur. Je risquai pourtant
d'écrire en sa faveur à milord maréchal; j'osai même parler de l'emploi
qu'il désirait, et si heureusement, que, contre l'attente de tout le monde,
il lui fut presque aussitôt conféré par le roi. C'est ainsi que le sort, qui
m'a toujours mis en même temps trop haut et trop bas, continuait à me
ballotter d'une extrémité à l'autre; et tandis que la populace me couvrait
de fange, je faisais un conseiller d'État.
 
Mon autre grand plaisir fut une visite que vint me faire madame de
Verdelin avec sa fille, qu'elle avait menée aux bains de Bourbonne, d'où
elle poussa jusqu'à Motiers, et logea chez moi deux ou trois jours. A force
d'attention et de soins, elle avait enfin surmonté ma longue répugnance; et
mon coeur, vaincu par ses caresses, lui rendait toute l'amitié qu'elle
m'avait si longtemps témoignée. Je fus touché de ce voyage, surtout dans la
circonstance où je me trouvais, et où j'avais grand besoin, pour soutenir
mon courage, des consolations de l'amitié. Je craignais qu'elle ne
s'affectât des insultes que je recevais de la populace, et j'aurais voulu
lui en dérober le spectacle, pour ne pas contrister son coeur; mais cela ne
me fut pas possible; et quoique sa présence contînt un peu les insolents
dans nos promenades, elle en vit assez pour juger de ce qui se passait dans
les autres temps. Ce fut même durant son séjour chez moi que je commençai
d'être attaqué de nuit dans ma propre habitation. Sa femme de chambre trouva
ma fenêtre couverte, un matin, des pierres qu'on y avait jetées pendant la
nuit. Un banc très massif, qui était dans la rue à côté de ma porte et
fortement attaché, fut détaché, enlevé, et posé debout contre la porte, de
sorte que, si l'on ne s'en fût aperçu, le premier qui, pour sortir, aurait
ouvert la porte d'entrée, devait naturellement être assommé. Madame de
Verdelin n'ignorait rien de ce qui se passait; car, outre ce qu'elle voyait
elle-même, son domestique, homme de confiance, était très répandu dans le
village, y accostait tout le monde, et on le vit même en conférence avec
Montmollin. Cependant elle ne parut faire aucune attention à rien de ce qui
m'arrivait, ne me parla ni de Montmollin ni de personne, et répondit peu de
chose à ce que je lui en dis quelquefois. Seulement, paraissant persuadée
que le séjour de l'Angleterre me convenait plus qu'aucun autre, elle me
parla beaucoup de M. Hume, qui était alors à Paris, de son amitié pour moi,
du désir qu'il avait de m'être utile dans son pays. Il est temps de dire
quelque chose de M. Hume.
 
Il s'était acquis une grande réputation en France, et surtout parmi les
encyclopédistes, par ses traités de commerce et de politique, et en dernier
lieu par son histoire de la maison de Stuart, le seul de ses écrits dont
j'avais lu quelque chose dans la traduction de l'abbé Prévost. Faute d'avoir
lu ses autres ouvrages, j'étais persuadé, sur ce qu'on m'avait dit de lui,
que M. Hume associait une âme très républicaine aux paradoxes anglais en
faveur du luxe. Sur cette opinion, je regardais toute son apologie de
Charles Ier comme un prodige d'impartialité, et j'avais une aussi grande
idée de sa vertu que de son génie. Le désir de connaître cet homme rare et
d'obtenir son amitié avait beaucoup augmenté les tentations de passer en
Angleterre que me donnaient les sollicitations de madame de Boufflers,
intime amie de M. Hume. Arrivé en Suisse, j'y reçus de lui, par la voie de
cette dame, une lettre extrêmement flatteuse, dans laquelle, aux plus
grandes louanges sur mon génie, il joignait la pressante invitation de
passer en Angleterre, et l'offre de tout son crédit et de tous ses amis pour
m'en rendre le séjour agréable. Je trouvai sur les lieux milord maréchal, le
compatriote et l'ami de M. Hume, qui me confirma tout le bien que j'en
pensais, et qui m'apprit même à son sujet une anecdote littéraire, qui
l'avait beaucoup frappé, et qui me frappa de même. Vallace, qui avait écrit
contre Hume au sujet de la population des anciens, était absent tandis qu'on
imprimait son ouvrage. Hume se chargea de revoir les épreuves et de veiller
à l'édition. Cette conduite était dans mon tour d'esprit. C'est ainsi que
j'avais débité des copies, à six sous pièce, d'une chanson qu'on avait faite
contre moi. J'avais donc toute sorte de préjugés en faveur de Hume, quand
madame de Verdelin vint me parler vivement de l'amitié qu'il disait avoir
pour moi, et de son empressement à me faire les honneurs de l'Angleterre;
car c'est ainsi qu'elle s'exprimait. Elle me pressa beaucoup de profiter de
ce zèle et d'écrire à M. Hume. Comme je n'avais pas naturellement de
penchant pour l'Angleterre, et que je ne voulais prendre ce parti qu'à
l'extrémité, je refusai d'écrire et de promettre; mais je la laissai la
maîtresse de faire tout ce qu'elle jugerait à propos pour maintenir M. Hume
dans ses bonnes dispositions. En quittant Motiers, elle me laissa persuadé,
par tout ce qu'elle m'avait dit de cet homme illustre, qu'il était de mes
amis, et qu'elle était encore plus de ses amies.
 
Après son départ, Montmollin poussa ses manoeuvres, et la populace ne
connut plus de frein. Je continuai cependant à me promener tranquillement au
milieu des huées; et le goût de la botanique, que j'avais commencé de
prendre auprès du docteur d'Ivernois, donnant un nouvel intérêt à mes
promenades, me faisait parcourir le pays en herborisant, sans m'émouvoir des
clameurs de toute cette canaille, dont ce sang-froid ne faisait qu'irriter
la fureur. Une des choses qui m'affectèrent le plus, fut de voir les
familles de mes amis, ou des gens qui portaient ce nom, entrer assez
ouvertement dans la ligue de mes persécuteurs, comme les d'Ivernois, sans en
excepter même le père et le frère de mon Isabelle, Boy de la Tour, parent de
l'amie chez qui j'étais logé, et madame Girardier, sa belle-soeur. Ce Pierre
Boy était si butor, si bête et se comporta si brutalement, que, pour ne pas
me mettre en colère, je me permis de le plaisanter; et je fis, dans le goût
du petit Prophète, une petite brochure de quelques pages, intitulée la
Vision de Pierre de la montagne, dit le Voyant, dans laquelle je trouvai le
moyen de tirer assez plaisamment sur des miracles qui faisaient alors le
grand prétexte de ma persécution. Du Peyrou fit imprimer à Genève ce chiffon
qui n'eut dans le pays qu'un succès médiocre; les Neuchâtelois, avec tout
leur esprit, ne sentent guère le sel attique ni la plaisanterie, sitôt
qu'elle est un peu fine.
 
Je mis un peu plus de soin à un autre écrit du même temps, dont on
trouvera le manuscrit parmi mes papiers, et dont il faut dire ici le sujet.
 
Dans la plus grande fureur des décrets et de la persécution, les
Genevois s'étaient particulièrement signalés en criant haro de toute leur
force; et mon ami Vernes entre autres, avec une générosité vraiment
théologique, choisit précisément ce temps-là pour publier contre moi des
lettres où il prétendait prouver que je n'étais pas chrétien. Ces lettres,
écrites avec un ton de suffisance, n'en étaient pas meilleures, quoiqu'on
assurât que le naturaliste Bonnet y avait mis la main: car ledit Bonnet,
quoique matérialiste, ne laisse pas d'être d'une orthodoxie très intolérante
sitôt qu'il s'agit de moi. Je ne fus assurément pas tenté de répondre à cet
ouvrage; mais l'occasion s'étant présentée d'en dire un mot dans les Lettres
de la montagne, j'y insérai une petite note assez dédaigneuse qui mit Vernes
en fureur. Il remplit Genève des cris de sa rage, et d'Ivernois me marqua
qu'il ne se possédait pas. Quelque temps après parut une feuille anonyme,
qui semblait écrite, au lieu d'encre, avec l'eau du Phlégéton. On
m'accusait, dans cette lettre, d'avoir exposé mes enfants dans les rues, de
traîner après moi une coureuse de corps de garde, d'être usé de débauche,
pourri de vérole, et d'autres gentillesses semblables. Il ne me fut pas
difficile de reconnaître mon homme. Ma première idée, à la lecture de ce
libelle, fut de mettre à son vrai prix tout ce qu'on appelle renommée et
réputation parmi les hommes, en voyant traiter de coureur de bordel un homme
qui n'y fut de sa vie, et dont le plus grand défaut fut toujours d'être
timide et honteux comme une vierge, et en me voyant passer pour être pourri
de vérole, moi qui non seulement n'eus de mes jours la moindre atteinte
d'aucun mal de cette espèce, mais que des gens de l'art ont même cru
conformé de manière à n'en pouvoir contracter. Tout bien pesé, je crus ne
pouvoir mieux réfuter ce libelle qu'en le faisant imprimer dans la ville où
j'avais le plus vécu; et je l'envoyai à Duchesne pour le faire imprimer tel
qu'il était, avec un avertissement où je nommais M. Vernes, et quelques
courtes notes pour l'éclaircissement des faits. Non content d'avoir fait
imprimer cette feuille, je l'envoyai à plusieurs personnes, et entre autres
à M. le prince Louis de Wirtemberg, qui m'avait fait des avances très
honnêtes, et avec lequel j'étais alors en correspondance. Ce prince, du
Peyrou et d'autres, parurent douter que Vernes fût l'auteur du libelle, et
me blâmèrent de l'avoir nommé trop légèrement. Sur leurs représentations, le
scrupule me prit, et j'écrivis à Duchesne de supprimer cette feuille. Guy
m'écrivit l'avoir supprimée; je ne sais pas s'il l'a fait; je l'ai trouvé
menteur en tant d'occasions, que celle-là de plus ne serait pas une
merveille; et dès lors j'étais enveloppé de ces profondes ténèbres, à
travers lesquelles il m'est impossible de pénétrer aucune sorte de vérité.
 
