« Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1888 » : différence entre les versions

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C’est demain sans plus tarder que nos chambres françaises vont se retrouver au Luxembourg et au Palais-Bourbon, pour une session extraordinaire nécessairement limitée à quelques semaines. C’est d’ici à peu de jours, peut-être dès les premières séances, que vont s’élever, au milieu des ardeurs des partis, toutes ces questions confuses et irritantes qui assourdissent, déconcertent et troublent depuis quelque temps l’opinion. A la vérité, avec un peu de bon esprit et de bonne volonté, cette session pourrait avoir un programme bien simple. Il y a une affaire sérieuse, pressante, qui domine toutes les autres, qui devrait suffire à un parlement soucieux des intérêts du pays : c’est le budget, c’est la nécessité de remettre, à défaut d’un équilibre toujours fuyant et plus que jamais insaisissable, une certaine clarté, un certain ordre dans les finances publiques ; mais ce serait un peu naïf de croire qu’on va d’abord s’occuper des intérêts du pays, que ce parlement, jusqu’ici incohérent et troublé, revient avec un sentiment plus juste de ses devoirs, avec l’intention décidée de rendre à la nation française la paix sociale, politique et morale qu’elle réclame. Il faudra avant tout, c’est plus que vraisemblable, se débattre avec les interpellations, avec toutes ces questions de dissolution, de révision qui obsèdent et divisent les esprits ; il faudra s’expliquer pour ne pas s’entendre, c’est sûr, — et il le faudra parce qu’on ne pourra pas l’éviter, parce qu’on a créé cette situation tristement anarchique où il n’y a presque rien de possible, où le radicalisme qui est au pouvoir avec le ministère de M. Floquet n’a pas trouvé de meilleur moyen que de se faire le complice de toutes les agitations, d’aggraver la confusion et le désordre dans l’administration de la France.
 
Un des mots les plus curieux qui aient été dits depuis longtemps est
celui qui est récemment échappé à M. le ministre des affaires
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étrangères dans un discours où, avec une ingénuité découragée, il se plaint de tout, de l’état pénible des affaires publiques, pour finir par rejeter toute la faute sur le pays, sur les électeurs. C’est au moins étrange ! Mais en vérité le pays n’est pas fait pour se gouverner directement, pour savoir quelle est la politique possible, réalisable, utile, dans des circonstances souvent changeantes, toujours compliquées. Si le gouvernement et le parlement qu’il charge de ses intérêts ne le savent pas, s’ils sont les premiers à tout bouleverser, à rendre tout impossible, à quoi sont-ils bons ? Ils ne tardent pas à justifier la déconsidération qui les atteint, les accusations dont ils sont l’objet pour avoir déçu l’opinion ; par malheur, ils déconsidèrent aussi les institutions libres dont ils avaient la garde, dont ils n’ont fait qu’abuser sans savoir en user pour le bien public.
 
Assurément le pays, par lui-même, sait ce qu’il veut ou plutôt ce qu’il ne veut pas ; il le sait en réalité mieux que ne le croit M. le ministre des affaires étrangères, et, sous ce rapport, le récent voyage de M. le président de la république à Lyon, en Savoie, en Bourgogne, ce voyage auquel M. le président du conseil n’assistait pas, pourrait offrir d’utiles lumières sur les sentimens réels et intimes du pays. M. le président de la république, retenu par une certaine correction constitutionnelle, par un excès de réserve que l’opinion ne lui demande peut-être pas, se livre peu lui-même. Il a la parole modeste et un peu effacée d’un magistrat qui évite de se prononcer, qui ne veut pas être accusé de mettre une action personnelle dans le gouvernement ; mais il a pu entendre tout ce qui lui a été dit pendant son excursion, et, à part les banalités officielles inévitables, à part aussi les excentricités de M. le maire de Dijon, il y a eu presque partout un même sentiment qui a trouvé son expression la plus heureuse dans un discours aussi mesuré que judicieux du président de la chambre de commerce de Lyon. Sans se donner pour un politique, M. Sevène a tout dit en demandant au gouvernement « la seule protection qui résulte de la stabilité constitutionnelle, de l’ordre public fermement maintenu, du bon état des finances, de la paix sociale propagée par cette liberté véritable qui est la garantie de tous les droits et s’étend à toutes les croyances. » C’est en vérité tout un programme, qui, en répondant à une immense fatigue des agitations et des violences, résume un sentiment presque universel manifesté sous toutes les formes pendant ce récent et instructif voyage. M. le président de la chambre de commerce de Lyon a parlé pour tout le monde en demandant à M. Carnot la fin des désordres financiers, la dignité de la justice, le respect des croyances, — la stabilité constitutionnelle. Or c’est justement la question : comment le ministère de M. Carnot entend-il réaliser ce programme, conformer sa politique à ces vœux, à ces instincts, à ces désirs de stabilité qui éclatent de toutes parts ?
 
