« Les Dimanches d’un bourgeois de Paris/Édition Conard, 1910 » : différence entre les versions

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Dès qu'il se fut remis debout, il aperçut là-bas très loin, deux personnes qui venaient vers lui en faisant des signes. Une femme agitait son ombrelle, et un homme, en manches de chemise, portait sa redingote sur son bras. Puis la femme se mit à courir, appelant : "Monsieur ! monsieur !" Il s'essuya le front et répondit : "Madame ! - Monsieur, nous sommes perdus, tout à fait perdus !" Une pudeur l'empêcha de faire le même aveu et il affirma gravement : "Vous êtes sur la route de Versailles. - Comment, sur la route de Versailles ? mais nous allons à Rueil." Il se troubla, puis répondit néanmoins effrontément : "Madame, je vais vous montrer, avec ma carte d'état-major, que vous êtes bien sur la route de Versailles." Le mari s'approchait. Il avait un aspect éperdu, désespéré. La femme, jeune, jolie, une brunette énergique, s'emporta, dès qu'il fut près d'elle : "Viens voir ce que tu as fait : nous sommes à Versailles, maintenant. Tiens, regarde la carte d'état-major que Monsieur aura la bonté de te montrer. Sauras-tu lire, seulement ? Mon Dieu, mon Dieu ! comme il y a des gens stupides ! Je t'avais dit pourtant de prendre à droite, mais tu n'a pas voulu ; tu crois toujours tout savoir." Le pauvre garçon semblait désolé. Il répondit : "Mais, ma bonne amie, c'est toi..." Elle ne le laissa pas achever, et lui reprocha toute sa vie, depuis leur mariage, jusqu'à l'heure présente. Lui, tournait des yeux lamentables vers les taillis, dont il semblait vouloir pénétrer la profondeur et, de temps en temps, comme pris de folie, il poussait un cri perçant, quelque chose comme "tiiit" qui ne semblait nullement étonner sa femme, mais qui emplissait Patissot de stupéfaction.
 
La jeune dame, tout à coup, se tournant vers l'employé avec un sourire : "Si Monsieur veut bien le permettre, nous ferons route avec lui pour ne pas nous égarer de nouveau et nous exposer à coucher dans le bois." Ne pouvant refuser, il s'inclina, le coeurcœur torturé d'inquiétudes, et ne sachant où il allait les conduire.
 
Ils marchèrent longtemps ; l'homme toujours criait : "tiiit" ; le soir tomba. Le voile de brume qui couvre la campagne au crépuscule se déployait lentement, et une poésie flottait, faite de cette sensation de fraîcheur particulière et charmante qui emplit le bois à l'approche de la nuit. La petite femme avait pris le bras de Patissot et elle continuait, de sa bouche rose, à cracher des reproches pour son mari, qui sans lui répondre, hurlait sans cesse : "tiiit", de plus en plus fort. Le gros employé, à la fin lui demanda : "Pourquoi criez-vous comme ça ?" L'autre, avec des larmes dans les yeux, lui répondit : "C'est mon pauvre chien que j'ai perdu. - Comment ! vous avez perdu votre chien ? - Oui, nous l'avions élevé à Paris ; il n'était jamais venu à la campagne, et, quand il a vu des feuilles, il fut tellement content, qu'il s'est mis à courir comme un fou. Il est entré dans le bois, et j'ai eu beau l'appeler, il n'est pas revenu. Il va mourir de faim la dedans... tiiit." La femme haussait les épaules. "Quand on est aussi bête que toi, on n'a pas de chien !" Mais il s'arrêta, se tâtant le corps fiévreusement. Elle le regardait : "Eh bien, quoi ! - Je n'ai pas fait attention que j'avais ma redingote sur mon bras. J'ai perdu mon portefeuille... Mon argent était dedans." - Cette fois, elle suffoqua de colère : "Eh bien, va le chercher !" Il répondit doucement : "Oui, mon amie, où vous retrouverai-je ?" Patissot répondit hardiment : "Mais à Versailles !" - Et, ayant entendu parler de l'hôtel des Réservoirs, il l'indiqua. Le mari se retourna et, courbé vers la terre que son oeil anxieux parcourait, criant : "tiiit"à tout moment, il s'éloigna. - Il fut longtemps à disparaître, l'ombre plus épaisse l'enveloppa, et sa voix encore, de très loin, envoyait son "tiiit" lamentable, plus aigu à mesure que la nuit se faisait plus noire et que son espoir s'éteignait.
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Après le repas, on se remit à pêcher, mais les deux nouveaux amis partirent ensemble le long de la berge, s'arrêtèrent contre le pont du chemin de fer et jetèrent leurs lignes à l'eau, tout en causant. Ça continuait à ne pas mordre ; Patissot maintenant en prenait son parti.
 
