« Les Aventures de Télémaque/Dixième livre » : différence entre les versions

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- Que ferai-je donc à l'égard de ces rois? - répondit Idoménée - leur avouerai-je ma faiblesse? Il est vrai que j'ai négligé l'agriculture, et même le commerce, qui m'est si facile sur cette côte: je n'ai songé qu'à faire une ville magnifique. Faudra-t-il donc, mon cher Mentor, me déshonorer dans l'assemblée de tant de rois et découvrir mon imprudence? S'il le faut, je le veux; je le ferai sans hésiter, quoi qu'il m'en coûte; car vous m'avez appris qu'un vrai roi, qui est fait pour ses peuples et qui se doit tout entier à eux, doit préférer le salut de son royaume à sa propre réputation.
 
- Ce sentiment est digne du père des peuples - reprit Mentor - c'est à cette bonté, et non à la vaine magnificence de votre ville, que je reconnais en vous le coeurcœur d'un vrai roi. Mais il faut ménager votre honneur, pour l'intérêt même de votre royaume. Laissez-moi faire: je vais faire entendre à ces rois que vous êtes engagé à rétablir Ulysse, s'il est encore vivant, ou du moins son fils, dans la puissance royale, à Ithaque, et que vous voulez en chasser par force tous les amants de Pénélope. Ils n'auront pas de peine à comprendre que cette guerre demande des troupes nombreuses. Ainsi, ils consentiront que vous ne leur donniez d'abord qu'un faible secours contre les Dauniens.
 
A ces mots, Idoménée parut comme un homme qu'on soulage d'un fardeau accablant.
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En disant ces mots, la déesse, cachée sous la figure de Mentor, couvrait Télémaque de son égide; elle répandait au-dedans de lui l'esprit de sagesse et de prévoyance, la valeur intrépide et la douce modération, qui se trouvent si rarement ensemble.
 
"Allez - disait Mentor - au milieu des plus grands périls, toutes les fois qu'il sera utile que vous y alliez. Un prince se déshonore encore plus en évitant les dangers dans les combats qu'en n'allant jamais à la guerre. Il ne faut point que le courage de celui qui commande aux autres puisse être douteux. S'il est nécessaire à un peuple de conserver son chef ou son roi, il lui est encore plus nécessaire de ne le voir point dans une réputation douteuse sur la valeur. Souvenez-vous que celui qui commande doit être le modèle de tous les autres; son exemple doit animer toute l'armée. Ne craignez donc aucun danger, ô Télémaque, et périssez dans les combats plutôt que de faire douter de votre courage. Les flatteurs qui auront le plus d'empressement pour vous empêcher de vous exposer au péril dans les occasions nécessaires seront les premiers à dire en secret que vous manquez de coeurcœur, s'ils vous trouvent facile à arrêter dans ces occasions.
 
Mais aussi n'allez pas chercher les périls sans utilité. La valeur ne peut être une vertu qu'autant qu'elle est réglée par la prudence: autrement, c'est un mépris insensé de la vie et une ardeur brutale. La valeur emportée n'a rien de sûr: celui qui ne se possède point dans les dangers est plutôt fougueux que brave; il a besoin d'être hors de lui pour se mettre au-dessus de la crainte, parce qu'il ne peut la surmonter par la situation naturelle de son coeurcœur. En cet état, s'il ne fuit pas, du moins il se trouble; il perd la liberté de son esprit, qui lui serait nécessaire pour donner de bons ordres, pour profiter des occasions, pour renverser les ennemis, et pour servir sa patrie. S'il a toute l'ardeur d'un soldat, il n'a point le discernement d'un capitaine. Encore même n'a-t-il pas le vrai courage d'un simple soldat; car le soldat doit conserver dans le combat la présence d'esprit et la modération nécessaire pour obéir. Celui qui s'expose témérairement trouble l'ordre et la discipline des troupes, donne un exemple de témérité et expose souvent l'armée entière à de grands malheurs. Ceux qui préfèrent leur vaine ambition à la sûreté de la cause commune méritent des châtiments, et non des récompenses.
 