M. Vernes supporta cette imputation avec une modération plus
qu'étonnante dans un homme qui ne l'aurait pas méritée, après la fureur
qu'il avait montrée auparavant. Il m'écrivit deux ou trois lettres très
mesurées, dont le but parut être de tâcher de pénétrer, par mes réponses, à
quel point j'étais instruit, et si j'avais quelque preuve contre lui. Je lui
fis deux réponses courtes, sèches, dures dans le sens, mais sans
malhonnêteté dans les termes, et dont il ne se fâcha point. A sa troisième
lettre, voyant qu'il voulait lier une espèce de correspondance, je ne
répondis plus: il me fit parler par d'Ivernois. Madame Cramer écrivit à du
Peyrou qu'elle était sûre que le libelle n'était pas de Vernes. Tout cela
n'ébranla point ma persuasion; mais comme enfin je pouvais me tromper, et
qu'en ce cas je devais à Vernes une réparation authentique, je lui fis dire
par d'Ivernois que je la lui ferais telle qu'il en serait content, s'il
pouvait m'indiquer le véritable auteur du libelle, ou me prouver du moins
qu'il ne l'était pas. Je fis plus: sentant bien qu'après tout, s'il n'était
pas coupable, je n'avais pas droit d'exiger qu'il me prouvât rien, je pris
le parti d'écrire, dans un Mémoire assez ample, les raisons de ma
persuasion, et de les soumettre au jugement d'un arbitre que Vernes ne pût
récuser. On ne devinerait pas quel fut cet arbitre que je choisis: le
conseil de Genève. Je déclarai à la fin du Mémoire que si, après l'avoir
examiné et fait les perquisitions qu'il jugerait nécessaires et qu'il était
bien à portée de faire avec succès, le conseil prononçait que M. Vernes
n'était pas l'auteur du libelle, dès l'instant je cesserais sincèrement de
croire qu'il l'est, je partirais pour m'aller jeter à ses pieds, et lui
demander pardon jusqu'à ce que je l'eusse obtenu. J'ose le dire, jamais mon
zèle ardent pour l'équité, jamais la droiture, la générosité de mon âme,
jamais ma confiance dans cet amour de la justice, inné dans tous les coeurs,
ne se montrèrent plus pleinement, plus sensiblement, que dans ce sage et
touchant Mémoire, où je prenais sans hésiter mes plus implacables ennemis
pour arbitres entre mon calomniateur et moi. Je lus cet écrit à du Peyrou:
il fut d'avis de le supprimer, et je le supprimai. Il me conseilla
d'attendre les preuves que Vernes promettait. Je les attendis, et je les
attends encore; il me conseilla de me taire en attendant, je me tus et me
tairai le reste de ma vie, blâmé d'avoir chargé Vernes d'une imputation
grave, fausse et sans preuve, quoique je reste intérieurement persuadé,
convaincu, comme de ma propre existence, qu'il est l'auteur du libelle. Mon
Mémoire est entre les mains de M. du Peyrou. Si jamais il voit le jour, on y
trouvera mes raisons, et l'on y connaîtra, je l'espère, l'âme de
Jean-Jacques, que mes contemporains ont si peu voulu connaître.
 
Il est temps d'en venir à ma catastrophe de Motiers, et à mon départ du
Val-de-Travers, après deux ans et demi de séjour, et huit mois d'une
constance inébranlable à souffrir les plus indignes traitements. Il m'est
impossible de me rappeler nettement les détails de cette désagréable époque;
mais on les trouvera dans la relation qu'en publia du Peyrou, et dont
j'aurai à parler dans la suite.
 
Depuis le départ de madame de Verdelin, la fermentation devenait plus
vive; et malgré les rescrits réitérés du roi, malgré les ordres fréquents du
conseil d'État, malgré les soins du châtelain et des magistrats du lieu, le
peuple me regardant tout de bon comme l'Antechrist, et voyant toutes ses
clameurs inutiles, parut enfin vouloir en venir aux voies de fait; déjà dans
les chemins les cailloux commençaient à rouler auprès de moi, lancés
cependant encore d'un peu trop loin pour pouvoir m'atteindre. Enfin, la nuit
de la foire de Motiers, qui est au commencement de septembre, je fus attaqué
dans ma demeure, de manière à mettre en danger la vie de ceux qui
l'habitaient.
 
A minuit, j'entendis un grand bruit dans la galerie qui régnait sur le
derrière de la maison. Une grêle de cailloux, lancés contre la fenêtre et la
porte qui donnait sur cette galerie, y tombèrent avec tant de fracas, que
mon chien, qui couchait dans la galerie, et qui avait commencé par aboyer,
se tut de frayeur, et se sauva dans un coin, rongeant et grattant les
planches pour tâcher de fuir. Je me lève au bruit; j'allais sortir de ma
chambre pour passer dans la cuisine, quand un caillou lancé d'une main
vigoureuse traversa la cuisine après en avoir cassé la fenêtre, vint ouvrir
la porte de ma chambre et tomber au pied de mon lit; de sorte que si je
m'étais pressé d'une seconde j'avais le caillou dans l'estomac. Je jugeai
que le bruit avait été fait pour m'attirer, et le caillou lancé pour
m'accueillir à ma sortie. Je saute dans la cuisine. Je trouve Thérèse, qui
s'était aussi levée, et qui toute tremblante accourait à moi. Nous nous
rangeons contre un mur, hors de la direction de la fenêtre, pour éviter
l'atteinte des pierres, et délibérer sur ce que nous avions à faire: car
sortir pour appeler du secours était le moyen de nous faire assommer.
Heureusement la servante d'un vieux bonhomme qui logeait au-dessous de moi
se leva au bruit, et courut après M. le châtelain, dont nous étions porte à
porte. Il saute de son lit, prend sa robe de chambre à la hâte, et vient à
l'instant avec la garde qui, à cause de la foire, faisait la ronde cette
nuit-là et se trouva à sa portée. Le châtelain vit le dégât avec un tel
effroi, qu'il en pâlit; et, à la vue des cailloux dont la galerie était
pleine, il s'écria: Mon Dieu! c'est une carrière! En visitant le bas, on
trouva que la porte d'une petite cour avait été forcée, et qu'on avait tenté
de pénétrer dans la maison par la galerie. En recherchant pourquoi la garde
n'avait point aperçu ou empêché le désordre, il se trouva que ceux de
Motiers s'étaient obstinés à vouloir faire cette garde hors de leur rang,
quoique ce fût le tour d'un autre village. Le lendemain, le châtelain envoya
son rapport au conseil d'État, qui, deux jours après, lui envoya l'ordre
d'informer sur cette affaire, de promettre une récompense et le secret à
ceux qui dénonceraient les coupables, et de mettre en attendant, aux frais
du prince, des gardes à ma maison et à celle du châtelain, qui la touchait.
Le lendemain, le colonel de Pury, le procureur général Meuron, le châtelain
Martinet, le receveur Guyenet, le trésorier d'Ivernois et son père, en un
mot tout ce qu'il y avait de gens distingués dans le pays, vinrent me voir,
et réunirent leurs sollicitations pour m'engager à céder à l'orage, et à
sortir au moins pour un temps d'une paroisse où je ne pouvais plus vivre en
sûreté ni avec honneur. Je m'aperçus même que le châtelain, effrayé des
fureurs de ce peuple forcené, et craignant qu'elles ne s'étendissent jusqu'à
lui, aurait été bien aise de m'en voir partir au plus vite, pour n'avoir
plus l'embarras de m'y protéger, et pouvoir la quitter lui-même, comme il
fit après mon départ. Je cédai donc, et même avec peu de peine; car le
spectacle de la haine du peuple me causait un déchirement de coeur que je ne
pouvais plus supporter.
 
