« Une histoire sans nom » : différence entre les versions

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Dans les dernières années du XVIIIe siècle qui précédèrent la Révolution française, au pied des Cévennes, dans une petite bourgade du Forez, un capucin prêchait entre vêpres et complies. On était au premier dimanche du Carême. Le jour s'en venait bas dans l'église, assombrie encore par l'ombre des montagnes qui entourent et même étreignent cette singulière bourgade, et qui, en s'élevant brusquement au pied de ses dernières maisons, semblent les parois d'un calice au fond duquel elle aurait été déposée. A ce détail original, on l'aura peut-être reconnue... Ces montagnes dessinaient un cône renversé. On descendait dans cette petite bourgade par un chemin à pic, quoique circulaire, qui se tordait comme un tire-bouchon sur lui-même et formait au-dessus d'elle comme plusieurs balcons, suspendus à divers étages. Ceux qui vivaient dans cet abîme devaient certainement éprouver quelque chose de la sensation angoissée d'une pauvre mouche tombée dans la profondeur immense pour elle - d'un verre vide, et qui, les ailes mouillées, ne peut plus sortir de ce gouffre de cristal.
Rien de plus triste que cette bourgade, malgré le vert d'émeraude de sa ceinture de montagnes boisées et les eaux courantes qui en ruissellent de toutes parts, charriant des masses de truites dans leurs bouillons d'argent. Il y en a tant qu'on pourrait les prendre avec la main... La Providence a voulu que, pour les raisons les plus hautes, l'homme aimât la terre où il est né, comme il aime sa mère, fût-elle indigne de son amour. Sans cela, on ne comprendrait guère que des hommes à large poitrine, ayant besoin de dilatation au grand air, d'horizon et d'espace, pussent rester claquemurés dans cet étroit ovale de montagnes, qui semblent se marcher sur les pieds tant elles sont pressées les unes contre les autres! sans monter plus haut pour respirer; et l'on pense involontairement aux mineurs qui vivent sous la terre, ou à ces anciens captifs des cloîtres qui priaient pendant des années, engloutis dans de ténébreuses oubliettes. Pour mon compte, j'ai vécu là vingt-huit jours à l'état de Titan écrasé, sous l'impression physiquement pesante de ces insupportables montagnes; et, quand j'y pense, il me semble que j'en sens toujours le poids sur mon coeurcœur. Noire déjà par le fait du temps, car les maisons y sont anciennes, cette bourgade, qu'on dirait un dessin à l'encre de Chine et où la Féodalité a laissé quelques ruines, se noircit encore - noir sur noir - de l'ombre perpendiculaire des monts qui l'enveloppent, comme des murs de forteresse que le soleil n'escalade jamais. Ils sont trop escarpés pour qu'il puisse passer par-dessus et lancer dans le trou qu'ils font un bout de rayon. Quelquefois, à midi, il n'y fait pas jour. Byron aurait écrit là sa Darkness. Rembrandt y aurait mis ses clairs-obscurs, ou, plutôt, il les y aurait trouvés. L'été, quand le jour est beau, les habitants s'en doutent peut-être en regardant la lucarne bleue qu'ils ont à mille pieds au-dessus de leurs têtes. Mais, ce jour-là, la lucarne n'avait pas de bleu. Elle était grise. Les nuages appesantis la fermaient comme un cercle de fer. La bouteille avait son bouchon.
En ce moment, toute la population de la bourgade était à l'église, - une église austère du XIIIe siècle, où des yeux de lynx, s'il y en avait eu, n'auraient pu lire leurs vêpres, dans ce chien et loup d'un soir d'hiver, mais où il y avait encore plus de loup que de chien.
Les cierges, selon l'usage, avaient été éteints au commencement du sermon, et la foule, pressée comme des tuiles sur les toits, n'était pas plus visible au prédicateur que lui, détaché d'elle et plus élevé qu'elle dans sa chaire, ne lui était visible de là-haut..:
Seulement, si on ne le voyait pas très bien, on l'entendait. “Les capucins ne nasillent qu'au choeur”chœur”, disait l'ancien proverbe. La voix de celui-ci était vibrante et d'un timbre fait pour annoncer les vérités les plus terribles de la religion. Et, ce jour-là, il les annonçait. Il prêchait sur l'Enfer. Tout, dans cette église sévère de style et où la nuit entrait lentement, vague par vague, plus profonde de minute en minute, donnait un très grand caractère à la parole de ce prédicateur. Les statues des saints, alors voilées sous les draperies dont on les couvre pendant le Carême, ressemblaient à de mystérieux et blancs fantômes, immobiles le long de leurs murs blancs, et le prédicateur, dont la silhouette indistincte s'agitait sur le blanc pilier contre lequel la chaire était adossée, en semblait un autre. On eût dit un fantôme prêchant des fantômes. Même cette voix tonnante, d'une si puissante réalité et qui semblait n'appartenir à personne, en paraissait d'autant plus la voix du Ciel...
L'impression de tout cela saisissait; et l'attention était si profonde et le silence si grand, que quand le prédicateur se taisait, un instant, pour reprendre haleine, on entendait - du dehors dans l'église - le petit bruit des sources qui filtraient de partout le long des montagnes dans ce pays plein de soupirs, et qui ajoutait à la mélancolie de ses ombres la mélancolie de ses eaux.
Assurément, l'éloquence de l'homme qui parlait, à cette heure-là, dans cette église, tenait aux choses ambiantes que je viens de décrire; mais sait-on jamais bien où est l'éloquence ?... En l'écoutant, toutes les têtes étaient penchées sur les poitrines, toutes les oreilles étaient tendues vers cette voix qui planait, comme la foudre, sous ces voûtes émues.
Deux de ces têtes, seulement, au lieu d'être penchées, se relevaient un peu vers le prédicateur, perdu dans la pénombre, et faisaient d'incroyables efforts pour le voir. C'étaient les têtes de deux femmes, - la mère et la fille -, qui devaient avoir le prédicateur à collationner chez elles après le sermon, ce soir-là, et qui étaient curieuses de voir leur convive. Dans ce temps-là, si on se le rappelle, c'étaient toujours des religieux étrangers, appartenant à quelque ordre lointain, qui prêchaient le Carême dans toutes les paroisses du royaume. Le peuple, qui donne des noms à tout, en vrai poète qu'il est sans le savoir, appelait ces religieux errants: “. des hirondelles de Carême”. Or, quand une de ces hirondelles de Carême s'abattait dans quelque ville ou quelque bourgade, on lui faisait son nid dans une des meilleures maisons de l'endroit. Les familles riches et religieuses aimaient à exercer cette hospitalité, et dans la province, où la vie est si monotone, c'était un intérêt animé pour elles que ce prédicateur de chaque année qui apportait avec lui le charme de l'inconnu et le parfum de lointain que les âmes isolées aiment à respirer. Les plus grandes séductions peut-être que l'histoire des passions pourrait raconter, ont été accomplies par des voyageurs qui n'ont fait que passer et dont cela seul fut la puissance... L'austère capucin qui parlait alors de l'Enfer, avec une énergie de parole qui rappelait le formidable Bridaine, ne paraissait pas fait pour semer dans les âmes autre chose que la crainte de Dieu, et il ne savait pas, et les deux femmes qui voulaient le voir ne savaient pas non plus, que l'Enfer qu'il prêchait, il allait le leur laisser dans le coeurcœur.
Mais ce soir-là, ces deux femmes furent trompées dans leur petite curiosité de femmes de province. Quand elles sortirent de l'église, elles n'eurent aucune observation à se communiquer sur ce terrible prédicateur d'un dogme terrible, si ce n'est sur son talent, qu'elles trouvèrent grand. Elles n'avaient pas, se dirent-elles, à la sortie de l'église, en s'entortillant dans leurs pelisses, entendu jamais mieux prêcher une Ouverture de Carême. Elles étaient dévotes, pieuses comme des anges, selon la sacramentelle expression.
C'étaient Mme et Mlle de Ferjol. Elles rentrèrent chez elles très animées. Les années précédentes, elles avaient vu et logé beaucoup de prédicateurs: des génovéfains, des prémontrés, des dominicains et des eudistes, mais de capucin, jamais! Personne de cet ordre mendiant de saint François d'Assise, dont le costume - et le costume préoccupe toujours plus ou moins les femmes - est si poétique et si pittoresque.
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La baronne de Ferjol n'était point de ce pays, qu'elle n'aimait pas. Elle était née au loin. C'était une fille noble de race normande, qu'un mariage, qui avait été une folie d'inclination, avait jetée dans ce “trou de formica-leo”, - comme elle disait dédaigneusement, en pensant aux horizons et aux luxuriants paysages de son opulent pays... Seulement, le formica-leo, c'était l'homme qu'elle aimait; et le trou dans lequel il l'avait précipitée, l'amour, pendant des années, l'avait élargi et rempli de son agrandissante lumière. Heureuse chute! Elle était tombée là parce qu'elle aimait. La baronne de Ferjol, de son nom Jacqueline-Marie-Louise d'Olonde, s'était éprise du baron de Ferjol, capitaine au régiment de Provence (infanterie), dont le régiment, dans les dernières années du règne de Louis XVI, avait fait partie du camp d'observation dressé sur le mont de Rauville-la-Place, à trois pas de la rivière la Douve et de Saint-Sauveur-le-Vicomte, qui ne s'appelle plus maintenant que Saint-Sauveur-sur-Douve, comme on dit Strafford-sur-Avon. Ce petit camp, dressé là en prévision d'une descente des Anglais sur la côte qui menaçait alors le Cotentin, n'était composé que de quatre régiments d'infanterie, placés sous le commandement du lieutenant-général marquis de Lambert.
Ceux-là qui auraient pu en garder le souvenir sont morts depuis longtemps, et l'immense bruit de la Révolution française, passant par-dessus cet infiniment petit de l'Histoire, l'a fait oublier. Mais ma grand-mère, qui avait vu ce camp, et qui en avait reçu somptueusement tous les officiers chez elle, en parlait encore dans mon enfance avec l'accent qu'ont les vieilles gens, quand ils parlent des choses qu'ils ont vues. Elle avait fort bien connu le baron de Ferjol, qui avait tourné la tête à Mlle Jacqueline d'Olonde, en dansant avec elle, dans les meilleures maisons de Saint-Sauveur, petite ville de noblesse et de haute bourgeoisie, où l'on dansait beaucoup alors. Il était, disait-elle, très beau, ce baron de Ferjol, dans son uniforme blanc, à collet et à parement bleu céleste. Blond, d'ailleurs, et les femmes prétendent que le bleu est le fard des blonds. Ma grand-mère ne s'étonnait donc pas que M. de Ferjol eût tourné la tête à Mlle d'Olonde; et, de fait, il la lui avait tournée, et si bien, qu'un jour elle s'était fait enlever par lui, cette fille qu'on disait si fière! Dans ce temps-là, il y avait encore des enlèvements dans le monde, avec la poésie de la chaise de poste et la dignité du danger et des coups de pistolet aux portières. À présent, les amoureux ne s'enlèvent plus. Ils s'en vont prosaïquement ensemble, dans un confortable wagon de chemin de fer, et ils reviennent, après “le petit badinage consommé”, comme dit Beaumarchais, aussi bêtement qu'ils étaient partis, et quelquefois beaucoup plus... C'est ainsi que nos plates moeursmœurs modernes ont supprimé les plus belles et les plus charmantes folies de l'amour! Après l'éclat d'un enlèvement qui fit un épouvantable scandale dans la société réglée, morale, religieuse, même un peu janséniste, et qui n'a pas, du reste, beaucoup changé depuis ce temps-là, les tuteurs de Mlle d'Olonde, laquelle était orpheline, n'hésitèrent plus. Ils consentirent à son mariage avec le baron de Ferjol, qui l'emmena dans les Cévennes, son pays natal.
Malheureusement, le baron mourut jeune. Il laissa sa femme au fond de cet entonnoir de montagnes qu'il avait agrandi de sa présence et de son amour, et dont les parois, se resserrant autour d'elle, jetèrent sur son coeurcœur en deuil comme un voile noir de plus. Elle resta pourtant courageusement dans cet abîme. Elle n'essaya point de remonter la pente escarpée de ces étouffantes montagnes pour retrouver un peu de ciel sur la tête, quand elle n'en avait plus dans le coeurcœur.
Malheureuse, elle se tapit dans son gouffre, comme dans la douleur de son veuvage. Un moment, elle pensa, il est vrai, à retourner en Normandie, mais l'idée de son enlèvement et du mépris qu'elle y retrouverait peut-être, l'en empêcha. Elle ne voulut pas revenir se blesser aux vitres qu'elle avait cassées. Son âme altière avait horreur du mépris. Positive comme sa race, elle se préoccupait assez peu de la poésie des choses extérieures. Quand cette poésie lui manquait, elle n'en souffrait pas. Ce n'était point une âme rêveuse, inclinée aux nostalgies. C'était, au contraire, une âme robuste et raisonnable, quoique ardente...
Ardente! Son mariage ne l'avait que trop prouvé.
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Elle aimait sa mère, mais elle la craignait. Elle l'aimait comme certains dévots aiment Dieu, avec tremblement. Elle n'avait pas, elle ne pouvait avoir avec sa mère les abandons et la confiance que les mères qui débordent de tendresse inspirent à leurs enfants. L'abandon était pour elle impossible avec la sienne, avec cette femme imposante et morne, qui semblait vivre dans le silence du tombeau de son mari refermé sur elle. Ainsi refoulée, cette rêveuse au front gros d'inexprimables rêves, et qui se penchait sous leur poids sans croire avoir besoin de les cacher, vivait dans la sobre lumière qui tombait sur elle, en ce fond de coupe dont les bords étaient des montagnes; mais elle y vivait plus encore dans ses pensées, comme dans d'autres montagnes, et dans celles-ci - comme dans les autres - il n'y avait pas de chemins en spirale par lesquels on eût pu descendre...
Elle était cachée, mais pourtant elle était ingénue.
Seulement, l'ingénuité, chez elle, il aurait fallu la chercher au fond de son âme et l'en faire jaillir comme on fait jaillir du fond d'une eau pure la perle d'écume qui ne monte, en bouillonnant à la surface, que quand on y plonge un vase ou la main,.. Personne n'avait jamais songé à plonger dans l'âme de Lasthénie. Sa mère l'adorait, mais surtout parce qu'elle ressemblait à l'homme qu'elle avait aimé avec un si grand entraînement. Elle jouissait de sa fille en silence. Elle s'en repaissait sans rien dire. Moins pieuse, moins rigide, se défiant moins d'une ardeur de sentiment qu'elle se reprochait comme trop intense et trop humaine, elle l'aurait mangée de caresses, et lui aurait entrouvert sous ses baisers ce coeurcœur né timide, et fermé comme un bouton de fleur qui ne devait peut-être jamais s'ouvrir. Mme de Ferjol était sûre du sentiment qu'elle avait pour sa fille, et cela lui suffisait. Elle pensait que son mérite devant Dieu, à elle, était de contenir le flot d'une tendresse qui ne demandait que trop à déborder. Mais en se contenant, du même coup (le savait-elle bien ?), elle contenait celui de sa fille. Elle mettait la main, comme un mur, sur cette source de sentiments qui cherchaient leur lit dans le coeurcœur maternel, et qui, ne le trouvant pas, refluèrent... Hélas! la loi qui régit les sentiments de nos coeurscœurs est plus cruelle que la loi qui régit les choses. Une fois écartée la main qui faisait mur et s'opposait à son jaillissement, la source repart, délivrée de l'obstacle, et recommence de plus en plus impétueusement à couler, tandis qu'il arrive toujours un moment dans nos âmes où les sentiments qu'on y a contenus s'y résorbent et ne reparaissent plus quand on voudrait les voir reparaître, de même que le sang, qui, dans les cas mortels, s'épanche à l'intérieur et ne coule plus par la plaie ouverte. Et encore, le sang, on peut l'aspirer en suçant fortement la blessure, mais les sentiments gardés trop longtemps au-dedans de nous semblent s'y coaguler, et on ne les fait plus recouler, même en les aspirant par la blessure qu'on a faite.