Gardez-vous donc bien, mon cher fils, de chercher la gloire avec impatience. Le vrai moyen de la trouver est d'attendre tranquillement l'occasion favorable. La vertu se fait d'autant plus révérer, qu'elle se montre plus simple, plus modeste, plus ennemie de tout faste. C'est à mesure que la nécessité de s'exposer au péril augmente, qu'il faut aussi de nouvelles ressources de prévoyance et de courage qui aillent toujours croissant. Au reste, souvenez-vous qu'il ne faut s'attirer l'envie de personne. De votre côté, ne soyez point jaloux du succès des autres. Louez-les pour tout ce qui mérite quelque louange; mais louez avec discernement; disant le bien avec plaisir, cachez le mal, et n'y pensez qu'avec douleur. Ne décidez point devant ces anciens capitaines qui ont toute l'expérience que vous ne pouvez avoir: écoutez-les avec déférence; consultez-les, priez les plus habiles de vous instruire, et n'ayez point de honte d'attribuer à leurs instructions tout ce que vous ferez de meilleur. Enfin n'écoutez jamais les discours par lesquels on voudra exciter votre défiance ou votre jalousie contre les autres chefs. Parlez-leur avec confiance et ingénuité. Si vous croyez qu'ils aient manqué à votre égard, ouvrez-leur votre coeurcœur, expliquez-leur toutes vos raisons. S'ils sont capables de sentir la noblesse de cette conduite, vous les charmerez et vous tirerez d'eux tout ce que vous aurez sujet d'en attendre. Si au contraire ils ne sont pas assez raisonnables pour entrer dans vos sentiments, vous serez instruit par vous-même de ce qu'il y aura en eux d'injuste à souffrir; vous prendrez vos mesures pour ne vous plus commettre jusqu'à ce que la guerre finisse, et vous n'aurez rien à vous reprocher. Mais surtout ne dites jamais à certains flatteurs, qui sèment la division, les sujets de peine que vous croirez avoir contre les chefs de l'armée où vous serez.
 
Je demeurerai ici, continua Mentor, pour secourir Idoménée dans le besoin où il est de travailler au bonheur de ses peuples, et pour achever de lui faire réparer les fautes que ses mauvais conseils et les flatteurs lui ont fait commettre dans l'établissement de son nouveau royaume."
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"J'avoue - reprit Mentor - qu'il a fait de grandes fautes; mais cherchez dans la Grèce et dans tous les autres pays les mieux policés un roi qui n'en ait point fait d'inexcusables. Les plus grands hommes ont, dans leur tempérament et dans le caractère de leur esprit, des défauts qui les entraînent, et les plus louables sont ceux qui ont le courage de connaître et de réparer leurs égarements. Pensez-vous qu'Ulysse, le grand Ulysse, votre père, qui est le modèle des rois de la Grèce, n'ait pas aussi ses faiblesses et ses défauts? Si Minerve ne l'eût conduit pas à pas, combien de fois aurait-il succombé dans les périls et dans les embarras où la fortune s'est jouée de lui! Combien de fois Minerve l'a-t-elle retenu ou redressé, pour le conduire toujours à la gloire par le chemin de la vertu! N'attendez pas même, quand vous le verrez régner avec tant de gloire à Ithaque, de le trouver sans imperfections: vous lui en verrez, sans doute. La Grèce, l'Asie, et toutes les îles des mers l'ont admiré malgré ces défauts; mille qualités merveilleuses les font oublier. Vous serez trop heureux de pouvoir l'admirer aussi et de l'étudier sans cesse comme votre modèle.
 
