« Pierre Grassou » : différence entre les versions

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Depuis que le livret est, devenu un gros livre, il s’y produit bien des noms qui restent dans leur obscurité, malgré la liste de dix ou douze tableaux qui les accompagne. Parmi ces noms, le plus inconnu peut-être est celui d’un artiste nommé Pierre Grassou, venu de Fougères, appelé plus simplement Fougères dans le monde artiste, qui tient aujourd’hui beaucoup de place au soleil, et qui suggère les amères réflexions par lesquelles commence l’esquisse de sa vie, applicable à quelques autres individus de la Tribu des Artistes. En 1832, Fougères demeurait rue de Navarin, au quatrième étaged’une de ces maisons étroites et hautes qui ressemblent à l’obélisque de Luxor, qui ont une allée, un petit escalier obscur à tournants dangereux, qui ne comportent pas plus de trois fenêtres à chaque étage, et à l’intérieur desquelles se trouve une cour, ou, pour parler plus exactement, un puits carré. Au-dessus des trois ou quatre pièces de l’appartement occupé par Grassou de Fougères s’étendait son atelier, qui avait vue sur Montmartre. L’atelier peint en fond de briques, le carreau soigneusement mis en couleur brune et frotté, chaque chaise munie d’un petit tapis bordé, le canapé, simple d’ailleurs, mais propre comme celui de la chambre à coucher d’une épicière, là, tout dénotait la vie méticuleuse des petits esprits et le soin d’un homme pauvre. Il y avait une commode pour serrer les effets d’atelier, une table à déjeuner, un buffet, un secrétaire, enfin les ustensiles nécessaires aux peintres, tous rangés et propres. Le poêle participait à ce système de soin hollandais, d’autant plus visible que la lumière pure et peu changeante du nord inondait de son jour net et froid cette immense pièce. Fougères, simple peintre de Genre, n’a pas besoin des machines énormes qui ruinent les peintres d’Histoire, il ne s’est jamais reconnu de facultés assez complètes pour aborder la haute peinture, il s’en tenait encore au Chevalet. Au commencement du mois de décembre de cette année, époque à laquelle les bourgeois de Paris conçoivent périodiquement l’idée burlesque de perpétuer leur figure, déjà bien encombrante par elle-même, Pierre Grassou, levé de bonne heure, préparait sa palette, allumait son poêle, mangeait une flûte trempée dans du lait, et attendait, pour travailler, que le dégel de ses carreaux laissât passer le jour. Il faisait sec et beau. En ce moment, l’artiste qui mangeait avec cet air patient et résigné qui dit tant de choses, reconnut le pas d’un homme qui avait eu sur sa vie l’influence que ces sortes de gens ont sur celle de presque tous les artistes, d’Elias Magus, un marchand de tableaux, l’usurier des toiles. En effet Elias Magus surprit le peintre au moment où, dans cet atelier si propre, il allait se mettre à l’ouvrage.
 
-— Comment vous va, vieux coquin ? lui dit le peintre.
 
Fougères avait eu la croix, Elias lui achetait ses tableaux deux ou trois cents francs, il se donnait des airs très-artistes.
 
-— Le commerce va mal, répondit Elias. Vous avez tous des prétentions, vous parlez maintenant de deux cents francs dès que vous avez mis pour six sous de couleur sur une toile… Mais vousêtes un brave garçon, vous ! Vous êtes un homme d’ordre, et je viens vous apporter une bonne affaire.
 
-— Timeo Danaos et dona ferentes, dit Fougères. Savez-vous le latin ?
 
-— Non.
 
-— Eh ! bien, cela veut dire que les Grecs ne proposent pas de bonnes affaires aux Troyens sans y gagner quelque chose. Autrefois ils disaient : Prenez mon cheval ! Aujourd’hui nous disons : Prenez mon ours…. Que voulez-vous, Ulysse-Lageingeole-Elias Magus ?
 
Ces paroles donnent la mesure de la douceur et de l’esprit avec lesquels Fougères employait ce que les peintres appellent les charges d’atelier.
 