Ainsi, quoiqu'elles ne se fussent jamais quittées, quoique toujours ensemble dans les menus détails de la vie, ces deux femmes, qui s'aimaient pourtant, étaient seules et leur isolement n'était qu'un isolement partagé. Mme de Ferjol, qui était une âme forte et qui voyait toujours dans sa pensée, hallucinée par le souvenir, l'homme qu'elle avait aimé avec une ardeur qui maintenant lui semblait coupable, était moins victime de cet isolement que Lasthénie. Mais pour Lasthénie, qui n'avait point de passé, qui arrivait à la vie sensible, à l'épanouissement des facultés qui dorment encore, mais qui vont s'éveiller, cet isolement était bien plus profond que pour sa mère. Elle en souffrait vaguement, il est vrai, comme d'un malaise bien plus que comme d'une douleur, parce qu'en elle tout était encore vague; mais cela allait se préciser... Elle en avait toujours souffert plus ou moins depuis le berceau jusqu'à cette heure de la vie, mais la misère de la condition humaine, c'est de s'accoutumer à tout. Lasthénie s'était accoutumée à la tristesse de son enfance solitaire, comme à la tristesse de ce pays où elle était née et qui lui versait sur la tête sa pauvre goutte de lumière et lui bouchait les horizons avec les parois de ses montagnes, - comme elle s'était accoutumée à la triste solitude de la maison maternelle; car Mme de Ferjol, qui était riche et d'un temps où les classes qui allaient disparaître n'avaient pas cessé d'exister, voyait très peu de ce petit bourg où, de société, il n'y avait vraiment personne pour une femme comme elle.
Quand elle y était arrivée avec le baron de Ferjol, elle était dans l'ivresse d'un tel bonheur qu'elle n'en voulut pas sortir pour le monde. Elle aurait cru qu'on lui eût pris de son bonheur ou qu'on l'aurait profané, si on l'avait regardé de trop près... Et quand ce bonheur fut brisé par la mort de l'homme dont elle avait été éperdue, elle ne chercha chez personne de consolations. Elle vécut seule, sans affectation de solitude ou de chagrin, polie avec les autres, mais de cette froideur souveraine qui éloigne puissamment et doucement, sans blesser. La petite bourgade avait pris très vite son parti de cela. Mme de Ferjol était trop au-dessus des gens de ce bourg pour qu'on pût s'y froisser d'une solitude qu'on expliquait, d'ailleurs, par le chagrin de la mort de son mari. On croyait avec raison qu'elle ne vivait que pour sa fille, et on disait, la sachant riche et qu'elle avait de grands biens en Normandie: “Elle n'est pas d'ici, et quand sa fille sera en âge d'être mariée, elle retournera dans le pays où elle a sa fortune.” Aux alentours, il n'y avait point de partis pour Mlle Lasthénie de Ferjol, et on ne pouvait croire que sa mère voulût se séparer, par le mariage, d'une fille dont elle ne s'était jamais séparée, même pour l'envoyer au couvent de la ville voisine quand il avait fallu s'occuper de son éducation. C'était, en effet, Mme de Ferjol qui avait, dans le sens le plus strict du mot, élevé Lasthénie. Elle lui avait appris tout ce qu'elle savait. Il est vrai que c'était peu de chose. Les filles nobles de ce temps-là avaient pour toute instruction de grands sentiments et de grandes manières, et elles s'en contentaient. Lorsqu'une fois elles étaient entrées dans le monde, elles y devinaient tout, sans avoir rien appris. A présent, on leur apprend tout, et elles ne devinent plus rien. On leur oblitère l'esprit avec toutes sortes de connaissances, et on les dispense ainsi d'avoir de la finesse, - cette gloire de nos mères! Mme de Ferjol, certaine qu'en vivant auprès d'elle sa fille aurait toujours bien les sentiments et les manières de sa race, tourna surtout sa jeune tête vers les choses de Dieu. Avec la tendresse innée de son âme, Lasthénie devint facilement pieuse.
Elle chercha dans la prière l'expansion qu'elle n'avait pas avec sa mère; mais cette expansion devant les autels ne put lui faire oublier l'autre expansion qu'elle n'avait pas... La piété, en cette âme faible et tendre, n'eut jamais assez de ferveur pour lui donner le bonheur qu'elle donne aux âmes véritablement religieuses.
Il y avait dans cette fille, si virginale pourtant, quelque chose de plus ou de moins que ce qu'il faut pour être heureuse seulement en Dieu et par Dieu.
Elle remplissait tous ses devoirs de chrétienne avec la simplicité de la foi. Elle suivait sa mère à l'église, l'accompagnait chez les pauvres que Mme de Ferjol visitait souvent, communiait avec elle, les jours de communion, - mais tout cela ne mettait pas sur son front mat le rayon qui sied à la jeunesse. “Tu n'es peut-être pas assez fervente ?...” lui disait Mme de Ferjol, inquiète de cette mélancolie inexplicable avec une vie si pure. Doute et question sévères! Ah! cette mère, folle à force de sagesse, eût mieux fait de prendre la tête de son enfant chargée de ce poids invisible qui n'était pas le poids de ses magnifiques cheveux cendrés, et de la lui coucher sur son épaule, cet oreiller de l'épaule d'une mère, si bon aux filles pour s'y dégonfler le front, les yeux et le coeurcœur. Mais elle ne le fit point. Elle se résista à elle-même. Cet oreiller où l'on dit tout, même sans parler, manqua toujours à Lasthénie, - et l'épaule d'une amie, puisqu'elle avait toujours vécu sans autre société que celle de sa mère, ne le remplaça pas. Pauvre isolée qui étouffait d'âme, et qui, au moment où commence cette histoire, ne mourait pas encore de cet étouffement!...
 
== III ==
 
Le Carême finissait. Il était dix heures du matin. Ces dames de Ferjol étaient rentrées chez elles après avoir assisté à l'office et au lavement des autels; car on était au Samedi Saint, qui, comme on sait, est le dernier de la sainte quarantaine. La maison des dames de Ferjol était sise au centre d'une petite place carrée qui la séparait de cette église du XIIIe siècle, à la façade romane, dans son écrasement énergique, exprimant si bien l'écrasement du barbare qui s'est jeté à plat ventre, dans une humilité d'épouvante, devant la croix de Jésus-Christ! Cette place, pavée en têtes de chat, était si étroite que ces dames, qui hantaient incessamment l'église, leur voisine, pouvaient la traverser même sans parapluie, lorsqu'il pleuvait. Quant à leur maison, c'était un vaste bâtiment sans style, d'une époque très postérieure à l'église. Les aïeux du baron de Ferjol l'avaient habitée pendant bien des générations, mais elle n'était plus en harmonie avec les besoins du luxe et les moeursmœurs de l'époque (expirante alors) qui avait été le XVIIIe siècle. Habitation antique et incommode, qui eût fait plaisanter les architectes du confort et les architectes de l'agrément; mais quand on a du coeurcœur, on se moque de toutes les risées et on ne vend pas ces maisons-là! Pour s'en défaire, il faut la mine, la ruine désespérée, qui vous y force et qui vous en arrache: amère angoisse! Les coins noirs de ces maisons vieillies, et quelquefois délabrées, qui ont vu nos enfances et dans lesquels les âmes de nos pères sont peut-être tapies, crieraient contre nous, si nous les vendions pour le vulgaire et vil motif qu'elles ne répondent plus au luxe et aux mollesses du siècle... Mme de Ferjol, qui était d'un autre pays que les Cévennes, aurait bien pu se débarrasser de cette grande et vaste maison après la mort de son mari, mais elle aima mieux la garder et y habiter, par respect pour les traditions de famille de ce mari bien-aimé, et aussi parce que cette grande et hagarde maison grise avait pour elle, qui seule les voyait, des murs d'or, comme la Cité céleste, d'indestructibles et flamboyants murs d'or bâtis dans un jour de bonheur par l'Amour! Construit dans la pensée d'abriter de longues familles sur lesquelles nos pères avaient la fierté religieuse de compter, et pour des domestiques nombreux, ce grand logis, vidé par la mort, paraissait plus vaste encore depuis qu'il n'était habité que par deux femmes qui se perdaient dans son espace. Il était froid, sans aucune bonhomie, imposant, parce qu'il était spacieux, et que l'espace fait la majesté des maisons comme des paysages; mais, tel qu'il était, ce logement, qu'on appelait dans le bourg l'Hôtel de Ferjol, impressionnait fortement l'imagination de tous ceux qui le visitaient, par ses hauts plafonds, ses corridors entrecoupés et son étrange escalier, raide comme l'escalier d'un clocher et d'une telle largeur que quatorze hommes à cheval y pouvaient tenir et monter de front ses cent marches.
La chose avait été vue, disait-on, au temps de la guerre des Chemises blanches et de Jean Cavalier...
C'est dans ce grandiose escalier, qui semblait n'avoir pas été bâti pour la maison, mais qui était peut-être tout ce qui restait de quelque château écroulé et que le malheur des temps et de la race qui aurait habité là n'avait pas pu relever tout entier dans sa primitive magnificence, que la petite Lasthénie, sans compagnes et sans les jeux qu'elle eût partagés avec elles, isolée de tout par le chagrin et l'âpre piété de sa mère, avait passé bien des longues heures de son enfance solitaire. La rêveuse naissante sentait-elle mieux dans le vide de cet immense escalier l'autre vide d'une existence que la tendresse de sa mère aurait dû combler, et, comme les âmes prédestinées au malheur, qui aiment à se faire mal à elles-mêmes, en attendant qu'il arrive, aimait-elle à mettre sur son coeurcœur l'accablant espace de ce large escalier, par-dessus l'accablement écrasant de sa solitude? Habituellement, Mme de Ferjol, descendue de sa chambre et n'y remontant que le soir, pouvait croire Lasthénie à s'amuser dans le jardin, quand elle, l'enfant, oubliée là, restait assise de longues heures sur les marches sonores et muettes. Elle s'y attardait, la joue dans sa main, le coude sur le genou, dans cette attitude fatale et familière à tout ce qui est triste et que le génie d'Albert Dürer n'a pas beaucoup cherchée pour la donner à sa Mélancolie et elle s'y figeait presque dans la stupeur de ses rêves, comme si elle avait vu son Destin monter et redescendre ce terrible escalier; car l'avenir a ses spectres comme le passé a les siens, et ceux qui s'en viennent sont peut-être plus tristes que ceux qui s'en reviennent vers nous... Certes! Si les lieux ont une influence, et ils en ont une, à coup sûr, cette maison en pierres grisâtres, qui ressemblait à quelque énorme chouette vu à quelque immense chauve-souris abattue et tombée, les ailes étendues, au bas de ces montagnes l'antre lesquelles elle était adossée, et qui n'en était séparée que par un jardin, coupé, à moitié de sa largeur, d'un lavoir dont l'eau de couleur d'ardoise réfléchissait, en noir, la cime des monts dans sa transparence bleue, oui! une pareille maison avait dû ajouter son reflet aux autres ombres d'où émergeait le front immaculé de Lasthénie...
Pour celui de Mme de Ferjol, rien ne pouvait en augmenter l'immobile tristesse. L'influence des lieux ne mordait pas sur ce bronze, verdi par le chagrin.
Après la mort de son mari, qui avait toujours vécu de la vie plantureuse d'un gentilhomme riche, et d'habitudes aristocratiquement hospitalières, elle s'était tout à coup précipitée dans cette piété venue de Port-Royal, et dont, à cette époque, la France des provinces portait encore l'empreinte. Tout ce qu'elle avait de femme disparut dans cette piété qui ne se pardonne rien et qui se mortifie. Elle appuya sur cette colonne de marbre son coeurcœur brûlant, pour le refroidir. Elle éteignit le luxe de sa maison. Elle vendit ses chevaux et ses voitures. Elle congédia ses domestiques, ne voulant conserver auprès d'elle, comme une humble bourgeoise, qu'une seule servante du nom d'Agathe, qui, depuis vingt ans, avait vieilli à son service, et qu'elle avait amenée de Normandie. Voyant cette réforme, les bonnes langues du bourg, qui était, comme tous les petits endroits, la boîte à confitures des petits caquets, avaient accusé Mme de Ferjol d'avarice. Puis, cette confiture, dégustée d'abord comme une friandise, s'était candie. Elles n'y touchèrent plus. Ce bruit d'avarice tomba. Le bien que Mme de Ferjol faisait aux pauvres, quoique caché, transpira. Il se fit enfin, à la longue, parmi tous les esprits de bas étage qui habitaient ce fond de bouteille de peu de clarté, de toutes les manières, une confuse perception de la vertu et des mérites de cette Mme de Ferjol qui vivait si continûment à l'écart, dans la mystérieuse dignité d'une douleur contenue. À l'église, - et on ne la voyait guère que là, - on regardait de loin, avec une curiosité respectueuse, cette femme d'un si grand aspect, en ses longs vêtements noirs, immobile dans son banc, pendant les longs offices, sous les arceaux abaissés de cette rude église romane aux piliers trapus, comme si elle eût été une ancienne reine mérovingienne sortie de sa tombe.
C'était, en effet, à sa façon, une espèce de reine... Elle régnait sans le vouloir, et, même sans y penser, sur l'opinion et sur la préoccupation de ce bourg, qui n'était pas, il est vrai, un royaume. Elle y régnait, et si ce n'était pas comme les anciens rois de Perse, invisibles, et dont elle ne pouvait avoir l'invisibilité absolue, c'était du moins un peu comme eux, par l'éloignement dans lequel elle se tint toujours au sein étroit de ce petit monde, avec qui elle ne se familiarisa jamais.
Pâques, cette année-là, tombait haut dans le mois d'avril, et ce jour de Samedi Saint était, chez ces dames de Ferjol, une de ces journées d'occupation domestique qui sont en province presque solennelles.
On y faisait ce qu'on appelle: “la lessive du printemps”. En province, la lessive, c'est un événement.