Accoutumez-vous donc, ô Télémaque, à n'attendre des plus grands hommes que ce que l'humanité est capable de faire. La jeunesse, sans expérience, se livre à une critique présomptueuse, qui la dégoûte de tous les modèles qu'elle a besoin de suivre et qui la jette dans une indocilité incurable. Non seulement vous devez aimer, respecter, imiter votre père, quoiqu'il ne soit point parfait; mais encore vous devez avoir une haute estime pour Idoménée, malgré tout ce que j'ai repris en lui. Il est naturellement sincère, droit, équitable, libéral, bienfaisant; sa valeur est parfaite; il déteste la fraude quand il la connaît et qu'il suit librement la véritable pente de son coeurcœur. Tous ses talents extérieurs sont grands et proportionnés à sa place. Sa simplicité à avouer son tort, sa douceur, sa patience pour se laisser dire par moi les choses les plus dures, son courage contre lui-même pour réparer publiquement ses fautes et pour se mettre par là au-dessus de toute la critique des hommes montrent une âme véritablement grande. Le bonheur ou le conseil d'autrui peuvent préserver de certaines fautes un homme très médiocre; mais il n'y a qu'une vertu extraordinaire qui puisse engager un roi, si longtemps séduit par la flatterie, à réparer son tort. Il est bien plus glorieux de se relever ainsi que de n'être jamais tombé. Idoménée a fait les fautes que presque tous les rois font; mais presque aucun roi ne fait, pour se corriger, ce qu'il vient de faire. Pour moi, je ne pouvais me lasser de l'admirer dans les moments mêmes où il me permettait de le contredire. Admirez-le aussi, mon cher Télémaque: c'est moins pour sa réputation que pour votre utilité que je vous donne ce conseil."
 
Mentor fit sentir à Télémaque, par ce discours, combien il est dangereux d'être injuste en se laissant aller à une critique rigoureuse contre les autres hommes, et surtout contre ceux qui sont chargés des embarras et des difficultés du gouvernement.
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- N'oubliez pas, mon fils, tous les soins que j'ai pris, pendant votre enfance, pour vous rendre sage et courageux comme votre père. Ne faites rien qui ne soit digne de ses grands exemples et des maximes de vertu que j'ai tâché de vous inspirer.
 
Le soleil se levait déjà et dorait le sommet des montagnes, quand les rois sortirent de Salente pour rejoindre leurs troupes. Ces troupes, campées autour de la ville, se mirent en marche sous leurs commandants. On voyait de tous côtés briller le fer des piques hérissées; l'éclat des boucliers éblouissait les yeux; un nuage de poussière s'élevait jusqu'aux nues. Idoménée, avec Mentor, conduisait dans la campagne les rois alliés et s'éloignait des murs de la ville. Enfin ils se séparèrent après s'être donné de part et d'autre les marques d'une vraie amitié, et les alliés ne doutèrent plus que la paix ne fût durable, lorsqu'ils connurent la bonté du coeurcœur d'Idoménée, qu'on leur avait représenté bien différent de ce qu'il était: c'est qu'on jugeait de lui, non par ses sentiments naturels, mais par les conseils flatteurs et injustes auxquels il s'était livré.
 
Après que l'armée fut partie, Idoménée mena Mentor dans tous les quartiers de la ville.
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Les personnes du premier rang après vous seront vêtues de blanc, avec une frange d'or au bas de leurs habits. Ils auront au doigt un anneau d'or, et au cou une médaille d'or avec votre portrait. Ceux du second rang seront vêtus de bleu: ils porteront une frange d'argent, avec l'anneau, et point de médaille; les troisièmes, de vert, sans anneau et sans frange, mais avec la médaille; les quatrièmes, d'un jaune d'aurore; les cinquièmes, d'un rouge pâle ou de rose; les sixièmes, de gris-de-lin; et les septièmes, qui seront les derniers du peuple, d'une couleur mêlée de jaune et de blanc. Voilà les habits de sept conditions différentes pour les hommes libres. Tous les esclaves seront vêtus de gris-brun. Ainsi, sans aucune dépense, chacun sera distingué suivant sa condition, et on bannira de Salente tous les arts qui ne servent qu'à entretenir le faste. Tous les artisans qui seraient employés à ces arts pernicieux serviront ou aux arts nécessaires, qui sont en petit nombre, ou au commerce, ou à l'agriculture. On ne souffrira jamais aucun changement, ni pour la nature des étoffes, ni pour la forme des habits: car il est indigne que des hommes, destinés à une vie sérieuse et noble, s'amusent à inventer des parures affectées, ni qu'ils permettent que leurs femmes, à qui ces amusements seraient moins honteux, tombent jamais dans cet excès."
 