-— Je ne dis pas que vous ne me ferez pas deux tableaux gratis.
 
-— Oh ! oh !
 
-— Je vous laisse le maître, je ne les demande pas. Vous êtes un honnête artiste.
 
-— Au fait ?
 
-— Hé ! bien, j’amène un père, une mère et une fille unique.
 
-— Tous uniques !
 
-— Ma foi, oui !… et dont les portraits sont à faire. Ces bourgeois, fous des arts, n’ont jamais osé s’aventurer dans un atelier. La fille a une dot de cent mille francs. Vous pouvez bien peindre ces gens-là : ce sera peut-être pour vous des portraits de famille.
 
Ce vieux bois d’Allemagne, qui passe pour un homme et qui se nomme Elias Magus, s’interrompit pour rire d’un sourire sec dont les éclats épouvantèrent le peintre. Il crut entendre Méphistophélès parlant mariage.
 
-— Les portraits sont payés cinq cents francs pièce, vous pouvez me faire trois tableaux.
 
-— Mai-z-oui, dit gaiement Fougères.
 
-— Et si vous épousez la fille, vous ne m’oublierez pas.
 
-— Me marier, moi ? s’écria Pierre Grassou, moi qui ai l’habitude de me coucher tout seul, de me lever de bon matin, qui ai ma vie arrangée….
 
-— Cent mille francs, dit Magus, et une fille douce, pleine de tons dorés comme un vrai Titien !
 
-— Quelle est la position de ces gens-là ?
 
-— Anciens négociants ; pour le moment, aimant les arts, ayantmaison de campagne à Ville-d’Avray, et dix ou douze mille livres de rente.
 
-— Quel commerce ont-ils fait ?
 
-— Les bouteilles.
 
-— Ne dites pas ce mot, il me semble entendre couper des bouchons, et mes dents s’agacent….
 
-— Faut-il les amener ?
 
-— Trois portraits, je les mettrai au Salon, je pourrai me lancer dans le portrait, eh ! bien, oui…
 
Le vieil Elias descendit pour aller chercher la famille Vervelle. Pour savoir à quel point la proposition allait agir sur le peintre, et quel effet devaient produire sur lui les sieur et dame Vervelle ornés de leur fille unique, il est nécessaire de jeter un coup d’oeil sur la vie antérieure de Pierre Grassou de Fougères.
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Grassou de Fougères ressemblait à son nom. Grassouillet et d’une taille médiocre, il avait le teint fade, les yeux bruns, les cheveux noirs, le nez en trompette, une bouche assez large et les oreilles longues. Son air doux, passif et résigné relevait peu ces traits principaux de sa physionomie pleine de santé, mais sans action. Il ne devait être tourmenté ni par cette abondance de sang, ni par cette violence de pensée, ni par cette verve comique à laquelle se reconnaissent les grands artistes. Ce jeune homme, né pour être un vertueux bourgeois, venu de son pays pour être commis chez un marchand de couleurs, originaire de Mayenne et parent éloigné des d’Orgemont, s’institua peintre par le fait de l’entêtement qui constitue le caractère breton. Ce qu’il souffrit, la manière dont il vécut pendant le temps de ses études, Dieu seul le sait. Il souffrit autant que souffrent les grands hommes quand ils sont traqués par la misère et chassés comme des bêtes fauves par la meute des gens médiocres et par la troupe des Vanités altérées de vengeance. Dès qu’il se crut de force à voler de ses propres ailes, Fougères prit un atelier en haut de la rue des Martyrs, où il avait commencé à piocher. Il fit son début en 1819. Le premier tableau qu’il présenta au Jury pour l’Exposition du Louvre représentait une noce de village, assez péniblement copiée d’après le tableau de Greuze. On refusa la toile. Quand Fougères apprit la fatale décision, il ne tomba point dans ces fureurs ou dans ces accès d’amour-propre épileptique auxquels s’adonnent les esprits superbes, et qui se terminent quelquefois par des cartels envoyés au directeur ou au secrétaire du Musée, par des menaces d’assassinat. Fougères reprit tranquillement sa toile, l’enveloppa de son mouchoir, la rapporta dans son atelier en se jurant à lui-même de devenir un grand peintre. Il plaça sa toile sur son chevalet, et alla chez son ancien Maître, un homme d’un immense talent, chez Schinner, artiste doux et patient comme il était, et dont le succès avait été complet au dernier Salon : il le pria de venir critiquer l’œuvre rejetée. Le grand peintre quitta tout et vint. Quand le pauvre Fougères l’eut mis face à face avec l’œuvre, Schinner, au premier coup d’oeil, serra la main de Fougères.
 
