« Aventures d’Arthur Gordon Pym » : différence entre les versions

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== XXII. Tekeli-li ! ==
 
Notre situation, telle qu’elle nous apparut alors, était à peine moins terrible que lorsque nous nous étions crus enterrés à tout jamais. Nous n’avions pas d’autre perspective que d’être mis à mort par les sauvages ou de traîner parmi eux une misérable existence de captifs. Nous pouvions, il est vrai, pendant quelque temps échapper à leur attention dans les replis des collines, et, à la dernière extrémité, dans l’abîme d’où nous venions de sortir ; mais il nous fallait ou mourir de froid et de faim pendant le long hiver polaire, ou finalement trahir notre existence dans nos efforts pour trouver quelques ressources. Tout le pays environnant semblait fourmiller de sauvages, et de nouvelles bandes, que nous aperçûmes alors, étaient arrivées sur des radeaux des îles situées au sud, indubitablement pour aider à prendre et à piller la Jane. Le navire était toujours tranquillement à l’ancre dans la baie, les hommes à bord ne pouvant pas soupçonner qu’un danger quelconque les menaçât. Combien nous brûlâmes en ce moment d’être avec eux, soit pour les aider à opérer leur fuite, soit pour périr ensemble en essayant de nous défendre ! Nous n’apercevions même aucun moyen de les avertir du péril sans attirer immédiatement la mort sur nos têtes, et encore, dans ce cas, n’avions-nous que peu d’espoir de leur être utiles. Un coup de pistolet aurait suffi pour leur annoncer qu’il était arrivé un malheur ; mais cet avis ne pouvait pas leur faire comprendre que leur seule chance de salut consistait à lever l’ancre immédiatement, qu’aucun principe d’honneur ne les contraignait à rester, puisque leurs compagnons avaient disparu du rôle des vivants. Pour avoir entendu la décharge, ils ne pouvaient pas être mieux préparés qu’ils n’étaient et qu’ils n’avaient été jusqu’alors à recevoir un ennemi prêt à l’attaque. Aucun avantage ne pouvait résulter d’une alarme donnée par un coup de feu, et il en pouvait résulter un mal infini ; aussi, après mûre délibération, nous nous en abstînmes. Nous eûmes ensuite l’idée de nous précipiter vers le navire, de nous emparer d’un des quatre canots amarrés à l’entrée de la
 
baie, et d’essayer de nous frayer un passage jusqu’à la goélette. Mais l’absolue impossibilité de réussir dans cette tentative désespérée devint bientôt évidente. Tout le pays, comme je l’ai dit, fourmillait littéralement de sauvages, qui se rasaient derrière les buissons et les replis des collines de manière à ne pas être aperçus de la goélette. Particulièrement dans notre voisinage immédiat, et bloquant le seul passage par lequel nous pouvions espérer atteindre le rivage au bon endroit, était postée toute la bande des guerriers aux peaux noires, Too-wit à leur tête, qui semblait n’attendre que quelques renforts pour commencer l’abordage de la Jane. Les canots aussi, à l’entrée de la baie, étaient montés par des sauvages, non armés, il est vrai, mais ayant sans aucun doute des armes à leur portée. Nous fûmes donc forcés, malgré tout notre bon vouloir, de rester dans notre cachette, simples spectateurs de la bataille qui ne tarda pas à s’engager. Au bout d’une demi-heure à peu près, nous vîmes soixante ou soixante-dix radeaux, ou bateaux plats, à balanciers de pirogue, se remplir de sauvages et doubler la pointe sud de la baie. Il ne paraissait pas qu’ils eussent d’autres armes que de courtes massues et des pierres amassées au fond des bateaux. Aussitôt après, un autre détachement, encore plus considérable, s’approcha par une direction opposée, avec des armes semblables. Les quatre canots se remplirent aussi très rapidement d’une foule de naturels qui sortaient des fourrés, se dirigeant tous vers l’entrée du port, et qui poussèrent vivement au large pour rejoindre les autres troupes. Ainsi, en moins de temps qu’il ne m’en a fallu pour le raconter, et comme par magie, la Jane se vit assiégée par une multitude immense de forcenés évidemment résolus à s’en emparer à tout prix. Qu’ils dussent réussir dans cette entreprise, nous n’osions pas en douter un seul instant. Les six hommes laissés sur le navire, quelque résolus qu’ils fussent à se bien défendre, étaient bien loin de suffire au service convenable des pièces, et de toutes façons ils étaient incapables de soutenir un combat aussi inégal. Je pouvais à peine me figurer qu’ils fissent la moindre résistance ; mais en
 