Une famille s'approcha. Le père, avec des favoris de magistrat, tenait une ligne démesurée ; trois enfants du sexe mâle, de tailles différentes, portaient des bambous de longueurs diverses, selon leur âge, et la mère, très forte, manoeuvraitmanœuvrait avec grâce une charmante canne à pêche ornée d'une faveur à la poignée. Le père salua : "L'endroit est-il bon, Messieurs ?" Patissot allait parler, quand son voisin répondit : "Excellent !" - Toute la famille sourit et s'installa autour des deux pêcheurs. Alors Patissot fut saisi d'une envie folle de prendre un poisson, un seul, n'importe lequel, gros comme une mouche, pour inspirer de la considération à tout le monde ; et il se mit à manoeuvrermanœuvrer sa ligne comme il avait vu Boivin le faire dans la matinée. Il laissait le flotteur suivre le courant jusqu'au bout du fil, donnait une secousse, tirait les hameçons de la rivière ; puis, leur faisant décrire en l'air un large cercle, il les rejetait à l'eau quelques mètres plus haut. Il avait même, pensait-il, attrapé le chic pour faire ce mouvement avec élégance, quand sa ligne, qu'il venait d'enlever d'un coup de poignet rapide, se trouva arrêtée quelque part derrière lui. Il fit un effort ; un grand cri éclata dans son dos, et il aperçut, décrivant dans le ciel une courbe de météore, et accroché à l'un de ses hameçons, un magnifique chapeau de femme, chargé de fleurs, qu'il déposa, toujours au bout de sa ficelle, juste au beau milieu du fleuve.
 
Il se retourna effaré, lâchant sa ligne, qui suivit le chapeau, filant avec le courant, pendant que le gros monsieur, son nouvel ami, renversé sur le dos, riait à pleine gorge. La dame, décoiffée et stupéfaite, suffoquait de colère ; le mari se fâcha tout à fait, et il réclamait le prix du chapeau, que Patissot paya bien le triple de sa valeur.
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Ils entrèrent ; des malles encombraient un petit salon. Un homme parut, vêtu d'une vareuse et petit. Mais ce qui frappait en lui, c'était sa barbe, une barbe de prophète, invraisemblable, un fleuve, un ruissellement, un Niagara de barbe. Il salua le journaliste ! "Je vous demande pardon, cher Monsieur ; je suis arrivé hier seulement, et tout est encore bouleversé chez moi. Asseyez-vous." - L'autre refusa, s'excusant : "Mon cher maître, je n'étais venu qu'en passant, vous présenter mes hommages." Patissot, très troublé, s'inclinait à chaque parole de son ami, comme par un mouvement automatique, et il murmura, en bégayant un peu : "Quelle su-su-perbe propriété !" Le peintre, flatté, sourit et proposa de la visiter.
 
Il les mena d'abord dans un petit pavillon d'aspect féodal, où se trouvait son ancien atelier, donnant sur une terrasse. Puis ils traversèrent un salon, une salle à manger, un vestibule pleins d'oeuvresœuvres d'art merveilleuses, de tapisseries adorables de Beauvais, des Gobelins et des Flandres. Mais le luxe bizarre d'ornementation du dehors devenait, au dedans, un luxe d'escaliers prodigieux. Escalier d'honneur magnifique, escalier dérobé dans une tour, escalier de service dans une autre, escalier partout ! Patissot, par hasard, ouvre une porte et recule stupéfait. C'était un temple, cet endroit dont les gens respectables ne prononcent le nom qu'en anglais, un sanctuaire original et charmant, d'un goût exquis, orné comme une pagode, et dont la décoration avait assurément coûté de grands efforts de pensée.
 
