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{{c|'''Chapitre XVI'''}}
 
 
 
La maison de Fortunio n’avait pas de façade.
― Deux terrasses de rocailles avec des angles de
pierre vermiculée, une rampe à balustres ventrus
et des piédestaux supportant de grands vases de
faïence bleue remplis de plantes grasses, tout à
fait dans le goût Louis XIII, s’élevaient de chaque
côté d’une porte massive en cœur de chêne, sculptée
précieusement et ornée de deux médaillons
d’empereurs romains, entourés de guirlandes de
feuillage. ― Ces deux terrasses formaient comme
une espèce de bastion où venaient se briser les
regards des curieux. Au-dessous étaient pratiquées les écuries.
 
La calèche s’élança au galop de ses quatre
chevaux contre la porte, qui s’ouvrit en tournant
sur ses gonds comme par enchantement, sans que
personne parût en pousser les battants.
 
La voiture fit le tour d’une grande cour sablée,
entourée d’une palissade de buis taillé en arcades,
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ce qui donna à notre héroïne le temps de regarder la maison du cher Fortunio.
 
Au fond de la cour scintillait, sous un vif rayon
de soleil, un bâtiment en pierres blanches cimentées
avec une telle précision qu’il semblait fait
d’un seul morceau. ― Des niches richement encadrées
et occupées par des bustes antiques rompaient
seules la plane surface du mur, entièrement
dénué de fenêtres. ― Une porte de bronze, sur
laquelle palpitait l’ombre d’une tente rayée, occupait
le milieu de l’édifice ; ― trois degrés de marbre
blanc, côtoyés de deux sphinx, les pattes croisées
sous leurs mamelles aiguës, menaient à cette porte.
 
La voiture s’arrêta sous la tenté ; Fortunio descendit,
souleva la belle enfant et la posa délicatement
sur la dernière marche du perron ; puis il
toucha le battant, qui rentra dans le mur et se
referma aussitôt qu’ils furent passés.
 
Ils se trouvèrent alors dans un large corridor
éclairé d’en haut ; ― quatre portes s’ouvraient sur ce
corridor ; ― il était pavé d’une mosaïque représentant
des pigeons perchés sur le bord d’une large
coupe et se penchant pour y boire, avec des
enroulements, des fleurs et des festons ; la vraie
mosaïque de Sosimus de Pergame, que tous les
antiquaires croient perdue.
 
Des piliers de brèche jaune à demi engagés
dans le mur supportaient un attique délicatement
sculpté, et formaient un cadre à des peintures à
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la cire où voltigeaient sur un fond noir des danseuses
antiques, soulevant légèrement le bord de
leurs tuniques aériennes, ou arrondissant en l’air
leurs bras blancs et frêles comme les anses d’une
amphore d’albâtre, et secouant leurs mains chargées
de crotales sonores. Jamais Herculanum ni
Pompéia ne virent se découper sur leurs murailles
de plus gracieuses silhouettes.
 
Musidora s’arrêta pour les considérer.
 
― Ne faites pas attention à ces barbouillages,
dit Fortunio en faisant entrer Musidora dans une
chambre latérale. ― Avouez, Musidora, que vous
vous attendiez à mieux. Vous devez me trouver
un assez maigre Sardanapale. je n’ai offert jusqu’ici
à vos yeux que des régals peu chers, mes
magnificences asiatiques et babyloniennes sont des
plus misérables, et c’est tout au plus si j’atteins
à la ''mediocritas'' ''aurea'' d’Horace ; un ermite pourrait demeurer ici.
 
En effet, la pièce dans laquelle il avait conduit
Musidora était d’une grande simplicité. ― On n’y
voyait d’autres meubles qu’un divan très bas qui
en faisait le tour ; les murs, le plafond et le plancher
étaient recouverts de nattes d’une extrême
finesse, zébrées de dessins éclatants. Des jalousies
de joncs de la Chine arrosés d’eau de senteur,
qui laissaient transparaître les contours estompés
d’un paysage lointain, s’abaissaient sur les fenêtres
vitrées de verres blancs historiés de pampres rouges.
Au milieu du plafond, dans une
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espèce d’œil-de-bœuf,
s’enchâssait un globe de verre rempli
d’une eau claire et splendide où sautelaient des
poissons bleus à nageoires d’or ; leur mouvement
perpétuel faisait miroiter la chambre de reflets
changeants et prismatiques de l’effet le plus
bizarre. ― Précisément au-dessous de ce globe, un
petit jet d’eau dardait en l’air son mince filet de
cristal, tremblotant au moindre souffle, et qui
retombait sur une vasque de porphyre en pluie
perlée et grésillante. ― Dans un angle se balançait
un hamac de fibres de latanier, et dans l’autre
un hooka magnifique tortillait ses anneaux noirs
et souples autour d’un vase à rafraîchir la fumée,
en cristal de roche, enjolivé de filigranes d’argent. ― C’était tout.
 