Dans les maisons riches, qui coutumièrement ont beaucoup de linge, on la fait au renouvellement des saisons, et cela s'appelle: “la grande lessive”. - “Vous savez, madame une telle fait sa grande lessive”, se dit-on, comme la nouvelle d'une grande chose, dans les maisons où l'on va, le soir. Ces grandes lessives se font à pleines cuvées; les petites, pour le train-train ordinaire de la maison, se font “à baquet”. “Avoir les lessivières” est une expression consacrée pour dire une des circonstances des plus graves, des plus importantes et quelquefois des plus orageuses; car, pour la plupart, les lessivières sont des commères d'un gouvernement difficile. Gaillardes souvent, d'humeur peccante, d'âpre appétit, de soif cynique, à qui les ongles ne se sont pas ramollis dans l'eau qu'elles brassent à coeurcœur de journée, et dont les gosiers d'acier font des terribles dessus au claquement de leurs battoirs! “Avoir chez soi les lessivières” est une perspective qui donne généralement un petit froid dans le dos aux maîtresses de maison les plus maîtresses femmes... Seulement, ce jour-là, Mme de Ferjol ne les avait plus. Elles étaient passées comme une trombe dans les solitudes de “l'hôtel de Ferjol”, dont, pendant quelques jours, elles avaient violé outrageusement le silence. On était au lendemain de ces bruyantes Assises de lavoir... C'était le jour où “l'on étendait”, comme on dit encore en province; et, pour ramasser le linge mis à sécher sur des cordeaux dans le jardin, la vieille Agathe et la blanchisseuse “à l'année” de la maison suffisaient. Elles avaient donc toutes les deux, dès la pointe du matin, vagué et saboté, en le ramassant, dans les allées du jardin, pavoisées de draps et de serviettes, qui faisaient aux yeux et aux oreilles l'effet et le bruit de drapeaux gonflés et flottants; et, successivement, elles l'avaient apporté et empilé sur des chaises et sur la table ronde de la salle à manger, où ces dames de Ferjol devaient le plier, quand elles seraient revenues de l'office. Ces dames ne laissaient ce soin à personne.
Mme de Ferjol avait le goût des Normandes pour le linge, et elle l'avait donné à sa fille. Elle lui préparait de longue main un trousseau superbe pour le jour où elle la marierait. Rentrées donc chez elles, elles se placèrent avec empressement, comme à une tâche agréable, en face l'une de l'autre, à la table ronde, faite d'un lourd acajou ronceux, de la salle à manger, et elles se mirent à plier des draps, de leurs quatre mains aristocratiques, comme de simples ménagères, quand Agathe entra dans la salle, un flot de linge séché sur l'épaule, qu'elle versa sur la table comme une avalanche.
“Sainte Agathe! - C'était son juron... Peut-on dire cela d'une dévote qui, à tout bout de champ, exclamait et invoquait sa patronne ? - Sainte Agathe! ça pèse-t-il!. - dit-elle. En voilà un tas! et blanc! une neige! et sec! et sentant bon! C'est plus que vous n'en pourrez plier d'ici le dîner, Madame et Mademoiselle! Mais aujourd'hui, le dîner peut attendre... Vous n'avez jamais faim ni l'une ni l'autre, et le capucin est parti! Fit parti, bien sûr, pour ne pas revenir... Ah! sainte Agathe! il paraît qu'ils s'en vont comme ça, les capucins! sans dire ni bonjour ni bonsoir aux gens qui les hébergent!” La vieille Agathe, fille trois fois majeure, qui avait été une belle fille, blanche et rose - couleur de pommier en fleurs - comme le Cotentin en produit, et qui avait accompagné sa jeune et amoureuse maîtresse dans les Cévennes lorsque le baron de Ferjol l'avait si scandaleusement enlevée, la vieille Agathe avait son franc-parler avec ces dames de Ferjol. Elle l'avait conquis. Elle l'avait pour trois raisons, dont l'enlèvement de Mlle Jacqueline d'Olonde, - à laquelle elle s'était assez dévouée, comme elle disait, pour s'être “mise dans les langues du pays à cause d'elle” -, était la première, et dont les deux autres étaient d'avoir élevé Mlle de Ferjol et d'être restée dans ce “trou de marmotte” qu'elle détestait; car elle ruminait éternellement sa patrie, cette fille du pays des grands boeufsbœufs et des vastes herbages! C'était, enfin, d'avoir vécu de cette vie en commun qui devient moralement plus étroite, à mesure qu'on est moins à la partager. Malgré la bonhomie qu'ont, avec les petites gens, les êtres fiers à l'âme élevée, car la fierté n'est pas toujours de l'élévation, si Mme de Ferjol, qui les avait eus, n'eût pas congédié ses vingt domestiques, la vieille Agathe, respectueuse au fond, mais familière dans la forme, n'aurait peut-être pas eu autant de hardiesse et de franc-parler qu'elle en avait.
“Mais, Agathe, que dites-vous donc là ? - dit Mme de Ferjol avec un grand calme. - Parti! Le Père Riculf! Y songez-vous, ma fille ?... C'est aujourd'hui le Samedi Saint, et il doit prêcher aux vêpres de demain, jour de Pâques, le sermon de la Résurrection qui clôt toujours la prédication du Carême!
- Ça n'y fait rien! - dit la vieille fille, qui était obstinée; et on voyait bien qu'elle l'était, à son accent normand qu'elle n'avait jamais perdu, et à sa coiffe normande qu'elle avait imperturbablement gardée.
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Il était parti. La foule de ceux qui l'attendaient dans la chapelle Saint-Sébastien, autour de son confessionnal, l'attendit en vain. Ce fut un scandale, et c'en fut un autre, le lendemain, dans cette bourgade astreinte aux vieilles coutumes, quand le curé fut obligé de remplacer le prédicateur qui avait prêché le Carême, pour prêcher, entre vêpres et complies, la Résurrection. Seulement l'impression de cette étonnante départie ne dura pas. Est-ce que quelque chose dure ?... Les jours - cette pluie des jours qui tombe sur nous goutte à goutte - emportèrent cette impression, comme la pluie, aux premiers jours d'automne, emporte les feuilles sur lesquelles elle a glissé. La vie monotone, dont la présence du Père Riculf chez ces dames de Ferjol avait coupé le flot stagnant, recommença. Leurs lèvres désapprirent son nom. Y pensèrent-elles sans en parler ?... Dieu seul le sait. Cette histoire sans nom est obscure... Mais l'impression causée par cet homme qu'on n'oubliait plus quand on l'avait vu, devait être profonde - et elle était d'autant plus profonde qu'on ne pouvait s'expliquer pourquoi on ne l'oubliait pas!...
Il avait été, ces quarante jours, froid et respectueux avec ces dames, et d'une correction dans ses rapports journaliers avec elles qui prouvait beaucoup de discernement et de tact. Mais il était resté naturellement et strictement fermé sur lui-même. Quels avaient été son passé ? sa vie? son éducation ? sa naissance ? tous sujets que Mme de Ferjol effleura, mais cessa d'effleurer, en vraie femme du monde, quand elle vit que l'homme était de marbre, et, comme le marbre, glacé, impénétrable et poli. On ne voyait jamais de lui que le capucin.
Les capucins n'étaient plus alors ce qu'ils avaient été autrefois. Cet ordre, sublime d'humilité chrétienne, avait perdu de sa sublimité. On était à la veille des plus mauvais jours. L'épicurisme incrédule du règne de Louis XV, qui traîna longtemps dans le règne de Louis XVI, avait tout énervé, doctrines et moeursmœurs, et les ordres les plus renommés par leur sainteté n'avaient plus cette austérité qui les rendait si imposants, même aux impies. L'opinion procédait déjà au décloîtrement universel qui jeta tant de religieux sur le pavé de tous les vices... Les vocations que l'on croyait les plus solides étaient ébranlées...
Mme de Ferjol se souvenait d'avoir rencontré, dans la petite ville où elle avait dansé ses premières contredanses avec cet adorable officier blanc de baron de Ferjol, un capucin, d'une beauté qu'il était impossible de ne pas remarquer, quoiqu'il fût capucin, et qui - venu, comme le Père Riculf, pour prêcher un Carême -, avait osé afficher la coquetterie d'un petit-maître sous les habits de la pauvreté et du renoncement. On le disait d'une très haute naissance, et cela avait rendu peut-être la société noble, qui, dans ce pays-là, a continué pourtant d'être sévère, indulgente à ce scandaleux capucin, qui avait un soin presque féminin de sa personne, parfumait sa barbe, et portait, en guise de cilice, des chemises de soie par-dessous la bure de son froc. Mme de Ferjol, à cette époque-là Mlle d'Olonde, l'avait vu dans le monde, où il allait faire son whist, le soir, madrigalisant avec les femmes et chuchotant souvent des fois, dans des coins de salon, tout bas à leur oreille, comme un de ces cardinaux romains dont parle le président Dupaty en son Voyage d'Italie, qu'on lisait beaucoup dans ce temps-là. Mais quoique plusieurs années eussent ajouté à la corruption générale et au ramollissement qui allait prochainement tout dissoudre, et faire couler, comme une fange, le bronze antique et solide de la France dans le dépotoir de la Révolution, le Père Riculf ne ressemblait pas à ce capucin de salon. Il ne transpirait rien des vices de son temps. Il semblait du Moyen Âge, comme son nom. S'il avait eu l'inconvenante mondanité, si déplacée dans un religieux, Mme de Ferjol aurait su pourquoi il lui inspirait ce sentiment de répulsion qu'elle se reprochait, et, comme Lasthénie et comme Agathe, aussi affirmative dans son antipathie, mais tout aussi ignorante de cette antipathie sans cause apparente, Mme de Ferjol ne le savait pas.
Mais y pensaient-elles, elle et sa fille ?... Il semble bien difficile qu'elles n'y pensassent pas. Il était pour elles un mystère. Un mystère, c'est la plus profonde chose qu'il y ait pour l'imagination humaine. Le mystère, c'est la religion pour les peuples, mais c'est la religion aussi pour nos pauvres coeurscœurs... Ah! ne vous laissez jamais connaître entièrement, vous qui voulez être toujours aimés de celles qui vous aiment! Que même dans vos baisers et dans vos caresses il y ait encore un secret!... Tout le temps qu'il habita chez elles, le Père Riculf fut pour ces dames de Ferjol un mystère, mais il dut en être un bien plus grand quand il fut parti. Tout le temps qu'il avait été là, en effet, elles pouvaient croire qu'à un certain moment elles le pénétreraient; mais, parti, il restait indéchiffrablement une énigme, et rien ne tourmente plus longtemps la pensée que ce qu'on n'a pas deviné.
Et, du dehors, pas une lueur! rien, pour ces dames de Ferjol, ne vint éclairer rétrospectivement l'apparition de cet homme, qui était sorti, un matin, de leur vie et de leur maison, comme il y était entré, un soir- sans qu'on sût d'où il était parti, quand il vint, et sans qu'on sût davantage où il était allé, quand il fut parti. C'était la justification du mot de la Bible:
“Dites-moi d'où il vient, et je vous dirai où il est allé!” Il n'avait pas dit d'où il venait. Il était d'un couvent lointain, et il vaguait par toute la France comme tous ceux de son Ordre, que les impies traitaient, avec mépris, de vagabonds. En disparaissant de la bourgade où il avait prêché ses quarante jours, il n'avait pas dit ou il allait porter ses prédications éternelles. Il s'en était allé comme la poussière dans le vent... Nulle des villes circonvoisines de la bourgade qu'il venait de secouer par la force de son éloquence, ne vit, un soir, se lever dans la chaire d'une de ses églises, ou passer, le matin, dans ses rues, cet extraordinaire capucin, qui ne pouvait passer nulle part sans attirer le regard et sans le fixer, tant il était majestueux et hautain dans sa robe rapiécée! tant il était digne d'inspirer le Biot qu'un grand poète moderne a dit d'un autre capucin: “Il semblait l'Empereur même de la Pauvreté!” Sans doute, il s'en était allé dans des pays assez éloignés pour qu'un n'entendît plus jamais parler de lui, qui pourtant devait laisser partout un souvenir même bien capable, avec la mine qu'il avait; d'en laisser un dévastateur.
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“Tout cela - dit résolument la vieille Agathe n'est que de l'onguent miton-mitaine. Ce n'est pas toutes ces bêtises-là qui guériront Mademoiselle!” Et, de fait, aucun mieux ne se produisit dans le singulier mal qui semblait consumer Lasthénie. Ses joues se plombèrent, sa mélancolie s'épaissit, ses dégoûts augmentèrent.
“Voulez-vous que je vous dise ce que je crois, Madame ?” - dit Agathe à Mme de Ferjol, un jour qu'elles étaient seules.
Le dîner finissait, et Lasthénie, qui, pendant tout le repas, qu'elle avait trouvé nauséabond, était restée le coeurcœur sur les lèvres, venait de monter dans sa chambre pour se jeter un instant sur son lit.
“Voilà un mois qu'il vient, ce médecin, et pour rien! - dit Agathe. - Il y a trois jours qu'il était là encore, - continua-t-elle avec violence. - Eh bien, ce que je crois, Madame, c'est que la pauvre demoiselle a plus besoin d'un prêtre qui l'exorcise que d'un médecin qui ne la guérit pas!” Mme de Ferjol regarda la vieille Agathe comme on regarde une personne qui vient d'être atteinte d'un premier accès de folie.
“Oui, Madame, - dit la vieille dévouée qui n'avait pas peur des yeux immenses avec lesquelles. Mme de Ferjol la regardait. - Oui! Madame, un prêtre, qui défasse la diabolique besogne du capucin.” Les yeux de Mme de Ferjol jetèrent une lueur sombre.
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“Ah! Sainte Agathe! - murmura-t-elle en s'en allant, - puisqu'elle n'y voit goutte, il fallait bien enfin que cela fût dit!” Elle n'était pas superstitieuse, Mme de Ferjol,- pour parler comme le monde, qui n'entend rien aux choses surnaturelles, - et elle n'était pas non plus mystique au sens chrétien, mais profondément religieuse.
Ce que venait de lui dire Agathe devait vivement l'impressionner. Ce n'est point elle qui aurait nié l'intervention physique et l'influence visible de Celui-là que les Saints Livres appellent le Mauvais Esprit. Elle y croyait. Et quoique sa raison fût très ferme, elle y croyait avec tranquillité, et doctrinalement, dans la mesure où l'Eglise, qui est la mère de toute prudence et l'ennemie de toute légèreté, autorise d'y croire. L'idée d'Agathe la saisit donc, mais. avec moins de violence qu'elle n'eût saisi une imagination plus contemplative et plus exaltée que la sienne. Seulement, cette idée eut pour elle un éclair qu'elle n'avait pas eu pour Agathe.
La femme qui avait aimé, l'être qui, depuis quinze ans, cherchait à se rasseoir et à s'éteindre, mais qui brûlait et fumait encore d'une passion inextinguible pour un homme, lui révélait tout bas de ces choses que la vieille candeur d'Agathe, qui avait toujours vécu le célibat du coeurcœur et le mutisme des sens, ne pouvait pas lui révéler... Mme de Ferjol croyait, autant que la simple Agathe, que le Démon avait à son service des incarnations terribles, mais elle savait par sa propre expérience ce qu'Agathe ne savait pas, - c'est que l'amour est, de toutes, la plus redoutable! Tel l'éclair qui la traversa tout à coup: “Si Lasthénie aimait? se dit-elle, - si c'était l'amour qui fût son mal ?...” Et elle demeura la tête dans ses mains, effondrée, mais ses yeux intérieurs - ces yeux que nous avons pour voir dans la nuit de nos âmes - étaient fixés sur cette pensée soudaine: “Aimerait-elle ?...” Or, comme, dans cette bourgade chétive, il n'y avait que de petits bourgeois, sans société élevée, sans jeunes gens élégants, et où elle et sa fille passaient leurs jours au fond de leur hôtel désert comme dans une Thébaïde, voilà que se leva dans la nuit de son âme l'image de cet incompréhensible capucin qui avait passé dans leur vie et disparu comme une vision, et d'autant plus troublante pour des imaginations de femme, qu'elles n'avaient pu rien y comprendre et qu'elles n'y avaient rien compris! ...