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C’est bien simple. M. le président du conseil, en sa qualité de ministre républicain et radical, a sa manière d’être un gouvernement d’opinion. — L’opinion se manifeste dans un sens, elle est pour la sécurité et la paix, pour la stabilité constitutionnelle : M. Floquet va dans le sens opposé, il est pour les agitations, pour les expériences nouvelles : il a mis la révision dans son programme, il ne saurait se démentir ! Il en est depuis quelques jours déjà à préparer sa campagne pour la session qui s’ouvre. Il laisse M. Carnot aller se promener à Lyon ; il a, quant à lui, ses séries de réceptions, de dîners politiques où il réunit ses amis les radicaux et même quelques autres républicains de bonne volonté, pour les entretenir de ses projets, des grandes combinaisons qu’il médite, de ses tactiques avec les partis. M. le président du conseil ne paraît pas, il est vrai, rencontrer un assentiment unanime, même parmi ses amis les radicaux, à plus forte raison parmi les autres républicains. On lui objecte que lorsqu’on aura réuni le congrès de révision, si on arrive à le réunir, il sera difficile de limiter ses pouvoirs, qu’on ne pourra pas l’empêcher, par exemple, de décider la convocation d’une assemblée constituante, que c’est dès lors ouvrir une ère d’agitations indéfinies dont le seul résultat peut être de précipiter la crise de la république en aggravant les mécontentemens du pays. — M. Floquet ne se laisse pas ébranler pour si peu. Il n’est pas homme à reculer, à craindre d’aller en avant. Aller en avant, c’est son système et son mot d’ordre !
 
Quelle est cependant cette révision que M. le président du conseil prépare, qu’il semble décidé à présenter aux chambres dès leur réunion ? Comment entend-il engager cette belle opération et régler la marche ? Il y a évidemment ici des calculs de tactique dont on n’a pas encore tout le secret. M. Floquet, à ce qu’il semble, veut avoir son projet, prendre une initiative pour ne pas se laisser devancer, pour ne pas se confondre avec les autres révisionnistes. Il ne veut pourtant pas trop se hâter, ni laisser brusquer une action décisive ; il lui suffit provisoirement d’avoir l’air de vouloir faire quelque chose, de se donner une attitude de réformateur devant le monde ! Il compte visiblement sur les radicaux, et même sur la faiblesse de quelques autres républicains, pour l’aider à jouer ce jeu. Quant au fond, ce qu’il y a de plus clair jusqu’ici, c’est que le sénat serait encore une fois destiné à payer les frais de la prétendue révision de M. Floquet, s’il consentait à l’opération qu’on lui prépare. — Oh ! sûrement, on ne veut pas le supprimer, on lui laissera, dit-on, un rôle considérable. On se bornera à lui enlever le droit de dissolution, sans donner, bien entendu, ce droit au président de la république. On débarrassera tout au plus le sénat de la plupart de ses attributions financières et législatives qui gênent le travail parlementaire en entravant l’action féconde de l’autre chambre ; on lui accordera peut-être en retour un bon droit de ''veto''
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suspensif. Ce sera un honnête et inutile conseil consultatif. Et c’est cependant pour cela, pour la réalisation de cet idéal constitutionnel d’un radicalisme louche, qu’on met tout en question, que le gouvernement lui-même se met à l’œuvre ! Ainsi le pays réclame de toute la force de ses instincts la paix intérieure et la stabilité : on lui offre une série d’agitations et d’expériences dont personne ne peut prévoir l’issue. Depuis dix ans, la cause évidente, palpable, de toutes les incohérences parlementaires, de tous les désordres financiers, de l’anarchie législative, c’est l’usurpation progressive d’une chambre aussi présomptueuse qu’ignorante, qui n’a cessé de se mettre en dehors de la constitution, qui a voulu toucher à tout sans savoir rien faire : c’est le sénat qu’on prétend punir et réduire à l’impuissance, pour laisser toute liberté à l’omnipotence d’une assemblée anarchique, selon l’idéal des radicaux. M. Floquet est décidément un grand politique, qui voit le mal et qui sait trouver le remède : le voilà satisfait, il va en avant ! Le malheur est que M. Floquet, en se flattant d’aller toujours en avant, finit le plus souvent par ne plus savoir où il va ni ce qu’il fait, dans l’administration aussi bien que dans la politique. La faiblesse du chef du cabinet et de ses collègues radicaux comme lui est de jouer légèrement avec tout, de tout ébranler ou de tout désorganiser, même quand ils ont quelque bonne intention. M. le président du conseil ministre de l’intérieur a cru probablement s’illustrer par une sage mesure, en faisant signer récemment par M. le président de la république un décret réglementant le séjour des étrangers en France. Le fait est qu’il n’a peut-être réussi qu’à compromettre la bonne renommée libérale et hospitalière de la France par une minutieuse réglementation d’une légalité douteuse, d’une application difficile, d’un caractère toujours plus ou moins vexatoire. Le gouvernement, si l’on veut, n’a rien fait de bien extraordinaire, rien surtout qui ne soit en usage dans beaucoup d’autres pays. Il a ses devoirs de surveillance à l’égard des étrangers, il peut les remplir comme il l’entend sous sa responsabilité : il est déjà armé pour cela d’une faculté d’expulsion. Au-delà a-t-il réellement le droit de décréter de sa propre autorité des règlemens nouveaux en leur donnant pour sanction une pénalité ? C’est au moins une question. Et quand ce ne serait pas une question, il est évident qu’on se met dans l’alternative de laisser sommeiller cette législation méticuleuse ou de se préparer d’innombrables embarras. On saura éviter les difficultés, dit-on ; on distinguera entre les étrangers qui ne demandent à la France qu’une hospitalité passagère, et les étrangers qui entendent établir leur résidence dans notre pays ; mais c’est précisément cette distinction tout arbitraire qui est souvent difficile, délicate, et qui doit l’être encore plus, loin de Paris, avec des autorités quelquefois peu éclairées. La vérité est que M. le président du conseil a eu une bonne intention peut-être, mais qu’il a pris une
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mesure aussi maladroite qu’inopportune, surtout à la veille de l’exposition.
 