Mentor, semblable à un habile jardinier, qui retranche dans ses arbres fruitiers le bois inutile, tâchait ainsi de retrancher le faste inutile qui corrompait les moeursmœurs: il ramenait toutes choses à une noble et frugale simplicité. Il régla de même la nourriture des citoyens et des esclaves.
 
- Quelle honte - disait-il - que les hommes les plus élevés fassent consister leur grandeur dans les ragoûts, par lesquels ils amollissent leurs âmes et ruinent insensiblement la santé de leur corps! Ils doivent faire consister leur bonheur dans leur modération, dans leur autorité pour faire du bien aux autres hommes, et dans la réputation que leurs bonnes actions doivent leur procurer. La sobriété rend la nourriture la plus simple très agréable. C'est elle qui donne, avec la santé la plus vigoureuse, les plaisirs les plus purs et les plus constants. Il faut donc borner vos repas aux viandes les meilleures, mais apprêtées sans aucun ragoût. C'est un art pour empoisonner les hommes, que celui d'irriter leur appétit au-delà de leur vrai besoin.
 
Idoménée comprit bien qu'il avait eu tort de laisser les habitants de sa nouvelle ville amollir et corrompre leurs moeursmœurs, en violant toutes les lois de Minos sur la sobriété; mais le sage Mentor lui fit remarquer que les lois mêmes, quoique renouvelées, seraient inutiles, si l'exemple du roi ne leur donnait une autorité qui ne pouvait venir d'ailleurs. Aussitôt Idoménée régla sa table, où il n'admit que du pain excellent, du vin du pays, qui est fort et agréable, mais en fort petite quantité, avec des viandes simples, telles qu'il en mangeait avec les autres Grecs au siège de Troie. Personne n'osa se plaindre d'une règle que le roi s'imposait lui-même: et chacun se corrigea ainsi de la profusion et de la délicatesse où l'on commençait à se plonger pour les repas.
 
Mentor retrancha ensuite la musique molle et efféminée, qui corrompait toute la jeunesse. Il ne condamna pas avec une moindre sévérité la musique bachique, qui n'enivre guère moins que le vin et qui produit des moeursmœurs pleines d'emportement et d'impudence. Il borna toute la musique aux fêtes dans les temples, pour y chanter les louanges des dieux et des héros qui ont donné l'exemple des plus rares vertus. Il ne permit aussi que pour les temples les grands ornements d'architecture, tels que les colonnes, les frontons, les portiques; il donna des modèles d'une architecture simple et gracieuse, pour faire, dans un médiocre espace, une maison gaie et commode pour une famille nombreuse, en sorte qu'elle fût tournée à un aspect sain, que les logements en fussent dégagés les uns des autres, que l'ordre et la propreté s'y conservassent facilement et que l'entretien fût de peu de dépense. Il voulut que chaque maison un peu considérable eût un salon et un petit péristyle, avec de petites chambres pour toutes les personnes libres. Mais il défendit très sévèrement la multitude superflue et la magnificence des logements. Ces divers modèles de maisons, suivant la grandeur des familles, servirent à embellir à peu de frais une partie de la ville et à la rendre régulière; au lieu que l'autre partie, déjà achevée suivant le caprice et le faste des particuliers, avait, malgré sa magnificence, une disposition moins agréable et moins commode. Cette nouvelle ville fut bâtie en très peu de temps, parce que la côte voisine de la Grèce fournit de bons architectes et qu'on fit venir un très grand nombre de maçons de l'Epire et de plusieurs autres pays, à condition qu'après avoir achevé leurs travaux ils s'établiraient autour de Salente, y prendraient des terres à défricher, et serviraient à peupler la campagne.
 
