« En-deçà et au-delà du Danube/03 » : différence entre les versions

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principaux produits, et celui qui s’exporte le plus facilement, ce sont les prunes séchées. Les années de bonne récolte, on en exporte 60,000 tonnes, et elles vont jusqu’en Amérique. On en fait une eau-de-vie assez agréable, appelée ''rakia''. Le produit des pruniers est ce qui donne de l’argent comptant au kmet. On cultive aussi l’oignon et l’ail. L’ail est considéré comme un préservatif contre les maladies, contre les mauvais sorts, et même contre les vampires. On récolte un peu de vin près de Banjaluka et dans la vallée de la Narenta, mais presque personne n’en boit. Les chrétiens s’abstiennent, faute d’argent, et les musulmans pour obéir au koran. L’ivrognerie est très rare ; les Bosniaques sont surtout buveurs d’eau. L’Herzégovine produit un tabac excellent. Le monopole a été introduit après l’occupation; mais il a stimulé la culture, parce que le fisc donne un bon prix. On estime qu’un hectare livre, en Herzégovine, jusqu’à 3,000 kilogrammes de tabac, d’une valeur de plus de 4,000 francs, et en Bosnie seulement 636 kilogrammes, valant 300 à 400 francs. Le fisc donne des licences à ceux qui cultivent pour leur consommation personnelle : il en a été délivré 9,586 en 1880.
 
Le bétail est la principale richesse du pays ; mais il est misérable. Les vaches sont très petites et ne donnent presque pas de lait. On fait des fromages de qualité inférieure, surtout avec du lait de chèvre, et très peu de beurre. Les chevaux sont petits et mal faits; ils sont employés uniquement comme bêtes de somme, car ils sont trop faibles pour tirer la charrue, et les charrettes ne sont pas employées; mais ils gravissent et descendent les sentiers des montagnes comme des chèvres. Ils sont très mal nourris; la plupart du temps ils doivent chercher eux-mêmes de quoi subsister dans les pâturages, dans les forêts ou le long des chemins. Quelques begs ont encore parfois des bêtes d’une belle allure, qui descendent des chevaux arabes venus dans le pays avec la conquête ottomane. Elles portent fièrement une charmante tête sur un cou ramassé et replié à la façon des cygnes; mais elles n’ont pas de taille. Le nombre des chevaux est considérable, parce que tous les transports s’effectuent sur leurs dos. On en voit arriver ainsi, sous la conduite d’un ''kividchi'', de longues files, attachés à la queue les uns des autres ; ils apportent en ville des vivres, du bois de chauffage et de construction, des pierres à bâtir. Chaque exploitation possède au moins une couple de chevaux. Le gouvernement commence à s’occuper de l’amélioration de la race chevaline. Il a envoyé (1884) à Mostar cinq étalons de la race de Lipitça; toute la population a été les recevoir, drapeau et musique en tète, et lu municipalité fournira les écuries. Nevesinje et Konjica offrent d’en faire autant, et cette année même on a établi des haras dans diverses parties du pays, afin de donner de la taille à la race
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indigène. La Bosnie pourrait facilement fournir des chevaux à l’Italie et à tout le littoral de l’Adriatique. On élève des porcs presque à l’état sauvage, dans les bois de chênes. Avec leurs hautes pattes et leur aspect de sanglier, ils galopent comme des lévriers. Si on introduisait les races anglaises, qu’on engraisserait avec du maïs, on ferait concurrence au porc de Chicago. Les moutons sont nombreux; c’est la viande préférée du musulman; mais la laine est très grossière : elle sert à confectionner les étoffes et les tapis que les femmes tissent, au sein de chaque famille. Chacun a des chèvres; elles sont le fléau des forêts, parce que les bergers quittent les plaines pour tout l’été et emmènent les troupeaux sur les hauteurs, dans les pâturages et dans les bois des montagnes. Dans chaque maison on trouve de la volaille et des œufs qui, avec une sauce aigre et de l’ail, sont un des mets préférés des Bosniaques. Ils ont souvent des ruches; 118,148 ont été recensées. Le miel remplace le sucre, et la cire sert à fabriquer les cierges, qui jouent un si grand rôle dans les cérémonies du culte orthodoxe.
 
