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Revenons maintenant de quelques pas en arrière, au temps où la jeunesse de Suzanne Curchod, d’abord si heureuse, fut traversée par de si cruelles épreuves. Pendant les années d’anxieuse attente que les hésitations et l’infidélité de Gibbon lui avaient imposées, tous les malheurs étaient venus fondre sur elle. Au mois de janvier 1760, son père était mort brusquement. Elle ne perdait pas seulement en lui le docte précepteur de sa jeunesse ; les modestes émolumens que M. Curchod touchait comme pasteur de Crassier étaient à peu près la seule ressource de la famille. Sa mort réduisait sa femme et sa fille à une condition voisine de l’indigence. Il fallait quitter le presbytère de Crassier, dont un nouvel occupant allait venir s’emparer, et pourvoir désormais à leur entretien sur la modeste pension attribuée à la veuve de l’ancien pasteur. Cette situation pénible inspira à Suzanne Curchod un parti énergique, ce fut de demander un gagne-pain à ces ressources d’une instruction solide qui ne lui avaient servi jusque-là qu’à captiver les suffrages des hommes. La présidente de l’académie de la Poudrière se résolut à donner des leçons. D’après une tradition qui a cours encore dans le pays de Vaud, mais dont je ne trouve aucune trace dans les papiers de Coppet, ce serait, montée sur un petit âne (j’incline à croire qu’en tout cas c’était plutôt le vieux cheval ''Grison''), qu’elle se rendait chez ses élèves lorsqu’elles habitaient les environs de Lausanne. Suzanne Curchod était fière et susceptible. Peut-être les familles du quartier de Bourg ne ménageaient-elles pas assez l’amour-propre de l’institutrice qu’elles avaient reçue autrefois comme amie ; peut-être ce. nouveau genre de vie qu’elle avait adopté sous le coup d’une impérieuse nécessité lui paraissait-il plus difficile à supporter qu’elle ne se l’était imaginé à l’avance; mais, s’il faut en croire son propre témoignage, l’influence de ces épreuves répétées n’aurait pas laissé que d’altérer sensiblement son caractère et la douceur de ses rapports avec sa mère. Après trois années de cette existence précaire, Mme Curchod mourait elle-même emportée par une maladie aiguë. Cette mort plongeait Suzanne Curchod dans un désespoir d’autant plus profond, qu’elle se reprochait d’avoir, par les inégalités de son humeur, troublé la paix des
Revenons maintenant de quelques pas en arrière, au temps où la jeunesse de Suzanne Curchod, d’abord si heureuse, fut traversée par de si cruelles épreuves. Pendant les années d’anxieuse attente que les hésitations et l’infidélité de Gibbon lui avaient imposées, tous les malheurs étaient venus fondre sur elle. Au mois de janvier 1760, son père était mort brusquement. Elle ne perdait pas seulement en lui le docte précepteur de sa jeunesse ; les modestes émolumens que M. Curchod touchait comme pasteur de Crassier étaient à peu près la seule ressource de la famille. Sa mort réduisait sa femme et sa fille à une condition voisine de l’indigence. Il fallait quitter le presbytère de Crassier, dont un nouvel occupant allait venir s’emparer, et pourvoir désormais à leur entretien sur la modeste pension attribuée à la veuve de l’ancien pasteur. Cette situation pénible inspira à Suzanne Curchod un parti énergique, ce fut de demander un gagne-pain à ces ressources d’une instruction solide qui ne lui avaient servi jusque-là qu’à captiver les suffrages des hommes. La présidente de l’académie de la Poudrière se résolut à donner des leçons. D’après une tradition qui a cours encore dans le pays de Vaud, mais dont je ne trouve aucune trace dans les papiers de Coppet, ce serait, montée sur un petit âne (j’incline à croire qu’en tout cas c’était plutôt le vieux cheval ''Grison''), qu’elle se rendait chez ses élèves lorsqu’elles habitaient les environs de Lausanne. Suzanne Curchod était fière et susceptible. Peut-être les familles du quartier de Bourg ne ménageaient-elles pas assez l’amour-propre de l’institutrice qu’elles avaient reçue autrefois comme amie ; peut-être ce. nouveau genre de vie qu’elle avait adopté sous le coup d’une impérieuse nécessité lui paraissait-il plus difficile à supporter qu’elle ne se l’était imaginé à l’avance ; mais, s’il faut en croire son propre témoignage, l’influence de ces épreuves répétées n’aurait pas laissé que d’altérer sensiblement son caractère et la douceur de ses rapports avec sa mère. Après trois années de cette existence précaire, Mme Curchod mourait elle-même emportée par une maladie aiguë. Cette mort plongeait Suzanne Curchod dans un désespoir d’autant plus profond, qu’elle se reprochait d’avoir, par les inégalités de son humeur, troublé la paix des