« Voyage autour de ma chambre » : différence entre les versions

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===Chapitre IV===
Ma chambre est située sous le quarante-cinquième degré de latitude, selon les mesures du père Beccaria ; sa direction est du levant au couchant ; elle forme un carré long qui a trente-six pas de tour, en rasant la muraille de bien près. Mon voyage en contiendra cependant davantage ; car je traverserai souvent en long et en large, ou bien diagonalement, sans suivre de règle ni de méthode. – Je ferai même des zigzags, et je parcourrai toutes les lignes possibles en géométrie si le besoin l’exige. Je n’aime pas les gens qui sont si fort les maîtres de leurs pas et de leurs idées, qui disent : « Aujourd’hui je ferai trois visites, j’écrirai quatre lettres, je finirai cet ouvrage que j’ai commencé ». – Mon âme est tellement ouverte à toutes sortes d’idées, de goûts et de sentiments ; elle reçoit si avidement tout ce qui se présente !... – Et pourquoi refuserait-elle les jouissances qui sont éparses sur le chemin si difficile de la vie ? Elles sont si rares, si clairsemées, qu’il faudrait être fou pour ne pas s’arrêter, se détourner même de son chemin, pour cueillir toutes celles qui sont à notre portée. Il n’en est pas de plus attrayante, selon moi, que de suivre ses idées à la piste, comme le chasseur poursuit le gibier, sans affecter de tenir aucune route. Aussi, lorsque je voyage dans ma chambre, je parcours rarement une ligne droite : je vais de ma table vers un tableau qui est placé dans un coin ; de là je pars obliquement pour aller à la porte ; mais, quoique en partant mon intention soit bien de m’y rendre, si je rencontre mon fauteuil en chemin, je ne fais pas de façons, et je m’y arrange tout de suite. – C’est un excellent meuble qu’un fauteuil ; il est surtout de la dernière utilité pour tout homme méditatif. Dans les longues soirées d’hiver, il est quelquefois doux et toujours prudent de s’y étendre mollement, loin du fracas des assemblées nombreuses. – Un bon feu, des livres, des plumes, que de ressources contre l’ennui ! Et quel plaisir encore d’oublier ses livres et ses plumes pour tisonner son feu, en se livrant à quelque douce méditation, ou en arrangeant quelques rimes pour égayer ses amis ! Les heures glissent alors sur vous, et tombent en silence dans l’éternité, sans vous faire sentir leur triste passage.
===Chapitre V===
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===Chapitre XII===
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le tertre
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===Chapitre XIII===
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===Chapitre XVI===
Joannetti était toujours dans la même attitude en attendant l’explication qu’il m’avait demandée. Je sortis la tête des plis de mon habit de voyage, où je l’avais enfoncée pour méditer à mon aise et pour me remettre des tristes réflexions que je venais de faire. « Ne vois-tu pas, Joannetti, lui dis-je après un moment de silence, et tournant mon fauteuil de son côté, ne vois-tu pas qu’un tableau étant une surface plane, les rayons de lumière qui partent de chaque point de cette surface...surface… ? » Joannetti, à cette explication, ouvrit tellement les yeux, qu’il en laissait voir la prunelle tout entière ; il avait en outre la bouche entr’ouverte : ces deux mouvements dans la figure humaine annoncent, selon le fameux Le Brun, la dernière période de l’étonnement. C’était ma bête, sans doute, qui avait entrepris une semblable dissertation ; mon âme savait du reste que Joannetti ignore complètement ce que c’est qu’une surface plane, et encore plus ce que sont des rayons de lumière : la prodigieuse dilatation de ses paupières m’ayant fait rentrer en moi-même, je me remis la tête dans le collet de mon habit de voyage, et je l’y enfonçai tellement que je parvins à la cacher presque tout entière.
