« Philosophes modernes - Maine de Biran » : différence entre les versions

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L'histoire de M. Maine de Biran touche aux circonstances les plus critiques de notre histoire contemporaine, et au premier développement de la philosophie qu'on a depuis appelée la philosophie éclectique. Sa vie n'offre qu'un seul évènement, mais il s'agit de la chute de l'empire et de la première invasion du territoire; sa philosophie roule sur une seule question, mais c'est par l'étude approfondie de cet unique point que la philosophie française a été renouvelée de fond en comble, ou du moins c'est par là qu'a commencé la grande révolution que nous avons vue s'accomplir dans les méthodes et dans les idées. Mêlé toute sa vie aux plus grandes choses, il est resté volontairement obscur, pendant que ses amis s'illustraient à côté de lui; et, par une bizarre destinée, sans la publication de ses oeuvresœuvres, effectuée après quinze ans, à travers mille obstacles, par les soins d'une pieuse et persévérante amitié, la génération nouvelle ignorerait peut-être le nom de celui qui fut l'ami le plus constant de M. Lainé, et que M. Cousin appelle son maître.
 
Il y a près de trente ans que l'école éclectique a été fondée. Les cours de M. Royer-Collard l'établirent dès l'abord avec autorité dans le monde scientifique et littéraire, et depuis, l'enseignement et les ouvrages de M. Cousin lui ont donné cette importance et cet éclat que ses ennemis mêmes ne songent pas à contester. Qui ne sait de quelle popularité jouissait cette école sous les dernières années de la restauration, et de quelles attaques cette popularité fut bientôt suivie? Il arrive aujourd'hui à l'école éclectique ce qui arrive toujours à la cause victorieuse : toutes les oppositions se réunissent contre elle, et divisées sur tous les points, elles ne sont d'accord que dans leur ressentiment. M. de Maistre, qui n'a pas eu d'adversaires, et ne connut jamais que des ennemis; M. de Bonald, et son disciple M. Buchez, qui n'étudient la philosophie qu'en haine de la philosophie, et rejettent également les méthodes expérimentales et les doctrines rationnelles; M. de Lamennais, sous sa double forme d'apôtre et de tribun; M. Pierre Leroux, rationaliste pourtant, et moins éloigné qu'il ne le pense d'une doctrine qu'il calomnie et qu'il ignore; tous, jusqu'aux derniers et obscurs défenseurs de la philosophie sensualiste, tant de fois réfutée, tant de fois écrasée, reviennent sur cette polémique avec un acharnement sans exemple, et combattent l'éclectisme avec passion, avec colère, comme on attaque un parti, et non pas comme on discute un système. Quel fruit ne retirerait-on pas de ces discussions pour la grande cause philosophique, si elles étaient sérieuses et approfondies! Mais parmi tant de détracteurs, combien y en a-t-il qui connaissent à fond ce qu'ils réfutent? A part un petit nombre d'esprits élevés, tels que le traducteur d'Hamilton et quelques autres, qui font de la philosophie pour elle-même et se soucient plus de la vérité que du bruit, tous ces grands contempteurs de la méthode éclectique ne crient si fort à l'infamie que pour se mettre à l'unisson de leurs coryphées, et contenter derrière eux une troupe d'ignorans présomptueux et turbulens dont l'applaudissement les enivre. Aucun fait ne démontre mieux que la philosophie n'entre pour rien dans ces débats, et qu'il s'agit au fond d'un tout autre intérêt. A qui la faute, si la philosophie éclectique n'est pas mieux connue de ses adversaires? Depuis trente ans qu'elle est publiquement enseignée en France, s'il est un reproche qu'on soit en droit de lui adresser, c'est de trop insister sur les principes et d'en outrer en quelque sorte la démonstration. Au-delà du Rhin, cette excessive clarté de l'école éclectique, cet attachement continuel à légitimer les méthodes et le point de départ, passent pour un signe de faiblesse; et dans ce pays où la philosophie domine les passions politiques et ne leur est pas asservie, on a peine à comprendre qu'une école soit jugée parmi nous sur la vie publique de quelques-uns de ses chefs, et non pas sur sa profession de foi, sur ses principes explicitement proclamés. Quelle était la situation de la philosophie en France, quand elle passa aux mains des éclectiques? Contre quels adversaires ont-ils dû lutter pour s'établir? Dans quel esprit, pour quelle fin, ont-ils commencé la lutte? Sur quel point de la science a d'abord éclaté le dissentiment? Comment le saurait-on, quand on connaît à peine le nom d'un des plus profonds penseurs de l'école, de celui qui a donné l'impulsion à ce mouvement philosophique, et qui, le premier en France, a fait la guerre à la doctrine de la sensation, au nom de l'activité libre de l'esprit humain? Quand M. Maine de Biran mourut en 1824, M. Royer-Collard et M. Cousin suivirent le cercueil presque seuls avec sa famille, et ils disaient entre eux : « Nous venons de perdre le plus grand métaphysicien français de notre temps. » Dix ans après, M. Cousin étant parvenu à arracher à la famille de M. de Biran le manuscrit du premier des quatre volumes qu'il a publiés, ce fut, pour presque tout le monde, une révélation.
