« Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/V/03 » : différence entre les versions

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=== III. Les frères font connaissance ===
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{{ChapitreNav|[[Auteur:Fédor Dostoïevski|Dostoïevski]], traduit par [[Auteur:Henri Mongault|H. Mongault]]|[[Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)|Les Frères Karamazov]], 1923|Livre V : Pro et contra|[[../02|Chap. II]]| |[[../04|Chap. IV]]}}
 
=== III. {{t2mp|Les frères font connaissance ===|III}}
 
À vrai dire, la table d’Ivan, près de la fenêtre, était simplement protégée par un paravent contre les regards indiscrets. Elle se trouvait à côté du comptoir, dans la première salle, où les garçons circulaient à tout moment. Seul un vieux militaire en retraite prenait le thé dans un coin. Dans les autres salles, on entendait le brouhaha habituel à ces établissements : des appels, les bouteilles qu’on débouchait, le choc des billes sur le billard. Un orgue jouait. Aliocha savait que son frère n’aimait guère les cabarets et n’y allait presque jamais. Sa présence ne s’expliquait donc que par le rendez-vous assigné à Dmitri.
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— À ressusciter tes morts, qui sont peut-être encore vivants. Donne-moi du thé. Je suis content de notre entretien, Ivan.
 
— Je vois que tu es en verve. J’aime ces professions de foi84foi de la part d’un novice. Oui, tu as de la fermeté, Alexéi. Est-il vrai que tu veuilles quitter le monastère ?
 
— Oui, mon starets m’envoie dans le monde.
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— Sans doute, si tu ne plaisantes pas en ce moment.
 
— Allons donc ! C’était hier, chez le starets, qu’on pouvait prétendre que je plaisantais. Vois-tu, mon cher, il y avait un vieux pécheur, au XVIIIème siècle{{s|XVIII}}, qui a dit : Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer85l’inventer. Et, en effet, c’est l’homme qui a inventé Dieu. Et ce qui est étonnant, ce n’est pas que Dieu existe en réalité, mais que cette idée de la nécessité de Dieu soit venue à l’esprit d’un animal féroce et méchant comme l’homme, tant elle est sainte, touchante, sage, tant elle fait honneur à l’homme. Quant à moi, j’ai renoncé depuis longtemps à me demander si c’est Dieu qui a créé l’homme, ou l’homme qui a créé Dieu. Bien entendu, je ne passerai pas en revue tous les axiomes que les adolescents russes ont déduits des hypothèses européennes, car ce qui, en Europe, est une hypothèse devient aussitôt un axiome pour lesdits adolescents, et non seulement pour eux, mais pour leurs professeurs, qui souvent leur ressemblent. Aussi j’écarte toutes les hypothèses : quel est, en effet, notre dessein ? Mon dessein est de t’expliquer le plus rapidement possible l’essence de mon être, ma foi et mes espérances. Aussi je déclare admettre Dieu, purement et simplement. Il faut noter pourtant que si Dieu existe, s’il a créé vraiment la terre, il l’a faite, comme on sait, d’après la géométrie d’Euclide, et n’a donné à l’esprit humain que la notion des trois dimensions de l’espace. Cependant, il s’est trouvé, il se trouve encore des géomètres et des philosophes, même éminents, pour douter que tout l’univers et même tous les mondes aient été créés seulement suivant les principes d’Euclide. Ils osent même supposer que deux parallèles, qui suivant les lois d’Euclide ne peuvent jamais se rencontrer sur la terre, peuvent se rencontrer quelque part, dans l’infini. J’ai décidé, étant incapable de comprendre même cela, de ne pas chercher à comprendre Dieu. J’avoue humblement mon incapacité à résoudre de telles questions : j’ai essentiellement l’esprit d’Euclide, un esprit terrestre : à quoi bon vouloir résoudre ce qui n’est pas de ce monde ? Et je te conseille de ne jamais te creuser la tête là-dessus, mon ami Aliocha, surtout au sujet de Dieu. Existe-t-il ou non ? Ces questions sont hors de la portée d’un esprit qui n’a que la notion des trois dimensions. Ainsi, j’admets non seulement Dieu, mais encore sa sagesse, son but qui nous échappe ; je crois à l’ordre, au sens de la vie, à l’harmonie éternelle, où l’on prétend que nous nous fondrons un jour : je crois au Verbe où tend l’univers qui est en Dieu et qui est lui-même Dieu, à l’infini. Suis-je dans la bonne voie ? Figure-toi qu’en définitive, ce monde de Dieu, je ne l’accepte pas, et quoique je sache qu’il existe, je ne l’admets pas. Ce n’est pas Dieu que je repousse, note bien, mais la création, voilà ce que je me refuse à admettre. Je m’explique : je suis convaincu, comme un enfant, que la souffrance disparaîtra, que la comédie révoltante des contradictions humaines s’évanouira comme un piteux mirage, comme la manifestation vile de l’impuissance mesquine, comme un atome de l’esprit d’Euclide ; qu’à la fin du drame, quand apparaîtra l’harmonie éternelle, une révélation se produira, précieuse au point d’attendrir tous les cœurs, de calmer toutes les indignations, de racheter tous les crimes et le sang versé ; de sorte qu’on pourra, non seulement pardonner, mais justifier tout ce qui s’est passé sur la terre. Que tout cela se réalise, soit, mais je ne l’admets pas et ne veux pas l’admettre. Que les parallèles se rencontrent sous mes yeux, je le verrai et dirai qu’elles se sont rencontrées ; pourtant je ne l’admettrai pas. Voilà l’essentiel, Aliocha, voilà ma thèse. J’ai commencé exprès notre entretien on ne peut plus bêtement, mais je l’ai mené jusqu’à ma confession, car c’est ce que tu attends. Ce n’est pas la question de Dieu qui t’intéressait, mais la vie spirituelle de ton frère affectionné. J’ai dit. »
 
Ivan acheva sa longue tirade avec une émotion singulière, inattendue.
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Aliocha ne l’avait jamais vu sourire ainsi.
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