-— Tu es un brave garçon, tu as un cœur d’or, il ne faut pas te tromper. Ecoute ? tu tiens toutes les promesses que tu faisais à l’atelier. Quand on trouve ces choses-là au bout de sa brosse, mon bon Fougères, il vaut mieux laisser ses couleurs chez Brullon, et ne pas voler la toile aux autres. Rentre de bonne heure, mets un bonnet de coton, couche-toi sur les neuf heures ; va le matin, à dix heures, à quelque bureau où tu demanderas une place, et quitte les Arts.-— Mon ami, dit Fougères, ma toile a déjà été condamnée, et ce n’est pas l’arrêt que je demande, mais les motifs.
 
-— Eh ! bien, tu fais gris et sombre, tu vois la Nature à travers un crêpe ; ton dessin est lourd, empâté ; ta composition est un pastiche de Greuze qui ne rachetait ses défauts que par les qualités qui te manquent.
 
En détaillant les fautes du tableau, Schinner vit sur la figure de Fougères une si profonde expression de tristesse qu’il l’emmena dîner et tâcha de le consoler. Le lendemain, dès sept heures, Fougères était à son chevalet, retravaillant le tableau condamné ; il en réchauffait la couleur, il y faisait les corrections indiquées par Schinner, il replâtrait ses figures. Puis, dégoûté de son tableau, il le porta chez Elias Magus. Elias Magus, espèce de Hollando-Belge-Flamand, avait trois raisons d’être ce qu’il devint : avare et riche. Venu de Bordeaux, il débutait alors à Paris, brocantait des tableaux et demeurait sur le boulevard Bonne-Nouvelle. Fougères, qui comptait sur sa palette pour aller chez le boulanger, mangea très intrépidement du pain et des noix, ou du pain et du lait, ou du pain et des cerises, ou du pain et du fromage, selon les saisons. Elias Magus, à qui Pierre offrit sa première toile, la guigna longtemps, il en donna quinze francs.
 
-— Avec quinze francs de recette par an et mille francs de dépense, dit Fougères en souriant, on ne va pas loin.
 
Elias Magus fit un geste, il se mordit les pouces en pensant qu’il aurait pu avoir le tableau pour cent sous. Pendant quelques jours, tous les matins, Fougères descendit de la rue des Martyrs, se cacha dans la foule sur le boulevard opposé à celui où était la boutique de Magus, et son oeil plongeait sur son tableau qui n’attirait point les regards des passants. Vers la fin de la semaine, le tableau disparut. Fougères remonta le boulevard, se dirigea vers la boutique du brocanteur, il eut l’air de flâner. Le Juif était sur sa porte.
 
-— Hé ! bien, vous avez vendu mon tableau ?
 
-— Le voici, dit Magus j’y mets une bordure pour pouvoir l’offrir à quelqu’un qui croira se connaître en peinture.
 
Fougères n’osa plus revenir sur le Boulevard, il entreprit un nouveau tableau ; il resta deux mois à le faire en faisant des repas de souris, et se donnant un mal de galérien.
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Un soir, il alla jusque sur le Boulevard, ses pieds le portèrentfatalement jusqu’à la boutique de Magus, il ne vit son tableau nulle part.
 
-— J’ai vendu votre tableau, dit le marchand à l’artiste.
 
-— Et combien ?
 