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Le caractère de la philosophie de M. de Biran s'accorde à merveille avec cet esprit de modération timide et de réserve. La grande ambition lui a manqué dans la philosophie comme dans la vie; il n'a été, il n'a voulu être qu'un psychologue. Tandis que d'autres philosophes, comme s'ils rougissaient de l'austérité de la science, se hâtent de mettre en avant les conséquences pratiques et de jeter cette pâture aux esprits d'un ordre inférieur, M. de Biran songe à peine pour lui-même aux conclusions que fournit la science de l'esprit humain sur la théodicée, la morale et la politique. Ces grandes questions, qui attirent toutes les intelligences, ne font au contraire qu'effrayer la sienne. Il semble qu'il s'est retiré si profondément en lui-même, qu'il n'a plus ni le besoin ni la force d'en sortir. La psychologie n'est pas pour lui le commencement de la science, mais la science toute entière, et quand il l'entreprend, ce n'est pas pour marcher ensuite en avant par son secours, c'est pour s'y arrêter et s'y complaire, et en faire l'occupation de toute sa vie.
 
Les oeuvresœuvres de M. de Biran sont aujourd'hui complètement publiées, et, de tous les mémoires dont elles se composent, il n'en est pas un qui n'ait pour objet l'analyse des faits de conscience. On peut suivre la marche de son esprit et faire en quelque sorte l'histoire de ses pensées en lisant ses quatre principaux ouvrages dans l'ordre de leur composition. Le premier est un mémoire sur ''l'Habitude'', qui fut couronné par l'Institut en 1802. C'est une analyse très ingénieuse et très délicate, qui atteste déjà un grand fonds d'observations sur la nature humaine, et une intelligence très vive et très nette du jeu de nos facultés entre elles; mais le sujet est loin d'être épuisé, le rapport de l'habitude avec les lois qui régissent notre développement, soit que l'habitude les fasse naître ou qu'elle les subisse, n'est pas suffisamment approfondi : les habitudes intellectuelles, et surtout les habitudes morales, sont négligées, et l'auteur semble trop exclusivement préoccupé de ce qui touche à nos sensations et à nos besoins physiques. L'école de philosophie qui régnait alors étudiait de préférence à toute autre question les rapports du physique et du moral de l'homme, et ne les étudiait guère que pour arriver à constater, suivant l'expression de Cabanis, que « le moral n'est autre chose que le physique diversement modifié.» M. de Biran, qui sans doute n'allait pas jusque-là, croyait pourtant, dans ces commencemens de sa carrière philosophique, que tous les phénomènes de conscience avaient leur origine dans la sensation. Un second mémoire, qui traite de la ''Décomposition de la Pensée'', et qui obtint aussi le prix de l'Institut en 1805, est déjà au contraire une protestation directe contre le sensualisme. Le but de M. de Biran, dans ce mémoire, est de montrer qu'il y a tout un ordre d'idées qui demeurent inexplicables, si l'on n'admet pas le fait primitif de l'aperception immédiate du moi par lui-même, à titre de cause; c'est ce même principe qu'il a depuis entouré de tant de lumières, et dont il a fait une des théories les plus originales et les plus complètes dont la philosophie moderne se soit enrichie. Dès qu'il eut entrevu la véritable importance de la notion de cause, il concentra toutes ses observations sur ce seul point, et ne tarda pas à pénétrer si avant dans le mystère de la puissance humaine, que tout cet ordre de faits, jusque-là mal connu, devint, grace à lui, un des points les moins obscurs de la science psychologique, et servit même bientôt à éclairer tous les autres. Déjà, dans un troisième mémoire, intitulé ''de l'Aperception immédiate interne'', couronné en 1807 par l'académie de Berlin, on voit se développer toute cette admirable théorie de la volonté, qui devait être le dernier terme et le but des travaux de M. de Biran, en même temps que le point de départ de la philosophie éclectique; il exposa enfin cette théorie, avec la maturité de jugement et la richesse d'applications qui décèlent un maître, dans son grand ouvrage sur les ''Rapports du physique et du moral de l'homme'', envoyé en 1815 à l'académie de Copenhague, et qui aurait obtenu le prix, suivant la déclaration de la classe, si son auteur l'avait signé. Ce problème des rapports de l'ame et du corps attirait à lui tous les esprits philosophiques au commencement de ce siècle, et si Cabanis et Bérard l'ont traité avec talent au point de vue de l'école sensualiste, M. de Biran a eu la gloire de le ramener à ses véritables termes, et de nous montrer à la fois le rapport et la distinction des deux principes. Descartes disait de cette question : « Si nous savions cela, nous saurions tout. »
 
Outre ces quatre grands mémoires, M. de Biran a encore écrit un excellent article sur les leçons de philosophie de M. Laromiguière, une réfutation da système de Hume, un article sur Leibnitz, inséré dans la ''Biographie universelle'', et d'autant plus remarquable que la théorie de M. de Biran sur la notion de la cause l'introduisait tout directement dans les plus secrètes profondeurs du système des monades de Leibnitz. Dans un ordre d'idées un peu différent, quoique rentrant au fond dans le même sujet d'études, M. de Biran a composé un mémoire sur ''le sommeil, les songes et le somnambulisme'', qui réunit au mérite d'une grande sagacité philosophique l'attrait d'anecdotes piquantes et d'ingénieuses observations. Il y a dans toute cette partie de ses recherches une tendance au vitalisme, qui lui fournit des explications au moins plausibles de tous les phénomènes de notre activité où la conscience n'a point de part. L'animal humain est, suivant lui, distingué de l'homme, et le serviteur du maître; et quand cette ame animale, qui n'est, dans la vie normale, qu'un pouvoir exécutif, prend en main la direction du corps pendant l'absence ou le sommeil de notre gouverneur ordinaire, elle exécute à notre insu, par une sorte d'imitation instinctive, ce que dans l'état de veille nous lui avons fait exécuter sous notre surveillance, et nous devenons ainsi étrangers à nos propres actes.
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A l'époque où M. de Biran écrivait ses premiers Mémoires, la France était livrée aux sensualistes. De rares disciples de Jean-Jacques, quelques cartésiens plus rares encore, ne sauvaient pas le pays de cette décadence intellectuelle. L'Encyclopédie avait prévalu. Le sensualisme, il faut l'avouer, ne s'était pas fait hypocrite pour s'implanter parmi nous. Helvétius, dans sa morale égoïste, en avait dit tout brutalement le secret, qu'une femme d'esprit appelait le secret de tout le monde. Diderot s'appelait lui-même l'athée. D'Holbach, qui prêchait Dieu partout en attendant sa vocation d'apôtre de l'athéisme, poursuit Diderot de ses argumens et de ses prières jusqu'au milieu des imprimeurs de l'Encyclopédie; il le conjure avec larmes de renoncer à son endurcissement; Diderot résiste, et d'Holbach sort de là athée et fanatique, pour chercher et trouver des complices de sa foi nouvelle. C'est le sort des doctrines sensualistes, d'être si évidemment liées à la négation de Dieu et à la morale de l'intérêt, qu'elles ne paraissent jamais sans traîner aussitôt à leur suite ce déplorable cortége. Épicure, Gassendi, Locke, Condillac lui-même, n'échappent pas à la loi commune. Si le maître résiste et se rattache, malgré tout, à l'éternelle foi du genre humain, ses disciples ne tardent pas à fouiller plus avant et à mettre à nu la hideuse plaie de l'école. La morale d'Helvétius ne diffère pas de celle de Hobbes, ni la morale de Hobbes de celle d'Épicure. Cet accord est-il volontaire? La plupart des sensualistes n'y ont pas songé seulement; ils sont partis d'un principe qui leur paraissait vrai et en ont bravement poursuivi les conséquences jusqu'à nier notre ame immortelle, Dieu et les lois saintes du devoir. Les encyclopédistes, en vrais philosophes, n'ont pas sourcillé devant ce mauvais génie que leurs conjurations avaient évoqué; mais pour ceux qui méprisent l'étude de la philosophie, comme ces gentilshommes du moyen-âge qui dédaignaient de savoir lire, qu'ils jugent au moins par leurs fruits les doctrines sensualistes !