Et l'horreur, - l'espèce d'horreur que Lasthénie avait toujours montrée pour cet effrayant Sphinx en froc qui, pendant quarante jours, avait vécu impénétrable à côté d'elle, n'était pas une raison pour qu'elle ne l'aimât pas follement. C'était une raison, au contraire, pour qu'elle l'aimât avec frénésie! Les femmes savent cela. La vie des passions le leur apprend, quand leur instinct de femme ne le devine pas. Que d'amours commencent par la crainte ou la haine; et l'horreur, c'est la combinaison de la crainte et de la haine, élevées à leur plus haute puissance, dans des âmes timides révoltées. “Vous lui faites l'effet d'une araignée”, disait un jour une mère à un homme qui aimait sa fille; et, deux mois après cette dure et humiliante parole, la pauvre mère ne se doutait pas de la furie de bonheur coupable et caché avec laquelle sa fille se roulait dans les pattes velues de l'araignée, et lui donnait à sucer jusqu'à la dernière goutte vierge du sang de son coeurcœur! ... Lasthénie avait tremblé devant le froid et mystérieux capucin. Mais si une femme n'a pas tremblé devant un homme, jamais elle ne l'aimera. L'altière Mme de Ferjol avait aussi peut-être tremblé devant l'irrésistible officier blanc qui l'avait enlevée comme Borée enleva Orithye. Pour avoir peur de ce qui menaçait sa fille, elle n'avait qu'à repasser ses jours. “Si Lasthénie sait ce qu'elle a, - se dit-elle, - elle le tait et se cache. Le mal est profond.” Elle aussi se souvenait, quand elle avait aimé, de s'être cachée. L'amour, cette pudeur farouche, devient si facilement un mensonge, et le plus voluptueusement infâme des mensonges. Avec quel horrible bonheur on se colle ce masque d'une menterie sur la figure brûlante qui va le dévorer, et qui ne laissera plus voir, quand il tombera en cendres, qu'une figure dévorée que rien jamais ne cachera plus! Lorsque Mme de Ferjol releva la tête, elle était calme, et résolue de savoir ce qu'avait sa fille. Elle ne pensa plus au médecin: “C'est à moi - se dit-elle - de regarder et de voir.” Elle s'accusa une fois de plus du péché de toute sa vie, qui avait toujours été d'être plus épouse que mère. Dieu continuait de l'en punir, et faisait bien. Elle l'avait mérité. Quand Lasthénie redescendit, toute traînante, et qu'elle se plaça dans l'embrasure de la fenêtre où elles travaillaient, elle aurait peut-être été effrayée des yeux de Mme de Ferjol si elle les avait regardés, mais elle ne les regarda pas... Elle ne les cherchait point. Elle n'y voyait jamais de tendresse, - cet aimant de la tendresse, qui mérite si bien son nom! - et elle s'épargnait de n'y voir que des sentiments sans douceur.
“comment te trouves-tu ?... dit Mme de Ferjol à Lasthénie, après un instant de silence, et en interrompant de piquer son aiguille dans le linge qu'elle marquait.
- Mieux”, répondit Lasthénie, qui garda son front penché et qui continua de piquer la sienne dans son feston.
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Réponds-moi tout de suite, avec qui ?...
“Avec qui ? avec qui ?” - répétait-elle en prenant 1"épaule de sa fille et en la secouant avec tant de rage qu'elle la rejeta sur l'oreiller, et que la faible enfant y retomba plus blanche que l'oreiller lui-même.
C'était (en si peu d'instants!) le second évanouissement de Lasthénie; mais la cruelle Mme de Ferjol n'en eut pas plus de pitié que du premier. Maintenant qu'elle avait demandé pardon à Dieu pour le crime de sa fille et pour le sien, à elle, qui ne l'avait pas surveillée avec assez de vigilance, elle aurait foulé aux pieds Lasthénie dans sa colère maternelle. Assise sur les pieds du lit de cette enfant dont elle venait par deux fois de faire un cadavre, elle la laissa reprendre ses sens comme elle put. Et ce fut long! Lasthénie mit du temps à revenir à elle... L'orgueil que la religion n'avait pas dompté en Mme de Ferjol se soulevait dans le coeurcœur de cette femme de race, naturellement fière, à la pensée - à l'insupportable pensée - qu'un homme, - un inconnu, - de bas étage peut-être, - eût pu - sans qu'elle s'en doutât - lui déshonorer clandestinement sa fille, - et le nom de cet homme, elle le voulait! Quand Lasthénie rouvrit les yeux, elle vit sa mère penchée sur sa bouche, comme si elle eût voulu y chercher ou en arracher ce nom fatal.
“Son nom! son nom! - lui dit- elle avec une expression dévorante. - Ah! fille hypocrite, je t'arracherai ce nom maudit, quand il faudrait aller le chercher jusqu'au fond de tes entrailles, avec ton enfant!” Mais Lasthénie, écrasée par toutes les abominations de cette nuit, au lieu de répondre à sa mère, la regardait avec deux yeux grands et vides qui semblaient morts...
Et ils sont restés morts, ces yeux si beaux, couleur des saules, et depuis on ne les revit jamais plus briller, même dans les larmes, dont ils ont versé des torrents! Mme de Ferjol ne dira rien de sa fille, ni cette nuit, ni plus tard, et ce fut de cette nuit funeste qu'elles entrèrent toutes deux, la mère et la fille, dans cette vie infernale dont elles ont vécu, les infortunées! et à laquelle il n'y a rien de comparable dans les situations tragiques et pathétiques des plus sombres histoires. Ce lut vraiment là une histoire sans nom! un drame étouffant et étouffé entre ces deux femmes du même sang, qui s'aimaient pourtant - qui ne s'étaient jamais quittées, - qui avaient toujours vécu dans le même espace, - mais dont l'une n'avait jamais été mère, ni l'autre fille, par la confiance et par l'abandon... Ah! elles payaient cher maintenant la réserve et la concentration réciproques dans lesquelles elles avaient vécu.
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“Vous avez bien la force de vous taire! Vous aurez bien celle de ne pas pleurer. Avec tous vos airs délicats, vous êtes une fille forte. Si vous êtes née faible, le vice vous a donné sa force. Je ne suis que votre mère, à moitié coupable de votre crime, puisque je n'ai pas su vous empêcher de le commettre, mais Agathe est une honnête servante, et si elle pouvait seulement se douter de ce que je sais, elle vous mépriserait.” Et elle insistait beaucoup sur le mépris d'Agathe, sur ce mépris d'une servante dont elle se servait pour humilier davantage Lasthénie et pour lui faire dire, sous la pression de ce mépris, le nom qu'elle ne disait pas. Mme de Ferjol s'entendait aux mots poignants!
Elle aurait voulu trouver plus bas que le mépris d'une servante pour le jeter au visage et à l'âme de sa fille.
Mais Agathe aurait-elle su la honteuse vérité qu'on lui cachait, qu'elle n'aurait jamais eu le coeurcœur de mépriser Lasthénie! Elle n'aurait eu pour elle que de la pitié.
Ce qui est du mépris pour les âmes altières devient de la pitié dans les âmes tendres, et Agathe était une âme tendre que les années n'avaient pas durcie. Lasthénie le savait bien.
“Agathe n'est pas comme ma mère, pensait-elle.
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Elle faisait peur, cette suave Lasthénie, ce pur muguet, né dans l'ombre portée de ces montagnes et qui y tranchait par la blancheur de son éclat. Ce n'était plus la “pâle Rosalinde” de Shakespeare, avec cette pâleur qu'elle avait eue et qui est la beauté des âmes tendres. Elle n'était plus qu'une blême momie, une momie étrange, qui pleurait toujours, et dont la chair, au lieu de se sécher comme celle des momies, s'amollissait, se macérait et se pourrissait dans les larmes. Elle traînait péniblement à présent sa taille appesantie, et souffrait horriblement de ce ventre qui grossissait toujours. Elle aurait voulu le cacher perpétuellement dans les plis flottants du peignoir.
Mais sa mère ne le permettait pas. Il fallait aller à l'église. Sa mère l'exigeait, et d'autorité l'y conduisait.
Avec ses idées religieuses, Mme de Ferjol devait croire que l'influence de l'église pouvait faire du bien à Lasthénie, à cette âme coupable et fermée. Elle pouvait bien ouvrir son coeurcœur et lui faire verser ce qu'il renfermait dans le coeurcœur de sa mère.
“Vous n'êtes pas assez près de vos couches - lui disait-elle avec une sévérité méprisante - pour ne pas aller demander pardon à Dieu dans sa maison sainte.” Et, pour l'y conduire, c'était elle que l'habillait.; ce n'était plus Agathe. C'était elle qui, au moment de sortir, lui entortillait la tête dans un voile épais - dût Lasthénie étouffer là-dessous! - pour cacher ce masque qu'elle avait vu et qu'elle n'eût pas mieux caché, quand il aurait été une lèpre... Et ce n'était pas seulement le visage qu'il fallait dissimuler!
C'était ce ventre, qui aurait tout révélé aux regards les moins observateurs, et, pour cela, elle laçait elle même le corset de Lasthénie, et elle ne craignait pas de le serrer trop fort et de lui faire mal... Dans l'espèce d'exaspération où elle vivait, par le fait du silence obstiné de sa fille, Mme de Ferjol avait quelquefois, en la laçant, une main irritée; et si sa main crispée appuyait, et si la pauvre enceinte poussait sous cette pression un gémissement involontaire:
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== VII ==
 
Cependant, au milieu de ces férocités, il y eut un instant où cette mère outrée, mais non pas sans entrailles, s'arrêta dans le supplice qu'elle infligeait à sa fille. Sentit-elle que, même coupable, c'était vraiment trop ?... Fut-elle touchée de ce visage qui avait été délicieux et qui n'était plus qu'une fleur broyée, ou bien fut-ce une ruse de cette âme acharnée pour surprendre le secret que cette fille si faible, et forte pour la première fois, avait l'incroyable énergie de garder caché dans son coeurcœur ?... Elle se connaissait en amour.
“Il faut qu'elle aime furieusement, pensait-elle, pour avoir cette force, elle si douce de nature et si peu faite pour résister!” Et voilà que, tout à coup, elle changea de ton avec Lasthénie. Voilà que son âpreté s'adoucit et qu'elle revint même au tutoiement de la tendresse!
“Écoute - lui dit-elle -, malheureuse et funeste enfant, tu meurs de chagrin et tu m'en fais mourir avec toi. Tu perds ton âme et tu perds la mienne! Car te cacher, c'est mentir, et tu me fais partager ton mensonge, avec cette humiliante comédie de tous les moments qu'il faut jouer pour cacher ta honte, tandis qu'un mot dit de coeurcœur à coeurcœur à ta mère pourrait peut-être tout sauver. Un mot dit par toi te mettrait peut-être dans les bras où tu t'es mise une fois. Dis-moi le nom de l'homme que tu aimes. Il n'est peut-être pas si bas que tu ne puisses l'épouser. Ah! Lasthénie, je me reproche d'avoir été si dure avec toi! Je n'en ai pas le droit, ma fille. Je t'ai caché ma vie. Tu ne sais, ni toi, ni les autres, qu'une seule chose, c'est que j'ai aimé follement ton père et qu'il m'a enlevée... Mais tu ignores - et le monde aussi -, que moi, comme toi, ma pauvre fille, j'avais été coupable et faible, et qu'il m'avait mise dans l'état où tu es, quand il m'amena dans ce pays pour m'épouser. Le bonheur du mariage cacha une faiblesse dont je n'eus jamais à rougir que devant Dieu seul. Ta faute, à toi, ma pauvre fille, est, sans doute, une punition et une expiation de la mienne. Dieu a de ces talions terribles! J'ai épousé ton père. J'épousais mon Dieu!
Mais le Dieu du ciel ne veut pas qu'on lui préfère personne, et il m'en a punie en me le prenant et en faisant de toi une fille coupable comme je l'avais été. Eh bien, pourquoi n'épouserais-tu pas aussi celui que tu aimes ?
- car tu l'aimes!... Si tu ne l'aimais pas follement comme j'ai aimé ton père, tu ne te tairais pas...” Elle s'arrêta. On voyait que cela lui coûtait immensément, ce qu'elle venait de dire! mais elle l'avait dit.
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Seulement, ce fut en vain. Lasthénie n'en fut pas touchée. Elle écouta l'aveu de sa mère comme elle écoutait tout maintenant, sans répondre jamais, épuisée qu'elle était de courage et de négations inutiles. Aux reproches de Mme de Ferjol, à ses impatiences, à ses objurgations, à ses colères, elle était aussi insensible qu'une bête morte. Elle fut de même à cet aveu. Était-ce un parti désespéré pris par elle, la certitude qu'elle ne pourrait convaincre sa mère de son innocence devant le signe visible de sa grossesse ? Mais cette tendresse, si soudainement montrée, de Mme de Ferjol, cette confiance qui appelait la confiance, cette confession d'une faiblesse égale à la sienne qui devait tant coûter à l'orgueil d'une mère vis-à-vis de sa fille, ne pénétrèrent pas dans l'âme dé Lasthénie, qui ne s'était jamais ouverte à sa mère, et que, d'ailleurs, la douleur de son incompréhensible état idiotisait. Il était trop tard! Lasthénie avait cru longtemps à tout autre chose qu'une grossesse. Elle avait connu dans la bourgade même qu'elle habitait une malheureuse qu'on avait crue grosse, et qu'on avait déshonorée et traînée sur la claie des plus mauvais propos pendant les mois de sa grossesse, mais qui, les neuf mois écoulés, resta grosse... d'un horrible squirre dont elle n'était pas morte encore, et qui, certainement, devait un jour la faire mourir. Lasthénie, comble de l'infortune! Lasthénie avait espéré en ce squirre comme on espère en Dieu.
“Ce sera toute ma vengeance - pensait-elle contre ma mère et ce qu'elle me dit de cruel!” Mais cette affreuse espérance, elle ne l'avait plus.
Elle ne doutait plus. L'enfant avait remué, et ce remuement dans ses entrailles lui avait remué, du même coup, quelque chose dans le coeurcœur qui était, peut-être, l'amour maternel!
“Eh bien, parleras-tu maintenant, Lasthénie ?
Rendras-tu à ta mère confiance pour confiance, aveu pour aveu ? - fit Mme de Ferjol presque caressante.