Ils visitèrent ensuite le parc, compliqué, mouvementé, torturé, plein de vieux arbres. Mais le journaliste voulut absolument prendre congé, et, remerciant beaucoup, quitta le maître. Ils rencontrèrent, en sortant, un jardinier ; Patissot lui demanda : "Y a-t-il longtemps que M. Meissonier possède cela ?" Le bonhomme répondit : "Oh, monsieur, faudrait s'expliquer. Il a bien acheté la terre en 1846, mais la maison ! ! ! il l'a démolie et reconstruite déjà cinq ou six fois depuis... Je suis sûr qu'il y a deux millions là dedans, Monsieur !"
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Pendant que le journaliste expliquait l'intention de sa visite, et que l'écrivain l'écoutait sans répondre encore, en le regardant fixement par moments, Patissot, de plus en plus gêné, considérait cette célébrité.
 
Agé de quarante ans à peine, il était de taille moyenne, assez gros et d'aspect bonhomme. Sa tête (très semblable à celles qu'on retrouve dans beaucoup de tableaux italiens du XVIe siècle), sans être belle au sens plastique du mot, présentait un grand caractère de puissance et d'intelligence. Les cheveux courts se redressaient sur le front très développé. Un nez droit s'arrêtait, coupé net, comme par un coup de ciseau, trop brusque, au-dessus de la lèvre supérieure, qu'ombrageait une moustache assez épaisse ; et le menton entier était couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard noir, souvent ironique, pénétrait ; et l'on sentait que là derrière une pensée toujours active travaillait, perçant les gens, interprétant les paroles, analysant les gestes, dénudant le coeurcœur. Cette tête ronde et forte était bien celle de son nom, rapide et court, aux deux syllabes bondissantes dans le retentissement des deux voyelles.
 
Quand le journaliste eut terminé son boniment, l'écrivain lui répondit qu'il ne voulait point s'engager ; qu'il verrait cependant plus tard ; que son plan même n'était point encore suffisamment arrêté. Puis il se tut. C'était un congé, et les deux hommes, un peu confus, se levèrent. Mais un désir envahit Patissot : il voulait que ce personnage si connu lui dît un mot, un mot quelconque, qu'il pourrait répéter à ses collègues ; et, s'enhardissant, il balbutia : "Oh ! Monsieur, si vous saviez combien j'apprécie vos ouvrages !" L'autre s'inclina, mais ne répondit rien. Patissot devenait téméraire, il reprit : "C'est un bien grand honneur pour moi de vous parler aujourd'hui." L'écrivain salua encore, mais d'un air roide et impatienté. Patissot s'en aperçut, et, perdant la tête, il ajouta en se retirant : "Quelle su-su-superbe propriété !"
 
Alors le propriétaire s'éveilla dans le coeurcœur indifférent de l'homme de lettres qui, souriant, ouvrit le vitrage pour montrer l'étendue de la perspective. Un horizon démesuré s'élargissait de tous les côtés, c'était Triel, Pisse-Fontaine, Chanteloup, toutes les hauteurs de l'Hautrie, et la Seine, à perte de vue. Les deux visiteurs en extase félicitaient ; et la maison leur fut ouverte. Ils virent tout, jusqu'à la cuisine élégante dont les murs et le plafond même, recouverts en faïence à dessins bleus, excitent l'étonnement des paysans.
 
"Comment avez-vous acheté cette demeure ?" demanda le journaliste. Et le romancier raconta que, cherchant une bicoque à louer pour un été il avait trouvé la petite maison, adossée à la nouvelle, qu'on voulait vendre quelques milliers de francs, une bagatelle, presque rien. Il acheta séance tenante.
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Et les deux hommes s'en allèrent.
 
Le journaliste, tenant le bras de Patissot, philosophait, d'une voix lente : "Tout général a son Waterloo, disait-il ; tout Balzac a ses Jardies et tout artiste habitant la campagne a son coeurcœur de propriétaire."
 
Ils prirent le train à la station de Villaines, et, dans le wagon, Patissot jetait tout haut les noms de l'illustre peintre et du grand romancier, comme s'ils eussent été ses amis. Il s'efforçait même de laisser croire qu'il avait déjeuné chez l'un et dîné chez l'autre.
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== Avant la fête ==
 
La fête approche et des frémissements courent déjà par les rues, ainsi qu'il en passe à la surface des flots lorsque se prépare une tempête. Les boutiques, pavoisées de drapeaux, mettent sur leurs portes une gaieté de teinturerie, et les merciers trompent sur les trois couleurs comme les épiciers sur la chandelle. Les coeurscœurs peu à peu s'exaltent ; on en parle après dîner sur le trottoir ; on a des idées qu'on échange :
 
"Quelle fête ce sera, mes amis, quelle fête !"
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- Oh ! pour une fête, ce sera une fête !
 