― Asseyez-vous, belle reine, dit Fortunio en
enlevant avec beaucoup de dextérité le cachemire
de Musidora ; ― et il la conduisit par le bout de la
main dans l’angle du divan.
 
― Mettez ce coussin derrière vous, et celui-ci
sous votre coude, et cet autre sous vos pieds. ― Là,
bien ; ― voyez-vous, il n’y a que les Orientaux qui
sachent s’asseoir convenablement, et un de leurs
poètes a fait ce distique, qui a plus de sens que
toutes les philosophies du monde : ― Mieux vaut
être assis que debout, couché qu’assis, mort que
couché. ― Trouvez-moi donc dans toutes les lamentations
des rimeurs à la mode quelque chose qui
vaille le simple distique du bon Ferideddin Atar.
==[[Page:Gautier - Œuvres de Théophile Gautier, tome 2.djvu/144]]==
 
Et, en disant cela, Fortunio s’étendit sur une
natte de fibres de latanier, en face de Musidora.
 
― Vous êtes couché, vous voilà déjà parvenu
au deuxième degré du bonheur, selon votre poète
arabe, fit Musidora ; ce matin, j’ai été bien près
de passer au troisième degré.
 
― Comment ! interrompit Fortunio en se soulevant
sur son coude, vous avez manqué mourir
ce matin ? Serait-ce seulement votre ombre que
je vois ? Mais non, vous êtes bien vivante (et,
comme pour s’en assurer, il lui prit le pied et le
lui baisa). ― Je sens votre peau tiède et flexible à
travers ce mince réseau.
 
― Cela n’empêche pas que si votre billet n’était
pas arrivé à midi moins cinq minutes, je serais
maintenant blanche et froide, et assurée pour
longtemps du bonheur de l’horizontalité. ― A midi
je devais me tuer.
 
― Si passionné orientaliste que je sois, je ne
suis de l’avis de Ferideddin Atar que jusqu’à la
moitié de son second vers. ― Le dernier hémistiche
est excellent pour les hommes qui ne sont pas
seulement millionnaires et les femmes que la laideur
réduit à la vertu. ― Vous n’êtes pas dans ce
cas. Quel motif vous poussait à cette résolution
violente de vous tuer à midi précisément ?
 
― Que sais-je ? j’avais des vapeurs ; les diables
bleus me martelaient le crâne ; j’étais contrariée,
excédée ; ― je ne savais à quoi employer ma journée,
en sorte que, ne pouvant tuer le temps,
==[[Page:Gautier - Œuvres de Théophile Gautier, tome 2.djvu/145]]==
j’avais pris le parti de me tuer moi-même ; ce que
j’aurais sérieusement exécuté, si le désir d’essayer
votre calèche ne m’eût rattachée à la vie.
 
― Beaucoup de gens que je connais se sont
donné pour vivre de moins bonnes raisons que
celle-là. ― Un de mes amis, qui avait déjà fourré
mignonnement la gueule de son pistolet dans sa
bouche, se ressouvint fort à propos qu’il avait
oublié de se faire une épitaphe. Cette idée de ne
pas avoir d’épitaphe le contraria sensiblement ;
il déposa son pistolet sur la table, prit une feuille
de papier et écrivit les vers suivants :
 
Le plus faible mortel peut vaincre le destin.
Des cruautés du sort la volonté triomphe ;
Quand on a du courage et que...
 
Ici notre malheureux ami s’arrêta faute de rime ;
il se gratta le front, se mordit les ongles, mais
vainement ; il sonna son domestique, se fit apporter
un dictionnaire de rimes qu’il feuilleta d’un
bout à l’autre sans trouver ce qu’il lui fallait, car
triomphe n’a pas de rime ; de Marcilly entra par
hasard et l’emmena au jeu, où il gagna cent mille
francs, ce qui le remit à flot. Depuis ce temps, il
vit en joie et ne baise plus le canon de ses pistolets.
Cette histoire, très véridique, prouve l’utilité
des rimes difficiles en matière d’épitaphe.
 
― Ah ! Fortunio, que vous êtes cruellement
 
==[[Page:Gautier - Œuvres de Théophile Gautier, tome 2.djvu/146]]==
persifleur, dit Musidora avec un léger accent de
reproche ! Croyez-vous donc que ce ne soit pas
une excellente raison de mourir qu’un amour dédaigné ?
 