 
Du moins, vers le milieu du XVIIIe siècle, dans le premier développement de l'école sensualiste en France, quand elle n'était pas encore tombée de Locke à Condillac, si elle régnait, ce n'était pas sans contestation. Il y avait alors un grand mouvement philosophique, des écoles en présence, une lutte, un combat; les sensualistes dominaient, mais à côté d'eux l'école de Descartes et de Malebranche défendait la cause de la raison contre les sens, et la philosophie de Jean-Jacques, quoique sans force et sans portée, était une protestation éloquente en faveur du rationalisme. Toutes les écoles nouvelles, divisées sur les principes de métaphysique, avaient d'ailleurs une mission commune qu'elles accomplissaient avec dévouement. Il s'agissait de renverser, non de construire; pour cette oeuvreœuvre révolutionnaire, le sensualisme était la meilleure des philosophies. Mais la révolution achevée, les sensualistes, qui y avaient eu la plus grande part, se retrouvèrent seuls pour représenter la philosophie française; et le jour où ils voulurent édifier, après avoir tout détruit, le vice de leur principe les condamna à la stérilité. On vit l'école s'enfermer comme à plaisir dans les questions les plus élémentaires, déployer un luxe de méthode d'autant plus vain que tant d'appareil n'aboutissait qu'à des mots, à des définitions, à des systèmes réguliers et vides; et, comme Diderot l'avait déjà dit quelques années auparavant, elle pensa ouvrir des routes et ne put que tracer des lignes mathématiques. C'était là, pour le pays de Descartes et de Montesquieu, tomber dans une véritable décrépitude. La philosophie écossaise qu'un Reid, un Adam Smith , un Stewart, avaient élevée si haut; la spéculation allemande, si neuve, si hardie, si féconde, se développaient des deux côtés de la France sans qu'on entendît à Paris aucun écho d'Édimbourg, de Munich et de Koenigsberg. Au dedans la guerre civile, au dehors la guerre européenne; un peuple ainsi remué appartient tout à l'action, et, s'il pense, ses théories lui poussent de son propre fonds : il n'a guère le temps de rien emprunter aux idées de ses ennemis. L'empereur, qui vint tout rasseoir, ne fit rien pour la philosophie; quand on proscrit la liberté de la tribune et celle de la presse, comment protéger une science qui ne vit que de liberté, ou plutôt qui est la liberté même dans le domaine de l'intelligence? La classe des sciences morales et politiques fut retranchée de' l'institut impérial; ce fut être suspect que de s'occuper de philosophie. L'Université, pour enseigner à toute force de la philosophie, enseigna Condillac. C'était laisser le nom et ôter la chose.
 
M. de Biran, ancien garde-du-corps de Louis XVI, retiré pendant la révolution dans le département de la Dordogne, où il remplit quelque temps une place de sous-préfet, appartenait alors corps et ame aux doctrines sensualistes, et ne se doutait guère qu'il dût un jour commencer la réaction qui les a détruites. Du fond de la petite ville de Bergerac, il envoyait des mémoires à toutes les académies de l'Europe. Ses recherches sur ''l'Habitude'', rejetées une première fois par l'Institut, puis couronnées l'année suivante (1802), appartiennent tout-à-fait au mouvement philosophique de l'époque, et Cabanis, qui avait alors la haute main dans ces matières, le cite avec éloge dans une note de son grand ouvrage. Ce fut un coup de fortune pour M. de Biran d'avoir passé par cette école. Toute faible qu'elle est, nous lui devons le triomphe de la méthode expérimentale, et M. de Biran en particulier, sans la fréquentation de cette école de physiciens et de matérialistes, n'aurait peut-être jamais acquis ces connaissances étendues en physiologie, qui lui ont été d'un si grand secours. Quoique fort disposé à s'accommoder de la solitude et de l'exil où le retenaient ses fonctions, il venait à Paris par intervalles, et c'est ainsi qu'il fit partie de la célèbre société d'Auteuil. Dans sa double carrière de sensualiste d'abord, et plus tard d'adversaire du sensualisme, il connut chaque fois intimement les grands personnages de l'école à laquelle il appartenait; et s'il fut en 1811 un des auditeurs assidus de M. Royer-Collard, dix ans auparavant, à Auteuil, dans le salon de Mme Helvétius, il discutait avec Cabanis, Volney, Destutt-Tracy, Garat et les principaux idéologues.
