« Le Péché de Monsieur Antoine/Chapitre XXVI » : différence entre les versions

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Émile résolut de ne pas tarder davantage à entretenir son père sérieusement, et à lui faire non pas un aveu formel et trop précipité de son amour, mais une sorte de discours préliminaire pour amener des explications de plus en plus décisives. Mais le charpentier lui avait donné rendez-vous pour le lendemain matin, et il pensa, avec raison, que si cet homme lui prouvait ce qu’il avait avancé, il aurait là une excellente occasion d’entrer en matière, et de démontrer à M. Cardonnet l’incertitude et la vanité des projets de fortune.
 
Ce n’est pas qu’Émile ajoutât une foi aveugle à la compétence de Jean Jappeloup en pareille matière ; mais il savait que certains aperçus de logique naturelle peuvent aider puissamment l’investigation scientifique, et il partit avant le jour, pour rejoindre son compagnon à un certain point où ils étaient convenus de se retrouver. Il avait prévenu, dès la veille, M. Cardonnet du projet qu’il avait formé d’aller examiner le cours d’eau de l’usine, sans lui dire toutefois quel guide il avait choisi.
 
Cette excursion fut pénible, mais intéressante, et, à
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son retour, Émile demanda à son père un entretien particulier. Il lui trouva un certain air de calme triomphant qui ne lui parut pas de très bon augure. Néanmoins, comme il croyait de son devoir de l’avertir de ce qu’il avait constaté, il entra en matière sans hésitation.
 
« Mon père, lui dit-il, vous m’exhortez à épouser vos projets et à m’y plonger tout entier avec la même ardeur que vous-même. J’ai fait mon possible, depuis quelque temps, pour mettre à votre service toute l’application dont mon cerveau est capable ; je dois donc à la confiance que vous m’avez accordée de vous dire que nous bâtissons sur le sable, et qu’au lieu de doubler votre fortune, vous l’engloutissez rapidement dans un abîme sans fond.
 
— Que veux-tu dire, Émile ? répondit M. Cardonnet en souriant ; voilà un début bien effrayant, et je croyais que la science t’aurait conduit au même résultat que donne la pratique, à savoir que rien n’est impossible à la volonté éclairée. Il semble que tu aies dégagé de tes méditations la solution contraire. Voyons ! tu as fait une longue course, et sans doute un profond examen ? Moi aussi, j’ai exploré, l’an passé, le torrent qu’il s’agit de réduire, et j’ai la certitude d’en venir à bout ; qu’en dis-tu, toi, enfant ?
 
— Je dis, mon père, que vous échouerez, car il y faudrait consacrer des dépenses qu’un particulier ne saurait faire, et qui ne seraient d’ailleurs pas couvertes par un bénéfice relatif. »
 
Ici Émile entra, avec beaucoup de lucidité, dans des explications dont nous ferons grâce au lecteur ; mais qui tendaient à établir que le cours de la Gargilesse présentait des obstacles naturels impossibles à détruire sans une mise de fonds dix fois plus considérable que celle prévue par M. Cardonnet. Il eût fallu se rendre propriétaire de certaines parties du bassin de la rivière, afin de détourner ici
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son cours ; là, de l’élargir ; plus loin, de faire sauter des portions de montagne qui empêchaient son écoulement régulier ; enfin, si l’on ne pouvait vaincre l’accumulation et l’éruption soudaine et violente des eaux dans les réservoirs supérieurs, il fallait créer autour de l’usine des digues cent fois plus considérables que celles déjà tentées, lesquelles digues feraient alors refluer l’eau au point de ruiner les terres environnantes ; et pour cela il eût fallu acheter la moitié de la commune, ou disposer d’un pouvoir inique, impossible à conquérir en France. Déjà les travaux exécutés par M. Cardonnet portaient un grave préjudice aux meuniers d’alentour. L’eau, arrêtée pour son usage, faisait, suivant l’expression du pays, patouiller leurs moulins, en produisant contre leurs roues un mouvement contraire, qui en paralysait la rotation à certaines heures. Ce n’était pas sans les dédommager d’une autre façon, et à grands frais, qu’il avait réussi à apaiser ces petits usiniers, en attendant qu’il les ruinât ou qu’il se ruinât lui-même ; car les dédommagements offerts ne pouvaient être que temporaires, et devaient cesser avec l’accomplissement de ses travaux. Il avait acheté très cher, à l’un son travail de six mois comme carrier, à d’autres l’usage de tous leurs chevaux mis en réquisition pour ses transports. Il en avait bercé bon nombre de promesses illusoires, et ces gens simples, éblouis par un bénéfice passager, avaient fermé les yeux sur l’avenir, comme il arrive toujours à ceux dont le présent est difficile.
 
Émile passa rapidement sur ces détails, qui étaient de nature à irriter M. Cardonnet plus qu’à le convaincre, et il s’attacha à l’effrayer, d’autant plus qu’il avait la persuasion et la certitude de ne rien exagérer sous ce rapport.
 
M. Cardonnet l’écouta jusqu’au bout avec beaucoup d’attention, et quand ce fut fini, il lui dit, en lui passant
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la main sur la tête d’une manière toute paternelle et caressante, mais avec un sourire de puissance calme :
 
« Je suis très content de toi, Émile, je vois que tu t’occupes, que tu travailles sérieusement, et que tu n’as pas perdu cette fois ton temps à courir de châteaux en châteaux. Tu viens de parler très clairement et comme un jeune avocat consciencieux qui a bien étudié sa cause. Je te remercie de la bonne direction que prennent tes idées ; et sais-tu ce qui me fait le plus de plaisir ? c’est que tu t’attaches à ton œuvre comme je l’avais auguré du bienfait de l’étude. Voilà que tu te passionnes déjà pour le succès, que tu en ressens les émotions puissantes, que tu passes par les crises inévitables de terreur, de doute, et même de découragement momentané, qui accompagnent, dans le génie de l’industriel, l’éclosion de tout projet important. Oui, Émile, voilà ce que j’appelle concevoir et enfanter. Ce mystère de la volonté ne s’accomplit pas sans douleur ; il en est du cerveau de l’homme comme du sein de la femme.
 
« Mais tranquillise-toi maintenant, mon ami ! Le danger que tu as cru découvrir n’existe que dans une appréciation superficielle des choses, et ce n’est pas dans une simple promenade que tu as pu en saisir l’ensemble. J’ai passé huit jours, moi, à explorer ce torrent avant de lui poser la première pierre sur le flanc, et j’ai pris conseil d’un homme plus expérimenté que toi. Tiens, voici le plan des localités, avec les niveaux, les mesures et le cubage. Étudions cela ensemble. »
 
Émile examina attentivement ce travail, et y reconnut plusieurs erreurs de fait. On avait jugé impossible que l’eau arrivât à certaines élévations dans les temps extraordinaires, et que certains obstacles pussent l’enchaîner au-delà d’un certain nombre d’heures. On avait travaillé sur des éventualités, et l’expérience la plus vulgaire, l’assertion
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du moindre témoin des faits antérieurs, eussent suffi pour démentir la théorie, si on eût voulu en tenir compte. Mais c’est ce que l’orgueil et la méfiance de son caractère n’avaient pas permis à Cardonnet d’admettre. Il s’était mis, les yeux fermés, à la merci des éléments, comme Napoléon dans la campagne de Russie, et, dans son entêtement superbe, il eût fait volontiers, comme Xercès, battre de verges Neptune rebelle. Son conseil, quoique fort capable, n’avait songé qu’à lui complaire en flattant son ambition, ou s’était laissé dominer et influencer par cette volonté ardente.
 
« Mon père, dit Émile, il ne s’agit pas là seulement de calculs hydrographiques, et permettez-moi de vous dire que votre foi absolue aux travaux de spécialité vous a égaré. Vous m’avez raillé, lorsqu’au début de mes études générales, je vous ai dit que toutes les connaissances humaines m’apparaissaient comme solidaires les unes des autres, et qu’il fallait être à peu près universel pour être infaillible sur un point donné ; en un mot, que le détail ne pouvait se passer de la synthèse, et qu’avant de connaître la mécanique d’une montre, il était bon de connaître celle de la création. Vous avez ri, vous riez encore, et vous m’avez chassé des étoiles pour me renvoyer aux moulins. Eh bien ! si, avec un hydrographe, vous eussiez pris pour conseil un géologue, un botaniste et un physicien, ils vous eussent démontré ce qu’après une première vue je crois pouvoir affirmer, sauf vérification d’hommes plus compétents que moi. C’est que, moyennant la direction du col de montagne où s’engouffre votre torrent, moyennant la direction des vents qui s’y engouffrent avec lui, moyennant les plateaux d’où partent ses sources, et leur élévation relative, qui attire sur ces points culminants toutes les nuées, ou même qui voient s’y former tous les grains d’orage, des trombes d’eau continuelles doivent se précipiter dans
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ce ravin, et y balayer sans cesse les résistances inutiles ; à moins, je vous l’ai dit, de travaux que vous ne pouvez entreprendre, parce qu’ils dépassent les ressources d’un capitaliste isolé. Voilà ce qu’au nom des lois atmosphériques le physicien vous eût dit : il eût constaté les effets incessants de la foudre sur les rochers qui l’attirent ; le géologue eût constaté la nature des terrains, soit marneux, soit calcaires, soit granitiques, qui retiennent, absorbent ou laissent échapper tour à tour les eaux.
 
— Et le botaniste, dit en riant M. Cardonnet, tu l’oublies, celui-là ?
 
— Celui-là, répondit Émile en souriant, aurait aperçu sur les flancs arides et abrupts où le géologue n’eût pu marquer sûrement le séjour extérieur des eaux, quelques brins d’herbe qui eussent éclairé ses confrères. “Cette petite plante, leur eût-il dit, n’a point poussé là toute seule ; ce n’est point la région qu’elle aime, et vous voyez qu’elle y fait triste mine, en attendant que l’inondation qui l’y a apportée vienne la reprendre ou lui procurer la société de ses compagnes.”
 
— Bravo ! Émile, rien n’est plus ingénieux.
 
— Et rien n’est plus certain, mon père.
 
— Et où as-tu pris tout cela ? Es-tu donc à la fois hydrographe, mécanicien, astronome, géologue, physicien et botaniste ?
 
— Non, mon père ; vous m’avez forcé de saisir à peine, en courant, les éléments de ces sciences, qui n’en font qu’une au fond ; mais il y a certaines natures privilégiées chez lesquelles l’observation et la logique remplacent le savoir.
 
— Tu n’es pas modeste !
 
— Je ne parle pas de moi, mon père, mais d’un paysan, d’un homme de génie qui ne sait pas lire, qui ne connaît pas le nom des fluides, des gaz, des minéraux ou des
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plantes ; mais qui apprécie les causes et les effets, dont l’œil perçant et la mémoire infaillible constatent les différences et saisissent les caractères ; d’un homme enfin qui, en parlant le langage d’un enfant, m’a montré toutes ces choses et me les a rendues évidentes.
 
— Et quel est, je t’en prie, ce génie inconnu que tu as trouvé dans ta promenade ?
 
— C’est un homme que vous n’aimez pas, mon père, que vous prenez pour un fou, et dont j’ose à peine vous dire le nom.
 
— Ah ! j’y suis ! c’est votre ami le charpentier Jappeloup, le vagabond de M. de Boisguilbault, le sorcier du village, celui qui guérit les entorses avec des paroles, et qui arrête l’incendie en faisant une croix sur une poutre avec sa hache. »
 
M. Cardonnet, qui, sans être persuadé, avait jusqu’alors écouté son fils avec intérêt, partit d’un rire méprisant, et ne se sentit plus disposé qu’à l’ironie et au dédain.
 
« Voilà, dit-il, comment les fous se rencontrent et s’entendent ! Vraiment, mon pauvre Émile, la nature t’a fait un triste présent en te donnant beaucoup d’esprit et d’imagination, car elle t’a refusé la cheville ouvrière, le sang-froid et le bon sens. Te voilà en pleine divagation, et parce qu’un paysan merveilleux s’est posé devant toi en personnage de roman, tu vas faire servir toutes tes petites connaissances et toutes tes facultés ingénieuses à vouloir confirmer ses décisions admirables ! Voilà que tu as mis toutes les sciences à l’œuvre, et que l’astronomie, la géologie, l’hydrographie, la physique, voire la pauvre petite botanique, qui ne s’attendait guère à cet honneur, viennent en masse signer le brevet d’infaillibilité décerné à maître Jappeloup. Fais des vers, Émile, fais des romans ! tu n’es pas bon à autre chose, j’en ai grand-peur.
 
— Ainsi, mon père, vous méprisez l’expérience et l’observation,
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répondit Émile, contenant son dépit ; ces bases vulgaires du travail de l’esprit, vous ne daignez pas même en tenir compte ? et partant vous raillez la plupart des théories. Que croirai-je donc, après vous, si vous ne voulez me laisser consulter ni la théorie, ni la pratique ?
 
— Émile, répondit M. Cardonnet, je respecte l’une et l’autre, au contraire, mais c’est à condition qu’elles habiteront des cerveaux bien sains ; car leurs bienfaits se changent en poison ou en fumée dans les têtes folles. Par malheur, de prétendus savants sont de ce nombre, et c’est pour cela que j’aurais voulu te préserver de leurs chimères. Qu’y a-t-il de plus ridiculement crédule et de plus facile à tromper qu’un pédant à idées préconçues ? Je me souviens d’un antiquaire qui vint ici l’an passé : il voulait trouver des pierres druidiques, et il en voyait partout. Pour le satisfaire, je lui montrai une vieille pierre que des paysans avaient creusée pour y piler le froment dont ils font leur bouillie, et je lui persuadai que c’était l’urne où les sacrificateurs gaulois faisaient couler le sang humain. Il voulait absolument l’emporter pour la mettre dans le musée du département. Il prenait tous les abreuvoirs de granit qui servent aux bestiaux pour des sarcophages antiques. Voilà comment les plus ridicules erreurs se propagent. Il n’a tenu qu’à moi qu’une bâche ou un pilon passassent pour des monuments précieux. Et pourtant ce monsieur avait passé cinquante ans de sa vie à lire et à méditer. Prends garde à toi, Émile ; un jour peut venir où tu prendras des vessies pour des lanternes !
 
— J’ai fait mon devoir, dit Émile. Je devais vous engager à faire de nouvelles observations sur les lieux que je viens de parcourir, et il me semblait que l’expérience de vos récents désastres pouvait vous le conseiller. Mais puisque vous me répondez par des plaisanteries, je n’ai rien à ajouter.
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— Voyons, Émile, dit M. Cardonnet après quelques instants de réflexion, quelle est la conclusion de tout ceci, et qu’y a-t-il au fond de tes belles prophéties ? Je comprends fort bien que maître Jean Jappeloup, qui s’est posé en farouche ennemi de mon entreprise, et qui passe sa vie à déclamer contre le père Cardonnet (en ta présence même, et tu pourrais m’en donner des nouvelles), veuille te persuader de me faire quitter ce pays où il paraît que, par malheur, ma présence le gêne. Mais toi, mon savant et mon philosophe, où veux-tu me conduire ? Quelle colonie voudrais-tu fonder ? et dans quel désert de l’Amérique prétendrais-tu porter les bienfaits de ton socialisme et de mon industrie ?
 
— On pourrait les porter moins loin, répondit Émile, et si l’on voulait sérieusement travailler à la civilisation des sauvages, vous en trouveriez sous votre main ; mais je sais trop, mon père, que cela n’entre pas dans vos vues, pour revenir sur un sujet épuisé entre nous. Je me suis interdit toute contradiction à cet égard, et depuis que je suis ici, je ne pense pas m’être écarté un seul instant du respectueux silence que vous m’avez imposé.
 
— Allons, mon ami, ne le prends pas sur ce ton, car c’est ta réserve un peu sournoise qui me fâche précisément le plus. Laissons la discussion socialiste, je le veux bien ; nous la reprendrons l’année prochaine, et peut-être aurons-nous fait tous les deux quelque progrès qui nous permettra de nous mieux entendre. Songeons au présent. Les vacances ne sont pas éternelles ; que désirerais-tu faire après, pour t’instruire et t’occuper ?
 
— Je n’aspire qu’à rester auprès de vous, mon père.
 
— Je le sais, dit M. Cardonnet avec un malicieux sourire ; je sais que tu te plais beaucoup dans ce pays-ci ; mais cela ne te mène à rien.
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— Si cela me mène à cet état d’esprit où il faut que je sois pour m’entendre parfaitement avec mon père, je ne penserai pas que ce soit du temps perdu.
 
— C’est très joliment dit, et tu es fort aimable ; mais je ne crois pas que cela avance beaucoup nos affaires, à moins que tu ne veuilles te donner entièrement à mon entreprise. Voyons, veux-tu que nous mandions ici de meilleurs conseils, et que nous recommencions à examiner les localités ?
 
— J’y consens de tout mon cœur, et je persiste à croire que c’est mon devoir de vous y engager.
 
— Fort bien, Émile, je vois que tu crains que je ne mange ta fortune, et cela ne me déplaît pas.
 
— Vous ne comprenez rien au sentiment que je porte à cet égard au fond de mon cœur, répondit Émile avec vivacité ; et pourtant, ajouta-t-il en faisant un effort pour s’observer, je désire que vous l’interprétiez dans le sens qui vous agréera le plus.
 
— Tu es un grand diplomate, il faut en convenir ; mais tu ne m’échapperas point. Allons, Émile, il faut se prononcer. Si, après l’examen répété et approfondi que nous projetons, la science et l’observation décident que maître Jappeloup et toi n’êtes point infaillibles, que l’usine peut s’achever et prospérer, que ma fortune et la tienne sont semées ici, et qu’elles y doivent germer et fructifier, veux-tu t’engager à embrasser mes plans corps et âme, à me seconder de toutes manières, des bras et du cerveau, du cœur et de la tête ? Jure-moi que tu m’appartiens, que tu n’auras au monde d’autre pensée que celle de m’aider à t’enrichir ; abandonne-m’en tous les moyens sans les discuter ; et, en retour, je te jure, moi, que je donnerai à ton cœur et à tes sens toutes les satisfactions qui seront en mon pouvoir et que la moralité ne proscrira point. Je crois être clair ?
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— Ô mon père ! s’écria Émile en se levant avec impétuosité, avez-vous pesé les paroles que vous me dites ?
 
— Elles sont fort bien pesées, et je désire que tu pèses ta réponse.
 
— Je vous comprends à peine », dit Émile en retombant sur sa chaise.
 
Un nuage de feu avait passé devant sa vue ; il se sentait défaillir.
 
« Émile, tu veux te marier ? reprit M. Cardonnet avide de profiter de son émotion.
 
— Oui, mon père, oui, je le veux, répondit Émile en se courbant sur la table qui les séparait, et en étendant vers M. Cardonnet des mains suppliantes. Oh ! cette fois, ne jouez point avec moi, car vous me tueriez !
 
— Tu doutes de ma parole ?
 
— Cela m’est impossible, si votre parole est sérieuse.
 
— C’est la plus sérieuse parole que j’aurai dite en ma vie, et tu vas en juger toi-même. Tu as un noble cœur et un esprit éminent, je le sais et j’en ai des preuves. Mais avec la même sincérité et la même certitude… je puis te dire que tu as une tête à la fois trop faible et trop vive, et que d’ici à vingt ans peut-être, peut-être toujours, Émile !… tu ne sauras pas te conduire. Tu seras sans cesse frappé de vertige, tu n’agiras jamais froidement, tu te passionneras pour ou contre les hommes et les choses, sans précaution et sans discernement, sans que la voix d’un nécessaire instinct de conservation te rappelle et t’avertisse au fond de ta conscience. Tu as une nature de poète, et j’aurais beau vouloir me faire illusion à cet égard, tout me ramène à cette douloureuse certitude qu’il te faut un guide et un maître. Eh bien ! bénis Dieu, qui t’a donné pour maître et pour guide un père, ton meilleur ami. Je t’aime tel que tu es, bien que tu sois le contraire de ce que j’aurais désiré, si j’avais pu choisir mon fils. Je t’aime comme j’aimerais ma fille, si la nature ne s’était pas
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trompée de sexe : c’est te dire assez que je t’aime passionnément. Ne te plains donc pas de ton sort, et que mes reproches ne t’humilient jamais.
 
« Dans cette situation où nous sommes à l’égard l’un de l’autre, et qui, désormais, m’est bien avérée, je ferai à ton bonheur et à ton avenir d’immenses sacrifices ; je surmonterai mes répugnances, qui sont pourtant grandes, je le confesse, et je te laisserai épouser la fille illégitime d’un noble et d’une servante. Je satisferai, comme je te l’ai dit, ton cœur et tes sens ; mais c’est à la condition que ton esprit m’appartiendra entièrement, et que je disposerai de toi comme de moi-même.
 
— Est-il possible, ô mon Dieu ! dit Émile, à la fois ébloui et terrifié ; mais comment donc l’entendez-vous, mon père, et quel sens donnez-vous à cet abandon de moi-même ?
 
— Ne viens-je pas de te le dire ? Ne feins donc pas de ne pouvoir me comprendre. Tiens, Émile, je sais tout ton roman de Châteaubrun, et je pourrais te le raconter mot à mot, depuis ton arrivée, par un soir d’orage, jusqu’à Crozant, et depuis Crozant jusqu’à la conversation de samedi dans le verger de M. Antoine. Je connais maintenant les personnages aussi bien que toi-même, car j’ai voulu voir par mes propres yeux ; et hier, pendant que tu explorais les bords de la rivière, moi, sous prétexte d’insister sur la demande en mariage de Constant Galuchet, j’ai été à Châteaubrun, et j’ai causé longtemps avec mademoiselle Gilberte.
 
— Vous, mon père !…
 
— N’est-il pas tout simple que je veuille connaître celle que tu as choisie sans me consulter, et qui sera peut-être un jour ma fille ?
 
— Ô mon père ! mon père !…
 
— Je l’ai trouvée charmante, belle, modeste, humble
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et fière en même temps, s’exprimant bien, ne manquant ni de tenue, ni de bonnes manières, ni d’éducation, ni de raison surtout ! Elle a refusé le prétendant que je lui offrais avec beaucoup de convenance. Oui, vraiment, de la douceur, de la modestie et de la dignité ! J’ai été fort content d’elle ! Ce qui m’a le plus frappé, c’est sa prudence, sa réserve, et l’empire qu’elle a sur elle-même ; car je t’avoue bien que j’ai essayé de la piquer un peu, et même de l’offenser, pour voir le fond de son caractère. Le père était absent ; mais la mère, cette drôle de petite vieille, dont tu aspires à devenir le gendre, était si fort irritée de mes réflexions sur son peu de fortune et sur la convenance parfaite d’un mariage avec Galuchet, qu’elle m’a traité du haut en bas ; elle m’a appelé bourgeois ; et comme je m’obstinais, exprès pour la pousser à bout, elle m’a dit, en mettant le poing sur la hanche, que sa fille était de trop bonne maison pour épouser le domestique d’un usinier ; et que, quand même le fils de l’usinier se présenterait, on y regarderait encore à deux fois avant de se mésallier à ce point. Elle m’amusait beaucoup ! Mais Gilberte réparait tout par son air calme et ferme. Je t’assure qu’elle tient à merveille le serment qu’elle t’a fait de patienter, d’attendre et de tout souffrir pour l’amour de toi.
 
— Oh ! vous l’avez donc bien fait souffrir ? s’écria Émile hors de lui.
 
— Oui, un peu, répondit tranquillement M. Cardonnet, et j’en suis bien aise. À présent, je sais qu’elle a du caractère, et je serais fort aise d’avoir une telle personne auprès de moi. Cela peut être très utile dans un ménage, et rien n’est pis que d’avoir pour femme un être à la fois passif et têtu, qui ne sait que soupirer et se taire, comme… beaucoup que je connais. Cela me ferait plaisir, à moi, de me disputer quelquefois avec ma belle-fille, et de m’apercevoir
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tout à coup qu’elle voit juste, qu’elle veut fortement, et qu’elle est apte à te donner un bon conseil. Allons, Émile, ajouta l’industriel en tendant la main à son fils, tu vois que je ne suis ni aveugle, ni injuste, j’espère, et que je désire tirer bon parti de la situation où tu m’as placé.
 
— Ô mon Dieu ! si vous consentez à mon bonheur, mon père, je fais avec vous un bail, et je deviens votre homme d’affaires, votre régisseur, votre ouvrier, pendant le nombre d’années où vous me jugerez incapable de me conduire moi-même. Je me soumettrai à toutes vos volontés, et je vous donnerai mon travail de tous les instants, sans jamais me plaindre, sans jamais résister à vos moindres désirs.
 
— Et sans me demander d’honoraires ? ajouta en riant M. Cardonnet. Fi donc ! Émile, ce n’est pas ainsi que je l’entends, et ce métier de domestique outragerait la nature. Non, non, il ne s’agit pas de me donner le change, et je ne suis pas homme à m’abuser sur le fond de tes intentions. Je ne suis pas encore assez ruiné pour n’avoir pas le moyen de payer un régisseur, et je crois que je ne pourrais pas en choisir un plus mauvais que toi pour traiter avec les ouvriers. Je veux que tu sois un autre moi-même, que tu m’aides au travail de l’élucubration, que tu t’instruises pour moi, que tu me donnes tes idées, sauf à moi à les combattre et à les modifier ; qu’enfin tu cherches et inventes des moyens de fortune que j’exécuterai quand ils me conviendront. C’est ainsi que tes études continuelles et ton imagination féconde pourront me servir à décupler ta fortune. Mais pour cela, Émile, il ne s’agit pas de travailler avec indifférence et désintéressement, comme tu le fais depuis quinze jours. Je ne suis pas dupe de cette soumission temporaire, concertée avec Gilberte pour m’arracher mon consentement. Je veux la soumission de toute
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ta vie. Je veux que tu sois prêt à entreprendre des voyages (avec ta femme, si bon te semble !) pour examiner les progrès de l’industrie et surprendre, s’il le faut, les secrets de nos concurrents ; je veux que tu signes enfin, non sur du papier devant un notaire, mais sur ma tête et avec le sang de ton cœur, et devant Dieu, un contrat qui annihile tout ton passé de rêves et de chimères, et qui engage ta conviction, ta volonté, ta foi, ton avenir, ton dévouement, ta religion, à la réussite de mon œuvre.
 
— Et si je ne crois pas à votre œuvre ? dit Émile en pâlissant.
 
— Il faudra bien y croire ; ou, si elle est inexécutable, ce sera moi le premier qui n’y croirai plus. Mais ne pense pas m’échapper par ce détour. S’il nous faut lever d’ici notre tente, je la transporterai ailleurs, et ne m’arrêterai qu’à la mort. Là où je serai, et quelque chose que je fasse, il faut me suivre, me seconder et me sacrifier tous tes systèmes, tous tes songes…
 
— Quoi ! ma pensée elle-même, ma croyance à l’avenir ? s’écria Émile épouvanté. Ô mon père ! vous voulez me déshonorer à mes propres yeux !
 
— Tu recules ! Ah ! tu n’es pas même amoureux, mon pauvre Émile ! Mais brisons là. C’est assez d’émotions maintenant pour ta pauvre tête. Prends le temps de réfléchir. Je ne veux pas que tu me répondes avant que je t’interroge de nouveau. Consulte la force de ta passion, et va consulter ta maîtresse. Va à Châteaubrun, vas-y tous les jours, à toute heure ; tu n’y rencontreras plus Galuchet. Informe Gilberte et ses parents du résultat de cette conférence. Dis-leur tout. Dis-leur que je donne mon consentement pour vous unir dans un an, à condition que, dès aujourd’hui, tu me feras le serment que j’exige. Il faut que ta maîtresse sache cela exactement, je le veux ; et, si tu ne l’en informais pas, je m’en chargerais moi-
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même ; car je sais maintenant le chemin de Châteaubrun !
 
— J’entends, mon père, dit Émile profondément blessé et navré : vous voulez qu’elle me haïsse si je l’abandonne, ou me méprise si je l’obtiens au prix de mon abaissement et de mon apostasie. Je vous remercie de l’alternative où vous me placez, et j’admire le génie inventif de votre amour paternel.
 
— Pas un mot de plus, Émile, répondit froidement M. Cardonnet. Je vois que la folie du socialisme persiste, et que l’amour aura quelque peine à la vaincre. Je souhaite que Gilberte de Châteaubrun fasse ce miracle, afin que tu n’aies point à me reprocher de n’avoir pas consenti à ton bonheur. »