« Un capitaine de quinze ans/II/15 » : différence entre les versions

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Au surplus, Negoro, avant de partir, avait fait à Alvez les plus pressantes recommandations au sujet de Mrs. Weldon. Il importait de la surveiller rigoureusement. On ne savait ce qu’était devenu Hercule. S’il n’avait pas péri dans cette redoutable province de Kazonndé, peut-être tenterait-il de se rapprocher de la prisonnière et de l’arracher aux mains d’Alvez. Le traitant avait parfaitement compris une situation qui se chiffrait par un bon nombre de dollars. Il répondait de Mrs. Weldon comme de sa propre caisse.
 
La vie monotone de la prisonnière, pendant les premiers jours de son arrivée à la factorerie, se continua donc. Ce qui se passait dans cette enceinte reproduisait très exactement les divers actes de l’existence indigène au dehors. Alvez ne suivait pas d’autres usages que ceux des natifs de Kazonndé. Les femmes de l’établissement travaillaient comme elles l’eussent fait dans la ville pour le plus grand agrément de leurs époux ou de leurs maîtres. Le riz à préparer à grands coups de pilons dans des mortiers de bois jusqu’à parfaite décortication ; le mondage et le vannage du maïs, et toutes les manipulations nécessaires à en retirer une substance granuleuse qui sert à composer ce potage nommé « mtyellé » dans le pays ; la récolte du sorgho, espèce de grand millet, dont la déclaration de maturité venait d’être solennellement faite à cette époque ; l’extraction de cette huile odorante des drupes du « mpafou », sortes d’olives dont l’essence forme un parfum recherché des indigènes ; le filage du coton, dont les fibres sont tordues au moyen d’un fuseau long d’un pied et demi auquel les fileuses impriment un rapide mouvement de rotation ; la fabrication au maillet d’étoffes d’écorce ; l’extraction des racines de manioc, et la préparation de la terre pour les divers produits de la contrée : cassave, farine que l’on retire du manioc, fèves dont les gousses, longues de quinze pouces, nommées « mositsanés », viennent sur des arbres hauts de vingt pieds, arachides destinées à faire de l’huile, pois vivaces d’un bleu clair, connus sous le nom de « tchilobés », dont les fleurs relèvent le goût un peu fade de la bouillie de sorgho, café indigène, cannes à sucre, dont le jus se réduit en sirop, oignons, goyaves, sésame, concombres, dont les graines se font griller comme des châtaignes ; préparation des boissons fermentées, le « malofou », fait avec des bananes, le « pombé » et autres liqueurs ; soins des animaux domestiques, de ces vaches qui ne se laissent traire qu’en présence de leur petit ou d’un veau empaillé, de ces génisses de petite race, à courtes cornes, dont quelques-unes ont une bosse, de ces chèvres qui, dans la contrée où leur chair sert à l’alimentation, sont un important objet d’échange, on pourrait dire une monnaie courante comme l’esclave ; enfin entretien des volailles, porcs, moutons, boeufsbœufs, etc. ; – cette longue énumération montre quels rudes labeurs incombent au sexe faible dans ces régions sauvages du continent africain.
 
Pendant ce temps, les hommes fument le tabac ou le chanvre, chassent l’éléphant ou le buffle, se louent au compte des traitants pour les razzias. Récolte de maïs ou d’esclaves, c’est toujours une récolte qui se fait en des saisons déterminées. De ces diverses occupations, Mrs. Weldon ne connaissait donc à la factorerie d’Alvez que la part dévolue aux femmes. Quelquefois, elle s’arrêtait, les regardant, pendant que celles-ci, il faut bien le dire, ne lui répondaient que par des grimaces peu engageantes. Un instinct de race portait ces malheureuses à haïr une blanche, et, dans leur coeurcœur, on n’eût trouvé aucune commisération pour elle. La seule Halima faisait exception, et Mrs. Weldon, ayant retenu certains mots de la langue indigène, arriva bientôt à pouvoir échanger quelques paroles avec la jeune esclave.
 
Le petit Jack accompagnait souvent sa mère, lorsque celle-ci se promenait dans l’enceinte, mais il aurait bien voulu aller au dehors. Il y avait là, pourtant, dans un énorme baobab, des nids de marabouts, formés de quelques baguettes, et des nids de « souimangas », à plastron et à gorge écarlates, qui ressemblent à ceux des tisserins ; puis des « veuves », qui dépouillaient les chaumes au profit de leur famille ; des « calaos », dont le chant était agréable ; des perroquets gris clair à queue rouge, qui, dans le Manyema, s’appellent « rouss », et donnent leur nom aux chefs des tribus ; des « drougos » insectivores, semblables à des linottes grises qui auraient un gros bec rouge. Çà et là, voltigeaient aussi des centaines de papillons d’espèces différentes, surtout dans le voisinage des ruisseaux qui traversaient la factorerie ; mais c’était plutôt l’affaire de cousin Bénédict que celle du petit Jack, et celui-ci regrettait bien de ne pas être plus grand, afin de regarder par-dessus les murs. Hélas ! où était son pauvre ami Dick Sand, lui qui l’emmenait si haut dans la mâture du ''Pilgrim'' ! Comme il l’eût suivi sur les branches de ces arbres dont la cime s’élevait à plus de cent pieds ! Quelles bonnes parties ils auraient faites ensemble !
 
Cousin Bénédict, lui, se trouvait toujours très bien où il était, pourvu que les insectes ne lui fissent pas défaut. Il avait heureusement découvert à la factorerie, – et il étudiait, autant qu’il le pouvait, sans loupe ni lunettes, – une abeille minuscule qui formait ses alvéoles entre les vermoulures du bois, et un « sphex » qui pond ses oeufsœufs dans des cellules qui ne sont pas à lui, comme fait le coucou dans le nid des autres. Les moustiques ne manquaient pas non plus, au bord des rivulettes, et ils le tatouaient de piqûres au point de le rendre méconnaissable. Et lorsque Mrs. Weldon lui reprochait de se laisser ainsi dévorer par ces malfaisants insectes :
 
« C’est leur instinct, cousine Weldon, lui répondait-il en se grattant jusqu’au sang, c’est leur instinct, et il ne faut pas leur en vouloir ! »
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Ce qui est plus vrai, c’est qu’à la place du cousin Bénédict, tout autre se fût appliqué une violente claque sur le front, afin d’écraser l’agaçant insecte, ou tout au moins de le mettre en fuite. Sentir six pattes se démener sur sa peau, sans parler de la crainte d’être piqué, et ne pas faire un geste, on conviendra que c’était tout bonnement de l’héroïsme. Le Spartiate se laissant dévorer la poitrine par un renard, le Romain gardant entre ses doigts des charbons ardents, n’étaient pas plus maîtres d’eux-mêmes que Cousin Bénédict, qui descendait incontestablement de ces deux héros.
 
L’insecte, après vingt petits circuits, arriva au sommet du nez. Il y eut là un instant d’hésitation qui fit affluer à son coeurcœur tout le sang de cousin Bénédict, L’hexapode remonterait-il au-delà de la ligne des yeux ou descendrait-il au-dessous ?
 
Il descendit. Cousin Bénédict sentit ses pattes velues se développer vers les bases de son nez. L’insecte ne prit ni à droite ni à gauche. Il demeura entre les deux ailes frémissantes, sur l’arête légèrement busquée de ce nez de savant, si bien disposé pour porter des lunettes. Il franchit le petit creux produit par l’usage incessant de cet instrument d’optique qui manquait tant au pauvre cousin, et il s’arrêta à l’extrémité même de son appendice nasal.