La statistique officielle de 1879 donne les nombres suivans pour les animaux domestiques en Bosnie-Herzégovine. Chevaux, 158,034 ; mulets, 3,134; bêtes à cornes, 762,077 ; moutons, 839,988; porcs, 430,354. Si nous comptons 10 moutons et 4 porcs pour une tête de gros bétail, nous obtenons un total de 1,114,796, ce qui, pour une population de 1,158,453 habitans, fait presque 100 têtes de gros bétail par 100 habitans. C’est une proportion extrêmement élevée puisqu’en France, le chiffre équivalent n’est que 49 ; dans la Grande-Bretagne, 45; en Belgique, 36; en Hongrie, 68; en Russie, 64. Dans tous les pays où la population est peu dense, comme en Australie, aux États-Unis et comme jadis chez les Germains, les espaces inoccupés entretiennent beaucoup d’animaux domestiques et, par conséquent, les hommes peuvent se procurer facilement de la viande. Quoique la Bosnie exporte des bêtes de boucherie en Dalmatie, pour les villes du littoral, le Bosniaque mange beaucoup plus de viande que le cultivateur chez nous. César dit des Germains : ''Carne et lacte vivunt''. Si l’on considère le chiffre du bétail relativement à l’étendue du pays, on obtient, au contraire, une proportion très peu favorable : 22 têtes de bétail par 100 hectares en Bosnie, 40 en France, 51 en Angleterre, 61 en Belgique. La production totale que livre le sol dans la Bosnie-Herzégovine est très minime, car elle n’entretient que 22 habitans par 100 hectares, alors qu’il y en a en Belgique 187, en Angleterre 111, en France 70. Il faut aller en Russie pour trouver seulement 15 habitans sur la même étendue, et le nord de l’empire russe a un climat et un sol détestables. Le salaire du journalier est à la campagne de 0 fr. 70 à 2 francs suivant la saison et la situation ; dans les villes, de 1 fr. 10 à 2 fr. 10.
 
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C’est surtout à favoriser les progrès de l’agriculture que le gouvernement doit viser. Les maîtres d’écoles à qui l’on donnerait des notions d’économie rurale pourraient en ceci rendre de grands services. Ce qui aurait un effet plus immédiat serait d’établir dans chaque district, sur les terres de l’état, des colons venus des provinces autrichiennes où la culture est bien entendue. Pour ouvrir les yeux aux paysans, rien ne vaut l’exemple. Ah! si les pauvres ''contadini'' italiens qui meurent de faim et de ''pellagra'', de l’autre côté de l’Adriatique, pouvaient être transportés ici, comme leur travail serait bien récompensé ! Comme ils se créeraient facilement un petit ''podere'' qui leur donnerait l’aisance et la sécurité! En tout cas, faites des propriétaires indépendans et libres, et la Bosnie deviendra, comme la Styrie, la Suisse et le Tyrol, l’une des plus charmantes régions de notre continent.
 
Dans toutes les villes de garnison de l’Autriche-Hongrie, on rencontre un casino militaire ; institution excellente, assez semblable aux clubs de Londres. Les officiers y trouvent un cabinet de lecture un restaurant soigné et à bon marché, un café, une salle de concert et un lieu de rendez-vous. L’esprit de corps s’y développe, et l’esprit de conduite y est maintenu par la surveillance réciproque. Le casino de Serajewo occupe un grand bâtiment nouvellement construit, d’un style simple, mais noble. Devant la façade, dans un petit square, des arbustes poussent au milieu de pierres tombales d’un cimetière turc que l’on a respecté, et de l’autre côté s’étend un grand jardin dont les plantations vont jusqu’à la jolie rivière qui traverse la ville, la Miljaschka. C’est un endroit charmant pour venir se reposer sous de frais ombrages. M. Scheimpflug m’amène dîner au Casino. J’y rencontre beaucoup de jeunes fonctionnaires civils : entre autres le chef de la police, M. Kutchera, qui doit viser mon passeport. La plupart sont des Slaves : Croates, Slovènes, Tchèques et Polonais. C’est un grand avantage pour l’Autriche de trouver ainsi chez elle toute une pépinière d’employés de même race et plus ou moins de même langue que celles des pays à assimiler. Bon dîner avec cette excellente bière viennoise qu’on brasse déjà ici. Comme l’empire de Gambrinus, le dieu de la cervoise, s’est étendu depuis trente ans ! Jadis on ne buvait guère de bière dans aucun pays au sud de la Seine ni même à Paris. Aujourd’hui le bock règne en souverain dans toutes les villes françaises, en Espagne, en Italie, et voilà qu’il va conquérir la péninsule des Balkans. Faut-il encore en ceci saluer le progrès? J’en doute. La bière est une boisson lourde et inférieure au vin; elle se boit longue ment, lentement, servant de prétexte aux conversations prolongées aux nombreux cigares et aux veillées oisives.
 
