« Le Livre de la jungle (trad. Fabulet et Humières, ill. Becque)/Au tigre, au tigre ! » : différence entre les versions

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<poem>Reviens-tu content, chasseur fier ?
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<poem>
content, chasseur fier ?
Frère, à l’affût j’eus froid hier.
C’est ton gibier que j’aperçois ?
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Frère, à mon trou je vais mourir.</poem>
 
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Quand Mowgli quitta la caverne du loup, après sa querelle avec le Clan au Rocher du Conseil, il descendit aux terres cultivées où habitaient les villageois, mais il ne voulut pas s’y arrêter : la Jungle était trop proche, et il savait qu’il s’était fait au moins un ennemi dangereux au Conseil. Il continua sa course par le chemin raboteux qui descendait la vallée ; il le suivit au grand trot, d’une seule traite, fit environ vingt milles et parvint à une contrée qu’il ne connaissait pas. La vallée s’ouvrait sur une vaste plaine parsemée de rochers et coupée de ravins. À un bout se tassait un petit village et à l’autre la Jungle touffue s’abaissait rapidement vers les pâturages et s’y arrêtait net, comme si on l’eût tranchée d’un coup de bêche. Partout dans la plaine paissaient les bœufs et les buffles, et, quand les petits garçons chargés de la garde des troupeaux aperçurent Mowgli, ils poussèrent des cris et s’enfuirent, et les chiens parias jaunes, qui errent toujours autour d’un village hindou, se mirent à aboyer. Mowgli avança, car il se sentait grand faim, et, en arrivant à l’entrée du village, il vit le gros buisson épineux que chaque jour, au crépuscule, l’on tirait devant, poussé sur l’un des côtés.
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— Hum ! dit-il, car il avait rencontré plus d’une de ces barricades dans ses expéditions nocturnes en quête de choses à manger. Alors, les hommes craignent le Peuple de la Jungle même ici !
 
Il s’assit près de la barrière et, au premier homme qui sortit,
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il se leva, ouvrit la bouche et en désigna du doigt le fond pour indiquer qu’il avait besoin de nourriture. L’homme écarquilla les yeux et remonta en courant l’unique rue du village, appelant le prêtre, gros Hindou vêtu de blanc avec une marque rouge et jaune sur le front. Le prêtre vint à la barrière et, avec lui, plus de cent personnes écarquillant aussi les yeux, pariant, criant et se montrant Mowgli du doigt.
 
— Ils n’ont point de façons, ces gens qu’on appelle des hommes ! se dit Mowgli. Il n’y a que le singe gris capable de se conduire comme ils font.
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— Laissez-moi voir ! dit une femme qui portait de lourds anneaux de cuivre aux poignets et aux chevilles.
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Et elle étendit la main au-dessus de ses yeux pour regarder attentivement Mowgli.
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Le prêtre était un habile homme et savait Messua la femme du plus riche habitant de l’endroit. Il leva les yeux au ciel pendant une minute et dit solennellement :
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— Ce que la Jungle a pris, la Jungle le rend. Emmène ce garçon chez toi, ma sœur, et n’oublie pas d’honorer le prêtre qui voit si loin dans la vie des hommes.
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— Non, fit-elle avec tristesse, ces pieds-là n’ont jamais porté de souliers ; mais tu ressembles tout à fait à mon Nathoo, et tu seras mon fils.
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Mowgli éprouvait un malaise parce qu’il n’avait jamais de sa vie été sous un toit ; mais, en regardant le chaume, il s’aperçut qu’il pourrait l’arracher toutes les fois qu’il voudrait s’en aller ; et, d’ailleurs, la fenêtre ne fermait pas.
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Mowgli alla s’étendre sur l’herbe longue et lustrée qui bordait le champ ; mais il n’avait pas fermé les yeux qu’un museau gris et soyeux se fourrait sous son menton.
 