Ce sera une fête ; ce que M. Patissot, bourgeois de Paris, appelle une fête : une de ces innommables cohues qui, pendant quinze heures, roulent d'un bout à l'autre de la cité toutes les laideurs physiques chamarrées d'oripeaux, une houle de corps en transpiration où ballotteront, à côté de la lourde commère à rubans tricolores, engraissée derrière son comptoir et geignant d'essoufflement, l'employé rachitique remorquant sa femme et son mioche, l'ouvrier portant le sien à califourchon sur la tête, le provincial ahuri, à la physionomie de crétin stupéfait, le palefrenier rasé légèrement, encore parfumé d'écurie. Et les étrangers costumés en singes, des Anglaises pareilles à des girafes, et le porteur d'eau débarbouillé, et la phalange innombrable des petits bourgeois, rentiers, inoffensifs que tout amuse. O bousculade, éreintement, sueurs et poussière, vociférations, remous de chair humaine, extermination des cors aux pieds, ahurissement de toute pensée, senteurs affreuses, remuements inutiles, haleines des multitudes, brises à l'ail, donnez à M. Patissot toute la joie que peut contenir son coeurcœur !
 
Il a fait ses préparatifs après avoir lu sur les murs de son arrondissement la proclamation du maire.
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Mais un des voyous, près du cocher, se retourna :
 
- Et le boeufbœuf gras, où'squ'on le mettrait ? dit-il.
 
Un rire courut sur les deux banquettes. Patissot comprit l'objection et murmura :
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Un jeune homme déclara qu'on devait faire réciter, dans les rues, les Iambes de Barbier, par des acteurs, pour apprendre simultanément au peuple l'art et la liberté.
 
Ces propos excitaient l'enthousiasme. Chacun voulait parler ; les cervelles s'exaltaient. Un orgue de Barbarie, en passant, jeta une phrase de La Marseillaise ; l'ouvrier entonna les paroles, et tout le monde, en choeurchœur, hurla le refrain. L'allure exaltée du chant et son rythme enragé allumèrent le cocher dont les chevaux fouaillés galopaient. M. Patissot braillait à pleine gorge en se tapant sur les cuisses, et les voyageurs du dedans, épouvantés, se demandaient quel ouragan avait éclaté sur leurs têtes.
 
On s'arrêta enfin, et M. Patissot, jugeant son voisin homme d'initiative, le consulta sur les préparatifs qu'il comptait faire :
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Pour se reposer des fatigues de la fête, M. Patissot conçut le projet de passer tranquillement le dimanche suivant assis quelque part en face de la nature.
 
Voulant avoir un large horizon, il choisit la terrasse de Saint-Germain. Il se mit en route seulement après son déjeuner, et, lorsqu'il eut visité le musée préhistorique pour l'acquit de sa conscience, car il n'y comprit rien du tout, il resta frappé d'admiration devant cette promenade démesurée d'où l'on découvre au loin Paris, toute la région environnante, toutes les plaines, tous les villages, des bois, des étangs, des villes même, et ce grand serpent bleuâtre aux ondulations sans nombre, ce fleuve adorable et doux qui passe au coeurcœur de la France : LA SEINE.
 
Dans des lointains que des vapeurs légères bleuissaient, à des distances incalculables, il distinguait de petits pays comme des taches blanches, au versant des coteaux verts. Et songeant que là bas, sur des points presque invisibles, des hommes comme lui vivaient, souffraient, travaillaient, il réfléchit pour la première fois à la petitesse du monde. Il se dit que, dans les espaces, d'autres points plus imperceptibles encore, des univers plus grands que le nôtre cependant, devaient porter des races peut-être plus parfaites ! Mais un vertige le prit devant l'étendue, et il cessa de penser à ces choses qui lui troublaient la tête. Alors il suivit la terrasse à petits pas, dans toute sa largeur, un peu alangui, comme courbaturé par des réflexions trop lourdes.
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Un soir, comme je rentrais chez moi, je fis la rencontre, sur le trottoir, d'une jeune dame qui me plut beaucoup. Elle répondait à mes goûts : un peu forte, Monsieur, et l'air bon enfant. Je n'osai pas lui parler, bien entendu, mais je lui adressai un regard significatif. Le lendemain, je la retrouvai à la même place ; alors, comme j'étais timide, je fis un salut seulement ; elle y répondit par un petit sourire ; et, le jour d'après, je l'abordai.
 