J'avais plus d'une retraite à choisir. Depuis le retour de madame de
Verdelin à Paris, elle m'avait parlé dans plusieurs lettres d'un M. Walpole
qu'elle appelait milord, lequel, pris d'un grand zèle en ma faveur, me
proposait, dans une de ses terres, un asile dont elle me faisait les
descriptions les plus agréables, entrant, par rapport au logement et à la
subsistance, dans des détails qui marquaient à quel point ledit milord
Walpole s'occupait avec elle de ce projet. Milord maréchal m'avait toujours
conseillé l'Angleterre ou l'Écosse, et m'y offrait un asile aussi dans ses
terres, mais il m'en offrait un qui me tentait beaucoup davantage à Potsdam,
auprès de lui. Il venait de me faire part d'un propos que le roi lui avait
tenu à mon sujet, et qui était une espèce d'invitation à m'y rendre; et
madame la duchesse de Saxe-Gotha comptait si bien sur ce voyage, qu'elle
m'écrivit pour me presser d'aller la voir en passant, et de m'arrêter
quelque temps auprès d'elle: mais j'avais un tel attachement pour la Suisse,
que je ne pouvais me résoudre à la quitter tant qu'il me serait possible d'y
vivre, et je pris ce temps pour exécuter un projet dont j'étais occupé
depuis quelques mois, et dont je n'ai pu parler encore, pour ne pas couper
le fil de mon récit.
 
Ce projet consistait à m'aller établir dans l'île de Saint-Pierre,
domaine de l'hôpital de Berne, au milieu du lac de Bienne. Dans un
pèlerinage pédestre que j'avais fait l'été précédent avec du Peyrou, nous
avions visité cette île, et j'en avais été tellement enchanté, que je
n'avais cessé depuis ce temps-là de songer aux moyens d'y faire ma demeure.
Le plus grand obstacle était que l'île appartenait aux Bernois, qui, trois
ans auparavant, m'avaient vilainement chassé de chez eux; et outre que ma
fierté pâtissait à retourner chez des gens qui m'avaient si mal reçu,
j'avais lieu de craindre qu'ils ne me laissassent pas plus en repos dans
cette île qu'ils n'avaient fait à Yverdun. J'avais consulté là-dessus milord
maréchal, qui, pensant comme moi que les Bernois seraient bien aises de me
voir relégué dans cette île et de m'y tenir en otage, pour les écrits que je
pourrais être tenté de faire, avait fait sonder là-dessus leurs dispositions
par un M. Sturler, son ancien voisin de Colombier. M. Sturler s'adressa à
des chefs de l'État, et, sur leur réponse, assura milord maréchal que les
Bernois, honteux de leur conduite passée, ne demandaient pas mieux que de me
voir domicilié dans l'île de Saint-Pierre, et de m'y laisser tranquille.
Pour surcroît de précaution, avant de risquer d'y aller résider, je fis
prendre de nouvelles informations par le colonel Chaillet, qui me confirma
les mêmes choses; et le receveur de l'île ayant reçu de ses maîtres la
permission de m'y loger, je crus ne rien risquer d'aller m'établir chez lui,
avec l'agrément tacite tant du souverain que des propriétaires; car je ne
pouvais espérer que MM. de Berne reconnussent ouvertement l'injustice qu'ils
m'avaient faite, et péchassent ainsi contre la plus inviolable maxime de
tous les souverains.
 
L'île de Saint-Pierre, appelée à Neuchâtel l'île de la Motte, au milieu
du lac de Bienne, a environ une demi-lieue de tour; mais dans ce petit
espace elle fournit toutes les principales productions nécessaires à la vie.
Elle a des champs, des prés, des vergers, des bois, des vignes; et le tout,
à la faveur d'un terrain varié et montagneux, forme une distribution
d'autant plus agréable, que ses parties ne se découvrant pas toutes
ensemble, se font valoir mutuellement, et font juger l'île plus grande
qu'elle n'est en effet. Une terrasse fort élevée en forme la partie
occidentale, qui regarde Gleresse et Bonneville. On a planté cette terrasse
d'une longue allée qu'on a coupée dans son milieu par un grand salon, où,
durant les vendanges, on se rassemble les dimanches de tous les rivages
voisins, pour danser et se réjouir. Il n'y a dans l'île qu'une seule maison,
mais vaste et commode, où loge le receveur, et située dans un enfoncement
qui la tient à l'abri des vents.
 
A cinq ou six cents pas de l'île, est, du côté du sud, une autre île
beaucoup plus petite, inculte et déserte, qui paraît avoir été détachée
autrefois de la grande par les orages, et ne produit parmi ses graviers que
des saules et des persicaires, mais où est cependant un tertre élevé, bien
gazonné et très agréable. La forme de ce lac est un ovale presque régulier.
Ses rives, moins riches que celles des lacs de Genève et de Neuchâtel, ne
laissent pas de former une assez belle décoration, surtout dans la partie
occidentale, qui est très peuplée, et bordée de vignes au pied d'une chaîne
de montagnes, à peu près comme à Côte-Rôtie, mais qui ne donnent pas d'aussi
bons vins. On y trouve, en allant du sud au nord, le bailliage de
Saint-Jean, Bonneville, Bienne et Nidau à l'extrémité du lac; le tout
entremêlé de villages très agréables.
 
Tel était l'asile que je m'étais ménagé, et où je résolus d'aller
m'établir en quittant le Val-de-Travers. Ce choix était si conforme à mon
goût pacifique, à mon humeur solitaire et paresseuse, que je le compte parmi
les douces rêveries dont je me suis le plus vivement passionné. Il me
semblait que dans cette île je serais plus séparé des hommes, plus à l'abri
de leurs outrages, plus oublié d'eux, plus livré, en un mot, aux douceurs du
désoeuvrement et de la vie contemplative. J'aurais voulu être tellement
confiné dans cette île, que je n'eusse plus de commerce avec les mortels; et
il est certain que je pris toutes les mesures imaginables pour me soustraire
à la nécessité d'en entretenir.
 
Il s'agissait de subsister; et tant par la cherté des denrées que par
la difficulté des transports, la subsistance est chère dans cette île, où
d'ailleurs on est à la discrétion du receveur. Cette difficulté fut levée
par un arrangement que du Peyrou voulut bien prendre avec moi, en se
substituant à la place de la compagnie qui avait entrepris et abandonné mon
édition générale. Je lui remis tous les matériaux de cette édition. J'en fis
l'arrangement et la distribution. J'y joignis l'engagement de lui remettre
les mémoires de ma vie, et je le fis dépositaire généralement de tous mes
papiers, avec la condition expresse de n'en faire usage qu'après ma mort,
ayant à coeur d'achever tranquillement ma carrière, sans plus faire souvenir
le public de moi. Au moyen de cela, la pension viagère qu'il se chargeait de
me payer suffisait pour ma subsistance. Milord maréchal, ayant recouvré tous
ses biens, m'en avait offert une de 1200 francs, que je n'avais acceptée
qu'en la réduisant à la moitié. Il m'en voulut envoyer le capital, que je
refusai, par l'embarras de le placer. Il fit passer ce capital à du Peyrou,
entre les mains de qui il est resté, et qui m'en paye la rente viagère sur
le pied convenu avec le constituant. Joignant donc mon traité avec du
Peyrou, la pension de milord maréchal, dont les deux tiers étaient
réversibles à Thérèse après ma mort, et la rente de 300 francs que j'avais
sur Duchesne, je pouvais compter sur une subsistance honnête, et pour moi,
et après moi pour Thérèse, à qui je laissais 700 francs de rente, tant de la
pension de Rey que de celle de milord maréchal: ainsi je n'avais plus à
craindre que le pain lui manquât, non plus qu'à moi. Mais il était écrit que
l'honneur me forcerait de repousser toutes les ressources que la fortune et
mon travail mettraient à ma portée, et que je mourrais aussi pauvre que j'ai
vécu. On jugera si, à moins d'être le dernier des infâmes, j'ai pu tenir des
arrangements qu'on a toujours pris soin de me rendre ignominieux, en m'ôtant
avec soin toute autre ressource, pour me forcer de consentir à mon
déshonneur. Comment se seraient-ils doutés du parti que je prendrais dans
cette alternative? Ils ont toujours jugé de mon coeur par les leurs.
 