— Pouah ! grommela Frère Gris (c’était l’aîné des petits de Mère Louve). Voilà un pauvre salaire pour t’avoir suivi pendant vingt milles ! Tu sens la fumée de bois et l’étable,
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tout à fait comme un homme, déjà… Réveille-toi, Petit Frère ! j’apporte des nouvelles.
 
— Tout le monde va bien dans la Jungle ? dit Mowgli, en le serrant dans ses bras.
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— Et que tu peux être chassé d’un autre clan !… Les hommes ne sont que des hommes. Petit Frère, et leur bavardage est comme le babil des grenouilles dans la mare. Quand je reviendrai ici, je t’attendrai dans les bambous, au bord du pacage…
 
Pendant les trois mois qui suivirent cette nuit, Mowgli ne passa guère la barrière du village, tant il besognait à apprendre les us et coutumes des hommes. D’abord il eut à porter un pagne autour des reins, ce qui l’ennuya horriblement ; ensuite, il lui fallut apprendre ce que c’était que l’argent, à
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quoi il ne comprenait rien du tout, et le labourage, dont il ne voyait pas l’utilité. Puis, les petits enfants du village le mettaient en colère. Heureusement, la Loi de la Jungle lui avait appris à ne pas se fâcher, car, dans la Jungle, la vie et la nourriture dépendent du sang-froid ; mais, quand ils se moquaient de lui parce qu’il refusait de jouer à leurs jeux, comme de lancer un cerf-volant, ou parce qu’il prononçait un mot de travers, il avait besoin de se rappeler qu’il est indigne d’un chasseur de tuer des petits tout nus, pour s’empêcher de les prendre et de les casser en deux. Il ne se rendait pas compte de sa force le moins du monde. Dans la jungle, il se savait faible en comparaison des bêtes ; mais, dans le village, les gens disaient qu’il était fort comme un taureau.
 
Il ne se faisait assurément aucune idée de ce que peut être la crainte : le jour où le prêtre du village lui déclara que, s’il volait ses mangues, le dieu du temple serait en colère, il alla prendre l’image, l’apporta au prêtre dans sa maison, et lui demanda de mettre le dieu en colère, parce qu’il aurait plaisir à se battre avec. Ce fut un scandale affreux, mais le prêtre l’étouffa, et le mari de Messua paya beaucoup de bon argent pour apaiser le dieu.
 
Mowgli n’avait pas non plus le moindre sentiment de la différence qu’établit la caste entre un homme et un autre homme. Quand l’âne du potier glissait dans l’argilière, Mowgli le hissait dehors par la queue ; et il aidait à empiler les pots lorsqu’ils partaient pour le marché de Khanhiwara. Geste on ne peut plus choquant, attendu que le potier est de basse caste, et son âne pis encore. Si le prêtre le réprimandait,
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Mowgli le menaçait de le camper aussi sur l’âne, et le prêtre conseilla au mari de Messua de mettre l’enfant au travail aussitôt que possible ; en conséquence, le chef du village prescrivit à Mowgli d’avoir à sortir avec les buffles le jour suivant et de les garder pendant qu’ils seraient à paître.
 
Rien ne pouvait plaire davantage à Mowgli ; et le soir même, puisqu’il était chargé d’un service public, il se dirigea vers le cercle de gens qui se réunissaient quotidiennement sur une plate-forme en maçonnerie, à l’ombre d’un grand figuier. C’était le club du village, et le chef, le veilleur et le barbier, qui savaient tous les potins de l’endroit, et le vieux Buldeo, le chasseur du village, qui possédait un mousquet, s’assemblaient et fumaient là. Les singes bavardaient, perchés sur les branches supérieures, et il y avait sous la plate-forme un trou, demeure d’un cobra, auquel on servait une petite jatte de lait tous les soirs, parce qu’il était sacré ; et les vieillards, assis autour de l’arbre, causaient et aspiraient leurs gros houkas très avant dans la nuit. Ils racontaient d’étonnantes histoires de dieux, d’hommes et de fantômes ; et Buldeo en rapportait de plus étonnantes encore sur les habitudes des bêtes dans la Jungle, jusqu’à faire sortir les yeux de la tête aux enfants, assis en dehors du cercle. La plupart des histoires concernaient des animaux car, pour ces villageois, la Jungle était toujours à leur porte. Le daim et le sanglier fouillaient leurs récoltes et de temps à autre le tigre enlevait un homme, au crépuscule, en vue des portes du village.
 