-— Je suis rentré dans mes fonds avec un petit intérêt. Faites-moi des intérieurs flamands, une leçon d’anatomie, un paysage, je vous les paierai, dit Elias.
 
Fougères aurait serré Magus dans ses bras, il le regardait comme un père. Il revint, la joie au cœur : le grand peintre Schinner s’était donc trompé ! Dans cette immense ville de Paris, il se trouvait des cœurs qui battaient à l’unisson de celui de Grassou, son talent était compris et apprécié. Le pauvre garçon, à vingt-sept ans, avait l’innocence d’un jeune homme de seize ans. Un autre, un de ces artistes défiants et farouches, aurait remarqué l’air diabolique d’Elias Magus, il eût observé le frétillement des poils de sa barbe, l’ironie de sa moustache, le mouvement de ses épaules qui annonçait le contentement du Juif de Walter Scott fourbant un chrétien. Fougères se promena sur les Boulevards dans une joie qui donnait à sa figure une expression fière. Il ressemblait à un Lycéen qui protège une femme. Il rencontra Joseph Bridau, l’un de ses camarades, un de ces talents excentriques destinés à la gloire et au malheur. Joseph Bridau, qui avait quelques sous dans sa poche, selon son expression, emmena Fougères à l’opéra. Fougères ne vit pas le ballet, il n’entendit pas la musique, il concevait des tableaux, il peignait. Il quitta Joseph au milieu de la soirée, il courut chez lui faire des esquisses à la lampe, il inventa trente tableaux plein de réminiscences, il se crut un homme de génie. Dès le lendemain, il acheta des couleurs, des toiles de plusieurs dimensions ; il installa du pain, du fromage sur sa table, il mit de l’eau dans une cruche, il fit une provision de bois pour son poêle ; puis, selon l’expression des ateliers, il piocha ses tableaux ; il eut quelques modèles, et Magus lui prêta des étoffes. Après deux mois de réclusion, le Breton avait fini quatre tableaux. Il redemanda les conseils de Schinner, auquel il adjoignit Joseph Bridau. Les deux peintres virent dans ces toiles une servile imitation des paysages hollandais, des intérieurs de Metzu, et dans la quatrième une copie de la Leçon d’anatomie de Rembrandt.
 
-— Toujours des pastiches, dit Schinner. Ah ! Fougères aura de la peine à être original.
 
-— Tu devrais faire autre chose que de la peinture, dit Bridau.-— Quoi ? dit Fougères.
 
-— Jette-toi dans la littérature.
 
Fougères baissa la tête à la façon des brebis quand il pleut ; il demanda, il obtint encore des conseils utiles, et retoucha ses tableaux avant de les porter à Elias. Elias paya chaque toile vingt-cinq francs. A ce prix, Fougères n’y gagnait rien, mais il ne perdait pas, eu égard à sa sobriété. Il fit quelques promenades, pour voir ce que devenaient ses tableaux, et eut une singulière hallucination. Ses toiles si peignées, si nettes, qui avaient la dureté de la tôle et le luisant des peintures sur porcelaine, étaient comme couvertes d’un brouillard, elles ressemblaient à de vieux tableaux. Elias venait de sortir, Fougères ne put obtenir aucun renseignement sur ce phénomène. Il crut avoir mal vu. Le peintre rentra dans son atelier y faire de nouvelles vieilles toiles. Après sept ans de travaux continus, Fougères parvint à composer, à exécuter des tableaux passables. Il faisait aussi bien que tous les artistes du second ordre, Elias achetait, vendait tous les tableaux du pauvre Breton qui gagnait péniblement une centaine de louis par an, et ne dépensait pas plus de douze cents francs.
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Suivait une jeune asperge, verte et jeune par sa robe, et qui montrait une petite tête couronnée d’une chevelure en bandeau, d’un jaune-carotte qu’un Romain eût adoré, des bras filamenteux, des taches de rousseur sur un teint assez blanc, des grands yeux innocents, à cils blancs, peu de sourcils, un chapeau de paille d’Italie avec deux honnêtes coques de satin bordé d’un liséré de satin blanc, les mains vertueusement ronges, et les pieds de sa mère. Ces trois êtres avaient, en regardant l’atelier, un air de bonheur qui annonçait en eux un respectable enthousiasme pour les Arts.
 