En repos du côté de la subsistance, j'étais sans souci de tout autre.
Quoique j'abandonnasse dans le monde le champ libre à mes ennemis, je
laissais dans le noble enthousiasme qui avait dicté mes écrits, et dans la
constante uniformité de mes principes, un témoignage de mon âme qui
répondait à celui que toute ma conduite rendait de mon naturel. Je n'avais
pas besoin d'une autre défense contre mes calomniateurs. Ils pouvaient
peindre sous mon nom un autre homme; mais ils ne pouvaient tromper que ceux
qui voulaient être trompés. Je pouvais leur donner ma vie à épiloguer d'un
bout à l'autre: j'étais sûr qu'à travers mes fautes et mes faiblesses, à
travers mon inaptitude à supporter aucun joug, on trouverait toujours un
homme juste, bon, sans fiel, sans haine, sans jalousie, prompt à reconnaître
ses propres torts, plus prompt à oublier ceux d'autrui, cherchant toute sa
félicité dans les passions aimantes et douces, et portant en toute chose la
sincérité jusqu'à l'imprudence, jusqu'au plus incroyable désintéressement.
 
Je prenais donc en quelque sorte congé de mon siècle et de mes
contemporains, et je faisais mes adieux au monde en me confinant dans cette
île pour le reste de mes jours; car telle était ma résolution, et c'était là
que je comptais exécuter enfin le grand projet de cette vie oiseuse, auquel
j'avais inutilement consacré jusqu'alors tout le peu d'activité que le ciel
m'avait départie. Cette île allait devenir pour moi celle de Papimanie, ce
bienheureux pays où l'on dort:
On y fait plus, on n'y fait nulle chose.
 
Ce plus était tout pour moi, car j'ai toujours peu regretté le sommeil;
l'oisiveté me suffit; et pourvu que je ne fasse rien, j'aime encore mieux
rêver éveillé qu'en songe. L'âge des projets romanesques étant passé, et la
fumée de la gloriole m'ayant plus étourdi que flatté, il ne me restait, pour
dernière espérance, que celle de vivre sans gêne, dans un loisir éternel.
C'est la vie des bienheureux dans l'autre monde, et j'en faisais désormais
mon bonheur suprême dans celui-ci.
 
Ceux qui me reprochent tant de contradictions ne manqueront pas ici de
m'en reprocher encore une. J'ai dit que l'oisiveté des cercles me les
rendait insupportables, et me voilà recherchant la solitude uniquement pour
m'y livrer à l'oisiveté. C'est pourtant ainsi que je suis; s'il y a là de la
contradiction, elle est du fait de la nature et non pas du mien: mais il y
en a si peu, que c'est par là précisément que je suis toujours moi.
L'oisiveté des cercles est tuante, parce qu'elle est de nécessité; celle de
la solitude est charmante, parce qu'elle est libre et de volonté. Dans une
compagnie il m'est cruel de ne rien faire, parce que j'y suis forcé. Il faut
que je reste là cloué sur une chaise ou debout, planté comme un piquet, sans
remuer ni pied ni patte, n'osant ni courir, ni sauter, ni chanter, ni crier,
ni gesticuler quand j'en ai envie, n'osant pas même rêver; ayant à la fois
tout l'ennui de l'oisiveté et tout le tourment de la contrainte; obligé
d'être attentif à toutes les sottises qui se disent et à tous les
compliments qui se font, et de fatiguer incessamment ma Minerve, pour ne pas
manquer de placer à mon tour mon rébus et mon mensonge. Et vous appelez cela
de l'oisiveté! C'est un travail de forçat.
 
L'oisiveté que j'aime n'est pas celle d'un fainéant qui reste là les
bras croisés dans une inaction totale, et ne pense pas plus qu'il n'agit.
C'est à la fois celle d'un enfant qui est sans cesse en mouvement pour ne
rien faire, et celle d'un radoteur qui bat la campagne, tandis que ses bras
sont en repos. J'aime à m'occuper à faire des riens, à commencer cent
choses, et n'en achever aucune, à aller et venir comme la tête me chante, à
changer à chaque instant de projet, à suivre une mouche dans toutes ses
allures, à vouloir déraciner un rocher pour voir ce qui est dessous, à
entreprendre avec ardeur un travail de dix ans, et à l'abandonner sans
regret au bout de dix minutes, à muser enfin toute la journée sans ordre et
sans suite, et à ne suivre en toute chose que le caprice du moment.
 
La botanique, telle que je l'ai toujours considérée, et telle qu'elle
commençait à devenir passion pour moi, était précisément une étude oiseuse,
propre à remplir tout le vide de mes loisirs, sans y laisser place au délire
de l'imagination, ni à l'ennui d'un désoeuvrement total. Errer nonchalamment
dans les bois et dans la campagne, prendre machinalement çà et là, tantôt
une fleur, tantôt un rameau, brouter mon foin presque au hasard, observer
mille et mille fois les mêmes choses, et toujours avec le même intérêt,
parce que je les oubliais toujours, était de quoi passer l'éternité sans
pouvoir m'ennuyer un moment. Quelque élégante, quelque admirable, quelque
diverse que soit la structure des végétaux, elle ne frappe pas assez un oeil
ignorant pour l'intéresser. Cette constante analogie, et pourtant cette
variété prodigieuse qui règne dans leur organisation, ne transporte que ceux
qui ont déjà quelque idée du système végétal. Les autres n'ont, à l'aspect
de tous ces trésors de la nature, qu'une admiration stupide et monotone. Ils
ne voient rien en détail, parce qu'ils ne savent pas même ce qu'il faut
regarder; et ils ne voient plus l'ensemble, parce qu'ils n'ont aucune idée
de cette chaîne de rapports et de combinaisons qui accable de ses merveilles
l'esprit de l'observateur. J'étais, et mon défaut de mémoire me devait tenir
toujours dans cet heureux point d'en savoir assez peu pour que tout me fût
nouveau, et assez pour que tout me fût sensible. Les divers sols dans
lesquels l'île, quoique petite, était partagée, m'offraient une suffisante
variété de plantes pour l'étude et pour l'amusement de toute ma vie. Je n'y
voulais pas laisser un poil d'herbe sans analyse, et je m'arrangeais déjà
pour faire, avec un recueil immense d'observations curieuses, la Flora
Petrinsularis.
 
Je fis venir Thérèse avec mes livres et mes effets. Nous nous mîmes en
pension chez le receveur de l'île. Sa femme avait à Nidau ses soeurs, qui la
venaient voir tour à tour, et qui faisaient à Thérèse une compagnie. Je fis
là l'essai d'une douce vie dans laquelle j'aurais voulu passer la mienne, et
dont le goût que j'y pris ne servit qu'à me faire mieux sentir l'amertume de
celle qui devait si promptement y succéder.
 
J'ai toujours aimé l'eau passionnément, et sa vue me jette dans une
rêverie délicieuse, quoique souvent sans objet déterminé. Je ne manquais
point à mon lever, lorsqu'il faisait beau, de courir sur la terrasse humer
l'air salubre et frais du matin, et planer des yeux sur l'horizon de ce beau
lac, dont les rives et les montagnes qui le bordent enchantaient ma vue. Je
ne trouve point de plus digne hommage à la Divinité que cette admiration
muette qu'excite la contemplation de ses oeuvres, et qui ne s'exprime point
par des actes développés. Je comprends comment les habitants des villes, qui
ne voient que des murs, des rues et des crimes, ont peu de foi; mais je ne
puis comprendre comment des campagnards, et surtout des solitaires, peuvent
n'en point avoir. Comment leur âme ne s'élève-t-elle pas cent fois le jour
avec extase à l'auteur des merveilles qui les frappent? Pour moi, c'est
surtout à mon lever, affaissé par mes insomnies, qu'une longue habitude me
porte à ces élévations de coeur qui n'imposent point la fatigue de penser.
Mais il faut pour cela que mes yeux soient frappés du ravissant spectacle de
la nature. Dans ma chambre, je prie plus rarement et plus sèchement: mais à
l'aspect d'un beau paysage, je me sens ému sans pouvoir dire de quoi. J'ai
lu qu'un sage évêque, dans la visite de son diocèse, trouva une vieille
femme qui, pour toute prière, ne savait dire que O! Il lui dit: Bonne mère,
continuez de prier toujours ainsi; votre prière vaut mieux que les nôtres.
Cette meilleure prière est aussi la mienne.
 