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Sa mère la contempla longtemps avec la pitié mêlée de terreur que lui causait le désastre de ce visage. Elle n'avait jamais dit à sa fille qu'elle la trouvait belle; mais, au plus profond de son âme, elle n'avait pas moins la fierté du visage de Lasthénie, quoiqu'elle n'en parlât jamais, la janséniste austère, de peur d'exalter deux orgueils, - celui de sa fille et le sien. Aujourd'hui, ce visage ravagé la navrait, de le voir! - “Ah! - pensait-elle, - cette fille charmante sera peut-être affreuse et tout à fait imbécile demain!” - Elle voyait déjà poindre le hideux idiotisme à travers cette fille, morte avant d'être morte..., car on croit que les corps de la plupart de ceux qui meurent s'en vont de ce monde les premiers et avant leurs âmes, mais pour d'autres, les corps restent là, dans la vie, quand les âmes, depuis bien longtemps, n'y sont plus!
Et le soir les prit dans ce face à face, de quatre pieds carrés, dans lequel se parquait leur vie, - le soir, qui venait vite dans le fond de puits de cette bourgade obscure, et qui ramenait l'heure de leur prière du tomber du jour, à l'église.
“Viens prier Dieu pour qu'il te descelle le coeurcœur et les lèvres et te donne la force de parler”, dit Mme de Ferjol. Mais, indifférente à Dieu qui n'avait pas pitié d'elle, comme elle était indifférente à tout, Lasthénie resta à sa place, et Mme de Ferjol fut obligée de saisir par le poignet cette créature qui n'était plus qu'une chose douloureuse, et qui, automatiquement, céda à sa mère et se leva.
“Tiens! - dit Mme de Ferjol, en soulevant la main de sa fille à la hauteur de ses yeux - tu n'as plus la bague de ton père! Qu'en as-tu fait ? L'as-tu perdue ?
Ne te sens-tu plus digne de la porter ?” L'abîmement dans leur malheur domestique avait été si grand pour ces deux femmes, que ni l'une ni l'autre ne s'était aperçue que la bague manquait à la main qui avait l'habitude de la porter.
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- Dit Mme de Ferjol avec un regard qui redevint noir et implacable. - Tu l'auras donnée à qui tu t'es donnée!...” - Et elle reprit toute sa dureté. Elle était tellement épouse, cette femme plus épouse que mère, que cette perte d'une bague de l'homme adoré qui l'avait portée et que sa fille avait égarée, lui paraissait chose pire que de s'être perdue elle-même.
Ce soir-là, - et les jours suivants -, Agathe chercha partout dans la vaste maison la bague, qui pouvait très bien être tombée du doigt amaigri de Lasthénie.
Elle ne la trouva pas. Et ce fut une raison de plus pour que jamais une minute de compassion ne revînt au coeurcœur de Mme de Ferjol, et pour que ses ressentiments devinssent d'une cruauté qui ne faiblît plus!
Ce soir-là, elles oublièrent d'aller à l'église.
Si elles y étaient allées, Mme de Ferjol y aurait porté la pensée qui l'avait hantée si souvent par intervalles, niais qui, finalement, s'empara d'elle comme une griffe, après ce mutisme invincible de Lasthénie.
“Puisqu'elle ne veut pas me dire le nom du coupable - se dit-elle, - c'est donc qu'il ne peut pas l'épouser.” Et alors la pensée lui revenait de cet effrayant capucin qui lui fascinait la pensée et dont elle n'aurait pas osé prononcer le nom devant sa fille, ni dans sa conscience, à elle-même, quand elle y pensait. Ce nom seul, les lettres de ce nom seul à prononcer lui faisaient peur... Assembler les lettres de ce nom et le prononcer tout bas lui paraissait un monstrueux sacrilège. C'en était un pour elle que de mal penser d'un religieux et d'un prêtre qui, tout le temps qu'il avait vécu auprès d'elle, lui avait paru irrépréhensible. Ce qu'elle frémissait de penser, mais cependant ce qu'elle pensait, était bien possible sans doute - humainement possible; - mais elle, la pieuse femme, qui croyait à la vertu surnaturelle des sacrements, repoussait le possible, qu'elle regardait comme l'impossible pour un prêtre nourri chaque jour de la substance de Dieu. - “Ah! Seigneur! - s'écriait-elle dans ses prières - faites, Seigneur, que ce ne soit pas lui!” Elle ne l'appelait plus que LUI, - même mentalement... D'ailleurs, à quel moment (se disait-elle quand elle voulait raisonner contre son épouvante) le crime aurait-il été consommé, ce crime encore plus contre Dieu que contre sa fille ?... Lui n'avait jamais vu l'une sans l'autre de ces deux femmes qui l'avaient hébergé quarante jours. Excepté à l'heure des repas, il n'était jamais descendu de sa chambre, dont il avait fait une cellule. C'était donc absurde, c'était donc insensé, ce qu'elle pensait! Mais ce qu'elle pensait et ce qu'elle chassait comme une pensée de l'Enfer, revenait en elle avec un acharnement infernal, malgré son évidente absurdité. Obsession, hallucination, vision terrifiante qu'elle fixait des yeux infatigables de son esprit, comme ce fou dont la folie était de regarder fixement le soleil et de se faire manger les yeux par l'astre dévorant de lumière; mais, plus malheureuse que ce fou bientôt aveuglé qui n'eut plus que deux trous saignants à la place de ses yeux dévorés, elle ne devint pas intellectuellement aveugle à regarder l'horrible soleil intérieur qui la brûlait et qu'elle fixait et qu'elle voyait toujours! Cela finissait par la plonger dans des silences comme ceux de Lasthénie... Et si elle se détournait une minute de cette fascination absorbante dont elle demandait vainement à Dieu de la délivrer, c'est qu'une autre pensée non moins puissante, non moins impérieuse, se dressait en elle, - la pensée du temps qui marchait!
Il marchait, en effet, comme le temps va, - impitoyable, - et il allait tout apprendre de la honte des dames de Ferjol à cette bourgade où elles avaient vécu, dix-huit ans, respectées. Le terme de Lasthénie approchait. Ah! il fallait partir! il fallait s'en aller! il fallait disparaître! Mme de Ferjol, qui ne voyait personne, fit répandre, un matin, par Agathe, au marché du bourg, qu'elle retournait en son pays... C'était la seule chose qui pouvait amoindrir le chagrin d'Agathe, affligée de l'état inexplicable, et peut-être sans remède de Lasthénie, qu'elle croyait toujours la proie d'un Démon, que de quitter ce pays qu'elle avait en horreur, ce cul-de-basse-fosse où depuis dix-neuf ans elle étouffait... Elle allait donc revoir son Cotentin et ses herbages! Pour s'en aller, Mme de Ferjol avait prétexté la santé de sa fille. Il était nécessaire de lui faire changer d'air. Elle avait naturellement choisi l'air du pays qui était le sien et où elle avait une grande fortune. Elle donna à Agathe toutes les raisons bêtes qui cachaient la vraie et spirituelle raison de son départ, et que, ravie de son retour en Normandie, Agathe n'examina pas, ne discuta pas, mais accepta avec une indicible joie. Elle était folle de revenir au pays où elle était née! Or, tout autant avec Agathe qu'avec personne, Mme de Ferjol voulait garder le secret de sa fille, qui était le sien, puisque au regard de sa conscience la grossesse de Lasthénie la déshonorait presque autant qu'elle. Pour cela, Mme de Ferjol avait tourné et retourné sous toutes les faces la pensée de ce qu'elle pouvait faire dans la circonstance d'une grossesse, pour la cacher sans crime. Car le crime, ce crime de l'avortement et de l'infanticide qui est devenu d'une si abominable fréquence dans l'état actuel de nos misérables moeursmœurs, et qu'on pourrait appeler: Le Crime du XIXe siècle, l'idée n'en effleura même pas cette âme droite, religieuse et forte.
Excepté à celui-là, Mme de Ferjol s'était heurtée et déchirée à tous les angles de la question terrible. Elle avait fait et défait bien des projets... Elle aurait pu s'en aller avec sa fille, par exemple, dans cet immense Paris où tout se noie et disparaît, ou dans quelque ville, à l'étranger, et en revenir, sa fille délivrée. Elle était riche. Avec de l'argent, beaucoup d'argent, on parvient à sauver tout, jusqu'aux apparences. Mais, aux yeux d'Agathe, comment justifier de s'en aller, avec sa fille malade, on ne sait où, et de laisser à la maison la vieille et fidèle servante, à laquelle, dans la plus grande et la plus périlleuse circonstance de sa vie, Mme de Ferjol lors de son enlèvement, avait promis par reconnaissance de ne jamais se séparer d'elle, quoi qu'il pût advenir ?... Elle le lui avait juré. D'ailleurs, ce parti, si elle l'avait pris, aurait certainement donné à Agathe le soupçon dont elle ne voulait pas que sa fille fût flétrie dans la pensée de qui la croyait un ange d'innocence pour avoir été le témoin de la pureté de toute sa vie. C'est alors que l'idée de son pays lui était venue, qu'elle s'y était arrêtée. Elle pensa qu'après vingt ans d'absence elle devait y être bien profondément oubliée, et que tous ceux-là qui l'avaient connue dans sa jeunesse devaient être morts ou dispersés, et elle se dit:
“Nous irons nous engloutir là. Agathe, ivre de son pays retrouvé, ne verra rien de ce qui doit mourir entre moi et Lasthénie. Nous mettrons l'épaisseur de la sensation de son pays entre elle et nous.” Dans ses projets, la solitude que Mme de Ferjol devait se créer serait d'un tout autre isolement que celle dont elle avait vécu au bourg des Cévennes. Elle n'habiterait en Normandie ni ville, ni bourgade, ni village, mais son vieux château d'Olonde, situé dans ce coin de pays perdu qui est entre la côte de la Manche et une des extrémités de la presqu'île du Cotentin. Il n'y avait pas alors de grande route tracée allant de ce côté. Le château était gardé par de mauvais chemins de traverse, aux ornières profondes, et aussi, une partie de l'année, par ces vents du sud-ouest qui y soufflent la pluie, comme s'il avait été bâti en ces chemins perdus, par quelque misanthrope ou quelque avare qui aurait voulu qu'on n'y vînt jamais. C'est là qu'elles s'enfonceraient toutes deux, comme des taupes, sous terre, ces deux Hontes!... La résolue Mme de Ferjol s'était bien promis que même au dernier jour, - au jour fatal, - elle n'appellerait pas de médecin, et qu'elle suffirait bien, elle toute seule, à cette besogne sacrée d'accoucher sa fille de ses mains maternelles! Mais c'est ici que le frisson la prenait, cette héroïque et malheureuse femme, et qu'une voix lui criait du fond de son être:
“Eh bien, après ?. . . après qu'elle sera délivrée ? ...
Il y aura l'enfant! Ce ne sera plus la mère, mais l'enfant, qu'il faudra cacher; l'enfant, dont la vie pourrait tout trahir et rendre les précautions prises jusque-là, inutiles!” Et alors elle recommençait de se débattre dans le problème qu'elle voulait résoudre et qui l'étranglait comme un noeudnœud. Mais il n'y avait plus à délibérer. Le temps s'en venait jour par jour, comme la mer s'en vient, flot par flot. On ne pouvait plus attendre. Le plus pressé, c'était de partir! C'était de s'arracher à cette bourgade qui les dévisageait! Mme de Ferjol fit comme tous les désespérés, sous l'empire d'une idée qui ne les sauvera pas, mais qui recule la catastrophe inévitable dans laquelle ils doivent périr. Elle se paya de ce mot, qu'on dit sans y croire: “Qu'on trouvera peut-être un moyen de salut au dernier moment”, et elle se jeta, elle et sa fille, comme dans un gouffre, dans la chaise de poste qui les emporta.
 
 
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Elles arrivèrent enfin à Olonde, après beaucoup de jours de voyage. Si quelque chose avait pu mordre sur l'imagination ramollie de la morne et débile Lasthénie, ç'aurait été la gaieté et la splendeur du jour pleuvant sur sa tête, au sortir de cette chaise de poste qui, pendant toute la route, lui avait fait l'effet d'un cercueil...
Cette gaieté brillante d'un beau jour d'hiver (on était en janvier) comme elle n'en avait jamais vu un seul, même au printemps, dans cette cave des montagnes du Forez où une rare lumière tombait d'en haut comme d'un soupirail, aurait inondé délicieusement son âme, si elle avait eu de l'âme encore, mais elle n'en avait pas assez pour éprouver le bien de cette soudaine et toute puissante douche de lumière. Le soleil clair de ce jour-là, sorti d'une de ces neuvaines de pluie, comme on dit en ces parages de l'Ouest, où elles sont si fréquentes, faisait resplendir exceptionnellement les masses de ces campagnes, vertes parfois jusqu'en hiver, et donnait aux feuillages éternels des houx de leurs haies, lustrés par ces pluies et brossés par le vent, des étincellements d'émeraude. La Normandie, c'est la verte Erin de la France, mais une Érin (le contraire de l'autre) cultivée, riche et grasse, et digue de porter la couleur des espérances heureuses et triomphalement réalisées, tandis que la pauvre Érin de l'Angleterre n'a plus droit qu'à la livrée du désespoir... Malheureusement, tout cela n'eut d'action bienfaisante que sur Agathe. Mme de Ferjol, qui venait de rompre la seule racine qui l'attachait à la terre, en abandonnant en un coin des Cévennes le tombeau de son mat dans lequel elle aurait voulu qu'on la couchât après sa mort, Mme de Ferjol, qui n'avait plus que la pensée de sauver à tout prix l'honneur de sa fille, n"était pas plus ouverte aux impressions de ce pays que Lasthénie, devenue le berceau douloureux d'un enfant, venu comme ce squirre qu'elle avait longtemps espéré.
Hélas! elles n'étaient plus ni l'une ni l'autre sensibles aux beautés extérieures de la nature. Toutes les deux étaient, dans tous les sens, dénaturées; elles le sentaient, avec terreur. Elles s'aimaient encore, mais une haine - une haine involontaire - commençait à filtrer venimeusement en cet amour sans épanchement qu'elles avaient refoulé dans leurs coeurscœurs, et qui s'y était aigri et corrompu, comme un poison corrompt une source. Mme de Ferjol et sa fille, dépravées par les sentiments dont elles étaient la proie, s'établirent dans le château d'Olonde, leur refuge, avec l'insouciance aveugle des êtres qui ne sont plus dans la vie physique.
Pour elles, la vie physique, ce fut Agathe. Seule, cette vieille fille, rajeunie et renouvelée par l'idée et la vue de son pays, et qui s'était mise à reboire avec un avide enchantement l'air natal, oxygéné par l'amour, put suffire à tout, en leur épargnant tout. Elle se plaça entre ces femmes qui étaient arrivées dans ce château abandonné sans prévenir personne et ce pays, où elles ne voulaient connaître personne... À elle seule, Agathe rendit habitable ce vieux château presque délabré, dont elle savait les êtres par coeurcœur et qui lui rappelait sa jeunesse. Elle le laissa sous ses persiennes strictement fermées, mais elle rouvrit les fenêtres par-dessous les persiennes rouillées et noircies par le temps, pour donner un peu d'air aux appartements qui sentaient le mucre, disait-elle. Le mucre, en patois normand, c'est le moisi qui résulte de l'humidité. Elle battit et essuya les meubles qui craquaient et s'en allaient de vétusté.