Mowgli, qui, naturellement, connaissait un peu les choses dont
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ils parlaient, avait besoin de se cacher la figure pour qu’on ne le vît pas rire, tandis que Buldeo, son mousquet en travers des genoux, passait d’une histoire merveilleuse à une autre plus merveilleuse encore ; et les épaules de Mowgli en sautaient de gaieté.
 
Buldeo expliquait maintenant comment le tigre qui avait enlevé le fils de Messua était un tigre fantôme, habité par l’âme d’un vieux coquin d’usurier mort quelques années auparavant.
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Mowgli se leva pour partir.
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— Toute la soirée, je suis resté là vous écoutant, jeta-t-il par-dessus son épaule, et, sauf une ou deux fois, Buldeo n’a pas dit un mot de vrai sur la Jungle, qui est à sa porte… Comment croire, alors, ces histoires de fantômes, de dieux et de daims qu’il prétend avoir vus ?
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— Il est grand temps que ce garçon aille garder les troupeaux ! dit le chef du village, tandis que Buldeo soufflait et renâclait de colère, devant l’impertinence de Mowgli.
 
Selon la coutume de la plupart des villages hindous, quelques
Selon la coutume de la plupart des villages hindous, quelques jeunes pâtres emmenaient le bétail et les buffles de bonne heure, le matin, et les ramenaient à la nuit tombante ; et les mêmes bestiaux qui fouleraient à mort un homme blanc se laissent battre, bousculer et ahurir par des enfants dont la tête arrive à peine à la hauteur de leur museau. Tant que les enfants restent avec les troupeaux, ils sont en sûreté, car le tigre lui-même n’ose charger le bétail en nombre ; mais, s’ils s’écartent pour cueillir des fleurs ou courir après les lézards, il leur arrive d’être enlevés. Mowgli descendit la rue du village au point du jour, assis sur le dos de Rama, le grand taureau du troupeau ; et les buffles bleu ardoise, avec leurs longues cornes traînantes et leurs yeux hagards, se levèrent de leurs étables, un par un, et le suivirent ; et Mowgli, aux enfants qui l’accompagnaient, fit voir très clairement qu’il était le maître. Il frappa les buffles avec un long bambou poli, et dit à Kamya, un des garçons, de laisser paître le bétail tandis qu’il allait en avant avec les buffles et de prendre bien garde à ne pas s’éloigner du troupeau.
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Selon la coutume de la plupart des villages hindous, quelques jeunes pâtres emmenaient le bétail et les buffles de bonne heure, le matin, et les ramenaient à la nuit tombante ; et les mêmes bestiaux qui fouleraient à mort un homme blanc se laissent battre, bousculer et ahurir par des enfants dont la tête arrive à peine à la hauteur de leur museau. Tant que les enfants restent avec les troupeaux, ils sont en sûreté, car le tigre lui-même n’ose charger le bétail en nombre ; mais, s’ils s’écartent pour cueillir des fleurs ou courir après les lézards, il leur arrive d’être enlevés. Mowgli descendit la rue du village au point du jour, assis sur le dos de Rama, le grand taureau du troupeau ; et les buffles bleu ardoise, avec leurs longues cornes traînantes et leurs yeux hagards, se levèrent de leurs étables, un par un, et le suivirent ; et Mowgli, aux enfants qui l’accompagnaient, fit voir très clairement qu’il était le maître. Il frappa les buffles avec un long bambou poli, et dit à Kamya, un des garçons, de laisser paître le bétail tandis qu’il allait en avant avec les buffles et de prendre bien garde à ne pas s’éloigner du troupeau.
 