Elle s'appelait Victorine, et elle travaillait à la couture dans un magasin de confections. Je sentis bien tout de suite que mon coeurcœur était pris.
 
Je lui dis : "Mademoiselle, il me semble que je ne pourrai plus vivre loin de vous." Elle baissa les yeux sans répondre ; alors je lui saisis la main, et je sentis qu'elle serrait la mienne. J'étais pincé, Monsieur ; mais je ne savais comment m'y prendre, à cause de mon frère. Ma foi, je me décidais à tout lui dire, quand il ouvrit la bouche le premier. Il était amoureux de son côté. Alors il fut convenu qu'on prendrait un autre logement, mais qu'on ne soufflerait mot à notre bon oncle, qui adresserait toujours ses lettres à mon domicile. Ainsi fut fait ; et, huit jours plus tard, Victorine pendait la crémaillère chez moi. On y fit un petit dîner où mon frère amena sa connaissance, et, le soir, quand mon amie eut tout rangé, nous prîmes définitivement possession de notre logis...
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- Ma foi ! c'est vrai, je casserais bien une petite croûte."
 
Je me précipite sur l'armoire (j'avais les restes du dîner), et c'était une rude fourchette que mon oncle, un vrai curé normand capable de manger douze heures de suite. Je sors un morceau de boeufbœuf pour faire durer le temps, car je savais bien qu'il ne l'aimait pas ; puis lorsqu'il en eut suffisamment mangé, j'apportai les restes d'un poulet, un pâté presque tout entier, une salade de pommes de terre, trois pots de crème, et du vin fin que j'avais mis de côté pour le lendemain. Ah ! Monsieur, il faillit tomber à la renverse :
 
"Nom d'un petit bonhomme ! Quel garde-manger !..."
 
Et je le bourre, Monsieur, je le bourre ! Il ne résistait pas, d'ailleurs (on disait dans le pays, qu'il aurait avalé un troupeau de boeufsbœufs.)
 
Lorsqu'il eut tout dévoré, il était cinq heures du matin ! Je me sentais sur des charbons ardents. Je traînai encore une heure avec le café et toutes les rincettes ; mais il se leva, à la fin.
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"Voyons ton logement", dit-il.
 
J'étais perdu, et je le suivis en songeant à me jeter par la fenêtre... En entrant dans la chambre, prêt à m'évanouir, attendant néanmoins je ne sais quel hasard, une suprême espérance me fit bondir le coeurcœur. La brave fille avait fermé les rideaux du lit ! Ah ! s'il pouvait ne pas les ouvrir ? Hélas ! Monsieur, il s'en approche tout de suite, sa bougie à la main, et d'un seul coup il les relève... il faisait chaud : nous avions retiré les couvertures, et il ne restait que le drap, qu'elle tenait fermé sur sa tête ; mais on voyait, Monsieur, on voyait des contours. Je tremblais de tous mes membres, avec la gorge serrée, suffoquant. Alors, mon oncle se tourna vers moi, riant jusqu'aux oreilles ; si bien que je faillis sauter au plafond, de stupéfaction.
 
- Ah ! ah ! mon farceur, dit-il, tu n'as pas voulu réveiller ton frère ; eh bien, tu vas voir comment je le réveille, moi.
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Beaucoup de poètes pensent que la nature n'est pas complète sans la femme, et de là viennent sans doute toutes les comparaisons fleuries qui, dans leurs chants, font tour à tour de notre compagne naturelle une rose, une violette, une tulipe, etc., etc. Le besoin d'attendrissement qui nous prend à l'heure du crépuscule, quand la brume des soirs commence à flotter sur les coteaux, et quand toutes les senteurs de la terre nous grisent, s'épanche imparfaitement en des invocations lyriques ; et M. Patissot, comme les autres, fut pris d'une rage de tendresse, de doux baisers rendus le long des sentiers où coule du soleil, de mains pressées, de tailles rondes ployant sous son étreinte.
 