Fortunio fixa sur elle ses prunelles limpidement
bleues avec une expression de douceur infinie ;
puis, par un brusque mouvement, il s’élança de
sa natte sur le divan, et, passant un de ses bras
derrière elle, il fit ployer jusqu’à lui sa taille souple et mince.
 
― Eh ! qui vous a dit, enfant, que votre amour fût dédaigné ?
 
... Un râle effroyable, enroué et guttural, se fit
entendre à peu de distance de la chambre.
Musidora se dressa toute épouvantée.
 
― C’est ma tigresse qui me sent et qui voudrait
me voir. Cette diable de bête aura rompu sa
chaîne ; elle n’en fait jamais d’autres ; ― excusez-moi,
madame, je vais l’attacher plus solidement
et lui parler un peu pour la calmer ; elle est jalouse
de moi comme une femme.
 
Fortunio prit un kriss malais caché sous un
coussin et sortit. Musidora l’entendit qui jouait
avec la tigresse dans le corridor ; Fortunio parlait
dans une langue inconnue que la tigresse semblait
comprendre et à laquelle elle répondait par de
petits mugissements ; ― les battements joyeux de
sa queue résonnaient sur le mur comme des coups
de fléau. Au bout de quelques minutes, le bruit
s’éteignit, et Fortunio revint.
==[[Page:Gautier - Œuvres de Théophile Gautier, tome 2.djvu/147]]==
 
Il avait quitté son habit de cheval, et il portait
un costume d’une magnificence bizarre.
 
Une espèce de caftan de brocart, à larges manches,
serré à la taille par un cordon d’or, se plissait
puissamment autour de son corps gracieux et
robuste ; sur sa tête était posée une calotte de
velours rouge brodée d’or et de perles, avec une
 
longue houppe qui lui pendait jusqu’au milieu du
dos ; ses cheveux, naturellement boucles, s’en
échappaient en noires spirales de l’effet le plus pittoresque.
 
Ses pieds nus jouaient dans des babouches turques.
― Un vaste caleçon de soie rayée complétait cet ajustement.
 
Par sa chemise ouverte l’on voyait la blancheur
de sa poitrine de marbre, sur laquelle brillait
une petite amulette ornée de broderie et de
paillettes, assez pareille aux petits sachets que
portent au cou les pêcheurs napolitains.
 
Etait-ce, chez le Fortunio, superstition, bizarrerie,
caprice, tendre souvenir, pur amour de la
couleur locale ? c’est ce que l’on n’a jamais bien
pu savoir ; toujours est-il que les nuances tranchées
et le clinquant de l’amulette faisaient merveilleusement
ressortir l’éclat marmoréen de sa chair souple et polie.
 
― Musidora, dit-il en rentrant dans la chambre,
avez-vous soif ou faim ? Nous allons tâcher
de trouver un morceau à manger et un coup à
 
==[[Page:Gautier - Œuvres de Théophile Gautier, tome 2.djvu/148]]==
boire. ― Vous aurez de l’indulgence pour un ménage
de campagne dirigé par un garçon à moitié sauvage,
― qui en fait de cuisine, ne sait accommoder
que des pieds d’éléphant et des bosses de bison.
― Venez par ici, dit-il en soulevant la portière ;
n’ayez pas peur.
 
Fortunio, ayant posé son bras sur la taille de
Musidora, comme Othello lorsqu’il reconduisit
Desdernona, fit entrer sa tremblante beauté dans
un petit salon hexagone décoré à la Pompadour,
tapissé d’un damas rose à fleurs d’argent avec des
dessus de porte de Watteau, et pour plafond un
ciel vert-pomme tout pommelé de petit nuages et
peuplé d’essaims de gros Amours joufflus jetant
les fleurs à pleines mains.
 
Quoiqu’il fît grand jour partout ailleurs, il était
nuit dans le petit salon ; car il est du dernier ignoble
et tout à fait indigne d’un homme qui fait
profession de sensualité élégante de manger autrement qu’aux bougies.
 
Deux lustres pendaient du plafond, attachée à
des tresses rose et argent assorties à la tenture.
 
Dix torchères chargées de bougies, entrelaçant
leurs branches capricieuses avec les bordures des
trumeaux, répandaient une éblouissante clarté sur
les dorures des meubles et les fleurs argentées de la tapisserie.
 
Au fond, sous un baldaquin à glands d’argent,
s’épanouissait comme un lit gigantesque un merveilleux
sofa de satin blanc broché d’or.
==[[Page:Gautier - Œuvres de Théophile Gautier, tome 2.djvu/149]]==
 
A toutes les encoignures, des étagères et des
cabinets de vieux laque pliaient sous les magots
de la Chine, les pots du japon et les groupes de biscuit.
 
