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Chapitre LVIII
Détour
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La certitude que je venais d’acquérir était loin d’être encourageante: ce piano m’opposait une barrière peut-être insurmontable; je ne pouvais pas le traverser comme une planche de sapin. C’était assurément le plus grand de tous les pianos; quelle différence avec celui que je vois encore dans notre petit parloir, et sur lequel ma mère exécutait cette bonne musique! Il était posé de champ, et me présentait son couvercle de palissandre, où je ne découvrais pas le moindre petit trou, la plus légère fissure.

Jamais la lame de mon couteau ne parviendrait à mordre sur cette boîte glissante, dont le poli augmentait la dureté.

Quand, d’ailleurs, je serais parvenu à faire une trouée dans le couvercle, soit en le coupant, soit en le défonçant, ce qui, avec de la persévérance, n’eût pas été impraticable, où cela m’aurait-il conduit? Je ne connaissais pas la disposition intérieure d’un piano; tout ce que je me rappelais, c’était d’y avoir remarqué beaucoup de petits morceaux d’ivoire et d’ébène, un grand nombre de cordes en acier, des planches, des pédales, une foule de choses qui devaient être bien difficiles à défaire. Puis il y avait un fond solide; et après le fond du piano, restait la caisse d’emballage.

En supposant que je parvinsse à démonter, ou à briser toutes ces pièces, à les retirer de leur étui, à les ranger derrière moi pour déblayer la place, aurais-je assez de terrain pour agir et pour me permettre de faire une entaille qui me permît d’y passer? La chose était douteuse; je me trompe, j’avais la certitude qu’elle était impraticable.

Plus j’y pensais, plus je voyais l’impossibilité de l’entreprise, et, après l’avoir envisagée sous toutes ses faces, j’y renonçai complétement; il était beaucoup plus sage de me détourner que de chercher à m’ouvrir une brèche dans cette muraille de palissandre ou d’acajou.

Ce n’est pas, toutefois, sans chagrin que je pris cette résolution; j’avais eu tant de peine à ouvrir la caisse du piano! Il m’avait fallu une demi-journée de travail pour défoncer la boîte au drap et pour scier la planche voisine; tout cela en pure perte. Mais qu’y faire, sinon réparer le temps perdu? Comme un général qui assiége une ville, et qui voit ses attaques repoussées, je fis une nouvelle reconnaissance des lieux, afin de découvrir la meilleure route à suivre pour tourner la forteresse qui me défendait le passage.

J’étais toujours persuadé que c’était un ballot de toile qui se trouvait au-dessus de ma tête, et cette conviction m’empêchait de me diriger de ce côté-là; il ne me restait plus qu’à choisir entre la droite et la gauche.

Cela ne m’avancerait pas d’un centimètre; je n’en serais jamais qu’au même étage, et par conséquent tout aussi loin du but; mais j’avais si peur de cet affreux ballot de toile!

Mon travail du jour n’était cependant pas tout à fait perdu; en faisant sauter la paroi latérale de la caisse d’étoffe, j’avais trouvé, ainsi que je l’ai dit, un vide entre elle et cette grande boîte qui renfermait le piano, je pouvais y introduire le bras jusqu’au-dessus du coude, et cela me permettait de palper les colis qui se trouvaient dans les environs.

À droite et à gauche étaient deux caisses entièrement pareilles à celles que j’occupais, et qui devaient être remplies d’étoffes de laine, ce qui m’allait assez bien. J’étais habitué à l’effraction de ces sortes de colis; j’avais trouvé la manière de les débarrasser de leur contenu, et cette besogne n’était pour moi qu’une bagatelle. Plût à Dieu que toute la cargaison eût été formée de cet article, pour lequel étaient renommés les comtés de l’ouest de l’Angleterre.

Comme je faisais cette réflexion, tout en explorant la surface de ces colis, je levai le bras pour voir de combien le ballot de toile dépassait le dessus de la caisse vide; à ma grande surprise, il ne débordait pas. J’avais pourtant observé que ces ballots étaient à peu près de la même dimension que les caisses d’étoffe; et comme celui dont il s’agissait n’allait pas jusqu’au bout de l’autre côté, où la courbure de la charpente l’empêchait de se caser, j’en avais conclu qu’il devait déborder à droite de toute la largeur qu’il laissait vide à gauche; mais il n’en était rien, c’était la preuve qu’il était moins grand que les autres.

Cette remarque toute naturelle changea le cours de mes idées: si le ballot en question différait de ceux que j’avais trouvés, sous le rapport du volume, ne pouvait-il pas renfermer autre chose que de la toile? Je l’examinai avec soin, et fus agréablement surpris en découvrant que ce n’était pas du tout un ballot, mais bel et bien une caisse; elle était seulement entourée d’une matière épaisse et molle, d’une sorte de paillasson ou de natte, et c’était là ce qui avait causé mon erreur.

Dès lors il était possible de revenir à mon plan primitif, et de continuer ma route en ligne directe; je viendrais facilement à bout de ce paillasson, la boîte qu’il enveloppait ne serait pas plus dure que les autres, et je l’aurais bientôt défoncée.

Avant d’arriver au paillasson, il fallait découvrir la caisse ou je me trouvais; vous connaissez les détails de cette besogne, et je ne vous les rappellerai pas; il me suffira de vous dire qu’elle fut moins difficile que je ne m’y attendais, en raison du vide qui se trouvait à ma droite; et je fus bientôt en face du paillasson, qui m’offrit peu de résistance.

La boîte qu’il entourait et que j’allais attaquer était bien en sapin; elle me parut moins épaisse que les autres, elle n’était pas bardée de fer comme les grandes caisses d’étoffe, les clous en étaient peu nombreux, toutes circonstances favorables dont je me félicitai. Au lieu de prendre la peine de couper les planches, ce qui était long et difficile, je pourrais les détacher tout d’abord, en me servant d’un objet quelconque pour en arracher les pointes. J’avais vu souvent ouvrir ainsi les caisses, au moyen d’un ciseau qui fait l’office de levier.

Je pensais bien peu, en me félicitant de ces heureuses circonstances, qu’elles seraient pour moi la cause d’un grand malheur, et que la joie qu’elles me donnaient allait se changer en désespoir.

Vous allez le comprendre en quelques mots.

J’avais inséré mon couteau sous l’une des planches, avec l’intention d’éprouver la résistance que celle-ci m’opposerait; j’appuyai trop sans doute, car un craquement sec, plus douloureux pour moi que n’eût été la détonation d’un pistolet, dont le coup m’aurait frappé, m’annonça que je venais de briser la lame de mon couteau.


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