La peinture et la sculpture parurent à Mentor des arts qu'il n'est pas permis d'abandonner; mais il voulut qu'on souffrît dans Salente peu d'hommes attachés à ces arts. Il établit une école où présidaient des maîtres d'un goût exquis, qui examinaient les jeunes élèves.
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Mentor, voyant cette campagne désolée, dit au roi
 
"La terre ne demande ici qu'à enrichir ses habitants; mais les habitants manquent à la terre. Prenons donc tous ces artisans superflus qui sont dans la ville, et dont les métiers ne serviraient qu'à dérégler les moeursmœurs, pour leur faire cultiver ces plaines et ces collines. Il est vrai que c'est un malheur que tous ces hommes exercés à des arts qui demandent une vie sédentaire ne soient point exercés au travail: mais voici un moyen d'y remédier. Il faut partager entre eux les terres vacantes et appeler à leur secours des peuples voisins, qui feront sous eux le plus rude travail. Ces peuples le feront, pourvu qu'on leur promette des récompenses convenables sur les fruits des terres mêmes qu'ils défricheront: ils pourront, dans la suite, en posséder une partie et être ainsi incorporés à votre peuple, qui n'est pas assez nombreux. Pourvu qu'ils soient laborieux et dociles aux lois, vous n'aurez point de meilleurs sujets, et ils accroîtront votre puissance. Vos artisans de la ville, transplantés dans la campagne, élèveront leurs enfants au travail et au goût de la vie champêtre. De plus, tous les maçons des pays étrangers, qui travaillent à bâtir votre ville, se sont engagés à défricher une partie de vos terres et à se faire laboureurs, incorporés à votre peuple, dès qu'ils auront achevé leurs ouvrages de la ville. Ces ouvriers sont ravis de s'engager à passer leur vie sous une domination qui est maintenant si douce. Comme ils sont robustes et laborieux, leur exemple servira pour exciter au travail les artisans transplantés de la ville à la campagne, avec lesquels ils seront mêlés. Dans la suite, tout le pays sera peuplé de familles vigoureuses et adonnées à l'agriculture.
 
Au reste, ne soyez point en peine de la multiplication de ce peuple: il deviendra bientôt innombrable, pourvu que vous facilitiez les mariages. La manière de les faciliter est bien simple: presque tous les hommes ont l'inclination de se marier; il n'y a que la misère qui les en empêche. Si vous ne les chargez point d'impôts, ils vivront sans peine avec leurs femmes et leurs enfants; car la terre n'est jamais ingrate: elle nourrit toujours de ses fruits ceux qui la cultivent soigneusement; elle ne refuse ses biens qu'à ceux qui craignent de lui donner leurs peines. Plus les laboureurs ont d'enfants, plus ils sont riches, si le prince ne les appauvrit pas; car leurs enfants, dès leur plus tendre jeunesse, commencent à les secourir. Les plus jeunes conduisent les moutons dans les pâturages; les autres, qui sont plus grands, mènent déjà les grands troupeaux; les plus âgés labourent avec leur père. Cependant la mère de toute la famille prépare un repas simple à son époux et à ses chers enfants, qui doivent revenir fatigués du travail de la journée; elle a soin de traire ses vaches et ses brebis, et on voit couler des ruisseaux de lait; elle fait un grand feu, autour duquel toute la famille innocente et paisible prend plaisir à chanter tout le soir en attendant le doux sommeil; elle prépare des fromages, des châtaignes et des fruits, conservés dans la même fraîcheur que si on venait de les cueillir. Le berger revient avec sa flûte et chante à la famille assemblée les nouvelles chansons qu'il a apprises dans les hameaux voisins. Le laboureur rentre avec sa charrue, et ses boeufsbœufs fatigués marchent, le cou penché, d'un pas lent et tardif, malgré l'aiguillon qui les presse. Tous les maux du travail finissent avec la journée. Les pavots que le sommeil, par l'ordre des dieux, répand sur la terre apaisent tous les noirs soucis par leurs charmes et tiennent toute la nature dans un doux enchantement; chacun s'endort, sans prévoir les peines du lendemain.
 
Heureux ces hommes sans ambition, sans défiance, sans artifice, pourvu que les dieux leur donnent un bon roi, qui ne trouble point leur joie innocente. Mais quelle horrible inhumanité, que de leur arracher, pour des desseins pleins de faste et d'ambition, les doux fruits de leur terre, qu'ils ne tiennent que de la libérale nature et de la sueur de leur front! La nature seule tirerait de son sein fécond tout ce qu'il faudrait pour un nombre infini d'hommes modérés et laborieux; mais c'est l'orgueil et la mollesse de certains hommes qui en mettent tant d'autres dans une affreuse pauvreté.
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Ne serez-vous pas trop heureux, ô Idoménée, d'être la source de tant de biens et de faire vivre, à l'ombre de votre nom, tant de peuples dans un si aimable repos? Cette gloire n'est-elle pas plus touchante que celle de ravager la terre, de répandre partout, et presque autant chez soi, au milieu des victoires, que chez les étrangers vaincus, le carnage, le trouble, l'horreur, la langueur, la consternation, la cruelle faim et le désespoir?
 