Veut-on un autre exemple de cette incohérence que l’esprit radical porte dans le gouvernernent ? Il est d’une autre nature et n’est pas moins curieux. L’autre jour, M. le garde des sceaux est allé devant la commission du budget avec l’intention très avouable de défendre des crédits affectés à des évêchés qu’on veut supprimer, sous prétexte qu’ils ne sont pas concordataires. Rien de mieux assurément ; mais sait-on quelle raison a invoquée M. le garde des sceaux Ferrouillat ? Il a prétendu qu’en supprimant des évêchés parce qu’ils n’étaient pas concordataires, on allait rajeunir le concordat lui-même et lui donner une force nouvelle, lorsqu’on voulait arriver à l’abroger, en préparant la séparation de l’église et de l’état ! De sorte que voilà un garde des sceaux ministre des cultes qui enseigne comment il faut procéder pour arriver à la destruction lente mais sûre du concordat. Il travaille à la paix religieuse, comme M. Floquet travaille à la paix politique par la révision, — et M. le ministre des affaires étrangères avait décidément raison de se plaindre l’autre jour qu’on lui rendît la position bien difficile en faisant à la France une sécurité si douteuse et un avenir si incertain.
 
On n’en est pas pour l’instant, sans doute, en Europe, aux grands événemens, aux menaces de crises immédiates ou de conflits prochains : c’est une perspective qu’on s’étudie à éloigner autant que possible. On en est toujours du moins aux incidens prévus ou imprévus, aux excitations et aux suspicions dans les rapports des peuples, aux faux bruits nés de l’incertitude universelle, aux commentaires de ces entrevues et de ces voyages impériaux qui sont plus que jamais la grande affaire du moment ; on en est aussi à ces révélations qui ont pris depuis quelque temps une si singulière importance, et une des plus curieuses de ces révélations est encore sûrement cette publication du « journal » intime de Frédéric III dont M. de Bismarck s’est si violemment ému. Le chancelier ne s’est pas borné à frapper d’un véritable interdit le « journal » du prince qui a été son souverain ; il a fait arrêter le docteur Geffcken, soupçonné d’être l’auteur de la divulgation indiscrète ; il s’est chargé de préparer lui-même, et contre le divulgateur et contre la mémoire de Frédéric III, l’acte d’accusation auquel l’empereur Guillaume II a donné sa sanction avant d’entreprendre ses nouveaux voyages à Stuttgart et à Munich, à Vienne et à Rome. Quelle que soit l’issue de l’affaire qui commence, il est certain, dans tous les cas, que ce rapport écrit avec une implacable âpreté par le chancelier est un des plus bizarres spécimens de littérature accusatrice. M. de Bismarck, on le sent, est arrivé à un tel degré d’omnipotence, qu’il n’éprouve plus le besoin de se gêner, qu’il dit les choses les plus extraordinaires avec une sorte de naïveté audacieuse, mettant en cause sans plus de façon
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la mémoire d’un père, d’un souverain généreux, devant son fils faisant les aveux les plus surprenans, sous prétexte de rectifications qui ne rectifient rien.
 
