« Les Œuvres et les Hommes/Les Philosophes et les Écrivains religieux (1860)/Alexandre de Humboldt » : différence entre les versions

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Admirablement élevé avec des maîtres excellents, ajoutant une éducation encyclopédique à des facultés encyclopédiques ; riche, d’ailleurs, pouvant voir le dessus et le dessous du globe à ses frais, et pouvant le faire voir à ses amis (il le paya, ma foi ! à son ami de Bonpland), Alexandre de Humboldt, fils de chambellan, et grand seigneur dans un de ces pays qui ont une noblesse politique encore, ayant enfin toutes les fortunes en attendant celle de la gloire, qui lui fut facile, abondante, prodiguée comme éternellement lui furent toutes choses depuis la faveur, très-lucide, comme on sait, des princes, jusqu’à l’admiration aveugle des femmes, Humboldt, qui n’avait pas le goût du cabinet de Buffon, — le grand Sédentaire, — se dit de bonne heure que son cabinet à lui serait l’univers, et il se fit voyageur, et il se lança dans l’espace !
 
Travaux, livres, observations, mouvement d’idées, tout chez lui fut mis en branle par les voyages. Dans son ''Asie'' ''centrale'', dans son ''Voyage'' ''aux'' ''régions'' ''équinoxiales'', dans son ''Atlas'' ''géographique'' ''et'' ''physique'', et son ''Examen'' ''critique'' ''de'' ''l’histoire'' ''de'' ''la'' ''géographie'' ''du'' ''Nouveau'' ''continent'' ''aux'' ''quinzième'' ''et'' ''seizième'' ''siècles'', dans ses ''Vues'' ''des'' ''Cordillières'' et ses ''Plantes'' ''équinoxales'', dans son ''Essai'' ''politique'' ''sur'' ''Cuba'' et son ''Tableau'' ''de'' ''la'' ''Nature'', etc., même dans ses ouvrages d’observation particulièrement botanique, il ne fut jamais qu’un voyageur, parlant passionnément de ses voyages, et à ce point qu’on peut se demander ce qu’il aurait eu à nous dire, s’il n’avait pas voyagé, et ''pensé'', s’il n’avait pas ''vu'' ?...
 
En effet, il n’avait ni conception première ni philosophie. Il manquait de métaphysique, cette chose nécessaire et pourtant vaine, sans laquelle on n’est jamais un grand génie, et avec laquelle, si elle est seule, on n’arrive jamais à la vérité ! Ce fut un sceptique sorti trop tard des flancs du dix-huitième siècle épuisé pour pouvoir être un matérialiste râblé, un bon athée comme Diderot ou Lalande. Ce fut un sceptique et même un sceptique contradictoire, ce qui, par parenthèse, au lieu d’une faiblesse, en fait deux, car dans son ''Kosmos'' il doute, à une certaine place, « qu’on puisse jamais, à l’aide des opérations de la pensée, réduire tout ce que nous ''voyons'' à ''l’unité'' d’un principe ''rationnel'' », et ailleurs il assure qu’il croit au mot de Socrate, « qu’un jour l’univers sera interprété à l’aide de la ''seule'' ''raison'' », vacillement d’un esprit qui ploie également sous l’affirmation et sous le doute ! Ailleurs encore il pose l’unité du genre humain, mais il nie la seule tradition qui l’explique. Même dans une question d’histoire naturelle, mais qui touche à une autre question bien autrement profonde, il a si peu d’intuition et de certitude à lui, qu’il se réclame de Blumembach, qu’il appelle son maître, et, d’un autre côté, il a si peu de fermeté et de foi en l’adhésion qu’il donne à cet illustre nomenclateur, qu’après avoir reconnu ses cinq races, il ajoute : « II n’en est pas moins vrai qu’aucune différence radicale et typique ne régit ses groupes », comme s’il se repentait déjà ! En somme, descripteur plus que tout autre chose, il l’est parce qu’il est voyageur et pour les mêmes raisons qu’il est voyageur — rien de plus !
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Du reste, il n’y a pas que ce beau langage, à triple détente ou à triple illusion, qui fait croire peut-être aux savants qu’ils sont des poètes, — aux poètes qu’ils sont des savants — et aux ignorants sans imagination (la foule) qu’ils sont des poètes et des savants tout à la fois, il n’y a pas que cette langue confuse qui plaît aux esprits troublés, dont elle augmente le trouble, avec quoi l’on puisse expliquer la popularité de Humboldt et le prosternement général devant son génie. Il y a d’autres causes d’une gloire si vite consentie, dans le détail desquelles nous pourrions entrer, et l’une d’elles, sans aller plus loin, c’est cet amour des faits qui a succédé chez nous à l’ancien amour des idées. Cet amour des faits, dans une nation qui n’a jamais beaucoup rêvé, mais dont le beau front pensif savait méditer, même sous la tente, cet amour des faits a fait accepter à la France, comme un des siens, cet Allemand, — mais Allemand de Berlin, — qui ne rêvait pas et qui s’occupait d’empiler les faits comme un statisticien français du dix-neuvième siècle, Le ''Kosmos'', cette pyramide de faits, cette colonne Vendôme de grains de poussière superposés, lui a paru, tout inachevé qu’il est, beaucoup plus beau et surtout plus utile (la ''tocade'' du temps, l’utile !) qu’une de ces fortes théories scientifiques, bâties avec la pierre vive de l’idée et le ciment tenace du raisonnement.
 