O heureux le roi assez aimé des dieux, et d'un coeurcœur assez grand, pour entreprendre d'être ainsi les délices des peuples et de montrer à tous les siècles, dans son règne, un si charmant spectacle! La terre entière, loin de se défendre de sa puissance par des combats, viendrait à ses pieds le prier de régner sur elle."
 
doménée lui répondit:
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Je crois même que vous devez prendre garde à ne laisser jamais le vin devenir trop commun dans votre royaume. Si on a planté trop de vignes, il faut qu'on les arrache: le vin est la source des plus grands maux parmi les peuples; il cause les maladies, les querelles, les séditions, l'oisiveté, le dégoût du travail, le désordre des familles. Que le vin soit donc réservé comme une espèce de remède, ou comme une liqueur très rare, qui n'est employée que pour les sacrifices ou pour les fêtes extraordinaires. Mais n'espérez point de faire observer une règle si importante, si vous n'en donnez vous-même l'exemple.
 
D'ailleurs il faut faire garder inviolablement les lois de Minos pour l'éducation des enfants. Il faut établir des écoles publiques, où l'on enseigne la crainte des dieux, l'amour de la patrie, le respect des lois, la préférence de l'honneur aux plaisirs et à la vie même. Il faut avoir des magistrats qui veillent sur les familles et sur les moeursmœurs des particuliers. Veillez vous-même, vous qui n'êtes roi, c'est-à-dire pasteur du peuple, que pour veiller nuit et jour sur votre troupeau: par là vous préviendrez un nombre infini de désordres et de crimes; ceux que vous ne pourrez prévenir, punissez-les d'abord sévèrement. C'est une clémence, que de faire d'abord des exemples qui arrêtent le cours de l'iniquité. Par un peu de sang répandu à propos, on en épargne beaucoup pour la suite, et on se met en état d'être craint, sans user souvent de rigueur.
 
Mais quelle détestable maxime que de ne croire trouver sa sûreté que dans l'oppression de ses peuples! Ne les point faire instruire, ne les point conduire à la vertu, ne s'en faire jamais aimer, les pousser par la terreur jusqu'au désespoir, les mettre dans l'affreuse nécessité ou de ne pouvoir jamais respirer librement, ou de secouer le joug de votre tyrannique domination, est-ce là le vrai moyen de régner sans trouble? Est-ce là le vrai chemin qui mène à la gloire?
 
Souvenez-vous que les pays où la domination du souverain est plus absolue sont ceux où les souverains sont moins puissants. Ils prennent, ils ruinent tout, ils possèdent seuls tout l'Etat; mais aussi tout l'Etat languit: les campagnes sont en friche et presque désertes; les villes diminuent chaque jour; le commerce tarit. Le roi, qui ne peut être roi tout seul, et qui n'est grand que par ses peuples, s'anéantit lui-même peu à peu par l'anéantissement insensible des peuples dont il tire ses richesses et sa puissance. Son Etat s'épuise d'argent et d'hommes: cette dernière perte est la plus grande et la plus irréparable. Son pouvoir absolu fait autant d'esclaves qu'il a de sujets. On le flatte, on fait semblant de l'adorer, on tremble au moindre de ses regards; mais attendez la moindre révolution: cette puissance monstrueuse, poussée jusqu'à un excès trop violent, ne saurait durer; elle n'a aucune ressource dans le coeurcœur des peuples: elle a lassé et irrité tous les corps de l'Etat; elle contraint tous les membres de ce corps de soupirer après un changement. Au premier coup qu'on lui porte, l'idole se renverse, se brise et est foulée aux pieds. Le mépris, la haine, la crainte, le ressentiment, la défiance, en un mot toutes les passions se réunissent contre une autorité si odieuse. Le roi, qui, dans sa vaine prospérité, ne trouvait pas un seul homme assez hardi pour lui dire la vérité, ne trouvera, dans son malheur, aucun homme qui daigne ni l'excuser ni le défendre contre ses ennemis."
 