-— Et c’est vous, monsieur, qui allez faire nos ressemblances ? dit le père en prenant un petit air crâne.
 
-— Oui, monsieur, répondit Grassou.
 
-— Vervelle, il a la croix, dit tout bas la femme à son mari pendant que le peintre avait le dos tourné.
 
-— Est-ce que j’aurais fait faire nos portraits par un artiste qui ne serait pas décoré ?… dit l’ancien marchand de bouchons.
 
Elias Magus salua la famille Vervelle et sortit, Grassou l’accompagna jusque sur le palier.
 
-— Il n’y a que vous pour pêcher de pareilles boules.
 
-— Cent mille francs de dot !
 
-— Oui ; mais quelle famille !
 
-— Trois cent mille francs d’espérances, maison rue Boucherat, et maison de campagne à Ville-d’Avray.
 
-— Boucherat, bouteilles, bouchons, bouchés, débouchés, dit le peintre.
 
-— Vous serez à l’abri du besoin pour le reste de vos jours, dit Elias.
 
Cette idée entra dans la tête de Pierre Grassou, comme la lumière du matin avait éclaté dans sa mansarde. En disposant le père de la jeune personne, il lui trouva bonne mine et admira cette face pleine de tons violents. La mère et la fille voltigèrent autour du peintre, en s’émerveillant de tous ses apprêts, il leur parut être un dieu. Cette visible adoration plut à Fougères. Le veau d’or jeta sur cette famille son reflet fantastique.
 
-— Vous devez gagner un argent fou ? mais vous le dépensez comme vous le gagnez, dit la mère.
 
-— Non, madame, répondit le peintre, je ne le dépense pas, jen’ai pas le moyen de m’amuser. Mon notaire place mon argent, il sait mon compte, une fois l’argent chez lui, je n’y pense plus.
 
-— On me disait, à moi, s’écria le père Vervelle, que les artistes étaient tous paniers percés.
 
-— Quel est votre notaire, s’il n’y a pas d’indiscrétion ? demanda madame Vervelle.
 
-— Un brave garçon, tout rond, Cardot.
 
-— Tiens ! tiens ! est-ce farce ! dit Vervelle, Cardot est le nôtre.
 
-— Ne vous dérangez pas ! dit le peintre.
 
-— Mais tiens-toi donc tranquille, Anténor, dit la femme, tu ferais manquer monsieur, et si tu le voyais travailler, tu comprendrais…
 
-— Mon Dieu ! pourquoi ne m’avez-vous pas appris les Arts ? dit mademoiselle de Vervelle à ses parents.
 
-— Virginie, s’écria la mère, une jeune personne ne doit pas apprendre certaines choses. Quand tu seras mariée… bien ! mais, jusque-là, tiens-toi tranquille.
 
Pendant cette première séance, la famille Vervelle se familiarisa presque avec l’honnête artiste. Elle dut revenir deux jours après. En sortant, le père et la mère dirent à Virginie d’aller devant eux ; mais malgré la distance, elle entendit ces mots dont le sens devait éveiller sa curiosité.
 
-— Un homme décoré… trente-sept ans… un artiste qui a des commandes, qui place son argent chez notre notaire. Consultons Cardot ? Hein, s’appeler madame de Fougères !… ça n’a pas l’air d’être un méchant homme !… Tu me diras un commerçant ?.. mais un commerçant tant qu’il n’est pas retiré vous ne savez pas ce que peut devenir votre fille ! tandis qu’un artiste économe… puis nous aimons les Arts… Enfin !…
 