Il commençait à entrevoir l'amour comme une délectation sans bornes, et, dans ses heures de rêveries, il remerciait le grand Inconnu d'avoir mis tant de charme aux caresses des hommes. Mais il lui fallait une compagne, et il ne savait où la rencontrer. Sur le conseil d'un ami, il se rendit aux Folies-Bergère. Il en vit là un assortiment complet ; or, il se trouva fort perplexe pour décider entre elles, car les désirs de son coeurcœur étaient faits surtout d'élans poétiques, et la poésie ne paraissait pas être le fort des demoiselles aux yeux charbonnés qui lui jetaient de troublants sourires avec l'émail de leurs fausses dents.
 
Enfin, son choix s'arrête sur une jeune débutante qui paraissait pauvre et timide, et dont le regard triste semblait annoncer une nature assez facilement poétisable.
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Et il fallut gagner le restaurant du Petit-Havre, tout près de l'endroit où devaient avoir lieu les régates.
 
Elle commanda un déjeuner à n'en plus finir, une succession de plats comme pour nourrir un régiment. Puis, ne pouvant attendre, elle réclama des hors-d'oeuvreœuvre. Une boîte de sardines apparut ; elle se jeta dessus à croire que le fer-blanc de la boîte lui-même y passerait ; mais, quand elle eut mangé deux ou trois des petits poissons huileux, elle déclara qu'elle n'avait plus faim et voulut aller voir les préparatifs des courses.
 
Patissot, désespéré et pris de fringale à son tour, refusa absolument de se lever. Elle partit seule, promettant de revenir pour le dessert ; et il commença à manger, silencieux, et solitaire ne sachant comment amener cette nature rebelle à la réalisation de son rêve.
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"J'aime mieux être seule avec toi, mon loup."
 
Un frisson lui secoua le coeurcœur... Enfin !...
 
Il retira sa redingote et se mit à ramer avec furie.
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Mais des "chut !" partaient de tous les côtés. Le citoyen Sapience Cornut, retour d'exil, se levait. Il roula d'abord des yeux terribles ; puis, d'une voix creuse qui semblait le mugissement du vent dans une caverne, il commença.
 
"Il est des mots grands comme des principes, lumineux comme des soleils, retentissants comme des coups de tonnerre : Liberté ! Égalité ! Fraternité ! Ce sont les bannières des peuples. Sous leurs plis, nous avons marché à l'assaut des tyrannies. A votre tour, ô femmes, de les brandir comme des armes pour marcher à la conquête de l'indépendance. Soyez libres, libres dans l'amour, dans la maison, dans la patrie. Devenez nos égales au foyer, nos égales dans la rue, nos égales surtout dans la politique et devant la loi. Fraternité ! Soyez nos soeurssœurs, les confidentes de nos projets grandioses, nos compagnes vaillantes. Soyez, devenez véritablement une moitié de l'humanité au lieu de n'en être qu'une parcelle."
 
Et il se lança dans la politique transcendante, développant des projets larges comme le monde, parlant de l'âme des sociétés, prédisant la République universelle édifiée sur ces trois bases inébranlables : la liberté, l'égalité, la fraternité.
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Il commença :
 
"Mesdames, j'ai demandé la parole pour combattre vos théories. Réclamer pour la femme des droits civils égaux à ceux de l'homme équivaut à réclamer la fin de votre pouvoir. Le seul aspect extérieur de la femme révèle qu'elle n'est destinée ni aux durs travaux physiques ni aux longs efforts intellectuels. Son rôle est autre, mais non moins beau. Elle met de la poésie dans la vie. De par la puissance de sa grâce, un rayon de ses yeux, le charme de son sourire, elle domine l'homme, qui domine le monde. L'homme a la force que vous ne pouvez lui prendre ; mais vous avez la séduction qui captive la force. De quoi vous plaignez-vous ? Depuis que le monde existe, vous êtes les souveraines et les dominatrices. Rien ne se fait sans vous. C'est pour vous que s'accomplissent toutes les belles oeuvresœuvres.
 
"Mais du jour où vous deviendrez nos égales, civilement, politiquement, vous deviendrez nos rivales. Prenez garde alors que le charme ne soit rompu qui fait toute votre force. Alors, comme nous sommes incontestablement les plus vigoureux et les mieux doués pour les sciences et les arts, votre infériorité apparaîtra, et vous deviendrez véritablement des opprimées.