Après le déjeuner, je me hâtais d'écrire en rechignant quelques
malheureuses lettres, aspirant avec ardeur à l'heureux moment de n'en plus
écrire du tout. Je tracassais quelques instants autour de mes livres et
papiers, pour les déballer et arranger, plutôt que pour les lire; et cet
arrangement, qui devenait pour moi l'oeuvre de Pénélope, me donnait le
plaisir de muser quelques moments, après quoi je m'en ennuyais et le
quittais, pour passer les trois ou quatre heures qui me restaient de la
matinée à l'étude de la botanique, et surtout au système de Linnaeus, pour
lequel je pris une passion dont je n'ai pu bien me guérir, même après en
avoir senti le vide. Ce grand observateur est, à mon gré, le seul, avec
Ludwig, qui ait vu jusqu'ici la botanique en naturaliste et en philosophe;
mais il l'a trop étudiée dans des herbiers et dans des jardins, et pas assez
dans la nature elle-même. Pour moi, qui prenais pour jardin l'île entière,
sitôt que j'avais besoin de faire ou vérifier quelque observation, je
courais dans les bois ou dans les prés, mon livre sous le bras: là, je me
couchais par terre auprès de la plante en question, pour l'examiner sur pied
tout à mon aise. Cette méthode m'a beaucoup servi pour connaître les
végétaux dans leur état naturel, avant qu'ils aient été cultivés et
dénaturés par la main des hommes. On dit que Fagon, premier médecin de Louis
XV, qui nommait et connaissait parfaitement toutes les plantes du Jardin
Royal, était d'une telle ignorance dans la campagne, qu'il n'y connaissait
plus rien. Je suis précisément le contraire: je connais quelque chose à
l'ouvrage de la nature, mais rien à celui du jardinier.
 
Pour les après-dînées, je les livrais totalement à mon humeur oiseuse
et nonchalante, et à suivre sans règle l'impulsion du moment. Souvent, quand
l'air était calme, j'allais immédiatement en sortant de table me jeter seul
dans un petit bateau, que le receveur m'avait appris à mener avec une seule
rame; je m'avançais en pleine eau. Le moment où je dérivais me donnait une
joie qui allait jusqu'au tressaillement, et dont il m'est impossible de dire
ni de bien comprendre la cause, si ce n'était peut-être une félicitation
secrète d'être en cet état hors de l'atteinte des méchants. J'errais ensuite
seul dans ce lac, approchant quelquefois du rivage, mais n'y abordant
jamais. Souvent, laissant aller mon bateau à la merci de l'air et de l'eau,
je me livrais à des rêveries sans objet, et qui, pour être stupides, n'en
étaient pas moins douces. Je m'écriais parfois avec attendrissement: O
nature! ô ma mère! me voici sous ta seule garde; il n'y a point ici d'homme
adroit et fourbe qui s'interpose entre toi et moi. Je m'éloignais ainsi
jusqu'à demi-lieue de terre; j'aurais voulu que ce lac eût été l'Océan.
Cependant, pour complaire à mon pauvre chien, qui n'aimait pas autant que
moi de si longues stations sur l'eau, je suivais d'ordinaire un but de
promenade; c'était d'aller débarquer à la petite île, de m'y promener une
heure ou deux, ou de m'étendre au sommet du tertre sur le gazon, pour
m'assouvir du plaisir d'admirer ce lac et ses environs, pour examiner et
disséquer toutes les herbes qui se trouvaient à ma portée, et pour me bâtir,
comme un autre Robinson, une demeure imaginaire dans cette petite île. Je
m'affectionnai fortement à cette butte. Quand j'y pouvais mener promener
Thérèse avec la receveuse et ses soeurs, comme j'étais fier d'être leur
pilote et leur guide! Nous y portâmes en pompe des lapins pour la peupler;
autre fête pour Jean-Jacques. Cette peuplade me rendit la petite île encore
plus intéressante. J'y allais plus souvent et avec plus de plaisir depuis ce
temps-là, pour rechercher des traces du progrès des nouveaux habitants.
 
A ces amusements, j'en joignais un qui me rappelait la douce vie des
Charmettes, et auquel la saison m'invitait particulièrement. C'était un
détail de soins rustiques pour la récolte des légumes et des fruits, et que
nous nous faisions un plaisir, Thérèse et moi, de partager avec la receveuse
et sa famille. Je me souviens qu'un Bernois, nommé M. Kirchberger, m'étant
venu voir, me trouva perché sur un grand arbre, un sac attaché autour de ma
ceinture, et déjà si plein de pommes, que je ne pouvais plus me remuer. Je
ne fus pas fâché de cette rencontre et de plusieurs autres pareilles.
J'espérais que les Bernois, témoins de l'emploi de mes loisirs, ne
songeraient plus à en troubler la tranquillité, et me laisseraient en paix
dans ma solitude. J'aurais bien mieux aimé y être confiné par leur volonté
que par la mienne: j'aurais été plus assuré de n'y point voir troubler mon
repos.
 
Voici encore un de ces aveux sur lesquels je suis sûr d'avance de
l'incrédulité des lecteurs, obstinés à juger toujours de moi par eux-mêmes,
quoiqu'ils aient été forcés de voir dans tout le cours de ma vie mille
affections internes qui ne ressemblaient point aux leurs. Ce qu'il y a de
plus bizarre est qu'en me refusant tous les sentiments bons ou indifférents
qu'ils n'ont pas, ils sont toujours prêts à m'en prêter de si mauvais,
qu'ils ne sauraient même entrer dans un coeur d'homme: ils trouvent alors
tout simple de me mettre en contradiction avec la nature, et de faire de moi
un monstre tel qu'il n'en peut même exister. Rien d'absurde ne leur paraît
incroyable dès qu'il tend à me noircir; rien d'extraordinaire ne leur paraît
possible, dès qu'il tend à m'honorer.
 
Mais quoi qu'ils en puissent croire ou dire, je n'en continuerai pas
moins d'exposer fidèlement ce que fut, fit et pensa J.-J. Rousseau, sans
expliquer ni justifier les singularités de ses sentiments et de ses idées,
ni rechercher si d'autres ont pensé comme lui. Je pris tant de goût à l'île
de Saint-Pierre, et son séjour me convenait si fort, qu'à force d'inscrire
tous mes désirs dans cette île, je formai celui de n'en point sortir. Les
visites que j'avais à rendre au voisinage, les courses qu'il me faudrait
faire à Neuchâtel, à Bienne, à Yverdun, à Nidau, fatiguaient déjà mon
imagination. Un jour à passer hors de l'île me paraissait retranché de mon
bonheur; et sortir de l'enceinte de ce lac était pour moi sortir de mon
élément. D'ailleurs, l'expérience du passé m'avait rendu craintif. Il
suffisait que quelque bien flattât mon coeur, pour que je dusse m'attendre à
le perdre; et l'ardent désir de finir mes jours dans cette île était
inséparable de la crainte d'être forcé d'en sortir. J'avais pris l'habitude
d'aller les soirs m'asseoir sur la grève, surtout quand le lac était agité.
Je sentais un plaisir singulier à voir les flots se briser à mes pieds. Je
m'en faisais l'image du tumulte du monde, et de la paix de mon habitation;
et je m'attendrissais quelquefois à cette douce idée, jusqu'à sentir couler
des larmes de mes yeux. Ce repos, dont je jouissais avec passion, n'était
troublé que par l'inquiétude de le perdre; mais cette inquiétude allait au
point d'en altérer la douceur. Je sentais ma situation si précaire, que je
n'osais y compter. Ah! que je changerais volontiers, me disais-je, la
liberté de sortir d'ici, dont je ne me soucie point, avec l'assurance d'y
pouvoir rester toujours! Au lieu d'être souffert par grâce, que n'y suis-je
détenu par force! Ceux qui ne font que m'y souffrir peuvent à chaque instant
m'en chasser; et puis-je espérer que mes persécuteurs, m'y voyant heureux,
m'y laissent continuer de l'être? Ah! c'est peu qu'on me permette d'y vivre;
je voudrais qu'on m'y condamnât, et je voudrais être contraint d'y rester,
pour ne l'être pas d'en sortir. Je jetais un oeil d'envie sur l'heureux
Micheli Ducret, qui, tranquille au château d'Arberg, n'avait eu qu'à vouloir
être heureux, pour l'être. Enfin, à force de me livrer à ces réflexions, et
aux pressentiments inquiétants des nouveaux orages toujours prêts à fondre
sur moi, j'en vins à désirer, mais avec une ardeur incroyable, qu'au lieu de
tolérer seulement mon habitation dans cette île, on me la donnât pour prison
perpétuelle; et je puis jurer que s'il n'eût tenu qu'à moi de m'y faire
condamner, je l'aurais fait avec la plus grande joie, préférant mille fois
la nécessité d'y passer le reste de ma vie au danger d'en être expulsé.
 