Que de fois M. de Bismarck ne s’est-il pas efforcé de décliner la responsabilité de la guerre de 1870 en la rejetant tout entière sur la France ? Il avoue sans plus de détour aujourd’hui que la guerre lui semblait nécessaire dès le premier moment, et que, si le roi Guillaume le futur empereur, avait voulu l’éviter, il était prêt, lui, à retourner à Varzin, en donnant sa démission. Il n’hésite pas à déclarer pour le plaisir de démentir les illusions humanitaires prêtées au prince royal qu’on savait ce qu’on faisait au camp prussien, qu’on était parfaitement persuadé que « la guerre, quelle qu’en fût l’issue, allait inaugurer une série de guerres, ouvrir une ère belliqueuse. » Voilà au moins qui est voir clair dans l’avenir ! Mais ce qu’il y a certainement de plus curieux, c’est le sans-facon presque ironique avec lequel le chancelier parle d’un prince qui a régné. Il ne craint pas de dire qu’il n’avait pas pendant la guerre de 1870, à Versailles, la permission de s’entretenir avec le prince royal sur les questions les plus intimes de la politique allemande, parce que le roi redoutait a les indiscrétions qui pourraient être commises avec la cour d’Angleterre, encore remplie de sympathie pour la France. » C’est, on en conviendra, traiter lestement un prince de la couronne, et c’est de plus se moquer bien audacieusement des faits, que de parler des sympathies de la cour d’Angleterre pour la France pendant la guerre de 1870 ! Ce sont des sympathies dont on ne s’était positivement jamais douté. Le chancelier traite un peu l’histoire comme la politique, il en fait ce qu’il veut il plie l’une et l’autre à ses fantaisies hautaines, à ses vues ou à ses intérêts du moment, usant et abusant des libertés que la puissance donne à un esprit ombrageux et irascible. Ce qu’il y a de plus clair c’est que ce rapport préparé par le chancelier dans la solitude de Friedrichsruhe, approuvé par le jeune empereur, semble n’avoir d’autre objet que de ternir la mémoire de Frédéric III, d’infliger une dernière humiliation à sa veuve, l’impératrice Victoria, et d’être désagréable à la reine d’Angleterre, soupçonnée de n’être point étrangère à ces récentes et importunes divulgations. M. de Bismarck a peut-être réussi à flatter quelques passions, à déconcerter quelques-uns de ses adversaires ; seulement on peut se demander quels seront les résultats de tout cela, ce que le chancelier peut gagner à faire de la politique avec ses ressentimens, à inaugurer le nouveau règne par une campagne qui est, dans tous les cas, une singulière préface des voyages de Guillaume II.
 
Ce qui en sera réellement de ces agitations impériales, de ces visites du jeune souverain allemand dans quelques-unes des cours du continent, ce qu’elles produiront dans les rapports des peuples et des
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gouvernemens, c’est l’affaire de l’avenir. Visiteurs et visités ne le savent pas plus que tous les curieux de l’Europe, qui attendent des nouvelles du train impérial ou du dernier gala. Pour le moment, Guillaume II poursuit ses voyages, accompagné du comte Herbert de Bismarck et d’une brillante suite. Il s’est arrêté chemin faisant à Stuttgart et à Munich ; il a passé quelques jours à Vienne, il est maintenant à Rome ; et ces voyages ne laissent pas d’avoir quelquefois leurs épisodes, leurs particularités significatives. A Stuttgart et à Munich, le jeune empereur était naturellement un peu chez lui, auprès de souverains qui, en ne demandant pas mieux que de garder leur indépendance, se sentent les feudataires de l’empire. A Vienne, c’est autre chose. On est dans un monde tout différent, où il y a des souvenirs pénibles, des intérêts compliqués, des conflits de races et de nationalités, d’implacables rivalités entre Allemands et Slaves. C’était peut-être assez délicat pour le jeune empereur d’Allemagne, roi de Prusse, de se retrouver dans la plus vieille cour de l’Europe, d’être l’hôte de cette maison de Hapsbourg qui a eu si longtemps la suprématie impériale, qui a été exclue de l’Allemagne par les armes prussiennes sur le champ de bataille de Kœniggrætz. Les nécessités de la politique effacent tout sans doute, et rien n’a été négligé pour faire oublier le passé. L’éclat des réceptions n’a pas manqué. On a fêté l’alliance austro-allemande, la présence de Guillaume II, de toute façon, par des chasses en Styrie, par des galas à Vienne. L’empereur François-Joseph lui-même, le vaincu de Kœniggrætz, a mis une abnégation méritoire, presque excessive, à boire « à l’armée allemande, l’éclatant modèle des vertus militaires ; » et c’est tout au plus si on pourrait saisir quelque nuance dans le toast que le souverain autrichien a porté « à l’empereur allemand, roi de Prusse, et à sa maison royale. » Chose curieuse ! c’est le titre auquel on avait songé d’abord à l’époque de la résurrection de l’empire et qui se retrouve dans le toast de François-Joseph. La réserve, si réserve il y a eu, a disparu dans la chaleur des effusions impériales du banquet de la Burg.
 
Après tout, ces fêtes de Vienne ne se sont point passées sans quelques autres incidens plus caractéristiques ou plus significatifs. L’empereur Guillaume n’est pas sans avoir mis quelques restrictions dans les témoignages de sa cordialité, dans les faveurs par lesquelles il a marqué son passage à la cour d’Autriche. Il a eu des attentions pour ceux qui lui plaisaient, pour le comte Kalnoky, pour le chef du cabinet hongrois, M. Tisza, pour le comte Jules Andrassy, le premier négociateur de l’alliance austro-allemande, même pour le nonce du pape, Mgr Galimberti. Il a prodigué les décorations, l’Aigle noir, l’Aigle rouge, à une foule de personnages, sans oublier le bourgmestre de Vienne qui l’a complimenté. Seul, le président du conseil d’Autriche, ou, si l’on veut, de la Cisleithanie, le comte Taaffe, a été excepté ; seul, il
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n’a eu ni une décoration, ni même, à ce qu’il semble, une parole du jeune voyageur impérial, et l’exception est d’autant plus singulière que le comte Taaffe est depuis longtemps déjà le chef du ministère autrichien, l’homme de confiance de l’empereur François-Joseph ; mais le comte Taaffe n’est pas allemand, pas plus que slave d’ailleurs, dans sa politique : il est autrichien, et peut-être aussi n’était-il pas étranger aux mesures de précaution qui ont été prises pour que les manifestations allemandes préparées en l’honneur de Guillaume II pendant son séjour à Vienne n’eussent pas un caractère blessant ou désobligeant pour l’Autriche. Le comte. Taaffe a été oublié dans la distribution des grâces ! Bien mieux, il y a eu un autre incident qui, sans être exclusivement autrichien, n’est pas moins piquant. Le prince de Galles, qui se trouvait à Vienne, s’est empressé de partir, à la veille de l’arrivée de Guillaume II, pour aller prendre possession d’un régiment de hussards qui lui a été récemment donné par l’empereur François-Joseph. Il a présidé, en militaire consommé, aux manœuvres de son régiment, il a fait aussi quelques promenades. L’archiduc Rodolphe a été obligé de se partager entre la chasse au chamois, en Styrie, avec l’empereur Guillaume, et la chasse à l’ours, en Hongrie, avec le prince de Galles. L’héritier de la couronne d’Angleterre a tenu visiblement à ne point se rencontrer avec son neveu impérial et c’était assez naturel après le rapport et les boutades de M. de Bismarck. Le prince de Galles a brillé par son absence à Vienne, comme le comte Taaffe a brillé par son absence parmi les décorés : tant il est vrai que ces réceptions savamment préparées, ces fêtes, ces démonstrations d’une cordialité officielle, déguisent assez mal les dissonances intimes, les froissemens, les incompatibilités, tout ce qui fait que les alliances célébrées le plus pompeusement deviennent et durent ce qu’elles peuvent !
 
L’alliance de l’Autriche et de l’Allemagne a sans doute sa force, une force momentanée, parce qu’elle répond dans une certaine mesure à une situation exceptionnelle et troublée. L’empereur Guillaume par sa présence à Vienne n’y a rien fait ; il ne fera pas beaucoup plus à Rome où il est maintenant, où il va passer quelques jours au milieu du bruit, des ovations, des manifestations d’un peuple toujours épris des spectacles extraordinaires. Depuis trois mois déjà, les représentai de l’Italie officielle se préparent et préparent leur pays au grand événement qui s’accomplit aujourd’hui. La ville de Rome a été, dit-on, transformée pour la circonstance et a fait les frais d’une décoration nouvelle propre à réjouir les yeux de son jeune visiteur. Devant lui les voies triomphales sont ouvertes, les arcs sont dressés, les illuminations s’allument et le Capitale organise ses fêtes. Il n’y a pas à dire, il y a des publicistes d’outre-monts, et parmi eux un député auteur d’un récent dithyrambe, qui ont déjà imaginé une philosophie
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nouvelle de l’histoire : ils considèrent l’arrivée de l’empereur Guillaume à Rome comme un de ces événemens faits pour être célébrés par tout l’univers civilisé, destinés à inaugurer « une période historique qui se superpose à toutes les autres et les abroge. » A entendre certains Italiens à l’imagination complaisante, on dirait que Guillaume II va à Rome pour ressaisir une suzeraineté qu’on est impatient de lui rendre, pour consacrer d’un commun accord avec l’Italie la victoire définitive de l’empire sur la papauté. Voilà bien des fantasmagories pour la visite d’un prince qui en allant à Rome auprès d’un allié n’a sûrement pas toutes les intentions qu’on lui prête, qui commence par passer sa première journée au Vatican, et a même pris soin de faire venir de Berlin ses chevaux, ses voitures pour aller dans ses propres équipages auprès du saint-père, dont il entend ménager les susceptibilités et la dignité.
 
Que les chefs officiels de l’Italie, un peu étourdis de leurs grandes liaisons, ne voient plus que l’Allemagne et poussent l’enthousiasme jusqu’à l’obséquiosité dans la réception qu’ils font à l’empereur Guillaume, ils sont libres, c’est leur affaire. Le danger pour eux est de ne Voir que ce qu’ils désirent, de tout sacrifier à un rêve de grandeur qu’ils prennent pour une réalité, et, pour tout dire, de se faire quelquefois plus Allemands que les Allemands dans leur politique. Entre la France et l’Allemagne, il peut y avoir sans doute, il y a certainement des questions délicates : c’est la force des choses qui les suscite, et le plus souvent, les gouvernemens les traitent avec une extrême réserve. Où sont les questions sérieuses qui peuvent diviser l’Italie et la France ? Où est la raison précise et avouable qui peut pousser les politiques italiens à grossir sans cesse les plus médiocres incidens, à soulever à tout propos des querelles aussi vaines que fatigantes, à organiser une fronde contre la France ? Un jour, c’est à l’occasion d’une question de Massaouah qui n’avait rien de sérieux et qui n’a pris quelque importance que par le retentissement qu’on lui a donné, par les polémiques acrimonieuses du premier ministre de Rome ; un autre jour, c’est au sujet d’un règlement sur les écoles à Tunis. Il n’y a que quelques semaines, c’est à propos de la convention sur la neutralisation de Suez qu’un diplomate par trop zélé à Constantinople s’est passé la fantaisie d’exciter le sultan à mettre en doute nos établissemens du nord de l’Afrique ; presque chaque jour, c’est à propos du traité de commerce qu’on bataille. Les politiques italiens ne voient pas qu’ils finissent par tomber dans une véritable puérilité en cherchant partout l’hostilité de la France, en voyant dans tout ce que fait la France l’intention de troubler l’Italie. Vainement on leur montre que la France, en sauvegardant ses intérêts là où ils peuvent être engagés, ne cherche des querelles avec personne, qu’elle ne s’émeut même pas toujours de celles qu’on lui fait très gratuitement : ils sont obstinés dans leur idée
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fixe, et ils finissent par se persuader qu’ils ont réellement à se défendre contre la France. Est-ce qu’ils n’ont pas vu il y a quelque temps nos soldats marchant sur Tripoli ou nos navires faisant voile pour aller attaquer la Spezzia ? C’était absolument ridicule, et les polémiques de tous les jours ne le sont guère moins. A quoi tout cela peut-il conduire, si ce n’est à entretenir des animosités qu’on devrait au contraire s’étudier à apaiser ? Il est infiniment vraisemblable que la vraie nation italienne ne désire aucun conflit avec la France, pas plus que la France ne désire un conflit avec l’Italie ; mais alors que signifie cette politique querelleuse et agitée, qui peut tout compromettre et ne sert qu’à satisfaire des passions aveugles ou des vanités bruyantes ?
 
