« Le Colporteur (recueil)/Une soirée » : différence entre les versions

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Il était abonné chez un éditeur de musique de Paris, qui lui adressait les nouveautés, et il envoyait de temps en temps à la haute société de la ville des petits billets ainsi tournés :
 
« Vous êtes prié d’assister lundi soir chez maître Saval, notaire, à la première audition, à Vernon, du Saïs . » Quelques officiers, doués de jolies voix, faisaient les choeurschœurs.
 
Deux ou trois dames du cru chantaient aussi. Le notaire remplissait le rôle de chef d’orchestre avec tant de sûreté, que le chef de musique du 190<sup>e</sup> de ligne avait dit de lui, un jour au café de l’Europe :
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« Oh ! oui, un véritable artiste » ; en appuyant beaucoup sur « véritable ».
 
Chaque fois qu’une oeuvreœuvre nouvelle était interprétée sur une grande scène de Paris, maître Saval faisait le voyage.
 
Or, l’an dernier il voulut, selon sa coutume, aller entendre Henri VIII. Il prit donc l’express qui arrive à Paris à quatre heures et trente minutes, étant résolu à repartir par le train de minuit trente-cinq, pour ne point coucher à l’hôtel. Il avait endossé chez lui la tenue de soirée, habit noir et cravate blanche, qu’il dissimulait sous son pardessus au col relevé.
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« Je vous crois, tous les trois mois, à chaque terme. » Maître Saval n’y tint plus et d’une voix hésitante :
 
« Je vous demande pardon de vous déranger monsieur mais j’ai entendu prononcer votre nom et je serais fort désireux de savoir si vous êtes bien M. Romantin dont j’ai tant admiré l’oeuvrel’œuvre au dernier Salon. » L’artiste répondit :
 
« Lui-même, en personne, monsieur » Le notaire alors fit un compliment bien tourné prouvant qu’il avait des lettres.
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« Mathilde… » Mais elle était lancée, maintenant ; elle allait, vidant sa hotte aux gros mots et son sac aux reproches. Cela coulait de sa bouche comme un ruisseau qui roule des ordures. Les paroles précipitées semblaient se battre pour sortir. Elle bredouillait, bégayait, bafouillait, retrouvant soudain de la voix pour jeter une injure, un juron.
 
Il lui avait saisi les mains sans qu’elle s’en aperçût ; elle ne semblait même pas le voir, tout occupée à parler, à soulager son coeurcœur. Et soudain elle pleura. Les larmes lui coulaient des yeux sans qu’elle arrêtât le flux de ses plaintes. Mais les mots avaient pris des intonations criardes et fausses, des notes mouillées. Puis des sanglots l’interrompirent. Elle reprit encore deux ou trois fois, arrêtée soudain par un étranglement, et enfin se tut, dans un débordement de larmes.
 
Alors il la serra dans ses bras, lui baisant les cheveux, attendri lui-même.
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Il attendit un quart d’heure, une demi-heure, une heure.
 
Romantin ne revenait pas. Puis, tout à coup, ce fut dans l’escalier un bruit effroyable, une chanson hurlée en choeurchœur par vingt bouches, et un pas rythmé comme celui d’un régiment prussien.
 
Les secousses régulières des pieds ébranlaient la maison tout entière. La porte s’ouvrit, une foule parut. Hommes et femmes à la file, se tenant par les bras, deux par deux, et tapant du talon en cadence, s’avancèrent dans l’atelier comme un serpent qui se déroule. Ils hurlaient :
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Romantin ne revenait pas. D’autres invités arrivaient. On leur présentait maître Saval pour qu’il recommençât son histoire. Il refusait, on le forçait à raconter ; on l’attacha sur une des trois chaises, entre deux femmes qui lui versaient sans cesse à boire. Il buvait, il riait, il parlait, il chantait aussi. Il voulut danser avec sa chaise, il tomba.
 
À partir de ce moment, il oublia tout. Il lui sembla pourtant qu’on le déshabillait, qu’on le couchait, et qu’il avait mal au coeurcœur.
 
Il faisait grand jour quand il s’éveilla, étendu, au fond d’un placard, dans un lit qu’il ne connaissait pas.