Cette crainte ne demeura pas longtemps vaine. Au moment où je m'y
attendais le moins, je reçus une lettre de M. le bailli de Nidau, dans le
gouvernement duquel était l'île de Saint-Pierre: par cette lettre, il
m'intimait, de la part de Leurs Excellences, l'ordre de sortir de l'île et
de leurs États. Je crus rêver en la lisant. Rien de moins naturel, de moins
raisonnable, de moins prévu qu'un pareil ordre: car j'avais plutôt regardé
mes pressentiments comme les inquiétudes d'un homme effarouché par ses
malheurs que comme une prévoyance qui pût avoir le moindre fondement. Les
mesures que j'avais prises pour m'assurer de l'agrément tacite du souverain,
la tranquillité avec laquelle on m'avait laissé faire mon établissement, les
visites de plusieurs Bernois et du bailli lui-même, qui m'avait comblé
d'amitiés et de prévenances, la rigueur de la saison, dans laquelle il était
barbare d'expulser un homme infirme, tout me fit croire avec beaucoup de
gens qu'il y avait quelque malentendu dans cet ordre, et que les
malintentionnés avaient pris exprès le temps des vendanges et de
l'infréquence du sénat pour me porter brusquement ce coup.
 
Si j'avais écouté ma première indignation, je serais parti
sur-le-champ. Mais où aller? que devenir à l'entrée de l'hiver, sans but,
sans préparatif, sans conducteur, sans voiture? A moins de laisser tout à
l'abandon, mes papiers, mes effets, toutes mes affaires, il me fallait du
temps pour y pourvoir, et il n'était pas dit dans l'ordre si on m'en
laissait ou non. La continuité des malheurs commençait d'affaisser mon
courage. Pour la première fois je sentis ma fierté naturelle fléchir sous le
joug de la nécessité; et, malgré les murmures de mon coeur, il fallut
m'abaisser à demander un délai. C'était à M. de Graffenried, qui m'avait
envoyé l'ordre, que je m'adressai pour le faire interpréter. Sa lettre
portait une très vive improbation de ce même ordre, qu'il ne m'intimait
qu'avec le plus grand regret; et les témoignages de douleur et d'estime dont
elle était remplie me semblaient autant d'invitations bien douces de lui
parler à coeur ouvert; je le fis. Je ne doutais pas même que ma lettre ne
fit ouvrir les yeux à ces hommes iniques sur leur barbarie, et que, si l'on
ne révoquait pas un ordre si cruel, on ne m'accordât du moins un délai
raisonnable, et peut-être l'hiver entier, pour me préparer à la retraite et
pour en choisir le lieu.
 
En attendant la réponse, je me mis à réfléchir sur ma situation, et à
délibérer sur le parti que j'avais à prendre. Je vis tant de difficultés de
toutes parts, le chagrin m'avait si fort affecté, et ma santé en ce moment
était si mauvaise, que je me laissai tout à fait abattre, et que l'effet de
mon découragement fut de m'ôter le peu de ressources qui pouvaient me rester
dans l'esprit, pour tirer le meilleur parti possible de ma triste situation.
En quelque asile que je voulusse me réfugier, il était clair que je ne
pouvais m'y soustraire à aucune des deux manières qu'on avait prises pour
m'expulser: l'une, en soulevant contre moi la populace par des manoeuvres
souterraines; l'autre, en me chassant à force ouverte, sans en dire aucune
raison. Je ne pouvais donc compter sur aucune retraite assurée, à moins de
l'aller chercher plus loin que mes forces et la saison ne semblaient me le
permettre. Tout cela me ramenant aux idées dont je venais de m'occuper,
j'osai désirer et proposer qu'on voulût plutôt disposer de moi dans une
captivité perpétuelle, que de me faire errer incessamment sur la terre, en
m'expulsant successivement de tous les asiles que j'aurais choisis. Deux
jours après ma première lettre, j'en écrivis une seconde à M. de
Graffenried, pour le prier d'en faire la proposition à Leurs Excellences. La
réponse de Berne à l'une et à l'autre fut un ordre conçu dans les termes les
plus formels et les plus durs, de sortir de l'île et de tout le territoire
médiat et immédiat de la république, dans l'espace de vingt-quatre heures,
et de n'y rentrer jamais, sous les plus grièves peines.
 
Ce moment fut affreux. Je me suis trouvé depuis dans de pires
angoisses, jamais dans un plus grand embarras. Mais ce qui m'affligea le
plus fut d'être forcé de renoncer au projet qui m'avait fait désirer de
passer l'hiver dans l'île. Il est temps de rapporter l'anecdote fatale qui a
mis le comble à mes désastres, et qui a entraîné dans ma ruine un peuple
infortuné, dont les naissantes vertus promettaient déjà d'égaler un jour
celles de Sparte et de Rome.
 
J'avais parlé des Corses, dans le Contrat social, comme d'un peuple
neuf, le seul de l'Europe qui ne fût pas usé pour la législation; et j'avais
marqué la grande espérance qu'on devait avoir d'un tel peuple, s'il avait le
bonheur de trouver un sage instituteur. Mon ouvrage fut lu par quelques
Corses, qui furent sensibles à la manière honorable dont je parlais d'eux;
et le cas où ils se trouvaient de travailler à l'établissement de leur
république fit penser à leurs chefs de me demander mes idées sur cet
important ouvrage. Un M. Buttafuoco, d'une des premières familles du pays,
et capitaine en France dans Royal-Italien, m'écrivit à ce sujet, et me
fournit plusieurs pièces que je lui avais demandées pour me mettre au fait
de l'histoire de la nation et de l'état du pays. M. Paoli m'écrivit aussi
plusieurs fois; et quoique je sentisse une pareille entreprise au-dessus de
mes forces, je crus ne pouvoir les refuser pour concourir à une si grande et
belle oeuvre, lorsque j'aurais pris toutes les instructions dont j'avais
besoin pour cela. Ce fut dans ce sens que je répondis à l'un et à l'autre,
et cette correspondance continua jusqu'à mon départ.
 
Précisément dans le même temps j'appris que la France envoyait des
troupes en Corse, et qu'elle avait fait un traité avec les Génois. Ce
traité, cet envoi de troupes m'inquiétèrent; et, sans m'imaginer encore
avoir aucun rapport à tout cela, je jugeais impossible et ridicule de
travailler à un ouvrage qui demande un aussi profond repos que l'institution
d'un peuple, au moment où il allait peut-être être subjugué. Je ne cachai
pas mes inquiétudes à M. Buttafuoco, qui me rassura par la certitude que,
s'il y avait dans ce traité des choses contraires à la liberté de sa nation,
un aussi bon citoyen que lui ne resterait pas, comme il faisait, au service
de France. En effet, son zèle pour la législation des Corses, et ses
étroites liaisons avec M. Paoli, ne pouvaient me laisser aucun soupçon sur
son compte; et quand j'appris qu'il faisait de fréquents voyages à
Versailles et à Fontainebleau, et qu'il avait des relations avec M. de
Choiseul, je n'en conclus autre chose, sinon qu'il avait sur les véritables
intentions de la cour de France des sûretés qu'il me laissait entendre, mais
sur lesquelles il ne voulait pas s'expliquer ouvertement par lettres.
 
Tout cela me rassurait en partie. Cependant, ne comprenant rien à cet
envoi de troupes françaises, ne pouvant raisonnablement penser qu'elles
fussent là pour protéger la liberté des Corses, qu'ils étaient très en état
de défendre seuls contre les Génois, je ne pouvais me tranquilliser
parfaitement, ni me mêler tout de bon de la législation proposée, jusqu'à ce
que j'eusse des preuves solides que tout cela n'était pas un jeu pour me
persifler. J'aurais extrêmement désiré une entrevue avec M. Buttafuoco:
c'était le vrai moyen d'en tirer les éclaircissements dont j'avais besoin.
Il me la fit espérer, et je l'attendais avec la plus grande impatience. Pour
lui, je ne sais s'il en avait véritablement le projet; mais quand il
l'aurait eu, mes désastres m'auraient empêché d'en profiter.
 
Plus je méditais sur l'entreprise proposée, plus j'avançais dans
l'examen des pièces que j'avais entre les mains, et plus je sentais la
nécessité d'étudier de près, et le peuple à instituer, et le sol qu'il
habitait, et tous les rapports par lesquels il lui fallait approprier cette
institution. Je comprenais chaque jour davantage qu'il m'était impossible
d'acquérir de loin toutes les lumières nécessaires pour me guider. Je
l'écrivis à Buttafuoco: il le sentit lui-même; et si je ne formai pas
précisément la résolution de passer en Corse, je m'occupai beaucoup des
moyens de faire ce voyage. J'en parlai à M. Dastier, qui, ayant autrefois
servi dans cette île sous M. de Maillebois, devait la connaître. Il
n'épargna rien pour me détourner de ce dessein; et j'avoue que la peinture
affreuse qu'il me fit des Corses et de leur pays refroidit beaucoup le désir
que j'avais d'aller vivre au milieu d'eux.
 