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Là se réunissaient tous ceux qui cultivaient alors la philosophie avec quelque renommée. On comptait parmi eux plusieurs hommes justement célèbres, et qui, dans des genres divers, ont rendu de grands services. En politique, assez indifférens pour la plupart à la forme du gouvernement, et amis de l'ordre, malgré les boutades de l'empereur qui les accusait d'être des brouillons, ils professaient surtout un ferme attachement aux doctrines libérales. En philosophie, ils étaient tous ou presque tous condillacciens. Condillac avait recueilli cette influence comme un héritage que lui avait laissé la philosophie « du sage Locke. » Le XVIIIe siècle avait pris Locke pour sa doctrine sensualiste dont il avait besoin, et pour sa méthode expérimentale dont l'importance réelle couvrait en quelque sorte et compensait la stérilité de cette prétendue métaphysique; et plus tard Condillac, qui régularisa la méthode et le système, se substitua sans difficulté à l'influence de Locke, dans un moment où l'on prenait la philosophie en patience, et où on la prônait sans y croire, comme un bienfaiteur dont on n'aurait plus rien à attendre. Condillac eut le mérite (si c'est un mérite) de dissimuler assez bien à ses propres yeux et à ceux des autres le néant de sa doctrine. Il construisit de vastes magasins d'une belle ordonnance, dont l'ensemble offrait à l'oeil une régularité, une simplicité, qui le charmaient sans le fatiguer, et l'on était à ce point préoccupé de leur belle architecture, qu'on oubliait en les voyant que toutes les salles en étaient vides.
 
Rien ne prouve mieux la faiblesse de cette triste philosophie que la parfaite assurance de ses partisans et leur confiance inaltérable en leur propre infaillibilité. Ce grand repos, cette immobilité, c'est la mort. Le sensualisme dévore vite toute sa carrière, et arrive sur-le-champ à sa propre limite, qu'il prend pour la limite même de la science. Descartes faisait le ''Discours de la Méthode''; les sensualistes au contraire, écrivaient tous leur ''Catéchisme'' : c'est que l'un avait la conscience d'ouvrir à la curiosité humaine une carrière inépuisable, et les autres, après quelques pas, se croyaient arrivés et ne voyaient plus rien à tenter. « Il faut prendre Cabanis et moi, disait M. de Tracy en confidence à ses amis, tirer de nos livres un petit catéchisme populaire et le répandre à profusion. » Le professeur de philosophie des écoles normales, Garat, disait de Condillac que « ses découvertes ne laissaient plus à aucun génie et à aucun siècle la possibilité et l'espérance d'en faire de plus belles et de plus utiles. » Quant à Cabanis, dont l'oeuvreœuvre avait été de miner peu à peu la barrière qui sépare la médecine de la philosophie, voici ce qu'il écrivait dans ses ''Rapports du Physique et du Moral de l'Homme'' : « Nous ne sommes pas sans doute réduits à prouver que la sensibilité physique est la source de toutes les idées et de toutes les habitudes qui constituent l'existence morale de l'homme... Parmi les personnes instruites et qui font quelque usage de leur raison, il n'en est maintenant aucune qui puisse élever quelques doutes à cet égard. » Le bon et spirituel Laromiguière, qui était resté psychologue, mais qui n'en fait pas moins, pour d'autres raisons, partie de la même phalange, était aussi tout satisfait des perfectionnemens qu'il avait introduits dans la doctrine de Condillac. Il ne concevait pas qu'on pût désirer d'aller plus loin. Le sentiment-rapport était à ses yeux les colonnes d'Hercule de la science. Quand un philosophe illustre, qu'il avait eu pour disciple, et qui déjà sur les bancs dépassait son maître d'une coudée, fut le visiter dans sa dernière maladie, le moribond, qui lisait en ce moment un nouvel ouvrage de son élève, lui dit avec cette malice et cette douce ironie qui ne le quittait pas même alors : « Vous trouvez donc toujours? » tant ils étaient rassurés dans leur prétendue science! Jamais Montaigne ne s'arrangea si tranquillement dans son scepticisme. Loin de céder aux idées nouvelles, M. Laromiguière les raillait jusqu'au bout; mais, chez lui, c'était plutôt fidélité à son caractère qu'à ses principes.