Elle retira des armoires le linge empilé et jauni par un si grand nombre d'années, et mit les draps aux lits qu'elle chauffa pour en ôter l'impression sépulcrale que font à nos corps les vieux draps restés longtemps sans être dépliés dans les armoires. Malgré les trois personnes qui y étaient revenues, l'aspect extérieur du château ne changea pas. Il sembla toujours qu'il n'y avait plus là âme qui vive pour les paysans qui passaient au pied, et qui n'y faisaient pas plus attention que s'il n'avait jamais existé. Ils l'avaient vu toujours à la même place, ayant, sous ses contrevents et ses obliques condamnés, la même physionomie d'excommunié, comme ils disaient, expression religieuse des temps antérieurs, profonde et sinistre; et l'habitude de le voir les avait blasés sur cette chose singulière d'un château frappé d'un abandon qui ressemblait à la mort.
Les fermiers d'Olonde habitaient assez loin de la demeure des maîtres pour ignorer ce qui s'y passait depuis l'arrivée en cachette des dames de Ferjol.
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Détrempée dans tant de larmes, son âme était devenue une molle argile sous le rude pouce d'une sculptrice à laquelle le marbre même n'aurait pas résisté. Quant à Agathe, avec son fanatisme pour la jeune fille, chez laquelle elle n'aurait jamais soupçonné que la pureté ne fût pas immaculée, elle ne s'étonna pas de cette prodigieuse et mystérieuse solitude. Elle trouvait tout simple que Mme de Ferjol voulût cacher l'état de Lasthénie, qui ne devait pas être vue dans une pareille ruine de tout son être dans la patrie de sa mère, et dont il ne fallait pas qu'on dît: “Voilà donc ce que cette fière Mlle d'Olonde a retiré et rapporté de son scandaleux enlèvement!” D'ailleurs, Agathe avait dans la tête son remède surnaturel pour Lasthénie, et c'était le projet qu'elle ruminait d'un pèlerinage au tombeau du Bienheureux Thomas de Biville, puis finalement l'exorcisme, si les prières au tombeau du Bienheureux n'étaient pas exaucées. C'était la suprême espérance de cette âme pleine d'une foi naïve; et naïve, la foi l'est toujours! Mme de Ferjol ne rencontra ni d'obstacle, ni même d'observation, de la part de sa fille et de sa vieille servante, sans laquelle elle n'aurait pu se créer l'existence cloîtrée qu'elle réalisa. Olonde, en effet, fut un cloître - un cloître à trois -, mais sans chapelle et sans offices - et ce fut là pour Mme de Ferjol une peine et un remords de plus.
Elle n'aurait pu, même voilée, aller à la messe aux paroisses voisines. C'était un danger que de laisser, dans ce dernier mois d'attente et d'anxiété, une seule minute Lasthénie.
“Il faut que je lui sacrifie - pensait-elle avec ressentiment - jusqu'à mes devoirs religieux!” - et les devoirs pesaient plus à cette janséniste qu'à personne “Elle nous damne toutes les deux”, - ajoutait-elle avec sa violence et sa rigidité exaltée. Et c'est ce sentiment religieux qu'il serait nécessaire de comprendre, pour bien savoir ce que cette forte femme souffrait au fond de sa conscience. Le comprendra-t-on ?... C'est bien incertain. Cette maison, que j'ai comparée, pour la solitude, à un cloître isolé et morne sans religieuses et sans chapelle, eut bientôt, pour elle et Lasthénie, l'étroitesse étouffante de cette voiture qui, pendant le voyage, leur avait fait l'effet d'un cercueil. Heureusement (si un tel mot peut trouver sa place dans une si navrante histoire), heureusement, ce cercueil d'une maison avait encore assez d'espace pour qu'on pût physiquement y respirer. Les murs du jardin, qui depuis longtemps n'était plus cultivé, étaient assez hauts pour cacher les deux recluses, quand elles avaient besoin de faire quelques pas au-dehors pour ne pas mourir de leur solitude, - comme cette énergique princesse d'Éboli, verrouillée par la jalousie de Philippe II dans une chambre aux fenêtres grillées et cadenassées, mourut de la Bienne, en quatorze mais, n'ayant d'autre air à respirer que celui qui lui sortait de la bouche et qui lui rentrait dans la poitrine, s'asphyxiant d'elle-même, effroyable torture!... Au bout de quelques jours, du reste, Lasthénie ne descendit plus au jardin. Elle aima mieux rester étendue sur la chaise longue de sa chambre, où sa mère la remplaçait la nuit, - car elle était là, toujours là, Mme de Ferjol, comme un geôlier et pire qu'un geôlier, puisque en prison on n'est pas toujours tête à tête avec son geôlier -, tandis que Lasthénie vivait avec le sien, silencieux maintenant, mais omniprésent et implacable dans son tenace silence! Mme de Ferjol avait pris un parti qui donne une idée de la fermeté de son âme. Elle ne disait plus rien à Lasthénie ! Elle ne lui reprochait plus rien. Elle avait senti l'impossibilité de vaincre cette fille si faible, elle si forte! et sa force lui retombait sur le coeurcœur. Hélas! ce silence n'avait, toute leur vie, que trop existé entre ces deux femmes; mais alors il devint absolu. Il devint le silence de deux mortes, mais de deux mortes enfermées dans la même bière, de deux mortes qui n'étaient pas mortes, qui se voyaient et se touchaient sous les quatre planches qui les comprimaient l'une sur l'autre, éternellement muettes. Ce silence funèbre entre elles était le plus insupportable de leurs supplices... Ce n'est pas la prière, comme dit le mystique saint Martin, qui est la respiration de l'âme humaine.
Non! c'est la parole tout entière, et quoi qu'elle exprime, haine ou amour, soit qu'elle maudisse ou bénisse, soit qu'elle prie ou blasphème! Aussi, se condamner au silence, c'est se condamner à étouffer sans mourir. Elles s'y étaient, de volonté et de désespoir, condamnées. Leur silence mutuel était à chacune des deux un bourreau. Mme de Ferjol, dont rien ne pouvait tuer la foi profonde, parlait encore à Dieu; elle se jetait à genoux devant sa fille et priait tout bas.
Mais Lasthénie ne priait plus, ne parlait pas plus à Dieu qu'à sa mère, et même souriait d'un mauvais sourire, vaguement méprisant, en la regardant, quand elle la voyait prier au bord de son lit, agenouillée.
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== IX ==
 
Un soir, des symptômes certains d'une délivrance prochaine apparurent à Mme de Ferjol, - et quoiqu'elle s'attendît à l'événement qui allait se produire, elle ne le vit pas approcher sans trouble. Solennel et menaçant, il pouvait, sous ses mains inexpérimentées, devenir aisément tragique et mortel. Elle s'y prépara cependant avec une volonté qui dominait ses nerfs. Les souffrances de Lasthénie étaient de celles-là sur lesquelles les femmes qui ont passé par elles ne peuvent pas se tromper. Lasthénie accoucha dans la nuit. Quand l'inquiétant travail commença: - “Mordez vos draps pour ne pas crier, - dit Mme de Ferjol. -Tâchez donc d'avoir ce courage!” Lasthénie l'eut comme si elle avait été forte. Elle ne poussa pas un seul cri, qui, d'ailleurs, n'eût averti personne dans cette maison, à laquelle la nuit ne pouvait pas ajouter un silence de plus, tant le jour elle était silencieuse! Le seul être qui aurait pu entendre Lasthénie était Agathe, mais elle couchait dans une chambre placée à l'extrémité du château, hors de toute atteinte de la voix, si Lasthénie avait crié. Toutes les précautions avaient été bien prises par la prudente Mme de Ferjol. Néanmoins, il y eut encore pour elle, malgré ses précautions, un moment terrible. La peur de l'incertain la prit; une défiance insensée! Elle était bien sûre qu'il n'y avait là qu'elles deux, et cependant elle osa aller, le coeurcœur palpitant, ouvrir toute grande la porte fermée, pour voir s'il n'y avait personne derrière et regarder dans le sombre du corridor. Elle imaginait là Agathe accroupie. Il était bien impossible qu'il y eût quelqu'un!
N'importe! elle y alla, avec la transe au coeurcœur que connaissent les superstitieux qui ne sont pas bien sûrs de ne pas voir, tout à l'heure, se dresser un spectre dans le noir béant de la nuit. Ici, le spectre aurait été Agathe!... Tremblante, elle sonda d'un oeil dilaté les ténèbres du corridor, et pâle de la terreur involontaire des gens braves, elle revint au bord du lit où sa fille, dans une agonie convulsive de douleur, se tordait, et elle l'aida à se débarrasser de son fardeau...
L'enfant que Lasthénie mit au monde avait sans doute épuisé, pendant qu'elle le portait, toutes les souffrances qu'il pouvait donner à sa mère. Il était mort quand il sortit d'elle. Lasthénie accoucha comme un cadavre, qui se viderait d'un autre cadavre... Ce qui restait de vie, en effet, à cette fille inanimée, peut-on dire que ce fût de la vie ? Mme de Ferjol, qui s'était reproché, pendant tout son voyage à Olonde, ce désir d'une fausse couche, déterminée par quelque accident de voiture, qui eût sauvé l'avenir de sa fille, ne put s'empêcher de sentir une joie profonde de cette mort dont personne n'était coupable... Elle remercia Dieu de la perte de cet enfant, qu'elle avait lugubrement nommé “Tristan” dans sa pensée, s'il avait vécu, et elle adora la Providence de l'avoir pris avant sa naissance, comme si elle avait voulu lui épargner, ainsi qu'à sa fille, d'autres hontes et d'autres douleurs.
Pour elle aussi, Mme de Ferjol, c'était une délivrance!
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“Voilà votre crime et son expiation!” lui dit-elle.
Lasthénie regarda l'enfant mort, avec. des yeux qui l'étaient autant que lui; et tout son corps, qui n'en pouvait plus, frissonna. - “Il est plus heureux que moi”, murmura-t-elle seulement, pendant que. Mme de Ferjol épiait sur son front l'expression d'un sentiment qu'elle s'étonna de n'y pas trouver. Elle y cherchait de la tendresse. Elle n'y trouva que de l'horreur, l'horreur éternelle, familière à ce front, à laquelle semblait vouée fatalement Lasthénie. Elle, Mme de Ferjol, la femme passionnée qui avait aimé, et de quel amour! l'homme qui l'avait épousée, ne vit, dans ce visage raviné par les larmes, rien de ce qui explique et innocente tout: - l'amour! Elle avait involontairement compté sur l'instant suprême de cet accouchement, ou, par dévouement maternel, elle s'était faite la sage-femme de sa fille pour que tout restât entre elles deux et Dieu seul de cette virginité perdue; et il fallait renoncer à l'espoir de cette lueur dernière pour pénétrer le mystère de l'âme de Lasthénie! Cette lueur espérée s'éteignit dans cet accouchement clandestin d'un enfant qui n'avait pas de père. À la même heure de cette nuit funeste dont Mme de Ferjol ne dut jamais oublier les sensations, il y avait certainement dans le monde bien des femmes heureuses, qui accouchaient d'êtres vivants, fruits d'un amour partagé et qui tombaient des flancs d'une mère délivrée dans les bras d'un père fou d'amour et d'orgueil! Mais y en avait-il une seule, y en avait-il une seconde dont la destinée ressemblât à la destinée de Lasthénie, sur qui la nuit, la peur et la mort entassaient leurs triples ténèbres pour cacher à jamais l'enfant sans nom de cette lamentable histoire sans nom ?...
Et la nuit, - la sombre et longue nuit, - la nuit aux angoisses, aux inoubliables angoisses, - n'était pas finie pour Mme de Ferjol. Il y en avait une encore, de ces angoisses, à dévorer. L'enfant était venu mort, affreux bonheur! Mais le cadavre ?... que faire de ce cadavre, le dernier indice accusateur de la faute de Lasthénie ? comment le faire disparaître ? Comment effacer le dernier vestige de cette honte, pour que tout, de cette honte, excepté dans leurs deux âmes, fût anéanti ?... Elle y pensait, Mme de Ferjol; et ce qu'elle pensait l'effrayait. Mais c'était une organisation normande et de race héroïque. Elle pouvait avoir le coeurcœur terrifié ou déchiré, elle commandait à son coeurcœur; et toujours elle faisait en tremblant ce qu'elle avait à faire; comme si elle eût été impassible. Pendant le sommeil où tombent les nouvelles accouchées et dans lequel tomba Lasthénie, Mme de Ferjol prit le cadavre de l'enfant mort, - et l'ayant enroulé dans une de ces layettes qu'elle avait cousues, en leurs longues heures de silence, auprès de sa fille, qui n'avait jamais eu, elle, la force d'y travailler, elle l'emporta hors de la chambre, qu'elle ferma à la clef pour le temps où elle devait rester sortie. Elle ne savait point si Lasthénie ne se réveillerait pas; mais la nécessité, la nécessité aux mains de bronze, lui fit courir cette chance du réveil de Lasthénie. Elle avait allumé une lanterne sourde, et elle descendit au jardin, où elle se souvenait d'avoir vu une vieille bêche oubliée dans un coin de mur! et c'est avec cette bêche et dans ce coin de mur qu'elle eut le courage de creuser une fosse pour l'enfant mort, et de la mort de qui elle était innocente!... Elle l'enterra de ses propres mains, de ses mains si fières autrefois, et devenues pieuses et maintenant si profondément humiliées. Tout en creusant son sinistre trou, à la dérobée, dans cette nuit noire, sous les étoiles qui la regardaient faire, mais qui ne diraient pas qu'elles l'avaient vue, elle ne pouvait s'empêcher de songer aux infanticides qui peut-être, dans ce moment, faisaient, dans l'univers, ce qu'elle faisait nuitamment en présence de ce ciel constellé...
“Je l'enterre comme si je l'avais tué”, pensait-elle; et une histoire surtout, une histoire atroce qu'elle avait autrefois entendu raconter, lui revenait à la mémoire.
C'était celle d'une jeune servante de dix-sept ans, qui s'était elle-même accouchée, une nuit, d'un enfant qu'elle avait étranglé, et que, le matin (un dimanche, et elle avait l'habitude d'aller ce jour-là à la messe! ), elle mit dans la poche de sa jupe, et garda et porta sur sa cuisse tout le temps de la messe, pour le jeter, en revenant, sous l'arche d'un pont solitaire qui se trouvait sur son chemin et par où personne ne passait...
Mme de Ferjol était poursuivie, persécutée par le souvenir de cette abominable histoire. Frémissante et glacée comme si elle avait été coupable, elle piétina et tassa longtemps la terre amoncelée sur... ce qui aurait pu être son petit-fils, et quand elle fut sûre qu'il n'y avait plus là trace de tombe, elle remonta, toute pâle de ce qui ressemblait à un crime, mais de ce qui n'en était pas un, dans la chambre où Lasthénie dormait encore. Quand celle-ci s'éveilla, dans cette hébétude de tout l'être qui suit les grandes douleurs de l'accouchement, elle ne demanda pas à revoir l'enfant mort qu'elle venait de mettre au monde. On eût dit qu'elle l'avait déjà oublié... Cela fit réfléchir Mme de Ferjol, qui ne lui en parla pas non plus, voulant savoir si elle, Lasthénie, en parlerait la première... Mais, chose étrange et presque monstrueuse! elle n'en parla pas,- et même, elle n'en parla jamais plus... Lui manquait-il, à cette suave Lasthénie, adorable quelques jours, ce sentiment de la maternité qui est la racine de toute femme; car les femmes, même violées, aiment leurs enfants morts et les pleurent ? Ni cette nuit, ni les jours suivants, elle ne sortit de sa silencieuse apathie. Les larmes continuèrent à couler sur son visage, creusé par les larmes, mais rien de plus ne s'ajouta à ce qui les faisait couler depuis six mois...