Mais quand les persécutions de Motiers me firent songer de quitter la
Suisse, ce désir se ranima par l'espoir de trouver enfin chez ces insulaires
ce repos qu'on ne voulait me laisser nulle part. Une chose seulement
m'effarouchait sur ce voyage: c'était l'inaptitude et l'aversion que j'eus
toujours pour la vie active à laquelle j'allais être condamné. Fait pour
méditer à loisir dans la solitude, je ne l'étais point pour parler, agir,
traiter d'affaires parmi les hommes. La nature, qui m'avait donné le premier
talent, m'avait refusé l'autre. Cependant je sentais que, sans prendre part
directement aux affaires publiques, je serais nécessité, sitôt que je serais
en Corse, de me livrer à l'empressement du peuple, et de conférer très
souvent avec les chefs. L'objet même de mon voyage exigeait qu'au lieu de
chercher la retraite, je cherchasse, au sein de la nation, les lumières dont
j'avais besoin. Il était clair que je ne pourrais plus disposer de moi-même;
qu'entraîné malgré moi dans un tourbillon pour lequel je n'étais point né,
j'y mènerais une vie toute contraire à mon goût, et ne m'y montrerais qu'à
mon désavantage. Je prévoyais que, soutenant mal par ma présence l'opinion
de capacité qu'avaient pu leur donner mes livres, je me décréditerais chez
les Corses, et perdrais, autant à leur préjudice qu'au mien, la confiance
qu'ils m'avaient donnée, et sans laquelle je ne pouvais faire avec succès
l'oeuvre qu'ils attendaient de moi. J'étais sûr qu'en sortant ainsi de ma
sphère, je leur deviendrais inutile et me rendrais malheureux.
 
Tourmenté, battu d'orages de toute espèce, fatigué de voyages et de
persécutions depuis plusieurs années, je sentais vivement le besoin du
repos, dont mes barbares ennemis se faisaient un jeu de me priver; je
soupirais plus que jamais après cette aimable oisiveté, après cette douce
quiétude d'esprit et de corps que j'avais tant convoitée, et à laquelle,
revenu des chimères de l'amour et de l'amitié, mon coeur bornait sa félicité
suprême. Je n'envisageais qu'avec effroi les travaux que j'allais
entreprendre, la vie tumultueuse à laquelle j'allais me livrer; et si la
grandeur, la beauté, l'utilité de l'objet animaient mon courage,
l'impossibilité de payer de ma personne avec succès me l'ôtait absolument.
Vingt ans de méditation profonde, à part moi, m'auraient moins coûté que six
mois d'une vie active, au milieu des hommes et des affaires, et certain d'y
mal réussir.
 
Je m'avisai d'un expédient qui me parut propre à tout concilier.
Poursuivi dans tous mes refuges par les menées souterraines de mes secrets
persécuteurs, et ne voyant plus que la Corse où je pusse espérer pour mes
vieux jours le repos qu'ils ne voulaient me laisser nulle part, je résolus
de m'y rendre, avec les directions de Buttafuoco, aussitôt que j'en aurais
la possibilité; mais, pour y vivre tranquille, de renoncer, du moins en
apparence, au travail de la législation, et de me borner, pour payer en
quelque sorte à mes hôtes leur hospitalité, à écrire sur les lieux leur
histoire, sauf à prendre sans bruit les instructions nécessaires pour leur
devenir plus utile, si je voyais jour à y réussir. En commençant ainsi par
ne m'engager à rien, j'espérais être en état de méditer en secret et plus à
mon aise un plan qui pût leur convenir, et cela sans renoncer beaucoup à ma
chère solitude, ni me soumettre à un genre de vie qui m'était insupportable,
et dont je n'avais pas le talent.
 
Mais ce voyage, dans ma situation, n'était pas une chose aisée à
exécuter. A la manière dont M. Dastier m'avait parlé de la Corse, je n'y
devais trouver, des plus simples commodités de la vie, que celles que j'y
porterais: linge, habits, vaisselle, batterie de cuisine, papiers, livres,
il fallait tout porter avec soi. Pour m'y transporter avec ma gouvernante,
il fallait franchir les Alpes, et dans un trajet de deux cents lieues
traîner à ma suite tout un bagage; il fallait passer à travers les États de
plusieurs souverains; et, sur le ton donné par toute l'Europe, je devais
naturellement m'attendre, après mes malheurs, à trouver partout des
obstacles, et à voir chacun se faire un honneur de m'accabler de quelque
nouvelle disgrâce, et violer avec moi tous les droits des gens et de
l'humanité. Les frais immenses, les fatigues, les risques d'un pareil
voyage, m'obligeaient d'en prévoir d'avance et d'en bien peser toutes les
difficultés. L'idée de me trouver enfin seul, sans ressource à mon âge, et
loin de toutes mes connaissances, à la merci de ce peuple barbare et féroce,
tel que me le peignait M. Dastier, était bien propre à me faire rêver sur
une pareille résolution avant de l'exécuter. Je désirais passionnément
l'entrevue que Buttafuoco m'avait fait espérer, et j'en attendais l'effet
pour prendre tout à fait mon parti.
 
Tandis que je balançais ainsi, vinrent les persécutions de Motiers, qui
me forcèrent à la retraite. Je n'étais pas prêt pour un long voyage, et
surtout pour celui de Corse. J'attendais des nouvelles de Buttafuoco; je me
réfugiai dans l'île de Saint-Pierre, d'où je fus chassé à l'entrée de
l'hiver, comme j'ai dit ci-devant. Les Alpes couvertes de neige rendaient
alors pour moi cette émigration impraticable, surtout avec la précipitation
qu'on me prescrivait. Il est vrai que l'extravagance d'un pareil ordre le
rendait impossible à exécuter: car du milieu de cette solitude enfermée au
milieu des eaux, n'ayant que vingt-quatre heures depuis l'intimation de
l'ordre pour me préparer au départ, pour trouver bateaux et voitures pour
sortir de l'île et de tout le territoire; quand j'aurais eu des ailes,
j'aurais eu peine à pouvoir obéir. Je l'écrivis à M. le bailli de Nidau en
répondant à sa lettre, et je m'empressai de sortir de ce pays d'iniquité.
Voilà comment il fallut renoncer à mon projet chéri, et comment, n'ayant pu
dans mon découragement obtenir qu'on disposât de moi, je me déterminai, sur
l'invitation de milord maréchal, au voyage de Berlin, laissant Thérèse
hiverner à l'île de Saint-Pierre avec mes effets et mes livres, et déposant
mes papiers dans les mains de du Peyrou. Je fis une telle diligence, que dès
le lendemain matin je partis de l'île, et me rendis à Bienne encore avant
midi. Peu s'en fallut que je n'y terminasse mon voyage par un incident dont
le récit ne doit pas être omis.
 
Sitôt que le bruit s'était répandu que j'avais ordre de quitter mon
asile, j'eus une affluence de visites du voisinage, et surtout de Bernois
qui venaient avec la plus détestable fausseté me flagorner, m'adoucir, et me
protester qu'on avait pris le moment des vacances et de l'infréquence du
sénat pour minuter et m'intimer cet ordre, contre lequel, disaient-ils, tous
les deux cents étaient indignés. Parmi ce tas de consolateurs, il en vint
quelques-uns de la ville de Bienne, petit État libre, enclavé dans celui de
Berne, et entre autres un jeune homme, appelé Wildremet, dont la famille
tenait le premier rang et avait le principal crédit dans cette petite ville.
Wildremet me conjura vivement, au nom de ses concitoyens, de choisir ma
retraite au milieu d'eux, m'assurant qu'ils désiraient avec empressement de
m'y recevoir; qu'ils se feraient une gloire et un devoir de m'y faire
oublier les persécutions que j'avais souffertes; que je n'avais à craindre
chez eux aucune influence des Bernois; que Bienne était une ville libre, qui
ne recevait des lois de personne, et que tous les citoyens étaient
unanimement déterminés à n'écouter aucune sollicitation qui me fût
contraire.
 