Après ces discours, Idoménée, persuadé par Mentor, se hâta de distribuer les terres vacantes, de les remplir de tous les artisans inutiles et d'exécuter tout ce qui avait été résolu. Il réserva seulement pour les maçons les terres qu'il leur avait destinées et qu'ils ne pouvaient cultiver qu'après la fin de leurs travaux pour la ville.
 
Déjà la réputation du gouvernement doux et modéré d'Idoménée attire en foule de tous côtés des peuples qui viennent s'incorporer au sien et chercher leur bonheur sous une si aimable domination. Déjà ces campagnes, si longtemps couvertes de ronces et d'épines, promettent de riches moissons et des fruits jusqu'alors inconnus. La terre ouvre son sein au tranchant de la charrue et prépare ses richesses pour récompenser le laboureur: l'espérance reluit de tous côtés. On voit dans les vallons et sur les collines les troupeaux de moutons, qui bondissent sur l'herbe, et les grands troupeaux de boeufsbœufs et de génisses, qui font retentir les hautes montagnes de leurs mugissements: ces troupeaux servent à engraisser les campagnes. C'est Mentor qui a trouvé le moyen d'avoir ces troupeaux: Mentor conseilla à Idoménée de faire avec les Peucètes, peuples voisins, un échange de toutes les choses superflues qu'on ne voulait plus souffrir dans Salente avec ces troupeaux, qui manquaient aux Salentins.
 
En même temps la ville et les villages d'alentour étaient pleins d'une belle jeunesse, qui avait langui longtemps dans la misère et qui n'avaient osé se marier, de peur d'augmenter leurs maux. Quand ils virent qu'Idoménée prenait des sentiments d'humanité et qu'il voulait être leur père, ils ne craignirent plus la faim et les autres fléaux par lesquels le ciel afflige la terre. On n'entendait plus que des cris de joie, que les chansons des bergers et des laboureurs qui célébraient leurs hyménées. On aurait cru voir le dieu Pan avec une foule de Satyres et de Faunes mêlés parmi les Nymphes et dansant, au son de la flûte, à l'ombre des bois. Tout était tranquille et riant; mais la joie était modérée, et les plaisirs ne servaient qu'à délasser des longs travaux: ils en étaient plus vifs et plus purs.
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- Bénissez - disaient-ils - ô grand Jupiter, le roi qui vous ressemble et qui est le plus grand don que vous nous ayez fait. Il est né pour le bien des hommes: rendez-lui tous les biens que nous recevons de lui. Nos arrière-neveux, venus de ces mariages qu'il favorise, lui devront tout, jusqu'à leur naissance, et il sera véritablement le père de tous ses sujets.
 
Les jeunes hommes et les jeunes filles qu'ils épousaient ne faisaient éclater leur joie qu'en chantant les louanges de celui de qui cette joie si douce leur était venue. Les bouches, et encore plus les coeurscœurs étaient sans cesse remplis de son nom. On se croyait heureux de le voir; on craignait de le perdre: sa perte eût été la désolation de chaque famille.
 
Alors Idoménée avoua à Mentor qu'il n'avait jamais senti de plaisir aussi touchant que celui d'être aimé et de rendre tant de gens heureux.
 
- Je ne l'aurais jamais cru - disait-il - il me semblait que toute la grandeur des princes ne consistait qu'à se faire craindre, que le reste des hommes était fait pour eux, et tout ce que j'avais ouï dire des rois qui avaient été l'amour et les délices de leurs peuples me paraissait une pure fable; j'en reconnais maintenant la vérité. Mais il faut que je vous raconte comment on avait empoisonné mon coeurcœur, dès ma plus tendre enfance, sur l'autorité des rois. C'est ce qui a causé tous les malheurs de ma vie.
 
Alors Idoménée commença cette narration.