Une fois relevée de sa couche, Lasthénie resta la même, au ventre près, que pendant sa grossesse. Ce fut le même accablement, la même pâleur, la même stupeur, le même retirement en elle-même et le même égarement quand elle en sortait, le même hébétement, la même démence muette! Le coup déshonorant de l'incrédulité de sa mère à son innocence et l'inexplicabilité de sa grossesse lui avaient fait au coeurcœur une blessure qui saignerait toujours et dont elle ne devait jamais guérir.
Sa mère, elle, rassurée par l'idée du secret, impénétrable maintenant, de la faute de sa fille, s'adoucit, et, chrétienne, se rappela peut-être le mot chrétien:
“À tout péché miséricorde!” Du moins, elle n'eut plus avec Lasthénie l'irritabilité accoutumée qu'elle n'avait pu, malgré son caractère et la force de sa raison, maîtriser. Les choses irréparables sont comme la mort, et on accepte l'idée de la mort; mais Lasthénie n'accepta pas l'idée de l'irréparabilité de sa faute.
De ces deux femmes, ce fut la plus faible qui se montra la plus profonde... Lasthénie ne se modifia pas dans ses relations avec sa mère. Fleur flétrie, elle ne releva pas sa tête humiliée. Elle fut impitoyable pour cette mère adoucie. Elle garda dans sa blessure ce poignard qu'il est impossible d'en arracher quand on en a été frappé, et qui s'y soude, - et qu'on appelle le ressentiment. Après les jours forcés de sa convalescence, elle sortit dut lit; mais à son visage défait, à sa langueur, à l'évanouissement de tout son être, on aurait très bien pu croire qu'elle aurait dû y rester, et que son mal était incurable et mortel... Agathe, qui avait espéré, tout le temps qu'elle était restée au lit, en quelque crise, peut-être heureuse, - qui sait ? - voyant que le pays adoré, auquel elle attribuait la puissance de tous les miracles, ne pouvait rien sur “sa chérie”, s'enfonçait un peu plus dans son immanente pensée que “le démon la tenait”, et qu'elle était “une possédée”, finit. par demander à Mme de Ferjol la permission d'aller en pèlerinage au tombeau du Bienheureux Thomas de Biville, et Mme de Ferjol le lui accorda.
Agathe y alla donc, les pieds nus, avec la simplicité des pèlerins du Moyen Âge qu'on retrouve encore, malgré les progrès de l'incrédulité contemporaine, dans ce pays aux profondes coutumes... Elle rentra à Olonde après quatre jours d'absence, mais elle y rentra sans espérance et plus triste que quand elle en était partie. Elle doutait maintenant du miracle qu"elle avait demandé avec une foi si robuste de certitude; car une chose - une chose surnaturelle et formidable - troublait dans son âme, perméable à toutes les influences et à toutes les traditions du milieu dans lequel elle avait vécu ses jeunes années, la sécurité de sa foi. Agathe avait la croyance religieuse de son pays, mais elle en avait aussi les superstitions. Une chose effrayante, dont elle avait entendu parler cent fois dans son enfance, elle venait de la voir de ses propres yeux, - de ses yeux de chair, - et c"était, pour elle comme pour les paysans de ces contrées, le présage de mort, ce qu'elle avait vu!
Elle était alors dans les chemins d'Olonde, très attardée à cause de ces pieds nus lassés et sur lesquels elle revenait comme elle était partie, conformément au voeuvœu qu'elle avait fait pour la guérison de Lasthénie. La nuit était très avancée; la campagne sans maisons de ce côté-là, et sans personne qui y passât de près ou de loin. C'était, autour d'elle un infini de solitude et de silence. Elle se hâtait parce qu'elle était seule, mais elle n'avait peur ni de ce silence ni de cette solitude. Elle avait toute la tranquillité de son esprit, qui ressemblait à sa conscience. Le matin, elle avait communié, et cette circonstance coulait et étendait dans son âme un calme divin. La lune, levée depuis longtemps, mettait, de son côté, son calme, divin aussi, dans la nature, comme l'hostie du matin l'avait mis dans l'âme de cette chrétienne, et ces deux calmes se regardaient, face à face, dans cette nuit placide. Tout à coup, dans les chemins de traverse qui se resserrent à quelques endroits, la route que suivait Agathe n'eut guère plus que la largeur d'un sentier, et c'est à l'instant où ce chemin changeait qu'elle aperçut, encore assez loin d'elle, dans le reflet bleuissant de la lune, quelque chose de blanchâtre qu'elle prit pour un brouillard qui commençait de se lever de terre - de cette terre toujours un peu humide en ces parages de Normandie. Mais, en avançant, elle vit nettement que ce qu'elle prenait pour du brouillard, c'était un cercueil placé en travers de la route et qui la barrait...
Dans les traditions et dans les croyances anciennes du pays, ce cercueil mystérieux, sans personne auprès, et qui semblait abandonné, comme si les gens qui le portaient se fussent enfuis, était, quand on le rencontrait par les nuits claires, un signe certain de mort prochaine, et pour en conjurer le mauvais présage, il fallait, disait-on, avoir le courage de le soulever et de le retourner bout pour bout. D'aucuns, dans les récits qu'on avait faits autrefois à Agathe, méprisant cette apparence comme une illusion de leurs sens, avaient eu la témérité de passer outre, enjambant irrévérencieusement ce cercueil comme si c'était un échalier, mais au jour levant on les avait retrouvés sans connaissance à la même place, et, toujours, dans l'année, on les avait vus blêmir misérablement et mourir. De nature, Agathe était courageuse et trop religieuse pour avoir grand-peur de la mort, mais ce ne fut pas à la sienne qu'elle pensa, ce fut à celle de Lasthénie. Malgré sa religion et son courage, elle resta donc figée un instant devant ce cercueil, qui, à chaque pas qu'elle avait fait en s'en approchant, lui avait paru plus net, plus distinct, plus palpable aux yeux et à la main. La lune, ce pâle soleil des fantômes, le dessinait, et en faisait bomber la blancheur sur l'ombre noire du sentier, entre ses deux haies.
“Ah! - se dit-elle, - si c'était pour moi, peut-être que je n'aurais pas la force de le retourner, mais pour elle!” Et après s'être agenouillée dans le chemin creux et avoir récité une dizaine de chapelets, - elle s'appuyait sur la prière pour ne pas défaillir! - elle fit un signe de croix encore et, enfin, osa!...
Mais le cercueil pesait trop pour être soulevé par sa main, et ceci la frappa au coeurcœur! car le sort et la mort qu'il prédisait n'étaient conjurés que si on avait la force de le retourner, et elle ne l'avait pas.,.. Il était trop lourd. Il résistait. Elle s'efforça, mais l'effort n'est pas de la force! L'ironique et terrible cercueil avait l'air de se moquer d'elle. Il ne bougea pas. Il semblait cloué au sol. “Pour tant peser, - se disait-elle, - il faut qu'il y ait une morte dedans ?” Et toujours elle pensait à Lasthénie... Voulant ce qu'elle voulait et d'une volonté à déraciner les montagnes, mais qui ne pouvait cependant pas soulever ces quatre misérables planches de sapin, désespérée de sa faiblesse et de cet augure, elle se remit à prier... inutilement encore; puis, consternée, l'âme vaincue et ne pouvant pas rester là toute la nuit, elle passa le long de l'étroite langue de terre qui s'allongeait des deux côtés, entre le cercueil et les haies. Maintenant, elle obéissait à la peur. Elle en avait le tremblement sur ces mains qui venaient de toucher cette froide bière et dont elle avait matériellement senti la réalité sur sa chair... Seulement, une fois éloignée, elle eut un remords et se dit courageusement:
“Si j'allais essayer encore ?...” Mais quand elle se retourna pour y aller, elle ne vit plus rien que la route, la route droite et vide. Le cercueil avait disparu... Elle n'eût pas même reconnu la place. Le chemin avait repris sa noirceur d'ombre, entre ses deux haies éclairées par la lune et immobiles! - car il ne faisait pas de vent, cette nuit-là, chose inaccoutumée à ces endroits voisins de la mer:
- “Dieu ne soufflait pas, - disait-elle. - L'air, sans haleine, était aux lutins, qui sont des démons.” Aussi, en proie à une terreur qui lui venait et qui lui envahissait toute l'âme, dans cette nuit sans souffle, où le clair de lune lui-même ne lui paraissait pas “comme un clair de lune ordinaire”, elle se hâta et marcha plus vite, mais, en marchant, la lune, qu'elle avait à sa gauche et sur le fil de l'horizon, lui semblait marcher du même pas qu'elle, et lui faisait l'effet d'une tête de mort qui l'aurait obstinément accompagnée.
Tout en marchant, elle en blêmissait. Ses dents claquaient. Et quand, à une certaine bifurcation du chemin, la lune, qu'elle avait eue à son coude, se trouva, par le fait de la courbure du chemin, derrière elle: “Je crus, - disait-elle bien longtemps après, quand ce souvenir glaçait sa pensée, - que cette tête de mort, roulant dans le ciel, me poursuivait et venait sur moi pour me casser mes vieilles jambes, comme une diabolique boule à quilles, et que je n'arriverais jamais sur elles à la maison.” Cependant, elle arriva à Olonde, mais toute démoralisée. Ce qu'elle venait. De voir lui faisait craindre un malheur subit qu'elle y aurait trouvé, en y rentrant. Seule, la morne tranquillité de la maison la rassura. Dormaient-elles où ne dormaient-elles pas, la mère et la fille?... Nul bruit ne venait de leurs appartements fermés. Le lendemain, elle crut que Lasthénie était un peu moins affaissée que quand elle était partie pour son pèlerinage, et sans l'apparition de la nuit, elle aurait attribué à ses dévotions l'espèce de redressement qu'elle croyait voir dans sa pauvre Lasthénie écrasée... Elle raconta les circonstances de son voyage à Mme de Ferjol, mais elle tut son apparition.
“À quoi bon ? - se dit-elle; - elle ne me croirait pas.” Mais Mme de Ferjol croyait aux prières, et aux miracles que les prières pouvaient décider, et elle dit à Agathe “que Lasthénie se ressentait déjà des siennes au tombeau du Bienheureux Confesseur”. Elle pesa même sur le mieux de sa fille, et d'autant qu'elle avait soif de reprendre ses pratiques extérieures de piété, interrompues par la vie cachée qu'elle avait été obligée de mener à Olonde.
“Nous pourrons donc aller à la messe”, - dit-elle à Agathe. Et nous, c'étaient elle et Lasthénie; car Agathe n'y avait pas manqué. Agathe n'avait point à se reprocher le péché mortel de manquer à la messe, que se reprochait Mme de Ferjol, et qui était une conséquence du crime de Lasthénie. La vieille servante avait toujours trouvé le moyen d'aller “prendre une messe” aux paroisses voisines d'Olonde, comme elle disait. Elle y allait, la tête couverte de la cape de son mantelet noir par-dessus sa coiffe, - et pas plus là, contre le portail de l'église où elle se tenait jouxte le bénitier pour sortir la première, la messe dite, elle n'avait été plus reconnue qu'au marché de Saint-Sauveur, quand elle y allait, le samedi, faire les provisions de la semaine. Parmi les assistants de cette messe, qui n'avaient aucun intérêt (le grand mot normand!) à savoir qui elle était, on la prenait pour une paysanne de plus. Mais ce qui avait été possible à Agathe ne l'était point pour Mme de Ferjol. Aussi, quand elle crut que le temps pouvait être venu de retourner à l'église et d'entendre la sainte messe, elle eut non pas une joie, - elle était trop triste de l'état de sa fille pour avoir une joie, - mais quelque chose comme une plus large dilatation dans son coeurcœur si longtemps et si horriblement étreint! Elle qui ne s'abandonnait jamais et qui avait le sens pratique des réalités de la vie, elle avait pensé que maintenant elle et sa fille devaient sortir de ce strict et formidable incognito qu'elle avait voulu et gardé jusque-là. - “Vous pouvez - dit-elle à Agathe - annoncer au fermier de la terre que nous sommes arrivées à Olonde subitement et de nuit, et que nous y sommes revenues pour y demeurer.” Et elle enjoignit surtout à Agathe d'insister sur la souffrance de Lasthénie, malade depuis des mois, et qui venait chercher dans le pays de sa mère un autre air que celui des Cévennes, parce que cette circonstance de la souffrance de Lasthénie l'empêcherait de recevoir personne jusqu'à son entière guérison.
Précaution vaine, du reste ! Le temps n'était guère, à ce moment-là, aux relations de monde et de société; mais Mme de Ferjol, dévorée par le malheur de sa fille, ignorait profondément ce qui se passait autour d'elle. La Révolution française marchait alors comme une fièvre putride, et elle allait entrer dans la période aiguë du délire.
À Olonde, on ne le savait pas. La sanglante tragédie politique qui allait avoir la France pour théâtre, les deux malheureuses châtelaines d'Olonde ne s'en doutaient même pas, du fond de la tragédie domestique qui avait pour théâtre leur sombre logis. Elle parlait de messe, Mme de Ferjol. Encore un peu de temps, il n'y en aurait plus, et elle ne pourrait plus s'agenouiller devant ces autels qui sont les colonnes où devraient s'appuyer tous les coeurscœurs brisés d'ici-bas!
 
 
== X ==
 
Quand Mme de Ferjol se montra à la messe d'une des paroisses qui entourent Olonde, elle ne produisit donc pas cet effet de curiosité et de surprise qu'elle aurait produit dans un autre temps. La préoccupation, enthousiaste chez les uns, effrayée chez les autres, d'une Révolution qui bouleversait toutes les têtes (même en Normandie, ou le bon sens est séculaire), en attendant qu'elle les fit tomber, empêcha de beaucoup remarquer la venue de Mme de Ferjol dans ce pays, qui avait, du reste, presque oublié l'ancien scandale de son enlèvement. Le château d'Olonde, qui, pendant tant d'années, avait eu l'air de dormir au bord de la route où étaient plantées ses trois tourelles, ouvrit ses paupières, un matin, c'est-à-dire ses persiennes noircies et moisies par l'action du temps et des pluies, et l'on vit passer aux fenêtres la blanche coiffe de la vieille Agathe. Le rideau intérieur de planches qui doublait la grille de là cour d'honneur disparut, et, pour les rares passants de ces contrées, la vie dans ses menus détails sembla avoir repris sans bruit ce château frappé de la mort, - pire que la mort, de l'abandon. Mais, à la réflexion près de ceux qui passaient par là, le séjour de Mme de Ferjol à Olonde ne fit pas plus d'étonnement et d'éclat dans le pays que son arrivée. Elle y vécut aussi solitaire, ne se cachant pas, qu'elle y avait vécu cachée. Elle resta dans ce tête-à-tête avec sa fille. qui devait être toute sa vie, et que toute autre présence que celle d'Agathe ne devait jamais troubler. Elle pensait toujours à ce tête-à-tête, qui était pour elles, deux - la mère et la fille - la fatalité de l'avenir! - “Aucun mariage - songeait-elle souvent - n'est plus possible pour Lasthénie.” Comment dire à l'homme qui l'aimerait assez pour l'épouser, et qui croirait, en l'épousant, épouser une jeune fille, qu'elle n'était plus qu'une veuve, et une veuve qui ne peut plus sortir de l'abjection de son veuvage ?... Comment faire la confidence du déshonneur de Lasthénie à un homme (n'y eût-il que celui-là sous la calotte des cieux! ) qui viendrait demander sa main à sa mère avec toute la foi et toutes les espérances de l'amour ?... Probité, loyauté, religion, tous les atomes divins qui composaient cette noble femme se levaient en Mme de Ferjol pour repousser une telle pensée, et de toutes celles qui lui crucifiaient l'âme, ce n'était pas la moins sanglante. Sans doute, dans l'état de prostration et de dépérissement où Lasthénie était plongée, elle ne pouvait plus inspirer que de la pitié, mais elle était si jeune, et il y a de si puissantes ressources dans la jeunesse! Seulement, il n'y a pas de ressources contre la nécessité de dire la vérité, sous peine d'être infâme! Et c'est cette idée d'infamie qui liait l'existence et le destin de Mme de Ferjol au destin et à l'existence de sa fille, et qui les condamnait à vivre ensemble dans cet isolement qu'elles ne connaissaient que trop, - le terrible isolement des âmes, quand les coeurscœurs sont dans l'espace coeurcœur contre coeurcœur...
