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autour de lui que de rares amis, Nietzsche avait pris riiabitude
autour de lui que de rares amis, Nietzsche avait pris riiabitude
de passer ses hivers à Gênes et ses étés dans FEngadine. Du port
de passer ses hivers à Gênes et ses étés dans l’Engadine. Du port
de Gênes la Superbe « il aimait du sein de Tabondance à regarder
de Gênes la Superbe « il aimait du sein de l’abondance à regarder
les mers lointaines ». C’est là qu’il crut voir <( l’aurore d’un
les mers lointaines ». C’est là qu’il crut voir « l’aurore d’un
nouveau monde sortir de l’horizon voilé. » Mais c’est surtout
nouveau monde sortir de l’horizon voilé. » Mais c’est surtout
à l’ombre des hautes Alpes qu’il se sentait devenir lui-même,
à l’ombre des hautes Alpes qu’il se sentait devenir lui-même,
rien que lui-même, a Dans plus d’un paysage, dit-il, nous nous
rien que lui-même, « Dans plus d’un paysage, dit-il, nous nous
reconnaissons avec un frisson délicieux. C’est le plus agréable
reconnaissons avec un frisson délicieux. C’est le plus agréable
des dédoublemens. La nature de l’Engadine est parente de la
des dédoublemens. La nature de l’Engadine est parente de la
mienne. Nous ne nous étonnons pas l’un de l’autre, nous
mienne. Nous ne nous étonnons pas l’un de l’autre, nous
vivons en confidence. Cette haute vallée alpestre, blottie sans
vivons en confidence. Cette haute vallée alpestre, blottie sans
crainte sous les terreurs de la neige éternelle, oii l’Italie et la
crainte sous les terreurs de la neige éternelle, l’Italie et la
Finlande semblent se côtoyer, cette patrie de toutes les couleurs
Finlande semblent se côtoyer, cette patrie de toutes les couleurs
argentées de la nature est aussi la mienne. Car, du fond de ses
argentées de la nature est aussi la mienne. Car, du fond de ses
petits lacs immobiles, la solitude elle-même me regarde avec ses
petits lacs immobiles, la solitude elle-même me regarde avec ses
yeux. » C’est là qu’il vécut son rêve, qu’il osa ses dernières au-
yeux. » C’est là qu’il vécut son rêve, qu’il osa ses dernières
daces. Plus de noir pessimisme, mais une joie effrénée de vivre.
audaces. Plus de noir pessimisme, mais une joie effrénée de vivre.
Plus de positivisme étouffant, mais la liberté de l’esprit lancé
Plus de positivisme étouffant, mais la liberté de l’esprit lancé
dans toutes ses fantaisies.
dans toutes ses fantaisies.

Enterrées à jamais, ces vieilles chimères de Dieu, de l’âme,
Enterrées à jamais, ces vieilles chimères de Dieu, de l’âme,
de l’humanité, de l’au-delà, du surnaturel; écroulés pêle-mêle,
de l’humanité, de l’au-delà, du surnaturel ; écroulés pêle-mêle,
tous ces faux dieux dans le crépuscule des idoles ! Mais l’homme
tous ces faux dieux dans le crépuscule des idoles ! Mais l’homme
fort, l’homme intellectuel se forgeant son idéal, son humanité, à
fort, l’homme intellectuel se forgeant son idéal, son humanité, à
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au mépris des faibles et des sots et conviant tous les forts à faire
au mépris des faibles et des sots et conviant tous les forts à faire
comme lui ; telle est la conception de ce Zarathoustra par lequel
comme lui ; telle est la conception de ce Zarathoustra par lequel
Nietzsche prétendait révéler à ses contemporains et à la posté-
Nietzsche prétendait révéler à ses contemporains et à la
rité « l’homme surhumain » quïl avait découvert. Jamais style
postérité « l’homme surhumain » qu’il avait découvert. Jamais style
plus beau ne fut mis au service d’idées plus meurtrières du vé-
plus beau ne fut mis au service d’idées plus meurtrières du
ritable, de l’éternel idéal humain. Une prose ample et rythmée,
véritable, de l’éternel idéal humain. Une prose ample et rythmée,
une langue bâtie à grands blocs, comme les murs cyclopéens, en
une langue bâtie à grands blocs, comme les murs cyclopéens, en
vocables de granit puissamment allitérés. Sur ces fortes assises,
vocables de granit puissamment allitérés. Sur ces fortes assises,
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la lave en éruption, toujours prête à dévorer ce qu’elle enfante.
la lave en éruption, toujours prête à dévorer ce qu’elle enfante.
Et, comme d’un soufflet de forge, il sort de ces versets des colères
Et, comme d’un soufflet de forge, il sort de ces versets des colères
d’Isaïe interrompues de rires sataniques, des râles de Titan ter-
d’Isaïe interrompues de rires sataniques, des râles de Titan
rassé par un dieu.
terrassé par un dieu.

A trente ans, Zarathoustra s’est retiré dans la montagne. Il a
À trente ans, Zarathoustra s’est retiré dans la montagne. Il a
vécu dix ans dans une caverne sans autre compagnie que ses
vécu dix ans dans une caverne sans autre compagnie que ses
deux animaux familiers, un aigle et un serpent, symboles de
deux animaux familiers, un aigle et un serpent, symboles de
l’orgueil et de la prudence, qui lui procurent sa nourriture. Pen-
l’orgueil et de la prudence, qui lui procurent sa nourriture.
dant dix ans il jouit de son propre esprit, sans regret ni lassitude
Pendant dix ans il jouit de son propre esprit, sans regret ni lassitude
en un bonheur parfait. Mais se trouvant trop riche en sagesse, il
en un bonheur parfait. Mais se trouvant trop riche en sagesse, il