Un pâturage indien est tout en rochers, en mottes, en trous et en petits ravins, parmi lesquels les troupeaux se dispersent et disparaissent. Les buffles aiment généralement les mares et les endroits vaseux, où ils se vautrent et se chauffent, dans la boue chaude, durant des heures. Mowgli les conduisit jusqu’à la lisière de la plaine, où la Waingunga sortait de la Jungle ; là, il se laissa glisser du dos de Rama, et s’en alla trottant vers un bouquet de bambous où il trouva Frère Gris.
 
— Ah ! dit Frère Gris, je suis venu attendre ici bien des
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jours de suite. Que signifie cette besogne de garder le bétail ?
 
— Un ordre que j’ai reçu, dit Mowgli ; me voici pour un temps berger de village. Quelles nouvelles de Shere Khan ?
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Puis Mowgli choisit une place à l’ombre, se coucha et dormit pendant que les buffles paissaient autour de lui. La garde des troupeaux, dans l’Inde, est un des métiers les plus paresseux du monde. Le bétail change de place et broute, puis se couche et change de place encore, sans mugir presque jamais. Il grogne seulement. Quant aux buffles, ils disent rarement quelque chose, mais entrent l’un après l’autre dans les mares bourbeuses, s’enfoncent dans la boue jusqu’à ce que leurs mufles et leurs grands yeux bleu faïence se montrent seuls à la surface, et là, ils restent immobiles, comme des blocs. Le soleil fait vibrer les rochers dans la chaleur de l’atmosphère et les petits bergers entendent un vautour — jamais plus — siffler presque hors de vue au-dessus de leur tête ; et ils savent que s’ils mouraient, ou si une vache mourait, ce vautour descendrait en fauchant l’air, que le plus proche vautour, à des milles plus loin, le verrait choir et suivrait, et ainsi de suite, de proche en proche, et qu’avant même qu’ils fussent morts, il y aurait là une vingtaine de vautours affamés venus de nulle part.
 
Tantôt ils dorment, veillent, se rendorment ; ils tressent de petits paniers d’herbe sèche et y mettent des sauterelles, ou attrapent deux mantes religieuses pour les faire lutter ; ils enfilent en colliers des noix de jungle rouges et noires, guettent le lézard qui se chauffe sur la roche ou le serpent à la poursuite d’une grenouille près des fondrières. Tantôt ils chantent de longues, longues chansons avec de bizarres trilles indigènes à la chute des phrases, et le jour leur semble plus long qu’à la plupart des hommes la vie entière ; parfois ils élèvent un château de boue avec des figurines d’hommes, de chevaux, de buffles, modelées en boue également, et placent des roseaux dans la main des hommes, et prétendent que ce sont des rois avec leurs armées ou les dieux qu’il faut adorer. Puis le soir vient, les enfants rassemblent les bêtes en criant, les buffles s’arrachents’
=== no match ===
arrachent de la boue gluante avec un bruit semblable à des coups de fusil partant l’un après l’autre, et tous prennent la file à travers la plaine grise pour retourner vers les lumières qui scintillent là-bas au village.
 
Chaque jour, Mowgli conduisait les buffles à leurs marécages et chaque jour il voyait le dos de Frère Gris à un mille et demi dans la plaine — il savait ainsi que Shere Khan n’était pas de retour — et chaque jour il se couchait sur l’herbe, écoutant les rumeurs qui s’élevaient autour de lui et rêvant aux anciens jours de la Jungle. Shere Khan aurait fait un faux pas de sa patte boiteuse, là-haut dans les fourrés, au bord de la Waingunga, que Mowgli l’eût entendu par ces longs matins silencieux.