Pierre Grassou, pendant que la famille Vervelle le discutait, discutait la famille Vervelle. Il lui fut impossible de demeurer en paix dans son atelier, il se promena sur le Boulevard, il y regardait les femmes rousses qui passaient ! Il se faisait les plus étranges raisonnements : l’or était le plus beau des métaux, la couleur jaune représentait l’or, les Romains aimaient les femmes rousses, et il devint Romain, etc. Après deux ans de mariage, quel homme s’occupe de la couleur de sa femme ? La beauté passe… mais la laideur reste ! L’argent est la moitié du bonheur. Le soir, en se couchant, le peintre trouvait déjà Virginie Vervelle charmante.Quand les trois Vervelle entrèrent le jour de la seconde séance, l’artiste les accueillit avec un aimable sourire. Le scélérat avait fait sa barbe, il avait mis du linge blanc ; il s’était agréablement disposé les cheveux, il avait choisi un pantalon fort avantageux et des pantoufles rouges à la poulaine. La famille répondit par un sourire aussi flatteur que celui de l’artiste, Virginie devint de la couleur de ses cheveux, baissa les yeux et détourna la tête, en regardant les études. Pierre Grassou trouva ces petites minauderies ravissantes. Virginie avait de la grâce, elle ne tenait heureusement ni du père, ni de la mère ; mais de qui tenait-elle ?
 
-— Ah ! j’y suis, se dit-il toujours, la mère aura eu un regard de son commerce.
 
Pendant la séance il y eut des escarmouches entre la famille et le peintre qui eut l’audace de trouver le père Vervelle spirituel. Cette flatterie fit entrer la famille au pas de charge dans le cœur de l’artiste, il donna l’un de ses croquis à Virginie, et une esquisse à la mère.
 
-— Pour rien ? dirent-elles.
 
Pierre Grassou ne put s’empêcher de sourire.
 
-— Il ne faut pas donner ainsi vos tableaux, c’est de l’argent, lui dit Vervelle.
 
A la troisième séance, le père Vervelle parla d’une belle galerie de tableaux qu’il avait à sa campagne de Ville-d’Avray : des Rubens, des Gérard-Dow, des Mieris, des Terburg, des Rembrandt, un Titien, des Paul Potter, etc.
 
-— Monsieur Vervelle a fait des folies, dit fastueusement madame Vervelle, il a pour cent mille francs de tableaux.
 
-— J’aime les Arts, reprit l’ancien marchand de bouteilles.
 
Quand le portrait de madame Vervelle fut commencé, celui du mari était presque achevé, l’enthousiasme de la famille ne connaissait alors plus de bornes. Le notaire avait fait le plus grand éloge du peintre : Pierre Grassou était à ses yeux le plus honnête garçon de la terre, un des artistes les plus rangés qui d’ailleurs avait amassé trente-six mille francs ; ses jours de misère étaient passés, il allait par dix mille francs chaque année, il capitalisait les intérêts ; enfin il était incapable de rendre une femme malheureuse. Cette dernière phrase fut d’un poids énorme dans la balance. Les amis des Vervelle n’entendaient plus parler que du célèbre Fougères. Le jour où Fougères entama le portrait de Virginie, il était in pettodéjà le gendre de la famille Vervelle. Les trois Vervelle fleurissaient dans cet atelier qu’ils s’habituaient à considérer comme une de leurs résidences : il y avait pour eux un inexplicable attrait dans ce local propre, soigné, gentil, artiste. Abyssus abyssum, le bourgeois attire le bourgeois. Vers la fin de la séance, l’escalier fut agité, la porte fut brutalement ouverte, et entra Joseph Bridau : il était à la tempête, il avait les cheveux au vent ; il montra sa grande figure ravagée, jeta partout les éclairs de son regard, tourna tout autour de l’atelier et revint à Grassou brusquement, en ramassant sa redingote sur la région gastrique, et tâchant, mais en vain, de la boutonner, le bouton s’étant évadé de sa capsule de drap.
 
-— Le bois est cher, dit-il à Grassou.
 
-— Ah !
 
-— Les Anglais sont après moi. Tiens, tu peins ces choses-là ?
 
-— Tais-toi donc !
 
-— Ah ! oui !
 