Dans une époque qui pousse cet amour des faits jusqu’à préférer les plus petits aux plus gros, uniquement parce qu’ils sont les plus petits, — qui a mis je ne dis pas l’histoire, mais l’historiette à la place de tout, — qui dernièrement, en ses journaux, pour se dispenser d’avoir du talent, a inventé la ''Chronique'', cette chose amusante ; la chronique, chère au dilettantisme littéraire de messieurs les portiers, n’est-il pas tout simple qu’Alexandre de Humboldt, le chroniqueur de la science du dix-neuvième siècle, l’arpenteur du globe, qui montre les mesures qu’il a prises, le voyageur, qui a lu des voyages et qui en a fait, produise sur nous tous l’effet d’un Moïse, — d’un Moïse, assez bon pour nous, qui ne descend pas de l’Horeb avec les Tables de la Loi, mais du Chimboraço, avec un album dans sa poche !...
 
 
===IV===
 
Eh bien ! c’est ce grand chroniqueur, c’est ce grand gazetier de la Science et de la Nature, c’est cette immense commère du globe (qu’on me passe le mot parce qu’il est juste), qui nous raconte tout ce qui se passe à sa surface, ou dessus, ou dessous, ou dedans, que je retrouve, trait pour trait, tout entier aujourd’hui dans cette ''Correspondance'' où l’on m’avait annoncé qu’il y avait un second Humboldt ! Allez ! ou l’on m’a furieusement trompé, ou l’on n’y a vu goutte. Je vous jure, moi, que c’est là toujours le Humboldt que nous connaissons, le Humboldt du ''Kosmos'' et de l’Atlas, et que la seule différence qu’il y ait entre cet ogre de faits, aux bottes de sept lieues, entre cet enjambeur de continents et ce nonagénaire qui trottine de Berlin à Postdam et de Postdam à Berlin, n’est pas une différence de nature, mais une différence de théâtre et un changement de contemplation ! Ici ou là, c’est toujours le même curieux, le même frétillant d’observation, le même rassembleur de faits imperceptibles qu’il épingle et qui se compose des herbiers avec tout, et même avec des autographes ! C’est toujours le même tourbillon d’activité, inépuisable malgré les années, roulant dans les espaces de la création et les quelques pieds des salons de Berlin, cette capitale ''petite'' ''ville'', comme une toupie assagie rétrécit ses orbes, dans la petite main d’un enfant ! Humboldt, dans sa correspondance, a ce quelque chose de grand et de nain, de mesquin et d’imposant, qui faisait de lui également l’interprète majestueux de la nature et un cancanier de société, une espèce de portier sublime, — le portier des Cordillières, par exemple, mais un portier, hélas...hélas….. ! Cette ''Correspondance'' très-intime dans laquelle, Dieu merci ! Humboldt a oublié « l’expression ''noble'' qui ne manque pas l’effet grandiose de la nature », et avec laquelle ici, s’il ne l’avait pas oubliée, il n’eût pas manqué le ridicule, est adressée à M. de Varnhagen Von Ense, le mari de la fameuse Rachel Varnhagen, la Mme de Staël blonde de l’Allemagne. Esprit souverainement délicat et doué de qualités si nettement exquises, ce Varnhagen, qu’il n’a pas été diminué d’être le mari de sa femme, comme tant de maris de femmes célèbres l’ont été.
 
Ces lettres sont, à la vérité, moins des lettres que des billets et que des notes écrites au courant de la plume, mais telles qu’elles sont, — et voilà encore une différence à marquer entre la vigoureuse commère du globe et la petite commère jaseuse des salons de Berlin qui, à elles d’eux, faisaient Humboldt ! — telles qu’elles sont, ces lettres, elles ont un mordant et un naturel que les autres écrits d’Alexandre de Humboldt n’ont jamais, drapés qu’ils sont et mouchetés de fleurs poétiques, par respectueuse coquetterie pour les Académies, l’Univers et la Postérité ! Ici, Humboldt, fatigué de tout et même de sa gloire, qui lui rapportait quatre cents lettres par mois de tous les badauds de l’Europe, lesquels l’appelaient tous « jeune vieillard » sans s’être donné le mot, pour prouver que, comme les grands esprits, les grands imbéciles se rencontrent, — Humboldt trouva presque une originalité dans la mauvaise humeur de ses derniers jours. Cet heureux, d’une si longue vie, est mort, en effet, de mauvaise humeur, comme Chateaubriand, cet autre heureux qui avait été toujours ennuyé de l’être ; en cela très-au-dessous de Goëthe, dont la vieillesse eut la sérénité d’un marbre, quoiqu’il n’eût pas eu dans toute sa vie, disait-il, quatre semaines de bonheur ! Seulement, j’insiste sur ce point : le mordant survenu à Humboldt, qui se contentait d’appeler, comme un vieux libéral qu’il était, les ministres berlinois des momies en service extraordinaire, et de se moquer des sottises, adhérentes ou inadhérentes à toutes les espèces de gouvernements, ce mordant ne fut point celui qu’on a dit, c’est-à-dire la férocité tardive d’un vieux Cléon, d’un vieux Méchant, cynique et comique.