 
M. de Biran se sépara complètement de l'école condillaccienne par son mémoire sur ''la Décomposition de la Pensée'', qui fut couronné à l'Institut en 1805. Depuis son traité ''De l'Habitude'', son esprit s'était mûri, et les doctrines sensualistes ne lui suffisaient plus. Tandis que dans son premier ouvrage, les habitudes morales et intellectuelles sont sacrifiées presque partout à ce qui touche aux besoins physiques et aux sensations, on voit, on sent, dans le second, que l'auteur est en proie à des préoccupations tout opposées. L'activité personnelle n'y est plus une sensation transformée, mais un principe distinct et spécial qui produit des phénomènes d'une autre nature, qui réagit sur les sensations, qui les corrige l'une par l'autre, qui les dompte ou les reçoit comme des modifications de lui-même, en un mot qui s'oppose comme énergie spontanée à l'action de forces externes qui s'exercent sur lui et tendent à le modifier par les sensations qu'elles lui impriment. La volonté reprend dans la psychologie la place usurpée par des phénomènes passifs. La sensation a deux qualités qui lui sont inhérentes; elle est passive, elle est éphémère. Avec un pareil élément, si vous construisez tout l'homme, il n'y aura rien en lui que de passif et de transitoire. Non-seulement il ne sera pas une cause, mais il n'aura pas même la notion de cause. De là, à nier avec plume l'existence des corps, et avec Diderot celle de Dieu, il n'y a qu'un pas. Une telle psychologie, qui met l'homme à la merci de tout ce qui l'entoure, serait bonne tout au plus pour cette triste et, plaintive famille de poètes qui ouvrent sans cesse leur ame aux impressions du dehors, n'expriment dans leurs vers qu'un sentiment passager, et se comparent eux-mêmes à une lyre dont chaque souffle du vent fait frémir les cordes. Poésie vague et indécise, philosophie énervée qui croit connaître la nature humaine et ne sent pas se développer et grandir sous son regard cette force vivante et libre, seule image de Dieu dans les créatures ! La formule de Descartes, « je pense, donc je suis, » donne à la science humaine la connaissance immédiate du moi comme être pensant; formule profondément vraie, mais incomplète, qui, en présentant d'abord la pensée comme l'unique attribut de la personne humaine que la conscience perçoive directement, laisse la philosophie s'égarer ensuite à la recherche des causes, et la conduit trop aisément, et par une pente trop naturelle, à des doctrines mécaniques. Si Descartes avait dit, comme M. de Biran : « Je veux, donc je suis, » par le même coup de génie qui fondait la science psychologique, il en aurait révélé le résultat le le plus précieux, et il n'y aurait pas eu de Spinosa.
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M. de Biran n'avait pas songé à renouveler la philosophie, mais tout simplement à poursuivre pour lui-même le cours de ses études philosophiques. Quand il découvrit son grand principe, et qu'il en aperçut pour la première fois les conséquences, il éprouva peut-être le besoin de communiquer sa découverte à des hommes compétens pour s'y fortifier lui-même et l'approfondir de plus en plus par leur concours; mais il resta indifférent à l'avenir de ses propres idées, et ne se passionna ni pour leur fortune, ni pour la gloire qu'il pouvait acquérir par leur moyen. Quelque grande qu'ait été son influence, il est certain du moins qu'elle a été tout involontaire. S'il se jugeait bien lui-même, et on ne peut guère en douter, il savait que tout lui manquait pour attirer à lui la foule, et il avait trop de circonspection pour essayer ou même pour désirer l'impossible. Il ne songea pas à chercher dans ses amis le secours qu'il ne pouvait se prêter à lui-même ils ont propagé ses doctrines avec les leurs; mais la révolution qu'ils ont ainsi faite, il ne l'a ni provoquée, ni souhaitée. Il aimait la philosophie pour la connaître, et non pas pour la répandre. Jamais peut-être à un amour aussi fervent pour la science ne fut unie une insouciance aussi parfaite à lui gagner des prosélytes.