Wildremet, voyant qu'il ne m'ébranlait pas, se fit appuyer de plusieurs
autres personnes, tant de Bienne et des environs que de Berne même, et entre
autres du même Kirchberger dont j'ai parlé, qui m'avait recherché depuis ma
retraite en Suisse; et que ses talents et ses principes me rendaient
intéressant. Mais des sollicitations moins prévues et plus pondérantes
furent celles de M. Barthès, secrétaire d'ambassade de France, qui vint me
voir avec Wildremet, m'exhorta fort de me rendre à son invitation, et
m'étonna par l'intérêt vif et tendre qu'il paraissait prendre à moi. Je ne
connaissais point du tout M. Barthès; cependant je le voyais mettre à ses
discours la chaleur, le zèle de l'amitié, et je voyais qu'il lui tenait
véritablement au coeur de me persuader de m'établir à Bienne. Il me fit
l'éloge le plus pompeux de cette ville et de ses habitants, avec lesquels il
se montrait si intimement lié, qu'il les appela plusieurs fois devant moi
ses patrons et ses pères.
 
Cette démarche de Barthès me dérouta dans toutes mes conjectures.
J'avais toujours soupçonné M. de Choiseul d'être l'auteur caché de toutes
les persécutions que j'éprouvais en Suisse. La conduite du résident de
France à Genève, celle de l'ambassadeur à Soleure, ne confirmaient que trop
ces soupçons; je voyais la France influer en secret sur tout ce qui
m'arrivait à Berne, à Genève, à Neuchâtel, et je ne croyais avoir en France
aucun ennemi puissant que le seul duc de Choiseul. Que pouvais-je donc
penser de la visite de Barthès, et du tendre intérêt qu'il paraissait
prendre à mon sort? Mes malheurs n'avaient pas encore détruit cette
confiance naturelle à mon coeur, et l'expérience ne m'avait pas encore
appris à voir partout des embûches sous les caresses. Je cherchais avec
surprise la raison de cette bienveillance de Barthès: je n'étais pas assez
sot pour croire qu'il fit cette démarche de son chef, j'y voyais une
publicité, et même une affectation qui marquait une intention cachée, et
j'étais bien éloigné d'avoir jamais trouvé dans tous ces petits agents
subalternes cette intrépidité généreuse qui, dans un poste semblable, avait
souvent fait bouillonner mon coeur.
 
J'avais autrefois un peu connu le chevalier de Beauteville chez M. de
Luxembourg; il m'avait témoigné quelque bienveillance: depuis son ambassade,
il m'avait encore donné quelques signes de souvenir, et m'avait même fait
inviter à l'aller voir à Soleure, invitation dont, sans m'y rendre, j'avais
été touché, n'ayant pas accoutumé d'être traité si honnêtement par les gens
en place. Je présumai donc que M. de Beauteville, forcé de suivre ses
instructions en ce qui regardait les affaires de Genève, me plaignant
cependant dans mes malheurs, m'avait ménagé, par des soins particuliers, cet
asile de Bienne, pour y pouvoir vivre tranquille sous ses auspices. Je fus
sensible à cette attention, mais sans en vouloir profiter; et, déterminé
tout à fait au voyage de Berlin, j'aspirais avec ardeur au moment de
rejoindre milord maréchal, persuadé que ce n'était plus qu'auprès de lui que
je trouverais un vrai repos et un bonheur durable.
 
A mon départ de l'île, Kirchberger m'accompagna jusqu'à Bienne. J'y
trouvai Wildremet et quelques autres Biennois qui m'attendaient à la
descente du bateau. Nous dînâmes tous ensemble à l'auberge; et en y
arrivant, mon premier soin fut de faire chercher une chaise, voulant partir
dès le lendemain matin. Pendant le dîner, ces messieurs reprirent leurs
instances pour me retenir parmi eux, et cela avec tant de chaleur et des
protestations si touchantes, que, malgré toutes mes résolutions, mon coeur,
qui n'a jamais su résister aux caresses, se laissa émouvoir aux leurs. Sitôt
qu'ils me virent ébranlé, ils redoublèrent si bien leurs efforts, qu'enfin
je me laissai vaincre, et consentis de rester à Bienne, au moins jusqu'au
printemps prochain.
 
Aussitôt Wildremet se pressa de me pourvoir d'un logement, et me vanta
comme une trouvaille une vilaine petite chambre sur un derrière, au
troisième étage, donnant sur une cour, où j'avais pour régal l'étalage des
peaux puantes d'un chamoiseur. Mon hôte était un petit homme de basse mine
et passablement fripon, que j'appris le lendemain être débauché, joueur, et
en fort mauvais prédicament dans le quartier; il n'avait ni femme, ni
enfants, ni domestiques; et, tristement reclus dans ma chambre solitaire,
j'étais, dans le plus riant pays du monde, logé de manière à périr de
mélancolie en peu de jours. Ce qui m'affecta le plus, malgré tout ce qu'on
m'avait dit de l'empressement des habitants à me recevoir, fut de
n'apercevoir, en passant dans les rues, rien d'honnête envers moi dans leurs
manières, ni d'obligeant dans leurs regards. J'étais pourtant tout déterminé
à rester là, quand j'appris, vis et sentis, même dès le jour suivant, qu'il
y avait dans la ville une fermentation terrible à mon égard. Plusieurs
empressés vinrent obligeamment m'avertir qu'on devait dès le lendemain me
signifier, le plus durement qu'on pourrait, un ordre de sortir sur-le-champ
de l'État, c'est-à-dire de la ville. Je n'avais personne à qui me confier;
tous ceux qui m'avaient retenu s'étaient éparpillés. Wildremet avait
disparu, je n'entendis plus parler de Barthès, et il ne parut pas que sa
recommandation m'eût mis en grande faveur auprès des patrons et des pères
qu'il s'était donnés devant moi. Un M. de Vau-Travers, Bernois, qui avait
une jolie maison proche la ville, m'y offrit cependant un asile, espérant,
me dit-il, que j'y pourrais éviter d'être lapidé. L'avantage ne me parut pas
assez flatteur pour me tenter de prolonger mon séjour chez ce peuple
hospitalier.
 
Cependant, ayant perdu trois jours à ce retard, j'avais déjà passé de
beaucoup les vingt-quatre heures que les Bernois m'avaient données pour
sortir de tous leurs États, et je ne laissais pas, connaissant leur dureté,
d'être en quelque peine sur la manière dont ils me les laisseraient
traverser, quand M. le bailli de Nidau vint tout à propos me tirer
d'embarras. Comme il avait hautement improuvé le violent procédé de Leurs
Excellences, il crut, dans sa générosité, me devoir un témoignage public
qu'il n'y prenait aucune part, et ne craignit pas de sortir de son bailliage
pour venir me faire une visite à Bienne. Il vint la veille de mon départ,
et, loin de venir incognito, il affecta même du cérémonial, vint in fiocchi
dans son carrosse avec son secrétaire, et m'apporta un passeport en son nom
pour traverser l'État de Berne à mon aise, et sans crainte d'être inquiété.
La visite me toucha plus que le passeport. Je n'y aurais guère été moins
sensible quand elle aurait eu pour objet un autre que moi. Je ne connais
rien de si puissant sur mon coeur qu'un acte de courage fait à propos, en
faveur du faible injustement opprimé.
 
Enfin, après m'être avec peine procuré une chaise, je partis le
lendemain matin de cette terre homicide, avant l'arrivée de la députation
dont on devait m'honorer, avant même d'avoir pu revoir Thérèse, à qui
j'avais marqué de me venir joindre quand j'avais cru m'arrêter à Bienne, et
que j'eus à peine le temps de contremander par un mot de lettre, en lui
marquant mon nouveau désastre; on verra dans ma troisième partie, si jamais
j'ai la force de l'écrire, comment, croyant partir pour Berlin, je partis en
effet pour l'Angleterre, et comment les deux dames qui voulaient disposer de
moi, après m'avoir, à force d'intrigues, chassé de la Suisse, où je n'étais
pas assez en leur pouvoir, parvinrent enfin à me livrer à leur ami.
 
J'ajoutai ce qui suit dans la lecture que je fis de cet écrit à
monsieur et madame la comtesse d'Egmont, à M. le prince Pignatelli, à madame
la marquise de Mesmes, et à M. le marquis de Juigné.
 
J'ai dit la vérité: si quelqu'un sait des choses contraires à ce que je
viens d'exposer, fussent-elles mille fois prouvées, il sait des mensonges et
des impostures; et s'il refuse de les approfondir et de les éclaircir avec
moi tandis que je suis en vie, il n'aime ni la justice ni la vérité. Pour
moi, je le déclare hautement et sans crainte: quiconque, même sans avoir lu
mes écrits, examinera par ses propres yeux mon naturel, mon caractère, mes
moeurs, mes penchants, mes plaisirs, mes habitudes, et pourra me croire un
malhonnête homme, est lui-même un homme à étouffer.
 
J'achevai ainsi ma lecture, et tout le monde se tut. Madame d'Egmont
fut la seule qui me parut émue: elle tressaillit visiblement, mais elle se
remit bien vite et garda le silence, ainsi que toute la compagnie. Tel fut
le fruit que je tirai de cette lecture et de ma déclaration.