Je résolus de dîner en cet endroit : la matinée était fort avancée, et un pas de plus dans ma chambre aurait porté mon dîner à la nuit. Je me glissai jusqu’au bord de mon fauteuil, et, mettant les deux pieds sur la cheminée, j’attendis patiemment le repas. – C’est une attitude délicieuse que celle-là : il serait, je crois, bien difficile d’en trouver une autre qui réunît autant d’avantages, et qui fût aussi commode pour les séjours inévitables dans un long voyage.
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===Chapitre XXI===
J’en avais un : la mort me l’a ôté ; elle l’a saisi au commencement de sa carrière, au moment où son amitié était devenue un besoin pressant pour mon cœur. – Nous nous soutenions mutuellement dans les travaux pénibles de la guerre ; nous n’avions qu’une pipe à nous deux ; nous buvions dans la même coupe ; nous couchions sous la même toile, et, dans les circonstances malheureuses où nous sommes, l’endroit où nous vivions ensemble était pour nous une nouvelle patrie. Je l’ai vu en butte à tous les périls de la guerre, et d’une guerre désastreuse. – La mort semblait nous épargner l’un pour l’autre : elle épuisa mille fois ses traits autour de lui sans l’atteindre ; mais c’était pour me rendre sa perte plus sensible. Le tumulte des armes, l’enthousiasme qui s’empare de l’âme à l’aspect du danger, auraient peut-être empêché ses cris d’aller jusqu’à mon cœur. – Sa mort eût été utile à son pays et funeste aux ennemis ; – je l’aurais moins regretté. – Mais le perdre au milieu des délices d’un quartier d’hiver ! le voir expirer dans mes bras au moment où il paraissait regorger de santé ; au moment où notre liaison se resserrait encore dans le repos et la tranquillité ! – Ah ! je ne m’en consolerai jamais ! Cependant sa mémoire ne vit plus que dans mon cœur : elle n’existe plus parmi ceux qui l’ont remplacé ; cette idée me rend plus pénible le sentiment de sa perte. La nature, indifférente de même au sort des individus, remet sa robe brillante du printemps et se pare de toute sa beauté autour du cimetière où il repose. Les arbres se couvrent de feuilles et entrelacent leurs branches ; les oiseaux chantent sous le feuillage ; les mouches bourdonnent parmi les fleurs ; tout respire la joie et la vie dans le séjour de la mort : – et le soir, tandis que la lune brille dans le ciel et que je médite près de ce triste lieu, j’entends le grillon poursuivre gaiement son chant infatigable, caché sous l’herbe qui couvre la tombe silencieuse de mon ami. La destruction insensible des êtres et tous les malheurs de l’humanité sont comptés pour rien dans le grand tout. – La mort d’un homme sensible qui expire au milieu de ses amis désolés, et celle d’un papillon que l’air froid du matin fait périr dans le calice d’une fleur, sont deux époques semblables dans le cours de la nature. L’homme n’est rien qu’un fantôme, une ombre, une vapeur qui se dissipe dans les airs...airs…
Mais l’aube matinale commence à blanchir le ciel ; les noires idées qui m’agitaient s’évanouissent avec la nuit, et l’espérance renaît dans mon cœur. – Non, celui qui inonde ainsi l’orient de lumière ne l’a point fait briller à mes regards pour me plonger bientôt dans la nuit du néant. Celui qui étendit cet horizon icommensurable, celui qui éleva ces masses énormes, dont le soleil dore les sommets glacés, est aussi celui qui a ordonné à mon cœur de battre et à mon esprit de penser.
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Ce fut encore un mauvais tour de ma moitié. – Effrayée par la voix d’un pauvre qui demanda tout à coup l’aumône à ma porte, et par les aboiements de Rosine, elle fit tourner brusquement mon fauteuil avant que mon âme eût le temps de l’avertir qu’il manquait une bride derrière ; l’impulsion fut si violente, que ma chaise de poste se trouva absolument hors de son centre de gravité et se renversa sur moi.