cela je me trompais ; car je les vis bientôt s’embosser et amener le côté de tribord de manière que toute la bordée portât sur les canots qui se trouvaient alors à portée de pistolet, les radeaux restant à peu près à un quart de mille au vent. Par suite de quelque cause inconnue, probablement de l’agitation de nos pauvres amis se voyant dans une position aussi désespérée, la décharge ne fut qu’un four complet. Pas un canot ne fut atteint, pas un sauvage blessé, le tir étant trop court, et la charge faisant ricochet par-dessus leurs têtes. Le seul effet produit sur eux fut un grand étonnement à cette détonation inattendue et à cette fumée ; et cet étonnement fut si grand que je crus pendant quelques instants qu’ils allaient abandonner leur dessein et regagner la côte. Et à coup sûr il en eût été comme je le crus d’abord, si nos hommes avaient soutenu leur bordée par une décharge de mousqueterie ; car, pour le coup, les canots étant si près d’eux, ils n’auraient pas manqué de faire quelques ravages qui eussent au moins suffi à empêcher cette bande-là de s’approcher davantage, et qui leur eussent permis de lâcher une autre bordée sur les radeaux. Mais, au contraire, en courant à bâbord pour recevoir les radeaux, ils laissèrent aux hommes des canots le temps de revenir de leur panique, et, en regardant autour d’eux, de vérifier qu’ils n’avaient subi aucun dommage. La bordée de bâbord produisit l’effet le plus terrible. La mitraille et les boulets ramés des gros canons coupèrent complètement sept ou huit des radeaux, et tuèrent roide trente ou quarante sauvages peut-être, pendant qu’une centaine au moins se trouvaient précipités dans l’eau, dont la plupart cruellement blessés. Ceux qui restaient, perdant complètement la tête, commencèrent tout de suite une retraite précipitée, ne se donnant même pas le temps de repêcher leurs compagnons mutilés, qui nageaient çà et là de tous côtés, criant et hurlant au secours. Ce grand succès, néanmoins, arriva trop tard pour sauver nos énergiques camarades. La bande des canots était déjà à bord de la goélette au nombre de plus de cent cinquante hommes, la plupart d’entre eux ayant réussi à grimper aux portehaubans et par-dessus les filets de bastingage, même avant que les mèches fussent appliquées aux canons de bâbord. Rien ne
 