Mais cette hypothèse d'un homme qui aimerait un jour Lasthénie ne fut rien de plus qu'un rêve de sa mère, qui ajouta sa douleur à toutes celles que la réalité infligeait à Mme de Ferjol. Lasthénie, chez qui Mme de Ferjol avait cherché vainement un seul signe d'amour trahi, la triste nuit qu'elle devint mère, Lasthénie devait mourir sans être aimée. Sa beauté perdue ne refleurit pas. Elle ne lui revint point, ramenée par sa jeunesse. Quoiqu'elle eût dit à Agathe, le jour qu'elle revint de son pèlerinage, que Lasthénie allait mieux, Mme de Ferjol, qui voulait le croire plus qu'elle ne le croyait, ne le crut plus du tout quand elle vit les jours et les mois s'entasser sur cette tête, charmante naguère, et la courber de plus en plus. Pour qui aurait été au courant de l'histoire de Lasthénie, on aurait dit que cet accouchement dont elle n'était pas morte et dont elle pouvait mourir, lui avait laissé on ne sait quelle rupture de l'épine dorsale vers les reins, car elle était sortie du lit voûtée... Quand elle et sa mère paraissaient le dimanche à l'église, on comprenait, en les voyant, que Mme de Ferjol ne voulût recevoir personne, pour se consacrer tout entière à la santé de sa fille. L'opinion fut que cette enfant qu'elle y traînait avec elle, elle ne l'y >traînerait pas longtemps.
Et cependant elle l'y aurait traînée bien longtemps encore, si la Révolution, à son apogée sanglante et sacrilège, n'avait pas tout à coup fermé les églises.
Mme de Ferjol, qui n'avait plus de raisons pour cacher aux médecins Lasthénie, en appela plusieurs à Olonde; mais les médecins ne virent en cette jeune fille, aussi faible et languissante de corps que d'esprit, qu'un de ces marasmes dont la cause était, pour eux, impénétrable. La cause du marasme de Lasthénie, Mme de Ferjol seule, dans l'univers, la connaissait!
C'était son péché, pensait-elle, et la coupable ne devait mourir que de son péché. Pour elle, la farouche janséniste, qui avait, hélas! plus de foi en la justice de Dieu qu'en sa miséricorde, c'était la rigoureuse justice de Dieu qui avait rompu sur son genou la taille de cette pauvre voûtée, - cette taille autrefois d'épi, balancé sur sa tige, qu'avaient pressée les bras d'un homme!
Cette tragédie intime dura longtemps entre ces deux femmes, au fond de cette campagne, qui ne ressemblait pas à l'entonnoir des Cévennes, mais sur laquelle elles ne pensèrent jamais à jeter seulement un regard par les fenêtres de leur demeure. On n'y vit jamais que la tête d'Agathe, qui y respirait, le soir, son pays. Et elles vécurent ainsi, si cela peut s'appeler vivre! Mme de Ferjol, certaine que sa fille n'échapperait pas à la punition de son péché, la regardait tomber jour par jour sous le rongement du mal mystérieux qui la tuait, comme on regarde les débris d'un palais démoli tomber en poussière... Malgré tout ce qu'elle trouvait de criminel en cette fille qui lui avait résisté quand elle avait voulu savoir la vérité de son âme, malgré la dureté de sa foi religieuse, malgré tout enfin, Mme de Ferjol souffrait de ce qui faisait souffrir Lasthénie; mais, victime de la contraction de toute sa vie ramassée dans la mémoire de l'homme qu'elle avait idolâtré, elle n'exprimait pas de pitié à sa fille, qui n'était plus, du reste, capable de comprendre même la pitié qu'elle inspirait... Le marasme de Lasthénie qui déconcertait les médecins, et qu'après avoir vaguement parlé de moxas, ils déclarèrent incurable, n'était pas seulement au corps de la jeune fille, mais à son âme... Il la tenait tout entière... La raison de Lasthénie, qui avait déjà rasé de si près l'idiotisme, pencha le peu de clarté qui lui était restée vers les ténèbres d'une sombre démence. Mais son silence garda sa folie. Elle se mourait comme elle avait vécu, sans parler... Avait-elle encore conscience d'elle-même ? Elle passait tous ses jours sans dire un mot, oisive, immobile, la tête contre le mur (signe de folie triste), ne répondant pas même à Agathe, noyée de pitié et de larmes; à Agathe, désolée de n'avoir pas sous la main cette ressource sur laquelle elle avait trop longtemps compté, un prêtre qui exorcisât sa chérie, sa pauvre “Possédée”! Les prêtres alors étaient en fuite, et la Révolution en pleine furie. Et on ne le savait à Olonde que parce qu'il y manquait un prêtre pour exorciser Lasthénie! chose unique peut-être! il y avait, dans ce petit château d'Olonde, que la Révolution n'a pas détruit et qui subsiste toujours avec ses trois tourelles, trois âmes de femmes assez malheureuses pour oublier, dans ce nid de douleurs où elles s'étaient blotties, tout ce qui n'était pas leurs coeurscœurs saignants. Pendant que le sang des échafauds inondait la France, ces trois martyres d'une vie fatale ne voyaient que celui de leurs coeurscœurs qui coulait... C'est pendant cet oubli de la Révolution oubliée, que succomba Lasthénie, emportant dans la tombe le secret de sa vie, que Mme de Ferjol croyait son secret. Rien n'avait pu faire prévoir à Mme de Ferjol et à Agathe que sa fin fût si proche. Elle n'était pas plus mal, ce jour-là, que la veille et les autres jours. Elles n'avaient remarqué ni dans sa figure, depuis longtemps d'une pâleur désespérée, ni dans l'égarement de ses yeux, de la couleur de la feuille des saules, - et des saules pleureurs, car elle en avait été un qui avait assez pleuré de larmes! ni dans l'affaissement de son corps inerte, si étrangement voûté, rien qui pût leur faire croire qu'elle allait mourir. D'ordinaire, elles n'avaient pas besoin de la surveiller. Elles la laissaient la tête contre le mur de sa chambre que sa tranquille démence avait adopté, et elles allaient et venaient dans cette maison où il n'y avait que deux choses éternelles: Mme de Ferjol qui priait et Agathe qui pleurait, chacune dans son coin... Ce jour-là, elles la retrouvèrent comme elles l'avaient laissée, - à la même place, - la tête contre son mur, les yeux tout grands ouverts, quoiqu'elle fût morte, et l'âme partie!.., cette pauvre âme qui n'était presque plus une âme! A cette vue, Agathe se jeta aux genoux de sa “chérie”, qu'elle lia passionnément avec ses bras et sur laquelle elle roula, en sanglotant, sa vieille tête pâmée de douleur. Mais Mme de Ferjol, qui contenait mieux l'émotion d'un pareil spectacle, glissa la main sous le sein de celle qu'elle avait appelée si longtemps de ce nom qui lui convenait tant: “Ma fillette”, pour savoir si ce faible coeurcœur qui battait là ne battait plus, et elle sentit quelque chose... - “Du sang, Agathe!” fit-elle d'une voix horriblement creuse. Elle en rapportait sur ses doigts quelques gouttes. Agathe s'arracha des genoux qu'elle embrassait, et, à elles deux, elles ouvrirent le corsage. L'horreur les prit. Lasthénie s'était tuée, lentement tuée, - en détail, et en combien de temps ? tous les jours un peu plus, - avec des épingles.
Elles en enlevèrent dix-huit, fichées dans la région du coeurcœur.
 
 
== XI ==
 
Un jour, sous la Restauration, - ni plus ni moins qu'un quart de siècle après la mort de cette Lasthénie de Ferjol dont j'ai dit la mystérieuse histoire, - sa mère, la barontie de Ferjol, qui qui avait survécu, et qui vivait toujours: - “Rien ne petit me tuer!” - disait-elle avec la sauvage amertume d'un reproche à Dieu, qui l'avait épargnée, - la baronne de Ferjol dînait, en grande cérémonie, chez le comte du Lude, son parent, et, par parenthèse, l'un des meilleurs maîtres de maison de cette petite ville de Saint-Sauveur où l'on avait beaucoup dansé avant la Révolution, et même elle, Mme de Ferjol, alors Mlle Jacqueline d'Olonde, avec le bel officier blanc qui avait été son Ange noir; car il l'avait vêtue de noir pour sa vie. A présent, on n'y dansait plus. Autre temps, autres moeursmœurs! Mais on y dînait. Les dîners y avaient remplacé les contredanses. Vieillie deux fois par le chagrin et par les années, on pouvait peut-être s'étonner de rencontrer dans la fête d'un dîner joyeux Mme de Ferjol, plus sévèrement pieuse que jamais, presque une sainte, si on pouvait être une sainte sans miséricorde. Elle y était, pourtant! Cette femme, d'une force de caractère qu'on a pu juger, et l'ennemie de toute affectation extérieure, était revenue, longtemps après la mort de sa fille, il est vrai, au monde de la société à laquelle elle appartenait, et elle s'y montrait simplement et sobrement, mais enfin, elle s'y montrait. Elle y portait stoïquement ensevelie dans sa poitrine une idée qui était pour elle le cancer qu'on cache et qui vous mange le coeurcœur sans qu'on pousse un cri. Cette idée, c'était l'impénétrable et l'inoubliable secret de sa fille, morte sans l'avoir révélé. Personne, nulle part, ne s'était jamais douté de ce que Mme de Ferjol savait de la vie de sa fille; mais ce qui la faisait le plus souffrir, ce n'était pas ce qu'elle en savait, c'était ce qu'elle n'en savait pas... Le saurait-elle jamais ? Elle ne le croyait plus. En attendant, elle achevait de vivre, désespérée, avec un front calme qui ne disait pas qu'elle le fût. Elle n'était plus qu'une ruine, mais c'était une mine comme le Colisée. Elle en avait la grandeur et la majesté.
“Dans le bout de table où elle se tenait au dîner du comte du Lude, involontairement on parlait moins haut et l'on riait moins fort qu'à l'autre bout”, disait le vicomte de Kerkeville, qui aimait à rire et que la présence de cette grandiose vieille femme forçait d'être sérieux de respect. Ce jour-là, à ce repas auquel elle assistait comme elle assistait à la vie, avec indifférence, il y avait autour d'elle de l'entrain et de la sympathie, quoique la compagnie y fût terriblement mêlée. C'était l'image en raccourci de cette société telle que nous l'ont faite la Révolution et l'Empire, qui ont confondu tous les rangs, mais on n'y souffrait pas, ce jour-là, de cette dégoûtante salade politique et sociale qu'il est maintenant impossible aux gouvernements de tourner. Le comte du Lude appelait spirituellement son dîner: “la réunion des trois Ordres”, et, de fait, il y avait là du clergé, de la noblesse et du tiers. On y était très cordial et de très bonne humeur.
Il est vrai que, dans cette petite ville du Saint-Sauveur d'alors, il y avait plus de bonhomie qu'à Valognes, ville voisine à quatre lieues de là, - où, pour peu qu'on fût un peu noble, on se croyait un paladin de Charlemagne, et où l'on vous aurait demandé vos lettres de noblesse, pour vous inviter à dîner.
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- Allons donc!... - fit. le marquis de Pont-l'Abbé, incrédule.
- Eh bien, essayez pour voir!” repartit Bataille.
Mais le vieux roquentin de marquis, qui s'était recueilli une minute et avait cherché mais n'avait pas trouvé probablement une chose assez honnête pour la dire devant cette redoutable dévote de Mme de Ferjol, qui, du reste, ne les écoutait pas, ne les entendait pas, de l'autre côté de la table, dans le rongement éternel du cancer qui lui mangeait le coeurcœur...
“Eh bien, - fit, après le silence du marquis, Gilles Bataille, - je l'ai prise au doigt d'un voleur! Je lui ai rendu la monnaie de sa pièce. Le voleur a été volé.
C'est une chose curieuse. En voulez-vous l'histoire ?
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Elle venait de reconnaître la bague de son mari qu'elle avait donnée à Lasthénie.
Le coup qui la frappait encore produisit un coup d'étonnement sur les conviés du comte du Lude qui égalait peut-être le sien, mais la fascination de respect- de respect un peu tremblant devant sa rigidité qu'exerçait cette femme était si grande, que personne de ceux qui l'avaient vu ne parla depuis de l'évanouissement de Mme de Ferjol. Sur cet évanouissement subit qui faisait bien l'effet de cacher quelque drame, les langues furent liées et demeurèrent liées.
Rentrée à Olonde, le même soir, après être revenue de cette pâmoison qui dura longtemps, elle se remit à regarder dans ce cancer béant qu'elle avait au coeurcœur, et dans lequel elle avait. mis le linge blanc de tant d'inutiles compresses qu'elle en avait retirées toujours sanguinolentes. Elle y vit avec horreur cette crevasse nouvelle que sa fille, la fille d'un Ferjol, pourrait bien avoir aimé un voleur, - un voleur qui avait laissé la main qui le commettait dans la moitié de son crime.
Non seulement le cancer ne s'arrêtait jamais, mais il se creusait toujours, et ce n'était pas comme dans un de nos cancers de la chair, à qui on donne un morceau de viande à dévorer pour qu'il nous laisse tranquilles, quelques instants, de ses morsures.
“Cela ne finira donc jamais, Seigneur ? - dit-elle. Il faudra donc, mon Dieu, qu'elle soit inépuisable, cette angoisse ?” - Et avec le geste tragique de toute sa vie, qui lui faisait s'arracher, à poignées, sur ses tempes creuses, ses cheveux qui repoussaient toujours, elle se jeta aux pieds du crucifix, elle-même crucifiée, quand Agathe, sa suivante de douleur, Agathe qui avait quatre-vingt-cinq ans, et qui, si l'on vit de douleur, pouvait bien mourir centenaire, entra et lui dit de sa voix de spectre: