« Ferragus » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Phe-bot (discussion | contributions)
m Phe: match
Phe-bot (discussion | contributions)
m Typographie
Ligne 1 :
<div class="text">
{{chapitre|[[Ferragus]]|[[Auteur:Honoré de Balzac|Honoré de Balzac]]|IIIII. La Femme accuséeFerragus|}}
 
{{Navigateur|[[Ferragus/21|III. FerragusMadame Jules]]|IIIII. La Femme accuséeFerragus|[[Ferragus/43|IVIII. La allerFemme mourir ?accusée]]}}<br><br>
 
<br><br>
Ligne 9 :
 
 
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/4828]]==
 
Une bien belle chose est le métier d’espion, quand on le fait pour son compte et au profit d’une passion. N’est-ce pas se donner les plaisirs du voleur en restant honnête homme ? Mais il faut se résigner à bouillir de colère, à rugir d’impatience, à se glacer les pieds dans la boue, à transir et brûler, à dévorer de fausses espérances. Il faut aller, sur la foi d’une indication, vers un but ignoré, manquer son coup, pester, s’improviser à soi-même des élégies, des dithyrambes, s’exclamer niaisement devant un passant inoffensif qui vous admire ; puis renverser des bonnes femmes et leurs paniers de pommes, courir, se reposer, rester devant une croisée, faire mille suppositions… Mais c’est la chasse, la chasse dans Paris, la chasse avec tous ses accidents, moins les chiens, le fusil et le tahiau ! Il n’est de comparable à ces scènes que celles de la vie des joueurs. Puis besoin est d’un cœur gros d’amour ou de
Il est bien peu de femmes qui ne se soient trouvées, une fois dans leur vie, à propos d’un fait incontestable, en face d’une interrogation précise, aiguë, tranchante, une de ces questions impitoyablement faites par leurs maris, et dont la seule appréhension donne un léger froid, dont le premier mot entre dans le cœur comme y entrerait l’acier d’un poignard. De là cet axiome : Toute femme ment. Mensonge officieux, mensonge véniel, mensonge sublime, mensonge horrible ; mais obligation de mentir. Puis cette obligation admise, ne faut-il pas savoir bien mentir ? les femmes mentent admirablement en France. Nos mœurs leur apprennent si bien l’imposture ! Enfin, la femme est si naïvement impertinente, si jolie, si gracieuse, si vraie dans le mensonge ; elle en reconnaît si bien l’utilité pour éviter, dans la vie sociale, les chocs violents auxquels
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/4929]]==
vengeance pour s’embusquer dans Paris, comme un tigre qui veut sauter sur sa proie, et pour jouir alors de tous les accidents de Paris et d’un quartier, en leur prêtant un intérêt de plus que celui dont ils abondent déjà. Alors, ne faut-il pas avoir une âme multiple ? n’est-ce pas vivre de mille passions, de mille sentiments ensemble ?
le bonheur ne résisterait pas, qu’il leur est nécessaire comme la ouate où elles mettent leurs bijoux. Le mensonge devient donc pour elles le fond de la langue, et la vérité n’est plus qu’une exception ; elles la disent, comme elles sont vertueuses, par caprice ou par spéculation. Puis selon leur caractère certaines femmes rient en mentant ; celles-ci pleurent, celles-là deviennent graves ; quelques-unes se fâchent. Après avoir commencé dans la vie par feindre de l’insensibilité pour les hommages qui les flattaient le plus, elles finissent souvent par se mentir à elles-mêmes. Qui n’a pas admiré leur apparence de supériorité au moment où elles tremblent pour les mystérieux trésors de leur amour ? Qui n’a pas étudié leur aisance, leur facilité, leur liberté d’esprit dans les plus grands embarras de la vie ? Chez elles, rien d’emprunté : la tromperie coule alors comme la neige tombe du ciel. Puis, avec quel art elles découvrent le vrai dans autrui ! Avec quelle finesse elles emploient la plus droite logique à propos de la question passionnée qui leur livre toujours quelque secret de cœur chez un homme assez naïf pour procéder près d’elles par interrogation ! Questionner une femme n’est-ce pas se livrer à elle ? n’apprendra-t-elle pas tout ce qu’on veut lui cacher, et ne saura-t-elle pas se taire en parlant ? Et quelques hommes ont la prétention de lutter avec la femme de Paris ! avec une femme qui sait se mettre au-dessus des coups de poignards, en disant : - Vous êtes bien curieux ! que vous importe ? Pourquoi voulez-vous le savoir ? Ah ! vous êtes jaloux ! Et si je ne voulais pas vous répondre ? enfin, avec une femme qui possède cent trente-sept mille manières de dire NON et d’incommensurables variations pour dire OUI. Le traité du non et du oui n’est-il pas une des plus belles œuvres diplomatiques, philosophiques, logographiques et morales qui nous restent à faire ? Mais pour accomplir cette œuvre diabolique ne faudrait-il pas un génie androgyne ? aussi ne sera-t-elle jamais tentée. Puis, de tous les ouvrages inédits celui-là n’est-il pas le plus connu, le mieux pratiqué par les femmes ? Avez-vous jamais étudié l’allure, la pose, la disinvoltura d’un mensonge ? Examinez. Madame Desmarets était assise dans le coin droit de sa voiture, et son mari dans le coin gauche. Ayant su se remettre de son émotion en sortant du bal, madame Jules affectait une contenance calme. Son mari ne lui avait rien dit et ne lui disait rien encore. Jules regardait par la portière les pans noirs des maisons silencieuses devant
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/50]]==
lesquelles il passait ; mais tout à coup, comme poussé par une pensée déterminante, en tournant un coin de rue, il examina sa femme, qui semblait avoir froid, malgré la pelisse doublée de fourrure dans laquelle elle était enveloppée ; il lui trouva un air pensif, et peut-être était-elle réellement pensive. De toutes les choses qui se communiquent, la réflexion et la gravité sont les plus contagieuses.
 
Auguste de Maulincour se jeta dans cette ardente existence avec amour, parce qu’il en ressentit tous les malheurs et tous les plaisirs. Il allait déguisé, dans Paris, veillait à tous les coins de la rue Pagevin ou de la rue des Vieux-Augustins. Il courait comme un chasseur de la rue de Ménars à la rue Soly, de la rue Soly à la rue de Ménars, sans connaître ni la vengeance, ni le prix dont seraient ou punis ou récompensés tant de soins, de démarches et de ruses ! Et, cependant, il n’en était pas encore arrivé à cette impatience qui tord les entrailles et fait suer ; il flânait avec espoir, en pensant que madame Jules ne se hasarderait pas pendant les premiers jours à retourner là où elle avait été surprise. Aussi avait-il consacré ces premiers jours à s’initier à tous les secrets de la rue. Novice en ce métier, il n’osait questionner ni le portier, ni le cordonnier de la maison dans laquelle venait madame Jules ; mais il espérait pouvoir se créer un observatoire dans la maison située en face de l’appartement mystérieux. Il étudiait le terrain, il voulait concilier la prudence et l’impatience, son amour et le secret.
- Qu’est-ce que monsieur de Maulincour a donc pu te dire pour t’affecter si vivement, demanda Jules, et que veut-il donc que j’aille apprendre chez lui ?
 
Dans les premiers jours du mois de mars, au milieu des plans qu’il méditait pour frapper un grand coup, et en quittant son échiquier après une de ces factions assidues qui ne lui avaient encore rien appris, il s’en retournait vers quatre heures à son hôtel où l’appelait une affaire relative à son service, lorsqu’il fut pris, rue Coquillière, par une de ces belles pluies qui grossissent tout à coup les ruisseaux, et dont chaque goutte fait cloche en tombant sur les flaques d’eau de la voie publique. Un fantassin de Paris est alors obligé de s’arrêter tout court, de se réfugier dans une boutique ou dans un café, s’il est assez riche pour y payer son hospitalité forcée ; ou, selon l’urgence, sous une porte cochère, asile des gens pauvres ou mal mis. Comment aucun de nos peintres n’a-t-il pas encore essayé de reproduire la physionomie d’un essaim de Parisiens groupés, par un temps d’orage, sous le porche humide d’une maison ? Où rencontrer un plus riche tableau ? N’y a-t-il pas d’abord de piéton rêveur ou philosophe qui observe avec plaisir, soit les
- Mais il ne pourra rien te dire chez lui que je ne te dise maintenant, répondit-elle.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/30]]==
raies faites par la pluie sur le fond grisâtre de l’atmosphère, espèce de ciselures semblables aux jets capricieux des filets de verre ; soit les tourbillons d’eau blanche que le vent roule en poussière lumineuse sur les toits ; soit les capricieux dégorgements des tuyaux pétillants, écumeux ; enfin mille autres riens admirables, étudiés avec délices par les flâneurs, malgré les coups de balai dont les régale le maître de la loge ? Puis il y a le piéton causeur qui se plaint et converse avec la portière, quand elle se pose sur son balai comme un grenadier sur son fusil ; le piéton indigent, fantastiquement collé sur le mur, sans nul souci de ses haillons habitués au contact des rues ; le piéton savant qui étudie, épèle ou lit les affiches sans les achever ; le piéton rieur qui se moque des gens auxquels il arrive malheur dans la rue, qui rit des femmes crottées et fait des mines à ceux ou celles qui sont aux fenêtres ; le piéton silencieux qui regarde à toutes les croisées, à tous les étages ; le piéton industriel, armé d’une sacoche ou muni d’un paquet, traduisant la pluie par profits et pertes ; le piéton aimable, qui arrive comme un obus, en disant : Ah ! quel temps, messieurs ! et qui salue tout le monde ; enfin, le vrai bourgeois de Paris, homme à parapluie, expert en averse, qui l’a prévue, sorti malgré l’avis de sa femme, et qui s’est assis sur la chaise du portier. Selon son caractère, chaque membre de cette société fortuite contemple le ciel, s’en va sautillant pour ne pas se crotter, ou parce qu’il est pressé, ou parce qu’il voit des citoyens marchant malgré vent et marée, ou parce que la cour de la maison étant humide et catarrhalement mortelle, la lisière, dit un proverbe, est pire que le drap. Chacun a ses motifs. Il ne reste que le piéton prudent, l’homme qui, pour se remettre en route, épie quelques espaces bleus à travers les nuages crevassés.
 
Monsieur de Maulincour se réfugia donc, avec toute une famille de piétons, sous le porche d’une vieille maison dont la cour ressemblait à un grand tuyau de cheminée. Il y avait le long de ces murs plâtreux, salpêtrés et verdâtres, tant de plombs et de conduits, et tant d’étages dans les quatre corps de logis, que vous eussiez dit les cascatelles de Saint-Cloud. L’eau ruisselait de toutes parts ; elle bouillonnait, elle sautillait, murmurait ; elle était noire, blanche, bleue, verte ; elle criait, elle foisonnait sous le balai de la portière, vieille femme édentée, faite aux orages, qui semblait les bénir et qui poussait dans la rue mille débris dont l’inventaire
Puis, avec cette finesse féminine qui déshonore toujours un peu la vertu, madame Jules attendit une autre question. Le mari retourna la tête vers les maisons et continua ses études sur les portes cochères. Une interrogation de plus n’était-elle pas un soupçon, une défiance ? Soupçonner une femme est un crime en amour. Jules avait déjà tué un homme sans avoir douté de sa femme. Clémence ne savait pas tout ce qu’il y avait de passion vraie, de réflexions profondes dans le silence de son mari, de même que Jules ignorait le drame admirable qui serrait le cœur de sa Clémence. Et la voiture d’aller dans Paris silencieux, emportant deux époux, deux amants qui s’idolâtraient, et qui, doucement appuyés, réunis sur des coussins de soie, étaient néanmoins séparés par un abîme. Dans ces élégants coupés qui reviennent du bal, entre minuit et deux heures du matin, combien de scènes bizarres ne se passe-t-il pas, en s’en tenant aux coupés dont les lanternes éclairent et la rue et la voiture, ceux dont les glaces sont claires, enfin les coupés de l’amour légitime où les couples peuvent se quereller sans avoir peur d’être vus par les passants, parce que l’Etat civil donne le droit de bouder, de battre, d’embrasser une femme en voiture et ailleurs, partout ! Aussi combien de secrets ne se révèle-t-il pas aux fantassins nocturnes, à ces jeunes gens venus au bal en voiture, mais obligés, par quelque cause que ce soit, de s’en aller à pied ! C’était la première fois que Jules et Clémence se trouvaient ainsi chacun dans leur coin. Le mari se pressait ordinairement près de sa femme.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/31]]==
curieux révélait la vie et les habitudes de chaque locataire de la maison. C’était des découpures d’indienne, des feuilles de thé, des pétales de fleurs artificielles, décolorées, manquées ; des épluchures de légumes, des papiers, des fragments de métal. A chaque coup de balai, la vieille femme mettait à nu l’âme du ruisseau, cette fente noire, découpée en cases de damier, après laquelle s’acharnent les portiers. Le pauvre amant examinait ce tableau, l’un des milliers que le mouvant Paris offre chaque jour ; mais il l’examinait machinalement, en homme absorbé par ses pensées, lorsqu’en levant les yeux il se trouva nez à nez avec un homme qui venait d’entrer.
 
C’était, en apparence du moins, un mendiant, mais non pas le mendiant de Paris, création sans nom dans les langages humains ; non, cet homme formait un type nouveau frappé en dehors de toutes les idées réveillées par le mot de mendiant. L’inconnu ne se distinguait point par ce caractère originalement parisien qui nous saisit assez souvent dans les malheureux que Charlet a représentés parfois, avec un rare bonheur d’observation : c’est de grossières figures roulées dans la boue, à la voix rauque, au nez rougi et bulbeux, à bouches dépourvues de dents, quoique menaçantes ; humbles et terribles, chez lesquelles l’intelligence profonde qui brille dans les yeux semble être un contre-sens. Quelques-uns de ces vagabonds effrontés ont le teint marbré, gercé, veiné ; le front couvert de rugosités ; les cheveux rares et sales, comme ceux d’une perruque jetée au coin d’une borne. Tous gais dans leur dégradation, et dégradés dans leurs joies, tous marqués du sceau de la débauche jettent leur silence comme un reproche ; leur attitude révèle d’effrayantes pensées. Placés entre le crime et l’aumône, ils n’ont plus de remords, et tournent prudemment autour de l’échafaud sans y tomber, innocents au milieu du vice, et vicieux au milieu de leur innocence. Ils font souvent sourire, mais font toujours penser. L’un vous représente la civilisation rabougrie, il comprend tout : l’honneur du bagne, la patrie, la vertu ; puis c’est la malice du crime vulgaire, et les finesses d’un forfait élégant. L’autre est résigné, mime profond, mais stupide. Tous ont des velléités d’ordre et de travail, mais ils sont repoussés dans leur fange par une société qui ne veut pas s’enquérir de ce qu’il peut y avoir de poëtes, de grands hommes, de gens intrépides et d’organisations magnifiques parmi les mendiants, ces bohémiens
- Il fait bien froid, dit madame Jules.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/32]]==
de Paris ; peuple souverainement bon et souverainement méchant, comme toutes les masses qui ont souffert ; habitué à supporter des maux inouïs, et qu’une fatale puissance maintient toujours au niveau de la boue. Ils ont tous un rêve, une espérance, un bonheur : le jeu, la loterie ou le vin. Il n’y avait rien de cette vie étrange dans le personnage collé fort insouciamment sur le mur, devant monsieur de Maulincour, comme une fantaisie dessinée par un habile artiste derrière quelque toile retournée de son atelier. Cet homme long et sec, dont le visage plombé trahissait une pensée profonde et glaciale, séchait la pitié dans le cœur des curieux, par une attitude pleine d’ironie et par un regard noir qui annonçaient sa prétention de traiter d’égal à égal avec eux. Sa figure était d’un blanc sale, et son crâne ridé, dégarni de cheveux, avait une vague ressemblance avec un quartier de granit. Quelques mèches plates et grises, placées de chaque côté de sa tête, descendaient sur le collet de son habit crasseux et boutonné jusqu’au cou. Il ressemblait tout à la foi à Voltaire et à don Quichotte ; il était railleur et mélancolique, plein de philosophie mais à demi aliéné. Il paraissait ne pas avoir de chemise. Sa barbe était longue. Sa méchante cravate noire tout usée, déchirée, laissait voir un cou protubérant, fortement sillonné, composé de veines grosses comme des cordes. Un large cercle brun, meurtri, se dessinait sous chacun de ses yeux. Il semblait avoir au moins soixante ans. Ses mains étaient blanches et propres. Il portait des bottes éculées et percées. Son pantalon bleu, raccommodé en plusieurs endroits, était blanchi par une espèce de duvet qui le rendait ignoble à voir. Soit que ses vêtements mouillés exhalassent une odeur fétide, soit qu’il eût à l’état normal cette senteur de misère qu’ont les taudis parisiens, de même que les Bureaux, les Sacristies et les Hospices ont la leur, goût fétide et rance, dont rien ne saurait donner l’idée, les voisins de cet homme quittèrent leurs places et le laissèrent seul ; il jeta sur eux, puis reporta sur l’officier son regard calme et sans expression, le regard si célèbre de monsieur de Talleyrand, coup d’œil terne et sans chaleur, espèce de voile impénétrable sous lequel une âme forte cache de profondes émotions et les plus exacts calculs sur les hommes, les choses et les événements. Aucun pli de son visage ne se creusa. Sa bouche et son front furent impassibles ; mais ses yeux s’abaissèrent par un mouvement d’une lenteur noble et presque tragique. Il y
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/33]]==
eut enfin tout un drame dans le mouvement de ses paupières flétries.
 
L’aspect de cette figure stoïque fit naître chez monsieur de Maulincour l’une de ces rêveries vagabondes qui commencent par une interrogation vulgaire et finissent par comprendre tout un monde de pensées. L’orage était passé. Monsieur de Maulincour n’aperçut plus de cet homme que le pan de sa redingote qui frôlait la borne ; mais, en quittant sa place pour s’en aller, il trouva sous ses pieds une lettre qui venait de tomber, et devina qu’elle appartenait à l’inconnu, en lui voyant remettre dans sa poche un foulard dont il venait de se servir. L’officier, qui prit la lettre pour la lui rendre, en lut involontairement l’adresse :
Mais ce mari n’entendit point, il étudiait toutes les enseignes noires au-dessus des boutiques.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/51]]==
 
A Mosieur,
- Clémence, dit-il enfin, pardonne-moi la question que je vais t’adresser.
 
Mosieur Ferragusse,
Et il se rapprocha, la saisit par la taille et la ramena près de lui.
 
Rue des Grans-Augustains, au coing de la rue Soly,
- Mon Dieu, nous y voici ! pensa la pauvre femme.
 
PARIS.
- Eh ! bien, reprit-elle en allant au-devant de la question, tu veux apprendre ce que me disait monsieur de Maulincour. Je te le dirai, Jules ; mais ce ne sera point sans terreur. Mon Dieu, pouvons-nous avoir des secrets l’un pour l’autre ? Depuis un moment, je te vois luttant entre la conscience de notre amour et des craintes vagues ; mais notre conscience n’est-elle pas claire, et tes soupçons ne te semblent-ils pas bien ténébreux ? Pourquoi ne pas rester dans la clarté qui te plaît ? Quand je t’aurai tout raconté, tu désireras en savoir davantage ; et cependant, je ne sais moi-même ce que cachent les étranges paroles de cet homme. Eh ! bien, peut-être y aura-t-il alors entre vous deux quelque fatale affaire. J’aimerais bien mieux que nous oubliassions tous deux ce mauvais moment. Mais, dans tous les cas, jure-moi d’attendre que cette singulière aventure s’explique naturellement. Monsieur de Maulincour m’a déclaré que les trois accidents dont tu as entendu parler : la pierre tombée sur son domestique, sa chute en cabriolet et son duel à propos de madame de Serizy étaient l’effet d’une conjuration que j’avais tramée contre lui. Puis, il m’a menacée de t’expliquer l’intérêt qui me porterait à l’assassiner. Comprends-tu quelque chose à tout cela ? Mon trouble est venu de l’impression que m’ont causée la vue de sa figure empreinte de folie, ses yeux hagards et ses paroles violemment entrecoupées par une émotion intérieure. Je l’ai cru fou. Voilà tout. Maintenant, je ne serais pas femme si je ne m’étais point aperçue que, depuis un an, je suis devenue, comme on dit, la passion de monsieur de Maulincour. Il ne m’a jamais vue qu’au bal, et ses propos étaient insignifiants, comme tous ceux que l’on tient au bal. Peut-être veut-il nous désunir pour me trouver un jour seule et sans défense. Tu vois bien ? Déjà tes sourcils se froncent. Oh ! je hais cordialement le monde. Nous sommes si heureux sans lui ! pourquoi donc l’aller chercher ? Jules, je t’en supplie, promets-moi d’oublier tout ceci. Demain nous apprendrons sans doute que monsieur de Maulincour est devenu fou.
 
La lettre ne portait aucun timbre, et l’indication empêcha monsieur de Maulincour de la restituer : car il y a peu de passions qui ne deviennent improbes à la longue. Le baron eut un pressentiment de l’opportunité de cette trouvaille, et voulut, en gardant la lettre, se donner le droit d’entrer dans la maison mystérieuse pour y venir la rendre à cet homme, ne doutant pas qu’il ne demeurât dans la maison suspecte. Déjà des soupçons, vagues comme les premières lueurs du jour, lui faisaient établir des rapports entre cet homme et madame Jules. Les amants jaloux supposent tout, et c’est en supposant tout, en choisissant les conjectures les plus probables que les juges, les espions, les amants et les observateurs devinent la vérité qui les intéresse.
- Quelle singulière chose ! se dit Jules en descendant de voiture sous le péristyle de son escalier.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/52]]==
 
— Est-ce à lui la lettre ? est-elle de madame Jules ?
Il tendit les bras à sa femme, et tous deux montèrent dans leurs appartements.
 
Mille questions ensemble lui furent jetées par son imagination inquiète ; mais aux premiers mots il sourit. Voici textuellement, dans la splendeur de sa phrase naïve, dans son orthographe ignoble, cette lettre, à laquelle il était impossible de rien ajouter, dont il ne fallait rien retrancher, si ce n’est la lettre même, mais qu’il a été nécessaire de ponctuer en la donnant. Il n’existe dans l’original ni virgules, ni repos indiqué, ni même de points d’exclamation ; fait qui tiendrait à détruire le système des points par lesqu
Pour développer cette histoire dans toute la vérité de ses détails, pour en suivre le cours dans toutes ses sinuosités, il faut ici divulguer quelques secrets de l’amour, se glisser sous les lambris d’une chambre à coucher, non pas effrontément, mais à la manière de Trilby, n’effaroucher ni Dougal, ni Jeannie, n’effaroucher personne, être aussi chaste que veut l’être notre noble langue française, aussi hardi que l’a été le pinceau de Gérard dans son tableau de Daphnis et Chloé. La chambre à coucher de madame Jules était un lieu sacré. Elle, son mari, sa femme de chambre pouvaient seuls y entrer. L’opulence a de beaux priviléges, et les plus enviables sont ceux qui permettent de développer les sentiments dans toute leur étendue, de les féconder par l’accomplissement de leurs mille caprices, de les environner de cet éclat qui les agrandit, de ces recherches qui les purifient, de ces délicatesses qui les rendent encore plus attrayants. Si vous haïssez les dîners sur l’herbe et les repas mal servis, si vous éprouvez quelque plaisir à voir une nappe damassée éblouissante de blancheur, un couvert de vermeil, des porcelaines d’une exquise pureté, une table bordée d’or, riche de ciselure, éclairée par des bougies diaphanes, puis, sous des globes d’argent armoriés, les miracles de la cuisine la plus recherchée ; pour être conséquent, vous devez alors laisser la mansarde en haut des maisons, les grisettes dans la rue ; abandonner les mansardes, les grisettes, les parapluies, les socques articulés aux gens qui payent leur dîner avec des cachets ; puis, vous devez comprendre l’amour comme un principe qui ne se développe dans toute sa grâce que sur les tapis de la Savonnerie, sous la lueur d’opale d’une lampe marmorine, entre des murailles discrètes et revêtues de soie, devant un foyer doré, dans une chambre sourde au bruit des voisins, de la rue, de tout, par des persiennes, par des volets, par d’ondoyants rideaux. Il vous faut des glaces dans lesquelles les formes se jouent, et qui répètent à l’infini la femme que l’on voudrait multiple, et que l’amour multiplie souvent ; puis des divans bien bas ; puis un lit qui, semblable à un secret, se laisse deviner sans être montré ; puis, dans cette chambre coquette, des fourrures pour les pieds nus, des bougies sous verre au milieu des mousselines drapées, pour lire à toute heure de nuit, et des fleurs qui n’entêtent pas, et des toiles dont la finesse eût satisfait Anne d’Autriche.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/5334]]==
els les auteurs modernes ont essayé de peindre les grands désastres de toutes les passions.
Madame Jules avait réalisé ce délicieux programme, mais ce n’était rien. Toute femme de goût pouvait en faire autant, quoique, néanmoins, il y ait dans l’arrangement de ces choses un cachet de personnalité qui donne à tel ornement, à tel détail, un caractère inimitable. Aujourd’hui plus que jamais règne le fanatisme de l’individualité. Plus nos lois tendront à une impossible égalité, plus nous nous en écarterons par les mœurs. Aussi, les personnes riches commencent-elles, en France, à devenir plus exclusives dans leurs goûts et dans les choses qui leur appartiennent, qu’elles ne l’ont été depuis trente ans. Madame Jules savait à quoi l’engageait ce programme, et avait tout mis chez elle en harmonie avec un luxe qui allait si bien à l’amour. Les Quinze cents francs et ma Sophie, ou la passion dans la chaumière, sont des propos d’affamés auxquels le pain bis suffit d’abord, mais qui, devenus gourmets s’ils aiment réellement, finissent par regretter les richesses de la gastronomie. L’amour a le travail et la misère en horreur. Il aime mieux mourir que de vivoter. La plupart des femmes, en rentrant du bal, impatientes de se coucher, jettent autour d’elles leurs robes, leurs fleurs fanées, leurs bouquets dont l’odeur s’est flétrie. Elles laissent leurs petits souliers sous un fauteuil, marchent sur les cothurnes flottants, ôtent leurs peignes, déroulent leurs tresses sans soin d’elles-mêmes. Peu leur importe que leurs maris voient les agrafes, les doubles épingles, les artificieux crochets qui soutenaient les élégants édifices de la coiffure ou de la parure. Plus de mystères, tout tombe alors devant le mari, plus de fard pour le mari. Le corset, la plupart du temps corset plein de précautions, reste là, si la femme de chambre trop endormie oublie de l’emporter. Enfin les bouffants de baleine, les entournures garnies de taffetas gommé, les chiffons menteurs, les cheveux vendus par le coiffeur, toute la fausse femme est là, éparse. Disjecta membra poetae, la poésie artificielle tant admirée par ceux pour qui elle avait été conçue, élaborée, la jolie femme encombre tous les coins. A l’amour d’un mari qui bâille, se présente alors une femme vraie qui bâille aussi, qui vient dans un désordre sans élégance, coiffée de nuit avec un bonnet fripé, celui de la veille, celui du lendemain. - Car, après tout, monsieur, si vous voulez un joli bonnet de nuit à chiffonner tous les soirs, augmentez ma pension. Et voilà la vie telle qu’elle est. Une femme est toujours vieille et déplaisante à son mari, mais toujours pimpante, élégante et parée pour l’autre,
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/54]]==
pour le rival de tous les maris, pour le monde qui calomnie ou déchire toutes les femmes. Inspirée par un amour vrai, car l’amour a, comme les autres êtres, l’instinct de sa conservation, madame Jules agissait tout autrement, et trouvait, dans les constants bénéfices de son bonheur, la force nécessaire d’accomplir ces devoirs minutieux desquels il ne faut jamais se relâcher, parce qu’ils perpétuent l’amour. Ces soins, ces devoirs, ne procèdent-ils pas d’ailleurs d’une dignité personnelle qui sied à ravir ? N’est-ce pas des flatteries ? n’est-ce pas respecter en soi l’être aimé ? Donc madame Jules avait interdit à son mari l’entrée du cabinet où elle quittait sa toilette de bal, et d’où elle sortait vêtue pour la nuit, mystérieusement parée pour les mystérieuses fêtes de son cœur. En venant dans cette chambre, toujours élégante et gracieuse, Jules y voyait une femme coquettement enveloppée dans un élégant peignoir, les cheveux simplement tordus en grosses tresses sur sa tête ; car, n’en redoutant pas le désordre, elle n’en ravissait à l’amour ni la vue ni le toucher ; une femme toujours plus simple, plus belle alors qu’elle ne l’était pour le monde ; une femme qui s’était ranimée dans l’eau, et dont tout l’artifice consistait à être plus blanche que ses mousselines, plus fraîche que le plus frais parfum, plus séduisante que la plus habile courtisane, enfin toujours tendre, et partant toujours aimée. Cette admirable entente du métier de femme fut le grand secret de Joséphine pour plaire à Napoléon, comme il avait été jadis celui de Césonie pour Caïus Caligula, de Diane de Poitiers pour Henri II. Mais s’il fut largement productif pour des femmes qui comptaient sept ou huit lustres, quelle arme entre les mains de jeunes femmes ! Un mari subit alors avec délices les bonheurs de sa fidélité.
 
" HENRY !
Or, en rentrant après cette conversation, qui l’avait glacée d’effroi et qui lui donnait encore les plus vives inquiétudes, madame Jules prit un soin particulier de sa toilette de nuit. Elle voulut se faire et se fit ravissante. Elle avait serré la batiste du peignoir, entr’ouvert son corsage, laissé tomber ses cheveux noirs sur ses épaules rebondies ; son bain parfumé lui donnait une senteur enivrante ; ses pieds nus étaient dans des pantoufles de velours. Forte de ses avantages, elle vint à pas menus, et mit ses mains sur les yeux de Jules, qu’elle trouva pensif, en robe de chambre, le coude appuyé sur la cheminée, un pied sur la barre. Elle lui dit alors à l’oreille en l’échauffant de son haleine, et la mordant du bout des
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/55]]==
dents : - A quoi pensez-vous, monsieur ? Puis le serrant avec adresse, elle l’enveloppa de ses bras, pour l’arracher à ses mauvaises pensées. La femme qui aime a toute l’intelligence de son pouvoir ; et plus elle est vertueuse, plus agissante est sa coquetterie.
 
Dans le nombre des sacrifisses que je m’étais imposée a votre égard ce trouvoit ce lui de ne plus vous donner de mes nouvelles, mais une voix irrésistible mordonne de vous faire connettre vos crimes en vers moi. Je sais d’avance que votre ame an durcie dans le vice ne daignera pas me pleindre. Votre cœur est sour à la censibilité. Ne l’ét-il pas aux cris de la nature, mais peu importe : je dois vous apprendre jusquà quelle poing vous vous êtes rendu coupable et l’orreur de la position où vous m’avez mis. Henry, vous saviez tout ce que j’ai souffert de ma promière faute et vous avez pu mé plonger dans le même malheur et m’abendonner à mon désespoir et à ma douleur. Oui, je la voue, la croyence que javoit d’être aimée et d’être estimée de vou m’avoit donné le couraje de suporter mon sort. Mais aujourd’hui que me reste-til ? ne m’avez vous pas fai perdre tout ce que j’avoit de plus cher, tout ce qui m’attachait à la vie : parans, amis, onneur, réputations, je vous ai tout sacrifiés et il ne me reste que l’oprobre, la honte et je le dis sans rougire, la misère. Il ne manquai à mon malheur que la sertitude de votre mépris et de votre aine ; maintenant que je l’é, j’orai le couraje que mon projet exije. Mon parti est pris et l’honneur de ma famille le commande : je vais donc mettre un terme à mes souffransses. Ne faites aucune réflaictions sur mon projet, Henry. Il est affreux, je le sais, mais mon état m’y forsse. Sans secour, sans soutien, sans un ami pour me consoler, puije vivre ? non. Le sort en a désidé. Ainci dans deux jours, Henry, dans deux jours Ida ne cera plus digne de votre estime ; mais recevez le serment que je vous fais d’avoir ma conscience tranquille, puisque je n’ai jamais sésé d’être digne de votre amitié. O Henry, mon ami, car je ne changerai jamais pour vous, promettez-moi que vous me pardonnerèz la carrier que je vait embrasser. Mon amour m’a donné du courage, il me soutiendra dans la vertu. Mon cœur d’ailleur plain de ton image cera pour moi un préservatife contre la séduction. N’oubliez jamais que mon sort est votre ouvrage, et jugez-vous. Puice le ciel ne pas vous punir de vos crimes, c’est à genoux que je lui demende votre pardon, car je le sens, il ne me manquerai plus à mes maux que la douleur de vous savoir malheureux.
- A toi, répondit-il.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/35]]==
Malgré le dénument où je me trouve, je refuserai tout èspec de secour de vous. Si vous m’aviez aimé, j’orai pu les recevoir comme venent de la mitié, mais un bienfait exité par la pitié, mon ame le repousse et je cerois plus lache en le resevent que celui qui me le proposerai. J’ai une grâce a vous demander. Je ne sais pas le temps que je dois rester chez madame Meynardie, soyez assez généreux déviter di paroitre devent moi. Vos deux dernier visites mon fait un mal dont je me résentirai longtemps : je ne veux point entrer dans des détailles sur votre condhuite à ce sujet. Vous me haisez, ce mot est gravé dans mon cœur et la glassé défroit. Hélas ! c’est au moment où j’ai besoin de tout mon courage que toutes mes facultés ma bandonnent, Henry, mon ami, avant que j’aie mis une barrier entre nous, donne moi une dernier preuve de ton estime : écris-moi, répons moi, dis moi que tu mestime encore quoique ne m’aimant plus. Malgré que mes yeux soit toujours dignes de rencontrer les vôtres, je ne solicite pas d’entrevue : je crains tout de ma faiblesse et de mon amour. Mais de grâce écrivez moi un mot de suite, il me donnera le courage dont j’ai besoin pour supporter mes adversités. Adieu l’oteur de tous mes maux, mais le seul ami que mon cœur ai choisi et qu’il n’oublira jamais.
 
" IDA. "
- A moi seule ?
 
Cette vie de jeune fille dont l’amour trompé, les joies funestes, les douleurs, la misère et l’épouvantable résignation étaient résumés en si peu de mots ; ce poème inconnu, mais essentiellement parisien, écrit dans cette lettre sale, agirent pendant un moment sur monsieur de Maulincour, qui finit par se demander si cette Ida ne serait pas une parente de madame Jules, et si le rendez-vous du soir, duquel il avait été fortuitement témoin, n’était pas nécessité par quelque tentative charitable. Que le vieux pauvre eût séduit Ida ?… cette séduction tenait du prodige. En se jouant dans le labyrinthe de ses réflexions qui se croisaient et se détruisaient l’une par l’autre, le baron arriva près de la rue Pagevin, et vit un fiacre arrêté dans le bout de la rue des Vieux-Augustins qui avoisine la rue Montmartre. Tous les fiacres stationnés lui disaient quelque chose. — Y serait-elle ? pensa-t-il. Et son cœur battait par un mouvement chaud et fiévreux. Il poussa la petite porte à grelot, mais en baissant la tête et en obéissant à une sorte de honte, car il entendait
- Oui !
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/36]]==
une voix secrète qui lui disait : — Pourquoi mets-tu le pied dans ce mystère ?
 
Il monta quelques marches, et se trouva nez à nez avec la vieille portière.
- Oh ! voilà un oui bien hasardé.
 
— Monsieur Ferragus ?
Ils se couchèrent. En s’endormant madame Jules se dit : Décidément, monsieur de Maulincour sera la cause de quelque malheur. Jules est préoccupé, distrait, et garde des pensées qu’il ne me dit pas. Il était environ trois heures du matin lorsque madame Jules fut réveillée par un pressentiment qui l’avait frappée au cœur pendant son sommeil. Elle eut une perception à la fois physique et morale de l’absence de son mari. Elle ne sentait plus le bras que Jules lui passait sous la tête, ce bras dans lequel elle dormait heureuse, paisible, depuis cinq années, et qu’elle ne fatiguait jamais. Puis une voix lui avait dit : - Jules souffre, Jules pleure.... Elle leva la tête, se mit sur son séant, trouva la place de son mari froide, et l’aperçut assis devant le feu, les pieds sur le garde-cendre, la tête appuyée sur le dos d’un grand fauteuil. Jules avait des larmes sur les joues. La pauvre femme se jeta vivement à bas du lit, et sauta d’un bond sur les genoux de son mari.
 
— Connais pas…
- Jules, qu’as-tu ? souffres-tu ? parle ! dis ! dis-moi ! Parle-moi, si tu m’aimes. En un moment elle lui jeta cent paroles qui exprimaient la tendresse la plus profonde.
 
— Comment, monsieur Ferragus ne demeure pas ici ?
Jules se mit aux pieds de sa femme, lui baisa les genoux, les mains, et lui répondit en laissant échapper de nouvelles larmes : - Ma chère Clémence, je suis bien malheureux ! Ce n’est pas aimer que de se défier de sa maîtresse, et tu es ma maîtresse. Je t’adore en te soupçonnant... Les paroles que cet homme m’a dites ce soir m’ont frappé au cœur ; elles y sont restées malgré moi pour me bouleverser. Il y a là-dessous quelque mystère. Enfin, j’en rougis, tes explications ne m’ont pas satisfait. Ma raison me jette des lueurs que mon amour me fait repousser. C’est un affreux combat. Pouvais-je rester là, tenant ta tête en y soupçonnant des pensées qui me seraient inconnues ? - Oh ! je te crois, je te crois, lui cria-t-il vivement en la voyant sourire avec tristesse, et ouvrir la bouche pour parler. Ne me dis rien, ne me
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/56]]==
reproche rien. De toi, la moindre parole me tuerait. D’ailleurs pourrais-tu me dire une seule chose que je ne me sois dite depuis trois heures ? Oui, depuis trois heures, je suis là, te regardant dormir, si belle, admirant ton front si pur et si paisible. Oh ! oui, tu m’as toujours dit toutes tes pensées, n’est-ce pas ? Je suis seul dans ton âme. En te contemplant, en plongeant mes yeux dans les tiens, j’y vois bien tout. Ta vie est toujours aussi pure que ton regard est clair. Non, il n’y a pas de secret derrière cet oeil si transparent. Il se souleva, et la baisa sur les yeux. - Laisse moi t’avouer, ma chère créature, que depuis cinq ans ce qui grandissait chaque jour mon bonheur, c’était de ne te savoir aucune de ces affections naturelles qui prennent toujours un peu sur l’amour. Tu n’avais ni sœur, ni père, ni mère, ni compagne, et je n’étais alors ni au-dessus ni au-dessous de personne dans ton cœur : j’y étais seul. Clémence, répète-moi toutes les douceurs d’âme que tu m’as si souvent dites, ne me gronde pas, console-moi, je suis malheureux. J’ai certes un soupçon odieux à me reprocher, et toi tu n’as rien dans le cœur qui te brûle. Ma bien-aimée, dis, pouvais-je rester ainsi près de toi ? Comment deux têtes qui sont si bien unies demeureraient-elles sur le même oreiller quand l’une d’elles souffre et que l’autre est tranquille... - A quoi penses-tu donc ? s’écria-t-il brusquement en voyant Clémence songeuse, interdite, et qui ne pouvait retenir des larmes.
 
— Nous n’avons pas ça dans la maison.
- Je pense à ma mère, répondit-elle d’un ton grave. Tu ne saurais connaître, Jules, la douleur de ta Clémence obligée de se souvenir des adieux mortuaires de sa mère, en entendant ta voix, la plus douce des musiques ; et de songer à la solennelle pression des mains glacées d’une mourante, en sentant la caresse des tiennes en un moment où tu m’accables des témoignages de ton délicieux amour. Elle releva son mari, le prit, l’étreignit avec une force nerveuse bien supérieure à celle d’un homme, lui baisa les cheveux et le couvrit de larmes. - Ah ! je voudrais être hachée vivante pour toi ! Dis-moi bien que je te rends heureux, que je suis pour toi la plus belle des femmes, que je suis mille femmes pour toi. Mais tu es aimé comme nul homme ne le sera jamais. Je ne sais pas ce que veulent dire les mots devoir et vertu. Jules, je t’aime pour toi, je suis heureuse de t’aimer, et je t’aimerai toujours mieux jusqu’à mon dernier souffle. J’ai quelque orgueil de mon amour, je me crois destinée à n’éprouver qu’un sentiment dans ma vie. Ce que
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/57]]==
je vais te dire est affreux, peut-être : je suis contente de ne pas avoir d’enfant, et n’en souhaite point. Je me sens plus épouse que mère. Eh ! bien, as-tu des craintes ? Ecoute-moi, mon amour, promets-moi d’oublier, non pas cette heure mêlée de tendresse et de doutes, mais les paroles de ce fou. Jules, je le veux. Promets-moi de ne le point voir, de ne point aller chez lui. J’ai la conviction que si tu fais un seul pas de plus dans ce dédale, nous roulerons dans un abîme où je périrai, mais en ayant ton nom sur les lèvres et ton cœur dans mon cœur. Pourquoi me mets-tu donc si haut en ton âme, et si bas en réalité ? Comment, toi qui fais crédit à tant de gens de leur fortune, tu ne me ferais pas l’aumône d’un soupçon ; et, pour la première occasion dans ta vie où tu peux me prouver une foi sans bornes, tu me détrônerais de ton cœur ! Entre un fou et moi, c’est le fou que tu crois, oh ! Jules. Elle s’arrêta, chassa les cheveux qui retombaient sur son front et sur son cou ; puis, d’un accent déchirant, elle ajouta : - J’en ai trop dit, un mot devait suffire. Si ton âme et ton front conservent un nuage, quelque léger qu’il puisse être, sache-le bien, j’en mourrai !
 
— Mais, ma bonne femme…
Elle ne put réprimer un frémissement, et pâlit.
 
— Je ne suis pas une bonne femme, monsieur, je suis concierge.
- Oh ! je tuerai cet homme, se dit Jules en saisissant sa femme et la portant dans son lit.
 
- Dormons enMais, paixmadame, monreprit ange,le reprit-ilbaron, j’ai toutune oublié,lettre jeà teremettre leà monsieur jureFerragus.
 
— Ah ! si monsieur a une lettre, dit-elle en changeant de ton, la chose est bien différente. Voulez-vous la faire voir, votre lettre ? Auguste montra la lettre pliée. La vieille hocha la tête d’un air de doute, hésita, sembla vouloir quitter sa loge pour aller instruire le mystérieux Ferragus de cet incident imprévu ; puis elle dit : — Eh ! bien, montez, monsieur. Vous devez savoir où c’est…. Sans répondre à cette phrase, par laquelle cette vieille rusée pouvait lui tendre un piége, l’officier grimpa lestement les escaliers, et sonna vivement à la porte du second étage. Son instinct d’amant lui disait : — Elle est là.
Clémence s’endormit sur cette douce parole, plus doucement répétée. Puis Jules, la regardant endormie, se dit en lui-même : - Elle a raison, quand l’amour est si pur, un soupçon le flétrit. Pour cette âme si fraîche, pour cette fleur si tendre, une flétrissure, oui, ce doit être la mort.
 
L’inconnu du porche, le Ferragus ou l ’oteur des maux d’Ida, ouvrit lui-même. Il se montra vêtu d’une robe de chambre à fleurs, d’un pantalon de molleton blanc, les pieds chaussés dans de jolies pantoufles en tapisserie, et la tête débarbouillée. Madame Jules, dont la tête dépassait le chambranle de la porte de la seconde pièce, pâlit et tomba sur une chaise.
Quand, entre deux êtres pleins d’affection l’un pour l’autre, et dont la vie s’échange à tout moment, un nuage est survenu, quoique ce nuage se dissipe, il laisse dans les âmes quelques traces de son passage. Ou la tendresse devient plus vive, comme la terre est plus belle après la pluie ; ou la secousse retentit encore, comme un lointain tonnerre dans un ciel pur ; mais il est impossible de se retrouver dans sa vie antérieure, et il faut que l’amour croisse ou qu’il diminue. Au déjeuner, monsieur et madame Jules eurent l’un pour l’autre de ces soins dans lesquels il entre un peu d’affectation. C’était de ces regards pleins d’une gaieté presque forcée, et qui semblent être l’effort de gens empressés à se tromper eux-mêmes. Jules
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/58]]==
avait des doutes involontaires, et sa femme avait des craintes certaines. Néanmoins, sûrs l’un de l’autre, ils avaient dormi. Cet état de gêne était-il dû à un défaut de foi, au souvenir de leur scène nocturne ? Ils ne le savaient pas eux-mêmes. Mais ils s’étaient aimés, ils s’aimaient trop purement pour que l’impression à la fois cruelle et bienfaisante de cette nuit ne laissât pas quelques traces dans leurs âmes ; jaloux tous deux de les faire disparaître et voulant revenir tous les deux le premier l’un à l’autre, ils ne pouvaient s’empêcher de songer à la cause première d’un premier désaccord. Pour des âmes aimantes, ce n’est pas des chagrins, la peine est loin encore ; mais c’est une sorte de deuil difficile à peindre. S’il y a des rapports entre les couleurs et les agitations de l’âme ; si, comme l’a dit l’aveugle de Locke, l’écarlate doit produire à la vue les effets produits dans l’ouïe par une fanfare, il peut être permis de comparer à des teintes grises cette mélancolie de contre-coup. Mais l’amour attristé, l’amour auquel il reste un sentiment vrai de son bonheur momentanément troublé, donne des voluptés qui, tenant à la peine et à la joie, sont toutes nouvelles. Jules étudiait la voix de sa femme, il en épiait les regards avec le sentiment jeune qui l’animait dans les premiers moments de sa passion pour elle. Les souvenirs de cinq années tout heureuses, la beauté de Clémence, la naïveté de son amour, effacèrent alors promptement les derniers vestiges d’une intolérable douleur. Ce lendemain était un dimanche, jour où il n’y avait ni Bourse ni affaire ; les deux époux passèrent alors la journée ensemble, se mettant plus avant au cœur l’un de l’autre qu’ils n’y avaient jamais été, semblables à deux enfants qui, dans un moment de peur, se serrent, se pressent et se tiennent, s’unissant par instinct. Il y a dans une vie à deux de ces journées complétement heureuses, dues au hasard, et qui ne se rattachent ni à la veille, ni au lendemain, fleurs éphémères !... Jules et Clémence en jouirent délicieusement, comme s’ils eussent pressenti que c’était la dernière journée de leur vie amoureuse. Quel nom donner à cette puissance inconnue qui fait hâter le pas des voyageurs sans que l’orage se soit encore manifesté, qui fait resplendir de vie et de beauté le mourant quelques jours avant sa mort et lui inspire les plus riants projets, qui conseille au savant de hausser sa lampe nocturne au moment où elle l’éclaire parfaitement, qui fait craindre à une mère le regard trop profond jeté sur son enfant par un homme perspicace ? Nous subissons tous cette influence dans les
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/59]]==
grandes catastrophes de notre vie, et nous ne l’avons encore ni nommée ni étudiée : c’est plus que le pressentiment, et ce n’est pas encore la vision. Tout alla bien jusqu’au lendemain. Le lundi, Jules Desmarets, obligé d’être à la Bourse à son heure accoutumée, ne sortit pas sans aller, suivant son habitude, demander à sa femme si elle voulait profiter de sa voiture.
 
— Qu’avez-vous, madame, s’écria l’officier en s’élançant vers elle.
- Non, dit-elle, il fait trop mauvais temps pour se promener.
 
Mais Ferragus étendit le bras et rejeta vivement l’officieux en arrière par un mouvement si sec qu’Auguste crut avoir reçu dans la poitrine un coup de barre de fer.
En effet, il pleuvait à verse. Il était environ deux heures et demie quand monsieur Desmarets se rendit au Parquet et au Trésor. A quatre heures, en sortant de la Bourse, il se trouva nez à nez devant monsieur de Maulincour, qui l’attendait là avec la pertinacité fiévreuse que donnent la haine et la vengeance.
 
— Arrière ! monsieur, dit cet homme. Que nous voulez-vous ? Vous rôdez dans le quartier depuis cinq à six jours. Seriez-vous un espion ?
- Monsieur, j’ai des renseignements importants à vous communiquer, dit l’officier en prenant l’Agent de change par le bras. Ecoutez, je suis un homme trop loyal pour avoir recours à des lettres anonymes qui troubleraient votre repos, j’ai préféré vous parler. Enfin croyez que s’il ne s’agissait pas de ma vie, je ne m’immiscerais, certes, en aucune manière dans les affaires d’un ménage, quand même je pourrais m’en croire le droit.
 
— Etes-vous monsieur Ferragus ? dit le baron.
- Si ce que vous avez à me dire concerne madame Desmarets, répondit Jules, je vous prierai, monsieur, de vous taire.
 
— Non, monsieur.
- Si je me taisais, monsieur, vous pourriez voir avant peu madame Jules sur les bancs de la Cour d’assises, à côté d’un forçat. Faut-il me taire maintenant ?
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/37]]==
 
— Néanmoins, reprit Auguste, je dois vous remettre ce papier, que vous avez perdu sous la porte de la maison où nous étions tous deux pendant la pluie.
Jules pâlit, mais sa belle figure reprit promptement un calme faux ; puis, entraînant l’officier sous un des auvents de la Bourse provisoire où ils se trouvaient alors, il lui dit d’une voix que voilait une profonde émotion intérieure : - Monsieur, je vous écouterai ; mais il y aura entre nous un duel à mort si....
 
En parlant et en tendant la lettre à cet homme, le baron ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil sur la pièce où le recevait Ferragus, il la trouva fort bien décorée, quoique simplement. Il y avait du feu dans la cheminée ; tout auprès était une table servie plus somptueusement que ne le comportaient l’apparente situation de cet homme et la médiocrité de son loyer. Enfin, sur une causeuse de la seconde pièce, qu’il lui fut possible de voir, il aperçut un tas d’or, et entendit un bruit qui ne pouvait être produit que par des pleurs de femme.
- Oh ! j’y consens, s’écria monsieur de Maulincour, j’ai pour vous la plus grande estime. Vous parlez de mort, monsieur ? Vous ignorez sans doute que votre femme m’a peut-être fait empoisonner samedi soir. Oui, monsieur, depuis avant-hier, il se passe en moi quelque chose d’extraordinaire ; mes cheveux me distillent intérieurement à travers le crâne une fièvre et une langueur mortelle, et je sais parfaitement quel homme a touché mes cheveux pendant le bal.
 
— Ce papier m’appartient, je vous remercie, dit l’inconnu en se tournant de manière à faire comprendre au baron qu’il désirait le renvoyer aussitôt.
Monsieur de Maulincour raconta, sans en omettre un seul fait, et son amour platonique pour madame Jules, et les détails de l’aventure
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/60]]==
qui commence cette scène. Tout le monde l’eût écoutée avec autant d’attention que l’agent de change ; mais le mari de madame Jules avait le droit d’en être plus étonné que qui que ce fût au monde. Là se déploya son caractère, il fut plus surpris qu’abattu. Devenu juge, et juge d’une femme adorée, il trouva dans son âme la droiture du juge, comme il en prit l’inflexibilité. Amant encore, il songea moins à sa vie brisée qu’à celle de cette femme ; il écouta, non sa propre douleur, mais la voix lointaine qui lui criait : - Clémence ne saurait mentir ! Pourquoi te trahirait-elle ?
 
Trop curieux pour faire attention à l’examen profond dont il était l’objet, Auguste ne vit pas les regards à demi magnétiques par lesquels l’inconnu semblait vouloir le dévorer ; mais s’il eût rencontré cet œil de basilic, il aurait compris le danger de sa position. Trop passionné pour penser à lui-même, Auguste salua, descendit, et retourna chez lui, en essayant de trouver un sens dans la réunion de ces trois personnes : Ida, Ferragus et madame Jules ; occupation qui, moralement, équivalait à chercher l’arrangement des morceaux de bois biscornus du casse-tête chinois, sans avoir la clef du jeu. Mais madame Jules l’avait vu, madame Jules venait là, madame Jules lui avait menti. Maulincour se proposa d’aller rendre une visite à cette femme le lendemain, elle ne pouvait pas refuser de le voir, il s’était fait son complice, il avait les pieds et les mains dans cette ténébreuse intrigue. Il tranchait déjà du sultan, et pensait à demander impérieusement à madame Jules de lui révéler tous ses secrets.
- Monsieur, dit l’officier aux gardes en terminant, certain d’avoir reconnu, samedi soir, dans monsieur de Funcal, ce Ferragus que la police croit mort, j’ai mis aussitôt sur ses traces un homme intelligent. En revenant chez moi, je me suis souvenu, par un heureux hasard, du nom de madame Meynardie, cité dans la lettre de cette Ida, la maîtresse présumée de mon persécuteur. Muni de ce seul renseignement, mon émissaire me rendra promptement compte de cette épouvantable aventure, car il est plus habile à découvrir la vérité que ne l’est la police elle-même.
 
En ce temps-là, Paris avait la fièvre des constructions. Si Paris est un monstre, il est assurément le plus maniaque des monstres. Il s’éprend de mille fantaisies : tantôt il bâtit comme un grand seigneur qui aime la truelle ; puis, il laisse sa truelle et devient militaire ; il s’habille de la tête aux pieds en garde national, fait l’exercice et fume ; tout à coup il abandonne les répétitions militaires et jette son cigare ; puis il se désole, fait faillite, vend ses meubles sur la place du Châtelet, dépose son bilan ; mais quelques
- Monsieur, répondit l’Agent de change, je ne saurais vous remercier de cette confidence. Vous m’annoncez des preuves, des témoins, je les attendrai. Je poursuivrai courageusement la vérité dans cette affaire étrange, mais vous me permettrez de douter jusqu’à ce que l’évidence des faits me soit prouvée. En tout cas, vous aurez satisfaction, car vous devez comprendre qu’il nous en faut une.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/38]]==
jours après, il arrange ses affaires, se met en fête et danse. Un jour il mange du sucre d’orge à pleines mains, à pleines lèvres ; hier il achetait du papier Weynen ; aujourd’hui le monstre a mal aux dents et s’applique un alexipharmaque sur toutes ses murailles ; demain il fera ses provisions de pâte pectorale.Il a ses manies pour le mois, pour la saison, pour l’année, comme ses manies d’un jour. En ce moment donc, tout le monde bâtissait et démolissait quelque chose, on ne sait quoi encore. Il y avait très-peu de rues qui ne vissent l’échafaudage à longues perches, garni de planches mises sur des traverses et fixées d’étages en étages dans des boulins ; construction frêle, ébranlée par les Limousins, mais assujettie par des cordages, toute blanche de plâtre, rarement garantie des atteintes d’une voiture par ce mur de planches, enceinte obligée des monuments qu’on ne bâtit pas. Il y a quelque chose de maritime dans ces mâts, dans ces échelles, dans ces cordages, dans les cris des maçons. Or, à douze pas de l’hôtel Maulincour, un de ces bâtiments éphémères était élevé devant une maison que l’on construisait en pierres de taille. Le lendemain, au moment où le baron de Maulincour passait en cabriolet devant cet échafaud, en allant chez madame Jules, une pierre de deux pieds carrés, arrivée au sommet des perches, s’échappa de ses liens de corde en tournant sur elle-même, et tomba sur le domestique, qu’elle écrasa derrière le cabriolet. Un cri d’épouvante fit trembler l’échafaudage et les maçons ; l’un d’eux, en danger de mort, se tenait avec peine aux longues perches et paraissait avoir été touché par la pierre. La foule s’amassa promptement. Tous les maçons descendirent, criant, jurant et disant que le cabriolet de monsieur de Maulincour avait causé un ébranlement à leur grue. Deux pouces de plus, et l’officier avait la tête coiffée par la pierre. Le valet était mort, la voiture était brisée. Ce fut un événement pour le quartier, les journaux le rapportèrent. Monsieur de Maulincour, sûr de n’avoir rien touché, se plaignit. La justice intervint. Enquête faite, il fut prouvé qu’un petit garçon, armé d’une latte, montait la garde et criait aux passants de s’éloigner. L’affaire en resta là. Monsieur de Maulincour en fut pour son domestique, pour sa terreur, et resta dans son lit pendant quelques jours ; car l’arrière-train du cabriolet en se brisant lui avait fait des contusions ; puis, la secousse nerveuse causée par la surprise lui donna la fièvre. Il n’alla pas chez madame Jules. Dix jours après cet événement, et à sa première sortie, il se
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/39]]==
rendait au bois de Boulogne dans son cabriolet restauré, lorsqu’en descendant la rue de Bourgogne, à l’endroit où se trouve l’égout, en face la Chambre des Députés, l’essieu se cassa net par le milieu, et le baron allait si rapidement que cette cassure eut pour effet de faire tendre les deux roues à se rejoindre assez violemment pour lui fracasser la tête ; mais il fut préservé de ce danger par la résistance qu’opposa la capote. Néanmoins il reçut une blessure grave au côté. Pour la seconde fois en dix jours il fut rapporté quasi mort chez la douairière éplorée. Ce second accident lui donna quelque défiance, et il pensa, mais vaguement, à Ferragus et à madame Jules. Pour éclaircir ses soupçons, il garda l’essieu brisé dans sa chambre, et manda son carrossier. Le carrossier vint, regarda l’essieu, la cassure, et prouva deux choses à monsieur de Maulincour. D’abord l’essieu ne sortait pas de ses ateliers ; il n’en fournissait aucun qu’il n’y gravât grossièrement les initiales de son nom, et il ne pouvait pas expliquer par quels moyens cet essieu avait été substitué à l’autre ; puis la cassure de cet essieu suspect avait été ménagée par une chambre, espèce de creux intérieur, par des soufflures et par des pailles très-habilement pratiquées.
 
— Eh ! monsieur le baron, il a fallu être joliment malin, dit-il, pour arranger un essieu sur ce modèle, on jurerait que c’est naturel…
Monsieur Jules revint chez lui.
 
Monsieur de Maulincour pria son carrossier de ne rien dire de cette aventure, et se tint pour dûment averti. Ces deux tentatives d’assassinat étaient ourdies avec une adresse qui dénotait l’inimitié de gens supérieurs.
- Qu’as-tu, Jules ? lui dit sa femme, tu es pâle à faire peur.
 
— C’est une guerre à mort, se dit-il en s’agitant dans son lit, une guerre de sauvage, une guerre de surprise, d’embuscade, de traîtrise, déclarée au nom de madame Jules. A quel homme appartient-elle donc ? De quel pouvoir dispose donc ce Ferragus ?
- Le temps est froid, dit-il en marchant d’un pas lent dans cette chambre où tout parlait de bonheur et d’amour, cette chambre si calme où se préparait une tempête meurtrière.
 
Enfin monsieur de Maulincour, quoique brave et militaire, ne put s’empêcher de frémir. Au milieu de toutes les pensées qui l’assaillirent, il y en eut une contre laquelle il se trouva sans défense et sans courage : le poison ne serait-il pas bientôt employé par ses ennemis secrets ? Aussitôt, dominé par des craintes que sa faiblesse momentanée, que la diète et la fièvre augmentaient encore, il fit venir une vieille femme attachée depuis long-temps à sa grand’mère, une femme qui avait pour lui un de ces sentiments à demi maternels, le sublime du commun. Sans s’ouvrir entièrement à
- Tu n’es pas sortie aujourd’hui, reprit-il machinalement en apparence.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/40]]==
elle, il la chargea d’acheter secrètement, et chaque jour, en des endroits différents, les aliments qui lui étaient nécessaires, en lui recommandant de les mettre sous clef, et de les lui apporter elle-même, sans permettre à qui que ce fût de s’en approcher quand elle les lui servirait. Enfin il prit les précautions les plus minutieuses pour se garantir de ce genre de mort. Il se trouvait au lit, seul, malade ; il pouvait donc penser à loisir à sa propre défense, le seul besoin assez clairvoyant pour permettre à l’égoïsme humain de ne rien oublier. Mais le malheureux malade avait empoisonné sa vie par la crainte ; et, malgré lui, le soupçon teignit toutes les heures de ses sombres nuances. Cependant ces deux leçons d’assassinat lui apprirent une des vertus les plus nécessaires aux hommes politiques, il comprit la haute dissimulation dont il faut user dans le jeu des grands intérêts de la vie. Taire son secret n’est rien ; mais se taire à l’avance, mais savoir oublier un fait pendant trente ans, s’il le faut, à la manière d’Ali Pacha, pour assurer une vengeance méditée pendant trente ans, est une belle étude en un pays où il y a peu d’hommes qui sachent dissimuler pendant trente jours. Monsieur de Maulincour ne vivait plus que par madame Jules. Il était perpétuellement occupé à examiner sérieusement les moyens qu’il pouvait employer dans cette lutte inconnue pour triompher d’adversaires inconnus. Sa passion anonyme pour cette femme grandissait de tous ces obstacles. Madame Jules était toujours debout, au milieu de ses pensées et de son cœur, plus attrayante alors par ses vices présumés que par les vertus certaines qui en avaient fait pour lui son idole.
 
Le malade, voulant reconnaître les positions de l’ennemi, crut pouvoir sans danger initier le vieux vidame aux secrets de sa situation. Le commandeur aimait Auguste comme un père aime les enfants de sa femme ; il était fin, adroit, il avait un esprit diplomatique. Il vint donc écouter le baron, hocha la tête, et tous deux tinrent conseil. Le bon vidame ne partagea pas la confiance de son jeune ami, quand Auguste lui dit qu’au temps où ils vivaient, la police et le pouvoir étaient à même de connaître tous les mystères, et que, s’il fallait absolument y recourir, il trouverait en eux de puissants auxiliaires.
Il fut poussé sans doute à faire cette question par la dernière des mille pensées qui s’étaient secrètement enroulées dans une méditation lucide, quoique précipitamment activée par la jalousie.
 
Le vieillard lui répondit gravement : — La police, mon cher enfant, est ce qu’il y a de plus inhabile au monde, et le pouvoir ce qu’il y a de plus faible dans les questions individuelles. Ni la police,
- Non, répondit-elle avec un faux accent de candeur.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/41]]==
ni le pouvoir ne savent lire au fond des cœurs. Ce qu’on doit raisonnablement leur demander, c’est de rechercher les causes d’un fait. Or, le pouvoir et la police sont éminemment impropres à ce métier : ils manquent essentiellement de cet intérêt personnel qui révèle tout à celui qui a besoin de tout savoir. Aucune puissance humaine ne peut empêcher un assassin ou un empoisonneur d’arriver soit au cœur d’un prince, soit à l’estomac d’un honnête homme. Les passions font toute la police.
 
Le commandeur conseilla fortement au baron de s’en aller en Italie, d’Italie en Grèce, de Grèce en Syrie, de Syrie en Asie, et de ne revenir qu’après avoir convaincu ses ennemis secrets de son repentir, et de faire ainsi tacitement sa paix avec eux ; sinon, de rester dans son hôtel, et même dans sa chambre, où il pouvait se garantir des atteintes de ce Ferragus, et n’en sortir que pour l’écraser en toute sûreté.
En ce moment, Jules aperçut dans le cabinet de toilette de sa femme quelques gouttes d’eau sur le chapeau de velours qu’elle
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/61]]==
mettait le matin. Monsieur Jules était un homme violent, mais aussi plein de délicatesse, et il lui répugna de placer sa femme en face d’un démenti. Dans une telle situation, tout doit être fini pour la vie entre certains êtres. Cependant ces gouttes d’eau furent comme une lueur qui lui déchira la cervelle. Il sortit de sa chambre, descendit à la loge, et dit à son concierge, après s’être assuré qu’il y était seul : - Fouquereau, cent écus de rente si tu dis vrai, chassé si tu me trompes, et rien si, m’ayant dit la vérité, tu parles de ma question et de ta réponse.
 
— Il ne faut toucher à son ennemi que pour lui abattre la tête, lui dit-il gravement.
Il s’arrêta pour bien voir son concierge qu’il attira sous le jour de la fenêtre, et reprit : - Madame est-elle sortie ce matin ?
 
Néanmoins, le vieillard promit à son favori d’employer tout ce que le ciel lui avait départi d’astuce pour, sans compromettre personne, pousser des reconnaissances chez l’ennemi, en rendre bon compte, et préparer la victoire. Le commandeur avait un vieux Figaro retiré, le plus malin singe qui jamais eût pris figure humaine, jadis spirituel comme un diable, faisant tout de son corps comme un forçat, alerte comme un voleur, fin comme une femme mais tombé dans la décadence du génie, faute d’occasions, depuis la nouvelle constitution de la société parisienne, qui a mis en réforme les valets de comédie. Ce Scapin émérite était attaché à son maître comme à un être supérieur ; mais le rusé vidame ajoutait chaque année aux gages de son ancien prévôt de galanterie une assez forte somme, attention qui en corroborait l’amitié naturelle par les liens de l’intérêt, et valait au vieillard des soins que la maîtresse la plus aimante n’eût pas inventés pour son ami malade. Ce fut cette perle des vieux valets de théâtre, débris du dernier siècle, ministre incorruptible, faute de passions à satisfaire, auquel se fièrent le commandeur et monsieur de Maulincour.
- Madame est sortie à trois heures moins un quart, et je crois l’avoir vue rentrer il y a une demi-heure.
 
— Monsieur le baron gâterait tout, dit ce grand homme en livrée appelé au conseil. Que monsieur mange, boive et dorme tranquillement. Je prends tout sur moi.
- Cela est vrai, sur ton honneur ?
 
En effet, huit jours après la conférence, au moment où monsieur de Maulincour,
- Oui, monsieur.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/42]]==
parfaitement remis de son indisposition, déjeunait avec sa grand’mère et le vidame, Justin entra pour faire son rapport. Puis, avec cette fausse modestie qu’affectent les gens de talent, il dit, lorsque la douairière fut rentrée dans ses appartements :
 
— Ferragus n’est pas le nom de l’ennemi qui poursuit monsieur le baron. Cet homme, ce diable s’appelle Gratien, Henri, Victor, Jean-Joseph Bourignard. Le sieur Gratien Bourignard est un ancien entrepreneur de bâtiments, jadis fort riche, et surtout l’un des plus jolis garçons de Paris, un Lovelace capable de séduire Grandisson. Ici s’arrêtent mes renseignements. Il a été simple ouvrier, et les Compagnons de l’Ordre des Dévorants l’ont, dans le temps, élu pour chef, sous le nom de Ferragus XXIII. La police devrait savoir cela, si la police était instituée pour savoir quelque chose. Cet homme a déménagé, ne demeure plus rue des Vieux-Augustins, et perche maintenant rue Joquelet, madame Jules Desmarest va le voir souvent ; assez souvent son mari, en allant à la Bourse, la mène rue Vivienne, ou elle mène son mari à la Bourse. Monsieur le vidame connaît trop bien ces choses là pour exiger que je lui dise si c’est le mari qui mène sa femme ou la femme qui mène son mari ; mais madame Jules est si jolie que je parierais pour elle. Tout cela est du dernier positif. Mon Bourignard joue souvent au numéro 129. C’est, sous votre respect, monsieur, un farceur qui aime les femmes, et qui vous a ses petites allures comme un homme de condition. Du reste, il gagne souvent, se déguise comme un acteur, se grime comme il veut, et vous a la vie la plus originale du monde. Je ne doute pas qu’il n’ait plusieurs domiciles, car, la plupart du temps, il échappe à ce que monsieur le commandeur nomme les investigations parlementaires. Si monsieur le désire, on peut néanmoins s’en défaire honorablement, eu égard à ses habitudes. Il est toujours facile de se débarrasser d’un homme qui aime les femmes. Néanmoins, ce capitaliste parle de déménager encore. Maintenant, monsieur le vidame et monsieur le baron ont-ils quelque chose à me commander ?
- Tu auras la rente que je t’ai promise ; mais si tu parles, souviens-toi de ma promesse ! alors tu perdrais tout.
 
— Justin, je suis content de toi, ne va pas plus loin sans ordre ; mais veille ici à tout, de manière que monsieur le baron n’ait rien à craindre.
Jules revint chez sa femme.
 
— Mon cher enfant, reprit le vidame, reprends ta vie et oublie madame Jules.
- Clémence, lui dit-il, j’ai besoin de mettre un peu d’ordre dans mes comptes de maison, ne t’offense donc pas de ce que je vais te demander, Ne t’ai-je pas remis quarante mille francs depuis le commencement de l’année ?
 
— Non, non, dit Auguste, je ne céderai pas la place à Gratien
- Plus, dit-elle Quarante-sept.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/43]]==
Bourignard, je veux l’avoir pieds et poings liés, et madame Jules aussi.
 
Le soir, le baron Auguste de Maulincour, récemment promu à un grade supérieur dans une compagnie des Gardes-du-corps, alla au bal, à l’Elysée-Bourbon, chez madame la duchesse de Berri. Là, certes, il ne pouvait y avoir aucun danger à redouter pour lui. Le baron de Maulincour en sortit néanmoins avec une affaire d’honneur à vider, une affaire qu’il était impossible d’arranger. Son adversaire, le marquis de Ronquerolles, avait les plus fortes raisons de se plaindre d’Auguste, et Auguste y avait donné lieu par son ancienne liaison avec la sœur de monsieur de Ronquerolles, la comtesse de Serizy. Cette dame, qui n’aimait pas la sensiblerie allemande, n’en était que plus exigeante dans les moindres détails de son costume de prude. Par une de ces fatalités inexplicables, Auguste fit une innocente plaisanterie que madame de Serizy prit fort mal, et de laquelle son frère s’offensa. L’explication eut lieu dans un coin, à voix basse. En gens de bonne compagnie, les deux adversaires ne firent point de bruit. Le lendemain seulement, la société du faubourg Saint-Honoré, du faubourg Saint-Germain, et le château, s’entretinrent de cette aventure. Madame de Serizy fut chaudement défendue, et l’on donna tous les torts à Maulincour. D’augustes personnages intervinrent. Des témoins de la plus haute distinction furent imposés à messieurs de Maulincour et de Ronquerolles, et toutes les précautions furent prises sur le terrain pour qu’il n’y eût personne de tué. Quand Auguste se trouva devant son adversaire, homme de plaisir, auquel personne ne refusait des sentiments d’honneur, il ne put voir en lui l’instrument de Ferragus, chef des Dévorants, mais il eut une secrète envie d’obéir à d’inexplicables pressentiments en questionnant le marquis.
- En trouverais-tu bien l’emploi ?
 
— Messieurs, dit-il aux témoins, je ne refuse certes pas d’essuyer le feu de monsieur de Ronquerolles ; mais, auparavant, je déclare que j’ai eu tort, je lui fais les excuses qu’il exigera de moi, publiquement même s’il le désire, parce que, quand il s’agit d’une femme, rien ne saurait, je crois, déshonorer un galant homme. J’en appelle donc à sa raison et à sa générosité, n’y a-t-il pas un peu de niaiserie à se battre quand le bon droit peut succomber ?…
- Mais oui, dit-elle. D’abord, j’avais à payer plusieurs mémoires de l’année dernière...
 
Monsieur de Ronquerolles n’admit pas cette façon de finir l’affaire, et alors le baron, devenu plus soupçonneux, s’approcha de son adversaire.
- Je ne saurai rien ainsi, se dit Jules, je m’y prends mal.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/44]]==
 
— Eh ! bien, monsieur le marquis, lui dit-il, engagez-moi, devant ces messieurs, votre foi de gentilhomme de n’apporter dans cette rencontre aucune raison de vengeance autre que celle dont il s’agit publiquement.
En ce moment le valet de chambre de Jules entra, et lui remit une lettre qu’il ouvrit par contenance ; mais il la lut avec avidité lorsqu’il eut jeté les yeux sur la signature.
 
— Monsieur, ce n’est pas une question à me faire.
" Monsieur,
 
Et monsieur de Ronquerolles alla se mettre à sa place. Il était convenu. par avance, que les deux adversaires se contenteraient d’échanger un coup de pistolet. Monsieur de Ronquerolles, malgré la distance déterminée qui semblait devoir rendre la mort de monsieur de Maulincour très-problématique, pour ne pas dire impossible, fit tomber le baron. La balle lui traversa les côtes, à deux doigts au-dessous du cœur, mais heureusement sans de fortes lésions.
Dans l’intérêt de votre repos et du nôtre, j’ai pris le parti de vous écrire sans avoir l’avantage d’être connue de vous ; mais ma position, mon âge et la crainte de quelque malheur me forcent à vous prier d’avoir de l’indulgence dans une conjoncture fâcheuse où se trouve notre famille désolée. Monsieur Auguste de Maulincour nous a donné depuis quelques jours des preuves d’aliénation mentale, et nous craignons qu’il ne trouble votre bonheur
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/62]]==
par des chimères dont il nous a entretenus, monsieur le commandeur de Pamiers et moi, pendant un premier accès de fièvre. Nous vous prévenons donc de sa maladie, sans doute guérissable encore, elle a des effets si graves et si importants pour l’honneur de notre famille et l’avenir de mon petit-fils, que je compte sur votre entière discrétion. Si monsieur le commandeur ou moi, monsieur, avions pu nous transporter chez vous, nous nous serions dispensés de vous écrire ; mais je ne doute pas que vous n’ayez égard à la prière qui vous est faite ici par une mère de brûler cette lettre.
 
— Vous visez trop bien, monsieur, dit l’officier aux gardes, pour avoir voulu venger des passions mortes.
Agréez l’assurance de ma parfaite considération.
 
Monsieur de Ronquerolles crut Auguste mort, et ne put retenir un sourire sardonique en entendant ces paroles.
Baronne de Maulincour, née de Rieux. "
 
— La sœur de Jules César, monsieur, ne doit pas être soupçonnée.
- Combien de tortures ! s’écria Jules.
 
— Toujours madame Jules, répondit Auguste.
- Mais que se passe-t-il donc en toi ? lui dit sa femme en témoignant une vive anxiété.
 
Il s’évanouit, sans pouvoir achever une mordante plaisanterie qui expira sur ses lèvres ; mais, quoiqu’il perdît beaucoup de sang, sa blessure n’était pas dangereuse. Après une quinzaine de jours pendant lesquels la douairière et le vidame lui prodiguèrent ces soins de vieillard, soins dont une longue expérience de la vie donne seule le secret, un matin sa grand’mère lui porta de rudes coups. Elle lui révéla les mortelles inquiétudes auxquelles étaient livrés ses vieux, ses derniers jours. Elle avait reçu une lettre signée d’un F, dans laquelle l’histoire de l’espionnage auquel s’était abaissé son petit-fils lui était, de point en point, racontée. Dans cette lettre, des actions indignes d’un honnête homme étaient reprochées à monsieur de Maulincour. Il avait, disait-on, mis une vieille femme rue de Ménars, sur la place de fiacres qui s’y trouve, vieille espionne occupée en apparence à vendre aux cochers l’eau de ses tonneaux, mais en réalité chargée d’épier les démarches de madame Jules Desmarets. Il avait espionné l’homme le plus inoffensif du monde pour en pénétrer tous les secrets, quand, de ces secrets, dépendait la vie ou la mort de trois personnes. Lui seul avait voulu la lutte impitoyable dans laquelle, déjà blessé trois fois, il succomberait
- J’en suis arrivé, répondit Jules, à me demander si c’est toi qui me fais parvenir cet avis pour dissiper mes soupçons, reprit-il en lui jetant la lettre. Ainsi juge de mes souffrances ?
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/45]]==
inévitablement, parce que sa mort avait été jurée, et serait sollicitée par tous les moyens humains. Monsieur de Maulincour ne pourrait même plus éviter son sort en promettant de respecter la vie mystérieuse de ces trois personnes, parce qu’il était impossible de croire à la parole d’un gentilhomme capable de tomber aussi bas que des agents de police ; et pourquoi, pour troubler, sans raison, la vie d’une femme innocente et d’un vieillard respectable. La lettre ne fut rien pour Auguste, en comparaison des tendres reproches que lui fit essuyer la baronne de Maulincour. Manquer de respect et de confiance envers une femme, l’espionner sans en avoir le droit ! Et devait-on espionner la femme dont on est aimé ? Ce fut un torrent de ces excellentes raisons qui ne prouvent jamais rien, et qui mirent, pour la première fois de sa vie, le jeune baron dans une des grandes colères humaines où germent, d’où sortent les actions les plus capitales de la vie.
 
— Puisque ce duel est un duel à mort, dit-il en forme de conclusion, je dois tuer mon ennemi par tous les moyens que je puis avoir à ma disposition.
- Le malheureux, dit madame Jules en laissant tomber le papier, je le plains, quoiqu’il me fasse bien du mal.
 
Aussitôt le commandeur alla trouver, de la part de monsieur de Maulincour, le chef de la police particulière de Paris, et, sans mêler ni le nom ni la personne de madame Jules au récit de cette aventure, quoiqu’elle en fût le nœud secret, il lui fit part des craintes que donnait à la famille de Maulincour le personnage inconnu assez osé pour jurer la perte d’un officier aux gardes, en face des lois et de la police. L’homme de la police leva de surprise ses lunettes vertes, se moucha plusieurs fois, et offrit du tabac au vidame, qui, par dignité, prétendait ne pas user de tabac, quoiqu’il en eût le nez barbouillé. Puis le Sous-Chef prit ses notes, et promit que, Vidocq et ses limiers aidant, il rendrait sous peu de jours bon compte à la famille Maulincour de cet ennemi, disant qu’il n’y avait pas de mystères pour la police de Paris. Quelques jours après, le chef vint voir monsieur le vidame à l’hôtel de Maulincour, et trouva le jeune baron parfaitement remis de sa dernière blessure. Alors, il leur fit en style administratif ses remercîments des indications qu’ils avaient eu la bonté de lui donner, en lui apprenant que ce Bourignard était un homme condamné à vingt ans de travaux forcés, mais miraculeusement échappé pendant le transport de la chaîne de Bicêtre à Toulon. Depuis treize ans, la police avait infructueusement essayé de le reprendre, après avoir su qu’il était
- Tu sais qu’il m’a parlé ?
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/46]]==
venu fort insouciamment habiter Paris, où il avait évité les recherches les plus actives, quoiqu’il fût constamment mêlé à beaucoup d’intrigues ténébreuses. Bref, cet homme, dont la vie offrait les particularités les plus curieuses, allait être certainement saisi à l’un de ses domiciles, et livré à la justice. Le bureaucrate termina son rapport officieux en disant à monsieur de Maulincour que s’il attachait assez d’importance à cette affaire pour être témoin de la capture de Bourignard, il pouvait venir le lendemain, à huit heures du matin, rue Sainte-Foi, dans une maison dont il lui donna le numéro. Monsieur de Maulincour se dispensa d’aller chercher cette certitude, s’en fiant, avec le saint respect que la police inspire à Paris, sur la diligence de l’administration. Trois jours après, n’ayant rien lu dans le journal sur cette arrestation, qui cependant devait fournir matière à quelque article curieux, monsieur de Maulincour conçut des inquiétudes, que dissipa la lettre suivante :
 
" Monsieur le baron,
- Ah ! tu es allé le voir malgré ta parole, dit-elle frappée de terreur.
 
" J’ai l’honneur de vous annoncer que vous ne devez plus conserver aucune crainte touchant l’affaire dont il est question. Le nommé Gratien Bourignard, dit Ferragus, est décédé hier, en son domicile, rue Joquelet, n o 7. Les soupçons que nous devions concevoir sur son identité ont pleinement été détruits par les faits. Le médecin de la Préfecture de police a été par nous adjoint à celui de la mairie, et le chef de la police de sûreté a fait toutes les vérifications nécessaires pour parvenir à une pleine certitude. D’ailleurs, la moralité des témoins qui ont signé l’acte de décès, et les attestations de ceux qui ont soigné ledit Bourignard dans ses derniers moments, entre autres celle du respectable vicaire de l’église Bonne-Nouvelle, auquel il a fait ses aveux, au tribunal de la pénitence, car il est mort en chrétien, ne nous ont pas permis de conserver les moindres doutes.
- Clémence, notre amour est en danger de périr, et nous sommes en dehors de toutes les lois ordinaires de la vie, laissons donc les petites considérations au milieu des grands périls. Ecoute, dis-moi pourquoi tu es sortie ce matin. Les femmes se croient le droit de nous faire quelquefois de petits mensonges. Ne se plaisent-elles pas souvent à nous cacher des plaisirs qu’elles nous préparent ? Tout à l’heure, tu m’as dit un mot pour un autre sans doute, un non pour un oui.
 
" Agréez, monsieur le baron, " etc.
Il entra dans le cabinet de toilette, et en rapporta le chapeau.
 
Monsieur de Maulincour, la douairière et le vidame respirèrent avec un plaisir indicible. La bonne femme embrassa son petit-fils, en laissant échapper une larme, et le quitta pour remercier Dieu par une prière. La chère douairière, qui faisait une neuvaine pour le salut d’Auguste, se crut exaucée.
- Tiens, vois ? sans vouloir faire ici le Bartholo, ton chapeau t’a trahie. Ces taches ne sont-elles pas des gouttes de pluie ? Donc tu es sortie en fiacre, et tu as reçu ces gouttes d’eau, soit en allant chercher une voiture, soit en entrant dans la maison où tu es allée, soit en la quittant. Mais une femme peut sortir de chez elle fort innocemment, même après avoir dit à son mari qu’elle ne sortirait
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/6347]]==
pas. Il y a tant de raisons pour changer d’avis ! Avoir des caprices, n’est-ce pas un de vos droits ? Vous n’êtes pas obligées d’être conséquentes avec vous-mêmes. Tu auras oublié quelque chose, un service à rendre, une visite, ou quelque bonne action à faire. Mais rien n’empêche une femme de dire à son mari ce qu’elle a fait. Rougit-on jamais dans le sein d’un ami ? Eh ! bien ? ce n’est pas le mari jaloux qui te parle, ma Clémence, c’est l’amant, c’est l’ami, le frère. Il se jeta passionnément à ses pieds. - Parle, non pour te justifier, mais pour calmer d’horribles souffrances. Je sais bien que tu es sortie. Eh ! bien, qu’as-tu fait ? où es-tu allée !
 
— Eh ! bien, dit le commandeur, tu peux maintenant te rendre au bal dont tu me parlais, je n’ai plus d’objections à t’opposer.
- Oui, je suis sortie, Jules, répondit-elle d’une voix altérée quoique son visage fût calme. Mais ne me demande rien de plus. Attends avec confiance, sans quoi tu te créeras des remords éternels. Jules, mon Jules, la confiance est la vertu de l’amour. Je te l’avoue, en ce moment je suis trop troublée pour te répondre ; mais je ne suis point une femme artificieuse, et je t’aime, tu le sais.
 
Monsieur de Maulincour fut d’autant plus empressé d’aller à ce bal, que madame Jules devait s’y trouver. Cette fête était donnée par le Préfet de la Seine, chez lequel les deux sociétés de Paris se rencontraient comme sur un terrain neutre. Auguste parcourut les salons sans voir la femme qui exerçait sur sa vie une si grande influence. Il entra dans un boudoir encore désert, où des tables de jeu attendaient les joueurs, et il s’assit sur un divan, livré aux pensées les plus contradictoires sur madame Jules. Un homme prit alors le jeune officier par le bras, et le baron resta stupéfait en voyant le pauvre de la rue Coquillière, le Ferragus d’Ida, l’habitant de la rue Soly, le Bourignard de Justin, le forçat de la police, le mort de la veille.
- Au milieu de tout ce qui peut ébranler la foi d’un homme, en éveiller la jalousie, car je ne suis donc pas le premier dans ton cœur, je ne suis donc pas toi-même... Eh ! bien, Clémence, j’aime encore mieux te croire, croire en ta voix, croire en tes yeux ! Si tu me trompes, tu mériterais...
 
— Monsieur, pas un cri, pas un mot, lui dit Bourignard dont il reconnut la voix, mais qui certes eût semblé méconnaissable à tout autre. Il était mis élégamment, portait les insignes de l’ordre de la Toison-d’Or et une plaque à son habit. — Monsieur, reprit-il d’une voix qui sifflait comme celle d’une hyène, vous autorisez toutes mes tentatives en mettant de votre côté la police. Vous périrez, monsieur. Il le faut. Aimez-vous madame Jules ? Etiez-vous aimé d’elle ? de quel droit vouliez-vous troubler son repos, noircir sa vertu ?
- Oh ! mille morts, dit-elle en l’interrompant.
 
Quelqu’un survint. Ferragus se leva pour sortir.
- Moi, je ne te cache aucune de mes pensées, et toi, tu...
 
— Connaissez-vous cet homme, demanda monsieur de Maulincour en saisissant Ferragus au collet. Mais Ferragus se dégagea lestement, prit monsieur de Maulincour par les cheveux, et lui secoua railleusement la tête à plusieurs reprises. — Faut-il donc absolument du plomb pour la rendre sage ? dit-il.
- Chut, dit-elle, notre bonheur dépend de notre mutuel silence.
 
— Non pas personnellement, monsieur, répondit de Marsay le témoin de cette scène ; mais je sais que monsieur est monsieur de Funcal, Portugais fort riche.
- Ah ! je veux tout savoir, s’écria-t-il dans un violent accès de rage.
 
Monsieur de Funcal avait disparu. Le baron se mit à sa poursuite sans pouvoir le rejoindre, et quand il arriva sous le péristyle, il vit, dans un brillant équipage, Ferragus qui ricanait en le regardant, et partait au grand trot.
En ce moment, des cris de femme se firent entendre, et les glapissements d’une petite voix aigre arrivèrent de l’antichambre jusqu’aux deux époux.
 
— Monsieur, de grâce, dit Auguste en rentrant dans le salon et en s’adressant à de Marsay qui se trouvait être de sa connaissance, où monsieur de Funcal demeure-t-il ?
- J’entrerai, je vous dis ! criait-on. Oui, j’entrerai, je veux la voir, je la verrai.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/48]]==
 
Jules et Clémence se précipitèrent dans le salon et ils virent bientôt les portes s’ouvrir avec violence. Une jeune femme se montra tout à coup, suivie de deux domestiques qui dirent à leur maître : - Monsieur, cette femme veut entrer ici malgré nous. Nous lui avons déjà dit que madame n’y était pas. Elle nous a répondu qu’elle savait bien que madame était sortie, mais qu’elle venait de
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/64]]==
la voir rentrer. Elle nous menace de rester à la porte de l’hôtel jusqu’à ce qu’elle ait parlé à madame.
 
- Retirez-vous, dit monsieur Desmarets à ses gens.
 
- Que voulez-vous, mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant vers l’inconnue.
 
Cette demoiselle était le type d’une femme qui ne se rencontre qu’à Paris. Elle se fait à Paris, comme la boue, comme le pavé de Paris, comme l’eau de la Seine se fabrique à Paris, dans de grands réservoirs à travers lesquels l’industrie la filtre dix fois avant de la livrer aux carafes à facettes où elle scintille et claire et pure, de fangeuse qu’elle était. Aussi est-ce une créature véritablement originale. Vingt fois saisie par le crayon du peintre, par le pinceau du caricaturiste, par la plombagine du dessinateur, elle échappe à toutes les analyses, parce qu’elle est insaisissable dans tous ses modes, comme l’est la nature, comme l’est ce fantasque Paris. En effet, elle ne tient au vice que par un rayon, et s’en éloigne par les mille autres points de la circonférence sociale. D’ailleurs, elle ne laisse deviner qu’un trait de son caractère, le seul qui la rende blâmable : ses belles vertus sont cachées ; son naïf dévergondage, elle en fait gloire. Incomplétement traduite dans les drames et les livres où elle a été mise en scène avec toutes ses poésies, elle ne sera jamais vraie que dans son grenier, parce qu’elle sera toujours, autre part, ou calomniée ou flattée. Riche, elle se vicie ; pauvre, elle est incomprise. Et cela ne saurait être autrement ! Elle a trop de vices et trop de bonnes qualités ; elle est trop près d’une asphyxie sublime ou d’un rire flétrissant ; elle est trop belle et trop hideuse ; elle personnifie trop bien Paris, auquel elle fournit des portières édentées, des laveuses de linge, des balayeuses, des mendiantes, parfois des comtesses impertinentes, des actrices admirées, des cantatrices applaudies ; elle a même donné jadis deux quasi-reines à la monarchie. Qui pourrait saisir un tel Protée ? Elle est toute la femme, moins que la femme, plus que la femme. De ce vaste portrait, un peintre de mœurs ne peut rendre que certains détails, l’ensemble est l’infini. C’était une grisette de Paris, mais la grisette dans toute sa splendeur ; la grisette en fiacre, heureuse, jeune, belle, fraîche, mais grisette, et grisette à griffes, à ciseaux, hardie comme une Espagnole, hargneuse comme une prude anglaise réclamant ses droits conjugaux, coquette comme une grande dame, plus franche et prête à tout ; une véritable
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/65]]==
lionne sortie du petit appartement dont elle avait tant de fois rêvé les rideaux de calicot rouge, le meuble en velours d’Utrecht, la table à thé, le cabaret de porcelaines à sujets peints, la causeuse, le petit tapis de moquette, la pendule d’albâtre et les flambeaux sous verre, la chambre jaune, le mol édredon ; bref, toutes les joies de la vie des grisettes : la femme de ménage, ancienne grisette elle-même, mais grisette à moustaches et à chevrons, les parties de spectacle, les marrons à discrétion, les robes de soie et les chapeaux à gâcher : enfin toutes les félicités calculées au comptoir des modistes, moins l’équipage, qui n’apparaît dans les imaginations du comptoir que comme un bâton de maréchal dans les songes du soldat. Oui, cette grisette avait tout cela pour une affection vraie ou malgré l’affection vraie, comme quelques autres l’obtiennent souvent pour une heure par jour, espèce d’impôt insouciamment acquitté sous les griffes d’un vieillard. La jeune femme qui se trouvait en présence de monsieur et madame Jules avait le pied si découvert dans sa chaussure qu’à peine voyait-on une légère ligne noire entre le tapis et son bas blanc. Cette chaussure, dont la caricature parisienne rend si bien le trait, est une grâce particulière à la grisette parisienne ; mais elle se trahit encore mieux aux yeux de l’observateur par le soin avec lequel ses vêtements adhèrent à ses formes, qu’ils dessinent nettement. Aussi l’inconnue était-elle, pour ne pas perdre l’expression pittoresque créée par le soldat français, ficelée dans une robe verte, à guimpe, qui laissait deviner la beauté de son corsage, alors parfaitement visible ; car son châle de cachemire Ternaux, tombant à terre, n’était plus retenu que par les deux bouts qu’elle gardait entortillés à demi dans ses poignets. Elle avait une figure fine, des joues roses, un teint blanc, des yeux gris étincelants, un front bombé, très proéminent, des cheveux soigneusement lissés qui s’échappaient de son petit chapeau, en grosses boucles sur son cou.
 
- Je me nomme Ida, monsieur. Et si c’est là madame Jules, à laquelle j’ai l’avantage de parler, je venais pour lui dire tout ce que j’ai sur le cœur, conte elle. C’est très-mal, quand on a son affaire faite, et qu’on est dans ses meubles comme vous êtes ici, de vouloir enlever à une pauvre fille un homme avec lequel j’ai contracté un mariage moral, et qui parle de réparer ses torts en m’épousant à la mucipalité. Il y a bien assez de jolis jeunes gens dans le monde, pas vrai, monsieur ? pour se passer ses fantaisies,
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/66]]==
sans venir me prendre un homme d’âge, qui fait mon bonheur. Quien, je n’ai pas une belle hôtel, moi, j’ai mon amour ! Je haïs les bel hommes et l’argent, je suis tout cœur, et...
 
Madame Jules se tourna vers son mari : - Vous me permettrez, monsieur, de ne pas en entendre davantage, dit-elle en rentrant dans sa chambre.
 
- Si cette dame est avec vous, j’ai fait des brioches, à ce que je vois ; mais tant pire, reprit Ida. Pourquoi vient-elle voir monsieur Ferragus tous les jours ?
 
- Vous vous trompez, mademoiselle, dit Jules stupéfait. Ma femme est incapable...
 
- Ah ! vous êtes donc mariés vous deusse ! dit la grisette en manifestant quelque surprise. C’est alors bien plus mal, monsieur, pas vrai, à une femme qui a le bonheur d’être mariée en légitime mariage, d’avoir des rapports avec un homme comme Henri...
 
- Mais quoi, Henri, dit monsieur Jules en prenant Ida et l’entraînant dans une pièce voisine pour que sa femme n’entendît plus rien.
 
- Eh ! bien, monsieur Ferragus...
 
- Mais il est mort, dit Jules.
 
- C’te farce ! Je suis allée a Franconi avec lui hier au soir, et il m’a ramenée, comme cela se doit. D’ailleurs votre dame peut vous en donner des nouvelles. N’est-elle pas allée le voir à trois heures ? Je le sais bien : je l’ai attendue dans la rue, rapport à ce qu’un aimable homme, monsieur Justin, que vous connaissez peut-être, un petit vieux qui a des breloques, et qui porte un corset, m’avait prévenue que j’avais une madame Jules pour rivale. Ce nom-là, monsieur, est bien connu parmi les noms de guerre. Excusez, puisque c’est le vôtre, mais quand madame Jules serait une duchesse de la cour, Henri est si riche qu’il peut satisfaire toutes ses fantaisies. Mon affaire est de défendre mon bien, et j’en ai le droit ; car, moi, je l’aime, Henri ! C’est ma promière inclination, et il y va de mon amour et de mon sort à venir. Je ne crains rien, monsieur ; je suis honnête, et je n’ai jamais menti, ni volé le bien de qui que ce soit. Ce serait une impératrice qui serait ma rivale, que j’irais à elle tout droit ; et si elle m’enlevait mon mari futur, je me sens capable de la tuer, tout impératrice qu’elle serait, parce que toutes les belles femmes sont égales, monsieur..
 
- Assez ! assez ! dit Jules. Où demeurez-vous ?
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/67]]==
 
- Rue de la Corderie-du-Temple, n o 14, monsieur. Ida Gruget, couturière en corsets, pour vous servir, car nous en faisons beaucoup pour les messieurs.
 
- Et où demeure l’homme que vous nommez Ferragus ?
 
- Mais, monsieur, dit-elle en se pinçant les lèvres, ce n’est d’abord pas un homme. C’est un monsieur plus riche que vous ne l’êtes peut-être. Mais pourquoi est-ce que vous me demandez son adresse quand votre femme la sait ? Il m’a dit de ne point la donner. Est-ce que je suis obligée de vous répondre ?... Je ne suis, Dieu merci, ni au confessionnal ni à la police, et je ne dépends que de moi.
 
- Et si je vous offrais vingt, trente, quarante mille francs pour me dire où demeure monsieur Ferragus ?
 
- Ah ! n, i, ni, mon petit ami, c’est fini ! dit-elle en joignant à cette singulière réponse un geste populaire. Il n’y a pas de somme qui me fasse dire cela. J’ai bien l’honneur de vous saluer. Par où s’en va-t-on donc d’ici ?
 
Jules, atterré, laissa partir Ida, sans songer à elle. Le monde entier semblait s’écrouler sous lui ; et, au-dessus de lui, le ciel tombait en éclats.
 
- Monsieur est servi, lui dit son valet de chambre.
 
Le valet de chambre et le valet d’office attendirent dans la salle à manger pendant environ un quart d’heure sans voir arriver leurs maîtres.
 
Madame ne dînera pas, vint dire la femme de chambre.
 
- Qu’y a-t-il donc, Joséphine ? demanda le valet.
 
- Je ne sais pas, répondit-elle. Madame pleure et va se mettre au lit. Monsieur avait sans doute une inclination en ville, et cela s’est découvert dans un bien mauvais moment, entendez-vous ? Je ne répondrais pas de la vie de madame. Tous les hommes sont si gauches ! Ils vous font toujours des scènes sans aucune précaution.
 
- Pas du tout, reprit le valet de chambre à voix basse, c’est, au contraire, madame qui... enfin vous comprenez. Quel temps aurait donc, monsieur pour aller en ville, lui qui depuis cinq ans n’a pas couché une seule fois hors de la chambre de madame ; qui descend à son cabinet à dix heures, et n’en sort qu’à midi pour déjeuner ! Enfin sa vie est connue, elle est régulière, au lieu que madame file presque tous les jours, à trois heures, on ne sait où.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/68]]==
 
- Et monsieur aussi, dit la femme de chambre en prenant le parti de sa maîtresse.
 
- Mais il va à la Bourse, monsieur. Voilà pourtant trois fois que je l’avertis qu’il est servi, reprit le valet de chambre après une pause, et c’est comme si l’on parlait à un terne.
 
Monsieur Jules entra.
 
- Où est madame ? demanda-t-il.
 
- Madame va se coucher, elle a la migraine, répondit la femme de chambre en prenant un air important.
 
Monsieur Jules dit alors avec beaucoup de sang-froid en s’adressant à ses gens : - Vous pouvez desservir, je vais tenir compagnie à madame.
 
Et il rentra chez sa femme qu’il trouva pleurant, mais étouffant ses sanglots dans son mouchoir.
 
- Pourquoi pleurez-vous ? lui dit Jules. Vous n’avez à attendre de moi ni violences ni reproches. Pourquoi me vengerais-je ? Si vous n’avez pas été fidèle à mon amour, c’est que vous n’en étiez pas digne...
 
- Pas digne ! Ces mots répétés s’entendirent à travers les sanglots et l’accent avec lequel ils furent prononcés eût attendri tout autre homme que Jules.
 
- Pour vous tuer, il faudrait aimer plus que je n’aime peut-être, dit-il en continuant ; mais je n’en aurais pas le courage, je me tuerais plutôt, moi, vous laissant à votre... bonheur et à... à qui ?
 
Il n’acheva pas.
 
- Se tuer, cria Clémence en se jetant aux pieds de Jules et les tenant embrassés.
 
Mais, lui, voulut se débarrasser de cette étreinte et secoua sa femme en la traînant jusqu’à son lit.
 
- Laissez-moi, dit-il.
 
- Non, non Jules ! criait-elle. Si tu ne m’aimes plus, je mourrai. Veux-tu tout savoir ?
 
- Oui.
 
Il la prit, la serra violemment, s’assit sur le bord du lit, la retint entre ses jambes ; puis regardant d’un oeil sec cette belle tête devenue couleur de feu, mais sillonnée de larmes : - Allons, dis, répéta-t-il.
 
Les sanglots de Clémence recommencèrent.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/69]]==
 
- Non c’est un secret de vie et de mort. Si je le disais, je..... Non je ne puis pas. Grâce, Jules !
 
- Tu me trompes toujours...
 
- Ah ! tu ne me dis plus vous ! s’écria-t-elle. Oui, Jules, tu peux croire que je te trompe, mais bientôt tu sauras tout.
 
- Mais ce Ferragus, ce forçat que tu vas voir, cet homme enrichi par des crimes, s’il n’est pas à toi, si tu ne lui appartiens pas...
 
- Oh ! Jules ?...
 
- Eh ! bien est-ce ton bienfaiteur inconnu ; l’homme auquel nous devrions notre fortune comme on l’a déjà dit ?
 
- Qui a dit cela ?
 
- Un homme que j’ai tué est duel.
 
- Oh ! Dieu ! déjà une mort.
 
- Si ce n’est pas ton protecteur, s’il ne te donne pas de l’or, si c’est toi qui lui en portes, voyons, est-ce ton frère ?
 
- Eh ! bien, dit-elle, si cela était ?
 
Monsieur Desmarets se croisa les bras.
 
- Pourquoi me l’aurait-on caché ? reprit-il. Vous m’auriez donc trompé, ta mère et toi ? D’ailleurs va-t-on chez son frère tous les jours, ou presque tous les jours, hein ?
 
Sa femme était évanouie à ses pieds.
 
- Morte, dit-il. Et si j’avais tort ?
 
Il sauta sur les cordons de sonnette, appela Joséphine et mit Clémence sur le lit.
 
- J’en mourrai, dit madame Jules en revenant à elle.
 
- Joséphine, cria monsieur Desmarets, allez chercher monsieur Desplein. Puis vous irez après chez mon frère, en le priant de venir le plus tôt possible.
 
- Pourquoi votre frère ? dit Clémence.
 
Jules était déjà sorti.
 
Pour la première fois depuis cinq ans madame Jules se coucha seule dans son lit, et fut contrainte de laisser entrer un médecin dans sa chambre sacrée. Ce fut deux peines bien vives. Desplein trouva madame Jules fort mal, jamais émotion violente n’avait été plus intempestive. Il ne voulut rien préjuger, et remit au lendemain à donner son avis, après avoir ordonné quelques prescriptions qui ne furent point exécutées, les intérêts du cœur ayant fait oublier tous les soins physiques. Vers le matin, Clémence n’avait
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/70]]==
pas encore dormi. Elle était préoccupée par le sourd murmure d’une conversation qui durait depuis plusieurs heures entre les deux frères ; mais l’épaisseur des murs ne laissait arriver à son oreille aucun mot qui pût lui trahir l’objet de cette longue conférence. Monsieur Desmarets, le notaire, s’en alla bientôt. Le calme de la nuit, puis la singulière activité de sens que donne la passion, permirent alors à Clémence d’entendre le cri d’une plume et les mouvements involontaires d’un homme occupé à écrire. Ceux qui passent habituellement les nuits, et qui ont observé les différents effets de l’acoustique par un profond silence, savent que souvent un léger retentissement est facile à percevoir dans les mêmes lieux où des murmures égaux et continus n’avaient rien de distinctible. A quatre heures le bruit cessa. Clémence se leva inquiète et tremblante. Puis, pieds nus, sans peignoir, ne pensant ni à sa moiteur, ni à l’état dans lequel elle se trouvait, la pauvre femme ouvrit heureusement la porte de communication sans la faire crier. Elle vit son mari, une plume à la main, tout endormi dans son fauteuil. Les bougies brûlaient dans les bobèches. Elle s’avança lentement, et lut sur une enveloppe déjà cachetée : CECI EST MON TESTAMENT.
 
Elle s’agenouilla comme devant une tombe, et baisa la main de son mari qui s’éveilla soudain.
 
- Jules, mon ami, l’on accorde quelques jours aux criminels condamnés à mort, dit-elle en le regardant avec des yeux allumés par la fièvre et par l’amour. Ta femme innocente ne t’en demande que deux. Laisse-moi libre pendant deux jours, et... attends ! Après, je mourrai heureuse, du moins tu me regretteras.
 
- Clémence, je te les accorde.
 
Et, comme elle baisait les mains de son mari dans une touchante effusion de cœur, Jules, fasciné par ce cri de l’innocence, la prit et la baisa au front, tout honteux de subir encore le pouvoir de cette noble beauté.
 
Le lendemain, après avoir pris quelques heures de repos, Jules entra dans la chambre de sa femme, obéissant machinalement à sa coutume de ne point sortir sans l’avoir vue. Clémence dormait. Un rayon de lumière passant par les fentes les plus élevées des fenêtres tombait sur le visage de cette femme accablée. Déjà les douleurs avaient altéré son front et la fraîche rougeur de ses lèvres. L’oeil d’un amant ne pouvait pas se tromper à l’aspect de quelques marbrures foncées et de la pâleur maladive qui remplaçait et le ton
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/71]]==
égal des joues et la blancheur mate du teint, deux fonds purs sur lesquels se jouaient si naïvement les sentiments de cette belle âme.
 
- Elle souffre, se dit Jules. Pauvre Clémence, que Dieu nous protége !
 
Il la baisa bien doucement sur le front. Elle s’éveilla, vit son mari et comprit tout ; mais, ne pouvant parler, elle lui prit la main, et ses yeux se mouillèrent de larmes.
 
- Je suis innocente, dit-elle en achevant son rêve.
 
- Tu ne sortiras pas, lui demanda Jules.
 
- Non, je me sens trop faible pour quitter mon lit.
 
- Si tu changes d’avis, attends mon retour, dit Jules.
 
Et il descendit à la loge.
 
- Fouquereau, vous surveillerez exactement votre porte, je veux connaître les gens qui entreront dans l’hôtel, et ceux qui en sortiront.
 
Puis monsieur Jules se jeta dans un fiacre, se fit conduire à l’hôtel de Maulincour, et y demanda le baron.
 
- Monsieur est malade, lui dit-on.
 
Jules insista pour entrer, donna son nom ; et, à défaut de monsieur de Maulincour, il voulut voir le vidame ou la douairière. Il attendit pendant quelque temps dans le salon de la vieille baronne qui vint le trouver, et lui dit que son petit-fils était beaucoup trop indisposé pour le recevoir.
 
- Je connais, madame, répondit Jules, la nature de sa maladie par la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, et je vous prie de croire...
 
- Une lettre à vous, monsieur ! de moi ! s’écria la douairière en l’interrompant, mais je n’ai point écrit de lettre. Et que m’y fait-on dire, monsieur, dans cette lettre ?
 
- Madame, reprit Jules, ayant l’intention de venir chez monsieur de Maulincour aujourd’hui même, et de vous rendre cette lettre, j’ai cru pouvoir la conserver malgré l’injonction qui la termine. La voici.
 
La douairière sonna pour avoir ses doubles besicles, et, lorsqu’elle eut jeté les yeux sur le papier, elle manifesta la plus grande surprise.
 
- Monsieur, dit-elle, mon écriture est si parfaitement imitée, que s’il ne s’agissait pas d’une affaire récente je m’y tromperais moi-même. Mon petit-fils est malade, il est vrai, monsieur ; mais
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/72]]==
sa raison n’a jamais été le moindrement du monde altérée. Nous sommes le jouet de quelques mauvaises gens ; cependant, je ne devine pas dans quel but a été faite cette impertinence... Vous allez voir mon petit-fils, monsieur, et vous reconnaîtrez qu’il est parfaitement sain d’esprit.
 
Et elle sonna de nouveau pour faire demander au baron s’il pouvait recevoir monsieur Desmarets. Le valet revint avec une réponse affirmative. Jules monta chez Auguste de Maulincour, qu’il trouva dans un fauteuil, assis au coin de la cheminée, et qui, trop faible pour se lever, le salua par un geste mélancolique, le vidame de Pamiers lui tenait compagnie.
 
- Monsieur le baron, dit Jules, j’ai quelque chose à vous dire d’assez particulier pour désirer que nous soyons seuls.
 
- Monsieur, répondit Auguste, monsieur le commandeur sait toute cette affaire, et vous pouvez parler devant lui sans crainte.
 
- Monsieur le baron, reprit Jules d’une voix grave, vous avez troublé, presque détruit mon bonheur, sans en avoir le droit. Jusqu’au moment où nous verrons qui de nous peut demander ou doit accorder une réparation à l’autre, vous êtes tenu de m’aider à marcher dans la voie ténébreuse où vous m’avez jeté. Je viens donc pour apprendre de vous la demeure actuelle de l’être mystérieux qui exerce sur nos destinées une si fatale influence, et qui semble avoir à ses ordres une puissance surnaturelle. Hier, au moment où je rentrais, après avoir entendu vos aveux, voici la lettre que j’ai reçue.
 
Et Jules lui présenta la fausse lettre.
 
- Ce Ferragus, ce Bourignard, ou ce monsieur de Funcal est un démon, s’écria Maulincour après l’avoir lue. Dans quel affreux dédale ai-je mis le pied ? Où vais-je ? - J’ai eu tort, monsieur, dit-il en regardant Jules ; mais la mort est, certes, la plus grande des expiations, et ma mort approche. Vous pouvez donc me demander tout ce que vous désirerez, je suis à vos ordres.
 
- Monsieur, vous devez savoir où demeure l’inconnu, je veux absolument, dût-il m’en coûter toute ma fortune actuelle, pénétrer ce mystère ; et, en présence d’un ennemi si cruellement intelligent, les moments sont précieux.
 
- Justin va vous dire tout, répondit le baron.
 
A ces mots, le commandeur s’agita sur sa chaise.
 
Auguste sonna.
 
- Justin n’est pas à l’hôtel, s’écria le vidame avec une précipitation qui disait beaucoup de choses.
 
- Hé ! bien, dit vivement Auguste, nos gens savent où il est, un homme montera vite à cheval pour le chercher. Votre valet est dans Paris, n’est-ce pas ? On l’y trouvera.
 
Le commandeur parut visiblement troublé.
 
- Justin ne viendra pas, mon ami, dit le vieillard. Il est mort. Je voulais te cacher cet accident., mais...
 
- Mort, s’écria monsieur de Maulincour, mort ? Et quand ? et comment ?
 
- Hier, dans la nuit. Il est allé souper avec d’anciens
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/73]]==
 
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/74]]==
amis, et s’est enivré sans doute ; ses amis, pris de vin comme lui, l’auront laissé se coucher dans la rue, et une grosse voiture lui a passé sur le corps...
 
- Le forçat ne l’a pas manqué. Du premier coup il l’a tué, dit Auguste. Il n’a pas été si heureux avec moi, il a été obligé de s’y prendre à quatre fois.
 
Jules devint sombre et pensif.
 
- Je ne saurai donc rien, s’écria l’Agent de change après une longue pause. Votre valet a peut-être été justement puni ! N’a-t-il pas outre-passé vos ordres en calomniant madame Desmarets dans l’esprit d’une Ida, dont il a réveillé la jalousie afin de la déchaîner sur nous.
 
- Ah ! monsieur, dans ma colère, je lui avais abandonné madame Jules.
 
- Monsieur ! s’écria le mari vivement irrité.
 
- Oh ! maintenant, monsieur, répondit l’officier en réclamant le silence par un geste de main, je suis prêt à tout. Vous ne ferez pas mieux que ce qui est fait, et vous ne me direz rien que ma conscience ne m’ait déjà dit. J’attends ce matin le plus célèbre professeur de toxicologie pour connaître mon sort. Si je suis destiné à de trop grandes souffrances, ma résolution est prise, je me brûlerai la cervelle.
 
- Vous parlez comme un enfant, s’écria le commandeur épouvanté par le sang-froid avec lequel le baron avait dit ces mots. Votre grand’mère mourrait de chagrin.
 
- Ainsi, monsieur, dit Jules, il n’existe aucun moyen de connaître en quel endroit de Paris demeure cet homme extraordinaire ?
 
- Je crois, monsieur, répondit le vieillard, avoir entendu dire
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/75]]==
à ce pauvre Justin que monsieur de Funcal logeait à l’ambassade de Portugal ou à celle du Brésil. Monsieur de Funcal est un gentilhomme qui appartient aux deux pays. Quant au forçat, il est mort et enterré. Votre persécuteur, quel qu’il soit, me paraît assez puissant pour que vous l’acceptiez sous sa nouvelle forme jusqu’au moment où vous aurez les moyens de le confondre et de l’écraser ; mais agissez avec prudence, mon cher monsieur. Si monsieur de Maulincour avait suivi mes conseils, rien de tout ceci ne serait arrivé.
 
Jules se retira froidement, mais avec politesse, et ne sut quel parti prendre pour arriver à Ferragus. Au moment où il rentra son concierge lui dit que madame était sortie pour aller jeter une lettre dans la boîte de la petite poste, qui se trouvait en face de la rue de Ménars. Jules se sentit humilié de reconnaître la prodigieuse intelligence avec laquelle son concierge épousait sa cause, et l’adresse avec laquelle il devinait les moyens de le servir. L’empressement des inférieurs et leur habileté particulière à compromettre les maîtres qui se compromettent lui étaient connus, le danger de les avoir pour complices en quoi que ce soit, il l’avait apprécié ; mais il ne put songer à sa dignité personnelle qu’au moment où il se trouva si subitement ravalé. Quel triomphe pour l’esclave incapable de s’élever jusqu’à son maître, de faire tomber le maître jusqu’à lui ! Jules fut brusque et dur. Autre faute. Mais il souffrait tant ! Sa vie, jusque-là si droite, si pure, devenait tortueuse ; et il lui fallait maintenant ruser, mentir. Et Clémence aussi mentait et rusait. Ce moment fut un moment de dégoût. Perdu dans un abîme de pensées amères, Jules resta machinalement immobile à la porte de son hôtel. Tantôt s’abandonnant à des idées de désespoir, il voulait fuir, quitter la France, en emportant sur son amour toutes les illusions de l’incertitude. Tantôt, ne mettant pas en doute que la lettre jetée à la poste par Clémence ne s’adressât à Ferragus, il cherchait les moyens de surprendre la réponse qu’allait y faire cet être mystérieux. Tantôt il analysait les singuliers hasards de sa vie depuis son mariage, et se demandait si la calomnie dont il avait tiré vengeance n’était pas une vérité. Enfin, revenant à la réponse de Ferragus, il se disait : - Mais cet homme si profondément habile, si logique dans ses moindres actes, qui voit, qui pressent, qui calcule et devine même nos pensées, Ferragus répondra-t-il ? Ne doit-il pas employer des moyens en harmonie avec sa puissance ?
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/76]]==
N’enverra-t-il pas sa réponse par quelque habile coquin, ou, peut-être, dans un écrin apporté par un honnête homme qui ne saura pas ce qu’il apporte, ou dans l’enveloppe des souliers qu’une ouvrière viendra livrer fort innocemment à ma femme ? Si Clémence et lui s’entendent ? Et il se défiait de tout, et il parcourait les champs immenses, la mer sans rivage des suppositions ; puis, après avoir flotté pendant quelque temps entre mille partis contraires, il se trouva plus fort chez lui que partout ailleurs, et résolut de veiller dans sa maison, comme un formicaleo au fond de sa volute sablonneuse.
 
- Fouquereau, dit-il à son concierge, je suis sorti pour tous ceux qui viendront me voir. Si quelqu’un veut parler à madame ou lui apporte quelque chose, tu tinteras deux coups. Puis tu me montreras toutes les lettres qui seraient adressées ici, n’importe à qui !
 
- Ainsi, pensa-t-il en remontant dans son cabinet qui se trouvait à l’entresol, je vais au-devant des finesses de maître Ferragus. S’il envoie quelque émissaire assez rusé pour me demander afin de savoir si madame est seule, au moins je ne serai pas joué comme un sot !
 
Il se colla aux vitres qui, dans son cabinet, donnaient sur la rue, et, par une dernière ruse que lui inspira la jalousie, il résolut de faire monter son premier commis dans sa voiture, et de l’envoyer à la Bourse en son lieu et place, avec une lettre pour un Agent de change de ses amis, auquel il expliqua ses achats et ses ventes, en le priant de le remplacer. Il remit ses transactions les plus délicates au lendemain, se moquant de la hausse et de la baisse, et de toutes les dettes européennes. Beau privilége de l’amour ! il écrase tout, fait tout pâlir : l’autel, le trône et les grands-livres. A trois heures et demie, au moment où la Bourse est dans tout le feu des reports, des fins-courant, des primes, des fermes, etc., monsieur Jules vit entrer dans son cabinet Fouquereau tout radieux.
 
- Monsieur, il vient de venir une vieille femme, mais soignée, je dis, une fine mouche Elle a demandé monsieur, a paru contrariée de ne point le trouver, et m’a donné pour madame une lettre que voici.
 
En proie à une angoisse fiévreuse, Jules décacheta la lettre ; mais il tomba bientôt dans son fauteuil tout épuisé. La lettre était un non-sens continuel, et il fallait en avoir la clef pour la lire. Elle avait été écrite en chiffres.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/77]]==
 
- Va-t’en, Fouquereau. Le concierge sortit. - C’est un mystère plus profond que ne l’est la mer à l’endroit où la sonde s’y perd. Ah ! c’est de l’amour ! L’amour seul est aussi sagace, aussi ingénieux que l’est ce correspondant. Mon Dieu ! je tuerai Clémence.
 
En ce moment une idée heureuse jaillit dans sa cervelle avec tant de force, qu’il en fut presque physiquement éclairé. Aux jours de sa laborieuse misère, avant son mariage, Jules s’était fait un ami véritable, un demi Pméja. L’excessive délicatesse avec laquelle il avait manié les susceptibilités d’un ami pauvre et modeste, le respect dont il l’avait entouré, l’ingénieuse adresse avec laquelle il l’avait noblement forcé de participer à son opulence sans le faire rougir, accrurent leur amitié. Jacquet resta fidèle à Desmarets, malgré sa fortune.
 
Jacquet, homme de probité, travailleur, austère en ses mœurs, avait fait lentement son chemin dans le ministère qui consomme à la fois le plus de friponnerie et le plus probité. Employé au Ministère des Affaires Etrangères, il y avait en charge la partie la plus délicate des archives. Jacquet était dans le ministère une espèce de ver-luisant qui jetait la lumière à ses heures sur les correspondances secrètes, en déchiffrant et classant les dépêches. Placé plus haut que le simple bourgeois, il se trouvait aux Affaires Etrangères tout ce qu’il y avait de plus élevé dans les rangs subalternes, et vivait obscurément, heureux d’une obscurité qui le mettait à l’abri des revers, satisfait de payer en oboles sa dette à la patrie. Adjoint né de sa mairie, il obtenait, en style de journal, toute la considération qui lui était due. Grâce à Jules, sa position s’était améliorée par un bon mariage. Patriote inconnu, ministériel en fait, il se contentait de gémir, an coin du feu, sur la marche du gouvernement. Du reste, Jacquet était dans son ménage un roi débonnaire, un homme à parapluie, qui payait à sa femme un remise dont il ne profitait jamais. Enfin, pour achever la peinture de ce philosophe sans le savoir, il n’avait pas encore soupçonné, ne devait même jamais soupçonner tout le parti qu’il pouvait tirer de sa position, en ayant pour ami intime un Agent de change, et connaissant tous les matins le secret de l’Etat. Cet homme sublime à la manière du soldat ignoré qui meurt en sauvant Napoléon par un qui vive, demeurait au Ministère.
 
En dix minutes, Jules se trouva dans le bureau de l’archiviste, Jacquet lui avança une chaise, posa méthodiquement sur sa table
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/78]]==
son garde-vue en taffetas vert, se frotta les mains, prit sa tabatière, se leva en faisant craquer ses omoplates, se rehaussa le thorax, et dit : - Par quel hasard ici, mosieur Desmarets ? Que me veux-tu ?
 
- Jacquet, j’ai besoin de toi pour deviner un secret, un secret de vie et de mort.
 
- Cela ne concerne pas la politique ?
 
- Ce n’est pas à toi que je le demanderais si je voulais le savoir, dit Jules. Non, c’est une affaire de ménage sur laquelle je réclame de toi le silence le plus profond.
 
- Claude-Joseph Jacquet, muet par état. Tu ne me connais donc pas ? dit-il en riant. C’est ma partie, la discrétion.
 
Jules lui montra la lettre en lui disant : - Il faut me lire ce billet adressé à ma femme...
 
- Diable ! diable ! mauvaise affaire, dit Jacquet en examinant la lettre de la même manière qu’un usurier examine un effet négociable. Ah ! c’est une lettre à grille. Attends.
 
Il laissa Jules seul dans le cabinet, et revint assez promptement.
 
- Niaiserie, mon ami ! c’est écrit avec une vieille grille dont se servait l’ambassadeur de Portugal, sous monsieur de Choiseul, lors du renvoi des Jésuites. Tiens, voici.
 
Jacquet superposa un papier à jour, régulièrement découpé comme une de ces dentelles que les confiseurs mettent sur leurs dragées, et Jules put alors facilement lire les phrases qui restèrent à découvert.
 
" N’aie plus d’inquiétudes, ma chère Clémence, notre bonheur ne sera plus troublé par personne, et ton mari déposera ses soupçons. Je ne puis t’aller voir. Quelque malade que tu sois, il faut avoir le courage de venir ; cherche, trouve des forces ; tu en puiseras dans ton amour. Mon affection pour toi m’a contraint de subir la plus cruelle des opérations, et il m’est impossible de bouger de mon lit. Quelques moxas m’ont été appliqués hier au soir à la nuque du cou, d’une épaule à l’autre, et il a fallu les laisser brûler assez long-temps. Tu me comprends ? mais je pensais à toi, je n’ai pas trop souffert. Pour dérouter toutes les perquisitions de Maulincour, qui ne nous persécutera plus long-temps, j’ai quitté le toit protecteur de l’ambassade, et suis à l’abri de toutes recherches, rue des Enfants-Rouges, n o 12, chez une vieille femme nommée madame Etienne Gruget, la mère de cette Ida, qui va payer cher
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/79]]==
sa sotte incartade. Viens-y demain, à neuf heures du matin. Je suis dans une chambre à laquelle on ne parvient que par un escalier intérieur. Demande monsieur Camuset. A demain. Je te baise le front, ma chérie. "
 
Jacquet regarda Jules avec une sorte de terreur honnête, qui comportait une compassion vraie, et dit son mot favori : - Diable ! diable ! sur deux tons différents.
 
- Cela te semble clair, n’est-ce pas, dit Jules. Eh ! bien, il y a dans le fond de mon cœur une voix qui plaide pour ma femme, et qui se fait entendre plus haut que toutes les douleurs de la jalousie. Je subirai jusqu’à demain le plus horrible des supplices ; mais enfin, demain, de neuf à dix heures, je saurai tout, et je serai malheureux ou heureux pour la vie. Pense à moi, Jacquet.
 
- Je serai chez toi demain à onze heures. Nous irons là ensemble, et je t’attendrai, si tu le veux, dans la rue. Tu peux courir des dangers, il faut près de toi quelqu’un de dévoué qui te comprenne à demi-mot et que tu puisses employer sûrement. Compte sur moi.
 
- Même pour m’aider à tuer quelqu’un ?
 
- Diable ! diable ! dit Jacquet vivement en répétant pour ainsi dire la même note musicale, j’ai deux enfants et une femme...
 
Jules serra la main de Claude Jacquet et sortit. Mais il revint précipitamment.
 
- J’oublie la lettre, dit-il. Puis ce n’est pas tout, il faut la recacheter.
 
- Diable ! diable ! tu l’as ouverte sans en prendre l’empreinte ; mais le cachet s’est heureusement assez bien fendu. Va, laisse-la moi, je te la rapporterai secundum scripturam.
 
- A quelle heure ?
 
- A cinq heures et demie...
 
- Si je n’étais pas encore rentré, remets-la tout bonnement au concierge, en lui disant de la monter à madame.
 
- Me veux-tu demain ?
 
- Non. Adieu.
 
Jules arriva promptement à la place de la Rotonde du Temple, il y laissa son cabriolet, et vint à pied rue des Enfants-Rouges où il examina la maison de madame Etienne Gruget. Là, devait s’éclaircir le mystère d’où dépendait le sort de tant de personnes ; là était Ferragus, et à Ferragus aboutissaient tous les fils de cette
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/80]]==
intrigue. La réunion de madame Jules, de son mari, de cet homme, n’était-elle pas le nœud gordien de ce drame déjà sanglant, et auquel ne devait pas manquer le glaive qui dénoue les liens les plus fortement serrés ?
 
Cette maison était une de celles qui appartiennent au genre dit cabajoutis. Ce nom très-significatif est donné par le peuple de Paris à ces maisons composées, pour ainsi dire, de pièces de rapport. C’est presque toujours ou des habitations primitivement séparées, mais réunies par les fantaisies des différents propriétaires qui les ont successivement agrandies ; ou des maisons commencées, laissées, reprises, achevées ; maisons malheureuses qui ont passé, comme certains peuples, sous plusieurs dynasties de maîtres capricieux. Ni les étages ni les fenêtres ne sont ensemble, pour emprunter à la peinture un de ses termes les plus pittoresques ; tout jure, même les ornements extérieurs. Le cabajoutis est à l’architecture parisienne ce que le capharnaüm est à l’appartement, un vrai fouillis où l’on a jeté pêle-mêle les choses les plus discordantes.
 
- Madame Etienne, demanda Jules à la portière.
 
Cette portière était logée sous la grande porte, dans une de ces espèces de cages à poulets, petite maison de bois montée sur des roulettes, et assez semblable à ces cabinets que la police à construits sur toutes les places de fiacres.
 
- Hein ? fit la portière en quittant le bas qu’elle tricotait.
 
A Paris, les différents sujets qui concourent à la physionomie d’une portion quelconque de cette monstrueuse cité, s’harmonient admirablement avec le caractère de l’ensemble. Ainsi portier, concierge ou suisse, quel que soit le nom donné à ce muscle essentiel du monstre parisien, il est toujours conforme au quartier dont il fait partie, et souvent il le résume. Brodé sur toutes les coutures, oisif, le concierge joue sur les rentes dans le faubourg Saint-Germain, le portier a ses aises dans la Chaussée-d’Antin, il lit les journaux dans le quartier de la Bourse, il a un état dans le faubourg Montmartre. La portière est une ancienne prostituée dans le quartier de la prostitution ; au Marais, elle a des mœurs, elle est revêche, elle a ses lubies.
 
En voyant monsieur Jules, cette portière prit un couteau pour remuer la motte presque éteinte de sa chaufferette ; puis elle lui dit : - Vous demandez madame Etienne, est-ce madame Etienne Gruget ?
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/81]]==
 
- Oui, dit Jules Desmarets en prenant un air presque fâché.
 
- Qui travaille en passementerie ?
 
- Oui.
 
- Eh ! bien, monsieur, dit-elle en sortant de sa cage, mettant la main sur le bras de monsieur Jules et le conduisant au bout d’un long boyau voûté comme une cave, vous monterez le second escalier au fond de la cour. Voyez-vous les fenêtres où il y a des géroflées ? c’est là que reste madame Etienne.
 
- Merci, madame. Croyez-vous qu’elle soit seule ?
 
- Mais pourquoi donc qu’elle ne serait pas seule, cette femme, elle est veuve ?
 
Jules monta lestement un escalier fort obscur, dont les marches avaient des callosités formées par la boue durcie qu’y laissaient les allants et les venants. Au second étage, il vit trois portes, mais point de géroflées. Heureusement, sur l’une de ces portes, la plus huileuse et la plus brune des trois, il lut ces mots écrits à la craie : Ida viendra ce soir à neuf heures. - C’est là, se dit Jules. Il tira un vieux cordon de sonnette tout noir, à pied de biche, entendit le bruit étouffé d’une sonnette fêlée et les jappements d’un petit chien asthmatique. La manière dont les sons retentissaient dans l’intérieur lui annonça un appartement encombré de choses qui n’y laissaient pas subsister le moindre écho, trait caractéristique des logements occupés par des ouvriers, par de petits ménages, auxquels la place et l’air manquent. Jules cherchait machinalement les géroflées, et finit par les trouver sur l’appui extérieur d’une croisée à coulisse, entre deux plombs empestés. Là, des fleurs ; là, un jardin long de deux pieds, large de six pouces ; là, un grain de blé ; là, toute la vie résumée ; mais là aussi toutes les misères de la vie. En face de ces fleurs chétives et des superbes tuyaux de blé, un rayon de lumière, tombant là du ciel comme par grâce, faisait ressortir la poussière, la graisse, et je ne sais quelle couleur particulière aux taudis parisiens, mille saletés qui encadraient, vieillissaient et tachaient les murs humides, les balustres vermoulus de l’escalier, les châssis disjoints des fenêtres, et les portes primitivement rouges. Bientôt une toux de vieille et le pas lourd d’une femme qui traînait péniblement des chaussons de lisière annoncèrent la mère d’Ida Gruget. Cette vieille ouvrit la porte, sortit sur le palier, leva la tête, et dit : Ah ! c’est monsieur Bocquillon. Mais non. Par exemple, comme vous ressemblez à monsieur Bocquillon.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/82]]==
Vous êtes son frère, peut-être. Qu’y a-t-il pour votre service ? Entrez donc, monsieur.
 
Jules suivit cette femme dans une première pièce où il vit, mais en masse, des cages, des ustensiles de ménage, des fourneaux, des meubles, de petits plats de terre pleins de pâtée ou d’eau pour le chien et les chats, une horloge de bois, des couvertures, des gravures d’Eisen, de vieux fers entassés, mêlés, confondus de manière à produire un tableau véritablement grotesque, le vrai capharnaüm parisien, auquel ne manquaient même pas quelques numéros du Constitutionnel.
 
Jules, dominé par une pensée de prudence, n’écouta pas la veuve Gruget, qui lui disait : - Entrez donc ici, monsieur, vous vous chaufferez.
 
Craignant d’être entendu par Ferragus, Jules se demandait s’il ne valait pas mieux conclure dans cette première pièce le marché qu’il venait proposer à la vieille. Une poule qui sortit en caquetant d’une soupente le tira de sa méditation secrète. Jules avait pris sa résolution. Il suivit alors la mère d’Ida dans la pièce à feu, où ils furent accompagnés par le petit carlin poussif, personnage muet, qui grimpa sur un vieux tabouret. Madame Gruget avait eu toute la fatuité d’une demi-misère en parlant de chauffer son hôte. Son pot-au-feu cachait complètement deux tisons notablement disjoints. L’écumoire gisait à terre, la queue dans les cendres. Le chambranle de la cheminée, orné d’un Jésus de cire mis sous une cage carrée en verre bordé de papier bleuâtre, était encombré de laines, de bobines et d’outils nécessaires à la passementerie. Jules examina tous les meubles de l’appartement avec une curiosité pleine d’intérêt, et manifesta malgré lui sa secrète satisfaction.
 
- Eh ! bien, dites donc, monsieur, est-ce que vous voulez vous arranger de mes meubes ? lui dit la veuve en s’asseyant sur un fauteuil de canne jaune qui semblait être son quartier-général. Elle y gardait à la fois son mouchoir, sa tabatière, son tricot, des légumes épluchés à moitié, des lunettes, un calendrier, des galons de livrée commencés, un jeu de cartes grasses, et deux volumes de romans, tout cela frappé en creux. Ce meuble, sur lequel cette vieille descendait le fleuve de la vie, ressemblait au sac encyclopédique que porte une femme en voyage, et où se trouve son ménage en abrégé, depuis le portrait du mari jusqu’à de l’eau de mélisse
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/83]]==
pour les défaillances, des dragées pour les enfants, et du taffetas anglais pour les coupures.
 
Jules étudia tout. Il regarda fort attentivement le visage jaune de madame Gruget, ses yeux gris, sans sourcils, dénués de cils, sa bouche démeublée, ses rides pleines de tons noirs, son bonnet de tulle roux, à ruches plus rousses encore, et ses jupons d’indienne troués, ses pantoufles usées, sa chaufferette brûlée, sa table chargée de plats et de soieries, d’ouvrages en coton, en laine, au milieu desquels s’élevait une bouteille de vin. Puis, il se dit en lui-même : Cette femme a quelque passion, quelques vices cachés, elle est à moi.
 
- Madame, dit-il à haute voix et en lui faisant un signe d’intelligence, je viens pour vous commander des galons... Puis il baissa la voix. - Je sais, reprit-il, que vous avez chez vous un inconnu qui prend le nom de Camuset. La vieille le regarda soudain, sans donner la moindre marque d’étonnement. - Dites, peut-il nous entendre ? Songez qu’il s’agit de votre fortune.
 
- Monsieur, répondit-elle, parlez sans crainte, je n’ai personne ici. Mais j’aurais quelqu’un là-haut qu’il lui serait bien impossible de vous écouter.
 
- Ah ! la vieille rusée, elle sait répondre en normand, se dit Jules. Nous pourrons nous accorder. - Evitez-vous la peine de mentir, madame, reprit-il. Et d’abord, sachez bien que je ne vous veux point de mal, ni à votre locataire malade de ses moxas, ni à votre fille Ida, couturière en corsets, amie de Ferragus. Vous le voyez, je suis au courant de tout. Rassurez-vous, je ne suis point de la police, et ne désire rien qui puisse offenser votre conscience. Une jeune dame viendra demain ici, de neuf à dix heures, pour causer avec l’ami de votre fille. Je veux être à portée de tout voir, de tout entendre, sans être ni vu ni entendu par eux. Vous m’en fournirez les moyens, et je reconnaîtrai ce service par une somme de deux mille francs une fois payée, et par six cents francs de rente viagère. Mon notaire préparera devant vous, ce soir, l’acte ; je lui remettrai votre argent, il vous le délivrera demain, après la conférence où je veux assister, et pendant laquelle j’acquerrai des preuves de votre bonne foi.
 
- Ça pourra-t-il nuire à ma fille, mon cher monsieur, dit elle en lui jetant des regards de chatte inquiète.
 
- En rien, madame. Mais, d’ailleurs, il paraît que votre fille se
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/84]]==
conduit bien mal envers vous. Aimée par un homme aussi riche, aussi puissant que l’est Ferragus, il devrait lui être facile de vous rendre plus heureuse que vous ne semblez l’être.
 
- Ah ! mon cher monsieur, pas seulement un pauvre billet de spectacle pour l’Ambigu ou la Gaîté où elle va comme elle veut. C’est une indignité ! Une fille pour qui j’ai vendu mes couverts d’argent, que je mange maintenant, à mon âge, dedans du métal allemand, pour lui payer son apprentissage, et lui donner un état où elle ferait de l’or, si elle voulait. Car, pour ça, elle tient de moi, elle est adroite comme une fée, c’est une justice à lui rendre. Enfin, elle pourrait bien me repasser ses vieilles robes de soie, moi qu’aime tant à porter de la soie. Non, monsieur, elle va au Cadran-Bleu, dîner à cinquante francs par tête, roule en voiture comme une princesse, et se moque de sa mère comme de Colin-Tampon. Dieu de Dieu ! qué jeunesse incohérente que celle que nous avons faite, c’est pas notre plus bel éloge. Une mère, monsieur, qu’est bonne mère, car j’ai caché ses inconséquences, et je l’ai toujours eue dans mon giron à m’ôter le pain de la bouche, et lui fourrer tout. Eh ! bien, non. Ca vient, ça vous câline, ça vous dit : - Bonjour, ma mère. Et voilà leux devoirs remplis envers l’auteur de ses jours. Va comme je te pousse. Mais elle aura des enfants, un jour ou l’autre, et elle verra ce que c’est que cette mauvaise marchandise-là, qu’on aime tout de même.
 
- Comment ! elle ne fait rien pour vous ?
 
- Ah ! rien, non, monsieur, je ne dis pas cela, si elle ne faisait rien, ce serait par trop peu de chose. Elle me paye mon loyer, elle me donne du bois, et trente-six francs par mois... Mais, monsieur, est-ce qu’à mon âge, cinquante-deux ans, avec des yeux qui me tirent le soir, je devrais encore travailler ? D’ailleurs, porquoi ne veut-elle pas de moi ? Je lui fais-t-y honte ? qu’elle le dise tout de suite. En vérité, faudrait s’enterrer pour ces chiens d’enfants qui vous ont oublié rien que le temps de fermer la porte. Elle tira son mouchoir de sa poche, et amena un billet de loterie qui tomba par terre ; mais elle le ramassa promptement en disant : - Quien ! c’est ma quittance de mes impositions.
 
Jules devina soudain la cause de la sage parcimonie dont se plaignait la mère, et il n’en fut que plus certain de l’acquiescement de la veuve Gruget au marché proposé.
 
- Eh ! bien, madame, dit-il, acceptez alors ce que je vous offre.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/85]]==
 
- Vous disiez donc, monsieur, deux mille francs de comptant, et six cents francs de viager ?
 
- Madame, j’ai changé d’avis, et vous promets seulement trois cents francs de rente viagère. L’affaire, ainsi faite, me paraît plus convenable à mes intérêts. Mais je vous donnerai cinq mille francs d’argent comptant. N’aimez-vous pas mieux cela ?
 
- Dame, oui, monsieur.
 
- Vous aurez plus d’aisance, et vous irez à l’Ambigu-Comique, chez Franconi, partout, à votre aise, en fiacre.
 
- Ah ! je n’aime point Franconi, rapport à ce qu’on n’y parle pas. Mais, monsieur, si j’accepte, c’est que ça sera bien avantageux à mon enfant. Enfin, je ne serai plus à ses crochets. Pauvre petite, après tout, je ne lui en veux point de ce qu’elle a du plaisir. Monsieur, faut que jeunesse s’amuse ! et donc ! Si vous m’assureriez que je ne ferai de tort à personne...
 
- A personne, répéta Jules. Mais, voyons, comment allez-vous vous y prendre ?
 
- Eh ! bien, monsieur, en donnant ce soir à monsieur Ferragus une petite infusion de têtes de pavots, il dormira bien, le cher homme ! Et il en a bon besoin, rapport à ses souffrances, car il souffre, que c’est une pitié. Mais aussi, demandez-moi ce que c’est que cette invention à un homme sain se brûler le dos pour s’ôter un tic douloureux qui ne le tourmente que tous les deux ans. Pour en revenir à notre affaire, j’ai la clef de ma voisine, dont le logement est au-dessus du mien, et qui a une pièce mur mitoyen avec celle où couche monsieur Ferragus. Elle est à la campagne pour dix jours. Et donc, en faisant faire un trou, pendant la nuit, au mur de séparation, vous les entendrez et les verrez à votre aise. Je suis intime avec un serrurier, un bien aimable homme, qui raconte comme un ange, et fera cela pour moi, ni vu, ni connu.
 
- Voila cent francs pour lui, soyez ce soir chez monsieur Desmarets, un notaire dont voici l’adresse. A neuf heures, l’acte sera prêt, mais... motus.
 
- Suffit, monsieur, comme vous dites, momus ! Au revoir, monsieur.
 
Jules revint chez lui, presque calmé par la certitude où il était de tout savoir le lendemain. En arrivant, il trouva chez son portier la lettre parfaitement bien recachetée.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/86]]==
 
- Comment te portes-tu ? dit-il à sa femme malgré l’espèce de froid qui les séparait.
 
Les habitudes de cœur sont si difficiles à quitter !
 
- Assez bien. Jules, reprit-elle d’une voix coquette, veux-tu dîner près de moi ?
 
- Oui, répondit-il en apportant la lettre, tiens, voici ce que Fouquereau m’a remis pour toi.
 
Clémence, qui était pâle, rougit extrêmement en apercevant la lettre, et cette rougeur subite causa la plus vive douleur à son mari.
 
- Est-ce de la joie, dit-il en riant, est-ce un effet de l’attente ?
 
- Oh ! il y a bien des choses, dit-elle en regardant le cachet.
 
- Je vous laisse, madame.
 
Et il descendit dans son cabinet, où il écrivit à son frère ses intentions relatives à la constitution de la rente viagère destinée à la veuve Gruget. Quand il revint, il trouva son dîner préparé sur une petite table, près du lit de Clémence, et Joséphine prête à servir.
 
- Si j’étais debout, avec quel plaisir je te servirais ! dit-elle quand Joséphine les eut laissés seuls. Oh ! même à genoux, reprit-elle en passant ses mains pâles dans la chevelure de Jules. Cher noble cœur, tu as été bien gracieux et bien bon pour moi tout à l’heure. Tu m’as fait là plus de bien, par ta confiance, que tous les médecins de la terre ne pourraient m’en faire par leur ordonnance. Ta délicatesse de femme, car tu sais aimer comme une femme, toi... eh ! bien, elle a répandu dans mon âme je ne sais quel baume qui m’a presque guérie. Il y a trêve, Jules, avance ta tête, que je la baise.
 
Jules ne put se refuser au plaisir d’embrasser Clémence. Mais ce ne fut pas sans une sorte de remords au cœur, il se trouvait petit devant cette femme qu’il était toujours tenté de croire innocente. Elle avait une sorte de joie triste. Une chaste espérance brillait sur son visage à travers l’expression de ses chagrins. Ils semblaient également malheureux d’être obligés de se tromper l’un l’autre, et encore une caresse, ils allaient tout s’avouer, ne résistant pas à leurs douleurs.
 
- Demain soir, Clémence.
 
— Je l’ignore mais on vous le dira sans doute ici.
- Non, monsieur, demain à midi, vous saurez tout, et vous vous agenouillerez devant votre femme. Oh ! non, tu ne t’humilieras
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/87]]==
pas, non, tu es tout pardonné ; non, tu n’as pas de torts. Ecoute : hier, tu m’as bien rudement brisée ; mais ma vie n’aurait peut-être pas été complète sans cette angoisse, ce sera une ombre qui fera valoir des jours célestes.
 
Le baron, ayant questionné le Préfet, apprit que le comte de Funcal demeurait à l’ambassade de Portugal. En ce moment où il croyait encore sentir les doigts glacés de Ferragus dans ses cheveux, il vit madame Jules dans tout l’éclat de sa beauté, fraîche, gracieuse, naïve, resplendissant de cette sainteté féminine dont il s’était épris. Cette créature, infernale pour lui, n’excitait plus chez Auguste que de la haine, et cette haine déborda sanglante, terrible dans ses regards ; il épia le moment de lui parler sans être entendu de personne, et lui dit : — Madame, voici déjà trois fois que vos bravi me manquent…
- Tu m’ensorcelles, s’écria Jules, et tu me donnerais des remords.
 
— Que voulez-vous dire, monsieur ? répondit-elle en rougissant. Je sais qu’il vous est arrivé plusieurs accidents fâcheux, auxquels j’ai pris beaucoup de part ; mais comment puis-je y être pour quelque chose ?
- Pauvre ami, la destinée est plus haute que nous, et je ne suis pas complice de ma destinée. Je sortirai demain.
 
— Vous savez donc qu’il y a des bravi dirigés contre moi par l’homme de la rue Soly ?
- A quelle heure, demanda Jules.
 
— Monsieur !
- A neuf heures et demie.
 
— Madame, maintenant je ne serai pas seul à vous demander compte, non pas de mon bonheur, mais de mon sang…
- Clémence, répondit monsieur Desmarets, prends bien des précautions, consulte le docteur Desplein et le vieil Haudry.
 
En ce moment Jules Desmarets s’approcha.
- Je ne consulterai que mon cœur et mon courage.
 
— Que dites-vous donc à ma femme, monsieur ?
- Je te laisse libre, et ne viendrai te voir qu’à midi.
 
— Venez vous en enquérir chez moi, si vous en êtes curieux, monsieur.
- Tu ne me tiendras pas un peu compagnie ce soir, je ne suis plus souffrante ?...
 
Et Maulincour sortit, laissant madame Jules pâle et presque en défaillance.
Après avoir terminé ses affaires, Jules revint près de sa femme, ramené par une attraction invincible. Sa passion était plus forte que toutes ses douleurs.