pouvait plus arrêter la rage de ces brutes. Nos hommes furent tout de suite culbutés, écrasés, foulés aux pieds et complètement mis en lambeaux en un instant. Voyant cela, les sauvages des radeaux revinrent de leur frayeur et arrivèrent en foule pour le pillage. En cinq minutes la Jane fut le théâtre déplorable d’une dévastation et d’un désordre sans pareil. Le pont fut fendu, arraché, entrouvert ; les cordages, les voiles et toutes les manoeuvres, démolis comme par magie ; cependant que, poussant à l’arrière, remorquant avec ses canots et hâlant sur les côtés, cette multitude de misérables qui nageait autour du navire parvint facilement à l’échouer à la côte (le câble ayant été filé par le bout), et le remit aux bons soins de Too-wit, qui, durant toute la bataille, comme un général consommé, avait précieusement gardé son poste d’observation au milieu des collines, mais qui, maintenant que la victoire était aussi complète qu’il le désirait, consentait à accourir avec son état-major velu et à prendre sa part du butin. La descente de Too-wit nous permit de quitter notre cachette et de faire une reconnaissance dans la colline aux environs du ravin. À cinquante yards à peu près de l’entrée, nous vîmes une petite source où nous étanchâmes la soif brûlante qui nous consumait. Non loin de cette source nous découvrîmes quelques coudriers de l’espèce dont j’ai déjà parlé. En goûtant aux noisettes, nous les trouvâmes assez passables et ressemblant par leur saveur à la noisette anglaise commune. Nous en remplîmes immédiatement nos chapeaux, nous les déposâmes dans la ravine et nous retournâmes à la cueillette. Pendant que nous nous occupions activement à les ramasser, un frémissement dans les buissons nous causa une vive alarme, et nous étions au moment de nous raser vers notre gîte, quand un gros oiseau noir du genre butor s’éleva lentement et pesamment des arbrisseaux. J’étais si surpris que je ne savais que faire ; mais Peters eut assez de présence d’esprit pour courir sus à l’oiseau, avant qu’il pût s’échapper, et pour l’empoigner par le cou. L’animal se débattait furieusement et poussait de si effroyables cris que nous fûmes au moment de le lâcher, craignant que le bruit ne donnât l’alarme à
 
quelques-uns des sauvages qui pouvaient encore être en embuscade aux environs. À la fin cependant, un bon coup de bowie-knife le terrassa, et nous le traînâmes dans la ravine, en nous félicitant d’avoir, en tout cas, mis la main sur une provision de nourriture qui pouvait nous suffire pour une semaine. Nous sortîmes de nouveau pour regarder autour de nous, et nous nous aventurâmes à une distance considérable sur la pente sud de la montagne, mais nous ne découvrîmes rien de plus à ajouter à nos provisions. Nous ramassâmes donc une bonne quantité de bois sec, et nous nous en revînmes, voyant une ou deux grandes bandes de naturels qui se dirigeaient vers leur village, tout chargés du butin du navire, et qui pouvaient, nous le craignions fort, nous apercevoir en passant au pied de la colline. Nous appliquâmes immédiatement nos soins à rendre notre lieu de retraite aussi sûr que possible, et, dans ce but, nous arrangeâmes quelques broussailles au-dessus de l’ouverture dont j’ai parlé, celle à travers laquelle nous avions aperçu un morceau de ciel bleu, quand, remontant du gouffre, nous avions atteint la plate-forme. Nous ne laissâmes qu’un très petit orifice, juste assez large pour nous permettre de surveiller la baie, sans courir le risque d’être aperçus d’en bas. Quand nous eûmes fini, nous nous félicitâmes de la sûreté de notre position ; car aussi longtemps qu’il nous plairait de rester dans la ravine et de ne pas nous hasarder sur la colline, nous étions absolument à l’abri de toute observation. Nous n’apercevions aucune trace qui prouvât que les sauvages fussent jamais entrés dans ce trou ; mais quand nous en vînmes à réfléchir que la fissure à travers laquelle nous étions parvenus avait été probablement opérée tout récemment par la chute du versant opposé, et que nous ne pouvions découvrir aucune autre voie pour y arriver, nous ne fûmes pas aussi portés à nous réjouir de la sécurité de notre abri qu’effrayés de l’idée qu’il nous serait absolument impossible de descendre. Nous résolûmes d’explorer entièrement le sommet de la colline, jusqu’à ce qu’une bonne occasion vînt s’offrir à nous. Cependant nous surveillions tous les mouvements des sauvages à travers notre lucarne.
 