Le malheur est que dans le temps où nous vivons, en parlant toujours de la paix, on ne s’occupe jamais que de la guerre, et aux dangers réels on se plaît trop souvent à ajouter le danger des faux bruits, des paniques d’opinion, des nouvelles répandues ou accueillies par les imaginations soupçonneuses. Qu’en est-il réellement de toutes ces divulgations récentes sur des traités secrets qui livreraient d’avance la neutralité de la Belgique à l’Allemagne, qui feraient des fortifications de la Meuse, votées l’an dernier par le parlement de Bruxelles, un moyen de protection ou d’action contre la France, au profit de l’armée allemande ? Depuis quelques jours, ces faits ont été racontés et présentés avec toutes les apparences d’une démonstration précise ; on y a même ajouté l’histoire du rachat d’une partie des chemins de fer de Belgique appartenant à la compagnie française du Nord, toujours, bien entendu, dans l’intérêt allemand. Et comme il faut que le comique se mêle souvent aux choses les plus graves, les nouvellistes à la recherche des confidences sont survenus aussitôt ; ils ont attribué au ministre des affaires étrangères du roi Léopold, au prince de Chimay, les propos les plus singuliers, ou pour mieux dire les plus extravagans, sur le rôle du roi, sur ses engagemens, sur le traité secret lui-même. D’autres ont imaginé, pour la prochaine guerre, dont ils connaissent d’avance le programme et le dénoûment, une distribution nouvelle des territoires, tout un plan de partage de la Hollande, de la Belgique et un peu de la France. C’est une histoire qui court le monde, avec le cortège obligé de documens, de révélations diplomatiques, de considérations stratégiques. Ce qu’il y aurait de sérieux, si cela pouvait être vrai, c’est l’existence d’engagemens secrets qui lieraient la Belgique, qui ouvriraient la vallée de la Meuse à une invasion allemande dirigée sur la frontière du nord de la France. Heureusement ce ne sont là que des fictions gratuites ou spécieuses, fondées sur une appréciation inexacte ou légère des faits, des traités et probablement des intentions.
 
A voir les choses dans leur vérité simple et éclatante, le seul fait réel, positif, incontestable, consacré par une série de transactions et
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d’actes diplomatiques de l’Europe, c’est la neutralité du royaume de Belgique. Devant ce fait d’ordre européen, d’intérêt universel, établi il y a déjà plus d’un demi-siècle à la suite de la révolution qui a séparé les provinces belges de l’ancien royaume des Pays-Bas, il ne subsiste plus rien d’arrangemens surannés et périmés, de prétendus droits de garnison créés pour d’autres circonstances. Il n’y a plus que la neutralité qui a été garantie par l’Europe, que les Belges se montrent justement jaloux de sauvegarder, comme la Suisse, de son côté, serait certainement résolue à défendre sa neutralité contre ceux qui prétendraient se frayer un passage par son territoire. Ces fortifications de la Meuse qui ont été votées, qui étaient réclamées depuis longtemps par le génie belge, ont été conçues précisément pour donner une force de plus à la neutralité, pour fermer cette vallée de la Meuse qui a été si souvent le chemin des invasions ; elles ont été créées, si l’on veut, au profit de l’Allemagne contre la France et au profit de la France contre l’Allemagne. Les ministres de Bruxelles l’ont répété plus d’une fois, ils le répétaient récemment encore. L’éminent inspecteur-général du génie belge, le général Brialmont, maintenait, ces jours derniers, le caractère de son œuvre, et il n’a pas même caché Bon désir de compléter son système par la création d’un nouveau fort à Saint-Trond. Les ministres, dit-on, peuvent assurer ce qu’ils voudront : c’est le roi Léopold qui s’est lié secrètement à l’Allemagne, — et qui, d’après cela, aurait livré l’indépendance belge pour sauvegarder sa dynastie.
 