Voici, je l’avoue, une des occasions où j’ai eu le plus à me plaindre de mon âme ; car, au lieu d’être fâchée de l’absence qu’elle venait de faire, et de tancer sa compagne sur sa précipitation, elle s’oublia au point de partager le ressentiment le plus animal, et de maltraiter de paroles ce pauvre innocent. Fainéant, allez travailler lui dit-elle (apostrophe exécrable, inventée par l’avare et cruelle richesse !) « Monsieur, dit-il alors, pour m’attendrir, je suis de Chambéry...Chambéry… – Tant pis pour vous. – Je suis Jacques ; c’est moi que vous avez vu à la campagne ; c’est moi qui menais les moutons aux champs...champs… – Que venez-vous faire ici ? » Mon âme commençait à se repentir de la brutalité de mes premières paroles. – Je crois même qu’elle s’en était repentie un instant avant de les laisser échapper. C’est ainsi que, lorsqu’on rencontre inopinément dans sa course un fossé ou un bourbier, on le voit, mais on n’a pas le temps de l’éviter.
Rosine acheva de me ramener au bons sens et au repentir : elle avait reconnu Jacques, qui avait souvent partagé son pain avec elle, et lui témoignait, par ses caresses, son souvenir et sa reconnaissance.
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« Il vous sied bien, Madame (pour éloigner de la discussion toute idée de familiarité), il vous sied bien de vous donner des airs de décence et de vertu ! Eh ! n’est-ce pas aux écarts de votre imagination et à vos extravagantes idées que je dois tout ce qui vous déplaît en moi ? Pourquoi n’étiez-vous pas là ? – Pourquoi auriez-vous le droit de jouir sans moi, dans les fréquents voyages que vous faites toute seule ? – Ai-je jamais désapprouvé vos séances dans l’Empyrée ou dans les Champs-Elysées, vos conversations avec les intelligences, vos spéculations profondes (un peu de raillerie comme on voit), vos châteaux en Espagne, vos systèmes sublimes ? Et je n’aurais pas le droit, lorsque vous m’abandonnez ainsi, de jouir des bienfaits que m’accorde la nature et des plaisirs qu’elle me présente ! »
Mon âme, surprise de tant de vivacité et d’éloquence, ne savait que répondre. – Pour arranger l’affaire, elle entreprit de couvrir du voile de la bienveillance les reproches qu’elle venait de se permettre, et, afin de ne pas avoir l’air de faire les premiers pas vers la réconciliation, elle imagina de prendre aussi le ton de la cérémonie. – « Madame, » dit-elle à son tour avec une cordialité affectée...affectée… – (Si le lecteur a trouvé ce mot déplacé lorsqu’il s’adressait à mon âme, que dira-t-il maintenant, pour peu qu’il veuille se rappeler le sujet de la dispute ? – Mon âme ne sentit point l’extrême ridicule de cette façon de parler, tant la passion obscurcit l’intelligence !) – Madame, dit-elle donc, je vous assure que rien ne me ferait autant de plaisir que de vous voir jouir de tous les plaisirs dont votre nature est susceptible, quand même je ne les partagerais pas, si ces plaisirs ne vous étaient pas nuisibles et s’ils n’altéraient pas l’harmonie qui...qui… » Ici mon âme fut interrompue vivement : « Non, non, je ne suis point la dupe de votre bienveillance supposée : – le séjour forcé que nous faisons ensemble dans cette chambre où nous voyageons ; la blessure que j’ai reçue, qui a failli me détruire et qui saigne encore ; tout cela n’est-il pas le fruit de votre orgueil extravagant et de vos préjugés barbares ? Mon bien-être et mon existence même sont comptés pour rien lorsque vos passions vous entraînent – et vous prétendez vous intéresser à moi, et vos reproches viennent de votre amitié ! »
Mon âme vit bien qu’elle ne jouait pas le meilleur rôle dans cette occasion ; – elle commençait d’ailleurs à s’apercevoir que la chaleur de la dispute en avait supprimé la cause, et profitant de la circonstance pour faire une diversion : « Faites du café », dit-elle à Joannetti, qui entrait dans la chambre. – Le bruit des tasses attirant toute l’attention de l’insurgente, dans l’instant elle oublia tout le reste. C’est ainsi qu’en montrant un hochet aux enfants, on leur fait oublier les fruits malsains qu’ils demandent en trépignant.