 
Dès la première leçon de M. Royer-Collard à la Faculté, des Lettres, M. de Biran fit partie de son auditoire qu'il ne quitta plus. Sans la grande et évidente supériorité du maître, ce cours, devenu si célèbre, aurait moins ressemblé à un cours public qu'à une lecture dans une académie. Le professeur n'improvisait pas; son discours, plein de noblesse, était austère et sans ornement. Il suivait une doctrine toute nouvelle en France; c'était la philosophie de Reid, mais elle prenait, dans sa bouche, la fermeté et la précision qui lui manquent. Le petit nombre d'auditeurs qui entouraient cette chaire étaient des hommes déjà célèbres, ou qui ne tardèrent pas à le devenir. On voyait bien, à la nouveauté et à la gravité de cet enseignement, qu'il se fondait là une école. Ce qui arrive toujours quand un enseignement a de l'importance, chaque leçon était discutée par les auditeurs au sortir du cours; et comme ils étaient tous philosophes, ces discussions profitaient à la science et éclairaient le professeur lui-même. M. de Biran, qui voyait là une méthode large et sûre, des observations bien faites, des principes féconds, une exposition grave et lumineuse, était des plus assidus aux leçons, et prenait une part active aux conversations animées dont elles devenaient le texte. Il faisait ainsi partie pour la seconde fois d'une sorte de société philosophique; mais ici c'étaient d'autres principes, d'autres voeuxvœux, un autre monde, et cela n'en valait que mieux pour M. de Biran, qui avait laissé si loin derrière lui ses anciens maîtres. Au milieu de tous ces psychologues, cet observateur attentif et persévérant de lui-même, qui jusque-là n'avait vécu que pour la psychologie, et n'avait été heureux que par elle, jetait sur les questions des lumières inattendues, et dévoilait les plus secrètes profondeurs de l'ame en ramenant tout au point de vue de sa théorie. Il devenait, pour ainsi dire, professeur lui-même, à son insu.
 
Le cours de M. Royer-Collard roula tout entier sur l'analyse de l'intelligence et de la volonté humaine. Il décrivit l'intelligence d'après Reid et l'école écossaise, et la volonté d'après la théorie de M. de Biran, qui arriva ainsi pour la première fois au public philosophique; car le mémoire ou son créateur l'avait consignée n'était pas même destiné à voir le jour. M. Royer-Collard adopta cette théorie sans restriction ni réserve, et en mettant ainsi au-dessus de toute contestation la liberté et la causalité, il détruisit radicalement le sensualisme et ses conséquences.
 
Qu'on ne s'y trompe pas, c'est par M. Royer-Collard que cette grande bataille fut d'abord livrée. Si notre pays a échappé à l'école sensualiste, au matérialisme et à ses conséquences fatales, si les doctrines spiritualistes ont été remises en honneur, c'est à M. Royer-Collard, c'est à M. de Biran et à M. Cousin que nous le devons. Il n'y avait qu'un moyen de vaincre réellement le sensualisme, c'était de l'attaquer dans sa source, sur le terrain de la psychologie, et d'y combattre pied à pied contre lui. Ceux qui ne savaient que gémir et se lamenter sur l'immoralité du matérialisme, faisaient des homélies et rien de plus. Il n'y a que les raisons qui soient des raisons. Signaler le danger, ce n'est pas le détruire. Qu'est-ce qu'une protestation, même la plus énergique, contre un système? Qu'est-ce que de la colère contre des faits? Il fallait un remède; le remède, c'était, ce ne pouvait être qu'une psychologie plus complète, qui ne laissât rien en dehors d'elle-même, et qui n'eût pas, comme la philosophie de Condillac, le malheur de ne connaître qu'une partie de l'homme, et celle précisément qui importe le moins. Toutes les écoles spiritualistes s'attribuent la gloire de ce triomphe, et cela se conçoit; c'est une gloire qui vaut la peine d'être disputée. Mais, en dehors de l'école éclectique, où sont les philosophes qui ont remonté à la source de l'erreur de Condillac, qui ont opposé les faits aux faits, une observation complète à des observations inexactes et insuffisantes, qui ont combattu une psychologie par une autre? Si quelqu'un, en dehors de l'école éclectique, s'est livré à une analyse approfondie de l'intelligence pour montrer que tout ne vient pas des sens, si quelque autre que M. de Biran a tiré des profondeurs de la science le grand fait de la liberté humaine qui répond à tout, quel est son drapeau, où est son école? M. de Bonald, M. de Maistre, ont élevé la voix des premiers, c'est leur gloire! Ils n'ont, pas ménagé Condillac; de quelles injures ne l'ont-ils pas chargé avec tous les siens! Mais qu'avaient-ils à substituer à la sensation, eux pour qui la