Ils avaient déjà complètement dévasté le navire, et ils se préparaient maintenant à y mettre le feu. En peu de temps nous vîmes la fumée monter en lourds tourbillons à travers la grand écoutille, et bientôt une masse épaisse de flammes s’élança du gaillard d’avant. Le gréement, les mâts et ce qui pouvait rester des voiles prirent feu immédiatement, et l’incendie se propagea rapidement tout le long du pont. Cependant une foule de sauvages restaient toujours à leur poste sur le navire, attaquant, avec de grosses pierres, des haches et des boulets de canon tous les boulons, toutes les ferrures et tous les cuivres. Sur la côte, dans les canots, sur les radeaux, tout autour de la goélette, il y avait bien en tout dix mille insulaires, sans compter les bandes de ceux qui s’en retournaient chargés de butin vers l’intérieur ou vers les îles voisines. Nous comptâmes alors sur une catastrophe, et nous ne fûmes pas déçus dans notre espoir. Comme premier symptôme, il se produisit une vive secousse (dont nous sentîmes parfaitement le contrecoup, comme si nous avions éprouvé une légère décharge de pile voltaïque), mais qui ne fut pas suivie de signes visibles d’explosion. Les sauvages furent évidemment surpris, et ils interrompirent pour un instant leur besogne et leurs cris. Ils étaient au moment de se remettre à l’oeuvre, quand l’entrepont vomit une masse soudaine de fumée qui ressemblait à un lourd et ténébreux nuage électrique, puis, comme jaillissant de ses entrailles, s’éleva une longue colonne de flamme brillante à une hauteur apparente d’un quart de mille, puis il y eut une soudaine expansion circulaire de la flamme, toute l’atmosphère fut magiquement criblée, en un instant, d’un effroyable chaos de bois, de métal et de membres humains, et finalement se produisit la secousse suprême dans toute sa furie qui nous renversa impétueusement pendant que les collines se renvoyaient les échos multipliés de ce tonnerre et qu’une pluie de fragments imperceptibles s’abattait, droite et drue, de tous les côtés autour de nous. Le ravage parmi les insulaires dépassa nos plus belles espérances, et ils recueillirent les fruits mûrs et parfaits de leur
 
trahison. Un millier d’hommes peut-être périrent par l’explosion, et mille autres au moins furent effroyablement mutilés. Toute la surface de la baie était littéralement jonchée de ces misérables se débattant et se noyant, et sur la côte les choses étaient pires encore. Ils semblaient entièrement terrifiés par la soudaineté et la perfection de leur déconfiture, et ils ne faisaient aucun effort pour se prêter secours les uns aux autres. À la fin nous remarquâmes un changement total dans leur conduite. D’une stupeur absolue ils parurent tout à coup passer au degré le plus élevé de l’excitation ; ils se précipitèrent çà et là d’une manière désordonnée, courant vers un certain point de la baie et s’enfuyant aussitôt, avec les plus étranges expressions de rage, de terreur et d’ardente curiosité peints sur leurs physionomies, et vociférant de toute la force de leurs poumons : Tekeli-li ! Tekelili ! Nous vîmes bientôt une grande troupe se retirer dans les collines d’où ils sortirent au bout de peu de temps, avec des pieux de bois. Ils les portèrent à l’endroit où la presse était le plus compacte, et cette multitude s’ouvrit comme pour nous révéler l’objet d’une si grande agitation. Nous aperçûmes quelque chose de blanc qui reposait sur le sol, mais nous ne pûmes pas distinguer immédiatement ce que c’était. À la longue, nous vîmes que c’était le corps de l’étrange animal aux dents et aux griffes écarlates, que la goélette avait pêché en mer, le 18 janvier. Le capitaine Guy avait fait conserver le corps pour empailler la peau et la rapporter en Angleterre. Je me rappelle qu’il avait donné quelques ordres à ce sujet, juste avant de toucher à l’île, et qu’on avait porté dans la cabine et serré dans un des caissons ce précieux échantillon. Il venait d’être jeté sur la côte par l’explosion ; mais pourquoi causait-il une si grande agitation parmi les sauvages, c’est ce qui dépassait notre intelligence. Bien que la foule se fût amassée autour de la bête, à une petite distance, aucun d’eux n’avait l’air de vouloir en approcher tout à fait. Bientôt, les hommes armés de pieux les plantèrent en cercle autour du cadavre, et à peine cet arrangement fut-il achevé, que toute cette immense multitude se précipita vers l’intérieur de l’île, en vociférant ses Tekeli-li ! Tekeli-li !
 
== XXIII. Le labyrinthe. ==