« Les Œuvres et les Hommes/Les Philosophes et les Écrivains religieux (1860)/Abailard » : différence entre les versions

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C’est une chose qui ne saurait passer qu’à la honte de l’observation humaine, et comme moraliste et observateur, nous réclamons. Dans le recueil que nous examinons, Dieu nous garde de frapper de la même condamnation toutes les dissertations qui le composent, Mme Guizot et M. Oddoul. Mme Guizot a sa nuance de philosophie : elle a cette fêlure à la vitre claire et lumineuse de son bon sens. Femme de lettres, ayant cette considération de la pensée qui donne aux femmes moins d’aptitude à vivre de la vie des sentiments que des idées, elle doit avoir naturellement, et elle les a, quelques entrailles pour Abailard (un professeur éloquent !) et pour cette Héloïse, l’amoureuse littéraire de sa gloire. Cependant la femme, la vraie femme, le cœur qui se connaît en cœur, ne manque point chez Mme Guizot. Aussi plus d’une fois ne peut-elle s’empêcher de voir le creux des deux âmes qui posent devant elle ! Elle reproche à Héloïse l’alignement de ses lettres. Elle dit qu’elle n’est pas « maîtresse de sa rhétorique », que la déclamation l’emporte, et peu s’en faut que le mépris de la femme ne se mêle chez cette historienne du XIXe siècle à l’admiration traditionnelle et obligée qu’elle témoigne à Héloïse. M. Oddoul, au contraire, ne fait point de ces réserves. C’est un passionné qui a sans doute une puissance d’amour si formidable qu’il en donne à ceux qui n’en ont pas. M. Oddoul tient pour des âmes de premier ordre en fait d’amour les deux lettrés mâle et femelle du douzième siècle. Il ne les juge pas. Il les adore. S’ils vivaient, il pousserait l’admiration peut-être jusqu’à faire leurs commissions. Comme un Chinois en permanence, il brûle des pastilles, et quelles pastilles ! sur leurs tombeaux. Je lui demanderai la permission d’en prendre deux ou trois dans sa cassolette, car on ne me croirait peut-être pas non plus, si je parlais de ces parfums inconnus qu’on n’apprécie bien que quand on les a respires. « ''A'' /''a'' ''vue'' ''d’un'' ''pareil'' ''sentiment'' (nous avons dit ce qu’il était, ce sentiment) ne semble-t-il pas que l’Amour lui-même a passé devant nous (bienheureuse hallucination !) et que les paroles d’Héloïse sont une vertu ''sortie'' ''des'' ''bords'' divins de sa robe ? » Et, plus loin, toujours dans le même rhythme et le même français, « deux années, ''urnes'' ''aux'' ''blancs'' ''cailloux'', ont disparu comme un monde englouti, comme une Atlantide qui a sombré au milieu des flots, avec ses villas embaumées, ses asiles verts, consacrés à Palès (pourquoi Palès ?), ses couronnes de fleurs effeuillées sur la table des festins ! Qui nous rendra leurs nuits aux ''ceintures'' ''dénouées'' ? qui nous rendra les richesses de ces deux vaisseaux qui voguaient la voile enflée de deux soupirs, tout chargés de ''ravissants'' ''messages'' et qui n’ont pu aborder au rivage de la postérité ! Absence irréparable ! ces deux années n’ont pas laissé de traces, sœurs gracieuses qui avaient pris pour elles toutes les joies nuptiales, etc., etc., etc. » Et M. Oddoul continue ainsi, de ce style amphygouriquement superbe, dans toute l’étendue de sa dissertation.
 
Il a des manières à lui de caractériser l’expression des lettres d’Héloïse que Mme Guizot trouve arrangée et déclamatoire, et nous sommes bien aise de les opposer à l’opinion de Mme Guizot...Guizot… mais non pour la détruire : « Tous les passages des lettres d’Héloïse ne sont qu’une paraphrase ANHELANTE du verset du Cantique des Cantiques...Cantiques… Sous les doigts de la nonne le feu ruisselle. On peut compter les pulsations de la veine sur le papier qu’elle a touché. » Et puis, ce cri lancé tout à coup : ''Ah'' ! ''Fulbert'', ''qu’avez''-''vous'' ''fait'' ?... Franchement, l’homme qui a écrit de ce style-là, sans le changer ou le modifier jamais dans tout son livre, est trop fort dans la déclamation pour trouver qu’Héloïse puisse être jamais déclamatoire, et pour juger de la sincérité de quoi que ce soit dans l’expression des idées ou des sentiments.
 
Certes, nous ne croyons pas que M. Oddoul soit le moins du monde le domestique de la Philosophie, dans cette question de l’exaltation d’Héloïse et d’Abailard. La Philosophie qui s’entend au ménage choisirait mieux. M. Oddoul est l’homme de bonne volonté de son propre enthousiasme pour les deux célèbres amants. Il a traduit leurs lettres, parce qu’il les admirait naïvement, et qu’organisé pour la déclamation, la déclamation devait l’attirer par la loi des analogies. Grâce à cette circonstance individuelle, la publication de ces lettres n’aura pas l’effet que la Philosophie pouvait en attendre, si un plus habile les avait traduites et interprétées avec un talent plus profond. Nous ne croyons pas à l’innocuité morale complète de ces lettres sous quelque plume que ce puisse être, mais M. Oddoul, en les vantant outre mesure, leur a communiqué une espèce d’innocence, l’innocence d’une forme grotesque et de sa propre nullité.