La famille Vervelle, superlativement choquée par cette étrange apparition, passa de son rouge ordinaire au rouge-cerise des feux violents.
 
-— Ça rapporte ! reprit Joseph. Y a-t-il aubert en fouillouse ?
 
-— Te faut-il beaucoup ?
 
-— Un billet de cinq cents… J’ai après moi un de ces négociants de la nature des dogues, qui, une fois qu’ils ont mordu, ne lâchent plus qu’il n’aient le morceau. Quelle race !
 
-— Je vais t’écrire un mot pour mon notaire…
 
-— Tu as donc un notaire ?
 
-— Oui.
 
-— Ca m’explique alors pourquoi tu fais encore les joues avec des tons roses, excellents pour des enseignes de parfumeur !
 
Grassou ne put s’empêcher de rougir, Virginie posait.
 
-— Aborde donc la Nature comme elle est ? dit le grand peintre en continuant. Mademoiselle est rousse. Eh ! bien, est-ce un péché mortel ? Tout est magnifique en peinture. Mets-moi du cinabre sur ta palette, réchauffe-moi ces joues-là, piques-y leurs petites taches brunes, beurre-moi cela ? Veux-tu avoir plus d’esprit que la Nature ?
 
-— Tiens, dit Fougères, prends ma place pendant que je vais écrire.
 
Vervelle roula jusqu’à la table et s’approcha de l’oreille de Grassou. —— Mais ce pacant-là va tout gâter, dit le marchand.-— S’il voulait faire le portrait de votre Virginie, il vaudrait mille fois le mien, répondit Fougères indigné.
 
En entendant ce mot, le bourgeois opéra doucement sa retraite vers sa femme stupéfaite de l’invasion de la bête féroce, et assez peu rassurée de la voir coopérant au portrait de sa fille.
 
-— Tiens, suis ces indications, dit Bridau en rendant la palette et prenant le billet. Je ne te remercie pas ! je puis retourner au château de d’Arthez à qui je peins une salle à manger et où Léon de Lora fait les dessus de porte, des chefs-d’œuvre. Viens nous voir ?
 
Il s’en alla sans saluer, tant il en avait assez d’avoir regardé Virginie.
 
-— Qui est cet homme, demanda madame Vervelle.
 
-— Un grand artiste, répondit Grassou.
 
Un moment de silence.
 
-— Etes-vous bien sûr, dit Virginie, qu’il n’a pas porté malheur à mon portrait ? il m’a effrayée.
 
-— Il n’y a fait que du bien, répondit Grassou.
 
-— Si c’est un grand artiste, j’aime mieux un grand artiste qui vous ressemble, dit madame Vervelle.
 
-— Ah ! maman, monsieur est un bien plus grand peintre, il me fera tout entière, fit observer Virginie.
 
Les allures du Génie avaient ébouriffé ces bourgeois, si rangés.
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On entrait dans cette phase d’automne si agréablement nommée l’Eté de la Saint-Martin. Ce fut avec la timidité du néophyte en présence d’un homme de génie que Vervelle risqua une invitation de venir à sa maison de campagne dimanche prochain : il savait combien peu d’attraits une famille bourgeoise offrait à un artiste.
 
-— Vous autres ! dit-il, il vous faut des émotions ! des grands spectacles et des gens d’esprit ; mais il y aura de bons vins, et je compte sur ma galerie pour vous compenser l’ennui qu’un artiste comme vous pourra éprouver parmi des négociants.
 