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L’exemple suivant prouvera mieux encore ce que j’avance.
On oubliait quelquefois de faire avertir plusieurs jours d’avance le comte de...de… qu’il devait monter la garde : un caporal allait l’éveiller de grand matin le jour même où il devait la monter, et lui annoncer cette triste nouvelle ; mais l’idée de se lever tout de suite, de mettre ses guêtres, et de sortir ainsi sans y avoir pensé la veille, le troublait tellement qu’il aimait mieux faire dire qu’il était malade, et ne pas sortir de chez lui. Il mettait donc sa robe de chambre et renvoyait le perruquier ; cela lui donnait un air pâle, malade, qui alarmait sa femme et toute la famille. – Il se trouvait réellement lui-même un peu défait ce jour-là.
Il le disait à tout le monde, un peu pour soutenir la gageure, un peu aussi parce qu’il croyait l’être tout de bon. – Insensiblement l’influence de la robe de chambre opérait : les bouillons qu’il avait pris, bon gré, mal gré, lui causaient des nausées ; bientôt les parents et amis envoyaient demander des nouvelles : il n’en fallait pas tant pour le mettre décidément au lit.
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Le soir, le docteur Ranson lui trouvait le pouls concentré, et ordonnait la saignée pour le lendemain. Si le service avait duré un mois de plus, c’en était fait du malade.
Qui pourrait douter de l’influence des habits de voyage sur les voyageurs, lorsqu’on réfléchira que le pauvre comte...comte… pensa plus d’une fois faire le voyage de l’autre monde pour avoir mis mal à propos sa robe de chambre dans celui-ci ?
===Chapitre XLII===
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« Si les découvertes dont vous me parlez étaient vraies, disait Hippocrate au docteur, et si elles avaient été aussi utiles à la médecine que vous le prétendez, j’aurais vu diminuer le nombre des hommes qui descendent chaque jour dans le royaume sombre, et dont la liste commune, d’après les registres de Minos, que j’ai vérifiés moi-même, est constamment la même qu’autrefois. »
Le docteur Cigna se tourna vers moi : « Vous avez sans doute ouï parler de ces découvertes ? me dit-il ; vous connaissez celle d’Harvey sur la circulation du sang ; celle de l’immortel Spallanzani sur la digestion, dont nous connaissons maintenant tout le mécanisme ? » – Et il fit un long détail de toutes les découvertes qui ont trait à la médecine, et de la foule de remèdes qu’on doit à la chimie ; il fit enfin un discours académique en faveur de la médecine moderne.
« Croirai-je, lui répondis-je alors, que ces grands hommes ignorent tout ce que vous venez de leur dire, et que leur âme dégagée des entraves de la matière, trouve quelque chose d’obscur dans toute la nature ? – Ah ! quelle est votre erreur ! s’écria le proto-médecin du Péloponèse ; les mystères de la nature sont cachés aux morts comme aux vivants ; celui qui a créé et qui dirige tout sait lui seul le grand secret auquel les hommes s’efforcent en vain d’atteindre : voilà ce que nous apprenons de certain sur les bords du Styx ; et, croyez-moi, ajouta-t-il en adressant la parole au docteur, dépouillez-vous de ce reste d’esprit de corps que vous avez apporté du séjour des mortels ; et puisque les travaux de mille générations et toutes les découvertes des hommes n’ont pu allonger d’un seul instant leur existence ; puisque Caron passe chaque jour dans sa barque une égale quantité d’ombres, ne nous fatiguons plus à défendre un art qui, chez les morts où nous sommes, ne serait pas même utile aux médecins. » Ainsi parla le fameux Hippocrate, à mon grand étonnement.