L’après-midi, magnifique promenade à la vieille citadelle, qui,
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située sur un rocher élevé, domine la ville du côté du sud ; nous allons d’abord saluer des ulémas qui enseignent l’arabe à M. Scheimpflug. Nous y rencontrons un des begs les plus riches du pays, M. Capetanovitch. Il porte des habits européens qui lui vont très mal. Quel contraste avec les ulémas, qui ont conservé le costume-turc et qui ont les allures calmes et nobles d’un prince d’Orient ! Ces musulmans qui veulent « s’européaniser » se perdent ; ils ne-prennent guère à l’Occident que ses vices. Mahmoud a inauguré l’ère des réformes, l’Europe a applaudi ; les résultats prouvent qu’il n’a fait que hâter la décadence.
 
La route que nous suivons longe la Miljaschka. Sur ses bords se succèdent des cafés turcs, avec des balcons qui s’avancent parmi les saules au-dessus des eaux claires de la rivière, bruissant sur les cailloux. De nombreux musulmans y fument le tchibouk en jouissant de la vue du paysage et de la fraîcheur qu’apporte le torrent. Dans l’ancienne citadelle, qui remonte à l’époque de la conquête, on a construit une grande caserne moderne, badigeonnée en jaune, qui offense le regard. Mais quand on se retourne pour contempler Serajewo, on comprend toutes les hyperboles des qualifications admiratives que les Bosniaques prodiguent à leur capitale. La Miljaschka qui sort des montagnes voisines de la sauvage Romania-Planina divise la ville en deux parties que relient huit ponts: deux sont en pierre, détail à signaler dans un pays où les travaux permanens sont si rares. De hauts peupliers et de curieuses maisons turques tout en bois bordent la petite rivière. Au-dessus des toits noirs s’élèvent les dômes et surtout les minarets des nombreuses mosquées qui s’éparpillent jusque sur les collines voisines. Celles-ci sont couvertes d’habitations de begs et d’agas ; peintes en couleurs vives, elles se détachent sur la verdure épaisse des jardins qui les entourent. Vers le nord, la vallée, toujours encadrée de collines verdoyantes, s’élargit à l’endroit où la Miljaschka se jette dans la Bosna qui sort toute formée d’une caverne, à une lieue d’ici. Cette vue d’ensemble est très belle.
 
Derrière la citadelle, vers l’est, s’ouvre une gorge sauvage. Pas un arbre, pas une habitation ; quelques broussailles couvrent les parois abruptes ; c’est un désert farouche, et nous sommes à un kilomètre de la capitale. Voilà ce que produit le défaut de sécurité. Près de la porte de la citadelle, je visite un moulin à farine d’une construction très originale et tout à fait primitive. J’en ai vu beaucoup en Bosnie, mais nulle part ailleurs ; on pourrait les imiter chez nous, parce qu’ils tirent parti d’un très petit filet d’eau. L’arbre de couche où sont fixées les palettes est placé perpendiculairement, et le filet d’eau, amené d’une hauteur de 3 mètres environ, à travers un fût de chêne perforé, frappe les palettes à droite de l’essieu
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qu’il fait mouvoir très rapidement. Immédiatement au-dessus, dans une chambrette en bois, tournent les deux meules superposées, semblables à celles qu’on a trouvées à Pompéi. La meule supérieure est mise en mouvement directement par l’arbre de couche. Rien de plus simple : ni engrenage, ni transmission. N’est-ce pas sous cette forme que le moulin à eau fut introduit d’Asie en Occident, vers la fin de la république romaine?
 
Nous rentrons à Serajewo par la route qui, vers le sud, conduit à Vichegrad et à Novi-Bazar. Un pont de pierre, qu’on dit romain, et d’une magnifique allure, franchit la Miljaschka, qui coule torrentueuse entre de hauts rochers rougeâtres. Je pense à tout le sang versé ici depuis la chute de l’empire romain et qui suffirait pour teindre en rouge le pays tout entier. Un grand troupeau de moutons et de chèvres rentre en ville, soulevant au soleil couchant des nuages de poussière dorée. Ce sont ces animaux plutôt que les vaches qui fournissent le lait.
 