Cette idolâtrie qui caressait exclusivement son amour-propre charma le pauvre Pierre Grassou, si peu accoutumé à recevoir de tels compliments. L’honnête artiste, cette infâme médiocrité, ce cœur d’or, cette loyale vie, ce stupide dessinateur, ce brave garçon, décoré de l’Ordre royal de la Légion-d’Honneur, se mit sous les armes pour aller jouir des derniers beaux jours de l’année, à Ville-d’Avray. Le peintre vint modestement par la voiture publique, et ne put s’empêcher d’admirer le beau pavillon du marchand de bouteilles, jeté aumilieu d’un parc de cinq arpents, au sommet de Ville-d’Avray, au plus beau point de vue. Epouser Virginie, c’était avoir cette belle villa quelque jour ! Il fut reçu par les Vervelle avec un enthousiasme, une joie, une bonhomie, une franche bêtise bourgeoise qui le confondirent. Ce fut un jour de triomphe. On promena le futur dans les allées couleur nankin qui avaient été ratissées comme elles devaient l’être pour un grand homme. Les arbres eux-mêmes avaient un air peigné, les gazons étaient fauchés. L’air pur de la campagne amenait des odeurs de cuisine infiniment réjouissantes. Tous, dans la maison, disaient : Nous avons un grand artiste. Le petit père Vervelle roulait comme une pomme dans son parc, la fille serpentait comme une anguille, et la mère suivait d’un pas noble et digne. Ces trois êtres ne lâchèrent pas Grassou pendant sept heures. Après le dîner, dont la durée égala la somptuosité, monsieur et madame Vervelle arrivèrent à leur grand coup de théâtre, à l’ouverture de la galerie illuminée par des lampes à effets calculés. Trois voisins, anciens commerçants, un oncle à succession, mandés pour l’ovation du grand artiste, une vieille demoiselle Vervelle et les convives suivirent Grassou dans la galerie, assez curieux d’avoir son opinion sur la fameuse galerie du petit père Vervelle, qui les assommait de la valeur fabuleuse de ses tableaux. Le marchand de bouteilles semblait avoir voulu lutter avec le roi Louis-Philippe et les galeries de Versailles. Les tableaux magnifiquement encadrés avaient des étiquettes où se lisaient en lettres noires sur fond d’or :
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Il y avait cent cinquante tableaux tous vernis, époussetés, quelques-uns étaient couverts de rideaux verts qui ne se tiraient pas en présence des jeunes personnes.
 
L’artiste resta les bras cassés, la bouche béante, sans parole sur les lèvres, en reconnaissant la moitié de ses tableaux dans cette galerie : il était Rubens, Paul Potter, Mieris, Metzu, Gérard Dow ! il était à lui seul vingt grands maîtres.-— Qu’avez-vous ? vous pâlissez !
 
-— Ma fille, un verre d’eau, s’écria la mère Vervelle.
 
Le peintre prit le père Vervelle par le bouton de son habit, et l’emmena dans un coin, sous prétexte de voir un Murillo. Les tableaux espagnols étaient alors à la mode.
 
-— Vous avez acheté vos tableaux chez Elie Magus ?
 
-— Oui, tous originaux !
 
-— Entre nous, combien vous a-t-il vendu ceux que je vais vous désigner ?
 
Tous deux, ils firent le tour de la galerie. Les convives furent émerveillés du sérieux avec lequel l’artiste procédait en compagnie de son hôte à l’examen des chefs-d’œuvre.
 
-— Trois mille francs ! dit à voix basse Vervelle en arrivant au dernier ; mais je dis quarante mille francs !
 
-— Quarante mille francs un Titien ? reprit à hante voix l’artiste, mais ce serait pour rien.
 
-— Quand je vous le disais, j’ai pour cent mille écus de tableaux s’écria Vervelle.
 
-— J’ai fait tous ces tableaux-là, lui dit à l’oreille Pierre Grassou, je ne les ai pas vendus tous ensemble plus de dix mille francs…
 
-— Prouvez-le-moi, dit le marchand de bouteilles, et je double la dot de ma fille, car alors vous êtes Rubens, Rembrandt, Terburg, Titien !
 
-— Et Magus est un fameux marchand de tableaux ! dit le peintre qui s’expliqua l’air vieux de ses tableaux et l’utilité des sujets que lui demandait le brocanteur.
 
Loin de perdre dans l’estime de son admirateur, monsieur de Fougères, car la famille persistait à nommer ainsi Pierre Grassou, grandit si bien, qu’il fit gratis les portraits de la famille, et les offrit naturellement à son beau père, à sa belle-mère et à sa femme.