C’était un vrai boudoir de marquise.
 
Fortunio prit un fauteuil et le posa au milieu
de la chambre ; il en plaça un autre précisément
en face, et s’assit en invitant Musidora à en faire autant.
 
― Maintenant mangeons, dit-il de l’air le plus
sérieux du monde. J’ai plus d’appétit que je ne
l’espérais. et il releva ses manches comme quelqu’un qui s’apprête à découper.
 
Musidora le regarda avec quelque inquiétude et
eut peur un instant qu’il n’eût perdu la raison ;
mais il avait l’air parfaitement de sang-froid.
Cependant il n’y avait rien dans la chambre qui
indiquât que l’on allait y manger, ni table, ni vaisselle, ni domestique.
 
Tout à coup deux feuilles du parquet se replièrent
à la grande surprise de Musidora, et une
table splendidement éclairée se leva lentement
avec deux servantes, chargée de tous les ustensiles
nécessaires à bien manger.
 
Les figures et les ornements du surtout, écaillés
a tous leurs angles de paillettes de lumière,
jetaient un éclat à faire baisser les yeux au dieu
jour lui-même ; le ton vert aqueux des urnes de
malachite, où le vin de Champagne grelottait
dans sa mince robe de verre sous les blancs
 
==[[Page:Gautier - Œuvres de Théophile Gautier, tome 2.djvu/150]]==
cristaux de la glace, contrastait heureusement avec
les teintes fauves des ors ; ― des corbeilles de filigrane
d’or et d’argent, précieusement travaillées,
avec des découpures plus frêles et plus fenestrées
qu’une dentelle de Brabant, étaient remplies des
fruits les plus rares : c’étaient des raisins vermeils
et blonds comme l’ambre, d’énormes pêches aux
joues de velours incarnat, des ananas aux feuilles
dentelées en scie, exhalant les chauds parfums du
tropique ; des cerises et des fraises d’une grosseur
monstrueuse. Les primeurs du printemps et les
derniers présents que l’automne verse de sa corbeille
tardive se rencontraient sur cette table,
étonnés de se voir pour la première fois face à
face. ― Les saisons et l’ordre ordinaire de la nature
ne paraissaient pas exister pour Fortunio.
 
Sur des coupes de porphyre s’élevaient en pyramide
des sucreries, des confitures des îles, des
conserves de rose, des grenades, des oranges, des
cédrats et tout ce que la plus luxueuse gourmandise
peut réunir de raffiné, d’exquis et de ruineusement rare.
 
Nous avons tout d’abord, intervertissant l’ordre
habituel commencé par le dessert ; mais le dessert
n’est-il pas tout le dîner pour une jolie
femme ? Cependant, afin de rassurer le lecteur
qui trouverait ces mets trop peu substantiels pour
un héros de la taille et de la force de Fortunio,
nous lui dirons que, dans des plats armoriés et
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et d’une ciselure admirable, posés sur des réchauds
de platine niellé, fumaient des cailles rôties,
entourées d’un chapelet d’ortolans, des quenelles
de poissons, des purées de gibier, et, pour pièce
principale, un faisan de la Chine avec ses plumes.
je ne sais quoi encore, des laitances de surmulet,
des rougets, des crevettes et autres éperons à boire.
 
Le vin d’Aï, que nous avons seul nommé, pourrait
sembler trop frivole et d’une pétulance trop
évaporée pour un buveur aussi sérieux que Fortunio ;
des flacons de verre de Bohême, tout brodés
d’arabesques d’or, contenaient dans leur ventre
transparent de quoi établir une ivresse sur
un pied de solidité convenable. ― C’était du vin de
Tokay comme M. de Metternich lui-même n’en a
jamais bu, du Johannisberg six fois au-dessus du
nectar des dieux pour la saveur et le bouquet, du
véritable vin de Schiraz dont, au moment où cette
histoire a été écrite, il n’existait que deux bouteilles
en Europe, l’une chez George, et l’autre
chez de Marcilly, qui les gardaient sous triple clef
pour quelque occasion suprême.
 