raison de l'homme était la plus grande ennemie de l'homme? Quand on professe le mépris de la psychologie, on ne réfute pas un système psychologique. S'ils avaient réfuté le système de la sensation, que serait-il resté à l'homme dépouillé des idées sensibles, si ce n'est cette première révélation antérieure à la venue du Messie, qu'ils ont renouvelée de Gale et de Cudworth? révélation incompréhensible, qui n'est pas prouvée, qui n'est pas nécessaire, qui n'est pas même possible, car elle ne saurait exister qu'avec la raison, loin de suffire pour la remplacer. Les grands coups d'épée de M. de Maistre prouvaient son noble coeurcœur et son grand courage; mais, quand il aurait eu, le puissant écrivain, la parole même de Bossuet, qui valait des armées, nul ne peut combattre avec des chimères. Dieu qui prend la parole au premier jour de la création, et révèle à sa créature toutes les sciences divines et humaines; la raison de l'homme humiliée, détruite, et condamnée à n'être plus qu'un écho de la tradition, est-ce là une théorie qui puisse faire fortune dans un pays et dans un temps où chacun veut voir, toucher et comprendre? De telles rêveries ne sont acceptées que d'enthousiasme, les yeux fermés. Tout infatigable, qu'était M. de Bonald à répéter sans cesse les mêmes erreurs, qui a-t-il jamais persuadé avec ses éternels sophismes, si ce n'est peut-être le clergé, qui n'avait nul besoin d'être converti au spiritualisme? Les ''Soirées de Saint-Pétersbourg'' sont un monument de la langue; la ''Législation Primitive'' est un livre considérable, à la bonne heure! La moindre discussion psychologique sur l'origine des idées et la personnalité humaine n'aura-t-elle pas toujours plus de poids en philosophie que toutes ces invectives éloquentes? M. Lamennais, qui, grace à cette admirable passion qui gronde dans toutes ses paroles, a tant remué les esprits, et qui, par une destinée unique, a failli deux fois, fonder une école, et deux écoles contradictoires, quelle trace a-t-il laissée, je ne dis pas dans l'histoire, à laquelle il appartient, mais dans la philosophie? La théorie de la raison générale qu'il a tenté de ressusciter et de transformer, a-t-elle aujourd'hui un partisan? M. Lamennais lui-même, dans le fond de sa conscience, n'en est-il pas désabusé? Sans doute, rien n'est plus faux, plus stérile, plus désastreux que la doctrine de la sensation; mais toute faible qu'elle est, elle tient mieux sur ses pieds, elle est plus fondée en raison que toutes ces hypothèses inventées contre elle, et dont le bon sens public a dès long-temps fait justice.
 
L'école de M. Royer-Collard, encore tout expérimentale et psychologique, a dû beaucoup dans ces commencemens à M. de Biran, qui ne savait que de la psychologie, et qui même en psychologie avait concentré ses études sur un seul point. Occupée à reconnaître et à constater de nouveaux élémens dans l'esprit humain, à côté de la sensation, base unique des spéculations de ses devanciers, l'école ne sortait pas encore des études chéries de M. Maine de Biran, et elle n'avait pas pris son essor vers des questions d'un ordre plus élevé. Bientôt, sûre de son principe et de sa méthode, elle agrandit ses résultats, et s'efforça de trouver par la psychologie le monde extérieur, sa cause, et ses lois métaphysiques et morales. Il y avait à côté d'elle des philosophes; elle seule était une école de philosophie, avec une succession d'hommes célèbres, un nombre considérable d'ouvrages importans, un enseignement régulier, et enfin un journal dont on connaît l'influence et les destinées. Quand elle fut ainsi constituée, et qu'elle eut, avec sa méthode et sa psychologie, une théodicée, une morale, une philosophie de la nature et de l'histoire, l'école resta fidèle à ses anciens chefs, à M. Royer-Collard qui l'avait fondée, à M. Maine de Biran qui lui avait fourni la plus riche part de ses ressources psychologiques. En 1828, M. Cousin, dans son analyse de Locke, rapportait publiquement à M. de Biran la théorie, du principe de causalité et de la liberté humaine. Mais M. de Biran avait depuis long-temps abandonné l'école; il s'était rencontré avec elle au point de départ, et ne l'avait pas suivie dans la route qu'elle venait de parcourir. La psychologie seule lui convenait; il n'aimait pas ces grandes percées à travers le monde, qui expliquent la création, l'histoire, les sociétés, ramènent toutes les lois à une loi commune, et tous les évènemens de tous les siècles à la lutte de quelques principes qui attendent une conciliation. Pour avoir trouvé, au moins à ce qu'il pensait, le véritable homme intérieur, il croyait sa philosophie finie.