Je finis ma soirée au Casino militaire. Un grand banquet réunit les officiers aux sons d’une excellente musique de régiment. De nombreux toasts annoncés par des fanfares sont prononcés. L’armée autrichienne, comme jadis les légions romaines de vétérans, est un agent de civilisation en Bosnie. Au cabinet de lecture, je remarque deux journaux publiés à Serajewo. L’un a pour titre : ''Bosamka Herçegowanke-Novine'', c’est la feuille officielle ; l’autre, ''Sarajewski List''. Ceci est toute une révolution. Dans le vilayet turc, le papier et l’impression étaient chose presque inconnue, et voilà maintenant le journal qui apporte dans toutes les demeures la -connaissance des faits de l’intérieur et de l’extérieur, et qui rattache la Bosnie aux autres pays slaves. La publicité et le contrôle créant une opinion publique, même sous la surveillance de l’autorité militaire, pas de changement plus considérable, surtout pour l’avenir.
 
Le lendemain, je suis admis à visiter les bureaux du cadastre, que dirige le major baron Knobloch. J’examine les cartes où sont indiquées exactement la forme et l’étendue des parcelles et leur affectation nettement indiquée au moyen de teintes diverses, terres labourables, près ou bois. L’exécution est très soignée. Rien n’est plus extraordinaire que les cartes reproduisant la région du Karst en Herzégovine. Au milieu de l’étendue stérile, sont parsemées au hasard des oasis microscopiques de quelques ares, qui ont les contours les plus bizarres. Ce sont des dépressions de terre végétale où s’exerce la culture dans cette contrée affreusement déshéritée. Le cadastre, avec ses planches et le tableau des propriétaires et des ‘relations agraires, aura été achevé en sept ans, de 1880 à 1886, avec une dépense relativement minime qui ne dépassera pas 7 millions de francs (2,854,063 florins). Ceci n’est rien moins qu’un
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prodige dû à l’activité des officiers du génie. En France et en Belgique où l’on réclame une révision cadastrale afin de mieux répartir l’impôt foncier, on prétend que c’est une œuvre qui exigerait vingt ans de travail. L’arpentage s’est fait ici sous la direction supérieure de l’Institut géographique militaire et sur la base de la triangulation complète du pays. Des officiers et des ingénieurs ont levé le plan parcellaire des propriétés dans chaque commune, et l’estimation de la valeur cadastrale s’est faite par des taxateurs spéciaux qu’a contrôlés une commission centrale.
 
Tant que la Bosnie a appartenu à la Turquie, elle est restée ''terra incognita'' bien plus complètement que les hauteurs de l’Himalaya ou même du Pamir. Maintenant elle est connue dans tous ses détails : orographie, géologie, constitution et répartition de la propriété, régime agraire, population, races, cultes, occupations. Qui aura parcouru une publication officielle intitulée : ''Ortschaptsund-Bevolkerungs-Statislik von Bosnien und der Herzegowina'', connaîtra ce pays-ci mieux que le sien. J’en extrais quelques chiffres très curieux. En 1879, les 1,158,453 habitans vivaient dans 43 villes, 31 ''marktflecken'' (localités où se tiennent des marchés), 5,054 villages et 190,062 maisons. On voit que la population rurale est dispersée dans un nombre considérable de hameaux, n’ayant en moyenne que 231 habitans. Six personnes par maison est un chiffre élevé, qui s’explique par le nombre assez grand des familles patriarcales. Le sexe masculin est remarquablement plus nombreux que le sexe féminin : 615,312 d’une part, et seulement 543,121 de l’autre, proportion peu favorable à la polygamie, qui, comme je l’ai dit, n’existe que chez les fonctionnaires turcs et nullement chez les musulmans indigènes. A Saint-Pétersbourg, au contraire, il y a 121 femmes pour 100 hommes. Voici un aperçu des professions : 95,490 capitalistes et propriétaires fonciers, dont un certain nombre cultivent eux-mêmes ; 84,942 cultivateurs-fermiers; 54,775 manœuvres et ouvriers de toute espèce; 10,929 marchands, boutiquiers, industriels ; 1,082 ecclésiastiques; 678 employés ; 257 instituteurs et professeurs, et 94 médecins. Ce qui peint au vif la situation du pays, c’est l’effectif si étonnamment réduit de l’état-major des fonctions libérales. Malgré de récens progrès, combien il se fait peu pour les besoins intellectuels et moraux 1 Un seul maître enseignant pour 4,506 personnes. Évidemment pas un médecin dans les villages et même dans les bourgs. Le musulman se résigne, le. raya est pauvre, et tous demandent des remèdes aux exorcismes, aux plantes et à des recettes de sorcières. D’ordinaire, dans les pays primitifs il y a beaucoup de prêtres; ici il n’y en a qu’un par 1,000 âmes, ce qui n’est guère. Les fonctionnaires ont beaucoup augmenté, et c’était une nécessité. Ils représentent la civilisation,