Il y a eu des momens où les souverains belges se sont peut-être crus obligés de chercher à fortifier les garanties de leur neutralité. Ces momens sont passés depuis longtemps. Par qui le roi Léopold est-il menacé aujourd’hui ? Où est pour lui la nécessité d’un traité plus ou moins secret qui l’asservirait à une domination étrangère, qui, de plus, en ouvrant son territoire d’un côté, l’ouvrirait nécessairement de l’autre ? Quel avantage aurait le roi des Belges à aller au-devant de ces complications ? A quel propos et dans quel intérêt la Belgique s’exposerait-elle à redevenir par sa volonté le grand chemin des invasions, à disparaître dans la collision des plus puissantes armées ? Il n’y a pour la Belgique d’autre nécessité et d’autre intérêt que de rester ce qu’elle est, de garder sa neutralité semi-séculaire, respectée jusqu’ici, contre ceux qui voudraient trop la protéger, aussi bien que contre ceux qui voudraient la menacer. Ce ne sont donc là, selon toute apparence, que des fictions et des bruits nés de cet état perpétuel de panique, où l’on finit par croire tout possible parce que le monde est livré à la force.
 
 
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LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
 
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Cet insuccès n’a pas découragé cependant le Comptoir d’escompte de Paris, le Crédit industriel et commercial et la Société générale, qui, de
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concert avec MM. Baring frères à Londres et plusieurs grandes maisons de banque et sociétés en Allemagne, mettent en souscription, pour le mardi 16 courant, au prix de 442 francs, des obligations rapportant 22 fr. 50 par an, et remboursables en trente-huit ans à 500 francs. Il s’agit d’un emprunt 4 1/2 pour 100 de la république argentine, de 19,667,900 pesos or, ou 98,339,500 francs, formant le solde d’un emprunt intérieur de 19,868,500 pesos, autorisé par une loi du 12 août 1887, la différence provenant de l’amortissement déjà effectué de deux semestrialités. L’intérêt annuel de 22 fr. 50 est payable en or, à Paris, à Londres et en Allemagne, net de tout impôt, sous la garantie spéciale de la Banque de la province de Buenos-Ayres.
 
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Le Hongrois a fléchi de 84 1/2 au-dessous de 84, mais le voici déjà revenu au cours de compensation du 2 courant. Le 4 pour 100 russe ne s’est pas contenté de regagner le terrain momentanément perdu, il s’est élevé jusqu’à 87. Les catégories 5 pour 100 ont largement dépassé le pair.
L’italien reste eu réaction de 0 fr. 25 seulement, malgré le
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déficit grossissant du trésor et la politique nécessairement très coûteuse de M. Crispi.
 
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Il s’est effectué depuis quinze jours de fortes réalisations sur la plupart des titres des établissemens de crédit. Cependant la campagne ne paraît pas abandonnée, et les cours restent satisfaisans. Le Panama et le Suez ont légèrement fléchi. Les Métaux et le Rio-Tinto sont à leurs plus hauts cours.
 
Les actions de nos grandes compagnies de chemins de fer n’ont qu’une part très modérée à la hausse générale des prix des valeurs depuis trois mois. Les conventions avec l’état ont assuré aux revenus de ces titres une fixité qui a transformé ces derniers en quelque sorte en obligations d’un genre spécial, et leur a enlevé le caractère de valeurs aléatoires. Aussi la spéculation n’est-elle plus tentée de chercher à agir sur leurs prix. Il n’en faut pas moins constater que, pour deux des compagnies, le Lyon et le Nord, un accroissement assez large de recettes depuis le 1er janvier indique une amélioration positive de la situation ; cet accroissement atteint déjà 5 millions 1/4 pour la compagnie de Paris à Lyon et à la Méditerranée, et 2,200,000 francs pour la compagnie du Nord.
 
Les obligations ont largement dépassé le cours de 400, sauf celles de l’Est, qui d’ailleurs n’en sont plus bien éloignées. L’obligation Nord, dont le coupon a été détaché en juillet, vaut 408.50. Nous trouvons à 400 francs les obligations nouvelles du Midi et de l’Orléans, dont le coupon vient d’être détaché au 1er octobre. Les obligations de l’Ouest et du Lyon, qui ont détaché aussi un coupon à cette dateraient respectivement 398 et 494.50. Les autres se tiennent aux environs de 400.
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''Le directeur-gérant'' : C. BULOZ
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