― Fortunio, vous ne me tenez pas parole, vous
vous jetez, pour me recevoir, dans des magnificences
effroyables, dit Musidora d’un ton de
reproche amical. Est-ce que vous attendez du
monde ? voici une collation qui pourrait servir
de repas de noce à Gamache ou à Gargantua.
==[[Page:Gautier - Œuvres de Théophile Gautier, tome 2.djvu/152]]==
 
― Aucunement, chère reine ; je n’ai pas fait le
moindre préparatif ; personne ne hait plus que
moi les cérémonies, et je trouve que la cordialité
est le meilleur assaisonnement d’un repas. ― Ce
n’est qu’un simple encas que l’on me tient toujours
prêt le jour comme la nuit, afin que si la faim me
prend à une heure ou à une autre, l’on ne soit
pas obligé de descendre dans la basse-cour couper
le cou à un poulet, le plumer et le mettre à la
broche. ― Je vous l’ai dit, je suis d’une simplicité
tout à fait patriarcale. Je ne mange que lorsque
j’ai faim, et ne bois que lorsque j’ai soif ; et quand
j’ai envie de dormir, je me couche. ― Mais, je vous
en prie, mon petit ange, pénétrez-vous un peu plus
de cette pensée que vous êtes à table. ― Vous ne
touchez à rien, et les morceaux restent tout entiers
sur votre assiette. Ne craignez pas de me désenchanter
en dînant de bon appétit ; je n’ai pas là-dessus
les idées de lord Byron, et d’ailleurs je
n’aime pas les ailes de volaille. ― Je serais immensément
fâché, madame, que vous fussiez une simple vapeur.
 
Malgré les instances de Fortunio, Musidora se
contenta de sucer quelques ''drogues'' et de boire
deux ou trois verres de tisane rosée, avec un doigt
de crème des Barbades. Elle était trop émue pour
avoir faim, et la présence de l’idole de son cœur
la troublait à ce point qu’elle pouvait à peine
porter sa fourchette à sa bouche. Quelle félicité
==[[Page:Gautier - Œuvres de Théophile Gautier, tome 2.djvu/153]]==
parfaite !dîner en tête-à-tête avec le Fortunio
impalpable, être servie par lui dans sa retraite
inconnue a tous, être vengée d’une façon aussi
splendide des petits airs compatissants de Phébé
et d’Arabelle, et peut-être, ― tout à l’heure, ― idée
voluptueuse et charmante à laquelle on n’osait
trop s’arrêter, poser sa tête sur cette belle poitrine,
solide et blanche, et nouer ses bras autour de ce
cou, si rond et si pur !
 
Fortunio était aux petits soins pour elle, et il
lui disait, avec cet air grand seigneur et presque
royal qui lui était naturel, des choses d’une grâce
et d’une délicatesse exquises.
 
Nous aurions bien voulu rapporter cette conversation
étincelante, mais nous ne le pouvons sans
afficher un orgueil intolérable ; en romancier consciencieux,
nous avons fabriqué un héros si parfait,
que nous n’osons pas nous en servir. Nous
éprouvons a peu près le même embarras, ― ''si''
''parua'' ''licet'' ''componere'' ''magnis'', ― que dut éprouver
Milton lorsqu’il avait à faire parler le bon Dieu
dans son admirable poème du ''Paradis'' ''perdu'' ; nous
ne trouvons rien d’assez beau, d’assez splendide.
Le cours de la narration nous force en outre à des
phrases de cette nature : « A cette spirituelle saillie
de Fortunio, un délicieux sourire illumina la
bouche de Musidora. » Il est de toute nécessité
que la saillie soit spirituelle, ou tout au moins en
ait l’air, ce qui est déjà fort difficile. Il y aussi une
situation bien déplorable
==[[Page:Gautier - Œuvres de Théophile Gautier, tome 2.djvu/154]]==
pour un auteur doué de
quelque modestie : c’est lorsque le héros récite
une pièce de vers produisant un grand effort sur
son auditoire, qui s’écrie à la fin de chaque
strophe : Admirable ! sublime ! bien ! très bien !
encore mieux ! ― Pour nous, plus timides, nous
emploierons volontiers le moyen commode des
anciens peintres, qui lorsqu’ils ne savaient pas dessiner
un objet ou qu’ils le trouvaient trop difficile
à rendre, écrivaient à la place : ''Currus'' ''uenustus'',
ou ''pulcher'' ''homo'', selon que c’était un homme ou une voiture.
 
La collation était achevée depuis longtemps, la
table avait disparu par sa trappe comme un
damné d’opéra, et Fortunio, assis sur le canapé,
noyait sa main dans les ondes blondissantes des
cheveux de Musidora, dont la tête, chargée
d’amour, ployait comme une fleur pleine d’eau ;
des frissons spasmodiques couraient sur son corps,
sa gorge en éveil sautelait sous la robe ; ses bras
pâmés languissaient et mouraient : on eût dit
qu’elle allait s’évanouir.
 
Fortunio se pencha vers elle, et leurs bouches
se prirent dans un délicieux et interminable baiser.